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Manon

Garcia

On ne naît pas soumise,


on le devient

© Climats, un département des éditions Flammarion, 2018.


ISBN Epub : 9782081444294
ISBN PDF Web : 9782081444287
Le livre a été imprimé sous les références :
ISBN : 9782081439412

Ouvrage composé et converti par Pixellence (59100 Roubaix)


Présentation de l’éditeur

Même les femmes les plus indépendantes et les plus féministes se surprennent à
aimer le regard conquérant des hommes sur elles, à désirer être un objet soumis
dans les bras de leur partenaire, ou à préférer des tâches ménagères – les petits
plaisirs du linge bien plié, du petit-déjeuner joliment préparé pour la famille – à
des activités censément plus épanouissantes. Ces désirs, ces plaisirs sont-ils
incompatibles avec leur indépendance ? Est-ce trahir les siècles de féminisme
qui les ont précédées ? Peut-on attendre que les hommes fassent le « premier
pas » et revendiquer l’égalité des sexes ?
Les récents scandales sexuels qui ont agité le monde entier ont jeté une lumière
crue sur ces ambivalences et sur l’envers de la domination masculine : le
consentement des femmes à leur propre soumission.
Tabou philosophique et point aveugle du féminisme, la soumission des femmes
n’est jamais analysée en détail, dans la complexité des existences vécues.
Sur les pas de Simone de Beauvoir, Manon Garcia s’y attelle avec force, parce
que comprendre pourquoi les femmes se soumettent est le préalable nécessaire à
toute émancipation.
Manon Garcia est née en 1985. Normalienne, agrégée, docteure en philosophie
et spécialiste de philosophie féministe, elle a enseigné pendant deux ans à
Harvard. Elle enseigne désormais à l’université de Chicago. Cet essai est son
premier livre
On ne naît pas soumise,
on le devient
À Esther, Eve et Salomé.
Les livres féministes en général sont une mémoire
prospective d’un mouvement toujours à reprendre ; ceux
de Mary Wollstonecraft et de Simone de Beauvoir sont
aussi d’excellents livres de philosophie, et devraient être
lus comme tels. Parce qu’on cantonne les livres des
femmes dans une rubrique spéciale (par des femmes, sur
les femmes, pour les femmes), la moitié des lecteurs
potentiels se prive de solides lectures.
Michèle Le Dœuff,
L’Étude et le Rouet.
Introduction
Même les femmes les plus indépendantes et les plus féministes se surprennent
à aimer le regard conquérant des hommes sur elles, à désirer être un objet soumis
dans les bras de leur partenaire, ou à préférer des tâches ménagères – les petits
plaisirs du linge bien plié, du petit-déjeuner joliment préparé pour la famille –, à
des activités censément plus épanouissantes. Ces désirs, ces plaisirs sont-ils
incompatibles avec leur indépendance ? Est-ce une trahison des siècles de
féminisme qui les ont précédées ? Peut-on attendre que les hommes fassent le «
premier pas » et revendiquer l’égalité des sexes ? Les ambiguïtés féminines sur
ces sujets sautent aux yeux dans la vie courante ou dès que l’on ouvre un
magazine dit « féminin » : les femmes sont appelées à être libres, à avoir leur
propre carrière, à ne pas accepter de traitement dégradant de la part des hommes
et, en même temps, ces magazines regorgent de conseils et de normes sur les
meilleures façons d’être un objet sexuel attirant, une épouse serviable, une mère
parfaite.
Aux lendemains de l’affaire Weinstein, ces contradictions se sont
matérialisées dans les propos tenus sur ces actrices : étaient-elles de simples
victimes ? Ne s’étaient-elles pas transformées, parfois avec un plaisir apparent,
en de magnifiques objets pour le désir des hommes ? Est-ce qu’elles n’avaient
pas simplement « couché pour réussir » ? À l’aveuglement devant les réalités de
la domination masculine se sont parfois superposés des tabous sur la soumission
féminine et le bruissement médiatique a bien souvent pris le parti de celles et
ceux qui trouvaient que les porcs avaient été balancés trop vite et que les femmes
aimaient bien se faire « importuner ».
Ce livre a pour ambition d’analyser ces apparentes contradictions, avec l’aide
de la philosophie, et en particulier celle de Simone de Beauvoir. Comme tout
livre de philosophie, il ne cherche pas à donner des réponses toutes faites, mais à
montrer la complexité du monde et des expériences vécues. Il ne s’agit pas de
décider, une bonne fois pour toutes, si les femmes sont des victimes ou des
résistantes, si tous les hommes sont fautifs ou non, si ce qui compte est
l’individu ou la structure sociale. Au contraire, examiner la soumission des
femmes aux hommes, c’est étudier la façon dont les hiérarchies de genre dans la
société façonnent les expériences des femmes.
1
Un tabou philosophique
De Pénélope tissant patiemment sa toile en attendant Ulysse à Anastasia se
délectant des ordres de Christian Grey, de La Vie sexuelle de Catherine M. à
Desperate Housewives, de L’Occupation d’Annie Ernaux aux actrices réclamant
pour les hommes un « droit d’importuner » les femmes, la littérature, le cinéma,
les séries télévisées, l’actualité mettent en scène et esthétisent une soumission
féminine choisie, parfois même revendiquée, source de satisfaction ou de
plaisirs. De cette soumission féminine, pourtant, la philosophie et la pensée
féministe ne disent rien ou presque. Du point de vue féministe, envisager que des
femmes puissent, d’une manière ou d’une autre, choisir ou goûter leur
soumission apparaît comme une idée de droite, antiféministe voire misogyne,
comme le domaine réservé de ceux qui croient en une nature féminine qui
destinerait toutes les personnes de sexe féminin à une soumission définitive aux
hommes. Du point de vue des philosophes, et en particulier des philosophes
politiques classiques, la soumission est contraire à la nature des êtres humains et
relève de la faute morale : se soumettre à un autre, c’est renoncer à son droit
naturel le plus précieux, la liberté. Il semble donc impossible de penser, voire de
nommer, un phénomène dont on ne cesse pourtant de voir les multiples
manifestations.
Étudier la soumission féminine se heurte d’abord à un problème
philosophique général : l’analyse du concept de soumission bute sans cesse sur
l’idée communément admise qu’il serait contre nature de vouloir autre chose que
sa liberté. Rousseau écrit ainsi dans Du contrat social : « Renoncer à sa liberté,
c’est renoncer à sa qualité d’homme, aux droits de l’humanité, même à ses
devoirs. Il n’y a nul dédommagement possible pour quiconque renonce à tout.
Une telle renonciation est incompatible avec la nature de l’homme ; et c’est ôter
toute moralité à ses actions que d’ôter toute liberté à sa volonté 1. » Il y a quelque
chose de tellement tabou dans l’idée que des humains puissent se soumettre sans
y être contraints que dans l’histoire de la philosophie occidentale, seuls La
Boétie et Freud ont véritablement pris au sérieux l’énigme de la soumission,
quoique à des échelles différentes. La Boétie, dans le Discours de la servitude
volontaire, s’interroge, le premier, sur ce qui fait qu’une foule décide de servir le
tyran qui la domine alors même que ce tyran n’a de pouvoir que parce que la
foule s’y soumet. La Boétie propose une série d’explications, mais ne parvient
pas à concevoir cette soumission autrement que comme une faute morale des
individus, un oubli fautif de leur liberté naturelle. Freud, dans trois textes qui
constituent le fondement de la conception psychanalytique du masochisme 2, se
penche non plus sur la soumission d’une masse à un tyran mais sur le
masochisme, c’est-à-dire le plaisir pris à sa propre souffrance, morale ou
physique, et qu’il conçoit comme l’inverse du sadisme. Freud n’a aucun mal à
proposer une explication psychanalytique du sadisme mais sa théorie bute sur ce
qu’il appelle « l’énigme du masochisme », qu’il identifie comme une pathologie
mais qu’il ne parvient pas pleinement à résoudre. Dans l’histoire de la
philosophie, par conséquent, la soumission est tue, identifiée à une faute morale,
ou considérée comme une pathologie. La philosophie passe sous silence le fait
que certaines personnes puissent vouloir obéir à une autre personne et en tirent
du plaisir.
Quand on s’intéresse en particulier à la soumission des femmes, le problème
devient plus complexe encore. Historiquement, la soumission des femmes, à la
différence de celle des hommes, n’a pas été conçue comme contre nature. Bien
au contraire, la soumission est prescrite comme le comportement normal, moral
et naturel de la femme 3. Cette valorisation de la soumission va de pair avec
l’idée d’une infériorité essentielle et naturelle des femmes par rapport aux
hommes : c’est parce que les femmes sont conçues comme incapables d’être
libres comme le sont les hommes, ou qu’une telle liberté est vue comme un
danger potentiel, que leur soumission est bonne. Considérer que des femmes se
soumettent par choix est, dans un tel cadre, sexiste. Cela présuppose une
différence de nature entre hommes et femmes, en raison de laquelle les femmes
seraient inférieures aux hommes. Cette infériorité est à la fois une faiblesse et
une immoralité : d’une part, les femmes sont soumises aux hommes parce
qu’elles sont naturellement plus faibles que les hommes. Elles sont passivement
soumises. D’autre part, leur faiblesse les rend moralement inférieures : les
femmes se complaisent dans une soumission qui convient parfaitement à leur
nature et qu’elles choisissent même parfois, alors que chez les hommes, sujets
authentiquement libres, la soumission est une faute morale.
En somme, on se retrouve dans une impasse : ou bien on parle de la
soumission féminine dans sa complexité, en ne passant pas sous silence l’attrait
que peut avoir cette soumission, et l’on est du côté de la tradition sexiste qui fait
de la soumission le destin naturel des femmes ; ou bien on postule une égalité
des sexes et, dans ce cadre, la soumission des femmes, comme celle des
hommes, est une faute morale ou une pathologie et ne relève pas de la
philosophie. Dans ce dernier cas, la seule explication possible de la valorisation
de la soumission féminine dans les œuvres culturelles est de la voir comme une
manifestation de la domination masculine chez ces victimes passives que
seraient les femmes. Ou bien on prend au sérieux les attraits de la soumission
pour les femmes et on adopte la position sexiste d’une nature féminine
immuable, ou bien on refuse l’idée d’une infériorité naturelle des femmes et à ce
moment-là, les femmes soumises qui se satisfont de cette soumission
apparaissent comme des victimes passives ou des soumises coupables de ne pas
chérir leur liberté.
Mais comment expliquer que certaines de ces œuvres soient écrites par des
femmes ? Doit-on en conclure que Catherine Millet, Annie Ernaux, ou E. L.
James se méprennent à un point tel qu’il ne faudrait pas même penser les
expériences qu’elles évoquent 4 ? Contre une telle alternative entre naturalisation
sexiste et silence sur la soumission, il faut se confronter directement à ces
questions : est-ce que les femmes participent à la domination masculine d’une
manière ou d’une autre ? Si oui, est-ce que cette participation peut être
considérée comme volontaire ou est-elle le simple résultat de l’omniprésence de
la domination masculine ? Et, de façon sans doute plus polémique, est-ce que la
soumission est nécessairement un mal ? N’y aurait-il pas, a minima, un plaisir
pris à la soumission ?

Soumission féminine et féminisme

Bien loin d’être misogyne, une telle interrogation peut être résolument
féministe. Le féminisme est une entreprise théorique et un programme politique
de défense des femmes visant à promouvoir une certaine forme d’égalité entre
hommes et femmes – que cette égalité soit conçue dans la différence ou dans une
forme de similitude. L’agenda du féminisme comporte plusieurs volets et, au
premier abord, au moins deux : mettre en lumière l’oppression des femmes en
tant que femmes et lutter contre cette oppression.
Ce premier volet conduit le féminisme à proposer une critique sociale qui
cherche à montrer que les inégalités de genre ont un caractère systématique,
largement répandu et historique, de sorte qu’elles constituent un système
structurel d’oppression patriarcale. Ainsi, le mouvement féministe a,
historiquement, travaillé à mettre en lumière l’oppression subie par les femmes
dans le cadre de la domination masculine en identifiant, au niveau individuel ou
collectif, les injustices vécues par les femmes, et en faisant apparaître le
caractère structurel ou général de l’oppression dont elles faisaient l’objet. Ce
premier volet, théorique, est un préalable au second volet, la lutte contre cette
oppression, en ce qu’il permet de comprendre comment elle fonctionne. Par
exemple, il montre que la domination des hommes sur les femmes a pour
fonction et pour effet de réduire les femmes au silence et de dévaloriser
systématiquement leurs expériences, comme ce que l’on appelle le travail de
care, c’est-à-dire de soin des autres.
Ce premier volet permet aussi d’identifier les mécanismes de domination
contre lesquels il s’agira de lutter et, ainsi, il contribue à construire le second
volet. Par exemple, puisque la réduction des femmes au silence est identifiée
comme un des mécanismes de la domination masculine, un des éléments de la
lutte féministe contre l’oppression patriarcale consiste à faire en sorte que les
voix des femmes soient entendues et reconnues comme importantes, par
opposition au système patriarcal dans lequel les hommes parlent à la place des
femmes. À ce titre, étudier la soumission des femmes est une entreprise
féministe dans la mesure où elle consiste à entendre et à prendre au sérieux
l’expérience des femmes, à ne pas décider à l’avance qu’elles sont victimes,
coupables, passives ou encore perverses.
Cependant, les féministes ont soigneusement évité la question de la
soumission féminine 5. Cela s’explique sans doute par le souci de ne pas avoir
l’air d’apporter de l’eau au moulin des conservateurs qui verraient dans un tel
sujet la preuve que les féministes elles-mêmes croient en une nature soumise et
maternelle de la femme. Les machistes sont toujours prompts à conclure que les
femmes sont soumises parce qu’elles « aiment ça » et à dénier ainsi les effets
structurels de la domination masculine. On trouve un exemple caractéristique de
ce phénomène dans certains propos sur les violences domestiques qui sous-
entendent que si les femmes ne parlent pas, c’est sans doute que ce qu’elles
vivent n’est pas si terrible. Ne pas parler de la soumission et se contenter de
dénoncer la domination des hommes sur les femmes permet donc de ne pas
prendre le risque de blâmer les victimes. Cette précaution pose problème parce
qu’elle passe sous silence une partie importante du phénomène global et
structurel de la domination masculine qui est précisément la complicité qu’il
suscite. On peut, et on doit, étudier la soumission féminine sans pour autant
présumer qu’il y aurait quelque chose de typiquement ou de naturellement
féminin dans cette soumission.
Pour comprendre la différence fondamentale entre une étude de la soumission
des femmes et l’hypothèse de l’éternel féminin, c’est-à-dire d’une nature
féminine soumise, on peut se tourner vers la linguistique et la philosophie du
langage. Il faut en effet distinguer deux types d’énoncés, ceux des tenants d’une
nature éternelle des femmes qui disent « les femmes sont soumises » et ceux qui
disent « des femmes sont soumises » ou « des femmes choisissent la soumission
». Dans le premier cas, en faisant usage de ce que les linguistes appellent un
générique (« les » femmes, ce qui implique toutes les femmes ou au moins les
femmes normales), on met toutes les femmes dans le même panier, celui d’une
nature soumise qu’elles auraient en commun par le fait d’être femmes. Dans le
second cas, aucune hypothèse n’est faite quant à la nature ou la norme de la
féminité, mais on prend au sérieux certaines expériences ou certaines formes de
vie singulières. On ne dit pas qu’une telle soumission est bonne, mauvaise,
souhaitable ou normale, on dit seulement que certaines femmes, peut-être
nombreuses, peut-être pas, vivent dans une situation de soumission. Alors que le
premier énoncé a une dimension normative, les deux autres sont purement
descriptifs. Étudier la soumission des femmes est une entreprise féministe parce
qu’elle consiste à décrire une expérience vécue par les femmes sans pour autant
considérer cette expérience comme absolue, naturelle et nécessaire pour être une
femme.
Cette entreprise est féministe, en somme, parce qu’elle adopte le point de vue
des femmes elles-mêmes comme point de départ de l’analyse. Aux lendemains
de ce que l’on peut désormais appeler l’affaire Weinstein, le monde se divise peu
ou prou en deux camps : celles et ceux qui pensent que la société est structurée
par la domination que les hommes exercent sur les femmes et celles et ceux qui
pensent que cette domination ou bien n’existe pas ou bien n’est au fond pas si
grave. Les travaux féministes montrent que cette séparation est problématique
parce qu’elle est fondée sur le présupposé que seuls comptent le point de vue et
les actions des hommes. Au fond, alors même que l’on cherche à décrire et
éventuellement contester la position des femmes dans notre société, en parlant de
« domination masculine », on perpétue l’usage, mis en évidence depuis
longtemps par les épistémologues féministes, de toujours envisager le monde
depuis le point de vue des hommes considéré comme point de vue neutre et
objectif 6. Ce sont les hommes qui dominent ou qui ne dominent pas, qui violent,
qui séduisent, qui proposent, qui jouissent, qui trompent.
La soumission du point de vue des femmes

Remettre en cause la neutralisation du point de vue masculin et son adoption


systématique est nécessaire au niveau politique et au niveau épistémique, c’est-
à-dire au niveau de la construction de la connaissance. Sur le plan politique, il
est impossible de promouvoir une quelconque égalité entre les hommes et les
femmes si on essaie de la construire à partir d’un point de vue masculin, qui ne
prend pas en compte l’expérience des femmes. Par exemple, des philosophes
féministes ont montré que la philosophie politique classique reposait sur une
distinction entre une sphère publique, politique, réservée aux hommes et dans
laquelle les individus sont conçus comme indépendants les uns des autres, et une
sphère privée, celle de la famille et à laquelle les femmes sont cantonnées, dans
laquelle les personnes sont liées les unes aux autres par des relations d’affection
et de dépendance 7. La philosophie politique classique masque cette distinction
qu’elle opère pourtant et ainsi exclut a priori les femmes du champ de la
politique. Remettre en cause le point de vue masculin neutralisé permet de faire
apparaître la façon dont la domination masculine se structure et se pérennise.
À cette dimension politique s’ajoute une dimension épistémique : remettre en
cause l’hégémonie du point de vue masculin et étudier le monde du point de vue
des femmes permet d’avoir une connaissance plus complète du monde dans
lequel on vit. Les marxistes, les premiers, ont défendu l’idée que les savoirs sont
situés et que la position sociale des agents leur donne accès à un certain point de
vue sur le monde. Ainsi, le point de vue des dominants et celui des dominés
n’ouvrent pas sur la même connaissance du monde. Or que se passe-t-il lorsque
l’on étudie la domination masculine et la question de l’égalité des sexes ? La
perpétuation des inégalités entre hommes et femmes dans les sociétés
occidentales où les femmes ont globalement les mêmes droits que les hommes
paraît incompréhensible. Si les femmes ont les mêmes droits que les hommes,
ont accès à l’éducation, à l’emploi, aux postes politiques et que pourtant elles y
sont en position d’infériorité, ne serait-ce pas simplement qu’elles seraient moins
bonnes que les hommes ou qu’elles préféreraient « rester à la maison » ? La
meilleure façon de répondre à l’énigme de la permanence de la domination
masculine, quand on adopte le point de vue des hommes, consiste à dire que les
femmes sont désormais des agents comme les autres et que si elles sont dans une
situation d’infériorité, c’est sans doute le fait d’une nature inférieure ou
différente. Que voit-on lorsque l’on se penche sur le point de vue des femmes
sur la domination masculine ? Le fait que face à un système social patriarcal, se
soumettre à ce système est parfois la meilleure option.
Il ne s’agit pas ici de dire que toutes les femmes sont soumises aux hommes ni
qu’il y aurait chez les femmes une certaine essence distinctive qui les destinerait
à la soumission. Non, il s’agit simplement d’un constat : très souvent, regarder la
domination masculine depuis le point de vue des femmes, depuis ce que cette
domination leur fait, c’est voir la soumission des femmes dans sa complexité,
dans ce qu’elle peut avoir de séduisant et d’aliénant. Étudier la soumission des
femmes, depuis le point de vue des femmes, ce n’est pas dire que seules les
femmes auraient une responsabilité dans la permanence de la domination
masculine, c’est au contraire montrer ce que la domination masculine fait aux
femmes, comment elle est vécue par les femmes et comment elle configure leurs
choix et leurs désirs d’une manière que la philosophie classique, dans son
sexisme méthodologique, ne peut pas saisir.

Question de perspective

Pour étudier la soumission, il faut d’abord savoir ce dont il s’agit exactement.


D’abord, parler de soumission et non de domination, c’est décider de renverser
le point de vue sur le pouvoir. Si les études sur la domination, en particulier dans
le cadre de la philosophie politique, ne manquent pas, très rares sont celles qui
envisagent la soumission du point de vue du soumis et non de celui qui soumet.
Il semble admis que la soumission n’a pas besoin d’être étudiée comme telle et
qu’en comprenant la domination, on comprendra aussi la soumission, comme par
un effet de miroir. Face à cette tradition, l’originalité de La Boétie dans le
Discours de la servitude volontaire repose sur un examen du pouvoir par en
dessous (comme le sub de submissio), depuis la perspective des sujets du tyran,
pour comprendre ce qu’est précisément leur soumission au tyran. Pour autant, il
ne pense ce qu’il nomme servitude volontaire que dans le rapport des citoyens au
tyran ou au roi, c’est-à-dire dans un cadre strictement politique alors que la
soumission des femmes est une soumission interindividuelle.
Adopter ce même regard par en dessous que celui de La Boétie dans un
contexte interindividuel nécessite de commencer par un travail descriptif et
conceptuel de ce qu’est la soumission. À première vue, la soumission concerne
toujours les autres. Un exemple paradigmatique de la soumission est la femme
musulmane, voilée, habitant dans les quartiers populaires – c’est contre cette
image qu’est construit le nom même de l’association Ni putes ni soumises. Cette
femme musulmane est construite comme la manifestation de l’Autre absolument
soumis auquel on ne peut s’identifier 8. À y regarder de plus près, on peut, en
réalité, identifier une ressemblance entre toute une série d’expériences
quotidiennes, qui montrent que la soumission n’est pas l’attitude immorale des
autres, de celles qui n’auraient pas le goût de la liberté. Qu’on pense au fait de
préférer être sous l’autorité d’un chef au travail plutôt que d’être auto-employé –
alors même que l’on doit, de ce fait, obéir à quelqu’un –, au fait de faire plus que
ce que demande le chef, quand bien même cela aurait un impact négatif pour soi
(cela recouvre tous les cas de zèle au travail – rester plus longtemps que requis
sur son lieu de travail, travailler le week-end quand on n’y est pas contraint,
etc.), au fait de reconnaître envers quelqu’un une infériorité qui justifie de lui
obéir, au fait de vouloir servir quelqu’un d’autre sans rien attendre en retour (le
partage inégal du travail domestique par exemple), et la soumission ne nous
paraît plus extraordinaire. Dans le cas des femmes en particulier, la femme
soumise est toujours présentée comme une figure statistiquement minoritaire,
celle de la femme voilée, de la femme au foyer, de la femme battue par un mari
pauvre et alcoolique. En réalité, la soumission est une expérience beaucoup plus
générale et quotidienne : il y a de la soumission dans le fait de s’affamer pour
rentrer dans une taille 36, il y a de la soumission dans la conduite des femmes
d’universitaires ou d’écrivains qui contribuent aux recherches mais ne sont pas
considérées comme des coauteures, il y a de la soumission à prendre en charge
l’intégralité de la charge mentale du foyer. Si la soumission n’est pas une
attitude exceptionnelle et minoritaire mais une expérience quotidienne et
partagée, il faut s’efforcer de comprendre exactement en quoi elle consiste et en
quoi elle diffère de cette domination à laquelle on l’associe presque
systématiquement.

Quelles femmes ?

Ce livre a pour ambition d’examiner la soumission des femmes dans les


rapports interindividuels entre hommes et femmes dans les sociétés occidentales.
Une telle restriction du problème peut, à première vue, apparaître
hétéronormative et hégémonique ; nous pensons que ce n’est pas le cas.
Une des raisons pour lesquelles la soumission féminine nous paraît constituer
un lieu d’analyse intéressant tient à l’intuition qu’en elle se combinent une
dimension structurelle, liée à la domination masculine, et une dimension
individuelle, puisque les femmes disposent légalement et socialement d’une
marge de manœuvre suffisante pour que leurs actions reflètent des choix. Dans
les rapports non hétérosexuels, on peut imaginer que la dimension structurelle de
la soumission est, sinon absente, du moins bien moindre que dans les rapports
hommes-femmes : les rares travaux sur la répartition des tâches domestiques
dans les couples lesbiens vont dans ce sens, en montrant que les structures de
division inégale du travail dans le couple que l’on examine chez les
hétérosexuels sont presque absentes 9. Se concentrer sur les rapports
hétérosexuels n’implique donc pas de les considérer comme la norme mais
plutôt d’y voir le lieu par excellence de l’oppression des femmes par les
hommes.
La restriction de notre analyse aux sociétés occidentales se justifie, elle, de
deux manières : d’une part, plus la liberté de choix dont disposent les femmes est
grande, plus leur soumission apparaît problématique, voire contradictoire. À ce
titre, se fonder sur des sociétés dans lesquelles les femmes bénéficient d’une
égalité au moins formelle avec les hommes permet de poser le problème dans
toute sa complexité. D’autre part, comme le souligne la philosophe Uma
Narayan, les analyses de l’autonomie des femmes des mondes non occidentaux
sont souvent hantées par deux images fantomatiques, celle de la « prisonnière du
patriarcat », c’est-à-dire de la femme à qui l’oppression patriarcale est imposée
par la force sans qu’elle ait le moindre espace de liberté – celle que l’on voile de
force, que l’on marie de force, que l’on enferme de force ; et celle de la « dupe
du patriarcat », celle qui souscrit complètement aux normes patriarcales sans
voir, alors que les femmes occidentales le verraient très bien, l’oppression que
10
ces normes établissent et perpétuent . Pour se garder de ces deux
représentations culturalistes, il paraît plus sûr de restreindre l’analyse aux
sociétés occidentales et en particulier à la France et aux États-Unis (qui sont les
deux pays dans lesquels je vis).

Domination et soumission

Dans le langage courant, le terme de soumission a trois significations : la


première renvoie à une disposition à obéir, la deuxième au fait de se soumettre et
d’obéir, et la troisième à l’action de se rendre après avoir combattu. Notamment
en raison de ce troisième sens, il y a une connotation négative de la soumission,
qui apparaît comme le fait de rendre les armes, au propre ou au figuré. Les
débats récents sur le sadomasochisme ont conduit à attribuer à la soumission une
connotation sexuelle et à lier très fortement soumission et domination sexuelles.
La connotation négative de la soumission dans ce domaine est moindre, mais
elle subsiste.
Pour établir une distinction entre soumission et domination, la première
difficulté tient à l’ambiguïté linguistique du terme « soumission ». Alors que le
verbe « dominer » a un usage essentiellement transitif 11, le verbe « soumettre » a
en français un usage transitif (soumettre quelqu’un) et un usage pronominal (se
soumettre). Dans son usage transitif, soumettre s’apparente, sans pour autant
qu’il ne s’agisse d’une équivalence absolue, à dominer : en effet, il s’agit d’une
action conçue depuis la perspective de celui qui l’accomplit et qui consiste à
exercer son pouvoir sur une ou plusieurs personnes et, ainsi, à modifier leurs
possibilités d’actions. Une des acceptions centrales relève du vocabulaire de la
guerre : soumettre un ennemi, c’est avoir réussi à le dominer suffisamment pour
que celui-ci n’ait d’autre solution que de rendre les armes et de se mettre au
service – donc se mettre sous les ordres – du vainqueur. Dans ce cas, soumettre,
c’est dominer totalement et dominer par la force. Alors que l’on peut dominer
quelqu’un par son savoir, par son charisme, par son autorité naturelle 12, on ne
soumet quelqu’un que par la force et par la contrainte. Cette compréhension de
l’action de soumettre comme un cas particulier et particulièrement fort de
l’action de dominer rend compte de l’apparente équivalence entre « dominé » et
« soumis ».
Pour autant, il n’est pas équivalent de dire, par exemple, que la classe ouvrière
est dominée ou qu’elle est soumise. Dire que les ouvriers sont dominés, c’est
prendre acte d’un pouvoir qui s’exerce sur eux et qui limite leur champ d’action
ou du moins le modifie. Dire qu’ils sont soumis ajoute une connotation négative
parce qu’ainsi on insiste sur leur dépendance et leur obéissance au pouvoir qui
s’exerce sur eux. En disant les ouvriers dominés, on les perçoit comme une
masse impersonnelle sur laquelle un pouvoir arbitraire s’exerce, tandis qu’en les
disant soumis on les repersonnalise, d’une certaine manière, en insistant sur leur
comportement face à la domination dont ils font l’objet : leur situation apparaît
comme volontaire. Ici, quand on parle de « soumission », on cherche à décrire
l’action ou la situation de celui qui se soumet, c’est-à-dire qui choisit d’une
manière ou d’une autre la soumission qui est la sienne. Dans la suite de ce texte,
pour éviter toute ambiguïté, c’est le seul usage que nous retiendrons du terme : la
soumission c’est l’action ou la situation de celui ou celle qui se soumet.
Or cette action de se soumettre apparaît d’emblée paradoxale parce qu’elle est
une activité dans la passivité : le sujet déciderait, quel que soit le degré de
rationalité ou de complexité de cette décision, de ne plus être celui qui décide.
Évidemment, on peut décider de se soumettre faute d’autre choix disponible,
mais dans tous les cas il s’agit d’une décision, au moins d’une décision de ne pas
agir contre le pouvoir qui s’exerce sur soi. À ce titre, on peut distinguer deux
types de volontés possibles dans la soumission : une volonté active, qui serait
volonté positive d’être soumis, ou une volonté passive, qui serait résignation ou
absence de résistance face au pouvoir qui s’exerce. Mais, de toutes les façons, on
ne parle de soumission que quand il n’y a pas de résistance active au pouvoir qui
s’exerce, quand il y a donc une volonté de l’agent qui s’exprime. La soumission
est donc a minima le résultat d’une volonté de ne pas résister activement à la
domination.
Pour comprendre avec précision les rapports entre soumission et domination,
il est important de voir qu’il y a une ambiguïté du terme « domination ». Lorsque
l’on parle de domination, on peut faire référence ou bien à une relation – par
exemple, la domination masculine est le nom que l’on donne communément à la
relation entre le groupe social des hommes et le groupe social des femmes dans
la société – ou bien à une action – cette domination masculine passe par des
actions de domination dont une des formes extrêmes est la violence domestique.
Une relation de domination est une relation verticale, hiérarchique, asymétrique
entre deux agents au moins dans laquelle un agent, celui qui domine, a la
possibilité d’influer de manière déterminante sur les actions d’un autre agent,
celui qui est dominé. Une fois que cette différence est claire, ce qu’est la
soumission apparaît clairement : dans une relation de domination (domination 1)
entre un agent A et un agent B, il peut y avoir action de domination (domination
2) de A sur B et action de soumission de B à A.

Il y a des relations où il n’y a pas de soumission – c’est le cas de la


domination par la violence dans une situation d’inégalité totale de la violence –
et donc où la domination au sens 1 repose uniquement sur la domination au sens
2. Dans ce cas, il n’y a pas soumission au sens où il n’y a pas de volonté réelle
d’obéir de la part de celui qui obéit, puisque l’alternative est l’obéissance ou la
mort. Une domination sans soumission, c’est une domination fondée sur la
violence et qui est donc, dans sa nature même, instable, puisque dès que la
violence se dissipe, elle n’a plus lieu d’être. On peut également imaginer une
situation où il n’y aurait pas de domination au sens 2 et où la domination au sens
1 reposerait uniquement sur la soumission ; c’est ce que l’on qualifie
usuellement de soumission volontaire. Un exemple possible de ce type de
soumission est celle du masochiste qui cherche la femme qui voudra bien être
son maître, tel qu’il apparaît par exemple dans les textes de Sacher-Masoch.
Souvent, cependant, les relations de domination sont faites d’un mélange
d’actions de domination et d’actions de soumission.

Avec Beauvoir

Ce schéma de la domination nous permet de mieux cerner notre sujet : étudier


la soumission des femmes consiste à étudier l’action ou la situation des femmes
lorsqu’elles sont parties prenantes d’un rapport de domination auquel elles ne
résistent pas. C’est regarder la domination masculine non plus du point de vue
des dominants, mais du point de vue de celles qui se soumettent. Au lieu de
décrire la subordination des femmes de manière extérieure et objective, il s’agit
de se demander ce que ça fait que d’être une femme dans la domination
masculine et donc de décrire une expérience subjective et du dessous de la
domination. Il s’agit, nécessairement, de ne partir de l’idée ni que cette
soumission serait naturelle aux femmes, ni qu’elle serait contraire à leur nature,
immorale, ou le signe d’une fausse conscience opprimée résultant du patriarcat.
Au contraire, l’ambition de cet ouvrage est de se demander sans a priori ce
qu’est cette soumission dont des femmes font l’expérience, comment elle se
manifeste, comment elle est vécue, comment elle s’explique.
Or il se trouve qu’une philosophe féministe a produit un travail théorique qui
permet de penser cette question dans sa complexité. Cette philosophe est
mondialement connue et a publié le texte philosophique le plus lu et le plus
vendu du XXe siècle et probablement de l’histoire de la philosophie. Cette
philosophe, c’est Simone de Beauvoir ; son texte, Le Deuxième Sexe. Par une
forme d’ironie de l’histoire, sur laquelle nous aurons l’occasion de nous
interroger, le travail philosophique de Beauvoir est mondialement reconnu,
commenté, travaillé, partout sauf en France, où elle apparaît généralement
comme l’austère compagne de Sartre et parfois comme une auteure à succès. En
s’appuyant sur les analyses philosophiques du Deuxième Sexe pour comprendre
ce qu’est la soumission des femmes et ce qui la cause, cet ouvrage a donc une
ambition seconde : convaincre les lecteurs français que Beauvoir était une
philosophe à part entière, dont la puissante philosophie permet de penser le
monde dans lequel nous vivons et de le rendre plus habitable.
2 La soumission féminine,
une tautologie ?

Quiconque veut penser la soumission des femmes doit se confronter en


premier lieu au problème suivant : puisque l’idée que leur soumission serait
naturelle nuit clairement aux femmes, on est tenté de détourner le regard de la
soumission, de dire qu’il n’y a pas de soumission féminine, qu’il s’agit d’un
préjugé sexiste parmi tant d’autres. Pourtant, les usages linguistiques, la culture
classique comme la culture populaire, les représentations médiatiques laissent
penser qu’il y a quelque chose de féminin dans la soumission ou de soumis dans
la féminité. L’homme soumis est souvent moqué pour son manque de virilité ;
les modèles classiques de féminité sont des modèles de soumission aux hommes.
Que faut-il en penser ?

Les femmes sont-elles masochistes ?

Quand on parle de soumission, les figures qui viennent communément à


l’esprit sont les suivantes : la femme soumise, l’esclave, le guerrier vaincu. Chez
l’esclave – quasiment toujours vu comme un esclave – comme chez le guerrier
vaincu, cette soumission est le résultat d’une contrainte physique à laquelle ils ne
peuvent rien. Ils n’ont pas de responsabilité dans la soumission, sinon, pour le
guerrier, celle de ne pas avoir été assez fort pour n’avoir pas à se soumettre.
Dans la figure de la femme soumise, en revanche, la soumission apparaît comme
choisie, la femme en est donc responsable. La soumission y est une forme de
passivité consentante qui est ou bien l’attitude attendue d’une femme respectable
– on pense à Pénélope attendant Ulysse – ou bien une forme dégradée de
féminité – contre laquelle se positionnaient par exemple les militantes de Ni
putes ni soumises. Quand on pense à la soumission comme un problème moral,
parce que s’y joue un renoncement volontaire et immoral à sa liberté, la figure-
type qui vient à l’esprit est une femme.
Concevoir la soumission comme quelque chose de typiquement féminin se
retrouve dans l’idée commune que les femmes seraient naturellement
masochistes et que ce masochisme expliquerait aussi bien la violence
domestique et conjugale que les inégalités sur le marché du travail. La fausseté
d’une telle idée a été maintes fois démontrée 1, mais elle est tellement répandue
qu’il est intéressant de voir comment elle trouve ses racines dans la théorie que
Sigmund Freud propose du masochisme. Le problème que le masochisme pose à
la psychanalyse est celui de l’apparente contradiction que présente le plaisir pris
à la douleur subie, en particulier dans le domaine sexuel. Ce problème n’est pas
seulement psychologique – est-ce une forme de perversion ou de folie de prendre
plaisir à la douleur ? –, il est aussi logique. En effet, plaisir et douleur sont
définis l’un par rapport à l’autre, ce sont des contraires et, à ce titre, le
masochisme apparaît comme une remise en cause du principe de non-
contradiction. S’il y a du plaisir, alors il ne devrait pas pouvoir y avoir de
douleur, et vice versa. Alors même que le plaisir pris à la douleur est
théoriquement impensable, médecins et psychiatres constatent, sur le plan
pratique, le plaisir que prennent à la douleur certains de leurs patients et
l’attribuent, notamment du fait de la contradiction logique qu’il manifeste, à une
forme de perversion. C’est parce qu’il est confronté à ce problème que Freud
écrit, entre 1905 et 1924, trois textes qui constituent le fondement de la
conception psychanalytique du masochisme 2 : « Les aberrations sexuelles »
(1905), « Un enfant est battu » (1919) et « Le problème économique du
masochisme » (1924).
Le masochisme est selon Freud une dérivation, un second temps, du sadisme.
En effet, si l’on considère, comme lui, la libido comme une forme d’instinct de
conservation, la tendance masochiste, en ce qu’elle a de destructrice, ne peut
faire sens puisque le masochisme semble précisément aller contre l’instinct de
conservation. Pour résoudre cette contradiction, Freud émet l’hypothèse d’un
lien chronologique entre le sadisme, compris comme le désir, à caractère sexuel,
d’infliger de la douleur, et le masochisme. Freud définit le masochisme comme
l’inverse du sadisme, mais il l’explique comme une forme dégradée et
secondaire de celui-ci. Dans les fantasmes comme celui qu’il étudie dans « Un
enfant est battu », le masochisme apparaît avec la culpabilité : l’enfant a un désir
incestueux et sadique, qui se transforme en masochisme à cause de la culpabilité
qu’il ressent face à ce fantasme 3. C’est là la spécificité du masochisme : il vient
de la culpabilité. Le plaisir est déplacé dans la douleur et l’humiliation. Le
masochisme n’est plus conçu comme une aberration passive, mais comme le
retournement contre soi de la pulsion sadique refoulée (dans le cas qu’il étudie,
l’enfant désire que l’autre enfant soit battu par le père car ce serait une preuve
que le père n’aime pas l’autre enfant).
La dimension incestueuse du retournement masochiste conduit Freud à faire
l’hypothèse d’une différence sexuée du masochisme : il y aurait un caractère
féminin du masochisme. Freud s’interroge sur l’impact du sexe des patients dans
le déroulement de ce fantasme et observe que le masochisme des hommes «
coïncide avec une attitude féminine 4 », c’est-à-dire que le masochisme n’est
qu’une manifestation parmi d’autres de la passivité, féminine, de ces hommes.
Devant l’absence de correspondance exacte entre le fantasme des hommes et
celui des femmes, il conclut que « dans les deux cas, le fantasme des coups
dérive d’un attachement incestueux au père », c’est-à-dire que chez les femmes
le masochisme serait une conséquence normale du complexe d’Œdipe alors qu’il
est chez les hommes une « attitude œdipienne inversée » puisqu’elle porte sur le
père. Chez les femmes, le masochisme est normal, chez les hommes, il est
pervers.
Cette idée d’un caractère féminin du masochisme, identifié à la passivité,
Freud la développe dans « Le problème économique du masochisme ». Il y
propose une typologie des masochismes : il faut distinguer trois formes de
masochisme, « un masochisme érogène, un masochisme féminin et un
masochisme moral 5 ». Le masochisme érogène, qui est le masochisme primaire,
est le plaisir pris à la douleur subie, et il est essentiellement sexuel. Alors que ce
masochisme est présenté comme la forme originaire dont les deux autres
6
découlent, Freud n’en propose pas d’explication . Le masochisme féminin n’est
pas pour Freud le masochisme des femmes – il n’est d’ailleurs envisagé que dans
sa manifestation chez les hommes pervers. Il correspond aux plaisirs pris à la
passivité, c’est-à-dire à une position psychique et sexuelle passive. Chez Freud,
le couple activité/passivité est conçu comme une opposition fondamentale qui
est au cœur de la différence sexuelle et participe à la définition du masculin
(comme activité) et du féminin (comme passivité) ; par conséquent, le désir de
passivité est identifié comme un désir féminin. Selon Freud, ce masochisme est
le plus aisé à observer et c’est à ce titre qu’il est le premier à être analysé. Il
repose sur le masochisme primaire et il exprime un sentiment de culpabilité.
Le masochisme moral constitue la grande nouveauté de la conception
freudienne. Il consiste à identifier comme masochistes des attitudes
d’autoflagellation. Le masochisme moral se manifeste par un sentiment de
culpabilité exacerbé. Les deux différences majeures entre le masochisme moral
et les autres formes de masochisme sont, d’une part, qu’il n’y a pas de dimension
sexuelle du masochisme moral – il a « relâché son lien avec tout ce que nous
connaissons sous le terme de sexualité 7 » – et, d’autre part, que l’identité de
celui qui inflige la souffrance n’importe plus, l’objet recherché étant la
souffrance elle-même.
L’analyse freudienne du masochisme illustre le lien entre soumission et
féminité : le masochisme féminin que Freud identifie n’est pas considéré comme
une perversion des femmes mais comme une perversion des hommes. Le
masochisme est donc normal chez les sujets féminins, dont la féminité serait par
nature masochiste parce que passive et fondée sur un sentiment de culpabilité. Si
le masochisme pose problème, c’est uniquement chez les hommes, dont il
contredit la nature active. Cette identification de l’activité et de la domination
avec la virilité, et de la soumission et de la passivité avec la féminité, explique
en partie le jugement négatif porté sur la soumission : se soumettre c’est se
mettre dans une position d’infériorité analogue à l’infériorité de la femme par
rapport à l’homme.

La soumission, vertu féminine ?

Chez Freud, l’identification du masochisme et de la féminité est fondée sur


une forme d’essentialisme : il y aurait quelque chose dans la nature même des
femmes qui les destinerait à une passivité, à une sexualité faite de soumission et
de douleur. Pour autant, dans les représentations comme dans la culture
classique, cette soumission ne vient pas aux femmes tout à fait naturellement :
les dizaines de milliers de pages que la théologie, la philosophie morale, la
littérature consacrent à prescrire aux femmes la soumission et à indiquer aux
hommes comment l’obtenir laissent penser que la soumission est bien une
conduite que les hommes considèrent comme typiquement féminine, ou comme
nécessaire à la vertu des femmes, plutôt que comme une attitude qui leur serait
naturelle.
Certains des grands textes religieux prescrivent aux femmes non seulement la
soumission à Dieu mais la soumission à leur mari. Dans le Nouveau Testament,
dans l’Épître de Paul aux Éphésiens, la soumission de la femme est vue comme
un redoublement de la soumission que l’homme doit à Dieu :
Par respect pour le Christ, soyez soumis les uns aux autres ; les femmes, à leur mari, comme au Seigneur
Jésus ; car, pour la femme, le mari est la tête, tout comme, pour l’Église, le Christ est la tête, lui qui est le
Sauveur de son corps. Eh bien ! si l’Église se soumet au Christ, qu’il en soit toujours de même pour les
femmes à l’égard de leur mari. Vous, les hommes, aimez votre femme à l’exemple du Christ : il a aimé
l’Église, il s’est livré pour elle ; il voulait la rendre sainte en la purifiant par le bain du baptême et la Parole
de vie ; il voulait se la présenter à lui-même, cette Église, resplendissante, sans tache, ni ride, ni aucun
défaut ; il la voulait sainte et irréprochable. C’est comme cela que le mari doit aimer sa femme : comme son
propre corps. Celui qui aime sa femme s’aime soi-même. Jamais personne n’a méprisé son propre corps : au
contraire, on le nourrit, on en prend soin. C’est ce que fait le Christ pour l’Église, parce que nous sommes
les membres de son corps. Comme dit l’Écriture : « À cause de cela, l’homme quittera son père et sa mère,
il s’attachera à sa femme, et tous deux ne feront plus qu’un. » Ce mystère est grand : je le dis en pensant au
Christ et à l’Église. Pour en revenir à vous, chacun doit aimer sa propre femme comme lui-même, et la
8
femme doit avoir du respect pour son mari .

Une soumission spécifique des femmes à leur mari est également prescrite par
certains passages du Coran, dont on peut présumer qu’elle vient redoubler la
soumission que le croyant doit à Dieu :
Les hommes ont autorité sur les femmes, en raison des faveurs qu’Allah accorde à ceux-là sur celles-ci, et
aussi à cause des dépenses qu’ils font de leurs biens. Les femmes vertueuses sont obéissantes (à leurs
maris), et protègent ce qui doit être protégé, pendant l’absence de leurs époux, avec la protection d’Allah. Et
quant à celles dont vous craignez la désobéissance, exhortez-les, éloignez-vous d’elles dans leurs lits et
frappez-les. Si elles arrivent à vous obéir, alors ne cherchez plus de voie contre elles, car Allah est certes,
9
Haut et Grand !

Ces textes, sacrés, sont ouverts à une multiplicité d’interprétations et une


lecture littérale est loin d’en être la seule lecture possible ni même souhaitable 10.
Pour autant, ces deux passages illustrent la façon dont la soumission féminine
apparaît comme un redoublement de la soumission du croyant à Dieu.
En philosophie, les recommandations de Rousseau sur l’éducation de Sophie
dans Émile ou De l’éducation vont dans le même sens d’une soumission
comprise comme l’attitude prescrite à la femme vertueuse. Rousseau décrit les
différentes étapes de l’éducation d’Émile, chaque étape visant à un
développement progressif de ses affections morales, qui naissent dans la
continuité de l’éveil de ses facultés. Alors même que le lecteur ou la lectrice
pourraient penser, pendant les quatre premiers livres, que l’éducation d’Émile est
un modèle d’éducation de tous les enfants, Rousseau se penche, au livre V, sur
l’éducation que devrait recevoir Sophie, la future femme d’Émile, en fonction, là
aussi, de ses facultés. Cette éducation diffère en tous points de celle d’Émile.
Après avoir établi l’existence d’une différence naturelle entre les sexes,
Rousseau défend une complémentarité des sexes fondée sur la supériorité des
hommes et la soumission des femmes :
Soit que je considère la destination particulière du sexe, soit que j’observe ses penchants, soit que je compte
ses devoirs, tout concourt également à m’indiquer la forme d’éducation qui lui convient. La femme et
l’homme sont faits l’un pour l’autre, mais leur mutuelle dépendance n’est pas égale : les hommes dépendent
des femmes par leurs désirs ; les femmes dépendent des hommes et par leurs désirs et par leurs besoins ;
nous subsisterions plutôt sans elles qu’elles sans nous. Pour qu’elles aient le nécessaire, pour qu’elles soient
dans leur état, il faut que nous le leur donnions, que nous voulions le leur donner, que nous les en estimions
dignes ; elles dépendent de nos sentiments, du prix que nous mettons à leur mérite, du cas que nous faisons
de leurs charmes et de leurs vertus. Par la loi même de la nature, les femmes, tant pour elles que pour leurs
enfants, sont à la merci des jugements des hommes : il ne suffit pas qu’elles soient estimables, il faut
qu’elles soient estimées ; il ne leur suffit pas d’être belles, il faut qu’elles plaisent ; il ne leur suffit pas
d’être sages, il faut qu’elles soient reconnues pour telles ; leur honneur n’est pas seulement dans leur
conduite, mais dans leur réputation, et il n’est pas possible que celle qui consent à passer pour infâme puisse
jamais être honnête. L’homme, en bien faisant, ne dépend que de lui-même, et peut braver le jugement
public ; mais la femme en bien faisant, n’a fait que la moitié de sa tâche, et ce que l’on pense d’elle ne lui
importe pas moins que ce qu’elle est en effet. Il suit de là que le système de son éducation doit être à cet
égard contraire à celui de la nôtre : l’opinion est le tombeau de la vertu parmi les hommes, et son trône
parmi les femmes. […] Justifiez toujours les soins que vous imposez aux jeunes filles, mais imposez-leur-en
toujours. L’oisiveté et l’indocilité sont les deux défauts les plus dangereux pour elles, et dont on guérit le
moins quand on les a contractés. Les filles doivent être vigilantes et laborieuses ; ce n’est pas tout : elles
doivent être gênées de bonne heure. Ce malheur, si c’en est un pour elles, est inséparable de leur sexe ; et
jamais elles ne s’en délivrent que pour en souffrir de bien plus cruels. Elles seront toute leur vie asservies à
la gêne la plus continuelle et la plus sévère, qui est celle des bienséances. Il faut les exercer d’abord à la
contrainte, afin qu’elle ne leur coûte jamais rien ; à dompter toutes leurs fantaisies, pour les soumettre aux
11
volontés d’autrui .

De la différence sexuelle entre hommes et femmes, Rousseau déduit une


différence morale qui fait des femmes des êtres de l’opinion et non de la raison,
de la soumission et non de la liberté. Cette différence morale repose sur l’idée
que les femmes sont dépourvues de raison et sont par conséquent en proie à leurs
instincts naturels ; elles ont un désir sexuel illimité qu’elles ne parviennent à
refréner. La raison des hommes, en revanche, leur permet de résister à ce désir,
de le sublimer et, par cette maîtrise, de créer une société politique.
À la différence de ce qu’il se passait chez Freud, où la soumission était dans la
nature de la femme elle-même, ici, la soumission n’est pas tant un résultat de la
nature des femmes que d’un point de vue sur les conditions nécessaires à une
entente harmonieuse entre les sexes. Pour qu’Émile soit un homme et un citoyen
heureux, il lui faut à ses côtés une femme soumise. Cependant, cette soumission
semble nécessiter toute une éducation pour se développer : si la soumission est
dans la nature des femmes, ce n’est plus du tout dans le même sens du mot «
nature ». Là où Freud voyait dans la soumission une manifestation de la nature
psychique, presque biologique de la femme, c’est-à-dire d’une nature au sens
descriptif, la soumission est pour Rousseau la nature de la femme au sens
normatif : une femme devrait être soumise pour être une femme au sens plein,
c’est-à-dire une compagne de l’homme. Ce n’est pas tant la femme en tant
qu’individu de sexe féminin que la femme en tant qu’individu qui correspond
aux normes de la féminité dans une société patriarcale dont il est ici question.
On voit ici à quel point soumission et féminité s’entrelacent : la soumission
est vue comme l’attitude adéquate de la femme, celle par laquelle la femme
accomplit sa nature féminine, celle qui différencie fondamentalement l’homme
de la femme. La féminité bien comprise aurait quelque chose d’intrinsèquement
soumis et la soumission quelque chose d’intrinsèquement féminin.

Être une femme, c’est se soumettre

Faire de la soumission la nature des femmes permet dans la théologie, la


philosophie et la littérature classiques de justifier la hiérarchie sociale entre les
hommes et les femmes en faisant de celle-ci non pas le résultat d’une domination
des hommes sur les femmes mais d’une soumission naturelle des femmes aux
hommes. Dire que les femmes sont naturellement soumises implique en effet que
les hommes n’auraient rien à faire pour que les femmes leur obéissent et qu’ils
n’auraient donc aucune responsabilité dans cette hiérarchie. Cette implication est
très importante parce qu’elle rend compatible l’idée que les êtres humains
naissent libres et égaux – ce qui a priori rend la soumission immorale – et la
hiérarchie sociale des sexes. Si les femmes ne sont pas réduites à la soumission
par les hommes, si elles choisissent cette soumission qui est dans leur nature
sans que les hommes n’aient à les dominer, alors la supériorité sociale des
hommes sur les femmes ne repose pas sur une injustice.
Si cette façon de penser le lien entre féminité et soumission est la plus
commune, ce lien est également un outil de critique radical de l’organisation
patriarcale de la société, comme le montre la philosophe et juriste américaine
Catharine MacKinnon. Son travail sur les rapports hommes/femmes s’inscrit
dans un projet systématique d’analyse de la réalité sociale et politique, mais il a
aussi une dimension pratique : Catharine MacKinnon a inventé la notion légale
de harcèlement sexuel, elle a été une des deux figures les plus importantes de la
lutte pour l’interdiction de la pornographie aux États-Unis et elle a obtenu la
reconnaissance en droit international du viol comme crime de guerre à la suite de
la guerre en Bosnie. Dans son travail théorique, elle adopte une perspective
holiste sur le monde social et cherche, en s’appuyant sur les sciences sociales et
l’analyse des réalités concrètes, à mettre en évidence le fonctionnement de
l’oppression des femmes. La thèse fondamentale de son analyse tient dans
l’affirmation suivante : « la différence est le gant de velours sur la main de fer de
la domination. Le problème n’est pas que les différences ne sont pas valorisées ;
le problème c’est qu’elles sont définies par le pouvoir 12 ». Selon elle, la
différence sexuelle est le résultat et non l’origine de la domination masculine et
elle sert à masquer la réalité de cette domination. Cette thèse à la fois contre-
intuitive, radicale et très forte, repose sur un raisonnement complexe.

La sexualité est politique


La sexualité est politique
Le point de départ de son raisonnement est le suivant : il y a un rapport à
double sens entre le social et la sexualité. Le social est déterminé par la sexualité
et la sexualité par le social. Par conséquent, on ne peut comprendre les rapports
de genre si l’on fait abstraction de leur dimension sexuelle. MacKinnon refuse la
distinction communément admise, y compris chez les féministes, entre sexe et
genre et selon laquelle le sexe renverrait à la dimension biologique et le genre à
ce qu’il y a de socialement construit dans les identités des individus. Selon elle,
la biologie et le social sont indissociables et le recours à la distinction sexe/genre
contribue à perpétuer l’hypothèse qu’il serait possible de faire la part de l’un et
de l’autre. Elle défend à ce titre la nécessité d’une théorie politique (féministe)
de la sexualité. Une telle théorie doit, selon elle, « situer la sexualité au sein
d’une théorie de l’inégalité de genre, c’est-à-dire la supériorité hiérarchique des
hommes sur les femmes » et « traiter la sexualité comme une construction
sociale du pouvoir masculin » 13.
La première thèse à laquelle elle s’attaque est l’idée que la sexualité serait
naturelle et que, par conséquent, il faudrait s’y adonner le plus possible et sans
tabou. Contre la théorie freudienne et contre l’hypothèse centrale de la
révolution sexuelle des années 1970 selon laquelle il faudrait dé-réprimer le sexe
et, au contraire, s’autoriser à vivre pleinement son désir sexuel, Catharine
MacKinnon affirme le caractère construit de la sexualité. Elle affirme que la
sexualité est construite par la domination masculine et que cette hypothèse de la
dé-répression – MacKinnon évite à dessein de parler de libération sexuelle – est
en réalité au service des désirs sexuels masculins.
Cela se manifeste par exemple, selon elle, dans la représentation que l’on a de
la sexualité : le rapport sexuel normal est la pénétration par le pénis d’un homme
du vagin d’une femme et il prend fin lorsque l’homme a un orgasme. Cette
représentation, héritée de Freud 14, est fondée sur le point de vue masculin. Selon
MacKinnon, l’adoption de ce point de vue reflète le pouvoir des hommes sur les
femmes : comme les hommes sont en position dominante, ils ont la possibilité de
définir la sexualité selon ce qui les excite et de revendiquer l’objectivité de cette
définition. Or l’hypothèse de la dé-répression sert les intérêts sexuels des
hommes : en affirmant qu’il est dans la nature des femmes de désirer avoir des
rapports sexuels fréquents, les hommes s’assurent une plus grande disponibilité
sexuelle de ces femmes. Étant donné le rapport de force entre hommes et
femmes, il est très probable que l’hypothèse dé-répressive soit au service des
désirs masculins.
Cette réfutation de la naturalité du sexe est sous-tendue par une thèse qui porte
à la fois sur le désir des hommes et sur leur pouvoir : « la domination masculine
est sexuelle 15 ». Cela ne signifie pas simplement que les hommes ont un pouvoir
sexuel sur les femmes mais aussi, et c’est un apport décisif de la pensée de
MacKinnon, que la domination est au cœur de la sexualité des hommes tout
autant que la sexualité est au cœur de leur domination. Selon MacKinnon, la
pornographie montre que ce qui excite sexuellement les hommes n’est pas tant le
sexe lui-même ou la pénétration, mais le pouvoir qui s’y manifeste. Des données
quantitatives sur la réaction des hommes à la pornographie indiquent que ce qui,
dans la pornographie, génère et maintient dans la durée l’excitation des hommes,
est la violence faite aux femmes 16 – ces données sont d’ailleurs particulièrement
intéressantes lorsqu’on les utilise pour penser l’évolution des standards de la
pornographie mainstream vers de plus en plus de violence, physique et
symbolique (gangbangs, bukkake, etc.). Elle en déduit que la hiérarchie et le
pouvoir, c’est-à-dire la domination des femmes, plus qu’un hypothétique sexe
lui-même, est ce que les hommes valorisent dans la sexualité.
La centralité de la domination dans la sexualité des hommes a pour
conséquence que les femmes ne sont conçues que comme des objets pour la
satisfaction sexuelle des hommes, des objets qu’il s’agit de dominer dans l’acte
sexuel. Il y a donc une domination sexuelle des hommes sur les femmes. Mais
cette domination ne se cantonne pas à une sphère sexuelle qui pourrait être
conçue comme séparée du reste du monde social : la domination sexuelle des
hommes sur les femmes structure le monde social dans son ensemble. Si ce que
MacKinnon appelle « hiérarchie », c’est-à-dire les rapports de pouvoir inégaux,
est ce qui excite sexuellement les hommes, si les hommes sont dans une position
sociale qui leur permet de faire valoir leurs désirs et si le genre, compris comme
ce qui différencie les hommes des femmes, est un axe de hiérarchie sociale, alors
il faut comprendre le genre comme la manifestation sociale du goût des hommes
pour la domination.

La construction sociale et sexuelle du genre


Ainsi, la remise en cause de la conception de la sexualité comme naturelle et
naturellement bonne permet de comprendre le double rapport entre sexualité et
organisation sociale et, par là, la façon dont la domination masculine détermine
la différence sexuelle. En effet, l’analyse de l’hypothèse dé-répressive montre
que le pouvoir social des hommes sur les femmes façonne la sexualité selon les
intérêts des hommes, de sorte que la sexualité « normale » est celle qui
correspond aux désirs des hommes. L’originalité de MacKinnon consiste à
montrer que la relation ne s’arrête pas là : la sexualité qui représente les intérêts
des hommes est présentée comme naturelle et valorisée pour cette naturalité.
Grâce à cette naturalisation, sa dimension idéologique disparaît, et masque
l’influence de la sexualité sur la structure sociale : la sexualité est la base sur
laquelle est fondée la différence des genres. La répartition sexuelle des rôles
structure la différence entre hommes et femmes dans le monde social. Les
hommes sont les personnes qui dominent sexuellement, les femmes sont celles
qui sont soumises sexuellement :
Le pouvoir masculin prend la forme sociale de ce que les hommes comme genre veulent sexuellement, ce
qui a pour centre le pouvoir lui-même, en tant qu’il est socialement défini. La masculinité c’est l’avoir ; la
féminité, ne pas l’avoir. La masculinité précède le mâle comme la féminité précède la femelle et le désir
sexuel masculin les définit tous les deux. En particulier, « femme » est défini par ce dont le désir masculin a
besoin pour être excité et satisfait et est socialement tautologique avec « sexualité féminine » et « sexe
féminin ». Dans les façons permises de traiter une femme, c’est-à-dire les façons qui sont considérées
socialement non comme des violations mais comme adaptées à sa nature, on retrouve les spécificités des
17
intérêts sexuels masculins et de ce dont ils ont besoin .
Le masculin et le féminin sont créés à travers l’érotisation de la domination et de la soumission. La
différence homme/femme et la dynamique domination/soumission se définissent l’une l’autre. Voilà la
18
signification sociale du sexe et l’approche spécifiquement féministe de l’inégalité de genre .

La thèse de ces deux passages est très forte : elle implique l’idée qu’il n’y a
rien de naturel et que tout est socialement construit – ce qu’on appelle la thèse
du constructivisme social total –, elle confère une place centrale à la sexualité et
réfute tout rôle de la biologie. Elle défend l’idée radicale que les différences
biologiques entre les sexes ne jouent pas de rôle dans la différence
homme/femme 19. Alors que l’on tient habituellement pour acquis que le
masculin et le féminin sont définis à partir des caractéristiques notamment
physiques des hommes et des femmes (c’est-à-dire que l’on considère comme
masculin ce qui est lié aux caractéristiques physiques ou biologiques des
hommes), MacKinnon affirme que la distinction masculin/féminin précède la
distinction entre hommes et femmes. La distinction du masculin et du féminin
est le produit de la domination masculine et repose sur un rapport de
détermination mutuelle entre le social et le sexuel. La circularité de ce rapport le
rend difficile à expliquer de façon linéaire, mais il procède globalement selon la
logique suivante : la domination masculine provient de la sexualité, elle s’inscrit
dans le social ; son inscription dans le social nourrit en retour les fantasmes des
individus et donc la sexualité, renforçant ainsi sa valorisation de la domination,
qui vient renforcer la hiérarchie de genre dans le monde social.
Cette hypothèse n’a pas vocation à élucider l’origine de la domination
masculine, mais sa permanence et son fonctionnement. MacKinnon, dans un
autre texte, reconnaît qu’il faut bien, originairement, l’antériorité d’une sphère
sur une autre. Elle fait donc l’hypothèse que les hommes ont originellement pris
le pouvoir sur les femmes par la force 20. Pour autant, cette hypothèse n’est pas
centrale : MacKinnon est avant tout une juriste et son analyse de la différence
sexuelle a pour fonction de mettre en lumière une insuffisance du droit 21. Elle
cherche essentiellement à mettre en lumière le caractère systématique de
l’oppression des femmes en tant que femmes et la façon dont cette oppression se
perpétue.

La soumission définit la féminité


Selon MacKinnon, la différence homme/femme est calquée sur l’opposition
domination/soumission : on appelle « hommes » les individus qui dominent et «
femmes » les individus soumis. Par conséquent, la soumission définit la
féminité. MacKinnon ne se contente pas de dire que le pouvoir des hommes sur
les femmes construit la différence entre le genre masculin et le genre féminin.
Cette thèse est une thèse commune aux féministes, radicales ou non. Elle
affirme, de façon plus radicale, que la domination et la soumission sont des
attitudes à partir desquelles la différence des genres est construite. En particulier,
le pouvoir des hommes sur les femmes leur permet de définir la différence entre
hommes et femmes par ce qui les excite. Ils peuvent ainsi se définir par leur
pouvoir et définir les femmes par l’attitude qu’ils veulent que celles-ci adoptent
à leur égard. En effet, ce n’est, à mon sens 22, pas un hasard si MacKinnon utilise
le terme de soumission plutôt que celui de subordination. La subordination est la
conséquence objective de la domination sur celui qui est dominé. Les femmes
sont par exemple subordonnées à leur mari grâce au contrat de mariage. Ce n’est
pas ce couple notionnel objectif domination/subordination qui fonde la
différence sexuelle. Le féminin, ce n’est pas simplement « ne pas l’avoir », mais
c’est ne pas pouvoir l’avoir, ce pouvoir, et le reconnaître. La soumission, selon
MacKinnon, est l’attitude que les hommes désirent sexuellement de la part des
femmes. Comme le montre la pornographie, qui, selon MacKinnon, révèle le
désir des hommes, elle consiste, d’une part, dans l’objectification sexuelle de ces
femmes, c’est-à-dire leur subordination à un point tel qu’elles perdent leur
qualité de sujet pour devenir de simples objets de plaisir 23, et d’autre part, dans
une forme de reconnaissance par leur soumission de la domination sexuelle des
hommes.

De Freud à MacKinnon, en passant par Rousseau, une chose est claire : il y a
quelque chose d’intrinsèquement féminin dans la soumission et
d’intrinsèquement soumis dans la féminité. Cependant, que la soumission
féminine soit comprise comme naturelle, prescrite ou construite, une chose
manque dans ces approches : toutes à leur manière parlent de la féminité plus
que des femmes et à ce titre obscurcissent la différence entre la dimension
descriptive et la dimension normative de leurs propos. La féminité dont la
soumission est une composante est-elle la féminité de toutes les femmes ? De
certaines femmes seulement ? Est-il possible d’être une femme et de n’être pas
soumise ? Le problème qui se pose alors est celui d’identifier exactement la
nature de ce rapport apparemment étroit entre la soumission, la féminité et la vie
ordinaire des femmes – problème que la contradiction apparente entre une
soumission naturelle et une soumission construite ne permet pas de résoudre.
C’est en refusant cette alternative de l’essentialisme et du constructivisme total
que Simone de Beauvoir, dans Le Deuxième Sexe, nous permet d’élucider ce
problème.
3 Qu’est-ce qu’une femme ?

Les analyses de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe montrent qu’il y a quelque


chose de féminin dans la soumission au sens où la soumission apparaît pour les
femmes comme un destin : être une femme, c’est être une personne à qui la
soumission est prescrite, de l’extérieur. Cela ne signifie pas que la soumission
soit naturelle, ni qu’elle soit inéluctable, mais la force de cette prescription
sociale est telle qu’il est difficile d’y échapper. Pour comprendre comment
Beauvoir fait de la soumission le cœur de son investigation, il faut d’abord
analyser sa conception de la différence sexuelle, qui lui permet de surmonter la
tension entre naturalisation de la soumission féminine et constructivisme pur.
Comme on l’a vu, un des problèmes cruciaux pour élucider le lien entre féminité
et soumission est de savoir s’il y a quelque chose de naturel dans la soumission
féminine, s’il serait dans la nature ou dans l’essence de la femme d’être soumise.
Beauvoir répond à ce problème de manière très subtile, en évitant à la fois
l’écueil essentialiste et l’écueil constructiviste. Selon elle, il n’y a pas d’essence
immuable de la femme et pour autant il est faux de dire que rien ne différencie
femmes et hommes sinon le nom qu’on leur donne. Les femmes sont les
individus qui sont dans une certaine situation.

La différence sexuelle n’est pas un problème d’essences

Le rejet de l’essentialisme par Beauvoir repose implicitement sur l’idée,


existentialiste, que l’on peut poser ce que les philosophes appellent une question
d’essence sans pour autant présumer que la réponse à cette question soit à
trouver dans une essence biologique ou métaphysique.

Une question philosophique


La question centrale à laquelle Le Deuxième Sexe cherche à répondre est en
effet ce que les philosophes appellent, depuis Socrate, une question d’essence,
parce qu’elle interroge l’essence ou la nature d’un concept : « Qu’est-ce qu’une
femme ? » Comme elle l’explique dans ses mémoires, Beauvoir conçoit et écrit
Le Deuxième Sexe comme un préambule à son œuvre autobiographique : alors
qu’elle bute sur l’œuvre autobiographique qu’elle essaie d’écrire, elle prend
conscience lors d’une discussion avec Sartre 1 qu’une interrogation sur sa
féminité est le préalable nécessaire à toute entreprise autobiographique. Elle
décide alors qu’il lui faudra, avant de pouvoir écrire sur elle-même et sur sa vie,
répondre à la question philosophique par excellence en ce qu’elle a la forme des
questions socratiques, « qu’est-ce qu’une femme ? ».

Cependant, le problème que pose une telle question, lorsqu’elle est appliquée
à « la femme », c’est qu’elle semble accréditer l’idée d’une nature de la femme :
quand Socrate se demande « qu’est-ce que la vertu ? », il cherche à trouver une
définition de celle-ci qui en manifeste la nature propre. Cette recherche d’une
nature, ou d’une essence (en grec ancien, la question « qu’est-ce que ? » informe
sur l’eidos, que l’on peut traduire aussi bien par « nature » que par « essence »),
appliquée au concept de « femme », semble conduire à une position que l’on
qualifie d’essentialiste : il y aurait une essence féminine distincte d’une essence
masculine. La formulation de la question centrale du livre, qui intervient dès la
première page de l’introduction, ainsi que le fait que Beauvoir ne cesse, tout au
long du Deuxième Sexe, d’évoquer « la femme » au lieu de parler « des femmes
» pourrait laisser penser que Beauvoir présume une nature féminine, qu’elle
serait donc « essentialiste » et ferait l’hypothèse d’une différence essentielle
entre la femme et l’homme. Or l’essentialisme, lorsqu’il est appliqué à la
différence sexuelle, pose problème : comme on l’a vu chez Rousseau ou chez
Freud, l’essentialisme a été utilisé pour justifier la domination masculine en
disant qu’il était dans la nature des hommes de dominer et dans celle des femmes
d’être soumises, donc l’essentialisme semble être un obstacle à la libération des
femmes 2.

Contre l’essentialisme
En réalité, Beauvoir pose cette question d’essence sans pour autant lui donner
une réponse essentialiste. On comprend mieux son rejet de l’essentialisme en
distinguant plusieurs types d’essentialisme.
Lorsque l’on parle de la différence sexuelle, le premier essentialisme, le plus
évident, est l’essentialisme biologique, à savoir l’idée qu’il y aurait des
différences biologiques suffisamment significatives pour considérer qu’il
existerait une essence masculine et une essence féminine. Beauvoir ne rejette pas
l’idée de différences biologiques entre mâles et femelles de l’espèce humaine,
mais elle rejette néanmoins le déterminisme biologique, c’est-à-dire l’idée que
les différences biologiques détermineraient les hommes et les femmes et leur
fixeraient un inéluctable destin. Un de ses arguments pour rejeter le
déterminisme biologique est le suivant : « tout humain femelle n’est donc pas
nécessairement une femme ; il lui faut participer de cette réalité mystérieuse et
menacée qu’est la féminité 3 ». Les différences biologiques entre les mâles et les
femelles ne suffisent pas à comprendre le partage entre hommes et femmes dans
la société et encore moins la dimension presque mystique qui est accordée dans
la société à la féminité.
Un deuxième type d’essentialisme que rejette Beauvoir est ce que l’on appelle
l’essentialisme métaphysique, à savoir l’idée qu’un objet ou un être possède une
certaine propriété ou qualité en vertu de laquelle il est ce qu’il est. C’est
précisément l’essentialisme de Platon et de Socrate. Par exemple, l’essence du
triangle est d’être un polygone à trois côtés. Appliqué à la différence des sexes,
l’essentialisme métaphysique implique qu’existerait une essence réelle des
sexes, indépendamment de toute construction sociale. Il y aurait des propriétés
de la femme qui lui seraient propres et permettraient d’en définir l’essence aussi
clairement que les trois côtés du triangle. Un tel essentialisme est fixiste, il
repose sur l’idée que les essences métaphysiques ont une réalité qui ne change
pas au cours du temps : ainsi, comme l’affirme le mythe de l’éternel féminin, il y
aurait de tout temps une féminité, toujours la même, qui appartiendrait en propre
à toutes les femmes. Beauvoir s’appuie sur la remise en cause par « les sciences
biologiques et sociales » du fixisme, pour rejeter une telle essence fixe de la
féminité : comme le fixisme est indissociable de cet essentialisme métaphysique,
la fausseté du fixisme suffit à rejeter l’éternel féminin.
Enfin, elle rejette ce que l’on peut qualifier d’essentialisme linguistique, à
savoir l’idée que tout le monde parlerait bel et bien de la même chose en utilisant
le terme de « femme » en montrant que ce terme est utilisé de façon descriptive
mais aussi de façon normative : quand les journaux se plaignent qu’il n’y a plus
de femmes, pour se plaindre d’un certain déclin de la féminité, ils ne renvoient
pas au même sens du mot « femme » que les études statistiques qui se réfèrent au
sexe des personnes interrogées. Dans un cas, « femme » est une catégorie dans
une classification, dans l’autre le mot renvoie à une norme de féminité.
Contre cet essentialisme, Beauvoir affirme : « Assurément, la femme est
comme l’homme un être humain 4. » Comment comprendre alors qu’elle prenne
la peine d’écrire un ouvrage entier sur ce deuxième sexe ?

La féminité comme construction sociale ?

Beauvoir rejette l’essentialisme mais elle n’en adopte pas pour autant l’idée,
que défend MacKinnon, que seule l’organisation sociale explique la différence
entre le groupe des hommes et celui des femmes. Au contraire, Beauvoir met en
garde aussi bien contre l’essentialisme que contre le nominalisme, c’est-à-dire
l’idée que « les femmes seraient seulement parmi les êtres humains ceux qu’on
5
désigne arbitrairement par le mot “femme” ». Pour elle, une telle position est de
l’aveuglement : prétendre qu’il n’y a rien qui différencie hommes et femmes
sinon le nom qu’on leur donne, c’est méconnaître la réalité de l’ordre social et
c’est méconnaître l’existence de différences réelles entre hommes et femmes.
Dès qu’on se promène dans la rue, on voit bien qu’il y a des femmes, qu’il y a
des hommes. On pourrait d’ailleurs ajouter que l’existence de gens qui ne se
conforment pas à cette distinction ne va pas contre cette évidence : c’est
précisément parce que certain.e.s ne sont pas facilement et immédiatement
assignables à une catégorie ou à une autre qu’une partie de la population les
rejette comme étant « bizarres 6 ». Devant cette évidence de la différence
sexuelle dans l’ordre social, il faut tenir ensemble le fait que la femme est un être
humain et le fait que la différence sexuelle saute aux yeux. Ainsi, selon
Beauvoir, il est nécessaire de poser la question d’essence « qu’est-ce qu’une
femme ? » non pas en raison d’une essence féminine distincte de l’essence
masculine, si l’on entend par essence la nature propre des femmes, mais parce
que la différence des sexes 7 est un des composants cruciaux de ce que Beauvoir
appelle la « situation 8 ».
Avant d’analyser l’usage qu’elle fait de ce concept, il faut comprendre qu’en
renvoyant dos à dos l’essentialisme et le nominalisme, elle incarne une position
originale dans le débat féministe, postérieur au Deuxième Sexe, entre
essentialisme et constructivisme : pour elle, pas plus qu’il n’y a d’essence
féminine, il n’y a de féminité qui soit pure construction sociale. La phrase la plus
connue du Deuxième Sexe, « On ne naît pas femme : on le devient », a conduit la
plupart des lecteurs de Beauvoir, y compris Judith Butler, la philosophe
américaine dont le travail a donné naissance aux études de genre, à voir en
Beauvoir la précurseur de la reconnaissance du caractère construit du genre, du
lien arbitraire qu’établit la société entre sexe et genre 9. Si on ne naît pas femme,
c’est qu’il n’y a pas de déterminisme lié au sexe, c’est-à-dire à la dimension
naturelle de la féminité ; si on le devient néanmoins, c’est que la société est
responsable de cette différence. En réalité, la position de Beauvoir n’est pas
exactement celle-là. Beauvoir écrit :
On ne naît pas femme : on le devient. Aucun destin biologique, psychologique, économique ne définit la
figure que revêt au sein de la société la femelle humaine ; c’est l’ensemble de la civilisation qui élabore ce
10
produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu’on qualifie de féminin .

Beauvoir se refuse à n’adopter qu’une grille de lecture de la différence des


sexes, qu’elle soit biologique, psychanalytique ou économique – c’est-à-dire
marxiste. Au contraire, elle affirme que la différence entre les sexes doit être
envisagée dans son ensemble, sans présumer qu’une de ces grilles l’emporte sur
l’autre ni ne suffit à expliquer la situation. Beauvoir accorde en fait à la biologie
une place tout à fait différente de celle que lui accorde Butler. Certes, Beauvoir
partage avec Butler le rejet de l’hypothèse du déterminisme biologique. En
revanche, comme elle le montre dans le premier chapitre du Deuxième Sexe,
intitulé « Les données de la biologie », elle ne nie pas l’existence d’une binarité
biologique – il y a selon elle des mâles et des femelles dans l’espèce humaine,
qui présentent des différences claires – et elle ne nie pas non plus que les
différences biologiques entre mâles et femelles aient un impact sur la différence
homme/femme. Ces différences ont un impact sur la façon dont on perçoit dans
la société la différence entre les hommes et les femmes, mais elles ne la fondent
pas irrémédiablement 11 : il y a des données de la biologie mais en aucun cas ces
données ne suffisent à créer un destin auquel on ne pourrait échapper.
En cela, la philosophie beauvoirienne est bel et bien existentialiste : l’être
humain a cette particularité que son existence précède son essence. Ce qu’est la
femme ne vient pas d’une essence qui lui préexiste mais de la façon dont elle vit
dans le monde. Cette dimension sociale a pour conséquence que certaines
différences biologiques sont chargées de sens, quand d’autres n’ont aucun
impact sur la définition de la féminité 12. La dimension sociale des interactions
humaines est bien plus importante dans la différence sexuelle, et elle seule donne
aux différences biologiques une signification.
La différence entre la position de Beauvoir et celle de Butler vient d’une
différence de conception de la construction sociale. Quand Butler dit que le
genre n’est rien d’autre qu’une construction sociale, thèse que l’on appelle le
constructivisme social fort, cette affirmation est implicitement indissociable de
l’idée, postmoderne, qu’il n’y aurait pas de réalité indépendante de nos pratiques
ou de notre langage 13 et que les notions de vérité et de réalité ne sont que des
fictions employées par les dominants pour masquer leur pouvoir. Or,
précisément, Beauvoir, en écrivant « On ne naît pas femme : on le devient » ne
fait pas une telle inférence. D’une part, elle rejette les différences biologiques
comme déterminant de la différence sexuelle au nom de la plus grande
importance de la réalité sociale, mais elle n’en nie pas la réalité. D’autre part,
surtout, elle n’en conclut pas que la différence sexuelle n’est pas réelle ni qu’elle
n’est pas vraie : elle se contente de la considérer comme socialement située.

Situation et différence sexuelle

Le concept de « situation » permet de surmonter l’opposition entre


essentialisme et nominalisme en reconnaissant à la fois que les femmes ont un
destin social, une sorte de norme qui leur préexiste et qui conditionne leur vie et,
en même temps, qu’elles ont la possibilité de transcender ce destin social, non
pas en le considérant comme purement contingent mais en exerçant leur liberté
contre lui. Beauvoir écrit dans l’introduction :
[…] quand un individu ou un groupe d’individus est maintenu en situation d’infériorité, le fait est qu’il est
inférieur ; mais c’est sur la portée du mot être qu’il faudrait s’entendre ; la mauvaise foi consiste à lui
donner une valeur substantielle alors qu’il a le sens dynamique hégélien : être c’est être devenu, c’est avoir
été fait tel qu’on se manifeste ; oui, les femmes dans l’ensemble sont aujourd’hui inférieures aux hommes,
c’est-à-dire que leur situation leur ouvre moins de possibilités : le problème c’est de savoir si cet état de
14
choses doit se perpétuer .

Le concept de situation permet à la fois de décrire la réalité de l’infériorité des


femmes par rapport aux hommes et de l’historiciser, c’est-à-dire de montrer qu’il
n’y a rien de naturel et donc de fixé dans cette infériorité. Contre l’essentialisme
platonicien qui donnerait à cette infériorité une dimension naturelle et fixée,
Beauvoir en appelle à la nécessité de penser cette infériorité comme un donné
historique, ce qui permet, d’une part, d’en penser le passé, c’est-à-dire de la
penser comme le résultat d’une oppression, comme quelque chose qui est
advenu, et d’autre part, d’en penser le futur, et donc la possibilité d’une
émancipation des femmes.

Contre Sartre
Alors qu’une des idées reçues les plus tenaces au sujet du Deuxième Sexe est
que Beauvoir, en disciple de Sartre – certains la surnommaient la Grande
Sartreuse –, ne fait qu’y appliquer la philosophie sartrienne, il apparaît
clairement dès les premières pages du Deuxième Sexe que le concept beauvoirien
de « situation » ne correspond pas au concept du même nom chez Sartre.
Dans L’Être et le Néant, que Sartre publie en 1943, soit six ans avant la
publication du Deuxième Sexe, le concept de situation est intrinsèquement lié à
ceux de liberté et de facticité, soit ce qu’il y a de contingent dans notre existence.
Selon Sartre, les êtres humains sont fondamentalement libres, quelles que soient
les conditions initiales de leur existence. Cela ne signifie pas que les conditions
sociales, historiques, économiques dans lesquelles l’individu se trouve n’existent
pas ou ne doivent pas être prises en compte, mais cela signifie qu’elles sont
purement contingentes. Elles relèvent d’une facticité, d’un donné sans raison,
contingent, que la liberté humaine doit dépasser. La situation, selon Sartre, est
donc la pure contingence de notre existence, la seule chose que nous ne
choisissons pas, le seul donné, contre laquelle la liberté doit s’exercer et à
laquelle la liberté doit donner une signification. La liberté est une négation de la
facticité de la situation. Ne pas comprendre ou ne pas vouloir voir que la liberté
peut et doit transcender la facticité contingente, voilà précisément la mauvaise
15
foi .
Beauvoir décrit dans La Force de l’âge, ses mémoires relatant sa vie de la fin
des années 1920 à la fin de la guerre, son désaccord avec Sartre sur l’idée que la
situation est une pure facticité à laquelle l’individu libre doit s’arracher et est
responsable de cet arrachement quelle que soit la situation dans laquelle il se
trouve :
Les jours suivants, nous discutâmes certains problèmes particuliers et surtout le rapport de la situation et de
la liberté. Je soutenais que, du point de vue de la liberté, telle que Sartre la définissait – non pas résignation
stoïcienne mais dépassement actif du donné – les situations ne sont pas équivalentes : quel dépassement est
possible à la femme enfermée dans un harem ? Même cette claustration, il y a différentes manières de la
vivre, me disait Sartre. Je m’obstinai longtemps et je ne cédai que du bout des lèvres. Au fond, j’avais
raison. Mais pour défendre ma position, il m’aurait fallu abandonner le terrain de la morale individualiste,
16
donc idéaliste, sur lequel nous nous placions .

À la fin de La Force de l’âge, Beauvoir fait de la guerre – et plus


particulièrement la guerre en tant qu’elle était pour elle l’occasion d’une
inextinguible présence de la mort – la raison d’une sorte de conversion
philosophique : alors que pendant l’entre-deux-guerres Sartre et elle se
complaisaient dans un individualisme attentiste, la guerre la conduit à refuser
cette hypothèse d’un individu indépendant du monde dans lequel il se trouve.
L’individu est situé 17 et comprendre cela nécessite de s’engager dans la société.
Cette conversion apparaît très clairement dans Pour une morale de l’ambiguïté,
le deuxième texte philosophique qu’elle écrit et qu’elle publie immédiatement
après-guerre. Ce texte est émaillé de références plus ou moins explicites à
Heidegger et il revient sur la querelle avec Sartre au sujet de la facticité 18. Selon
Beauvoir, au contraire de la position que tient Sartre dans L’Être et le Néant, dire
que les individus sont situés, c’est reconnaître qu’ils sont pleinement dans le
monde : ils n’existent pas en dehors du monde qu’en même temps ils façonnent
par leur présence.
L’individu et le monde social
Le concept de situation permet de faire véritablement surgir le problème de la
soumission parce qu’il permet de ne pas proposer une explication seulement à
partir de l’individu, comme dans l’essentialisme, ou seulement à partir de la
société, comme dans le constructivisme, mais d’articuler le rôle de l’individu et
celui de la société. En effet, pour comprendre comment fonctionne la soumission
féminine il faut parvenir à tenir ensemble deux niveaux, celui de l’individu, qui
fait des choix et qui se comporte de certaines manières, et celui de la société, qui
prescrit aux individus des comportements et façonne leurs préférences. Quand
Beauvoir, pendant la guerre, réfute la position individualiste de Sartre et
privilégie la thèse de l’individu situé, elle parvient précisément à tenir ensemble
ces deux niveaux.
Pour parvenir à une telle complexité de l’analyse, Beauvoir s’approprie des
éléments de la philosophie de Heidegger, telle qu’elle se manifeste dans Être et
Temps. Elle explique dans ses mémoires que Heidegger est l’auteur qui lui
permet d’abandonner son individualisme d’avant-guerre :
Heidegger m’avait convaincue qu’en chaque existant s’accomplit et s’exprime « la réalité humaine » :
inversement, chacun l’engage et la compromet tout entière ; selon qu’une société se projette vers la liberté
ou s’accommode d’un inerte esclavage, l’individu se saisit comme un homme parmi les hommes, ou comme
une fourmi dans une fourmilière : mais nous avons tous le pouvoir de mettre en question le choix collectif,
de le récuser ou de l’entériner. J’éprouvai quotidiennement cette équivoque solidarité. Dans cette France
occupée, il suffisait de respirer pour consentir à l’oppression ; le suicide même ne m’en aurait pas délivrée,
il eût consacré ma défaite ; mon salut se confondait avec celui du pays tout entier. Mais cette situation qui
m’était imposée, mes remords m’avaient découvert que j’avais contribué à la créer. L’individu ne se résorbe
19
pas dans l’univers qui l’investit : tout en le supportant il agit sur lui, fût-ce par son immobilité même .

Sa lecture de Heidegger, associée à son expérience de la guerre et de


l’Occupation, va la conduire à penser d’une façon très particulière la question de
la soumission, du choix et de la responsabilité, en refusant, à travers le concept
de soumission, à la fois une approche purement individualiste et une approche
structurelle et impersonnelle. Le consentement à l’oppression dont elle parle ici
et qu’elle aborde frontalement dans Le Deuxième Sexe s’explique lorsque l’on
comprend les relations de l’individu et du monde à la manière de Heidegger.
Il n’est pas question ici de résumer Être et Temps, mais l’œuvre de Heidegger
est souvent mal connue et vue comme bien plus obscure que sa langue ne peut le
laisser paraître. Quelques idées importantes permettent de comprendre comment
Beauvoir va expliquer la soumission des femmes. L’enjeu pour Heidegger est de
comprendre ce que c’est que l’être. Au lieu d’emprunter les mêmes chemins que
la métaphysique traditionnelle, il propose de partir de l’étant particulier qu’est le
Dasein et de se poser la question de l’être à partir de lui. Le Dasein,
littéralement, en allemand, « être-là », et ce que Beauvoir traduit par « réalité
humaine », c’est l’être humain appréhendé d’une certaine manière, comme le
seul étant capable de se demander ce que c’est pour lui d’être l’étant qu’il est 20.
L’analyse du Dasein et de sa place dans le monde est importante pour
Beauvoir parce qu’elle est l’occasion pour Heidegger de rompre radicalement
avec une idée classique de la philosophie, l’idée que l’individu préexiste au
monde et crée le monde. Pour Heidegger, il n’y a pas d’abord un individu isolé,
qui donne sens à son propre monde puis à autrui puis au monde en général. Pour
le Dasein, le monde est aussi primordial, aussi primitif que lui-même. Il n’y a
pas d’un côté un sujet et d’un autre le monde fait d’objets. Le Dasein habite le
monde, il y est absorbé, impliqué. Le monde n’est pas quelque chose d’extérieur
à soi, mais c’est un tout dans lequel toutes les choses sont dans une relation
d’engagement ou d’implication les unes par rapport aux autres : dans son activité
quotidienne ordinaire, le Dasein connaît les choses en tant qu’il s’en sert et
qu’elles lui apparaissent comme faisant partie d’une totalité de significations.
Par exemple, un clou n’a de sens comme clou que parce qu’il se trouve dans un
atelier, dans lequel il y a un marteau, des planches, mais aussi un charpentier. La
façon d’être la plus ordinaire pour le Dasein consiste à être dans le monde d’une
manière non réflexive, simplement parce qu’il évolue dans le monde et se sert
d’outils qui ont une signification par rapport à l’ensemble du monde.
Cette première idée, selon laquelle on ne peut pas penser le Dasein en dehors
du monde dans lequel il se trouve, ou en tout cas que faire abstraction du monde
de cette manière-là ne correspond pas à la façon dont les êtres humains sont
d’abord dans le monde, est très importante pour penser la différence sexuelle.
Elle implique qu’il va falloir penser la différence sexuelle à la fois dans sa
dimension sociale et dans sa dimension individuelle : tout individu arrive dans
un monde dans lequel la différence sexuelle existe déjà et, en même temps, tout
individu, par son existence même, va avoir un impact sur ce que l’on entend par
la différence sexuelle. En outre, cette conception signifie qu’on ne peut pas
penser l’individu avant la différence des sexes : toute personne de sexe féminin
naît dans un monde dans lequel cela signifie déjà quelque chose d’être une
femme.

Vivre avec les autres


Une conséquence cruciale de cette interdépendance du Dasein et du monde est
que l’individu n’est pas d’abord isolé puis socialisé avec d’autres : selon
Heidegger, le Dasein est toujours avec les autres. Il n’y a pas d’abord mon
monde puis le monde, il n’y a qu’un monde, et ce monde est partagé avec les
autres. À l’inverse de l’individualisme de Sartre, selon Heidegger, dans la vie
quotidienne ordinaire, on n’est pas d’abord un « je » qui ensuite rencontre
d’autres, il n’existe pas un premier temps dans lequel l’individu est seul puis il
se trouve être avec les autres. Dans la vie quotidienne, dans le travail, on
rencontre les autres, ils sont toujours déjà là.
Cet être-avec (Beauvoir utilise plutôt le terme allemand mitsein) a une
conséquence déterminante dans la philosophie beauvoirienne : Heidegger
conçoit le rapport aux autres d’abord comme un rapport harmonieux ou neutre.
La plupart du temps, mon rapport aux autres est un rapport neutre – je passe à
côté des autres, je les croise, je suis indifférent –, ou positif lorsque je cherche à
aider l’autre. Le rapport à l’autre n’est donc pas d’abord un conflit entre
individus, il n’est même pas réellement un rapport, il consiste à habiter le monde
ensemble. Cette idée permet de comprendre que la différence sexuelle n’est pas
d’abord comprise comme une forme de conflictualité, elle relève de l’évidence à
laquelle on ne pense pas : on vit dans un monde dans lequel certains individus
sont des femmes, d’autres des hommes et ce partage ne suscite aucune réflexion.
C’est uniquement à partir du moment où cette différence pose problème, par
exemple quand elle crée d’injustes inégalités ou qu’elle exclut certaines
personnes, qu’elle est examinée. On comprend donc bien, à partir de là, qu’il
n’est pas possible de se contenter d’une approche individuelle : l’individu n’est
pas seul au monde et il ne préexiste pas au monde. Mais il reste un problème :
comment comprendre l’influence du monde sur l’individu ? Pour Heidegger,
comme pour Beauvoir, la réponse est à trouver dans l’idée de normes sociales.

Les normes sociales


Le monde dans lequel vit le Dasein lui est familier 21, il sait comment s’y
comporter. Cela ne signifie pas que le Dasein ne peut pas agir librement, mais
simplement cela signifie que tout être humain est dans une certaine mesure
déterminé par sa situation, c’est-à-dire par sa place dans le monde. L’individu est
déterminé par le monde dans lequel il vit parce que ce monde est un tout
signifiant et unifié par des normes sociales. Par exemple, par le simple fait
d’avoir grandi en France, je sais, d’une manière non réflexive, que je vais saluer
mes proches en les embrassant sur les deux joues et non en les serrant contre
moi. Je sais aussi que si je suis piéton à une intersection sans voiture, je peux
traverser la route même si le feu de signalisation ne me donne pas la priorité. Ces
savoirs ne sont pas des savoirs réflexifs, j’ai simplement intégré des conduites
possibles ou recommandées qui ne sont pas celles que j’aurais intégrées si
j’avais grandi aux États-Unis. Selon Heidegger, nos conduites quotidiennes
fonctionnent avant tout selon ces normes que nous avons intégrées sans même y
penser et qui nous orientent au quotidien. En ce sens, le monde, comme
complexe de normes sociales, de choses que l’on peut faire quand d’autres sont
interdites, préexiste à chaque Dasein. En même temps, il faut un Dasein pour
faire apparaître ce monde et ces normes : c’est parce que j’agis en fonction de
ces normes sociales – que ce soit en m’y conformant ou en m’y opposant –
qu’elles sont des normes sociales et que le monde est un tout.
Une des façons dont ces normes fonctionnent vient du fait que le Dasein voit
dans le comportement des autres une norme de son action. Dans la vie
quotidienne, les individus agissent sans réfléchir, sur la base de ce qu’« on » fait
dans une situation donnée. Pour reprendre l’exemple précédent, lorsque je vois
un ami, je l’embrasse sur les deux joues pour le saluer parce que c’est ce que
font les autres et ce qui, par suite, est considéré comme ce qu’« on » fait, ou ce
qui se fait, c’est-à-dire comme une norme sociale. Bien évidemment, ce « on » a
une dimension problématique en ce qu’il incite l’individu à se conformer aux
normes sociales plutôt qu’à s’interroger sur les fondements de son action, mais,
dans le même temps, le « on » est une source d’intelligibilité : la norme sociale
permet de comprendre la signification des conduites des individus, dans la
mesure où il prescrit une façon correcte d’être dans le monde 22 à l’aune de
laquelle les comportements de chacun pourront être compris.
Se référer au « on » n’est donc pas une forme de mauvaise foi, il ne s’agit pas
d’un mensonge à soi dans lequel on se réfugierait derrière les usages pour ne pas
prendre ses responsabilités. Personne n’échappe à cette façon d’être.
Contrairement à la vision sartrienne selon laquelle le sujet est libre et tombe dans
la mauvaise foi en refusant cette liberté et en se laissant aller à la facticité, pour
Heidegger la première expérience du Dasein est celle d’un rapport avec des
entités et d’autres Dasein sur le mode de la cohabitation et d’une cohabitation
réglée par des normes sociales. Le Dasein a par le simple fait d’avoir grandi
quelque part, au milieu des autres, une compréhension de ce monde qui lui est
déjà donnée. Il n’y a pas de décision ou de choix du Dasein dans ce domaine : il
vient toujours au monde dans un monde qui a déjà un sens. Cela ne signifie pas
que le Dasein soit complètement déterminé par ces normes, mais cela signifie
que toute interprétation du monde, toute action de sa part, se détachera sur le
fond qu’est cette interprétation publique dans laquelle il baigne par défaut. Selon
Heidegger, le Dasein a de bonnes raisons de comprendre son être au monde
comme ayant la forme d’un destin social, d’une vie déjà interprétée
publiquement par le monde dans lequel il vit.

Féminité, situation et normes sociales


Ce bref détour par Heidegger montre que lorsque Beauvoir reconnaît l’être
humain comme situé, elle affirme que l’on est dans un monde où notre être a
toujours déjà un sens et une norme mais que ce sens et cette norme sont des
produits de l’histoire et non d’une nature fixe. Cela signifie qu’une femme ne
peut pas prétendre qu’elle est simplement un être humain, puisque dans ce
monde la différence sexuelle existe et structure les possibilités d’action.
Beauvoir donne l’exemple d’une jeune trotskiste qui prétend nier sa féminité en
se comportant comme un homme. Pour Beauvoir, cette jeune femme est de
mauvaise foi parce qu’elle prétend pouvoir se comporter comme un homme
alors qu’elle ne voit pas qu’elle se comporte exactement comme les normes
sociales le prescrivent pour les femmes puisqu’elle fait un tel acte par amour
23
pour un militant . Contre la conception de Sartre, selon laquelle les sujets se
trouvent situés de manière plus ou moins accidentelle dans un monde qui leur est
extérieur, et vis-à-vis duquel ils peuvent et doivent affirmer une forme
d’indépendance, selon Beauvoir, dire que les individus sont situés, c’est
reconnaître qu’ils sont dans le monde, au sens où ils n’existent pas en dehors du
monde qu’en même temps ils façonnent par leur présence même.
La perspective essentialiste relève tout autant de la mauvaise foi. Beauvoir
réfute l’hypothèse que la Femme, le Juif ou le Noir soient définis par des
caractères immuables et naturels, mais elle met leur caractère au compte d’une
situation qui n’est pas une facticité dont il faudrait triompher pour ne pas être de
mauvaise foi :
Le fait est que tout être humain concret est toujours singulièrement situé. Refuser les notions d’éternel
féminin, d’âme noire, de caractère juif, ce n’est pas nier qu’il y ait aujourd’hui des Juifs, des Noirs, des
femmes : cette négation ne représente pas pour les intéressés une libération mais une fuite inauthentique. Il
24
est clair qu’aucune femme ne peut prétendre sans mauvaise foi se situer par-delà son sexe .

Le concept de situation ne signifie pas la simple facticité dans laquelle le sujet


se trouve (le fait d’être né quelque part, d’avoir une certaine famille), mais la
structure sociale et économique dans laquelle les individus se trouvent et qui a
pour conséquence que leur mauvaise foi, c’est-à-dire leur tendance à utiliser
cette situation comme justification du fait qu’ils ne cherchent pas à être libres, ne
leur est pas imputable, n’est pas une faute morale radicale comme elle l’est chez
Sartre 25. La réelle mauvaise foi est, au contraire, refuser de reconnaître que l’on
se trouve dans une certaine situation, dans laquelle la différence sexuelle est
signifiante. Être libre, ce n’est pas s’opposer à la facticité mais c’est connaître et
reconnaître cette facticité pour se positionner à partir d’elle. Si la situation est
contingente au sens où elle n’est pas choisie par le sujet, il ne peut pas se
contenter de la nier s’il veut exercer sa liberté. La nier serait une forme de
mensonge à soi-même qui empêcherait l’action.
On comprend clairement alors comment Beauvoir peut à la fois nier l’éternel
féminin ou toute nature féminine, donc revendiquer le caractère socialement
construit de la féminité, sans pour autant considérer que cette construction
impliquerait un degré inférieur voire une absence de réalité de la différence
sexuelle ou de la féminité. Dans la mesure où tout individu est toujours d’abord
dans un monde déjà interprété, déjà structuré par des normes qui donnent un
certain sens aux propriétés des individus (le sexe, l’âge, la couleur de peau),
l’individu ne peut pas se construire autrement que par rapport à ces normes, que
ce soit en accord, en opposition, en complicité. Il n’y a chez Beauvoir pas de
possibilité de penser l’individu en dehors de sa situation sociale. Le fait que la
différence sexuelle saute aux yeux de tout le monde montre que la féminité a une
réalité pour les individus quand bien même – et c’est là la position défendue par
Beauvoir – elle ne serait que le produit de l’histoire des êtres humains. Appliqué
à la différence sexuelle, le concept de « situation » permet donc de comprendre
la nécessité d’étudier la différence sexuelle pour comprendre ce que c’est que
d’être une femme, sans recourir à l’essentialisme ni au constructivisme social
total : la première réponse, évidente, à la question « qu’est-ce qu’une femme ? »
est fondée sur l’expérience quotidienne et sociale que l’on a de la différence
sexuelle :
Il suffit de se promener les yeux ouverts pour constater que l’humanité se partage en deux catégories
d’individus dont les vêtements, le visage, le corps, les sourires, la démarche, les intérêts, les occupations
sont manifestement différents : peut-être ces différences sont-elles superficielles, peut-être sont-elles
destinées à disparaître. Ce qui est certain c’est que pour l’instant elles existent avec une éclatante
26
évidence .

Beauvoir affirme donc l’existence de la différence, sans pour autant prendre


de position essentialiste. Elle rejette clairement une explication mythique ou
biologique de la différence sexuelle et, dans le même temps, met en lumière la
réalité de cette différence et de son importance dans la situation des femmes.
Beauvoir affirme que ce serait pour la femme une forme de mauvaise foi de
vouloir « se situer par-delà son sexe 27 » parce que la différence sexuelle fait
partie des normes sociales qui organisent le monde dans lequel chacun naît.

Féminité et destin

Si l’influence de Heidegger sur Beauvoir est manifeste, l’approche


beauvoirienne est néanmoins résolument originale à plus d’un titre : Heidegger
se place volontairement sur le terrain ontologique en s’intéressant au Dasein,
c’est-à-dire à l’humain en tant qu’il est dépouillé de toute sa facticité. Au
contraire, Beauvoir oriente son enquête sur la facticité même qu’est le sexe, en
l’occurrence le sexe féminin. Son but est d’analyser la situation des femmes pour
mettre en évidence la façon dont la féminité constitue un destin.
Le Deuxième Sexe est un ouvrage de plus de mille pages, divisé en deux
volumes. Le premier tome, intitulé « Les Faits et les Mythes », étudie la façon
dont ce destin est construit par les hommes. Dans une première partie, intitulée
précisément « Destin », Beauvoir passe en revue la façon dont la féminité est
conçue du point de vue de la biologie, du point de vue de la psychanalyse et du
point de vue du marxisme. Dans une seconde partie, « Histoire », Beauvoir
propose une histoire des femmes qui met en évidence la permanence de
l’oppression que les hommes leur imposent. Enfin, dans une troisième partie, «
Mythes », Beauvoir étudie la façon dont les mythes et la littérature en général
manifestent la façon dont les femmes sont construites par le regard masculin. Ce
premier volume, très riche, montre donc que la réponse à la question « qu’est-ce
qu’une femme ? » est habituellement donnée par les hommes et pour les
hommes. Ce sont les hommes qui constituent, par leur domination et pour leur
plaisir, les femmes comme destinées à être leurs esclaves et comme des objets
pour leur désir.
Dans le second volume, intitulé « L’Expérience vécue », qui fait plus de six
cents pages, Beauvoir renverse la perspective et analyse ce qu’est la destinée
féminine aux différentes étapes de la vie d’une femme et en fonction de
différentes figures. En quatre grandes parties (« Formation », « Situation », «
Justifications », « Vers la libération »), Beauvoir décrit la façon dont le regard
des hommes, qu’elle a analysé dans le premier volume, façonne le monde d’une
telle manière que l’expérience des femmes peut être généralisée à travers des
expériences-types et des figures-types. Elle procède ainsi à des généralisations
qui la conduisent à parler de la petite fille, de la jeune fille, de la mère. Cela ne
veut pas dire qu’elle pense que toutes les petites filles, toutes les mères, ont les
mêmes expériences individuelles. Au contraire, elle montre comment ces
différentes figures sont des situations, c’est-à-dire des positions sociales toujours
déjà interprétées et normées pour les femmes qui y accèdent. Selon elle, il faut «
étudier avec soin le destin traditionnel de la femme » pour comprendre quel est
le fond sur lequel la liberté des femmes peut s’affirmer :
Quand j’emploie les mots « femme » ou « féminin » je ne me réfère évidemment à aucun archétype, à
aucune immuable essence ; après la plupart de mes affirmations, il faut sous-entendre « dans l’état actuel de
l’éducation et des mœurs ». Il ne s’agit pas ici d’énoncer des vérités éternelles mais de décrire le fond
28
commun sur lequel s’enlève toute existence féminine singulière .
Si l’ouvrage entier porte sur la féminité, cette féminité est étudiée à partir d’un
refus de toute essence féminine au profit d’une analyse de la situation non pas
d’abord individuelle, mais économique, sociale et politique des femmes.

Être une femme, c’est donc être dans une certaine situation économique,
sociale, politique. Cette situation implique un ensemble de normes selon
lesquelles les femmes doivent se comporter et à l’aune desquelles elles sont
jugées. Être une femme, une « vraie », implique de se conformer à ces normes
et, de même que l’on se questionne sur la nature d’un outil lorsqu’il ne remplit
pas son office, on s’interroge sur la féminité d’une femme lorsqu’une distance
apparaît entre son comportement et le comportement qui lui est socialement
prescrit. Or quel est le comportement prescrit à la femme dans la société ? La
soumission.
4
L’insaisissable soumission
La soumission, on l’a vu, est une expérience ordinaire faite par tou.te.s et en
particulier par les femmes. Cette expérience, dont la philosophie dit très peu de
choses, est en réalité une expérience partagée, quotidienne. Pour en rendre
compte, il faut renverser la perspective habituelle du pouvoir, ne plus
simplement se contenter de penser le pouvoir comme unidirectionnel, allant de
celui qui a le pouvoir à celui sur qui il s’exerce. Ces deux dimensions de la
soumission – sa dimension quotidienne et le renversement du regard que
nécessite son appréhension – font qu’il est difficile de rendre compte de ce
qu’elle est, de ce que ça fait qu’être dans une position d’infériorité, dans un
rapport de pouvoir inégal. Ces difficultés sont encore renforcées lorsqu’on
s’intéresse à la soumission des femmes en particulier : tant de choses ont été
dites et écrites sur cette soumission féminine par ceux qui la souhaitaient ou,
plus rarement, qui la condamnaient, mais la situation même de soumission a
rendu l’expérience de ces femmes difficile à formuler et à entendre. Or si l’on
comprend, grâce à Beauvoir, qu’à la question « qu’est-ce qu’une femme ? » on
devrait sans doute répondre « une femme, c’est une personne qui ne naît pas
soumise, mais le devient », alors il faut lutter contre cette réduction au silence et
décrire la soumission pour comprendre non seulement comment elle est vécue
mais comment elle apparaît aux femmes, à toutes les femmes, comme un destin
tout tracé.
Il est difficile de décrire et de comprendre la soumission parce qu’une telle
analyse pose deux grands problèmes philosophiques : le problème de savoir
comment penser l’ordinaire, d’une part, et le problème de savoir comment
penser le pouvoir.

La soumission et la vie ordinaire

La soumission est un phénomène ordinaire : est-ce que l’on a vraiment


quelque chose à dire des abdications du quotidien, du moment où l’on se soumet
au bon vouloir de son patron ou de celui où on laisse son mari décider pour soi ?
En tant qu’elle relève des conduites ordinaires, la soumission pose à la
philosophie un problème théorique, un problème épistémologique et un
problème moral.
Le problème théorique que l’ordinaire pose à la philosophie est celui de sa
dignité : est-ce que l’ordinaire est digne de l’enquête philosophique ? La
philosophie ne devrait-elle pas davantage se préoccuper de la vérité, de
l’existence de Dieu, de la moralité que de décrire nos conduites quotidiennes ?
La division genrée du travail, les conséquences sur la vie des travailleurs des
nouvelles techniques managériales apparaissent comme des sujets triviaux et
presque ridicules face aux « grandes questions » sur la nature de l’être humain,
sur la possibilité ou non de connaître le monde extérieur. Si la philosophie doit
s’atteler à de grands et nobles problèmes, il n’est pas sûr que la soumission en
fasse partie. La question de savoir ce qui est, devrait être, ou ne devrait pas être
de la philosophie est en elle-même une question philosophique 1, qui a des
répercussions morales et politiques importantes. Dans le cas de la soumission, on
peut résoudre ce problème théorique en faisant deux remarques : premièrement,
la philosophie, de Platon et Aristote à Heidegger, a précisément pour propre de
naître d’une forme d’étonnement face à ce qu’il y a de plus quotidien dans
l’expérience humaine. Le caractère quotidien et impensé de la soumission
devrait donc précisément être une incitation à prendre cette soumission pour
objet de l’enquête philosophique. Deuxièmement, le fait que la soumission n’ait
pas jusqu’à maintenant fait partie des objets de la philosophie n’est pas
nécessairement à mettre au compte du fait qu’il s’agirait d’un thème ou d’une
expérience non philosophique. Le statut social des philosophes de la tradition,
Épictète le philosophe esclave mis à part, laisse facilement penser que si la
soumission n’a pas fait l’objet d’études philosophiques notables, c’est
probablement précisément parce que ces philosophes avaient une situation
sociale tellement privilégiée que l’expérience de la soumission ne faisait pas
partie de leur quotidien. Faire de la soumission un objet philosophique n’est
possible que dans le contexte d’une démocratisation de la philosophie : si la
philosophie n’est plus ni faite exclusivement par des membres de l’élite sociale
ni destinée uniquement à ceux-ci, il lui incombe de penser ce qu’est la vie
ordinaire de tous. Or dans cette vie, la soumission est une expérience commune
et partagée.
Le problème épistémologique et moral que le caractère ordinaire de la
soumission pose à la philosophie est plus sérieux : il provient du lien entre la
soumission et la médiocrité de l’ordinaire. Dans son sens littéral, médiocre
s’utilise pour qualifier quelque chose qui est dans la moyenne et, à ce titre, sans
éclat, sans intérêt. Dire que l’ordinaire est médiocre en ce sens va de soi et nous
fait comprendre pourquoi il est si difficile d’en parler : l’ordinaire, c’est
précisément ce qu’on ne pense pas parce qu’il va de soi, qu’il n’y a rien qui le
distingue, pas de relief qui permette à la pensée de s’y accrocher pour en dire
quelque chose. À ce titre, l’ordinaire est véritablement un défi pour la
philosophie : on dirait qu’il n’y a rien à en dire et rien à en penser. Alors qu’on
pourrait penser que ce qu’il y a pour nous de plus quotidien est aussi ce qu’il est
le plus facile de connaître, dès que l’on essaie de se saisir de l’ordinaire, il nous
échappe. C’est le sens de la critique que Nietzsche adresse, au XIXe siècle, aux
tenants de l’idée platonicienne selon laquelle connaître quelque chose ce serait
reconnaître quelque chose que l’on saurait déjà. Il écrit ainsi :
Les plus circonspects d’entre eux prétendent que le connu tout au moins serait plus facile à reconnaître que
ce qui est étranger : il serait par exemple plus méthodique de prendre son point de départ dans le « monde
intérieur », depuis les « faits de la conscience », parce que ce serait là le monde mieux connu de nous-
mêmes ! Erreur des erreurs ! Le connu, c’est l’habituel, et l’habituel est ce qu’il y a de plus difficile à «
reconnaître », c’est-à-dire à considérer en tant que problème, donc en tant qu’étranger, que lointain, que
situé « hors de nous »… La grande assurance dont les sciences naturelles font preuve par rapport à la
psychologie et la critique des éléments de la conscience – sciences que l’on pourrait dire antinaturelles –
tient précisément au fait qu’elles prennent la réalité étrangère pour objet : tandis qu’il y a quelque chose de
2
presque contradictoire et d’absurde à vouloir prendre pour objet ce qui n’est pas étranger …

La connaissance nécessite une prise de distance avec son objet – c’est


précisément cette distance qui permet l’objectivité – et cette distance est
contraire à notre rapport à l’ordinaire. Ce texte de Nietzsche montre deux aspects
importants de l’obstacle à la connaissance qu’est l’ordinaire : d’une part, il est
difficile de connaître ce qui est proche de nous précisément parce que cela est
proche de nous et d’autre part, il est difficile de vouloir connaître ce qui est
proche de nous, c’est-à-dire de le considérer comme un problème qui nécessite
un effort d’analyse. À ce titre, on comprend la difficulté inhérente de toute
analyse de la soumission : si la soumission est effectivement une expérience très
ordinaire que font les êtres humains, elle ne nécessite aucune analyse particulière
– on se soumet, et alors ? – et quand bien même une telle analyse serait menée,
elle buterait sur la difficulté particulière que l’on a à penser nos expériences les
plus ordinaires 3.
La médiocrité au sens littéral de l’ordinaire pose problème pour sa
connaissance ; sa médiocrité au sens négatif pose un problème moral. En effet, «
médiocre » ne veut pas seulement dire « moyen », ce qui est médiocre est, dans
le langage courant, ce qui est en dessous de la moyenne, ce qui est sinon
réellement mauvais du moins clairement décevant. La perception commune de
l’ordinaire a à voir avec cette médiocrité négative : la vie quotidienne fait
obstacle à la pensée en ce qu’elle a de moyen, d’indiscernable, mais aussi et
peut-être surtout en ce qu’elle a de négatif et de producteur de gêne, voire de
honte. Cet effet est particulièrement saillant dans le cas de la soumission : même
si l’on parvient à s’extraire de l’évidence du quotidien pour poser la soumission
comme un problème, l’examen de cette expérience semble un peu honteux. Pour
prendre un exemple peut-être trop évident, on préfère se pencher sur
l’extraordinaire courage des héros de la Résistance que sur la soumission
ordinaire de la masse des Français sous l’occupation allemande dont elle est le
revers. Et lorsque cette soumission est abordée, elle l’est avant tout pour s’en
distancer, pour faire apparaître non pas son caractère ordinaire mais ce qu’elle a
d’immoral et de scandaleux. C’est sans doute là une des très grandes audaces
dans le récit que Beauvoir fait de sa vie quotidienne pendant l’Occupation dans
ses mémoires, où elle insiste bien davantage sur l’ordinaire et le quotidien de la
soumission que sur l’héroïque et l’extraordinaire des résistants 4.
Cette gêne et ce dégoût sont particulièrement forts dans le cas de la
soumission parce qu’il s’agit non seulement d’une conduite ordinaire mais
également d’une conduite considérée comme immorale : on tient pour évident
que tout être humain devrait avant tout rechercher sa liberté, par conséquent la
soumission, qui consiste à renoncer à cette liberté, apparaît comme une conduite
contre nature et donc immorale. S’intéresser à la soumission, c’est examiner ces
conduites par lesquelles on va, dans la vie quotidienne, à l’encontre d’une des
valeurs cardinales de la vie humaine. Au caractère déplaisant de toute analyse de
l’ordinaire dans sa médiocrité s’ajoute, dans le cas de la soumission, la gêne que
l’on éprouve devant la distance qu’il manifeste entre ce que l’on pense et ce que
l’on fait, entre ce que l’on tient pour être le bien et les normes selon lesquelles
on agit.
En mettant ces différents problèmes en lumière, on comprend donc facilement
que la soumission soit peu étudiée par la philosophie : son statut philosophique
n’est pas fermement établi ; il est difficile de concevoir nos conduites ordinaires
comme un sujet digne de l’interrogation philosophique ; l’immoralité de la
soumission vient renforcer la gêne de qui cherche à penser l’ordinaire dans ce
qu’il a non seulement de non remarquable mais aussi de négatif.

Pour une analyse bottom-up du pouvoir


Il n’en demeure pas moins qu’une analyse de la soumission est cruciale pour
penser le pouvoir. À se passer du concept de soumission, c’est-à-dire à n’étudier
les rapports asymétriques de pouvoir que sous l’angle de la domination, on se
prive en effet d’une compréhension globale des rapports de pouvoir, en
particulier des rapports de pouvoir asymétriques, puisqu’on ne les envisage que
d’un seul point de vue. Étudier la domination comme relation de pouvoir
asymétrique nécessite d’interroger les deux extrémités du rapport de domination.
Du côté du dominant, cela consiste à se demander comment fonctionne la
domination pour celui qui l’exerce. Par exemple, on peut se demander ce que
cela fait de dominer et proposer une analyse de l’expérience de la domination –
La Guerre des Gaules, où Jules César raconte en détail sa conquête de la Gaule,
pourrait en être un bon exemple. On peut aussi s’interroger sur l’efficacité de la
domination, en étudiant les stratégies, les techniques, les méthodes, comme le
fait par exemple Machiavel dans Le Prince, qui expose comment devenir prince
et le rester. On peut aussi se demander ce que c’est que dominer, qui domine à
un instant précis, pourquoi ces agents cherchent à dominer. Mais la question
presque toujours passée sous silence et pour autant centrale dans l’analyse de la
domination consiste à se demander comment fonctionne la domination pour
celui ou celle sur qui elle s’exerce.
Analyser la soumission, c’est donc procéder à un retournement du regard, ne
plus analyser les relations de pouvoir asymétriques depuis la simple perspective
de celui qui les impose ou qui les crée, mais depuis la perspective de celles et
ceux sur qui elles s’exercent. C’est faire l’hypothèse que comprendre la façon
dont la domination fonctionne pour ceux qui l’exercent ne suffit pas à rendre
compte de ce qui se passe pour ceux sur qui elle s’exerce. Il ne faut pas ici se
tromper sur le sens du verbe « s’exercer » : la domination est une relation,
comme on l’a vu dans le schéma de l’introduction, donc on peut faire
l’hypothèse que, a minima, cette relation a un effet sur qui est dominé ou soumis
et que celui-ci n’est, contrairement à ce que la forme verbale semble sous-
entendre, pas absolument passif dans ce processus. Contre une conception du
pouvoir verticale et descendante, qui consiste à penser que la nature du pouvoir
se comprend tout entière lorsqu’on le voit comme une action du dominant sur le
dominé, l’analyse de la soumission invite à partir du bas vers le haut, à penser le
pouvoir comme étant indissociable de ses effets et des actions de ceux qui s’y
soumettent.
Ce renversement de la perspective sur le pouvoir est fondé sur l’idée –
marxiste à l’origine puis revisitée par les féministes – selon laquelle le point de
vue à partir duquel on étudie la réalité sociale détermine la connaissance que
l’on obtient de cette vérité sociale. L’hypothèse d’un tel renversement de
perspective est donc qu’en regardant les rapports de pouvoir depuis le point de
vue de ceux qui sont soumis on va non seulement obtenir un point de vue
supplémentaire et complémentaire sur les rapports de pouvoir, mais qu’on va
acquérir une connaissance qualitativement meilleure du monde social. Ce n’est
pas seulement que l’on va avoir plus d’informations, mais l’information dont on
va disposer sera meilleure, parce qu’elle ne sera pas le résultat d’une stratégie de
domination. En effet, comme Marx et les théoriciens contemporains de la
domination, aussi bien que James C. Scott, le montrent, à n’étudier la
domination que du point de vue de ceux qui dominent, on n’obtient qu’un récit
de la domination qui sert leurs intérêts. Selon l’anthropologue américain James
C. Scott, on a tendance à croire que les dominés ne résistent pas à la domination
parce que l’on s’appuie sur ce qu’il appelle le « texte public » de la domination,
c’est-à-dire ce qui se dit publiquement de la domination et qui correspond à un «
5
autoportrait des élites dominantes telles qu’elles voudraient être vues ». En
revanche, lorsque l’on s’intéresse aux divers « textes cachés », c’est-à-dire à ce
qui se dit dans d’autres conditions d’énonciation, en particulier entre dominés
quand le dominant n’est pas présent, on voit émerger des rapports beaucoup plus
complexes, et en particulier une résistance beaucoup plus grande à la
domination. En adoptant non plus le regard du dominant mais celui du soumis
sur le pouvoir, en interrogeant son expérience, on parvient donc à une meilleure
connaissance de la domination.

Histoire d’un renversement


Penser la soumission implique donc de changer la perspective que l’on adopte
habituellement sur le pouvoir. Pour comprendre ce changement de perspective, il
est utile de rappeler comment il s’est développé notamment en histoire, pour
comprendre quels problèmes pratiques il soulève.
Dans les années 1920 en France, les historiens Lucien Febvre et Marc Bloch
fondent une revue, intitulée Annales d’histoire économique et sociale, dont
l’ambition est de promouvoir une histoire sociale et une histoire du temps long,
contre la tendance de la science historique de l’époque à proposer une histoire
politique et événementielle, c’est-à-dire une histoire qui est avant tout histoire
des rois, des royaumes et des batailles. Autour de cette revue et de cette ambition
de proposer une « histoire totale » en lieu et place de l’histoire traditionnelle
exclusivement politique, militaire et diplomatique, se construit progressivement
ce que l’on appellera l’École des Annales, qui continuera de structurer le champ
historique après la guerre avec, par exemple, les travaux de Georges Duby ou
Fernand Braudel. Si les travaux auxquels elle a donné lieu sont trop divers pour
être commentés ici, il est important de comprendre que par leur refus de
l’histoire événementielle au profit d’une temporalité plus longue, soucieuse
d’analyser les changements économiques et sociaux des sociétés étudiées, ces
historiens ont ouvert une nouvelle perspective sur le pouvoir. En montrant
qu’analyser les faits et gestes des rois et des seigneurs ne suffisait pas à
comprendre les sociétés sur lesquelles ils régnaient ni même leur pouvoir sur ces
sociétés, l’École des Annales a développé et popularisé l’idée que comprendre le
pouvoir impliquait de comprendre la façon dont ce pouvoir était vécu par les
populations. À écrire l’histoire non plus du point de vue de ceux qui dirigent,
mais en se concentrant sur la description et l’analyse de ce qu’il se passe au
quotidien pour les gens qui vivent le pouvoir, on obtient une connaissance plus
complète de son fonctionnement.
Cette évolution de la discipline historique a eu des conséquences très fortes
sur la pensée philosophique du pouvoir. En effet, on peut inscrire dans cette
tradition le travail mené par Michel Foucault à partir du premier tome de son
Histoire de la sexualité et de son cours de 1976 – l’année donc de la publication
de La Volonté de savoir – au Collège de France intitulé « Il faut défendre la
société 6 ». Dans ce séminaire, Foucault se propose d’étudier un discours sur le
pouvoir à l’époque moderne, qui n’est pas celui, qu’il appelle philosophico-
juridique, de la souveraineté – le pouvoir descendant du roi sur ses sujets – mais
le contre-discours, qu’il appelle historico-politique, qui conçoit la guerre comme
le fond permanent des relations sociales même en temps de paix. Ce discours
n’est pas celui de la souveraineté, de l’ordre juridique pacifié, mais un discours
de la domination et de la guerre incessante entre dominants et dominés. Foucault
cherche à opérer un déplacement depuis le pouvoir central, à savoir le pouvoir
du roi, aux pouvoirs pluriels, qui sont autant de rapports de force, c’est-à-dire de
relations réciproques entre les membres de la société civile. Penser la
soumission, non pas en l’identifiant à ce que La Boétie appelle servitude
volontaire, c’est-à-dire une forme d’obéissance aveugle du peuple à son roi ou
son tyran, mais comme la façon dont est vécue la domination interindividuelle
par ceux sur qui elle s’exerce, repose sur un geste similaire de reconstitution par
l’analyse de rapports de pouvoir qui sont essentiellement tus et qui pourtant
structurent la société. D’une certaine manière, ce qui nous intéresse à travers le
concept de soumission, c’est de redoubler le geste foucaldien : s’intéresser à la
domination plutôt qu’à la souveraineté et, au sein de la domination, s’intéresser à
ceux qui la vivent plutôt qu’à ceux qui l’exercent.

Que peut-on savoir de la soumission ?


Un des objectifs et des mécanismes des rapports de domination est de réduire
au silence les personnes opprimées et de faire en sorte que leur expérience et leur
point de vue apparaissent comme minoritaires ou, mieux encore, n’apparaissent
pas. C’est par exemple très clairement le cas dans les espaces colonisés : un des
mécanismes de la colonisation est de faire en sorte que le point de vue des
colons triomphe comme représentant la vérité et la seule vérité disponible. Cette
réduction au silence s’opère de deux façons : d’une part, la domination sociale a
pour effet que les dominés sont souvent privés des conditions nécessaires pour
pouvoir s’exprimer – par exemple, de l’accès à l’éducation ou aux moyens de
communication. D’autre part, la domination sociale a pour effet que les
expériences des dominés, quand bien même elles seraient exprimées, sont
disqualifiées comme étant fausses, mauvaises, dangereuses, immorales.
L’histoire des opprimé·e·s est donc une histoire pour laquelle les sources
manquent et, quand elles existent, elles sont parcellaires et n’ont pas la qualité
des sources officielles. Pour pallier ce problème, les historiens comme Michel
Foucault font de l’histoire à partir de sources qui ne sont pas les sources
habituelles. Au lieu d’écrire l’histoire avant tout à partir des actes royaux, des
lois, des archives militaires, il s’agit de diversifier les sources de l’historien et de
faire surgir à partir de l’histoire administrative aussi bien que des récits des
acteurs, ou d’autres savoirs que Foucault qualifie d’assujettis ou de disqualifiés,
le pouvoir dans ses dimensions quotidiennes, locales, infinitésimales.
Analyser la soumission telle que nous l’entendons, c’est-à-dire comme la
façon dont est vécue la position d’infériorité dans un rapport interpersonnel, et
en particulier la soumission des femmes, pose des problèmes spécifiques : pour
analyser la soumission féminine, il faut des sources sur des individus
historiquement privés de pouvoir, sur des relations qui se passent dans la sphère
privée et sur des rapports où s’articulent une dimension individuelle et une
dimension structurelle. Les travaux d’histoire des femmes montrent en effet,
d’abord, que faire l’histoire des femmes c’est faire l’histoire d’une absence : les
femmes historiquement n’ont pas le pouvoir donc ce n’est pas leur expérience
qui est relatée dans les récits royaux, les récits de bataille. Dès 1818, Catherine,
l’héroïne de Northanger Abbey de Jane Austen, s’écrie :
Mais quant à l’Histoire véritable avec un grand H, je n’arrive pas à m’y intéresser. […] J’en lis un peu par
devoir, mais ce que racontent les livres d’histoire ne fait que me contrarier ou m’ennuyer. Il n’y est question
que de querelles de papes et de rois ou de pestes à chaque page. Les hommes n’y sont bons à rien et il n’y a
7
presque jamais de femmes .

L’histoire est, jusqu’aux années 1970, une histoire de la vie des hommes,
écrite par des hommes. Faire l’histoire des femmes a d’abord consisté en un
dévoilement : il fallait rendre visible ce qui avait toujours été caché ou omis.
Deuxièmement, les femmes ne vivent pas dans la sphère publique, mais dans
la sphère privée. Or, traditionnellement, la sphère publique est celle qui est
décrite dans les livres, celle sur laquelle portent les actes administratifs. De
manière générale, l’histoire de la vie privée est rendue difficile par manque de
sources. On voit donc qu’un double silence vient faire obstacle à l’analyse de
l’expérience des femmes : les femmes n’écrivent pas l’histoire et elles ne font
pas partie de la sphère publique qui est celle dont on fait l’histoire. L’histoire des
femmes, telle qu’elle émerge dans les années 1970 à la suite des travaux
pionniers de Michelle Perrot 8, est avant tout une histoire de la vie privée et porte
en elle les défis d’une telle histoire. Cette histoire des femmes demande un
intérêt pour le quotidien (ce dont on a déjà vu en partie les difficultés), qui va
s’appuyer sur des sources qui ne sont pas les sources classiques de l’historien·ne
à savoir les biographies, la littérature personnelle, des traces partielles. Or, par
exemple, les récits de vie sont des sources peu fiables et très partielles : seules
les femmes qui ont les moyens d’écrire et qui jugent leur expérience importante
et digne d’être racontée la racontent, et on peut penser que leur expérience n’est
pas représentative de l’expérience de la majorité des femmes.
Enfin, et c’est sans doute l’obstacle épistémologique le plus complexe, la
spécificité des rapports de pouvoir dans lesquels les femmes se trouvent, comme
on l’a vu avec l’analyse beauvoirienne de leur situation, est que les femmes ne
sont pas avec les hommes dans des rapports de domination de classe à classe
mais d’individu à individu, qui sont des rapports particulièrement peu
documentés. Elles peuvent être prises dans des rapports de domination sociale de
groupe à groupe en tant qu’ouvrières, que femmes noires, que femmes de castes
inférieures, mais en tant que femmes, elles subissent une forme de domination
qui est en partie sociale mais qui se manifeste avant tout dans des rapports
interindividuels.
Le premier problème que cela pose est le suivant : Foucault et les historiens
des Annales s’intéressent surtout au pouvoir politique, c’est-à-dire à la façon
dont le pouvoir étatique fonctionne, la façon dont les individus y résistent ou au
contraire s’y soumettent. Or, lorsque le pouvoir auquel on s’intéresse n’est pas
directement politique – parce qu’il n’est pas pouvoir d’un gouvernant sur des
gouvernés –, il est beaucoup plus difficile d’avoir des sources sur ce pouvoir : un
mari ne produit pas de réglementations pour obtenir que sa femme lui obéisse,
donc il n’y a pas de traces de ses ordres.
Deuxièmement, il est vraisemblable que les hiérarchies sociales influencent
les hiérarchies interindividuelles et que donc certains êtres humains fassent
(beaucoup) plus l’expérience de la soumission que d’autres en raison de
phénomènes d’oppression sociale dont ils sont les victimes. Lorsque l’on fait
partie d’une classe sociale défavorisée, d’un groupe racialisé, que l’on est
femme, homosexuel·le, trans, c’est-à-dire lorsque l’on est dans une position
d’infériorité sociale, on est plus susceptible de se retrouver dans des relations
hiérarchiques interindividuelles dans lesquelles on occupe la position
inférieure 9. Dans le cadre de sociétés patriarcales, c’est-à-dire de sociétés
structurées par la domination des femmes par les hommes, l’expérience que les
femmes font de la soumission lorsqu’elles se soumettent à des hommes est à la
fois individuelle – c’est une soumission d’un individu à un autre – et structurelle
au sens où elle est prescrite par la structure de la société. Pour la comprendre, il
faut donc des sources sur une situation qui structurellement est réduite au
silence.

Les subalternes peuvent-elles parler ?

Ce problème a été mis en évidence par le courant de pensée des subaltern


studies, initialement développé par un groupe d’universitaires d’Asie du Sud-Est
et d’Inde spécialistes d’études postcoloniales. Reprenant le terme de « subalterne
» utilisé par le penseur marxiste italien Antonio Gramsci dans sa théorie de
l’hégémonie culturelle, ils s’attachent à étudier celles et ceux qui sont
subordonnés dans les sociétés sud-asiatiques en raison de leur classe, leur caste,
leur âge ou leur genre. C’est dans ce contexte que Gayatri Spivak, critique
littéraire indienne, professeure à l’université de Columbia, aux États-Unis, écrit
le célèbre article intitulé « Les Subalternes peuvent-elles parler 10 ? ». Le point de
départ de l’article de Spivak est un entretien entre Gilles Deleuze et Michel
Foucault, « Les intellectuels et le pouvoir 11 », datant de 1972. L’entretien entre
les deux philosophes porte sur l’attitude de l’intellectuel dans le cadre d’une
remise en question de la toute-puissance du sujet. Selon Deleuze, la critique de
la représentation telle qu’elle a été prise en charge par Foucault, ainsi que la
mise en évidence du lien entre savoir et pouvoir sont les premières étapes d’une
révolution de la pensée du pouvoir, qui conduit à « l’indignité de parler pour les
autres » et en particulier, dans ce contexte, l’impossibilité pour l’intellectuel de
parler pour les prolétaires : « La théorie exigeait que les gens concernés parlent
enfin pratiquement pour leur compte 12. »
Gayatri Spivak commence, dans son style à l’obscurité célèbre, par attaquer
cette position de Deleuze et Foucault au nom du fait qu’ils ignorent «
systématiquement tant la question de l’idéologie que leur propre implication
dans l’histoire intellectuelle et économique 13 ». Selon elle, les deux philosophes
ne prennent pas la mesure de leurs contradictions : ils ignorent ce qu’il en est de
la division internationale du travail, par exemple, lorsqu’ils parlent de la lutte
ouvrière ; leur valorisation de l’opprimé témoigne d’une essentialisation de
l’ouvrier, du travailleur, qui est exactement le type d’essentialisation contre
lequel ils s’insurgent par ailleurs à propos des sujets non opprimés. En effet,
selon Spivak, Deleuze et Foucault, dans leur tour d’ivoire, proposent une
certaine conception de l’expérience des opprimés comme étant transparente et
consciente, alors que l’expérience des non-opprimés est toujours étudiée en ce
qu’elle a d’idéologique. En proposant de se contenter d’écouter les opprimés, ils
font comme si ceux-ci étaient des sujets construits d’une manière non
idéologique.
14
Cela conduit Spivak à se demander si les femmes subalternes peuvent parler
et si les féministes peuvent les entendre. Est en jeu la mise en évidence d’une
tension entre la nécessité de prendre en compte la conscience de la femme
subalterne dans le travail universitaire, notamment féministe, et le fait que la
prise en compte de cette conscience passe nécessairement par l’attribution d’une
subjectivité à cette femme subalterne. Or cette attribution de subjectivité,
similaire à celle que Spivak décèle chez Deleuze et Foucault, est apparemment
conçue comme une violence épistémique en elle-même : elle est une violence
épistémique parce qu’elle impose une structure occidentale et particulière à la
conscience de la femme subalterne, une structure qui n’est pas la sienne. Par
conséquent, toute tentative de parler de la femme subalterne et de la faire parler
passe par une trahison de ce qu’elle est à travers l’attribution de subjectivité.
Dans un domaine aussi délicat, il n’est pas facile de poser la question de la conscience de la femme
subalterne […]. Bien que tous les projets féministes ou antisexistes ne soient pas réductibles à celui-ci,
l’ignorer constitue un geste politique inavoué qui a une longue histoire et collabore avec un certain
radicalisme masculin qui invisibilise la place de l’enquêteur. En s’efforçant de parler au sujet
historiquement rendu muet de la femme subalterne (au lieu de l’écouter et de parler pour lui), l’intellectuelle
15
postcoloniale « désapprend » le privilège féminin .

Il y a donc contradiction du point de vue du chercheur ou de la chercheuse


entre la volonté d’avancer la connaissance et cette violence épistémique qui
l’empêche. Selon Spivak, ne pas prendre en compte cette violence épistémique
et cette trahison est du même ordre que l’hypothèse d’une possible position
transcendantale du chercheur.
L’analyse de Spivak est importante pour nous à plusieurs titres. Le premier,
c’est qu’elle manifeste la difficulté de tout travail sur la soumission en tant qu’il
est un travail sur l’expérience vécue de ceux ou celles qui n’ont pas la parole. En
effet, comme on l’a vu, tout travail qui porte sur des opprimés, des subalternes,
c’est-à-dire des gens sur qui une forme de domination s’exerce, se confronte à un
problème que l’on peut qualifier d’un problème de sources au sens large. La
structure même de la domination implique que les personnes dominées sont, au
moins dans une certaine mesure, privées de l’accès à la parole. Cette privation
peut être le fait d’obstacles directs (le fait de ne pas avoir accès à la scolarisation
ou à des moyens d’expression), mais elle peut aussi être indirecte et résulter du
fait que la voix des personnes concernées est rendue inaudible par les conditions
mêmes du discours.
Plus intéressant encore, l’analyse de Spivak montre que les conditions ne sont
jamais réunies pour que l’expérience des subalternes soit transmise ou rendue
par le travail universitaire sans être intrinsèquement trahie par cette traduction.
Le même problème se pose dans le cadre d’un travail sur la soumission : tout
d’abord, il y a un risque d’essentialisation de la personne dont on décrit
l’expérience. En effet, dire de l’expérience d’une femme dans une certaine
situation qu’elle est une expérience de soumission, c’est prendre le risque de
faire de cette femme une femme dont l’essence est d’être soumise. Le second
aspect du même problème est la question, plus profonde encore, de la nécessaire
trahison de l’expérience de la soumission par sa mise en mots dans un travail qui
se veut, par définition, un vecteur d’affranchissement. Il semble que la seule
solution, qui n’en est pas une, à ce problème constant se trouve dans la phrase de
Spivak lorsqu’elle écrit : « l’intellectuelle postcoloniale “désapprend” le
privilège féminin 16 ». Il s’agit de s’efforcer de désapprendre systématiquement
son privilège – sans que, par privilège, l’on présume ne pas être en prise soi-
même à des expériences de soumission.

La soumission des femmes est donc très difficile à analyser
philosophiquement : dans la mesure où elle renvoie à une expérience
quotidienne, elle échappe sans cesse à l’analyse ; en tant qu’elle nécessite un
renversement de la perspective sur le pouvoir, elle semble impossible puisque,
d’un côté, elle ne peut être faite que par les opprimée·s et, de l’autre côté, elle est
hors de leur portée puisque l’oppression consiste précisément à les empêcher de
parler de leurs expériences et de les analyser.
5 L’expérience de la soumission

Face aux problèmes, en apparence insolubles, que pose une analyse de la


soumission, on serait tenté de « rendre son tablier », mais Beauvoir nous indique
un chemin original qui permet de faire voir, enfin, ce qu’est cette soumission.

Une position privilégiée

La première originalité de Beauvoir consiste à dire qu’elle est dans une


certaine position qui lui permet de donner à voir la soumission et, plus
généralement, l’expérience des femmes, comme on ne l’a jamais vue. En effet,
Beauvoir est une femme et cette qualité qui est la sienne est la première qui vient
à l’esprit quand elle cherche à se définir (on a vu que c’est d’ailleurs pour
pouvoir, ensuite, penser ce qu’elle est, qu’elle écrit Le Deuxième Sexe). Mais ce
n’est pas seulement parce qu’elle est une femme qu’elle peut faire apparaître la
condition féminine. Si hommes comme femmes sont à la fois juge et partie, «
pour élucider la situation de la femme, ce sont encore certaines femmes qui sont
le mieux placées ». Elle considère que certaines femmes, dont elle fait partie,
sont dans une situation singulière : elles sont femmes et, en même temps, elles «
n’ont jamais eu à éprouver leur féminité comme une gêne ou un obstacle » tant
et si bien que d’un côté elles connaissent « plus immédiatement ce que signifie
pour un être humain le fait d’être féminin » et d’un autre côté, elles ont face à
cette question une forme de détachement qui, selon Beauvoir, leur « permet
d’espérer que [leur] attitude sera objective », elles « peuvent s’offrir le luxe de
l’impartialité 1 ». Beauvoir insiste sur cette position privilégiée dans ses
mémoires :
Non ; loin de souffrir de ma féminité, j’ai plutôt cumulé, à partir de vingt ans, les avantages des deux sexes ;
après mon entourage me traita à la fois comme écrivain et comme femme ; ce fut particulièrement frappant
en Amérique : dans les « parties », les épouses se réunissaient et parlaient entre elles tandis que je causais
avec les hommes, qui me manifestaient cependant plus de courtoisie qu’à leurs congénères. Je fus
encouragée à écrire précisément par cette situation privilégiée. Elle m’a permis de m’exprimer en toute
2
sérénité .

On peut évidemment avoir quelques doutes sur le fait que Beauvoir aurait été
de tout temps traitée par ses compagnons comme une égale et, plus encore, sur
l’idée qu’elle n’aurait jamais éprouvé la féminité comme un obstacle, que
démentent de nombreux passages de ses Mémoires d’une jeune fille rangée.
Néanmoins, la façon dont elle répond au problème du point de vue est très
intéressante : par sa position de femme, elle a grandi dans un monde de femmes,
elle a une expérience en première personne de ce que cela fait d’être une femme
et elle a eu un accès plus direct que la plupart des hommes à différentes
expériences féminines. Son éducation, la vie d’intellectuelle qu’elle mène, sa
situation d’écrivain lui ouvrent une possibilité qui n’est pas de celles qu’ont
habituellement les femmes.
Comme elle le dit quand elle explique pourquoi les femmes ont tant de mal à
être des génies créateurs, la création est une « tentative pour fonder à neuf le
monde sur une liberté humaine : celle du créateur ; il faut d’abord se poser sans
équivoque comme une liberté pour nourrir pareille prétention 3 ». Il faut une
confiance très grande dans la légitimité de sa place dans le monde pour pouvoir
avoir la prétention nécessaire à la création. Or Beauvoir est dans une situation
singulière : son éducation et ses qualités propres lui ont donné la possibilité
d’une telle prétention, alors qu’elle est habituellement fermée aux femmes. En
général, les femmes, en raison de la domination masculine, n’ont pas la
possibilité ni même l’idée de s’exprimer tant leur expérience est jugée par
avance négligeable. Beauvoir est une femme, mais, en raison notamment des
problèmes financiers de son père, on l’a laissée étudier comme un homme et
exceller comme un homme, au point qu’elle est à la fois femme dans son
expérience et homme dans le sens qu’elle a de l’importance de son existence
dans le monde.
Il est donc clair que Beauvoir se situe à l’intersection improbable d’une
situation sociale d’opprimée qui lui donne accès à une certaine vérité,
habituellement masquée, de la réalité sociale, et d’un privilège social qui lui
permet de réfléchir, d’écrire, et d’être lue et entendue. Cette double position lui
permet de ne pas être réduite au silence comme les subalternes de Spivak, de
pouvoir exprimer une vision du monde et, en même temps, de pouvoir faire
apparaître des aspects de la vie que les philosophes hommes ne peuvent ou ne
veulent pas voir.
En effet, comme on l’a vu, la vie ordinaire échappe souvent à la philosophie
non seulement parce qu’elle semble trop médiocre pour que les philosophes s’y
intéressent mais parce qu’ils sont, par leur position sociale, à l’abri de cet
ordinaire. Par exemple, les études d’épistémologie féministe, qui étudient, entre
autres, la façon dont les hommes et les femmes ont accès à des connaissances
différentes, montrent la chose suivante : de même qu’un mécanicien voit mieux
qu’un non-mécanicien les problèmes mécaniques d’un moteur qu’il regarde, les
femmes voient certaines choses que les hommes ne voient pas en raison de la
division genrée du travail domestique. Comme les femmes sont préposées au
rangement et au nettoyage, elles voient, par exemple, les chaussettes sales que
les hommes ne remarquent même pas. Ce n’est pas qu’elles seraient
naturellement plus capables de percevoir le linge à laver ni que les hommes
soient aveugles aux tâches ménagères, mais la perception a une dimension
sociale sur laquelle le partage genré des tâches influe.
En tant que femme et dans la mesure où les femmes sont traditionnellement
préposées à la vie domestique, Beauvoir fait donc apparaître la vie ordinaire
dans toute sa complexité, depuis les problèmes philosophiques que posent le
ménage et la cuisine, jusqu’aux enjeux que constituent la menstruation ou la
puberté dans l’expérience du corps. Enfin, plus spécifiquement, cette position
spécifique permet à Beauvoir de saisir de manière particulièrement aiguë la
soumission féminine : alors qu’en tant que femme, elle distingue chez elle et
chez les femmes qui l’entourent les plaisirs du dévouement, de l’abdication, en
tant qu’intellectuelle existentialiste pour qui la liberté est la valeur cardinale, elle
est scandalisée par le spectacle de la soumission féminine. Cette tension entre la
tentation de la soumission, qu’elle souligne par exemple en elle-même dans les
Mémoires d’une jeune fille rangée, et le réflexe de rejet et de condamnation de la
soumission, qui apparaît à de multiples reprises lorsqu’elle décrit par exemple la
femme d’intérieur dans Le Deuxième Sexe, est précisément ce qui lui permet de
faire surgir la soumission dans sa complexité et d’en appeler l’analyse.

Une méthode phénoménologique originale

Si sa position lui permet de voir et de faire voir l’expérience des femmes, et


celle qu’elles font de la soumission en particulier, d’une façon résolument
nouvelle, il lui faut également proposer une méthode adaptée pour résoudre les
problèmes posés à la fois par l’ordinaire et par l’analyse ascendante du pouvoir.
Pour ce faire, Beauvoir s’inspire de la phénoménologie 4, qui est à la fois un
courant et une méthode philosophique. Si d’autres philosophes utilisent le terme
avant lui, la phénoménologie comme discipline naît avec le philosophe allemand
Edmund Husserl à la fin du XIXe siècle et se développe, dans de nombreuses
directions, y compris des directions contradictoires, tout au long du XXe siècle.

L’héritage du cocktail à l’abricot


Quand Husserl fonde la phénoménologie, son ambition est de proposer une
science de l’expérience subjective par laquelle la philosophie retournerait aux
choses mêmes. Pour ce faire, Husserl s’intéresse à la façon dont la conscience
est vécue, c’est-à-dire à la conscience en première personne. Par exemple, il
s’agit de se demander ce que c’est que de voir, d’entendre, de ressentir, mais
aussi de marcher, de parler, pour le sujet qui vit cette expérience. Beauvoir
raconte dans ses mémoires la première fois que Sartre et elle ont entendu parler
de Husserl : Raymond Aron, qui revenait d’un séjour à Berlin où il avait
découvert Husserl, pointe le cocktail à l’abricot qui se trouve en face de lui et dit
à Sartre : « Tu vois, mon petit camarade, si tu es phénoménologue, tu peux parler
de ce cocktail, et c’est de la philosophie ! » Cet épisode donne à Sartre la
conviction que la phénoménologie est la méthode qui va lui permettre de « parler
des choses, telles qu’il les touchait, et que ce fût de la philosophie ». Pour lui
comme pour Beauvoir, il va devenir possible d’« affirmer à la fois la
souveraineté de la conscience et la présence du monde » 5.
Au-delà de l’anecdote, Beauvoir retient de Husserl plusieurs choses :
premièrement, la phénoménologie étudie les expériences vécues et montre
qu’elles permettent d’accéder à quelque chose de la signification du monde.
Beauvoir adopte cette idée en donnant au second volume du Deuxième Sexe le
titre « L’Expérience vécue », qui est la traduction directe du concept husserlien
d’Erlebnis. Le message est clair : il va s’agir pour elle d’étudier les expériences
vécues par les femmes pour accéder au sens qu’a la réalité « femme » dans le
monde. C’est à partir des multiples expériences qu’elle compile et qu’elle
analyse qu’on va pouvoir comprendre ce que c’est qu’une femme, non plus
seulement depuis la perspective des hommes – qui est la seule perspective
habituellement envisagée – mais depuis la perspective et l’expérience des
femmes.
Le second enseignement que Beauvoir retient de Husserl, indissociable de
cette focalisation sur l’expérience vécue, est la place centrale de la première
personne. La phénoménologie sous toutes ses formes s’intéresse à la conscience
et à l’expérience en tant qu’elles sont des expériences en première personne, des
expériences faites par un sujet et analysées du point de vue de ce sujet. Une des
idées centrales de la phénoménologie est que tout acte de conscience est un acte
intentionnel, c’est-à-dire qu’il est dirigé vers le monde. Dans le contexte d’une
réflexion sur ce que cela peut signifier d’être une femme, le recours à la première
personne a un sens particulier : comme le montre Beauvoir dans le premier
volume, une des façons dont s’est manifestée la transformation par l’homme de
la femme en un Autre vient de la façon dont les hommes se sont approprié
l’objectivité et la troisième personne. C’est donc un acte fort, féministe en lui-
même, que d’adopter cette première personne.
Enfin, c’est grâce à Husserl et ses héritiers que Beauvoir parvient à faire surgir
un des éléments importants de toute philosophie de l’ordinaire : le rôle du corps.
Husserl, dans les Ideen II, part du fait qu’il y a deux manières de faire
l’expérience des corps matériels, comme de simples choses physiques ou comme
des corps vivants. Alors que la science considère les corps matériels comme de
simples choses physiques – on se demande par exemple en physique à quelle
vitesse un corps se déplace dans l’espace, on mesure cette vitesse, on en établit
des lois –, l’attitude naturelle conçoit le corps comme vivant, ce qui est une
conception radicalement différente de la conception scientifique. Le corps vivant
se distingue des corps physiques de quatre manières différentes : le corps vivant
apparaît comme un champ de sensations, comme le point de départ de tout
mouvement spontané, il fonctionne comme le point fixe de notre orientation
dans l’espace et il prend part à des relations causales. Dans des travaux
ultérieurs, Husserl donne une liste de problèmes phénoménologiques à étudier :
il mentionne le problème de la mort et de la naissance, le problème de
l’inconscient, le problème de l’historicité et de la vie sociale et enfin ce qu’il
nomme « le problème des sexes 6 ». Dans la place qu’elle donne au corps vécu
dans son analyse, sur laquelle on reviendra, Beauvoir s’inscrit clairement dans la
filiation méthodologique mais aussi thématique du dernier Husserl et de ses
héritiers, au premier rang desquels Maurice Merleau-Ponty.

L’originalité de la méthode beauvoirienne


À partir de cet héritage, Beauvoir met au point dans Le Deuxième Sexe une
méthode phénoménologique qui consiste à accorder une place décisive à la
description de multiples premières personnes. À la fin de l’introduction du
Deuxième Sexe, elle se fixe la tâche de « décrir[e] du point de vue des femmes le
monde tel qu’il leur est proposé 7 ». Si le premier volume, consacré à la façon
dont la femme a été constituée comme Autre par les hommes, permet de
comprendre comment la soumission en vient à apparaître comme un destin de la
femme, le second volume a pour objet de décrire cette soumission du point de
vue de l’expérience vécue des femmes. À ce titre, Le Deuxième Sexe constitue
une source d’une inestimable importance pour qui s’intéresse à la soumission
des femmes et à leur éventuel consentement à cette soumission, puisqu’il
constitue la première analyse phénoménologique de la soumission des femmes.
Cette analyse permet de lever une fois pour toutes le soupçon d’une approche
paternaliste, surplombante ou impérialiste de la soumission : avec l’analyse
beauvoirienne, il apparaît clairement que la soumission n’est pas le fait de
pauvres femmes indiennes privées de tout, de femmes musulmanes qui
manifesteraient par leur port du voile la faiblesse de leur désir de liberté. Au
contraire, en proposant une phénoménologie de l’expérience vécue de la
soumission par toutes les femmes, à tous les âges, dans toutes les situations,
Beauvoir met en évidence le caractère généralisé et presque universel de la
soumission féminine. Ce caractère ne provient pas d’un goût universel des
femmes pour la soumission mais du fait – que le premier volume a établi – que
le monde dans lequel les êtres humains de sexe féminin naissent est toujours déjà
structuré par une norme de la féminité qui est une norme de soumission.
Le second volume du Deuxième Sexe est surprenant pour qui est habitué à lire
des ouvrages de philosophie : pendant plus de six cents pages, Beauvoir compile
expérience personnelle, extraits d’ouvrages littéraires et scientifiques,
témoignages, dans un luxe de faits et de détails, pour proposer une description
du « destin traditionnel de la femme » :
Comment la femme fait-elle l’apprentissage de sa condition, comment l’éprouve-t-elle, dans quels univers
8
se trouve-t-elle enfermée, quelles évasions lui sont permises, voilà ce que je chercherai à décrire .

La description de la condition des femmes est conçue par Beauvoir comme le


préalable nécessaire pour toute pensée de l’émancipation des femmes 9.
Cette description est profondément originale à trois niveaux : premièrement,
elle décrit la vie des femmes, dans sa complexité et sa diversité, ce qui n’avait
jamais été fait jusque-là. Deuxièmement, elle est originale parce qu’elle décrit
non pas leur vie depuis un point de vue extérieur mais leur vie telle qu’elles la
vivent. En général, et comme l’a montré le premier volume, la vie des femmes
n’est analysée ou commentée que du point de vue des hommes. C’est toujours
comme objets – objets d’étude et objets sexuels – que les femmes sont
envisagées. Dans Le Deuxième Sexe, pour la première fois les femmes
apparaissent comme une multiplicité de sujets. Pour ce faire, Beauvoir est
phénoménologue en ce qu’elle s’appuie sur les expériences faites en première
personne, mais elle est une phénoménologue originale parce qu’elle multiplie les
sources de récit à la première personne.
Cette caractéristique est indissociable du troisième niveau d’originalité, qui
tient à la position de Beauvoir elle-même. À la différence de Sartre et d’autres
phénoménologues, Beauvoir n’utilise pas la première personne pour décrire
l’expérience vécue des femmes et par là signifie clairement que ce n’est pas de
son expérience individuelle qu’il est question. Contrairement à ce que sous-
entendait l’écrivain François Mauriac en écrivant à Roger Stéphane,
collaborateur des Temps modernes, « J’ai tout appris sur le vagin de votre
patronne 10 », Beauvoir utilise la troisième personne pour décrire ces expériences
de femmes et la sévérité avec laquelle elle les juge parfois montre que ces
descriptions ne sont pas un travail autobiographique. Elles proviennent d’une
recherche minutieuse portant sur une multiplicité de journaux intimes, de
mémoires de femmes illustres, d’études de psychologie et de sociologie. En
même temps, à la différence du sociologue, par exemple, qui est généralement
dans une position d’extériorité avec ce qu’il décrit, il est très clair – et elle le
revendique – que Beauvoir est juge et partie. Lorsqu’elle décrit la vie
quotidienne de la femme au foyer ou l’expérience de la maternité, elle ne décrit
pas des expériences qui sont les siennes et ce volume est le fruit d’un très grand
travail de documentation. En revanche, son expérience personnelle est une des
sources sur lesquelles elle fonde sa description. On le voit par exemple lorsqu’on
met en regard les développements qu’elle propose sur les rêves que la jeune fille
fait du prince charmant dans Le Deuxième Sexe et la façon dont Beauvoir
raconte, dans les Mémoires d’une jeune fille rangée, ses propres fantasmes
d’adolescente.
L’originalité de Beauvoir est ici flagrante : les analyses qu’elle propose ne
relèvent ni de la simple généralisation à partir d’une expérience individuelle –
comme c’est souvent le cas dans la phénoménologie sartrienne par exemple –, ni
d’une analyse scientifique, à distance, objective, de l’expérience des autres.
Beauvoir utilise ses expériences personnelles, les expériences de ses amies et ses
11
observations de la vie quotidienne , ainsi que des œuvres littéraires et des
études scientifiques pour généraliser à partir d’une multiplicité de vies et
d’expériences en première personne et faire apparaître des expériences-type, des
figures-type. Son propos n’a donc ni les travers d’une analyse subjectiviste et
particulière, ni ceux de l’analyse masculine qui fige les expériences dans
l’hypothèse d’une essence féminine. Contre un « éternel féminin » qui se veut
universalisant, fixe, anhistoricisant, Beauvoir fait surgir des expériences
singulières qui, mises côte à côte, ne sont pas des cas particuliers, mais des
déclinaisons singulières de l’expérience en première personne de ce que c’est
qu’une femme. Cette multiplication de points de vue est importante, notamment
parce qu’elle permet de gommer les particularités de tel ou tel individu, de telle
ou telle situation, pour faire émerger une expérience plus générale. La
phénoménologie pour Beauvoir n’a pas pour fonction, comme c’est le cas,
quoique de manière différente, chez Husserl, Heidegger et Sartre, de proposer
une philosophie de la connaissance ou du monde en tant que tel, elle est mise au
service d’une analyse d’une situation spécifique, celle des femmes, à laquelle il
est impossible d’avoir accès autrement que par la description des expériences en
première personne.
Beauvoir tient ensemble la méthode phénoménologique et une approche
marxiste du monde social et met ainsi au point une méthode qui lui permet de
rendre compte de la façon dont la situation des femmes est vécue par celles-ci.
Elle emprunte à Heidegger l’idée que la situation des individus a toujours déjà
une signification, sur laquelle ils n’ont que partiellement le contrôle. Elle refuse
12
de se contenter du strict point de vue de l’individu lui-même puisqu’elle
multiplie au contraire les sources : en proposant différentes expériences vécues
de la même situation, elle montre que cette situation est un donné, un destin, face
auquel la femme doit prendre position. En s’intéressant à l’influence du cadre
13
légal et des structures économiques sur la situation des femmes, elle prend au
sérieux l’idée marxiste de la nécessité d’une analyse de l’infrastructure et de la
superstructure pour comprendre les rapports interindividuels, sans pour autant
14
renoncer à la dimension existentielle de ces rapports . Beauvoir, dans ce second
volume, propose donc une phénoménologie qui lui est propre, qui résulte de son
appropriation des différentes composantes de la phénoménologie existentielle et
qui lui permet de résoudre les problèmes méthodologiques d’une approche de la
soumission des femmes.

Pourquoi la phénoménologie ?

La méthode phénoménologique permet à Simone de Beauvoir de proposer une


analyse de la soumission des femmes qui ne reproduise pas le geste masculin
d’objectification et qui réponde au moins en partie au problème que pose la
réduction au silence de la voix des dominés. D’une part, la méthode
phénoménologique elle-même permet d’adopter une perspective non pas
descendante mais ascendante sur les expériences des acteurs, d’autre part, elle
permet de faire surgir des régularités et, implicitement, de montrer aux femmes
que leur expérience personnelle, qu’elles croyaient singulière, est en réalité
largement partagée, que le personnel est politique.

Le silence des opprimé.e.s


S’interroger sur la soumission, comme nous l’avons vu, consiste à analyser la
relation de domination depuis le point de vue de celui ou celle qui s’y trouve
dans une position d’infériorité. Cela consiste donc, en partie, à se demander
comment cette position d’infériorité est vécue et analysée. Or, on l’a vu, fournir
une approche bottom-up de l’expérience de gens que leur situation d’opprimé.e.s
réduit au silence est un casse-tête méthodologique 15.
L’adoption par Beauvoir de la méthode phénoménologique lui permet de se
sortir de ce casse-tête 16. En effet, comme en témoignent aujourd’hui les usages
de la phénoménologie par des travaux de sciences humaines, la phénoménologie
inverse le mouvement usuel de l’analyse. Là où le chercheur cherche
habituellement des régularités objectives entre les individus, là où il se méfie de
toute subjectivité qui obscurcirait la neutralité de sa perspective, le
phénoménologue fonctionne de la façon inverse : il part de son expérience
personnelle ou des expériences subjectives d’autres individus et, à partir de ses
expériences intérieures, il procède à un mouvement d’analyse conçu comme un
mouvement d’extériorisation. Comme le montrent Bruno Frère et Sébastien
Laoureux dans l’ouvrage qu’ils ont consacré à l’usage de la phénoménologie en
sciences humaines, cet usage
répond un peu partout dans les sciences humaines au désir de rompre avec des approches surplombantes du
monde, des espaces, des sujets. En deçà des grandes structures qui font la vie (de l’inconscient, du social, du
politique), l’on cherche à saisir ce qui fait sens ici et maintenant, avant de postuler l’existence des cadres
généraux qu’il s’agirait de mettre au jour. Le singulier est gros de l’universel mais pour le montrer il
convient de plonger dans les vécus humains qui se tissent de rapports immédiats au corps, aux animaux, aux
choses et aux autres. La phénoménologie semble être la perspective la plus pertinente pour décortiquer dans
17
toute leur finesse la matière de ces vécus et leur teneur généralisable .

Ainsi, en reproduisant de nombreux témoignages qu’elle a récoltés dans des


entretiens personnels, dans des mémoires, dans des textes littéraires, dans des
textes scientifiques, Beauvoir parvient dans une certaine mesure à faire surgir
avec la phénoménologie la voix, habituellement réduite au silence, des femmes
soumises.

La structure sociale
Pour autant, Beauvoir utilise la phénoménologie d’une manière originale,
puisqu’elle ne se contente pas de lui donner le statut de révélateur des
expériences individuelles : la phénoménologie lui permet justement de montrer
comment fonctionnent les « grandes structures qui font la vie » et comment elles
sont vécues par les individus. Beauvoir tient ainsi ensemble l’individu et la
structure dans un constant va-et-vient : dans le second volume, la
phénoménologie est mise au service d’une exploration du destin traditionnel des
femmes, c’est-à-dire de la façon dont elles sont structurées comme individus par
la domination masculine.
La phénoménologie est mise au service à la fois d’une démarche inductive
ascendante – comprendre à partir de cas particuliers la situation générale de la
femme –, mais aussi d’une démarche descendante – comprendre la façon dont la
situation générale de la femme influe sur les expériences vécues des femmes
particulières. Le premier volume, intitulé « Les Faits et les Mythes », répond à la
question « qu’est-ce qu’une femme ? » du point de vue habituel, celui qui
considère la femme comme l’Autre, c’est-à-dire le point de vue masculin. Le
second volume, « L’Expérience vécue », s’ouvre sur un changement complet de
perspective et de point de vue, puisque Beauvoir se sert de la phénoménologie
pour analyser ce que cela fait d’être une femme. L’adoption de ces deux points
de vue se justifie par l’idée que la question d’essence « qu’est-ce qu’une femme
? » ne peut pas trouver de réponse abstraite, en dehors de la société dans laquelle
elle est posée. On ne peut pas concevoir de sujet transcendantal situé en dehors
de la différence sexuelle et qui pourrait l’analyser objectivement. Ce qu’est une
femme, dans le contexte de domination masculine dans lequel Beauvoir écrit et
se situe, c’est ce qu’est une femme pour les hommes et ce que cette conception
des hommes fait aux femmes. Beauvoir explique ainsi cette dualité de point de
vue dans l’introduction :
Aussi commencerons-nous par discuter les points de vue pris sur la femme par la biologie, la psychanalyse,
le matérialisme historique. Nous essaierons de montrer ensuite positivement comment la « réalité féminine
» s’est constituée, pourquoi la femme a été définie comme l’Autre et quelles en ont été les conséquences du
point de vue des hommes. Alors nous décrirons du point de vue des femmes le monde tel qu’il leur est
proposé ; et nous pourrons comprendre à quelles difficultés elles se heurtent au moment où, essayant de
s’évader de la sphère qui leur a été jusqu’à présent assignée, elles prétendent participer au mitsein
18
humain .

La phénoménologie, dans le second volume, permet de mettre en lumière


deux phénomènes à la fois : la façon, descendante, dont le point de vue des
hommes structure l’expérience vécue des femmes, mais aussi, par induction, la
réalité de l’expérience de la soumission. Soit ce qu’est la soumission et comment
cette soumission s’inscrit dans les corps, dans les pensées, dans les sentiments,
en somme dans l’expérience vécue des femmes à partir de la structuration
externe de leur situation d’Autre absolue par les hommes.
Ce point est sans doute un des points les plus complexes et aussi les plus
intéressants de l’appropriation beauvoirienne de la phénoménologie : Beauvoir
ne se contente pas de décrire, comme le ferait une sociologue, la condition des
femmes ni même leur expérience vécue. La femme qui est décrite dans chaque
chapitre n’est pas une sorte de généralisation des femmes particulières qui se
trouvent dans cette situation ; ce qui est décrit dans chaque chapitre, c’est en
quelque sorte le « on » heideggérien de chacune de ces situations, c’est-à-dire la
façon dont, selon les normes sociales en vigueur, la femme devrait se comporter
et la façon dont elle devrait faire l’expérience de sa situation. Certes, ce qu’elle
décrit correspond aussi à la façon dont en moyenne les femmes se comportent
mais c’est précisément parce que toute norme sociale, si elle fonctionne comme
norme au sens prescriptif, finit par décrire ce qu’il y a de statistiquement normal.
Cependant, dans la perspective beauvoirienne, il est très important de garder à
l’esprit le fait que les expériences décrites sont celles qui sont imposées aux
femmes et non celles que les femmes vivent, même si, dans les faits, ces
expériences se recoupent ou sont identiques. En effet, le fait que Beauvoir
conçoive clairement les chapitres des trois premières parties du second volume
comme la description d’un destin imposé aux femmes et dans lequel elles sont
toujours déjà jetées justifie aux yeux de Beauvoir qu’elle porte un jugement sur
ces expériences.
Comme le travail ménager s’épuise à maintenir un statu quo, le mari en rentrant chez lui remarque le
désordre et la négligence, mais il lui semble que l’ordre et la propreté vont de soi. Il porte un intérêt plus
positif au repas bien préparé. Le moment où triomphe la cuisinière, c’est celui où elle pose sur la table un
plat réussi : mari et enfants l’accueillent avec chaleur, non seulement avec des mots mais en le consommant
joyeusement. […] C’est seulement dans la bouche de ses convives que le travail de la cuisinière trouve sa
vérité ; elle a besoin de leurs suffrages ; elle exige qu’ils apprécient ses plats, qu’ils en reprennent ; elle
s’irrite s’ils n’ont plus faim : au point qu’on ne sait plus si les pommes de terre frites sont destinées au mari
ou le mari aux pommes de terre frites. Cette équivoque se retrouve dans l’ensemble de l’attitude de la
19
femme d’intérieur .

Dans cette description, la ménagère apparaît comme un peu ridicule, elle a des
attentes surdimensionnées, elle réagit de manière disproportionnée, et
l’équivoque de son comportement semble un peu moquée par Beauvoir. C’est
seulement lorsque l’on comprend la spécificité de son usage de la
phénoménologie que le fait que, de manière récurrente, Beauvoir semble juger
ces femmes prend sa réelle signification : certes Beauvoir adopte une position
d’extériorité, mais cette position n’est pas une position de supériorité. Beauvoir
ne juge pas des femmes réelles qui se mentent à elles-mêmes ; elle juge
sévèrement le comportement des femmes qui est prescrit par la structuration par
les hommes de la destinée des femmes.

La soumission est un destin


À cet égard, la méthode phénoménologique permet de faire surgir un point
décisif et pour l’analyse beauvoirienne et pour notre enquête : en analysant le
destin traditionnel des femmes, Beauvoir montre que les femmes sont, à tout
âge, dans toute situation, destinées à la soumission par les hommes. Beauvoir
échappe donc au problème, apparemment insoluble, de savoir quelle extériorité
épistémologique permettrait de savoir qui est soumis et qui ne l’est pas, qui est
authentique et qui ne l’est pas. Beauvoir, au contraire, fait surgir par le luxe de
détails, de faits, d’expériences entrecroisées l’évidence suivante : le point
commun à toutes les figures de la femme qu’elle étudie, chapitre après chapitre,
est l’ambiguïté de l’existence des femmes et la contradiction permanente entre la
liberté qu’elles ont en tant qu’êtres humains et la réduction au statut d’objet et
d’Autre absolu à laquelle les réduit la domination masculine. Devant cette
contradiction partagée par toutes les femmes, la soumission est l’attitude
prescrite par la situation dans laquelle les femmes se trouvent. À cet égard, la
soumission n’apparaît pas comme un phénomène exceptionnel, comme un écart
par rapport à la norme, mais au contraire comme l’attitude prescrite pas le « on
», par la norme sociale. Quand on est une femme, on se soumet.

L’expérience de toutes les femmes ?

Devant cette méthode phénoménologique, un soupçon s’élève cependant : les


généralisations que propose Beauvoir sont-elles aussi valables qu’elle le laisse
entendre ? L’histoire du féminisme est souvent schématisée par la métaphore de
« vagues » : à la première vague féministe, à la fin du XIXe siècle et au début du
XXe siècle, pour qui le combat central était le droit de vote des femmes, a
succédé une seconde vague, à laquelle Le Deuxième Sexe donne naissance, qui
se préoccupe de l’égalité des sexes, et en particulier du droit des femmes à ne
plus être cantonnées à la sphère domestique. Or cette deuxième vague est, à
partir des années 1970, fortement critiquée par des féministes – que l’on appelle
la troisième vague – qui en attaquent l’aveuglement devant la diversité des
situations des femmes. Selon les féministes de cette troisième vague, les
féministes qui les précèdent, qui sont généralement des femmes blanches,
occidentales et d’un milieu social favorisé, ont tendance à considérer que toutes
les femmes ont une expérience commune du simple fait d’être des femmes, alors
que cette expérience est celle des femmes blanches occidentales qu’elles sont.
Au contraire, les féministes de la troisième vague revendiquent la nécessité
d’une approche intersectionnelle 20, qui prenne en compte la diversité des
oppressions, fondées sur la race, la classe sociale, le genre, et la façon dont ces
oppressions viennent à s’ajouter les unes aux autres de sorte que les femmes
noires par exemple ne sont pas seulement opprimées en tant que personnes
noires ou en tant que femmes mais subissent une oppression spécifique en tant
que femmes noires.
À ce titre, Beauvoir a été attaquée à plusieurs reprises sur les généralisations
qu’elle opère dans la partie phénoménologique du Deuxième Sexe. Par exemple,
l’anthropologue britannique Judith Okely a accusé Beauvoir d’avoir davantage
proposé une étude anthropologique des femmes du village de Saint-Germain,
dans laquelle Beauvoir se propose implicitement comme un cas exemplaire 21. Il
est clair que Beauvoir méconnaît l’idée même d’intersectionnalité et qu’elle
semble faire systématiquement des hypothèses réductrices sur les femmes : elle
distingue si clairement l’expérience de la femme et l’expérience du Noir qu’elle
ne semble pas envisager l’expérience des femmes noires ; elle considère
qu’avoir un emploi en dehors du foyer est une façon pour la femme d’être libre,
sans voir que dans les classes sociales défavorisées la majorité des femmes
22
travaillent, sans que ce travail ne soit une libération pour elles ; les seules
femmes non occidentales auxquelles elle fait référence sont les femmes vivant
dans les harems, à propos desquelles elle reproduit une vision orientaliste et
clichée.
La force de Beauvoir, cependant, est qu’en dépit de ces faiblesses indéniables,
la puissance d’identification du Deuxième Sexe a fonctionné partout et tout le
temps : c’est vraisemblablement le livre de philosophie qui s’est le mieux vendu
au XXe siècle ; 20 000 exemplaires sont écoulés dès les premières semaines. Le
livre s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires en France et a été traduit
23
dans plus de quarante langues à travers le monde . À partir du moment où
l’ouvrage paraît, Beauvoir reçoit du courrier de lectrices du monde entier. Ces
lettres disent toutes peu ou prou la même chose : la lecture du Deuxième Sexe a
été pour ces lectrices la fin d’une solitude, elle leur a permis de comprendre leur
propre existence et leur féminité. Ces milliers de lettres du monde entier que
Beauvoir reçoit sont importantes pour comprendre ce que permet son analyse
phénoménologique : même si les femmes du monde entier n’ont pas exactement
la même expérience de ce que c’est que d’être une femme, les lectrices de
Beauvoir ont trouvé dans ses descriptions une résonance de leurs propres
expériences. En lisant Beauvoir, ces femmes ont vu, par exemple, que la gêne
qu’elles avaient pu éprouver à se sentir scrutées dans leur nouveau corps de
jeune femme à la puberté était une expérience largement partagée, que la
frustration qu’elles pouvaient ressentir de voir leur famille engloutir si vite le
repas si longuement préparé était commune à tant d’autres. Parce que Beauvoir
situe systématiquement ces expériences comme le produit de la domination des
femmes par les hommes, elle permet aux lectrices de prendre conscience de la
thèse centrale du féminisme depuis la seconde moitié du XXe siècle : le personnel
est politique. Les lectrices prennent conscience du fait que leur expérience
individuelle et singulière a des points communs tellement nombreux avec
l’expérience des autres femmes que décrit Beauvoir qu’elle ne peut pas être
considérée comme une simple expérience singulière et qu’elle relève d’une
situation commune d’oppression. Ce n’est pas parce que leur mari est
particulièrement mauvais ou leurs enfants particulièrement ingrats que leur
existence est telle qu’elle est mais parce qu’elles sont femmes, et à ce titre elles
sont destinées à la soumission, alors qu’en tant qu’êtres humains elles aspirent à
la liberté.

En somme, alors que la soumission semblait être un obstacle à l’analyse
philosophique, Beauvoir met au point une méthode permettant cette difficile
philosophie de l’expérience quotidienne des opprimées. Ce faisant, elle modifie
ce qu’est la philosophie : elle parle à la première personne, elle utilise d’autres
expériences en première personne, y compris les expériences de prostituées, de
femmes anonymes, voix que la philosophie n’avait jamais jusque-là fait surgir.
Elle s’attache à la description de sujets jusqu’alors considérés comme non
philosophiques tant ils sont ordinaires, du ménage à la menstruation, en passant
par le désir féminin. Elle utilise ainsi sa position privilégiée de femme-écrivain
pour montrer que la philosophie ne s’est pas penchée sur ce qui occupe et
préoccupe les femmes, notamment leur soumission.
Son appropriation des phénoménologues, de la philosophie marxiste, de Hegel
est philosophique et originale parce qu’elle est enracinée dans l’expérience
ordinaire qu’elle fait en tant que femme. Or il est important de voir que cette
attention à l’ordinaire a pu aveugler certains sur la dimension philosophique de
son œuvre – selon un raisonnement du type : puisqu’elle décrit la vie ordinaire,
son livre et sa démarche sont ordinaires – , mais c’est également l’originalité de
l’appropriation de Beauvoir, puisqu’elle utilise l’histoire de la philosophie pour
construire des outils afin de proposer une analyse philosophique de la vie
ordinaire des femmes et des hommes. En réalité, Le Deuxième Sexe est un livre
authentiquement philosophique à la fois par sa méthode phénoménologique et
existentielle, son point de départ et son effet : sa lecture fait changer notre
rapport au monde.
6 La soumission est une aliénation

La combinaison de la théorie beauvoirienne de la situation et de sa méthode


phénoménologique lui permet de comprendre le mécanisme par lequel les
femmes en viennent à se soumettre : l’oppression des femmes par les hommes
passe par un processus d’aliénation – de transformation en un Autre – qui est un
processus d’objectification. Les femmes se soumettent aux hommes parce
qu’elles sont toujours déjà considérées comme des objets, et non comme des
sujets, par les hommes et, par conséquent, par elles-mêmes.

L’oppression comme aliénation

Pour comprendre en quoi la condition des femmes est spécifiquement


marquée par la soumission, Beauvoir compare la féminité aux autres
déterminations issues d’oppressions. Elle compare la femme au Noir, au Juif, au
prolétaire, comme à autant de figures constituées par une situation
d’oppression 1. Cette comparaison, on l’a vu, a un aspect problématique, parce
qu’elle nie implicitement la possibilité d’identités multiples 2 : ces figures
semblent impliquer que la Femme serait nécessairement blanche, chrétienne,
bourgeoise. Pour autant, elle a pour fonction de mettre en évidence ce que ces
différentes formes d’oppression ont en commun : l’oppression consiste de la part
des oppresseurs à construire les opprimés comme des autres.

L’oppression ou l’opprimé transformé en « autre »


Pour les philosophes et pour beaucoup de gens de gauche au XXe siècle, un des
meilleurs modèles d’explication de l’oppression se trouve dans la fameuse et
souvent obscure « dialectique du maître et de l’esclave ». Cette expression
renvoie, même si Hegel ne l’emploie pas, à l’analyse qu’il propose des rapports
interindividuels dans la Phénoménologie de l’esprit. Dans la section B de la
Phénoménologie de l’esprit, Hegel explique que pour accéder à la conscience de
soi, on a besoin de la médiation d’autrui. Or, autrui apparaît d’abord de manière
négative, comme une menace. Le soi cherche donc à la fois à détruire autrui et à
obtenir d’autrui une reconnaissance. Cela donne lieu à la fameuse lutte des
consciences pour la reconnaissance : selon Hegel, on peut se représenter ce qu’il
se passe quand deux individus se rencontrent comme une lutte à mort. Dans cette
lutte, un des individus, le valet ou l’esclave selon les traductions, va avoir peur
de mourir et accepter de reconnaître l’autre pour préserver sa vie, tandis que
l’autre, le maître, est reconnu et accède à une forme de liberté. Ce schéma a été
réapproprié par la philosophie marxiste et notamment, dans les années 1930, par
le philosophe Alexandre Kojève qui en propose une interprétation
anthropologique et marxiste dans les cours qu’il donne sur Hegel à Paris, et
l’appelle dialectique du maître et de l’esclave. Kojève montre que la lutte pour la
reconnaissance place paradoxalement l’esclave dans une position plus favorable
que celle du maître : une fois reconnu, le maître a besoin de l’existence de
l’esclave pour que cette reconnaissance perdure alors que l’esclave n’a pas
besoin du maître. En outre, par son travail et par la transformation du monde
qu’il opère ainsi, l’esclave accède à une forme de liberté, indépendamment du
maître, tant et si bien que Kojève voit dans cette dialectique du maître et de
l’esclave le modèle de l’analyse de la lutte des classes : l’esclave crée quelque
chose par son travail, se reconnaît lui-même dans cette création et, ainsi, crée de
nouvelles conditions qui lui permettent de reprendre la lutte pour la
reconnaissance. Dans tous les cas, à partir du moment où l’esclave accepte de
reconnaître le maître comme maître, l’oppression fonctionne de la façon suivante
: le maître conçoit l’esclave comme un autre, c’est-à-dire comme un être d’une
nature radicalement différente de la sienne. Il met fin à toute possibilité de
reconnaissance réciproque en faisant de l’autre homme un esclave.
Beauvoir connaît bien la Phénoménologie de l’esprit, qu’elle a lue pour se
divertir de l’angoisse de la guerre pendant l’été 1940 3, ainsi que les analyses de
Kojève. Dans le Deuxième Sexe, elle s’appuie sur une réutilisation de la lecture
kojévienne du conflit pour la reconnaissance afin de mettre en évidence la
structure générale de l’oppression et la spécificité de la domination des femmes
par les hommes.

La spécificité de la domination masculine : la femme est l’Autre


La structure générale de l’oppression selon Beauvoir est directement héritée
de cette lutte pour la reconnaissance : l’oppression est le mécanisme par lequel
un groupe dominant parvient à constituer un autre groupe comme celui des «
autres », dont l’altérité est soulignée par un sens particulier donné à ce qui
différencie ce groupe. Par exemple, les Blancs vont opprimer les Noirs au nom
de l’âme noire, les Juifs vont être opprimés au nom du caractère juif, les femmes
de l’éternel féminin.
Pourtant, Beauvoir va plus loin. Grâce à une distinction implicite entre l’autre
et l’Autre, elle montre la spécificité de l’oppression des femmes :
Seulement l’autre conscience lui oppose une prétention réciproque : en voyage le natif s’aperçoit avec
scandale qu’il y a dans les pays voisins des natifs qui le regardent à son tour comme étranger ; entre
villages, clans, nations, classes, il y a des guerres, des potlachs, des marchés, des traités, des luttes qui ôtent
à l’idée de l’Autre son sens absolu et en découvrent la relativité ; bon gré, mal gré, individus et groupes sont
bien obligés de reconnaître la réciprocité de leur rapport. Comment donc se fait-il qu’entre les sexes cette
réciprocité n’ait pas été posée, que l’un des termes se soit affirmé comme le seul essentiel, niant toute
relativité par rapport à son corrélatif définissant celui-ci comme l’altérité pure ? Pourquoi les femmes ne
contestent-elles pas la souveraineté mâle ? Aucun sujet ne se pose d’emblée et spontanément comme
l’inessentiel ; ce n’est pas l’Autre qui se définissant comme Autre définit l’Un : il est posé comme Autre par
l’Un se posant comme Un. Mais pour que le retournement de l’Autre à l’Un ne s’opère pas, il faut qu’il se
4
soumette à ce point de vue étranger. D’où vient en la femme cette soumission ?

Il y a une spécificité des rapports entre les hommes et les femmes : les
femmes ne sont pas à la fois sujets et objets, moi et autre, comme le sont tous les
autres individus. Il n’y a pas de réciprocité dans l’aliénation. Les femmes sont
toujours l’Autre parce qu’elles sont soumises. À la question « qu’est-ce qu’une
femme ? », la réponse est donc « la femme c’est l’Autre » et la femme est
l’Autre parce qu’elle se soumet à l’homme. Répondre réellement à la question «
qu’est-ce qu’une femme ? » c’est donc répondre à la question « d’où vient en la
femme cette soumission ? ».
Selon les analyses hégéliennes et post-hégéliennes, autrui m’apparaît comme
un autre par rapport à l’un que je suis et, surtout, me fait prendre conscience que
je suis un « autre » pour autrui. Pour autant, la vie quotidienne fait sans cesse
apparaître la dimension relative et réciproque de cette altérité. Comme le
montrait déjà Sartre dans ses analyses du regard, je vois bien que l’autre se
perçoit comme un et me perçoit comme un autre, je suis donc un autre pour
autrui, un sujet pour moi. En revanche, la femme est constituée par l’homme
comme l’Autre, c’est-à-dire comme une altérité absolue et non relative.

Un rapport non dialectique


Le caractère absolu de l’altérité que manifeste la majuscule est décisif, parce
qu’il implique qu’il n’y a pas de dialectique, c’est-à-dire d’évolution, possible
dans le rapport hommes/femmes 5. En effet, la très grande fréquence de
l’identification de la femme à une esclave dont l’homme est le maître, les
références à Hegel et le fait qu’elle qualifie l’existence de la femme de «
dialectique » à de nombreuses reprises pourraient faire penser que Beauvoir
identifie la relation entre homme et femme à la dialectique maître/esclave. En
réalité, la situation des femmes rend impossible une telle dialectique. Dans la
dialectique hégélienne, tant le problème de la reconnaissance que le mouvement
dialectique proviennent de l’égalité initiale des individus. Les deux individus
cherchent la reconnaissance d’autrui, l’un renonce à cette reconnaissance par
peur de la mort et accorde sa reconnaissance à l’autre qui devient de ce fait son
maître 6. Le mouvement dialectique se met ensuite en place parce que le maître,
qui est apparemment victorieux, se tient dans l’impasse produite par sa victoire :
il n’est reconnu que par l’esclave, il dépend donc de celui qu’il a dénié comme
égal. L’esclave, en revanche, trouve une façon de surmonter la dénégation et
l’asservissement qu’il subit : le travail. Par le travail manuel, il peut transformer
la nature et ainsi s’émanciper autant du maître que de la nature ; par son travail,
l’esclave prend conscience de lui-même d’une façon qui le libère et qui lui
donne une forme d’indépendance, alors que le maître a besoin de l’esclave pour
pouvoir être le maître. Selon Beauvoir, au contraire, la femme est toujours déjà
constituée comme une inférieure :
Il n’y a pas toujours eu des prolétaires : il y a toujours eu des femmes ; elles sont femmes par leur structure
physiologique ; aussi loin que l’histoire remonte, elles ont toujours été subordonnées à l’homme : leur
7
dépendance n’est pas la conséquence d’un événement ou d’un devenir, elle n’est pas arrivée .

La subordination des femmes par les hommes diffère essentiellement de celle


des Noirs, des Juifs, des prolétaires en ce qu’elle n’est pas le fruit d’un
événement, qu’elle n’est pas datable, qu’elle a toujours été là 8. À ce titre, la
femme n’est pas dans une position originelle égale de l’homme et à cet égard la
relation homme/femme ne peut être comparée à la relation maître/esclave au
sens hégélien.
Le travail constitue la seconde différence majeure entre la femme et l’esclave :
dans le schéma hégélien, la relation entre le maître et l’esclave est dialectique en
raison du rôle du travail dans l’acquisition de la conscience de soi et, par suite,
dans le retournement possible par l’esclave de la dénégation dont il a fait l’objet.
Le travail, et notamment le travail manuel, est la condition nécessaire d’une
possible émancipation de l’esclave 9. Or la femme dont parle Beauvoir, la femme
au sens de la représentation sociale normative de son époque, ne travaille pas, ou
plutôt son travail d’une part n’est pas considéré comme tel et d’autre part n’a pas
la fécondité du travail manuel de l’esclave. En effet, comme le montre Beauvoir
dans ses descriptions minutieuses de la vie domestique, le travail de la femme
mariée n’a pas cette dimension émancipatrice car elle n’est que lutte contre le
négatif :
Il y a peu de tâches qui s’apparentent plus que celles de la ménagère au supplice de Sisyphe ; jour après
jour, il faut laver les plats, épousseter les meubles, repriser le linge qui seront à nouveau demain salis,
poussiéreux, déchirés. La ménagère s’use à piétiner sur place ; elle ne fait rien ; elle perpétue seulement le
présent ; elle n’a pas l’impression de conquérir un Bien positif mais de lutter indéfiniment contre le Mal.
[…] L’enfant envisage l’avenir comme une ascension indéfinie vers on ne sait quel sommet. Soudain, dans
la cuisine où la mère lave la vaisselle, la fillette comprend que depuis des années, chaque après-midi, à la
même heure, ces mains ont plongé dans les eaux grasses, essuyé la porcelaine avec le torchon rugueux. Et
jusqu’à la mort elles seront soumises à ces rites. Manger, dormir, nettoyer… les années n’escaladent plus le
ciel ; elles s’étalent identiques et grises en une nappe horizontale ; chaque jour imite celui qui le précéda ;
10
c’est un éternel présent inutile et sans espoir .

Le travail ménager n’a aucune des vertus du travail décrit par Hegel : simple
lutte contre la négativité de la saleté, du désordre, de la destruction, il ne permet
pas à la femme de prendre conscience d’elle-même mais, au contraire, la prend
au piège d’une immanence, d’une répétition qui n’est jamais création et qui
empêche de s’inscrire dans une temporalité libre. Cette différence de nature entre
le travail positif, qui est le travail de l’esclave chez Hegel, mais aussi le travail
comme libération chez Marx ou le travail comme projet chez Sartre, et le travail
ménager qui est un labeur sans prise de conscience de soi, est une des raisons
pour lesquelles Beauvoir conçoit le travail en dehors du foyer comme une
perspective d’émancipation pour les femmes. Tant qu’elles sont cantonnées au
travail domestique, les femmes sont privées de la possibilité de rendre leur
rapport avec les hommes dialectique puisqu’elles ne peuvent s’émanciper par le
travail. Il est ainsi clair que la femme n’est pas avec l’homme dans un rapport
similaire à la dialectique du maître et de l’esclave. Elle est l’Autre absolu et non
un autre accidentel dont l’altérité, relative, peut toujours être renversée.
Beauvoir utilise la dialectique du maître et de l’esclave non comme un modèle
philosophique de la façon dont les choses se passent entre les sexes mais comme
un outil de contraste 11 : plutôt que de rappeler les figures hégéliennes du maître
et de l’esclave pour mettre en scène l’inégalité hommes/femmes, Beauvoir fait
surgir le contraste entre la position des femmes et celle de l’esclave hégélien.
Ainsi, il n’y a pas de tension dialectique dans la relation entre les sexes. Les
femmes échouent à demander la reconnaissance aux hommes. Parce que les
femmes échouent à faire cette revendication, il y a peu de chances que les
hommes soient frappés par la relativité de l’altérité des femmes ; il y a de là peu
de chances d’obtenir la sorte de réciprocité qui devient inévitable selon Beauvoir
quand les deux parties demandent la reconnaissance. Ainsi, les hommes
demandent la reconnaissance, les femmes échouent à la demander, et les femmes
ainsi sont construites comme l’Autre absolu.
Beauvoir utilise donc la dialectique du maître et de l’esclave à plusieurs
niveaux. D’une part, elle s’en sert comme idiome par lequel concevoir
l’oppression – « l’altérité est une catégorie fondamentale de la pensée humaine 12
» et l’oppression consiste dans la sédimentation ou la naturalisation d’une
altérité qui normalement est toujours relative et mouvante ; d’autre part, la
référence à la dialectique du maître et de l’esclave permet de souligner
l’originalité de l’oppression des femmes : cette oppression est absolue et
statique. Si la dialectique hégélienne peut apparaître comme une logique
émancipatoire pour le prolétariat, elle manifeste au contraire la différence
sexuelle comme le lieu d’une oppression insurmontable. En posant la question
de savoir ce qu’est une femme, Beauvoir se retrouve immédiatement à constater
qu’une femme c’est, de façon immédiate, ce qu’un homme n’est pas, que c’est
l’Autre absolu et que cette altérité a, historiquement, été au fondement d’une
infériorité. Répondre à la question « qu’est-ce qu’une femme ? » implique donc
d’élucider ce passage, presque évident, de « femme » à « altérité », à « infériorité
», à « soumission ». La question de la soumission de la femme est donc la
question centrale du livre. Elle prend la forme d’un paradoxe : comment
expliquer que les femmes, qui sont des humains au même titre que les hommes
et donc normalement capables de se faire sujets au même titre qu’eux, ne soient
pas libres et leur soient asservies ?

La femme-objet

Si la femme a pour situation une situation d’oppression spécifique, ce n’est


pas seulement parce que son altérité est absolue et qu’elle échappe de ce fait à la
possibilité d’une dialectique émancipatrice. L’autre spécificité de la situation des
femmes tient au fait que les femmes ne sont pas constituées comme Autre en tant
que groupe social à part, comme les Noirs, les Juifs ou les prolétaires, mais
comme individus.

Vivre avec l’oppresseur


Premièrement, les femmes ne sont pas une minorité ou un groupe marginalisé
et, comme on l’a vu, leur subordination n’est pas datable, elle n’est pas le
résultat d’un événement 13. Deuxièmement, à la différence des Noirs, des Juifs ou
des prolétaires, elles ne vivent pas entre elles, elles vivent avec leurs oppresseurs
:
Elles vivent dispersées parmi les hommes, rattachées par l’habitat, le travail, les intérêts économiques, la
condition sociale à certains hommes – père ou mari – plus étroitement qu’aux autres femmes. Bourgeoises
elles sont solidaires des bourgeois et non des femmes prolétaires ; blanches des hommes blancs et non des
14
femmes noires . […] Même en songe la femme ne peut exterminer les mâles. Le lien qui l’unit à ses
oppresseurs n’est comparable à aucun autre. La division des sexes est en effet un donné biologique, non un
moment de l’histoire humaine. C’est au sein d’un mitsein originel que leur opposition s’est dessinée et elle
ne l’a pas brisée. Le couple est une unité fondamentale dont les deux moitiés sont rivées l’une à l’autre :
aucun clivage de la société par sexe n’est possible. C’est là ce qui caractérise fondamentalement la femme :
15
elle est l’Autre au cœur d’une totalité dont les deux termes sont nécessaires l’un à l’autre .

La domination masculine a pour spécificité de se produire dans des rapports


entre individus alors que la plupart des autres grandes structures de domination
sociale consistent dans la domination d’un groupe sur un autre. Le groupe des
femmes n’est un groupe que par abus de langage : il n’y a pas entre les femmes
de partage d’une identité de groupe, il n’y a pas de solidarité au nom du groupe,
il n’y a pas de sociabilité du groupe. Les femmes s’identifient, sont solidaires et
sont socialisées avec les hommes, au sein de la famille.
En faisant ici référence au concept heideggérien de Mitsein, d’être-avec,
Beauvoir complexifie sa compréhension de la différence sexuelle. Le Mitsein
renvoie chez Heidegger à l’idée que le Dasein est originellement dans un monde
partagé (harmonieusement) avec d’autres. Les êtres humains sont toujours déjà
dans un monde où ils sont homme ou femme et où ils sont avec les autres. Selon
Beauvoir, cela a pour conséquence, d’une part, que le lien entre hommes et
femmes n’est pas historique et donc n’est pas amené à changer radicalement et,
d’autre part, que les femmes ne seront jamais un groupe social.
Ce recours au Mitsein est intéressant dans son ambiguïté : d’un côté, il semble
accréditer un certain pessimisme. Si les femmes naissent dans un monde où la
différence sexuelle est déjà comprise comme le signe de leur infériorité, et si
elles vivent toujours d’abord avec les hommes, on voit mal comment les
inégalités entre hommes et femmes pourraient être amenées à disparaître. D’un
autre côté, il vient tempérer la conception agonistique des rapports
interindividuels qu’illustrait la référence à la lutte hégélienne des consciences.
Beauvoir en appelle à Hegel et à Heidegger d’une manière telle qu’au lieu de les
mettre en tension, elle les tient ensemble pour ouvrir la possibilité d’une
reconnaissance réciproque 16. Il y a effectivement une contradiction entre
l’harmonie première de l’être-avec et l’hostilité première de la lutte pour la
reconnaissance, et Beauvoir affirme dès le début de l’introduction l’insuffisance
de l’approche heideggérienne :
Ces phénomènes ne sauraient se comprendre si la réalité humaine était exclusivement un mitsein basé sur la
solidarité et l’amitié. Il s’éclaire au contraire si suivant Hegel on découvre dans la conscience elle-même
une fondamentale hostilité à l’égard de toute autre conscience ; le sujet ne se pose qu’en s’opposant : il
17
prétend s’affirmer comme l’essentiel et constituer l’autre en inessentiel, en objet .
Le phénomène de l’altérité ne peut pas s’expliquer à partir de l’harmonie du
Mitsein. Dans le même temps, la compréhension kojévienne de la lutte pour la
reconnaissance rend inconcevable une reconnaissance harmonieuse et donc la
possibilité d’un rapport harmonieux ou heureux entre hommes et femmes. En
tenant ensemble Heidegger et Hegel, Beauvoir fait apparaître la possibilité d’un
dépassement de l’hostilité des consciences au profit d’une reconnaissance
réciproque. Le problème à résoudre est alors le suivant : comment comprendre
ce qui rend pour l’instant cette reconnaissance réciproque impossible et qui
confine donc la femme dans une altérité absolue ?

Objectification et objectivité
On l’a vu, la caractéristique de toute oppression est l’aliénation, la
transformation de celui qu’on opprime en un autre, irréductiblement différent de
soi. Dans la domination masculine, l’aliénation que vivent les femmes passe par
leur objectification, c’est-à-dire leur transformation en objet, notamment sexuel.
Les hommes se conçoivent comme des sujets et conçoivent les femmes comme
des objets : des êtres absolument inférieurs à eux et destinés à être utilisés par
eux. Selon Beauvoir, la femme est donc bloquée dans une altérité absolue parce
qu’elle est objectifiée par les hommes : cette objectification fait que la féminité
est construite par les hommes comme une soumission et que les femmes se
trouvent toujours déjà dans un monde dans lequel la soumission s’apparente à un
destin.
Cette objectification a des conséquences très larges pour l’organisation de la
société et de la connaissance : Beauvoir met en lumière le lien entre objectivité,
regard et objectification. Elle écrit ainsi, dans le début de la partie consacrée aux
mythes :
On dit parfois « le sexe » pour désigner la femme ; c’est elle qui est la chair, ses délices et ses dangers : que
pour la femme ce soit l’homme qui est sexué et charnel est une vérité qui n’a jamais été proclamée parce
qu’il n’y a personne pour la proclamer. La représentation du monde comme le monde lui-même est
l’opération des hommes ; ils le décrivent du point de vue qui est le leur et qu’ils confondent avec la vérité
absolue.

La perspective masculine a pour particularité de se concevoir comme neutre


et, par là, de neutraliser l’objectification des femmes qui, pourtant, n’est pas
objective mais est une conséquence de la domination masculine. Catharine
MacKinnon cite ce passage comme point de départ de sa défense de l’idée que
l’objectivité est construite à partir du regard masculin, qui est un regard qui
objectifie les femmes :
Les hommes créent le monde depuis leur propre point de vue, qui alors devient la vérité à décrire. […]. Le
pouvoir de créer le monde depuis son point de vue est le pouvoir dans sa forme masculine. La posture
épistémologique masculine, qui correspond au monde qu’elle crée, est l’objectivité : cette posture
ostensiblement non impliquée, cette vision à distance, sans perspective particulière, apparemment
transparente à sa réalité. Elle ne comprend pas qu’elle est une perspective propre, elle ne reconnaît pas […]
que la façon dont elle appréhende le monde est une forme de subjugation et la présuppose. Le connaissable
objectivement est objet. La femme dans les yeux de l’homme est un objet sexuel, celui par lequel l’homme
18
se connaît lui-même à la fois comme homme et comme sujet .

La situation des femmes est indissociable de l’objectification que le regard


masculin leur fait subir, et la domination masculine permet à cette objectification
de passer inaperçue et de faire apparaître la soumission des femmes non pas
comme le résultat de la domination des hommes mais comme leur condition
objective.
Du fait de la domination masculine, deux vérités au sujet des femmes se
contredisent : elles sont à la fois des êtres humains, donc libres par essence, et le
regard des hommes les construit comme essentiellement inférieures et donc
destinées à être soumises. À la fin de l’introduction du Deuxième Sexe, tant le
problème que l’organisation de l’ouvrage apparaissent clairement : répondre à la
question « qu’est-ce qu’une femme ? », c’est mettre en lumière la tension entre
la liberté de la femme en tant qu’être humain et sa soumission en tant que femme
:
Ce qui définit d’une manière singulière la situation de la femme, c’est que, étant comme tout être humain
une liberté autonome, elle se découvre et se choisit en un monde où les hommes lui imposent de s’assumer
comme l’Autre : on prétend la figer en objet et la vouer à l’immanence puisque sa transcendance sera
perpétuellement transcendée par une autre conscience essentielle et souveraine. Le drame de la femme,
c’est ce conflit entre la revendication fondamentale de tout sujet qui se pose comme l’essentiel et les
exigences d’une situation qui la constitue comme inessentielle. Comment dans la condition féminine peut
s’accomplir un être humain ? Quelles voies lui sont ouvertes ? Lesquelles aboutissent à des impasses ?
Comment retrouver l’indépendance au sein de la dépendance ? Quelles circonstances limitent la liberté de la
femme et peut-elle les dépasser ? […] nous intéressant aux chances de l’individu nous ne définirons pas ces
19
chances en termes de bonheur, mais en termes de liberté .

Pour comprendre cette tension, il faut analyser ce qui permet que la féminité
soit construite, à travers l’objectification des femmes, comme l’altérité absolue
et comment cette construction structure la soumission des femmes. La
soumission des femmes est leur condition, au sens où elle est la possibilité qui
leur est toute tracée par la norme sociale, et l’analyse va devoir mettre en lumière
ce qui permet à cette soumission d’apparaître comme un destin, comment elle se
perpétue et quelle est la place respective des hommes et des femmes dans cette
perpétuation. La thèse fondamentale de Beauvoir, qu’elle va consacrer
l’ensemble de l’ouvrage à déployer, peut donc se reformuler ainsi : « On ne naît
pas soumise, on le devient. »
7 Le corps-objet de la femme soumise

Pour montrer comment les femmes, alors même qu’elles ne naissent pas
soumises, le deviennent si elles ne résistent pas aux normes de la féminité,
Beauvoir met en évidence la dimension corporelle de la féminité et donc de la
soumission.

La femme ne peut pas faire abstraction


de son corps

Dès les premières pages du Deuxième Sexe, Beauvoir affirme la centralité du


corps et de l’incarnation pour répondre à sa question centrale « qu’est-ce qu’une
femme 1 ? ». Elle insiste sur le fait qu’il est impossible de répondre à une telle
question sans reconnaître que les hommes et les femmes à la fois sont et ont des
corps, et qu’une dimension importante de la différence sexuelle tient au fait que
les femmes, à la différence des hommes, ne peuvent pas échapper à leur corps et
aux significations sociales de celui-ci 2. Cela apparaît très clairement lorsque l’on
compare Descartes et Beauvoir et que l’on interprète le genre philosophique
beauvoirien dans l’introduction du Deuxième Sexe comme une réappropriation
féminine ou féministe de celui de Descartes dans les Méditations métaphysiques.
Dans la seconde méditation, Descartes s’interroge sur le type d’être qu’il est. Il
s’appuie sur l’évidence et sur les idées claires et distinctes qu’il a pour énoncer
ce qui va de soi : il est un homme, c’est-à-dire un être humain. À partir de là, il
construit le raisonnement suivant : comme il peut douter de l’existence de son
corps mais ne peut douter de son existence propre, alors le corps ne peut pas être
un élément essentiel de ce que c’est que d’être un être humain. Beauvoir ouvre
également Le Deuxième Sexe avec une justification autobiographique de son
écriture. Cependant, elle consiste à dire que lorsqu’on lui demande de se définir,
sa première réponse, celle qu’elle pense « devoir » donner dès l’abord, est
qu’elle est une femme 3. Et cela vient du fait que, à la différence de Descartes,
elle ne peut ni douter de l’existence de son corps ni s’en abstraire. Être une
femme, c’est ne pas pouvoir échapper au fait que l’on est un corps.
Beauvoir ne se contente pas ici d’une simple objection à l’idée cartésienne
d’une différence de nature entre le corps et l’esprit (dualisme) : s’il s’agissait
simplement de dire que l’esprit n’est pas distinct du corps, il n’y aurait pas de
spécificité du corps féminin, les hommes pas plus que les femmes ne pourraient,
dans un tel contexte, douter de l’existence de leur corps. Beauvoir est d’accord
avec les philosophes non dualistes comme Merleau-Ponty pour penser que les
femmes et les hommes ne sont pas des substances duales, et que les uns comme
les autres ont et sont leur corps. Cependant, elle montre que seules les femmes
voient leur identité désignée par leur corps : elles ne peuvent pas même
prétendre, comme le fait Descartes, ne pas être des corps. Pour Merleau-Ponty,
par exemple, on ne peut échapper à son corps au sens où le corps est notre prise
sur le monde, mais il ne s’agit pas là d’une norme préexistante imposée par la
société sur la personne. Le corps est la condition d’être au monde de la personne,
mais il n’est pas un destin fixe. La spécificité du corps des femmes, selon
Beauvoir, est qu’il s’agit d’un corps social avant même d’être un corps vécu et
qu’il fonctionne donc comme un destin.
Cette conception du corps est centrale pour répondre au mystère de la
soumission féminine, c’est-à-dire pour comprendre à la fois comment la femme
est conçue comme l’Autre et pourquoi et comment elle ne demande pas d’être
reconnue comme un sujet. La dimension sociale du corps des femmes structure
leur situation et leur expérience d’une façon telle que la soumission apparaît
pour elles comme un destin, c’est-à-dire à la fois comme un chemin tracé
d’avance et comme ce qu’elles devraient faire. Cette prééminence du corps
social sur le corps vécu – c’est-à-dire l’idée que le corps des femmes est d’abord
un corps qui apparaît aux autres avant d’être un corps qui est vécu par l’individu
– est indissociable d’une remise en cause de l’individualisme sartrien : pour
Sartre, il y a mauvaise foi dès lors qu’une personne agit comme si elle était un
objet mû par le monde, comme si elle était déterminée par le monde, parce qu’en
réalité elle est absolument libre de faire des choix et de créer ses propres projets.
Au contraire, Beauvoir propose une philosophie du corps dans laquelle la
dimension sociale du corps des femmes structure la situation et l’expérience des
femmes de sorte qu’elles sont destinées à se soumettre. Pour le montrer,
Beauvoir adopte une approche phénoménologique qui lui permet de montrer que
l’objectification des femmes est au fondement de leur soumission.
Le corps biologique est social

Beauvoir ouvre Le Deuxième Sexe sur une étude du corps physiologique à


travers les différences biologiques entre mâles et femelles, en particulier dans
l’espèce humaine. Même si nombre de ses données et théories scientifiques sont
obsolètes, le fond de ses arguments reste pertinent. Son raisonnement est le
suivant : il y a des différences biologiques entre mâles et femelles ; ces
différences sont telles que les femelles sont moins fortes que les mâles ; et que
les femelles sont « subord[onnées] à l’espèce 4 » alors que la biologie rend
possible l’indépendance des hommes.

L’aliénation des femmes par leur corps


Au niveau du corps physiologique, les femmes sont déjà subordonnées, mais
il ne s’agit pas d’une soumission à l’homme : le corps physiologique de la
femme la subordonne à l’espèce. En effet, les hommes comme les femmes ont
un corps physiologique. À ce niveau, il n’y a donc pas de relations de pouvoir
entre les hommes et les femmes, ils ont simplement des attributs physiques
différents. En revanche, il y a une forme de subordination spécifique aux
5
femmes : « l’asservissement des femmes à l’espèce ». Si les hommes peuvent
être de purs individus au sens où la perpétuation de l’espèce ne leur demande pas
6
d’aller contre les exigences de leur individualité , la perpétuation de l’espèce
requiert que les femmes nient leur individualité. Selon Beauvoir, il y a des
parties du corps des femmes qui n’ont pas d’intérêt pour l’individu (les glandes
mammaires, par exemple) ; il y a des moments dans la vie d’une femme où elle
travaille pour l’espèce et contre elle-même, et « à [cette tyrannie de l’espèce],
elle ne peut échapper car en même temps qu’elle asservit la vie individuelle, elle
l’alimente 7 ». Beauvoir écrit que « la gestation est un travail fatigant qui ne
présente pas pour la femme un bénéfice individuel et exige au contraire de
lourds sacrifices 8 ». Si nombre de lectrices de Beauvoir ont pu lui reprocher de
passer à côté des bénéfices et des plaisirs de la grossesse, de l’allaitement, son
argumentaire n’en est pas moins valable : dans tous les cas, ces expériences
relèvent d’un conflit entre l’individualité et la procréation.
Cet asservissement à l’espèce, qu’elle qualifie aussi de « subordination 9 » ou
de « servitude 10 », ne crée pas plus qu’une simple différence entre hommes et
femmes et, à ce titre, il n’explique pas la soumission des femmes aux hommes.
Pour autant, selon Beauvoir, le corps physiologique des femmes produit une
division et un conflit intérieurs : la menstruation, la grossesse et l’allaitement
sont présentés comme les moments d’un « conflit espèce-individu 11 » où la
femme est niée dans son individualité par son corps même. À cause de ces
moments, « la femme, comme l’homme, est son corps : mais son corps est autre
chose qu’elle 12 ». Son corps est le lieu de la perpétuation de l’espèce, mais cette
perpétuation se fait au détriment de l’individu. L’incarnation des femmes est
telle que le modèle d’un sujet désincarné qui régnerait sur son corps est
inadéquat.

Le caractère social du corps physiologique


En s’appuyant sur cet argument, certaines commentatrices 13 ont fait l’erreur
de penser que Beauvoir défendait un déterminisme biologique. Au contraire, elle
affirme à la fin de ce chapitre que ces différences biologiques ne comptent pas
en tant que telles, qu’elles n’ont une importance qu’à partir du moment où elles
sont socialement définies comme importantes :
Une société n’est pas une espèce : en elle l’espèce se réalise comme existence ; elle se transcende vers le
monde et vers l’avenir, ses mœurs ne se déduisent pas de la biologie ; les individus ne sont jamais
abandonnés à leur nature, ils obéissent à cette seconde nature qu’est la coutume et dans laquelle se reflètent
des désirs et des craintes qui traduisent leur attitude ontologique. Ce n’est pas en tant que corps, c’est en
tant que corps assujetti à des tabous, à des lois, que le sujet prend conscience de lui-même et s’accomplit :
c’est au nom de certaines valeurs qu’il se valorise. Et encore une fois ce n’est pas la physiologie qui saurait
fonder des valeurs : plutôt, les données biologiques revêtent celles que l’existant leur confère. Si le respect
ou la peur qu’inspire la femme interdisent d’user de violence envers elle, la supériorité musculaire du mâle
14
n’est pas source de pouvoir .

Au fond, on a intuitivement tendance à prendre le problème dans le mauvais


sens et à faire de la faiblesse physique des femmes la raison naturelle de leur
infériorité sociale. En réalité, le corps physiologique en tant que tel n’est pas
porteur de significations, il ne veut rien dire en lui-même, mais il est le support
de significations sociales. Si les femmes sont effectivement inférieures aux
hommes sur le plan de la force physique, cette infériorité n’est signifiante que si
la société lui donne de la valeur (dans une société qui n’accorderait pas
d’importance à la force physique, cette différence entre hommes et femmes ne
compterait pas).
En somme, le corps physiologique des femmes est important à deux niveaux :
d’une part, parce qu’il est la base physiologique de la façon dont les femmes
vivent leur corps et, d’autre part, en raison de la signification qui lui est attribuée
à travers les normes sociales :
C’est à la lumière d’un contexte ontologique, économique, social et psychologique que nous aurons à
éclairer les données de la biologie. L’asservissement de la femme à l’espèce, les limites de ses capacités
individuelles sont des faits d’une extrême importance ; le corps de la femme est un des éléments essentiels
de la situation qu’elle occupe en ce monde. Mais ce n’est pas non plus lui qui suffit à la définir ; il n’a de
réalité vécue qu’en tant qu’assumé par la conscience à travers des actions et au sein d’une société ; la
biologie ne suffit pas à fournir une réponse à la question qui nous préoccupe : pourquoi la femme est-elle
l’Autre ? Il s’agit de savoir comment en elle la nature a été reprise au cours de l’histoire ; il s’agit de savoir
15
ce que l’humanité a fait de la femelle humaine .

Pour comprendre ce qu’est une femme, on ne peut donc pas faire l’économie
d’une philosophie du corps, ni d’une prise en compte du corps physiologique de
la femme. Pour autant, il ne faut pas s’y tromper : le corps physiologique ne
façonne pas le destin des femmes, il n’est que le support d’un destin qui est
constitué socialement et qui est ensuite naturalisé dans le corps. Dans la
conclusion de l’ouvrage, Beauvoir fait une expérience de pensée par laquelle elle
montre que l’éducation non sexiste des jeunes filles changerait du tout au tout la
signification et donc l’expérience de leur corps physiologique : loin du dégoût et
de l’angoisse qu’elle avait décrits dans les chapitres sur « l’enfance » et « la
jeune fille », la puberté serait alors surmontée tranquillement 16. On voit alors
que le corps physiologique des femmes ne peut être pleinement appréhendé par
la description de sa factualité, il est avant tout un corps vécu.

Un corps vécu qui peut être objectifié : ce qu’hommes et femmes ont en


commun

Beauvoir réfute ainsi l’idée que la biologie puisse fonder l’infériorité des
femmes, mais elle n’en reconnaît pas moins l’importance du corps dans le
façonnement de la position sociale des femmes. Pour le mettre en lumière, elle
fait sienne une distinction phénoménologique entre corps physiologique et corps
vécu, qu’elle hérite de la tradition phénoménologique : suivant Husserl, on l’a
vu, la phénoménologie doit décrire et analyser le corps comme expérience vécue
et Merleau-Ponty, phénoménologue et ami de Beauvoir, montre qu’étudier le
corps implique d’analyser comment notre corps nous apparaît et comment nous
en faisons l’expérience. Selon lui, le mot d’ordre de la phénoménologie consiste
à revenir à une vie préscientifique de la conscience 17 donc, pour comprendre ce
qu’est le corps, il faut revenir « au corps même », c’est-à-dire le corps tel qu’on
en fait l’expérience et tel qu’il nous apparaît, avant même que l’on commence à
avoir un savoir théorique sur lui. Le dualisme cartésien et la dichotomie
sujet/objet, qui est dans son principe même enracinée dans ce dualisme,
empêchent de penser la réalité de l’expérience du corps qui est une expérience
d’union entre moi et le monde. Le corps n’est pas quelque chose que nous
possédons, c’est notre médium général pour avoir un monde.

Le corps vécu
Beauvoir revendique très clairement cette conception merleau-pontienne du
corps vécu : « Dans la perspective que j’adopte – celle de Heidegger, de Sartre,
de Merleau-Ponty – si le corps n’est pas une chose, il est une situation : c’est
notre prise sur le monde et l’esquisse de nos projets 18. » Beauvoir prend
clairement position en faveur d’une conception du corps vécu, directement
héritée de Merleau-Ponty : « ce n’est pas le corps-objet décrit par les savants qui
existe concrètement, mais le corps vécu par le sujet 19 ». Elle refuse la conception
du corps comme une chose. Les femmes, comme les hommes, sont situées par la
manière dont elles vivent leur corps. Leur corps est un des moyens par lesquels
le monde a toujours déjà pour les individus une signification puisqu’il est le
médium par lequel ils ont une prise sur le monde.
Le corps vécu, dans la mesure où il est l’expérience subjective du corps
physiologique, diffère d’un individu à l’autre. On pourrait même dire que les
corps vécus sont incomparables et incommensurables d’un individu à l’autre. Le
corps vécu est l’expérience d’être un corps et non seulement d’avoir un corps.
20
Cependant, « le corps étant l’instrument de notre prise sur le monde », les
différences entre les corps physiologiques génèrent des différences dans la façon
dont le corps est vécu et dont le monde est perçu. L’asservissement à l’espèce du
corps des femmes a donc des conséquences sur le corps vécu des femmes et sur
leur perception du monde. Ce point apparaît clairement lorsque Beauvoir décrit
brièvement les conséquences de la ménopause :
Alors la femme se trouve délivrée des servitudes de la femelle ; elle n’est pas comparable à un eunuque car
sa vitalité est intacte ; cependant elle n’est plus la proie des puissances qui la débordent : elle coïncide avec
21
elle-même .

Cet argument souligne, par contraste, à quel point les femmes, à travers la
22
menstruation, la grossesse, l’allaitement, se trouvent aliénées d’elles-mêmes .
L’expérience qu’elles font de leur corps est l’expérience d’être autre, étrangère :
la menstruation donne à la femme l’impression que quelque chose se passe dans
son corps qui n’est pas elle et sur lequel elle n’a pas de prise. La femme ressent
la grossesse « à la fois comme un enrichissement et comme une mutilation ; le
fœtus est une partie de son corps, et c’est un parasite qui l’exploite ; elle le
possède et elle est possédée par lui 23 ». Elle sait, en outre – même si les risques
sont bien moins grands aujourd’hui qu’à l’époque de Beauvoir – que cette
aliénation de la grossesse peut culminer dans sa mort ou celle de l’enfant
pendant l’accouchement. Enfin, l’allaitement est une « servitude épuisante »,
douloureuse, qui met le corps de la femme à disposition de l’enfant.
Cette aliénation a plusieurs conséquences. Premièrement, il y a une division
chez la femme dans sa relation à son propre corps. Elle ne peut pas considérer
pleinement son corps comme sien : « elle éprouve […] son corps comme une
chose opaque aliénée ; il est la proie d’une vie têtue et étrangère 24 ».
Deuxièmement, elle rend la vie de la femme ambiguë : elle est à la fois un sujet,
et comme tel elle a son corps en même temps qu’elle est son corps, et en même
temps elle n’est pas son corps, dans la mesure où ce corps peut lui apparaître
comme étant contre elle.
Beauvoir ne dit pas que l’ambiguïté de l’expérience que les femmes font de
leur corps crée leur soumission. Mais, en un sens, cette expérience les prépare ou
constitue le fond qui pourra justifier qu’elles se conçoivent comme des êtres
passifs mus par des forces extérieures, c’est-à-dire des êtres aliénés. Cela
apparaît clairement lorsque l’on analyse le vocabulaire que Beauvoir utilise dans
les dernières pages du chapitre « Biologie » et dans les pages du second volume
consacrées à la puberté, qui constitue à ses yeux le point de départ de la
25
soumission. Dans les deux cas, la femme se conçoit comme une « proie » ; elle
26 27
fait l’expérience de son « aliénation », elle est « passive ». En recourant au
champ lexical de la servitude (« servitude », « esclave », « asservissement », «
soumission ») dans les deux cas, Beauvoir souligne l’analogie entre les
expériences de l’aliénation dans le corps physiologique et dans la puberté, c’est-
à-dire dans le corps vécu. Cependant, c’est la coexistence de cette aliénation et
de l’objectification qui permet véritablement à la soumission de se produire.

Le corps-objet
Beauvoir se sert de la distinction que fait Merleau-Ponty entre corps objet et
corps vécu mais elle propose une analyse originale du corps de la femme en
s’inspirant des réflexions sartriennes sur la façon dont autrui transforme mon
corps en objet. Si Merleau-Ponty rejette l’opposition sujet/objet et structure sa
philosophie du corps autour de ce rejet, pour Sartre, le corps est le lieu
paradigmatique de l’objectification.
Dans L’Être et le Néant, la philosophie du corps est indissociable de la
conception de l’altérité. Sartre s’appuie sur Hegel pour concevoir les relations
interpersonnelles comme un « conflit des consciences ». Chaque individu est
d’abord un individu seul et isolé – ce que Sartre appelle un être-pour-soi, présent
à soi – et marqué par une facticité qu’il doit transcender. Dans un deuxième
temps, l’individu fait l’expérience de l’existence des autres. Cette expérience est
immédiatement présentée comme négative par Sartre, qui en prend pour
manifestation la honte 28. Sartre résume ainsi l’apparition d’autrui :
Il est ce qui est autre que moi, donc il se donne comme objet inessentiel, avec un caractère de négativité.
Mais cet autre est aussi une conscience de soi. Tel qu’il m’apparaît comme un objet ordinaire, immergé
dans l’être de la vie. Et c’est ainsi, également, que j’apparais à l’autre : comme existence concrète, sensible
29
et immédiate .

Sartre propose une compréhension individuelle et phénoménologique de la


lutte pour la reconnaissance. En réalité, autrui m’apparaît avant tout comme des
« yeux 30 », comme un regard qui me voit et qui fait de mon être un être-regardé.
À ce titre, autrui n’est pas d’abord perçu comme un objet mais comme un regard
qui fait de moi un objet 31. Il découvre mon être-pour-autrui.
Le regard d’autrui me conduit donc à percevoir mon corps comme un corps-
pour-les-autres, c’est-à-dire comme un objet, et je perçois le corps des autres
comme autant d’objets. Le rapport à autrui me fait distinguer mon corps-pour-
moi de mon corps-pour-autrui : l’expérience première que j’ai de mon corps est
l’expérience de mon corps-pour-moi, c’est-à-dire de mon corps comme
conscience, et le rapport avec autrui transforme mon corps en corps-pour-autrui.
À ce titre, il est décisif que, pour Sartre, le corps n’apparaît pas pour ce qu’il est,
c’est-à-dire pour le fait qu’il est crucial dans mon être-pour-moi ; il n’apparaît
pour le sujet, il ne devient le site d’une interrogation, qu’en raison de
l’affrontement avec autrui : « Cet objet qu’autrui est pour moi et cet objet que je
suis pour autrui, ils se manifestent comme corps. Qu’est-ce donc que mon corps
32
? Qu’est-ce que le corps d’autrui ? » Je ne commence à m’interroger sur mon
corps et mon corps ne m’apparaît comme étant « mon corps » qu’à partir de
l’expérience d’autrui 33.
Par la rencontre avec autrui, le corps apparaît divisé entre deux expériences
radicalement différentes : mon corps est ou bien le corps-pour-soi qui est mon
corps tel que je l’appréhende moi-même, ou bien le corps-pour-autrui, qui est un
objet 34. Sartre ne s’intéresse pas à la façon dont je fais l’expérience de mon
propre corps comme prise sur le monde ni à la façon dont le corps d’autrui
m’apparaît. En effet, autrui n’apparaît pas comme un corps mais comme un
regard ou comme une simple présence (par exemple le mouvement dans les
branches d’arbres ou les pas dans le couloir) qui donne lieu à mon être-regardé et
me fait prendre conscience de la façon dont mon corps devient un corps-pour-
autrui.
Le corps-pour-soi est ce que je suis, il est indissociable de ma présence dans le
monde et, à ce titre, je ne l’ai pas, je le suis ; il n’est pas pour moi un objet 35 ; il
manifeste ma facticité 36. Cette immédiateté de mon rapport à mon corps est niée
par la rencontre d’autrui, qui me fait comprendre que mon corps est pour lui
quelque chose d’extérieur, un objet. Le corps-pour-autrui est mon corps en tant
qu’il est objectivé par autrui et donc en tant qu’il est aliéné : « le corps-pour-
l’autre c’est le corps-pour-nous, mais insaisissable et aliéné 37 », c’est le corps
qui me rend timide, le corps dont j’ai honte. Ces deux corps sont irréductibles
l’un à l’autre, et Sartre se refuse à une conception unitaire du corps, par laquelle
le corps-pour-nous et le corps-pour-autrui seraient vécus comme une seule
réalité.
Le corps-pour-autrui est une expérience de l’aliénation qui est insupportable
pour le sujet : en m’objectifiant par son regard, autrui me possède. Cette
aliénation de l’objectification rend le conflit avec autrui inévitable :
Tout ce qui vaut pour moi vaut pour autrui. Pendant que je tente de me libérer de l’emprise d’autrui, autrui
tente de se libérer de la mienne ; pendant que je cherche à asservir autrui, autrui cherche à m’asservir. Il ne
s’agit nullement ici de relations unilatérales avec un objet-en-soi, mais de rapports réciproques et mouvants.
Les descriptions qui vont suivre doivent donc être envisagées dans la perspective du conflit. Le conflit est le
38
sens originel de l’être-pour-autrui .

Ce rapport conflictuel à autrui est central pour la philosophie sartrienne du


corps : le rapport à autrui est un rapport aliénant d’objectification et je me bats
nécessairement contre autrui pour contrer l’aliénation qu’il me fait ressentir et,
ainsi, maintenir mon statut de sujet.

L’aliénation des femmes :


le corps vécu objectifié

La place centrale de l’objectification dans la philosophie du corps de Beauvoir


la conduit à distinguer deux expériences spécifiquement féminines du corps :
premièrement, les corps des femmes sont objectifiés à une échelle sociale, au
point que cette objectification préexiste à l’expérience que les femmes peuvent
avoir de leur propre corps. Deuxièmement, cette objectification structurelle
détermine l’expérience que les femmes peuvent avoir de leur propre corps au
point que seules les femmes ont une expérience du corps vécu comme objectifié.

L’objectification des femmes est sociale


Une des ambitions centrales du premier volume du Deuxième Sexe est de
montrer que les hommes affirment constamment leur place de sujet en
transformant les femmes en objets. Les femmes sont considérées comme des
objets d’échange dans le mariage et la parenté, comme l’a montré Claude Lévi-
Strauss ; les femmes sont transformées en objets de désir dans les mythes et la
littérature. Dans le chapitre qu’elle consacre aux mythes, Beauvoir montre que
l’objectification constante des femmes dans les mythes est une objectification
constante de leurs corps : le corps féminin est considéré tantôt comme une proie,
tantôt comme une source de dégoût, tantôt comme une propriété. Dans tous les
cas, c’est en faisant du corps des femmes un objet que les hommes constituent
une image d’eux-mêmes comme des sujets, comme des héros, comme des
guerriers.
Si les relations interpersonnelles chez Sartre sont telles que les deux personnes
engagées dans le conflit des consciences 39 sont à la fois des sujets (être-pour-soi)
et des objets (être-pour-autrui), la structure sociale de l’inégalité de genre permet
aux hommes de se définir systématiquement comme des sujets en définissant les
femmes comme des objets. Les femmes, ainsi, ne sont pas à la fois des sujets et
des objets, elles sont d’abord et surtout des êtres-pour-autrui, pour les hommes.
Être une femme, ce n’est pas seulement avoir le corps d’une femme et vivre dans
un corps. C’est aussi avoir un corps social qui est objectifié. Les corps masculin
et féminin peuvent être objectifiés dans les relations interpersonnelles, mais cette
objectification est accidentelle. En revanche, la structure sociale de l’inégalité de
genre donne un tel pouvoir aux hommes que cette objectification accidentelle
devient structurelle et chronologiquement première : alors que les hommes sont
d’abord des sujets et, à travers le regard d’autrui, peuvent se découvrir objets, les
femmes sont d’abord des objets. Par conséquent, les corps des femmes sont
objectifiés avant même qu’elles puissent en faire l’expérience comme corps
propre/vécu.
Le simple fait que les femmes sont aliénées dans leur corps vécu ne suffirait
pas à les constituer comme Autre : c’est par le regard des hommes que les
femmes sont figées dans une altérité dont elles ne peuvent pas sortir.
Dans les rapports interindividuels que décrit Sartre, autrui m’apparaît comme
un autre par rapport à l’un que je suis. Pour autant, la vie quotidienne fait sans
cesse apparaître la dimension relative de cette altérité : je vois bien que l’autre se
perçoit comme un et me perçoit comme un autre. Cette relativité de l’altérité de
l’autre est encore renforcée au niveau des groupes sociaux par les échanges :
quand je vais à l’étranger, je vois que je suis étranger pour eux et que je suis par
là transformé en objet d’une manière similaire à l’objectification des étrangers
que j’observe quand je n’en suis pas un. En revanche, la femme est constituée
par l’homme comme l’Autre, aussi bien au niveau individuel qu’au niveau
social, c’est-à-dire comme une altérité absolue et non relative. La spécificité de
l’objectification des femmes apparaît clairement : dire de la femme qu’elle est
l’Autre, c’est souligner qu’elle n’est précisément pas incluse dans cette
réciprocité de l’altérité. Son altérité est absolue et l’exclut de toute réciprocité.
Avec l’exemple d’Ève, Beauvoir montre que la femme est conçue comme « un
simple accident », « sur le mode de l’inessentiel » et une « conscience
naturellement soumise 40 ». Ce statut inessentiel, non menaçant, est justifié par la
nature duale de la femme :
Elle est l’intermédiaire souhaité entre la nature étrangère à l’homme et le semblable qui lui est trop
identique. Elle ne lui oppose ni le silence ennemi de la nature, ni la dure exigence d’une reconnaissance
réciproque ; par un privilège unique elle est une conscience et cependant il semble possible de la posséder
41
dans sa chair .

Les hommes, grâce à leur pouvoir social, ont pu faire de la femme un Autre,
c’est-à-dire la traiter comme un être particulièrement ambigu, suffisamment
conscient pour reconnaître les hommes comme des sujets et en même temps
semblable à une chose par son corps. Ainsi, selon Beauvoir, la domination
masculine consiste à assigner aux femmes le destin d’être le type d’être dont le
corps est un objet, dont le corps est chair. Face à cette destinée, la soumission se
détache comme le choix logique.

Le corps est un objet avant même d’être vécu


Parce que l’objectification du corps des femmes est inscrite dans la structure
sociale, elle préexiste à l’expérience que toute femme peut faire de son corps. En
ce sens, elle appelle une autre distinction : de la même façon que les êtres
humains ont des corps physiologiques et que l’expérience qu’ils en font fait
d’eux des corps vécus, une femme a un corps objectifié et l’expérience qu’elle
en fait la constitue comme un corps vécu comme objectifié.
Cette idée est profondément différente de celle du corps-pour-autrui :
l’objectification du corps des femmes ne commence pas avec les relations
interpersonnelles. C’est quelque chose qui les précède. Beauvoir avance
clairement cette idée dans son analyse de la puberté au début du second volume.
Selon Beauvoir, la puberté se produit lorsque le corps de la jeune fille devient «
chair 42 ». Cette transformation est bien évidemment une transformation du corps
physiologique. Mais la description détaillée que Beauvoir en donne à la fin du
chapitre I du second volume (« Enfance ») suggère que la puberté est une
transition d’un corps vécu à un autre et que cette transition se produit à travers la
prise de conscience de son corps comme d’un corps objectifié : « Sous le pull-
over, sous la blouse, les seins s’étalent et ce corps que la petite fille confondait
avec soi lui apparaît comme chair ; c’est un objet que les autres regardent et
voient 43. » Devenir chair ne se produit pas à travers l’évolution du corps
physiologique.
Beauvoir décrit alors une expérience largement partagée de la puberté :
devenir chair se produit pour la jeune fille à travers le choc terrible que constitue
pour elle la prise de conscience qu’elle est regardée. Beauvoir cite une femme
qui dit, en relatant sa première expérience d’un commentaire sur son physique
dans la rue à l’âge de treize ans : « mais je n’oublierai jamais le choc ressenti
soudain à me voir vue 44 ». À partir de la puberté, la femme va faire l’expérience
d’un corps qui est objectifié avant même de pouvoir être un corps-pour-moi :
dans l’espace public, dans la rue, mais aussi dans les interactions familiales, la
jeune fille va soudainement comprendre que son corps est sexualisé par le regard
des hommes. Alors qu’elle n’attirait pas jusque-là d’attention particulière, elle va
se voir vue, se voir examinée, se voir désirée. D’une certaine manière, elle va
devoir prendre conscience qu’avec la puberté, son corps est devenu quelque
chose qui ne lui appartient plus, qui est non plus son corps à elle, mais un corps
de femme, c’est-à-dire dans le regard des hommes, un objet de désir. On voit ici
la force de la phénoménologie beauvoirienne : Beauvoir parvient à faire surgir
une expérience tellement commune de la féminité que certaines études
sociologiques du harcèlement de rue et de ses conséquences sur les jeunes filles
considèrent aujourd’hui encore ces pages du Deuxième Sexe comme le meilleur
45
résumé du phénomène qu’elles décrivent . Aujourd’hui encore, la puberté est
vécue comme une transition du corps à la chair, par laquelle la jeune fille prend
conscience que son corps n’est pas d’abord son corps, mais ce qui la fait
apparaître dans le monde comme une proie possible.
Cette transition manifeste une antériorité qui est spécifique à l’expérience
féminine. Avant même que la jeune fille devienne complètement une femme et
se mette à vivre son corps de femme, ce corps a une signification sociale d’objet
sexuel. Son corps-pour-soi est d’abord un corps-pour-autrui, un corps qui la
signale comme étant susceptible d’être sexuellement possédée. Au lieu d’être
dans la situation que décrit Sartre, de se savoir sujet et de se découvrir ensuite
objet pour l’autre, le harcèlement de rue, les commentaires sexualisés sur son
corps qui change font qu’elle prend conscience d’elle-même comme un objet
avant même de pouvoir vivre pleinement ce corps nouveau. C’est ce qui
explique les réactions de gêne et de dégoût de nombreuses jeunes filles à la
puberté, qui rejettent ce corps nouveau qui leur attire des attentions souvent
incompréhensibles. À travers cette expérience d’aliénation de la puberté,
Beauvoir fait apparaître une des thèses centrales du second volume : comprendre
ce qu’est une femme signifie comprendre ce que c’est que de vivre en première
personne, c’est-à-dire comme un sujet, un corps d’abord construit – par le regard
de l’homme – comme un objet.

Du corps-objet à la proie passive


Ce parcours rapide de l’analyse beauvoirienne du corps des femmes montre
que le corps des femmes a quatre dimensions : il est un corps physiologique, un
corps vécu, un corps objectifié accidentellement et un corps vécu comme déjà
structurellement objectifié. L’existence de ces quatre dimensions, au lieu des
deux dimensions merleau-pontiennes ou sartriennes, est une conséquence de
l’ordre social : la supériorité sociale des hommes leur permet de construire les
femmes comme des objets et donc de constituer leurs corps comme objectifiés,
comme des corps-pour-autrui avant même qu’ils aient pu être un corps-pour-soi.
Cette analyse phénoménologique du corps des femmes est éclairante en elle-
même et elle permet à Beauvoir d’expliquer comment fonctionne la soumission
des femmes.
Beauvoir montre en effet que l’objectification par les hommes du corps des
femmes incite les femmes à se conformer à ce statut d’Autre qui est attendu
d’elles. Comme on l’a vu, l’expérience que fait la jeune fille de la transformation
de son corps la fait déjà se sentir aliénée de son corps. Le regard masculin ajoute
une nouvelle épaisseur à cette aliénation en complimentant la jeune fille sur un
corps qu’elle peine déjà à considérer comme sien. Par ce commentaire, l’homme
fait du corps de la jeune fille un corps pour lui et non plus un corps pour elle.
Beauvoir fournit une description détaillée de la détresse suscitée par l’expérience
d’un corps, ou, plus précisément, d’une chair, qui est toujours déjà construite
comme un objet de désir. Cette détresse conduit la jeune fille à perdre la prise
qu’elle avait sur son corps, c’est-à-dire à perdre la prise sur le moyen pour elle
d’être dans le monde :
Le mensonge auquel on condamne l’adolescente, c’est qu’il lui faut feindre d’être objet, et un objet
prestigieux, alors qu’elle s’éprouve comme une existence incertaine, dispersée, et qu’elle connaît ses tares.
Maquillages, fausses boucles, guêpières, soutiens-gorge « renforcés » sont des mensonges ; le visage même
se fait masque : on y suscite avec art des expressions spontanées, on mime une passivité émerveillée ; rien
de plus étonnant que de découvrir soudain dans l’exercice de sa fonction féminine une physionomie dont on
connaît l’aspect familier ; sa transcendance se renie et imite l’immanence ; le regard ne perçoit plus, il
reflète ; le corps ne vit plus : il attend ; tous les gestes et les sourires se font appel ; désarmée, disponible, la
jeune fille n’est plus qu’une fleur offerte, un fruit à cueillir. C’est l’homme qui l’encourage à ces leurres en
réclamant d’être leurré : ensuite il s’irrite, il accuse. Mais, pour la fillette sans ruse, il n’a qu’indifférence et
même hostilité. Il n’est séduit que par celle qui lui tend des pièges ; offerte, c’est elle qui guette sa proie ; sa
passivité sert une entreprise, elle fait de sa faiblesse l’instrument de sa force ; puisqu’il lui est défendu
d’attaquer franchement, elle en est réduite aux manœuvres et aux calculs ; et son intérêt est de paraître
gratuitement donnée ; aussi lui reprochera-t-on d’être perfide et traîtresse : c’est vrai. Mais il est vrai qu’elle
46
est obligée d’offrir à l’homme le mythe de sa soumission du fait qu’il réclame de dominer .

Dans ce contexte, la jeune fille perçoit le fait qu’elle est chair, c’est-à-dire un
objet pour les hommes, comme un destin auquel elle ne peut pas échapper. En
effet, on lui montre constamment les bénéfices qu’elle recevrait de ne pas
résister à son rôle de proie. Ainsi, d’un côté, elle a la liberté de choisir cette
séduisante passivité, de l’autre, on ne peut pas à proprement parler voir dans un
tel choix une faute morale, puisque l’expérience qu’elle fait de son corps comme
toujours déjà objectifié la conduit à penser qu’elle n’a d’autre choix que d’être
autre.
L’aliénation créée par le corps physiologique tel qu’il est vécu dans le
contexte de l’objectification masculine conduit les femmes à se concevoir
comme destinées à être une chair passive et soumise. La soumission leur
apparaît comme le comportement attendu, prescrit. Plus important encore, cette
soumission est tellement incarnée dans le corps des femmes qu’elle devient
inséparable de leur érotisme : n’en déplaise à Rousseau – qui semble avoir
oublié, dans sa condamnation de la soumission, le plaisir qu’il prenait aux
fessées de Mme de Warens – la soumission n’est pas toujours vécue comme un
renoncement à la liberté et apparaît parfois comme la voie d’infinis délices.
8 Délices ou oppression :
l’ambiguïté de la soumission

Le deuxième volume du Deuxième Sexe peut être lu comme une longue


description de toutes les formes que prend la soumission des femmes et de
l’ampleur de la tentation que cette soumission constitue pour elles. Le point sans
doute le plus important et le plus tabou que Beauvoir fait surgir est le suivant : il
y a pour la femme quelque chose de plaisant dans la soumission. Cela ne signifie
pas que les femmes soient naturellement destinées à la soumission – au
contraire, Beauvoir montre que le plaisir pris à la soumission naît de la situation
spécifique de la femme. Cela ne signifie pas non plus que la soumission soit
toujours plaisante ni que le plaisir pris à la soumission dépasse le malheur
qu’elle peut entraîner. Pour autant, la vérité que fait surgir Beauvoir est flagrante
quoiqu’elle apparaisse scandaleuse : la soumission a des atours. Beauvoir décrit
avec luxe de détails « les délices passives 1 » que la jeune fille goûte à se faire
proie sexuelle, le plaisir que prend la femme mariée à régner sur son intérieur, le
plaisir que prend la mère à s’aliéner à son enfant.

La beauté

En mettant en évidence ce plaisir, Beauvoir dévoile l’ambiguïté de la


soumission : contrairement à ce que sa connotation négative pourrait faire
penser, la soumission a des aspects positifs et des aspects négatifs ; elle est
choisie et elle ne l’est pas ; elle est abdication devant l’homme et elle est un
pouvoir sur lui ; elle est source de plaisir et vouée à l’échec. Un bon exemple de
ces ambiguïtés est la soumission que manifeste le rapport des femmes à la
beauté. Comme le montre Beauvoir, la beauté n’a pas le même sens chez
l’homme et chez la femme : « Le but des modes auxquelles elle est asservie n’est
pas de la révéler comme un individu autonome, mais au contraire de la couper de
sa transcendance pour l’offrir comme une proie aux désirs mâles 2. » Cependant,
cette « vocation d’objet sexuel 3 » n’est pas vécue par les femmes comme un
mal. Au contraire, les femmes se plaisent à faire d’elles-mêmes des proies
charnelles, à toucher le velours et la soie dont elles se drapent, à se mettre en
scène et à susciter le désir des hommes. Les femmes obtiennent un pouvoir
érotique sur les hommes en acceptant de se faire proie. Mais ce plaisir pris à la
soumission a ses revers : en réalité, les atours des femmes montrent surtout que
les hommes font de la beauté des femmes une manifestation de leur puissance.
Beauvoir, avec la plume acérée qui la caractérise, décrit ainsi le phénomène bien
connu de la femme-trophée :
D’homme à homme, la fête prend ici la figure d’un potlatch ; chacun offre en cadeau à tous les autres la
vision de ce corps qui est son bien. En robe du soir, la femme est déguisée en femme pour le plaisir de tous
4
les mâles et l’orgueil de son propriétaire .

D’Hélène de Troie aux mannequins de Sex and the City, le même phénomène
se répète : les hommes se servent de la beauté des femmes pour manifester leur
puissance. Tout dans l’éducation des femmes les conduit à être partie prenante
de cette compétition, sans voir l’impasse à laquelle elle mène : dans son effort
pour être un objet de convoitise pour les hommes, la femme disparaît comme
sujet. Même si elle y prend du plaisir, elle se nie au moment où elle croit
s’affirmer.
Plus largement, chercher à se distinguer par son apparence physique plonge la
femme dans une dépendance sans fin puisqu’elle a ainsi besoin d’un regard
extérieur pour apprécier ce qu’elle est, sa valeur et son identité.
Les illusions féminines qui structurent la soumission sont aussi l’occasion
pour Beauvoir de faire des remarques d’une troublante actualité aux lendemains
de l’affaire Weinstein. Commentant ce que l’on appellerait aujourd’hui le
sentiment d’empowerment qui naît chez la femme de la pratique du sport,
Beauvoir écrit :
Aujourd’hui, plus que naguère, la femme connaît la joie de modeler son corps par les sports, la
gymnastique, les bains, les massages, les régimes […] dans la culture physique, elle s’affirme comme sujet ;
il y a là pour elle une sorte de libération à l’égard de la chair contingente ; mais cette libération retourne
facilement à la dépendance. La star d’Hollywood triomphe de la nature : mais elle se retrouve objet passif
5
entre les mains du producteur .

Peu importe le plaisir que procure la transformation de soi en objet passif et


séduisant, le résultat est que la femme-objet a besoin de l’homme et de son
regard pour exister. Or ce regard, si la femme a réussi son entreprise, ne va pas
la voir comme un sujet, mais comme un objet-proie prêt à être dévoré.
L’amour-abdication

Faire de soi un objet érotique passif est une des modalités de la soumission
des femmes. Une autre, peut-être la plus difficile à éviter et à contourner, est la
tentation du dévouement, voire de l’abdication, qui naît chez la femme
amoureuse. Cette tentation est celle qui préoccupe le plus Beauvoir : elle l’a elle-
même éprouvée dans les premiers temps de sa relation avec Sartre et elle en
parle dans ses mémoires avec effroi. Elle écrit ainsi, à propos de sa nomination
comme professeure à Marseille, loin de Sartre : « J’espérais qu’elle me
fortifierait contre la tentation que pendant deux ans j’avais côtoyée : abdiquer. Je
devais garder toute ma vie un souvenir inquiet de cette période où je craignis de
trahir ma jeunesse 6. » Plus largement, les mémoires tout entiers racontent une
Beauvoir qui n’abdique peut-être pas complètement – au sens où elle devient
écrivain et où elle mène une existence propre –, mais qui considère toute sa vie
Sartre comme supérieur à elle. Dès leurs premières discussions, comme celle
qu’ils ont devant la fontaine Médicis du jardin du Luxembourg, elle se soumet à
ce qu’elle conçoit comme son évidente supériorité :
C’était la première fois de ma vie que je me sentais intellectuellement dominée par quelqu’un. […] Je dus
reconnaître ma défaite ; en outre, je m’étais aperçue au cours de la conversation, que beaucoup de mes
opinions ne reposaient que sur des partis pris, de la mauvaise foi, ou de l’étourderie, que mes raisonnements
7
boitaient, que mes idées étaient confuses .

Beauvoir, alors même qu’elle écrit les Mémoires d’une jeune fille rangée neuf
ans après Le Deuxième Sexe, ne voit pas dans sa défaite la conséquence d’une
quelconque arrogance de Sartre – alors même qu’elle raconte quelques pages
plus tôt comment Sartre, à l’annonce de son admissibilité à l’agrégation, qu’il
avait lui-même ratée l’année précédente, lui avait déclaré « à partir de
maintenant, je vous prends en main 8 » – mais le signe d’une infériorité qui ne
sera à ses yeux jamais démentie. Face à Sartre et en dépit de ce que la réalité de
leurs influences réciproques a pu être, elle se présente tout au long de ses
mémoires comme sa seconde, comme l’écrivain quand lui est un vrai
philosophe, comme la commentatrice quand lui est créateur. Dans La Force de
l’âge, elle met clairement son choix de la littérature contre la philosophie au
compte de son infériorité par rapport à Sartre 9. Plus généralement, les études
actuelles sur les influences réciproques entre Beauvoir et Sartre tendent à
montrer que Beauvoir a effacé de ses mémoires toutes les traces de son travail
philosophique et de son influence sur Sartre, comme s’il s’agissait de préserver à
tout prix le mythe de sa supériorité sur elle 10.

Le Deuxième Sexe
Le Deuxième Sexe
À l’échelle de son œuvre, Beauvoir est parvenue à décrire la tentation de
l’abdication chez la femme amoureuse en multipliant les points de vue et les
approches. Dans Le Deuxième Sexe, elle consacre de nombreuses pages à la
façon dont l’amour prend chez les femmes la figure de l’abdication, c’est-à-dire
d’un renoncement à soi pour l’autre. Le point de départ de son analyse de
l’amoureuse est le suivant : « le mot “amour” n’a pas du tout le même sens pour
l’un et l’autre sexe et c’est là une source des graves malentendus qui les
11
séparent ». Les hommes ont un rapport conquérant à l’amour et l’amour ne
définit pas leur existence, de sorte que même amoureux éperdus, leurs peines ne
durent qu’un temps et leur identité ne s’y trouve pas en jeu. À l’inverse, pour les
femmes, l’amour s’apparente à une démission de soi : l’amour féminin consiste
souvent à « se perdre corps et âme en celui que l’on désigne comme l’absolu,
comme l’essentiel 12 ». On retrouve dans cette distinction le souci beauvoirien
d’une historicisation des catégories contre leur prétendu caractère naturel : il n’y
a pas une nature immuable de l’amour, au même titre qu’il n’y a pas de nature
immuable de la féminité. L’amour est un sentiment qui est produit par une
certaine situation historique, économique et sociale. Ce n’est donc pas
surprenant que la façon dont la différence sexuelle est codée dans une société se
reflète sur les conceptions de l’amour.
L’amour, pour les femmes, est une forme particulièrement profonde de
soumission : l’amoureuse cherche souvent à se diluer dans l’homme qu’elle
aime, à y perdre son identité. Transformant cet homme en une sorte de dieu, elle
prend plaisir à le servir et gagne un sens d’elle-même dans son renoncement à
soi. Beauvoir s’appuie sur les écrits de Juliette Drouet, de Colette, de Mme
d’Agoult, de Violette Leduc et de bien d’autres femmes, sur les analyses
d’Hélène Deutsch et sur ses propres observations pour faire apparaître cet
amour-soumission dont le souhait spontané est clair : « être tout pour lui 13 ».
Beauvoir ne se contente pas de décrire les traits principaux de cette
abdication, elle en montre également les impasses et les mensonges.
L’amoureuse soumise n’est pas une victime de l’homme qu’elle aime :
premièrement, ce n’est pas l’homme individuel, ni la nature des sexes qui
appelle un tel amour, mais la situation dans laquelle les femmes se trouvent.
C’est parce que la femme est « enfermée dans la sphère du relatif, destinée au
mâle dès son enfance, habituée à voir en lui un souverain auquel il ne lui est pas
permis de s’égaler 14 » qu’elle pense l’amour comme une soumission.
Deuxièmement, cette soumission porte en elle un échec à venir tant elle est
indépendante des qualités réelles de l’homme aimé : « il n’est pas en mesure de
justifier celle qui se consacre à son culte 15 ». Pour justifier son abdication, la
femme pare l’homme aimé de qualités presque divines qui justifient son
abdication. Le contraste entre les qualités qu’il faudrait à l’homme choisi pour
justifier l’abdication en sa faveur et la réalité de ses qualités manifeste
l’ambiguïté de la soumission : comme aucun être humain ne peut égaler un dieu,
toute femme qui se soumet à un homme par amour se prépare à une déception.
Pourquoi avoir tout abandonné pour quelqu’un qui le mérite si peu ?
À partir de cette question, Beauvoir montre comment la soumission peut se
retourner en prise de pouvoir et en domination : quand la femme ne trouve pas
en l’homme la justification de son existence qu’elle espérait obtenir, quand
l’homme ne semble pas suffisamment reconnaissant du sacrifice qu’elle estime
avoir fait pour lui, « sa générosité se convertit aussitôt en exigence 16 ». C’est là
l’impasse inévitable de la soumission amoureuse : « Elle met sa joie à le servir :
mais il faut qu’il reconnaisse ce service avec gratitude ; le don devient exigence
17
selon l’ordinaire dialectique du dévouement . » En se faisant esclave, la femme
prend une forme de pouvoir sur l’homme, elle estime que son sacrifice donne à
l’homme des devoirs. Par amour, elle se fait esclave et l’enchaîne.

Beauvoir, romancière de l’amour soumis


Si Beauvoir rend concrète cette analyse de la soumission amoureuse, elle
donne à son portrait de ce phénomène encore plus de profondeur en multipliant
les points de vue et les types de récits en première personne au cours de son
œuvre. Dans Les Mandarins, qu’elle publie en 1954, Beauvoir construit le
personnage de Paule, une femme amoureuse qui se consacre entièrement à
Henri, l’homme qu’elle aime, au point de l’étouffer. Contrairement à Anne,
l’autre personnage féminin, qui refuse de « faire une carrière d’épouse 18 », Paule
se dévoue totalement à Henri. Quand il veut partir en reportage avec une autre
femme, elle refuse, lui fait du chantage, se sert de son abdication pour
l’empêcher de partir. Elle lui dit : « J’accepte tout de toi, tout ! » Il lui répond : «
Si tu décides que tu souffres quand je fais ce que j’ai envie de faire, il faut que je
choisisse entre ma liberté et toi 19. » On retrouve ici l’ambiguïté de l’abdication
amoureuse : la femme qui fait de l’homme la totalité de son existence trouve
dans son abdication des raisons de l’enchaîner. Et à ce titre met l’homme dans
une position telle qu’il ne peut que rejeter cet amour trop envahissant et ainsi
plonger la femme dans la terreur de perdre ce qui la définit.
La relation entre Paule et Henri manifeste très clairement la différence entre
l’amour masculin et l’amour féminin. Paule le reconnaît elle-même : lorsque
Henri met leur désaccord au compte d’un malentendu sur la nature de l’amour,
elle lui répond : « Je sais ce que tu vas me dire : l’amour est toute ma vie et tu
veux qu’il soit seulement une chose dans ta vie. Je le sais et je suis d’accord 20. »
Son abdication va jusqu’à revendiquer cette dépendance à laquelle elle ne veut
pas échapper. Au fil du roman, la soumission de Paule à Henri s’approfondit, et
avec elle l’inévitable rejet qu’elle suscite. Beauvoir montre une Paule qui
abdique toujours davantage tout en étant lucide sur les paradoxes de sa
soumission. Elle dit ainsi à Henri :
Te vouloir tel que je t’avais rêvé et non pas tel que tu es, c’était me préférer à toi ; c’était de la présomption.
Mais c’est fini. Il n’y a que toi : moi je ne suis rien. J’accepte de n’être rien, et j’accepte tout de toi. […] j’ai
eu trop d’orgueil. C’est que le chemin du renoncement n’est pas facile. Mais maintenant, je te le jure : je ne
21
réclame plus rien pour moi-même. Toi seul existes, et tu peux tout exiger de moi .

L’exemple de Paule est sans appel : la soumission amoureuse place la femme


dans un état de dépendance total et, dans le même temps, en raison de la logique
presque agressive du dévouement qui donne à celui qui se dévoue le sentiment
que sa dévotion crée à l’autre des devoirs, fait systématiquement de cette
soumission bien plus qu’une simple abdication. Par sa soumission, la femme se
décharge sur l’homme du poids de trouver un sens à la vie et elle s’arroge sur lui
un pouvoir qui est presque aussi grand que le pouvoir que l’homme a sur elle :
celui de devoir être à la hauteur de l’immensité du sacrifice qui lui est offert.
Qu’il s’agisse du personnage de Paule ou de la narratrice de La Femme
rompue, abandonnée par son mari et ses filles en dépit de son absolue
soumission, Beauvoir montre les ambiguïtés de la soumission : contre son
apparence d’abdication totale et unilatérale, la soumission est une forme de
dévouement qui espère enchaîner l’autre mais qui, par là, se condamne à l’échec
: la femme amoureuse se donne entièrement à l’autre espérant par lui trouver une
justification de son existence et, en même temps, elle voudrait qu’il se dévoue à
elle aussi absolument qu’elle se dévoue à lui, ce qui rendrait leurs deux
existences vaines. La femme amoureuse dit vouloir n’être rien d’autre que son
dévouement pour l’homme qu’elle aime, mais elle l’enchaîne par le besoin
qu’elle a de lui. Ainsi, cet amour la condamne à l’attente et à l’abandon : alors
que l’amour ne nuit pas à la subjectivité et à l’ambition de l’homme, l’amour
féminin condamne la femme à être au mieux Pénélope attendant Ulysse, au pire
Didon abandonnée en pleine nuit par Énée, à qui les dieux de l’Olympe ont
rappelé qu’il avait mieux à faire que de se perdre dans l’amour d’une femme.

Le pouvoir de la soumission

Si Beauvoir, à travers le concept de situation et à travers sa philosophie du


corps vécu comme un objet, montre que le choix dont disposent les femmes est
limité par la domination masculine, elle n’en considère pas moins que les
femmes des sociétés occidentales conservent une part de choix. Conformément à
la distinction qu’elle faisait dans Pour une morale de l’ambiguïté entre la femme
enfermée dans un harem et la femme occidentale, Beauvoir considère qu’il y a
divers degrés de contrainte et, par conséquent, divers degrés de complicité avec
les hommes : certaines femmes ne sont pas complètement contraintes et pour
autant se soumettent. Comme elle l’écrivait en 1947, « il serait contradictoire de
se vouloir délibérément non libre ; mais on peut ne pas se vouloir libre 22 ». Le
problème consiste alors à comprendre ce qui fonde la soumission de ces femmes
qui pourraient choisir la liberté.

Une passivité active


Ces femmes ne sont pas juste dominées par la force aveugle incarnée par les
hommes mais elles se soumettent. Elles sont donc, comme la forme verbale le
montre, actives dans cette situation qui semble manifester leur passivité.
Beauvoir écrit : « se faire objet, se faire passive c’est tout autre chose qu’être un
objet passif 23 ». Un des premiers ressorts de la soumission est qu’elle peut être
conçue comme une attitude, comme quelque chose qui n’est pas imposé du
dehors mais que l’on fait soi-même. C’est le cas, par exemple, de la femme qui
s’apprête avant de sortir, qui s’épile, enfile une gaine amincissante, lisse ses
cheveux, se maquille, pour faire d’elle-même un bel objet. Sans doute
apparaîtra-t-elle comme un objet, mais cet objet elle l’a elle-même fabriqué.
Beauvoir consacre toute une partie du second volume à ce qu’elle appelle les
« justifications » que sont le narcissisme, l’amour et le mysticisme, qui sont
autant de façon pour les femmes d’échapper à la négativité de leur destin en le
justifiant, soit « cet ultime effort – parfois ridicule, souvent pathétique – de la
femme emprisonnée pour convertir sa prison en un ciel de gloire, sa servitude en
souveraine liberté 24 ». À travers ces figures, elle montre qu’il y a une forme de
pouvoir dans l’anéantissement de soi.
Si, comme on l’a vu, Beauvoir rejette l’application de la dialectique du maître
et de l’esclave à la relation entre hommes et femmes, elle explique le
consentement des femmes à la soumission par une autre dialectique, celle de la
servante et de l’idole. Il ne s’agit pas d’une dialectique du rapport de la femme à
l’homme mais d’une dialectique de son rapport à elle-même tel qu’il est médié
par le regard de l’homme. Cette dialectique est manifeste chez la femme mariée
par exemple.
L’homme ne s’intéresse que médiocrement à son intérieur parce qu’il accède à l’univers tout entier et parce
qu’il peut s’affirmer dans des projets. Alors que la femme est enfermée dans la communauté conjugale : il
s’agit pour elle de changer cette prison en un royaume. Son attitude à l’égard du foyer est commandée par
cette même dialectique qui définit généralement sa condition : elle prend en se faisant proie, elle se libère en
25
abdiquant ; en renonçant au monde, elle veut conquérir un monde .

Dans cette dialectique, plusieurs dimensions se conjuguent : tout d’abord,


cette dialectique s’explique par la situation économique et sociale de la femme.
Pour Beauvoir, c’est avant tout le fait d’être confinée à la maison qui fait de la
femme une inférieure. Comme la femme est économiquement et socialement
dépendante de l’homme, elle n’a pas de choix : elle doit se marier, elle doit se
faire proie pour les hommes. Beauvoir insiste régulièrement sur le fait que la
femme ne se soumet pas de gaieté de cœur. De la petite fille qui envie les
garçons qui montent aux arbres à la mère qui s’assure que sa fille ne sera pas
plus autonome qu’elle par dépit de sa condition, la femme est continuellement
décrite comme à la fois dépitée et résignée devant cette soumission qui s’impose
à elle. C’est alors que s’ouvre à elle ce mouvement dialectique, qui manifeste
une possibilité de se faire sujet au sein même de son oppression. En se concevant
comme reine du royaume qu’est son foyer, la femme convertit son oppression en
toute-puissance.
Ainsi, la soumission est l’occasion pour elle d’une prise de pouvoir. Cette
prise de pouvoir est, selon Beauvoir, une forme d’illusion puisqu’elle consiste à
transposer dans le foyer la quête de transcendance, alors même que l’existence
ménagère plonge les femmes dans une irrémédiable immanence. Pour autant, la
femme en tire des bénéfices et c’est là la force de l’analyse beauvoirienne : elle
parvient à faire comprendre qu’il y a consentement des femmes à la soumission,
mais que ce consentement n’est pas vain puisqu’il permet, de fait, à la femme de
ne pas purement subir une destinée qui lui est imposée.
La soumission apparaît donc dans toute son ambiguïté : elle est la seule
stratégie apparemment disponible à la femme pour devenir souveraine et pour
acquérir une forme de maîtrise de soi et du monde qui à avoir avec l’autonomie.
Beauvoir insiste sur cette ambiguïté en prenant pour exemples les pratiques
sadomasochistes de la femme, qu’il s’agisse des pratiques d’automutilation des
jeunes filles, ou de ce qu’elle appelle le sadomasochisme de la mère. Elle décrit
ainsi l’automutilation des jeunes filles :
Destinée à être une proie passive, elle revendique sa liberté jusque dans le fait de subir douleur et dégoût.
Quand elle s’impose la morsure du couteau, la brûlure d’une braise, elle proteste contre la pénétration qui la
déflore : elle proteste en l’annulant. Masochiste, puisque dans ses conduites elle accueille la douleur, elle est
surtout sadique : en tant que sujet autonome, elle fouaille, bafoue, torture cette chair dépendante, cette chair
condamnée à la soumission qu’elle déteste sans vouloir cependant s’en distinguer. Car elle ne choisit pas en
toutes ces conjonctures de refuser authentiquement son destin. Les manies sadomasochistes impliquent une
fondamentale mauvaise foi : si la fillette s’y livre, c’est qu’elle accepte, à travers ses refus, son avenir de
femme ; elle ne mutilerait pas haineusement sa chair si d’abord elle ne se reconnaissait pas comme chair.
26
Même ses explosions de violence s’enlèvent sur un fond de résignation .

On voit alors comment fonctionne le consentement à la soumission : la fillette


est de mauvaise foi car elle est prise en tenailles entre un destin qu’elle refuse et
un désir de ce destin, entre le désir d’être proie et le refus d’abandonner la
liberté. Plus encore, il s’agit de mauvaise foi parce que la jeune fille refuse de se
confronter au problème massif qui se présente à elle, à savoir le plaisir pris à
l’(auto)objectification, c’est-à-dire au fait de faire de soi-même ou d’être fait
objet.

Les avantages de la soumission


Beauvoir montre que la femme n’est pas purement une victime passive de
l’oppression, qu’elle y trouve des avantages. Ce n’est pas simplement que la
femme s’illusionne sur son pouvoir pour supporter le fait qu’elle n’est pas un
sujet parce qu’elle n’a pas accès à la quête de la transcendance qui ne peut se
faire que dans le monde, au milieu des autres, dans ce monde public, donc,
auquel elle n’a pas accès. Beauvoir montre qu’il y a un plaisir positif pris à la
soumission.
Premièrement, ses chapitres sur la jeune fille, sur l’initiation sexuelle et sur
l’érotisme analysent la constitution de l’érotisme féminin, et montrent qu’il est
structuré par un désir d’objectification que Beauvoir nomme à plusieurs reprises
« délices de la passivité ». L’érotisme féminin est structuré par une triade
conceptuelle soumission-objet-passivité. Par exemple, Beauvoir explique que :
[…] quand la sexualité féminine se développe, elle se trouve pénétrée du sentiment religieux que la femme
a voué à l’homme dès l’enfance. Il est vrai que la fillette connaît auprès du confesseur et même au pied de
l’autel désert un frisson très proche de celui qu’elle éprouvera plus tard dans les bras de son amant : c’est
que l’amour féminin est une des formes de l’expérience dans laquelle une conscience se fait objet pour un
être qui la transcende ; et ce sont aussi ces délices passives que la jeune dévote goûte dans l’ombre de
l’église[…], tout l’invite à s’abandonner en rêve aux bras des hommes pour être transportée dans un ciel de
27
gloire. Elle apprend que pour être heureuse il faut être aimée ; pour être aimée, il faut attendre l’amour .

Il y a une spécificité de l’érotisme de la fille qui fait qu’elle rêve de passivité,


de possession. Cet érotisme peut évidemment être mis au compte de l’éducation,
de l’idéologie : on apprend à la petite fille à se conformer à un idéal de féminité
qui lui est dicté. Mais il est aussi la conséquence des plaisirs et du pouvoir que la
femme peut tirer de son objectification :
Refuser d’être l’Autre, refuser la complicité avec l’homme, ce serait pour elles renoncer à tous les
avantages que l’alliance avec la caste supérieure peut leur conférer. L’homme-suzerain protégera
matériellement la femme-lige et il se chargera de justifier son existence : avec le risque économique elle
esquive le risque métaphysique d’une liberté qui doit inventer ses fins sans secours. En effet, à côté de la
prétention de tout individu à s’affirmer comme sujet, qui est une prétention éthique, il y a aussi en lui la
tentation de fuir sa liberté et de se constituer en chose : c’est un chemin néfaste car passif, aliéné, perdu, il
est alors la proie de volontés étrangères, coupé de sa transcendance, frustré de toute valeur. Mais c’est un
chemin facile : on évite ainsi l’angoisse et la tension de l’existence authentiquement assumée. L’homme qui
constitue la femme comme un Autre rencontrera donc en elle de profondes complicités. Ainsi, la femme ne
se revendique pas comme sujet parce qu’elle n’en a pas les moyens concrets, parce qu’elle éprouve le lien
nécessaire qui la rattache à l’homme sans en poser la réciprocité, et parce que souvent elle se complaît dans
28
son rôle d’Autre .

En refusant d’être un sujet, en se faisant objet, tout être humain peut esquiver
le coût de la liberté. Mais le rapport hommes-femmes pose le problème comme
en amont de la dialectique du maître et de l’esclave : avant même de choisir de
prendre ou non le risque de mourir, il faut se concevoir comme un sujet et
vouloir être reconnu comme tel. Si la situation économique et sociale des
femmes bloque l’élan de leur transcendance, il y a aussi un plaisir individuel et
choisi de l’altérité qui explique la soumission. Le conditionnement social est
toujours présent – et, à ce titre, la pensée de Beauvoir est résolument anti-
essentialiste –, mais il se sédimente dans la pensée des femmes, comme une
sorte de colonisation intérieure.
Beauvoir met donc en lumière les différents facteurs du consentement à la
soumission : ce consentement a des causes avant tout politiques, sociales et
économiques qui proviennent de la domination masculine, mais il résulte aussi
du plaisir pris à la soumission, qui constitue la spécificité de l’oppression des
femmes : en raison du « mitsein originel » qu’elles partagent avec les hommes,
leur conformité aux attentes de l’oppresseur est bien plus largement rétribuée
que pour les autres groupes opprimés. On comprend alors que les femmes qui se
soumettent consentent à un destin qui leur est assigné après une sorte de calcul
coûts/bénéfices dans lequel les délices de la soumission pèsent lourd face aux
risques de la liberté.
9 Liberté et soumission

Une fois que l’on prend conscience, avec Beauvoir, des formes familières et
diverses que prend la soumission féminine, une énigme subsiste : pourquoi les
femmes se soumettent-elles ? À regarder la femme amoureuse, la star
hollywoodienne, la mère au foyer épanouie, l’épouse de l’universitaire qui
dépouille les archives pour lui, beaucoup d’entre elles n’ont l’air ni
malheureuses ni forcées à quoi que ce soit. Est-ce à dire qu’elles choisissent leur
soumission ? Une telle hypothèse semble intenable, ne serait-ce que parce que
ces femmes ne décrivent pas leurs choix comme de la soumission ; ou ne
décrivent pas leur soumission comme un choix. Ou bien c’est un choix, ou bien
c’est de la soumission. Choisir de se soumettre semble impossible ou bien
réservé à quelques pervers et quelques masochistes : la soumission ne peut se
justifier qu’en dernier recours, comme chez le guerrier qui doit se soumettre ou
mourir. Comment comprendre alors la tension entre, d’un côté, notre
condamnation presque instinctive de la soumission et, de l’autre, son caractère
ordinaire et quotidien ? Comment comprendre, en particulier, qu’il semble y
avoir une soumission typiquement féminine ? Est-ce à dire que les femmes
seraient plus immorales que les hommes ? ou que, pour les femmes, cette
soumission ne serait pas immorale ?

Se soumettre est-il immoral ?

La réaction que l’on a spontanément lorsqu’il s’agit de soumission est une


réaction de rejet : la soumission apparaît comme une faute morale contre laquelle
on espère parvenir à se prémunir. À l’exception de circonstances très
particulières comme les jeux sexuels sadomasochistes, personne ne se
revendique comme soumis·e. Cette réaction forte, qui manifeste la négativité que
l’on associe spontanément à la soumission, est un obstacle à la pensée de la
soumission, en particulier par les femmes. Elle conduit à refuser instinctivement
de voir chez soi la moindre conduite de soumission, et à ne voir de soumission
que chez ceux que l’on condamne ou dont on se sent absolument différent. Or, si
l’on veut pouvoir étudier la soumission dans ce qu’elle a de quotidien, il faut
précisément parvenir à élucider le fondement d’un tel rejet qui fait écran à notre
pensée.
En comparant la figure du guerrier vaincu, qui ne peut rien faire d’autre que se
soumettre, et celle de la femme soumise, on a vu que la femme fonctionnait
comme la figure-type d’une soumission choisie. Le guerrier ne choisit pas de se
soumettre, mais la femme semble le choisir et c’est ce choix qui est
incompréhensible si l’on ne postule pas une nature féminine qui la pousserait
vers cette soumission. Si la femme n’est pas naturellement soumise, alors elle est
soumise par choix. Mais ce choix, par sa liberté, paraît contradictoire avec son
objet : si je suis libre de choisir, pourquoi donc choisirais-je de ne pas être libre ?
La soumission comme conduite quotidienne a échappé à l’analyse
philosophique. En revanche, les philosophes politiques se sont intéressés à la
question de la soumission du peuple au(x) dirigeant(s). Sous le terme de
problème de l’obligation politique, ces philosophes s’intéressent aux questions
suivantes : comment expliquer que des individus obéissent au roi ou aux lois ?
Comment est-ce que cette obéissance fonctionne ? Est-ce que cette obéissance
est une soumission et si oui, est-elle réellement contraire à la liberté des sujets ?
Dans le contexte de cette interrogation, La Boétie et Rousseau ont scellé le sort
de la servitude volontaire : les hommes sont naturellement et primitivement
libres et en raison de cette nature, choisir de se soumettre est une faute morale
parce qu’elle est un renoncement à ce qui fait la nature humaine.
Contre cette idée, dans Le Deuxième Sexe, Beauvoir s’approprie l’hypothèse
existentialiste de Sartre d’une manière qui lui permet de surmonter cette impasse
et de montrer que ce n’est pas une infériorité morale qui conduit les femmes à
consentir à leur soumission. On l’a vu, l’adoption de la méthode
phénoménologique permet à Beauvoir de décrire la soumission. Pour autant, la
méthode phénoménologique ne suffit pas à expliquer que les femmes acceptent
la soumission, et elle suffit encore moins à rendre compte de ce que Beauvoir
nomme « les délices de la passivité ». C’est en associant à la méthode
phénoménologique une philosophie existentialiste de la liberté que Beauvoir
parvient à rendre compréhensible le choix de la soumission et à mettre en
évidence les raisons pour lesquelles il s’agit davantage d’un consentement que
d’un choix au sens plein.
Une perspective existentialiste

Beauvoir affirme dès l’introduction qu’elle adopte ce qu’elle appelle « la


perspective […] de la morale existentialiste 1 ». Cette formulation a son
importance : contrairement aux préjugés selon lesquels Le Deuxième Sexe ne
serait qu’une mise en application de la philosophie sartrienne, on voit ici que
Beauvoir ne conçoit pas cette morale existentialiste comme un système
philosophique, comme un dogme ou comme une boîte à outils, mais comme une
« perspective ».
La philosophe Michèle Le Dœuff le montre, Beauvoir modifie profondément
l’existentialisme au point d’en changer complètement la signification et l’utilité.
L’Être et le Néant est structuré par un androcentrisme 2 qui confine au sexisme 3
et le système existentialiste sartrien rend impossible de penser l’oppression et,
plus largement, la société, tant seul l’individu et son rapport à la liberté sont
centraux 4. Il semble donc a priori impossible d’utiliser ce système au profit
d’une analyse et d’une critique de l’oppression des femmes. C’est pourtant ce
que fait Beauvoir. Le Deuxième Sexe n’est pas une application de la philosophie
sartrienne, mais un travail philosophique original qui passe par l’adoption d’une
perspective existentialiste.
Lorsqu’elle évoque la « perspective » existentialiste, Beauvoir fait référence à
un certain parti pris éthique, hérité de Kierkegaard, qui consiste à partir de
l’individu et de son existence, de son expérience en première personne pour
penser l’humanité. Contre une tendance philosophique à rechercher des vérités
universelles abstraites sur l’humanité, la perspective existentialiste part de
l’individuel, de ce que chaque existence humaine a de singulier. Ce souci de
n’aborder l’universel qu’à partir du singulier et sans perdre de vue ce singulier
était déjà au fondement de l’adoption de la méthode phénoménologique, et il est
décisif dans la conceptualisation beauvoirienne de la liberté.
La perspective de la morale existentialiste a plusieurs conséquences pour
Beauvoir. Premièrement, il s’agit d’adopter une perspective individuelle, c’est-à-
dire de se placer du point de vue de l’individu. Cela ne signifie pas que Beauvoir
prône un atomisme ou un individualisme méthodologiques, au sens où elle
considérerait que l’individu précède le social ou que le social n’est fait que d’une
somme d’individus. La perspective individuelle qu’elle choisit consiste
simplement à considérer, dans ses appréciations normatives, le bien de l’individu
plutôt que celui de la société : comme elle l’écrit, « c’est du point de vue des
chances concrètes données aux individus que nous jugeons les institutions 5 ».
Deuxièmement, cette perspective individuelle ne signifie pas que seul compte
le bonheur subjectif des individus :
Les femmes de harem ne sont-elles pas plus heureuses qu’une électrice ? La ménagère n’est-elle pas plus
heureuse que l’ouvrière ? On ne sait trop ce que le mot bonheur signifie et encore moins quelles valeurs
authentiques il recouvre ; il n’y a aucune possibilité de mesurer le bonheur d’autrui et il est toujours facile
de déclarer heureuse la situation qu’on veut lui imposer : ceux qu’on condamne à la stagnation, en
6
particulier, on les déclare heureux sous prétexte que le bonheur est immobilité .

Cette précision que donne Beauvoir est importante pour réfléchir sur la
soumission : un des arguments régulièrement utilisés pour défendre les inégalités
hommes-femmes est d’évoquer le bien-être subjectif des femmes. Les femmes
seraient soumises parce que cela les rendrait heureuses. En effet, la soumission
peut être source de plaisirs pour les femmes et c’est une des très grandes forces
du Deuxième Sexe que de le montrer. Mais de ce plaisir, il serait dangereux de
conclure que la soumission serait bonne pour les femmes.
On peut comprendre cette distinction en faisant un détour anachronique par
l’économie. L’économiste et philosophe Amartya Sen montre que les individus
adaptent leurs préférences et l’évaluation de leur bien-être à la situation dans
laquelle ils se trouvent 7. En particulier, les individus qui se trouvent dans des
situations de privations extrêmes adaptent leurs désirs à ces situations et en
viennent à désirer que ce qu’ils peuvent atteindre. Sen évoque l’exemple de
femmes pauvres de l’Inde rurale qui sont convaincues qu’elles ont des besoins
nutritionnels limités voire inexistants, en tout cas bien moindres que ceux de
leurs maris et enfants, simplement parce qu’il n’y a pas de nourriture disponible.
Cette conviction n’a pas de fondement objectif, elle manifeste simplement que
les individus adaptent leurs désirs à la situation qui est la leur, y compris
lorsqu’une telle adaptation leur est objectivement nuisible. Il y a des cas de
soumission objectivement nuisibles pour les femmes, qui pourraient néanmoins
être décrits comme une situation sinon heureuse du moins tout à fait supportable.
Sen utilise ce constat pour mettre en lumière une grave insuffisance de
l’économie classique, qui pense le bien-être comme le critère premier de valeur :
l’économie du bien-être peut aller à l’encontre de la justice sociale 8. En effet,
cette économie du bien-être considère le bien-être comme subjectif et accompli,
c’est-à-dire comme le bien-être dont les individus considèrent disposer à l’heure
actuelle. Or Sen montre qu’une telle mesure subjective pourrait conduire les
gens qui n’ont quasiment rien à apparaître comme bien lotis voire comme mieux
lotis que des gens objectivement bien lotis mais mécontents de leur sort. On
comprend bien alors comment il est possible de tenir ensemble le caractère
négatif de la soumission et un apparent bonheur subjectif de la personne qui se
soumet sans qu’il n’y ait de contradiction : il est possible que la domination
masculine conduise les femmes à adapter leurs préférences de sorte qu’elles en
viennent à choisir la soumission alors même que ce choix n’est pas
objectivement bon pour elles.
En montrant clairement qu’adopter une perspective centrée sur l’individu
n’implique pas une conception subjective du bien, Beauvoir précise ce qu’est la
perspective existentialiste : il s’agit d’un humanisme concret.
Troisièmement, la perspective existentialiste implique qu’il n’y a pas de
réponse abstraite ou objective à la question de savoir ce qu’est une femme. C’est
seulement à travers les expériences individuelles que cette question trouve une
réponse. Cette affirmation existentialiste fonde donc la structure de l’ouvrage
ainsi que le recours à la phénoménologie dans le deuxième volume : s’intéresser
à l’universel à partir de l’individuel implique de se demander ce qu’est une
femme du point de vue des hommes et du point de vue des femmes, mais aussi
quelle est l’expérience que femmes et hommes font de ce que l’on appelle la
féminité.

La liberté se conquiert

L’héritage existentialiste le plus clair dans la philosophie beauvoirienne est sa


conception de la liberté. Quand Beauvoir revendique la « perspective de la
morale existentialiste », c’est à la conception existentialiste de la liberté qu’elle
fait référence. La thèse centrale de l’existentialisme est que l’être humain est une
liberté : on n’est rien d’autre que cette liberté et c’est ce qui explique que
l’existence précède l’essence. La façon dont l’être humain exerce sa liberté
pendant son existence est ce qui constituera son essence : il n’y a pas d’essence
prédéfinie, chaque être humain façonne son existence grâce à sa liberté.
À partir de cette description de la nature humaine, l’existentialisme tire des
conclusions normatives : il faut vivre en fonction de cette liberté. Cela signifie
que l’être humain doit se reconnaître libre et agir librement : il ne faut pas se
réfugier derrière un déterminisme quelconque pour justifier ses actions, mais se
reconnaître le sujet de chacune de ses actions. Sartre qualifie de mauvaise foi
précisément ce type d’attitude, par exemple le fait de faire comme si l’on agissait
d’une certaine manière par obligation ou par devoir, alors même que l’on choisit
toujours librement de respecter devoirs et obligations. La morale existentialiste
ne peut donc pas être faite de prescriptions ou de règles, sinon celle de vivre de
manière authentiquement libre. Comme l’écrit Beauvoir dans L’Existentialisme
et la sagesse des nations, « si l’homme n’est pas naturellement bon, il n’est pas
non plus naturellement mauvais ; il n’est rien, d’abord ; il lui appartient de se
faire bon ou mauvais selon qu’il assume sa liberté ou qu’il la renie 9 ».
Cette prescription manifeste que la liberté est à double tranchant : d’un côté, il
y a quelque chose de grisant à se savoir libre, d’un autre côté, être seul maître de
son existence est angoissant. Le risque et l’incertitude se trouvent au cœur de la
liberté : la liberté n’est pas un donné, c’est quelque chose que le sujet doit
conquérir. La liberté n’est pas statique : elle s’exprime à travers des projets, elle
est une transcendance au sens où elle consiste à aller en direction de
l’indétermination. Être libre, c’est se projeter dans le monde. Par conséquent, la
liberté comporte des risques, elle demande d’avoir le courage et la confiance en
soi nécessaires pour déterminer un projet pour soi-même et pour se jeter dans un
monde indéterminé dans lequel le succès de l’entreprise n’est pas garanti.
Beauvoir met en évidence ce coût dans Pour une morale de l’ambiguïté, à
10
travers une description phénoménologique de la généalogie du sujet éthique :
comme enfant, l’individu naît dans un monde où les valeurs, les autorités, les
significations sont déjà établies. À ce titre, l’enfant dépend de ce monde et doit
s’y conformer. En grandissant, l’adolescent apprend à se projeter dans ce monde
et il se libère progressivement de sa dépendance. Mais cette liberté a un coût en
raison des risques qu’encourt le sujet en la poursuivant. Ce coût peut causer un
désir de retourner à la situation de l’enfant, où l’obéissance et la dépendance
étaient le prix à payer pour éviter l’angoisse existentielle de la liberté. Pour tous
les individus, la liberté est indissociable de l’angoisse existentielle.

La résolution du problème théorique


de la soumission

Dans Le Deuxième Sexe, cette conception de la liberté comme étant un élan


ressenti par tous et, dans le même temps, un risque est au cœur de la
compréhension de la soumission des femmes. Premièrement, cette théorie de la
liberté est cruciale et dissout l’antinomie apparente du consentement à la
soumission. Chez Rousseau, il est impossible de se soumettre volontairement
parce que cette soumission est un renoncement à la liberté. L’hypothèse de
départ est que les hommes naissent libres, que la liberté est première. La
soumission ne peut alors s’expliquer que comme une aliénation de la liberté, et
aucun esprit rationnel ne devrait vouloir aliéner sa liberté, par conséquent
personne ne devrait consentir à sa soumission.
Au contraire, dans la généalogie proposée par Beauvoir, la soumission est la
condition chronologiquement première de l’individu 11. Certes, la nature de l’être
humain est sa liberté, mais cette liberté est en puissance : l’individu est d’abord
un enfant, donc un être soumis, et il doit agir pour sortir de cet état premier de
soumission. La liberté est une action, c’est un mouvement coûteux pour
s’extraire de sa facticité.
Dans un tel cadre, il n’y a plus de contradiction dans l’idée de consentir à sa
soumission. Le consentement à la soumission n’est pas un mouvement actif de
renoncement à la liberté, c’est une absence de mouvement, c’est une passivité.
S’il n’y a plus de contradiction dans l’idée même d’un choix ou d’un
consentement à la soumission, un problème subsiste : si l’être humain est libre et
si la morale consiste à agir librement, pourquoi certain·e·s préféreraient la
soumission à la liberté ?

Liberté et situation

L’existentialisme sartrien reconnaît l’angoisse de tous les êtres humains


devant la liberté ainsi que la tentation de l’abdication qui en découle, mais
considère ce problème de l’abdication sous un angle uniquement individuel.
C’est entre l’individu et lui-même que se joue le combat de la liberté et du
renoncement. Le problème d’une telle approche pour Beauvoir, on l’a vu, est
qu’elle ignore la façon dont les structures sociales influencent ce combat.
Beauvoir complexifie et transforme donc l’analyse existentialiste de la liberté
grâce au concept de situation : certes, tout le monde est tenté par l’abdication et
le renoncement à la liberté, mais cette tentation est plus ou moins forte en
fonction de la situation dans laquelle se trouve l’individu.

L’individu et la structure
Dès Pour une morale de l’ambiguïté, Beauvoir distingue deux cas différents :
celui où la situation de l’individu est telle qu’il ne peut pas se projeter vers la
liberté 12 et celui où l’individu choisit de ne pas être libre pour pouvoir bénéficier
des privilèges de la soumission :
On découvre quelle différence les distingue d’un véritable enfant : à l’enfant sa situation est imposée, tandis
que la femme (j’entends la femme occidentale d’aujourd’hui) la choisit ou du moins y consent. L’ignorance,
l’erreur sont des faits aussi inéluctables que les murs d’une prison ; l’esclave du XVIIIe siècle, la musulmane
enfermée au fond d’un harem, n’ont aucun instrument qui leur permette d’attaquer, fût-ce en pensée, fût-ce
par l’étonnement ou la colère, la civilisation qui les opprime : leur conduite ne se définit et ne saurait se
juger qu’au sein de ce donné ; et il se peut que dans leur situation, limitée comme toute situation humaine,
elles réalisent une parfaite affirmation de leur liberté. Mais dès qu’une libération apparaît comme possible,
ne pas exploiter cette possibilité est une démission de liberté, démission qui implique la mauvaise foi et qui
13
est une faute positive .
Beauvoir fait ici une différence claire entre la soumission forcée, dans laquelle
la part d’agentivité disparaît presque totalement et de laquelle, par conséquent,
l’individu ne saurait être tenu responsable, et la soumission complice, celle qui
s’explique par la tentation de s’épargner le coût de la liberté et de profiter des
gains de la soumission. Dans ce cas, il y a pour Beauvoir une forme de faute
morale.
Il y a donc une tentation de la soumission qui est inhérente à la condition
humaine et à la nécessité d’agir pour être libre. Pour autant, à expliquer ainsi la
soumission des femmes, à la mettre au compte du coût de la liberté, on semble
réfuter l’hypothèse d’une soumission féminine spécifique : tous les êtres
humains sont susceptibles d’essayer d’échapper à l’angoisse existentielle à
travers la mauvaise foi consistant à prétendre que l’on ne peut se libérer. Il n’y a
pas apparemment dans ce contexte de raison de penser que les femmes seraient
plus de mauvaise foi que les autres.

L’analyse coût-bénéfice de la soumission


En réalité, il y a selon Beauvoir une caractéristique des femmes qui rend
effectivement plus probable une mauvaise foi de leur part, mais elle n’a rien à
voir avec une hypothétique essence féminine. Les femmes ont davantage
tendance à se soumettre que les hommes en raison de leur situation. Comme elle
l’écrivait déjà dans Pour une morale de l’ambiguïté :
Nous avons indiqué déjà que, dans l’univers du sérieux, certains adultes peuvent vivre avec bonne foi : ceux
à qui est refusé tout instrument d’évasion, ceux qu’on asservit ou qu’on mystifie. Moins les circonstances
économiques et sociales permettent à un individu d’agir sur le monde, plus ce monde lui apparaît comme
14
donné. C’est le cas des femmes qui héritent d’une longue tradition de soumission .

Ce passage est décisif à plusieurs égards : premièrement, il témoigne de


l’originalité de Beauvoir dans une tradition existentialiste qui ne considère
jamais la dimension économique, sociale et politique du caractère concret de
l’existence. Deuxièmement, il montre que Beauvoir ne considère pas
l’alternative sartrienne de la mauvaise foi et de l’authenticité comme une
alternative au sens propre : il y a pour elle des degrés de mauvaise foi, des
degrés de liberté, en fonction de la situation économique et sociale des individus.
Par conséquent, Beauvoir conçoit la possibilité d’une soumission qui ne relève
pas de la mauvaise foi : en fonction du degré d’asservissement social et
économique qui est celui de la femme en question, elle pourra même être de
bonne foi dans sa soumission. Dans tous les cas, le simple fait que la domination
masculine ait des conséquences économiques et sociales qui réduisent la liberté
de départ des femmes implique que leur soumission n’est pas une pure mauvaise
foi.
Ainsi, si tous les humains sont en proie au dilemme entre soumission et
liberté, les femmes sont bien plus affectées par ce dilemme en raison de leur
situation et de la tradition de soumission dont elles héritent. Cette situation est un
produit de l’éducation genrée que Beauvoir décrit méticuleusement dans la partie
« Formation » du second volume : les petites filles apprennent à se comprendre
non seulement comme faibles et fragiles mais comme plus faibles et plus fragiles
que les garçons. Elles sont élevées en étant constamment comparées aux garçons
avec pour résultat qu’elles se perçoivent elles-mêmes comme l’Autre, inessentiel
et faible. Mais cette situation est d’abord et avant tout le résultat du contrôle
qu’ont les hommes sur la définition du sujet féminin, ce qui explique la décision,
à première vue étrange, d’étudier d’abord le regard des hommes sur les femmes
avant de se consacrer à l’expérience vécue de ces femmes. Par une telle
organisation de l’ouvrage, Beauvoir souligne que la composante la plus
importante de la situation des femmes est qu’elle est conçue, construite et
imposée de l’extérieur, par des hommes qui les conçoivent comme l’Autre et, de
ce fait, comme destinées à être inférieures. Le second volume doit ainsi se lire
comme la phénoménologie de l’impact des faits et des mythes du premier
volume.
Cette constitution de l’extérieur explique, par exemple, un des traits les plus
problématiques de la vie des femmes pour qui chercherait à les émanciper, et que
Beauvoir rappelle tout au long de l’ouvrage : à la différence des Juifs, des Noirs
américains ou des travailleurs, les femmes n’ont pas le sentiment d’appartenir à
un groupe opprimé. Elles se conçoivent comme unies aux hommes bien plus
qu’unies entre elles. Ce « mitsein originel » qui existe entre les hommes et les
femmes hétérosexuels rend la domination masculine plus discrète et la
soumission féminine plus probable.
En tenant ensemble cette perspective de la morale existentialiste, la
conception originale de la liberté qui la structure, et le concept de situation,
Beauvoir permet de comprendre la soumission des femmes comme le résultat
d’une sorte de calcul coûts-bénéfices : comme tous les êtres humains, les
femmes sont prises en tension entre le désir et l’angoisse de la liberté, entre la
volonté de se projeter dans le monde et la tentation de l’abdication. À la
différence des hommes, cependant, la soumission est une conduite socialement
prescrite aux femmes. Elles ont donc des choses à gagner à se soumettre. Par
exemple, la femme mince, jeune, qui aura modelé son corps par des régimes et
du sport, qui sera belle, bien maquillée, et qui donnera aux hommes l’attention
qu’ils s’estiment en droit d’obtenir sera l’objet des attentions masculines quand
la femme indépendante risquera d’être rejetée ou seule si elle ne joue pas le jeu
de la féminité. Par conséquent, dans le contexte patriarcal, la situation de la
femme modifie l’équilibre entre coûts et bénéfices de la liberté et rend la liberté
beaucoup plus coûteuse qu’elle ne l’est pour les hommes, au point que même les
femmes les plus ambitieuses préfèrent parfois renoncer à leur liberté plutôt que
d’en payer le prix, par exemple faire toutes les tâches domestiques plutôt que de
risquer une rupture et le célibat.

Un consentement qui n’est pas un choix

La liberté dont il est question dans la philosophie politique classique n’est pas
la même que la liberté de choix de la vie quotidienne. En effet, la liberté au sujet
de laquelle Rousseau affirme que nul ne peut l’aliéner sans perdre son humanité
est un droit abstrait que tous les individus possèdent par le simple fait d’être des
êtres humains, alors que la liberté que l’on manifeste en choisissant de se
soumettre est une donnée anthropologique, une qualité de l’être humain, que l’on
appelle aussi agentivité, c’est-à-dire capacité d’agir. Si la conception politique de
la liberté est cruciale pour penser l’organisation de la société, elle ouvre surtout
sur des théories idéales et normatives. Pour qui veut comprendre, de manière
concrète et donc non idéale, la façon dont se structurent les rapports de pouvoir
entre les individus, une telle conception de la liberté ne peut pas grand-chose.
Construisant une théorie concrète de la liberté, dans laquelle la liberté apparaît
comme un élan universellement partagé mais aux coûts inégalement répartis,
Beauvoir met en évidence l’attrait spécifique que la soumission comporte pour
les femmes. Tous les êtres humains ont en commun un rapport ambigu à la
liberté : si la liberté n’est pas donnée, c’est qu’elle doit être conquise, et cette
conquête comporte des risques, au premier chef desquels celui de l’échec. Tous
les êtres humains sont tentés de tourner le dos à la transcendance pour conserver
les plaisirs apaisants de l’immanence, d’une existence prévisible et soumise.
Pour autant, il y a une spécificité de la soumission des femmes. Quand bien
même elles désirent leur liberté, quand bien même elles auraient le même goût
de l’absolu que le plus aventurier des hommes, elles savent que, du fait de la
structure de la domination masculine, la recherche de la liberté a un coût
démesurément plus élevé pour elles que pour les hommes et, inversement, la
soumission est rétribuée de nombre de bienfaits. Les femmes ont des raisons
structurelles d’accepter de se soumettre.
Cette acceptation n’est pas à proprement parler un choix. Dans le contexte de
la philosophie beauvoirienne comme philosophie centrée sur l’individu et sur sa
liberté, choisir, c’est décider d’user de sa liberté, de se projeter dans le monde. À
l’inverse, la femme soumise est celle qui n’agit pas, celle qui, passive, ne
cherche pas à conquérir une quelconque liberté contre la situation qui est la
sienne, c’est-à-dire contre la soumission à laquelle elle est destinée. La
soumission est une destinée toujours déjà là pour la femme, donc se soumettre
consiste simplement à ne rien faire contre cette destinée, à laisser les normes
sociales, et donc les hommes qui les gouvernent, décider pour soi. La femme ne
choisit pas activement sa soumission, elle se contente d’accepter ce qui lui est
proposé. Elle consent à sa destinée de femme soumise.

Vers l’émancipation

Ce constat n’a pas vocation pour Beauvoir à être désespérant, bien au


contraire. Beauvoir ne met pas en évidence ce consentement à la soumission
pour accuser les femmes ou simplement pour mettre en lumière la noirceur de
leur condition. Beauvoir, lorsqu’elle décrit chez toutes les figures de femmes
soumises qu’elle analyse une forme de résistance ou de dégoût pour la
soumission 15, ne cesse de souligner que cette soumission est obtenue par les
hommes contre la liberté à laquelle les femmes aspirent en tant qu’êtres
humains. L’analyse de la soumission des femmes est mise au service d’une
pensée de l’émancipation. La compréhension beauvoirienne de la condition
humaine comme étant par nature ambiguë et comme s’inscrivant dans une
situation historiquement, socialement et économiquement déterminée ouvre des
possibilités d’émancipation ; et les millions de femmes qui ont vu dans Le
Deuxième Sexe l’annonce et le manifeste d’une émancipation à venir ne s’y sont
pas trompées.

La soumission n’est pas inévitable


Le Deuxième Sexe produit, à partir de l’analyse du consentement à la
soumission, une pensée de l’émancipation à plusieurs niveaux. En dévoilant la
façon dont la situation des femmes résulte des constructions historiques,
religieuses, théoriques et mythiques des hommes et non pas d’une nature
soumise des femmes, Beauvoir libère les femmes soumises de l’accusation de
mauvaise foi et de faiblesse qui contribue habituellement à renforcer la situation
d’oppression des femmes. En montrant comment et pourquoi les femmes
consentent à leur soumission, elle désamorce toute utilisation de ce
consentement pour attribuer la culpabilité de la soumission aux femmes : certes,
les femmes, en tant qu’elles sont des êtres humains et donc qu’elles ont la
possibilité de choisir leur liberté, sont responsables du fait de ne pas la choisir,
mais la façon dont leur situation est déterminée de l’extérieur par la domination
masculine au point de faire de la soumission leur destinée fait qu’elles ne
peuvent en aucun cas être tenues pour coupables de cette soumission. Certes, il y
a un plaisir individuel et, dans une certaine mesure, choisi à être l’Autre et à
éviter l’angoisse existentielle du sujet libre, mais c’est la structure sociale et
économique qui fait que le mouvement vers la transcendance est plus coûteux
pour la femme que pour l’homme.
Beauvoir non seulement désamorce toute tentative d’attribuer aux femmes la
responsabilité morale de leur soumission, mais encore elle montre que cette
soumission n’est pas un destin inexorable. Elle historicise la soumission
féminine et rend ainsi concevable d’échapper à ce qui est construit par la
domination masculine comme une destinée :
Comme l’a dit très justement Merleau-Ponty, l’homme n’est pas une espèce naturelle : c’est une idée
historique. La femme n’est pas une réalité figée, mais un devenir ; c’est dans son devenir qu’il faudrait la
confronter à l’homme, c’est-à-dire qu’il faudrait définir ses possibilités ; ce qui fausse tant de débats c’est
qu’on veut la réduire à ce qu’elle a été, à ce qu’elle est aujourd’hui, cependant qu’on pose la question de ses
capacités ; le fait est que des capacités ne se manifestent avec évidence que lorsqu’elles ont été réalisées :
mais le fait est aussi que lorsqu’on considère un être qui est transcendance et dépassement, on ne peut
16
jamais arrêter les comptes .

En comprenant que la femme est, au même titre que l’homme, un devenir, un


être historique et non un Autre, à l’altérité et l’infériorité naturelles, on
comprend aussi la soumission comme une attitude historique et non pas figée.
C’est en raison de conditions économiques, sociales, politiques particulières que
les femmes consentent à leur soumission, donc la fin de cette soumission est une
possibilité.
Sans doute si on maintient une caste en état d’infériorité, elle demeure inférieure : mais la liberté peut briser
le cercle ; qu’on laisse les Noirs voter, ils deviennent dignes du vote ; qu’on donne à la femme des
responsabilités, elle sait les assumer ; le fait est qu’on ne saurait attendre des oppresseurs un mouvement
gratuit de générosité ; mais tantôt la révolte des opprimés, tantôt l’évolution même de la caste privilégiée
crée des situations nouvelles ; ainsi les hommes ont été amenés, dans leur propre intérêt, à émanciper
partiellement les femmes : elles n’ont plus qu’à poursuivre leur ascension et les succès qu’elles obtiennent
les encouragent ; il semble à peu près certain qu’elles accéderont d’ici un temps plus ou moins long à la
17
parfaite égalité économique et sociale, ce qui entraînera une métamorphose intérieure .

La soumission, en somme, est le fruit de la situation. Une telle affirmation a


une importance décisive à deux égards : premièrement, elle rend intelligible le
fait que la soumission puisse être vécue comme un destin sans pour autant
qu’elle ne soit véritablement un destin. La femme n’est pas destinée à la
soumission par sa nature, mais par un certain état social, historiquement situé, et
économiquement et politiquement construit. Même s’il existe un rapport
circulaire entre la société et les individus qui semble inviter à considérer avec
pessimisme la possibilité d’un changement social, la perspective existentialiste
fondée sur l’individu et sa liberté fait surgir la possibilité d’enrayer les
mécanismes de reproduction de l’oppression des femmes. En prenant le risque
de la liberté, en travaillant, les femmes peuvent changer les conditions sociales et
économiques au point que la soumission n’apparaisse plus comme leur destin
par défaut. En dépassant la dichotomie entre individu et structure qui rendait
impossible de penser la soumission, Beauvoir historicise la soumission et ainsi
rend possible de s’y opposer.

Les hommes ne sont pas (tous) coupables


Dire que la soumission est le fruit de la situation n’est pas seulement
émancipateur en ce qu’on comprend ainsi qu’en changeant la situation on pourra
espérer échapper à la soumission, mais parce que cela permet de clarifier les
responsabilités des individus. Par le concept de situation, Beauvoir montre que
les femmes ne sont pas absolument responsables lorsqu’elles consentent à se
soumettre, mais elle montre aussi que les hommes, en tant qu’individus, ne sont
pas non plus complètement responsables de cette soumission. Les hommes
particuliers ne font souvent rien pour soumettre les femmes ; comme les
femmes, ils sont jetés dans un monde dans lequel des significations, des normes
sociales sont toujours déjà là. À ce titre, Beauvoir n’assigne pas de responsabilité
individuelle aux hommes. Elle se contente de souligner qu’ils bénéficient,
souvent sans en être même conscients, du privilège du dominant, qui consiste à
voir sa perspective comme la perspective neutre, objective et donc vraie, et à
naturaliser l’altérité des autres.
Ainsi, Beauvoir participe à la construction d’une pensée de l’émancipation en
construisant une pensée du privilège. Comme le montre la philosophe
américaine Sonia Kruks 18, Le Deuxième Sexe constitue la première étape d’une
réflexion de Beauvoir sur la façon dont les privilégiés – elle au premier chef –
peuvent penser leur propre situation. Cette réflexion sera développée en détail
plus tard, mais elle apparaît déjà dans Le Deuxième Sexe au sujet de la
responsabilité morale des hommes. Si les femmes sont contraintes par leur
situation, les hommes le sont aussi : Beauvoir montre que, alors qu’un
administrateur colonial peut cesser d’en être un, un homme ne le peut pas, «
donc le voilà ainsi, coupable malgré lui et opprimé par cette faute qu’il n’a pas
lui-même commise 19 ».
En mettant en lumière la façon dont la domination masculine mine jusqu’à la
liberté des hommes eux-mêmes, Beauvoir ouvre la voie pour une coopération
entre hommes et femmes afin de mettre à bas le patriarcat. Si elle comprend que
les hommes s’inquiètent d’avoir beaucoup à perdre à considérer la femme non
plus comme l’Autre mais comme une « compagne 20 », elle vante au contraire les
mérites de la fraternité entre hommes et femmes. La dernière phrase de l’ouvrage
est la suivante :
C’est au sein du monde donné qu’il appartient à l’homme de faire triompher le règne de la liberté ; pour
remporter cette suprême victoire il est entre autres nécessaire que par-delà leurs différenciations naturelles
21
hommes et femmes affirment sans équivoque leur fraternité .

Le concept de situation permet à Beauvoir de faire surgir la possibilité d’une


reconquête du mitsein originel par la fraternité. Le conflit des consciences,
l’altérité qui en découlent ne sont pas une fatalité : en comprenant que la
signification de la différence sexuelle est une norme sociale historique et donc
altérable, on ouvre la possibilité d’un rapport harmonieux entre hommes et
femmes qui soit un rapport de deux libertés fraternelles.

Elle-même comme exemple


Enfin, on peut penser que dans son écriture même, Le Deuxième Sexe
participe à l’ouverture d’une voie émancipatrice. Le fait même que Beauvoir
écrive un tel livre apparaît comme une façon de contrer la dimension genrée de
la dichotomie du Sujet et de l’Autre. En tant qu’auteure, elle manifeste, par le
simple fait d’écrire, de se projeter dans une œuvre, que les femmes ne sont pas
exclues par principe de la quête de la transcendance. Elle incarne le fait que les
femmes ne sont pas destinées à n’être que les compagnes d’hommes créateurs.
En effet, elle souligne, dans le chapitre consacré à la femme mariée, l’erreur que
font les femmes qui croient, en participant au projet de leur mari, en l’aidant, en
le conseillant, réaliser une œuvre personnelle ou être réellement libres :
En toute action, en toute œuvre, c’est le moment du choix et de la décision qui compte. La femme joue
généralement le rôle de cette boule de verre que consultent les voyantes : une autre ferait tout aussi bien
l’affaire. Et la preuve c’est que bien souvent l’homme accueille avec la même confiance une autre
collaboratrice. Sophie Tolstoï copiait les manuscrits de son mari, les mettait au net : il en chargea plus tard
une de ses filles ; elle comprit alors que même son zèle ne l’avait pas rendue indispensable. Il n’y a qu’un
22
travail autonome qui puisse assurer à la femme une authentique autonomie .

En écrivant Le Deuxième Sexe, Beauvoir manifeste la possibilité pour une


femme de se lancer dans un projet, dans ce travail autonome qui manifeste cette
liberté et à ce titre elle rompt le cercle vicieux de l’oppression des femmes.
Conclusion
Et maintenant ?

La soumission des femmes est complexe : elle se joue au niveau individuel,


tout en étant influencée par la structure sociale, elle est souvent soumission à un
homme particulier alors qu’elle est d’abord soumission à une série de normes
sociales, elle peut être délicieuse tout en menant à de désespérantes impasses.
Une chose est sûre : affirmer que la soumission n’est pas une faute morale,
mais un destin auquel les femmes sont sans cesse rappelées invite à penser à
nouveaux frais les problèmes du consentement, notamment dans le domaine
sexuel. En effet, si hommes et femmes pensent que les femmes non seulement
doivent se soumettre aux hommes mais aiment ça, que les femmes sont des
proies dont les hommes-chasseurs doivent triompher, la structure des rapports
amoureux et sexuels risque d’être fort éloignée de l’image de deux partenaires
égaux aux désirs également pris en compte que véhicule le concept de
consentement. Ce concept, polysémique, invite à identifier trois niveaux de
réflexion sur le consentement sexuel.
Il y a, d’abord, un problème juridique du consentement sexuel : comment faire
pour que les cas de viol, d’agression sexuelle, de harcèlement sexuel soient
effectivement punis comme la loi le prévoit ? Par exemple, comment mettre fin à
l’effroyable situation que décrivent ces chiffres : en France, 10 % des femmes
victimes de viol portent plainte, et 3 % des viols débouchent sur un procès en
cour d’assises. En somme, comment faire pour s’assurer que la norme juridique
qu’est le consentement, entendu comme l’action de choisir ou d’accepter une
proposition, soit respectée ? Il y a ici deux écueils : le premier, le plus évident,
est que dans le domaine sexuel les personnes concernées, et elles seules, savent
ce qui s’est dit, ce qui a été fait et qu’il est donc parfois malaisé pour la justice
d’établir les faits. Mais il y a un second écueil, qui s’amoindrit aujourd’hui, celui
de la présomption de mensonge des femmes. Qu’il s’agisse de la façon dont ont
été traitées les accusatrices de Tariq Ramadan, ou de certains commentateurs
surtout soucieux de protéger les hommes faussement accusés (entre 2 et 4 % des
plaintes, selon les études), il est clair que la parole des femmes est spontanément
mise en doute lorsqu’elles affirment publiquement n’avoir pas été consentantes.
Et cette mise en doute a à voir avec la norme selon laquelle les femmes devraient
se soumettre aux hommes : se plaindre de violences sexuelles est un écart à la
norme de la féminité.
Le second problème posé par le consentement est un problème moral :
comment penser un érotisme qui ne soit pas fondé sur un schéma selon lequel «
l’homme propose, la femme dispose », c’est-à-dire un schéma inégalitaire et
sexiste ? Ce que les Américains appellent le « consentement affirmatif », et qui
1
est la règle dans de plus en plus d’universités et dans certains États, à savoir
l’idée que seul un « oui » exprimé et enthousiaste peut valoir consentement,
semble la solution la plus indiquée. Ici, on entend déjà les cris d’orfraie des
tenants de la « galanterie à la française », du « charme des baisers volés » et de
ceux qui expliquent qu’il est dans la « nature » de l’érotisme d’être inégalitaire et
violent. Il n’y a pas plus de « nature » de l’amour et de l’érotisme, qu’il n’y a de
« nature » violente de l’homme, ou de « nature » soumise de la femme. Que
certain·e·s veuillent être dominant·e·s, d’autres alangui·e·s, cela ne regarde
personne mais pour que les rapports sexuels soient aussi peu oppressifs que
possible, il faut que ces positions fassent l’objet d’un véritable choix des deux
parties. Et on peine à imaginer que chuchoter son désir au creux de l’oreille de
l’amant·e soit nécessairement tue l’amour !
Enfin, il y a un problème politique du consentement dans le contexte d’une
société patriarcale comme la nôtre et c’est ce problème surtout que nous aide à
penser le concept de soumission. Dans une telle société, hommes et femmes
grandissent dans un monde organisé par des normes sociales de genre qui
prescrivent aux hommes l’indépendance, le courage, et aux femmes la sollicitude
et la soumission. On ne s’étonne donc pas que certaines femmes se vantent de
n’avoir pas porté plainte ni dénoncé les actes de harcèlement ou d’agressions
dont elles avaient fait l’objet, et accusent les femmes qui dénoncent de tels actes
de « se victimiser ». Plus encore que la consternante solidarité des agresseurs
entre eux et qui n’étonne personne, le grand ennemi d’une entente égalitaire
entre les sexes qu’il est important d’identifier, en nous et chez les autres, c’est le
consentement des femmes à leur propre soumission.
NOTES DE FIN
Un tabou philosophique

1. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, 1762, dans Œuvres complètes, t.


III, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1964, p. 356.
2. « Les aberrations sexuelles » (1905), « Un enfant est battu » (1919) et « Le
problème économique du masochisme » (1924) réunis dans Sigmund Freud, Du
masochisme, édition présentée et annotée par Julie Mazaleigue-Labaste, Paris,
Payot, 2011.
3. Voir par exemple la façon dont Rousseau conçoit l’éducation de Sophie dans
le livre V d’Émile ou de l’éducation.
4. Sur la soumission dans la littérature francophone contemporaine, on se
référera à l’excellent ouvrage de Joëlle Papillon, Désir et Insoumission : la
passivité active chez Nelly Arcan, Catherine Millet et Annie Ernaux, Presses de
l’Université de Laval, 2018.
5. Il y a quelques exceptions, la plus notable étant sans doute Saba Mahmood,
Politique de la piété : le féminisme à l’épreuve du renouveau islamique, trad. fr.
Nadia Marzouki, Paris, Éditions La Découverte, 2009.
6. Voir par exemple Sandra Harding, « Rethinking Standpoint Epistemology :
What is “Strong Objectivity” ? », dans Linda Alcoff et Elizabeth Potter (éds.),
Feminist Epistemologies, New York, Routledge, 1993.
7. Susan M. Okin, Women and Western Political Thought, Princeton University
Press, 1978 ; Carole Pateman, Le contrat sexuel, trad. fr. Charlotte Nordmann,
Paris, La Découverte, 2010.
8. La distinction entre l’autre et l’Autre est importante pour comprendre la
conception habituelle de la féminité. Nous y reviendrons en détail dans les
chapitres suivants.
9. Voir par exemple Abbie Goldberg, Julianna Smith et Maureen Perry-Jenkins,
« The Division of Labor in Lesbian, Gay, and Heterosexual New Adoptive
Parents », Journal of Marriage and Family, vol. 74, no 4, 2012, p. 812-828.
10. Uma Narayan, « Minds of their Own : Choices, Autonomy, Cultural
Practices, and Other Women », dans Louise Antony et Charlotte Witt, A Mind of
One’s Own, Boulder, Westview, 1993, 2e éd., 2002, p. 418-432.
11. « Se dominer » s’utilise pour signifier l’action d’être ou de se rendre maître
de soi, mais cet usage n’introduit pas le même type d’ambiguïté du verbe «
dominer » que les usages transitif et pronominal de « soumettre », dans la
mesure où la perspective adoptée sur le rapport de pouvoir ne change pas.
12. Une telle domination par l’autorité ne se comprenant, encore une fois, que
dans le cadre d’un usage non militant du terme.

La soumission féminine, une tautologie ?

1. Voir par exemple Paula Caplan, The Myth of Women’s Masochism, New
York, Dutton, 1985.
2. Ce développement sur la psychopathologie du masochisme doit beaucoup aux
analyses de Julie Mazaleigue-Labaste dans « Préface. Le “maudit problème du
masochisme” », dans Sigmund Freud, Du masochisme, édition présentée et
annotée par Julie Mazaleigue-Labaste, op. cit., p. 7-45.
3. « Parallèlement à ce processus de refoulement, apparaît une certaine
culpabilité dont l’origine est également inconnue, mais qui est sans aucun doute
liée à ces désirs incestueux et se justifie par la persistance de ces désirs dans
l’inconscient », ibid., p. 134.
4. Ibid., p. 150.
5. Ibid., p. 168-169.
6. Il justifie brièvement cette omission – qui consiste à renoncer à expliquer le
masochisme dans ce qu’il a précisément de mystérieux – par un principe
d’économie : il écrit ainsi à propos du plaisir dans la douleur qu’il est «
impossible d[e l’]expliquer sans entrer dans des considérations qui nous
mèneraient trop loin », ibid., p. 172.
7. Ibid., p. 176.
8. Lettre de Paul aux Éphésiens, 5, 21-33.
9. Sourate 4, verset 34/38 du Coran. La traduction citée est celle de Muhammad
Hamidullah. Dans la traduction de Kasimirski, le terme de soumission est utilisé
pour qualifier la conduite vertueuse des femmes (« les femmes vertueuses sont
obéissantes et soumises ; elles conservent soigneusement pendant l’absence de
leurs maris ce que Dieu a ordonné de conserver intact »). Seul André Chouraqui
traduit ce passage de la sourate de manière significativement différente : « Les
vertueuses adorent, et gardent le mystère de ce qu’Allah garde. »
10. Sur les problèmes posés par une lecture patriarcale du Coran, on pourra se
référer à Asma Barlas, Believing Women in Islam. Unreading Patriarchal
Interpretations of the Quran, Austin, University of Texas Press, 2002.
11. Jean-Jacques Rousseau, Émile ou De l’éducation, 1762, dans Œuvres
complètes, t. IV, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1969.
12. Catharine MacKinnon, Toward a Feminist Theory of the State, Cambridge,
Harvard University Press, 1989, p. 219.
13. Catharine MacKinnon, « Sexuality, Pornography, and Method : Pleasure
under Patriarchy », Ethics, vol. 99, no 2, janvier 1989, p. 314-346.
14. « On considère comme le but sexuel normal l’union des organes génitaux
dans l’acte défini comme l’accouplement qui conduit au dénouement de la
tension sexuelle et à une extinction temporaire de la pulsion sexuelle
(satisfaction analogue au rassasiement pour la faim). » Sigmund Freud, « Les
aberrations sexuelles », dans Sigmund Freud, Du masochisme, op. cit., p. 75-76.
15. Catharine MacKinnon, « Sexuality, Pornography, and Method : Pleasure
under Patriarchy », art. cité, p. 315.
16. Ibid., p. 333-334.
17. Ibid., p. 318-319.
18. Catharine MacKinnon, Toward a Feminist Theory of the State, op. cit., p.
113-114.
19. « Dans le féminisme radical, la condition des sexes et la définition pertinente
des femmes comme groupe sont conçues comme sociales jusqu’au niveau
somatique. Ce n’est que de façon accessoire voire peut-être par voie de
conséquence qu’elles sont biologiques. » Ibid., p. 46.
20. « On the first day that matters, dominance was achieved, probably by force.
» Catharine MacKinnon, Feminism Unmodified. Discourses on Life and Law,
Cambridge, Harvard University Press, 1987, p. 40.
21. Selon MacKinnon, sa théorie, qu’elle appelle « the dominance approach », a
pour fonction de pallier les insuffisances d’une théorie égalitaire de la différence.
Selon elle, la relégation des femmes à des emplois très mal rémunérés,
l’immense prévalence du viol, la violence domestique, la prostitution et la
pornographie constituent un type d’abus auquel les femmes en tant que femmes
sont confrontées et que l’approche égalitaire de la différence sexuelle ne permet
pas d’aborder sur le plan juridique. En effet, dans la mesure où ces abus
concernent quasi exclusivement les femmes, ils ne posent pas de problème au
nom d’une égalité avec les hommes. L’approche en termes de domination
permet au contraire de justifier une approche systématique de ces problèmes sur
le plan juridique comme en témoigne en particulier le manuel de droit de près de
deux mille pages publié par MacKinnon sur ces questions : Sex Equality,
University Casebook Series, Saint Paul, Fondation Press, 3e éd., 2016.
22. À ma connaissance, MacKinnon ne justifie nulle part ce choix.
23. Elles sont soumises, au sens non réflexif du verbe « soumettre », tels les
prisonniers de guerre dont parle Hobbes qui n’ont plus d’autre choix que
l’obéissance absolue ou la mort.

Qu’est-ce qu’une femme ?

1. « En fait, j’avais envie de parler de moi. J’aimais L’Âge d’homme de Leiris ;


j’avais du goût pour les essais-martyrs où on s’explique sans prétexte. Je
commençai à y rêver, à prendre quelques notes et j’en parlai à Sartre. Je m’avisai
qu’une première question se posait : qu’est-ce que ça avait signifié pour moi
d’être une femme ? […] Pour moi, dis-je à Sartre, ça n’a pour ainsi dire pas
compté. Tout de même, vous n’avez pas été élevée de la même manière qu’un
garçon ; il faudrait y regarder de plus près.
Je regardai et j’eus une révélation ; ce monde était un monde masculin, mon
enfance avait été nourrie de mythes forgés par les hommes et je n’y avais pas du
tout réagi de la même manière que si j’avais été un garçon. Je fus si intéressée
que j’abandonnai le projet d’une confession personnelle pour m’occuper de la
condition féminine dans sa généralité. J’allais faire des lectures à la Nationale et
j’étudiais les mythes de la féminité. » Simone de Beauvoir, La Force des choses,
t. I, Paris, Gallimard, 1963, p. 136.
2. Pour plus de précisions sur ce sujet, voir par exemple Alison Stone «
Essentialism and Anti-Essentialism in Feminist Philosophy », Journal of Moral
Philosophy, no 1.2, 2004, p. 135-153.
3. Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, t. I, Paris, Gallimard, 1949, p. 14.
4. Ibid., p. 15.
5. Ibid., p. 14.
6. « Bizarre » est la traduction en français de queer qui est historiquement le
qualificatif péjoratif utilisé pour décrire ces personnes et qu’elles se sont
réapproprié pour en faire une description positive de leur identité.
7. Précisément parce que Beauvoir écrit antérieurement à la distinction entre
sexe et genre, et parce que l’introduction de cette distinction obscurcit la teneur
du propos beauvoirien, nous éviterons autant qu’il est possible le terme de «
genre » dans ce chapitre, sans que cela ne signifie pour autant que la différence
sexuelle ne soit fondée biologiquement.
8. Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, t. I, op. cit., p. 14.
9. Judith Butler, « Sex and Gender in Simone de Beauvoir’s Second Sex », Yale
French Studies, vol. 72, 1986, p. 35-49.
10. Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, t. II, Paris, Gallimard, 1949, p. 13.
11. « L’équilibre des forces productrices et des forces reproductrices se réalise
différemment aux divers moments économiques de l’histoire humaine et ils
conditionnent le rapport du mâle et de la femelle aux enfants et par suite entre
eux. Mais nous sortons alors du domaine de la biologie : à sa seule lumière on ne
saurait poser la primauté d’un des sexes quant au rôle qu’il joue pour perpétuer
l’espèce.
Enfin une société n’est pas une espèce : en elle l’espèce se réalise comme
existence : elle se transcende vers le monde et vers l’avenir, ses mœurs ne se
déduisent pas de la biologie ; les individus ne sont jamais abandonnés à leur
nature, ils obéissent à cette seconde nature qu’est la coutume et dans laquelle se
reflètent des désirs et des craintes qui traduisent leur attitude ontologique. Ce
n’est pas en tant que corps, c’est en tant que corps assujetti à des tabous, à des
lois, que le sujet prend conscience de lui-même et s’accomplit : c’est au nom de
certaines valeurs qu’il se valorise. Et encore une fois ce n’est pas la physiologie
qui saurait fonder des valeurs : plutôt, les données biologiques revêtent celles
que l’existant leur confère. » Ibid., t. I, p. 78.
12. « Il y a des données biologiques essentielles qui n’appartiennent pas à sa
situation vécue : ainsi la structure de l’ovule ne s’y reflète pas ; au contraire, un
organe sans grande importance biologique tel que le clitoris y joue un rôle de
premier plan. Ce n’est pas la nature qui définit la femme : c’est celle-ci qui se
définit en reprenant la nature à son compte dans son affectivité. » Ibid., p. 80.
13. Pour une analyse précise du constructivisme social, voir Sally Haslanger, «
Ontology and Social Construction », Philosophical Topics, vol. 23, no 2,
automne 1995, p. 95-125.
14. Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, t. I, op. cit., p. 27.
15. « Quelle unité trouvons-nous dans ces différents aspects de la mauvaise foi ?
C’est un certain art de former des concepts contradictoires, c’est-à-dire qui
unissent en eux une idée et la négation de cette idée. Le concept de base qui est
ainsi engendré utilise la double propriété de l’être humain, d’être une facticité et
une transcendance. Ces deux aspects de la réalité humaine sont, à vrai dire, et
doivent être susceptibles d’une coordination valable. Mais la mauvaise foi ne
veut ni les coordonner ni les surmonter dans une synthèse. Il s’agit pour elle
d’affirmer leur identité tout en conservant leurs différences. Il faut affirmer la
facticité comme étant la transcendance et la transcendance comme étant la
facticité, de façon qu’on puisse, dans l’instant où on saisit l’une, se trouver
brusquement en face de l’autre. », Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, Paris,
Gallimard, coll. « Tel », 1976, p. 91.
16. Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, Paris, Gallimard, 1960, p. 498. Il est
intéressant de voir comme chez Beauvoir elle-même la pensée de la soumission
féminine est indissociable du cliché orientaliste du harem.
17. « Ma vie cessa d’être un jeu, je connus mes racines, je ne feignis plus
d’échapper à ma situation : je tentais de l’assumer. Désormais, la réalité pesa son
poids. Par instants, il me semblait odieux de m’en accommoder. » Ibid., p. 686.
18. Beauvoir y prend fermement quoique implicitement position contre la
conception asociale de la liberté que Sartre développe dans L’Être et le Néant.
Elle écrit ainsi : « l’esclave noir du XVIIIe siècle, la musulmane enfermée au fond
d’un harem n’ont aucun instrument qui leur permette d’attaquer, fût-ce en
pensée, fût-ce par l’étonnement ou la colère, la civilisation qui les opprime »,
Simone de Beauvoir, Pour une morale de l’ambiguïté, Paris, Gallimard, 1947, p.
51.
19. Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, op. cit., p. 538.
20. Martin Heidegger, Being and Time, 1927, trad. angl. John Macquarrie et
Edward Robinson, Londres, SCM Press, 1962, § 4, p. 32, [12].
21. Ibid., p. 119, [86].
22. « Le “on” a ses propres manières d’être. » Ibid., p. 164, [126].
23. Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, t. I, op. cit., p. 15.
24. Ibid.
25. Par exemple, Beauvoir écrit dans la conclusion du deuxième tome : « Le mal
ne vient pas d’une perversité individuelle – et la mauvaise foi commence,
lorsque chacun s’en prend à l’autre –, il vient d’une situation contre laquelle
toute conduite singulière est impuissante. » Ibid., t. II, p. 643.
26. Ibid., t. I, p. 15.
27. Ibid., t. I, op. cit., p. 15.
28. Ibid., t. II, op. cit., p. 9.

L’insaisissable soumission

1. On se référera avec profit à Kristie Dotson, « How is this Paper Philosophy ?


», Comparative Philosophy, vol. 3, no 1, 2012, p. 3-29.
2. Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, livre V, trad. fr. P. Klossowski, 10/18, §
355, p. 359-360.
3. Pour une analyse approfondie de ce problème que l’ordinaire pose à la
philosophie, on se référera aux travaux de la philosophe Sandra Laugier.
4. Voir Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, op. cit.
5. James C. Scott, La Domination et les arts de la résistance. Fragments du
discours subalterne, 1992, trad. fr. Olivier Ruchet, Paris, Éditions Amsterdam,
2008, p. 32.
6. Michel Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France
1975-1976, Paris, Le Seuil/Gallimard, 1997.
7. Jane Austen, L’Abbaye de Northanger, trad. fr. Pierre Arnaud, Paris,
Gallimard, 2004, p. 133.
8. On pourra se référer notamment à l’Histoire des femmes en Occident de
l’Antiquité à nos jours, en cinq volumes, dirigée par Georges Duby et Michelle
Perrot et publiée aux éditions du Seuil.
9. On peut, bien sûr, se retrouver dans une telle position d’infériorité
hiérarchique sans pour autant se soumettre, et les travaux d’anthropologues et
sociologues sur la question montrent que la résistance à la domination est plutôt
largement sous-estimée que surestimée parce que la domination est étudiée par
les dominants, qui voient mieux leurs succès que leurs échecs. Les travaux de
référence dans ce domaine sont ceux de James C. Scott et en particulier La
Domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, op.
cit.
10. Gayatri Chakravorty Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler ?, 1988,
trad. fr. Jérôme Vidal, Paris, Éditions Amsterdam, 2009.
11. Michel Foucault et Gilles Deleuze, « Les intellectuels et le pouvoir », L’Arc,
no 49, 2e trimestre 1972, p. 3-10, republié dans Michel Foucault, Dits et écrits, t.
I, Paris, Gallimard, 2001, p. 1174-1184.
12. Ibid., p. 1177.
13. Gayatri Chakravorty Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler ?, op. cit.,
p. 15.
14. Une partie de la réflexion de Spivak, dans ce texte comme dans d’autres,
porte sur la différence entre les opprimés et les subalternes, terme qu’elle
emprunte à Gramsci. Dans une interview de 1992, elle explique ainsi : «
subaltern is not just a classy word for “oppressed”, for [the] Other, for
somebody who’s not getting a piece of the pie. In post-colonial terms, everything
that has limited or no access to the cultural imperialism is subaltern − a space
of difference. Now, who would say that’s just the oppressed ? The working class
is oppressed. It’s not subaltern », Leon de Kock, « Interview With Gayatri
Chakravorty Spivak : New Nation Writers Conference in South Africa », ARIEL
: A Review of International English Literature, no 23, vol. 3, 1992, p. 29-47.
15. Gayatri Chakravorty Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler ?, op. cit.,
p. 69.
16. Ibid., p. 69.

L’expérience de la soumission

1. Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, op. cit., t. I, p. 31-32.


2. Simone de Beauvoir, La Force des choses, t. I, op. cit., p. 264.
3. Ibid., t. II, p. 626.
4. Voir par exemple : Sonia Kruks, Situation and Human Existence : Freedom,
Subjectivity, and Society, Londres, Uwin Hyman, 1990, p. 111 ; Karen Vintges,
Philosophy as Passion : The Thinking of Simone de Beauvoir, Bloomington,
Indiana University Press, 1996, chapitre IX, p. 136-159 ; Sara Heinämaa, Toward
a Phenomenology of Sexual Difference. Husserl, Merleau-Ponty, Beauvoir,
Lanham, Rowman and Littlefield, 2003, p. xiii.
5. Simone de Beauvoir, La Force des choses, op. cit., p. 157.
6. Edmund Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie
transcendantale, 1936, trad. fr. Gérard Granel, Paris, Gallimard, 1983, § 55, p.
146.
7. Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, t. I, op. cit., p. 34.
8. Ibid., t. II, p. 9.
9. « Alors seulement nous pourrons comprendre quels problèmes se posent aux
femmes qui, héritant d’un lourd passé, s’efforcent de forger un avenir nouveau. »
Ibid.
10. Cité par Simone de Beauvoir, La Force des choses, t. I, op. cit., p. 261.
11. « Je profitai aussi, surtout pour le second volume, de cet intérêt que pendant
des années nous avions, Sartre et moi, porté aux gens : ma mémoire me fournit
d’abondants matériaux. » Ibid, p. 259.
12. C’est-à-dire qu’elle refuse d’adopter la perspective de ce que Husserl appelle
« l’ego transcendantal ».
13. Voir par exemple Le Deuxième Sexe, t. II, op. cit., p. 220-221.
14. Elle ébauche ainsi, dans le premier volume, la nécessité d’une troisième voie
entre l’individualisme et l’approche par la structure lorsqu’elle écrit : « Sous-
tendant les drames individuels comme l’histoire économique de l’humanité il y a
une infrastructure existentielle qui permet seule de comprendre dans son unité
cette forme singulière qu’est une vie. » Ibid., t. I, p. 107.
15. Sur cette question du renversement de perspective et des problèmes
méthodologiques qu’il suscite, voir chapitre I.
16. Il va sans dire que la formulation du problème en terme d’épistémologie top-
down et bottom-up est étrangère à Beauvoir.
17. Bruno Frère et Sébastien Laoureux (dir.), La Phénoménologie à l’usage des
sciences humaines, Bruxelles, Peter Lang, 2013, p. 9.
18. Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, t. I, op. cit., p. 34
19. Ibid., t. II, p. 275.
20. Le concept d’intersectionnalité a été initialement conçu comme une
métaphore utilisée dans un contexte légal pour pallier les problèmes des lois
anti-discrimination. La théoricienne du droit américaine Kimberly Crenshaw a
élaboré ce concept pour lutter contre le fait que les lois anti-discrimination
étaient telles que les femmes noires devaient, en cas de plainte, décider si elles
étaient discriminées en tant que femmes ou en tant que Noir.e.s, ce qui
invisibilisait la réalité de la discrimination spécifique dont elles faisaient l’objet
en tant que femmes noires. Ce concept a ensuite été utilisé plus largement pour
penser la relation entre les différents systèmes d’oppression.
21. Judith Okely, Simone de Beauvoir : A Re-Reading, Londres, Virago, 1986.
22. Sur la dimension raciste et classiste de cette hypothèse chez les féministes
des années 1950 à 1970, on se référera aux travaux de la philosophe bell hooks
et notamment De la marge au centre : théorie féministe, trad. fr. Noomi Grüsig,
Paris, Cambourakis, coll. « Sorcières », 2017.
23. Sur la sortie du Deuxième Sexe, voir Toril Moi, Simone de Beauvoir. Conflits
d’une intellectuelle, trad. fr. Guillemette Belleteste, Paris, Diderot éditeurs, 1995
et Ingrid Galster (textes réunis et présentés par), Le Deuxième Sexe de Simone
de Beauvoir, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, coll. « Mémoire de la
critique », 2004.

La soumission est une aliénation

1. « Il y a de profondes analogies entre la situation des femmes et celle des Noirs


: les unes et les autres s’émancipent aujourd’hui d’un même paternalisme et la
caste naguère maîtresse veut les maintenir “à leur place”, c’est-à-dire à la place
qu’elle a choisie pour eux ; dans les deux cas, elle se répand en éloges plus ou
moins sincères sur les vertus du “bon Noir” à l’âme inconsciente, enfantine,
rieuse, du Noir résigné et de la femme “vraiment femme”, c’est-à-dire frivole,
puérile, irresponsable, la femme soumise à l’homme. » Simone de Beauvoir, Le
Deuxième Sexe, t. I, op. cit., p. 27.
2. Voir à ce sujet Kathryn Gines, « Comparative and Competing Frameworks of
Oppression in Simone de Beauvoir’s The Second Sex », Graduate Faculty
Philosophy Journal, vol. 35, no 1, 2014, p. 251-273.
3. « 1940, 6 juillet. J’ai été à la Nationale. J’ai pris une carte et j’ai commencé à
lire du Hegel, la Phénoménologie de l’esprit. Pour l’instant, je comprends quasi
rien. J’ai décidé de travailler Hegel tous les jours de 2 heures à 5 heures. C’est ce
qu’on peut trouver de plus apaisant. » Simone de Beauvoir, La Force de l’âge,
op. cit., p. 523.
4. Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, op. cit., p. 19-20.
5. Cette affirmation connaît néanmoins une exception : selon Beauvoir, la
tyrannie que la femme exerce parfois sur son mari relève de la dialectique du
maître et de l’esclave parce que le mari est opprimé du fait de l’oppression qu’il
exerce : « La dialectique du maître et de l’esclave trouve ici son application la
plus concrète : en opprimant on devient opprimé. C’est par leur souveraineté
même que les mâles sont enchaînés ; c’est parce qu’ils gagnent seuls l’argent
que l’épouse exige des chèques, parce que seuls ils exercent un métier qu’elle
leur impose d’y réussir, parce que seuls ils incarnent la transcendance qu’elle
veut la leur voler en faisant siens leurs projets, leurs succès. Et inversement, la
tyrannie exercée par la femme ne fait que manifester sa dépendance : […] si elle
cherche âprement à le soumettre à sa volonté, c’est qu’elle est aliénée en lui. »
Ibid., t. II, p. 323.
6. « La Maîtrise naît de la Lutte à mort pour la “reconnaissance” (anerkennen).
Les deux adversaires se posent un but essentiellement humain, non animal, non
biologique : celui d’être “reconnus” dans leur réalité ou dignité humaine. Mais le
futur Maître soutient l’épreuve de la Lutte et du Risque, tandis que le futur
Esclave n’arrive pas à maîtriser sa crainte (animale de la mort). Il cède donc, se
reconnaît vaincu, reconnaît la supériorité du vainqueur et se soumet à lui comme
l’Esclave à son Maître. Et c’est ainsi que naît l’Autorité absolue du Maître dans
ses rapports avec son Esclave. » Alexandre Kojève, La Notion de l’autorité,
Paris, Gallimard, 2004, p. 70-71.
7. Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, t. I, op. cit., p. 20.
8. Beauvoir trouve le fondement de cette subordination dans le fardeau que
constituent la maternité et l’impossibilité jusqu’au XXe siècle de la contrôler.
9. « C’est donc par le travail, et par le travail seulement, que l’homme se réalise
objectivement en tant qu’homme. » Alexandre Kojève, Introduction à la lecture
de Hegel : leçons sur la phénoménologie de l’esprit, Paris, Gallimard, 1947, p.
30.
10. Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, t. II, op. cit., p. 263-264.
11. Voir à ce sujet Eva Lundgren-Gothlin, Sexe et existence. La philosophie de
Simone de Beauvoir, Paris, Michalon, 2001, p. 50 et suivantes.
12. Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, t. I, op. cit., p. 18.
13. « Mais les femmes ne sont pas comme les Noirs d’Amérique, comme les
Juifs, une minorité : il y a autant de femmes que d’hommes sur terre. Souvent
aussi les deux groupes en présence ont d’abord été indépendants : ils s’ignoraient
autrefois, ou chacun admettait l’autonomie de l’autre ; et c’est un événement
historique qui a subordonné le plus faible au plus fort : la diaspora juive,
l’introduction de l’esclavage en Amérique, les conquêtes coloniales sont des
faits datés. Dans ces cas, pour les opprimés, il y a eu un avant. » Ibid., t. I, p. 21.
14. Si Kathryn Gines a raison de montrer que la comparaison avec les Noirs, les
Juifs et les prolétaires repose sur une négation implicite de la possibilité
d’identités multiples, on voit ici que l’accusation qu’elle adresse à Beauvoir de
ne pas penser la possibilité de femmes qui ne soient pas blanches et bourgeoises
ne reflète pas adéquatement le propos beauvoirien.
15. Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, t. I, op. cit., p. 21-22.
16. Nancy Bauer, « Being-with as being-against : Heidegger meets Hegel in The
Second Sex », Continental Philosophy Review, vol. 34, 2001, p. 132.
17. Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, t. I, op. cit., p. 19.
18. Catharine MacKinnon, « Feminism, Marxism, Method and the State : An
Agenda for Theory », Signs, vol. 7, no 3, 1982, p. 537-538.
19. Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, t. I, op. cit., p. 34.

Le corps-objet de la femme soumise

1. Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, t. I, op. cit., p. 12.


2. Voir sur ce point les analyses remarquables de Nancy Bauer dans Simone de
Beauvoir, Philosophy, and Feminism, New York, Columbia University Press,
2001, chapitre II.
3. « Si je veux me définir je suis obligée d’abord de déclarer : “Je suis une
femme” ; cette vérité constitue le fond sur lequel s’enlèvera toute autre
affirmation. » Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, t. I, op. cit., p. 16.
4. Ibid., p. 72.
5. Ibid., p. 78.
6. « Le mâle a une vie sexuelle qui est normalement intégrée à son existence
individuelle : dans le désir, dans le coït, son dépassement vers l’espèce se
confond avec le moment subjectif de sa transcendance : il est son corps.
L’histoire de la femme est beaucoup plus complexe. » Ibid., p. 65.
7. Ibid., p. 66.
8. Ibid., p. 69.
9. Ibid., p. 72.
10. Ibid., p. 70.
11. Ibid., p. 70.
12. Ibid., p. 69. Beauvoir ajoute ici une note dans laquelle elle cite Merleau-
Ponty : « Je suis donc mon corps, du moins dans toute la mesure où j’ai un
acquis et réciproquement mon corps est comme un sujet naturel, comme une
esquisse provisoire de mon être total. »
13. Charlene H. Seigfried, « Second Sex : Second Thoughts », dans Azizah Y.
al-Hibri et Margaret Simons (dir.), Hypathia Reborn : Essays in Feminist
Philosophy, Bloomington, Indiana University Press, 1990, p. 305-322 ; Catriona
Mackenzie, « Simone de Beauvoir : Philosophy and/or the Female Body », dans
Carole Pateman et Elizabeth Grosz (dir.), Feminist Challenges : Social and
Political Theory, Sydney, Allen and Urwin, 1986, p. 144-156.
14. Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, t. I, op. cit., p. 78.
15. Ibid., p. 78-79.
16. Ibid., t. II, p. 646.
17. « C’est l’explicitation ou la mise au jour de la vie préscientifique de la
conscience qui seule donne leur sens complet aux opérations de la science et à
laquelle celles-ci renvoient toujours. » Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie
de la perception, Paris, Gallimard, 1947, rééd. coll. « Tel », 1976, p. 71.
18. Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, t. I, op. cit., p. 75.
19. Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, t. I, op. cit., p. 80.
20. Ibid., p. 73.
21. Ibid., p. 71.
22. Sur l’analyse de l’aliénation dans Le Deuxième Sexe et son rôle dans la
philosophie beauvoirienne du corps, on se reportera à Toril Moi, Simone de
Beauvoir. Conflits d’une intellectuelle, op. cit., p. 239-284, chapitre VI : «
L’ambiguïté des femmes : l’aliénation et le corps dans Le Deuxième sexe ».
23. Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, t. II, op. cit., p. 345.
24. Ibid., t. I, p. 68.
25. Ibid., t. I, p. 58, p. 69 ; t. II, p. 81, p. 118.
26. Ibid., t. I, p. 72 ; t. II, p. 174, p. 181, p. 185.
27. Ibid., t. I, p. 114 ; t. II, p. 42, p. 43, p. 47, p. 81, p. 88, p. 91.
28. Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, op. cit., p. 259.
29. Ibid., p. 275.
30. Ibid., p. 308.
31. Ibid., p. 305-306.
32. Ibid., p. 341.
33. Je m’appuie ici sur deux analyses de la philosophie sartrienne : Renaud
Barbaras, « Le corps et la chair dans la troisième partie de L’Être et le Néant »
dans Jean-Marc Mouillie (dir.), Sartre et la phénoménologie, ENS Éditions,
2000, p. 279-296 ; Kim Sang Ong-Van-Cung, « Le corps et l’expérience
d’autrui. Un aspect du problème de la négation dans L’Être et le Néant », dans
Jean-Marc Mouillie et Jean-Philippe Narboux (dir.), Sartre. L’Être et le Néant.
Nouvelles lectures, Paris, Les Belles lettres, 2015, p. 115-136.
34. « Ou bien il est chose parmi les choses, ou bien il est ce par quoi les choses
se découvrent à moi. Mais il ne saurait être les deux en même temps. » Jean-Paul
Sartre, L’Être et le Néant op. cit., p. 343.
35. « Cet objet n’existe pour nous qu’à titre d’indication : il est ce que tout
m’indique et ce que je ne puis saisir par principe, puisque c’est ce que je suis. »
Ibid., p. 357.
36. « Tout ce que j’ai vécu est indiqué comme mon point de vue sur le monde
par le monde lui-même. » Ibid., p. 349.
37. Ibid., p. 394.
38. Ibid., p. 404.
39. Dans les premières pages du chapitre sur les mythes, Beauvoir réaffirme la
validité de l’idée d’un conflit des consciences, mais elle le formule en des termes
strictement hégéliens. Selon elle, les hommes cherchent à échapper au danger de
ce conflit à travers la constitution de la femme comme un Autre : « Elle ne lui
oppose ni le silence ennemi de la nature, ni la dure exigence d’une
reconnaissance réciproque ; par un privilège unique elle est une conscience et
cependant il semble possible de la posséder dans sa chair. Grâce à elle, il y a un
moyen d’échapper à l’implacable dialectique du maître et de l’esclave qui a sa
source dans la réciprocité des libertés. » Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe,
t. I, op. cit., p. 240.
40. Ibid., p. 242.
41. Ibid., p. 241.
42. Ibid., p. 62.
43. Ibid., p. 63.
44. Ibid., p. 64.
45. On pense par exemple à Fiona Vera-Gray qui utilise ces analyses
beauvoiriennes pour interpréter la recherche empirique qu’elle a menée sur les
premières expériences que les jeunes femmes font du harcèlement de rue : Fiona
Vera-Gray, Men’s Intrusion, Women’s Embodiment. A Critical Analysis of Street
Harassment, Londres, Routledge, 2016.
46. Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, t. II, op. cit., p. 127-128.

Délices ou oppression :
l’ambiguïté de la soumission
l’ambiguïté de la soumission

1. Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, t. II, op. cit., p. 43.


2. Ibid., p. 388.
3. Ibid., p. 389.
4. Ibid., p. 392.
5. Ibid., p. 396.
6. Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, op. cit., p. 95.
7. Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Paris, Gallimard,
1958, p. 452.
8. Ibid., p. 446.
9. « Cependant, je ne me considérais pas comme philosophe ; je savais très bien
que mon aisance à entrer dans un texte venait précisément de mon manque
d’inventivité. […] Causant avec Sartre, mesurant sa patience, son audace, il me
paraissait grisant de se donner à la philosophie, mais seulement si on était mordu
par une idée. […] Lisant un ouvrage de Fink, je me demandai : “Mais comment
se résigne-t-on à être le disciple de quelqu’un ?” Il m’est arrivé, plus tard, de
consentir, par intermittence, à jouer ce rôle. Mais j’avais au départ trop
d’ambition intellectuelle pour m’en contenter. Je voulais communiquer ce qu’il y
avait d’original dans mon expérience. Pour y réussir je savais que c’était vers la
littérature que je devais m’orienter. » Simone de Beauvoir, La Force de l’âge,
op. cit., p. 255.
10. On se référera avec profit aux analyses passionnantes de Margaret Simons
dans « Beauvoir, Philosophy, and Autobiography », A Companion to Simone de
Beauvoir, édité par Laura Hengehold et Nancy Bauer, Hoboken, John Wiley &
Sons, 2017, p. 391-405.
11. Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, t. II, op. cit., p. 539.
12. Ibid., p. 540.
13. Ibid., p. 556.
14. Ibid., p. 540.
15. Ibid., p. 554.
16. Ibid., p. 556.
17. Ibid., p. 560.
18. Simone de Beauvoir, Les Mandarins, t. I, Paris, Gallimard, 1954, p. 73.
19. Ibid., p. 134-135.
20. Ibid., p. 135.
21. Simone de Beauvoir, Les Mandarins, t. II, Paris, Gallimard, 1954, p. 148.
22. Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, t. II, op. cit., p. 34.
23. Ibid., p. 156.
24. Ibid., p. 522.
25. Ibid., p. 259.
26. Ibid., p. 123.
27. Ibid., p. 43.
28. Ibid., t. I, p. 23-24.

Liberté et soumission

1. Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, t. I, op. cit., p. 33.


2. « La philosophie de Sartre repose, quant à son imaginaire, sur son expérience
sociale d’homme, d’Européen et de maître de philosophie, qui, au total, est une
expérience équivoque de domination. » Michèle Le Dœuff, L’Étude et le Rouet,
t. I : « Des femmes, de la philosophie, etc. », Paris, Le Seuil, 1989, p. 90.
3. « Cette phénoménologie fonde une hiérarchie ontologique : à partir d’elle, on
peut assimiler la femme à l’En-soi, et l’homme au Pour-soi, de façon définitive
et pour l’éternité. Les rôles masculins et féminins déduits de ces élucubrations
mettent donc la femme hors sujet, elle qui était déjà devenue objet quand l’objet
de la connaissance (ou plutôt “la chose”) avait été assimilé au corps “lisse, blanc
et poli de la femme”. » Ibid., p. 97.
4. « Dans le système existentialiste, aucune oppression n’est pensable, et pas
plus celle des femmes qu’aucune autre ; en revanche, une relation terrifiée des
hommes au corps des femmes s’y exprime et fonde une hiérarchie ontologico-
charnelle entre le masculin et le féminin. » Ibid., p. 74.
5. Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, t. I, op. cit., p. 33.
6. Ibid., p. 33.
7. Amartya Sen, Repenser l’inégalité, 1992, trad. fr. Paul Chemla, Paris, Le
Seuil, 2000, p. 85.
8. Sen avait déjà développé cette idée d’une contradiction entre l’économie du
bien-être et la justice sociale dans Amartya Sen, « The Impossibility of a
Paretian Liberal », Journal of Political Economy, vol. 78, no 1, 1970, p. 152-157.
9. Simone de Beauvoir, L’Existentialisme et la sagesse des nations, Paris, Nagel,
1948, réed. Gallimard, 2008, p. 29.
10. Simone de Beauvoir, Pour une morale de l’ambiguïté, op. cit., p. 47 et
suivantes.
11. « Ce qui caractérise la situation de l’enfant, c’est qu’il se trouve jeté dans un
univers qu’il n’a pas contribué à constituer, qui a été façonné sans lui et qui lui
apparaît comme un absolu auquel il ne peut que se soumettre. » Ibid., p. 48.
12. Ici, Beauvoir tient des propos sur l’esclavage qui, à la lumière
contemporaine, semblent problématiques, dans la mesure où d’un côté elle nie
toute agentivité des esclaves, qu’elle compare à des enfants, et en même temps
les représente comme « subiss[ant] docilement » la domination des planteurs
(ibid., p. 50).
13. Ibid., p. 51.
14. Ibid., p. 62.
15. Par exemple : « La majorité des femmes à la fois revendiquent et détestent
leur condition féminine : c’est dans le ressentiment qu’elles la vivent. » Simone
de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, t. II, p. 375.
16. Ibid., t. I, p. 75.
17. Ibid., t. II, p. 649.
18. Sonia Kruks, dans son dernier ouvrage, démontre de façon convaincante que
Beauvoir est une philosophe incontournable pour comprendre ce qu’est le
privilège des dominants. Voir Simone de Beauvoir and the Politics of Ambiguity,
New York, Oxford University Press, 2012, chapitre III, « Confronting Privilege
», p. 93-123.
19. Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, t. II, op. cit., p. 649.
20. Ibid., p. 650.
21. Ibid., p. 652.
22. Ibid., p. 311.

Et maintenant ?

1. Il est important de savoir que les universités américaines édictent des normes
de consentement sexuel non pas par volonté de moraliser leurs étudiants mais
parce qu’ils y sont obligés par la loi fédérale au titre de ce qui s’appelle le Title
IX, soit une loi fédérale de 1972, qui interdit toute discrimination sur la base du
sexe dans les programmes d’éducation soutenus par l’État.
TABLE

Introduction
1 - Un tabou philosophique
2 - La soumission féminine, une tautologie ?
3 - Qu’est-ce qu’une femme ?
4 - L’insaisissable soumission
5 - L’expérience de la soumission
6 - La soumission est une aliénation
7 - Le corps-objet de la femme soumise
8 - Délices ou oppression : l’ambiguïté de la soumission
9 - Liberté et soumission
Conclusion - Et maintenant ?
Notes de fin

F l a m m a r i o n

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