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Garcia
ISBN Epub : 9782081444294
ISBN PDF Web : 9782081444287
Le livre a été imprimé sous les références :
ISBN : 9782081439412
Bien loin d’être misogyne, une telle interrogation peut être résolument
féministe. Le féminisme est une entreprise théorique et un programme politique
de défense des femmes visant à promouvoir une certaine forme d’égalité entre
hommes et femmes – que cette égalité soit conçue dans la différence ou dans une
forme de similitude. L’agenda du féminisme comporte plusieurs volets et, au
premier abord, au moins deux : mettre en lumière l’oppression des femmes en
tant que femmes et lutter contre cette oppression.
Ce premier volet conduit le féminisme à proposer une critique sociale qui
cherche à montrer que les inégalités de genre ont un caractère systématique,
largement répandu et historique, de sorte qu’elles constituent un système
structurel d’oppression patriarcale. Ainsi, le mouvement féministe a,
historiquement, travaillé à mettre en lumière l’oppression subie par les femmes
dans le cadre de la domination masculine en identifiant, au niveau individuel ou
collectif, les injustices vécues par les femmes, et en faisant apparaître le
caractère structurel ou général de l’oppression dont elles faisaient l’objet. Ce
premier volet, théorique, est un préalable au second volet, la lutte contre cette
oppression, en ce qu’il permet de comprendre comment elle fonctionne. Par
exemple, il montre que la domination des hommes sur les femmes a pour
fonction et pour effet de réduire les femmes au silence et de dévaloriser
systématiquement leurs expériences, comme ce que l’on appelle le travail de
care, c’est-à-dire de soin des autres.
Ce premier volet permet aussi d’identifier les mécanismes de domination
contre lesquels il s’agira de lutter et, ainsi, il contribue à construire le second
volet. Par exemple, puisque la réduction des femmes au silence est identifiée
comme un des mécanismes de la domination masculine, un des éléments de la
lutte féministe contre l’oppression patriarcale consiste à faire en sorte que les
voix des femmes soient entendues et reconnues comme importantes, par
opposition au système patriarcal dans lequel les hommes parlent à la place des
femmes. À ce titre, étudier la soumission des femmes est une entreprise
féministe dans la mesure où elle consiste à entendre et à prendre au sérieux
l’expérience des femmes, à ne pas décider à l’avance qu’elles sont victimes,
coupables, passives ou encore perverses.
Cependant, les féministes ont soigneusement évité la question de la
soumission féminine 5. Cela s’explique sans doute par le souci de ne pas avoir
l’air d’apporter de l’eau au moulin des conservateurs qui verraient dans un tel
sujet la preuve que les féministes elles-mêmes croient en une nature soumise et
maternelle de la femme. Les machistes sont toujours prompts à conclure que les
femmes sont soumises parce qu’elles « aiment ça » et à dénier ainsi les effets
structurels de la domination masculine. On trouve un exemple caractéristique de
ce phénomène dans certains propos sur les violences domestiques qui sous-
entendent que si les femmes ne parlent pas, c’est sans doute que ce qu’elles
vivent n’est pas si terrible. Ne pas parler de la soumission et se contenter de
dénoncer la domination des hommes sur les femmes permet donc de ne pas
prendre le risque de blâmer les victimes. Cette précaution pose problème parce
qu’elle passe sous silence une partie importante du phénomène global et
structurel de la domination masculine qui est précisément la complicité qu’il
suscite. On peut, et on doit, étudier la soumission féminine sans pour autant
présumer qu’il y aurait quelque chose de typiquement ou de naturellement
féminin dans cette soumission.
Pour comprendre la différence fondamentale entre une étude de la soumission
des femmes et l’hypothèse de l’éternel féminin, c’est-à-dire d’une nature
féminine soumise, on peut se tourner vers la linguistique et la philosophie du
langage. Il faut en effet distinguer deux types d’énoncés, ceux des tenants d’une
nature éternelle des femmes qui disent « les femmes sont soumises » et ceux qui
disent « des femmes sont soumises » ou « des femmes choisissent la soumission
». Dans le premier cas, en faisant usage de ce que les linguistes appellent un
générique (« les » femmes, ce qui implique toutes les femmes ou au moins les
femmes normales), on met toutes les femmes dans le même panier, celui d’une
nature soumise qu’elles auraient en commun par le fait d’être femmes. Dans le
second cas, aucune hypothèse n’est faite quant à la nature ou la norme de la
féminité, mais on prend au sérieux certaines expériences ou certaines formes de
vie singulières. On ne dit pas qu’une telle soumission est bonne, mauvaise,
souhaitable ou normale, on dit seulement que certaines femmes, peut-être
nombreuses, peut-être pas, vivent dans une situation de soumission. Alors que le
premier énoncé a une dimension normative, les deux autres sont purement
descriptifs. Étudier la soumission des femmes est une entreprise féministe parce
qu’elle consiste à décrire une expérience vécue par les femmes sans pour autant
considérer cette expérience comme absolue, naturelle et nécessaire pour être une
femme.
Cette entreprise est féministe, en somme, parce qu’elle adopte le point de vue
des femmes elles-mêmes comme point de départ de l’analyse. Aux lendemains
de ce que l’on peut désormais appeler l’affaire Weinstein, le monde se divise peu
ou prou en deux camps : celles et ceux qui pensent que la société est structurée
par la domination que les hommes exercent sur les femmes et celles et ceux qui
pensent que cette domination ou bien n’existe pas ou bien n’est au fond pas si
grave. Les travaux féministes montrent que cette séparation est problématique
parce qu’elle est fondée sur le présupposé que seuls comptent le point de vue et
les actions des hommes. Au fond, alors même que l’on cherche à décrire et
éventuellement contester la position des femmes dans notre société, en parlant de
« domination masculine », on perpétue l’usage, mis en évidence depuis
longtemps par les épistémologues féministes, de toujours envisager le monde
depuis le point de vue des hommes considéré comme point de vue neutre et
objectif 6. Ce sont les hommes qui dominent ou qui ne dominent pas, qui violent,
qui séduisent, qui proposent, qui jouissent, qui trompent.
La soumission du point de vue des femmes
Question de perspective
Quelles femmes ?
Domination et soumission
Avec Beauvoir
Une soumission spécifique des femmes à leur mari est également prescrite par
certains passages du Coran, dont on peut présumer qu’elle vient redoubler la
soumission que le croyant doit à Dieu :
Les hommes ont autorité sur les femmes, en raison des faveurs qu’Allah accorde à ceux-là sur celles-ci, et
aussi à cause des dépenses qu’ils font de leurs biens. Les femmes vertueuses sont obéissantes (à leurs
maris), et protègent ce qui doit être protégé, pendant l’absence de leurs époux, avec la protection d’Allah. Et
quant à celles dont vous craignez la désobéissance, exhortez-les, éloignez-vous d’elles dans leurs lits et
frappez-les. Si elles arrivent à vous obéir, alors ne cherchez plus de voie contre elles, car Allah est certes,
9
Haut et Grand !
La thèse de ces deux passages est très forte : elle implique l’idée qu’il n’y a
rien de naturel et que tout est socialement construit – ce qu’on appelle la thèse
du constructivisme social total –, elle confère une place centrale à la sexualité et
réfute tout rôle de la biologie. Elle défend l’idée radicale que les différences
biologiques entre les sexes ne jouent pas de rôle dans la différence
homme/femme 19. Alors que l’on tient habituellement pour acquis que le
masculin et le féminin sont définis à partir des caractéristiques notamment
physiques des hommes et des femmes (c’est-à-dire que l’on considère comme
masculin ce qui est lié aux caractéristiques physiques ou biologiques des
hommes), MacKinnon affirme que la distinction masculin/féminin précède la
distinction entre hommes et femmes. La distinction du masculin et du féminin
est le produit de la domination masculine et repose sur un rapport de
détermination mutuelle entre le social et le sexuel. La circularité de ce rapport le
rend difficile à expliquer de façon linéaire, mais il procède globalement selon la
logique suivante : la domination masculine provient de la sexualité, elle s’inscrit
dans le social ; son inscription dans le social nourrit en retour les fantasmes des
individus et donc la sexualité, renforçant ainsi sa valorisation de la domination,
qui vient renforcer la hiérarchie de genre dans le monde social.
Cette hypothèse n’a pas vocation à élucider l’origine de la domination
masculine, mais sa permanence et son fonctionnement. MacKinnon, dans un
autre texte, reconnaît qu’il faut bien, originairement, l’antériorité d’une sphère
sur une autre. Elle fait donc l’hypothèse que les hommes ont originellement pris
le pouvoir sur les femmes par la force 20. Pour autant, cette hypothèse n’est pas
centrale : MacKinnon est avant tout une juriste et son analyse de la différence
sexuelle a pour fonction de mettre en lumière une insuffisance du droit 21. Elle
cherche essentiellement à mettre en lumière le caractère systématique de
l’oppression des femmes en tant que femmes et la façon dont cette oppression se
perpétue.
Contre l’essentialisme
En réalité, Beauvoir pose cette question d’essence sans pour autant lui donner
une réponse essentialiste. On comprend mieux son rejet de l’essentialisme en
distinguant plusieurs types d’essentialisme.
Lorsque l’on parle de la différence sexuelle, le premier essentialisme, le plus
évident, est l’essentialisme biologique, à savoir l’idée qu’il y aurait des
différences biologiques suffisamment significatives pour considérer qu’il
existerait une essence masculine et une essence féminine. Beauvoir ne rejette pas
l’idée de différences biologiques entre mâles et femelles de l’espèce humaine,
mais elle rejette néanmoins le déterminisme biologique, c’est-à-dire l’idée que
les différences biologiques détermineraient les hommes et les femmes et leur
fixeraient un inéluctable destin. Un de ses arguments pour rejeter le
déterminisme biologique est le suivant : « tout humain femelle n’est donc pas
nécessairement une femme ; il lui faut participer de cette réalité mystérieuse et
menacée qu’est la féminité 3 ». Les différences biologiques entre les mâles et les
femelles ne suffisent pas à comprendre le partage entre hommes et femmes dans
la société et encore moins la dimension presque mystique qui est accordée dans
la société à la féminité.
Un deuxième type d’essentialisme que rejette Beauvoir est ce que l’on appelle
l’essentialisme métaphysique, à savoir l’idée qu’un objet ou un être possède une
certaine propriété ou qualité en vertu de laquelle il est ce qu’il est. C’est
précisément l’essentialisme de Platon et de Socrate. Par exemple, l’essence du
triangle est d’être un polygone à trois côtés. Appliqué à la différence des sexes,
l’essentialisme métaphysique implique qu’existerait une essence réelle des
sexes, indépendamment de toute construction sociale. Il y aurait des propriétés
de la femme qui lui seraient propres et permettraient d’en définir l’essence aussi
clairement que les trois côtés du triangle. Un tel essentialisme est fixiste, il
repose sur l’idée que les essences métaphysiques ont une réalité qui ne change
pas au cours du temps : ainsi, comme l’affirme le mythe de l’éternel féminin, il y
aurait de tout temps une féminité, toujours la même, qui appartiendrait en propre
à toutes les femmes. Beauvoir s’appuie sur la remise en cause par « les sciences
biologiques et sociales » du fixisme, pour rejeter une telle essence fixe de la
féminité : comme le fixisme est indissociable de cet essentialisme métaphysique,
la fausseté du fixisme suffit à rejeter l’éternel féminin.
Enfin, elle rejette ce que l’on peut qualifier d’essentialisme linguistique, à
savoir l’idée que tout le monde parlerait bel et bien de la même chose en utilisant
le terme de « femme » en montrant que ce terme est utilisé de façon descriptive
mais aussi de façon normative : quand les journaux se plaignent qu’il n’y a plus
de femmes, pour se plaindre d’un certain déclin de la féminité, ils ne renvoient
pas au même sens du mot « femme » que les études statistiques qui se réfèrent au
sexe des personnes interrogées. Dans un cas, « femme » est une catégorie dans
une classification, dans l’autre le mot renvoie à une norme de féminité.
Contre cet essentialisme, Beauvoir affirme : « Assurément, la femme est
comme l’homme un être humain 4. » Comment comprendre alors qu’elle prenne
la peine d’écrire un ouvrage entier sur ce deuxième sexe ?
Beauvoir rejette l’essentialisme mais elle n’en adopte pas pour autant l’idée,
que défend MacKinnon, que seule l’organisation sociale explique la différence
entre le groupe des hommes et celui des femmes. Au contraire, Beauvoir met en
garde aussi bien contre l’essentialisme que contre le nominalisme, c’est-à-dire
l’idée que « les femmes seraient seulement parmi les êtres humains ceux qu’on
5
désigne arbitrairement par le mot “femme” ». Pour elle, une telle position est de
l’aveuglement : prétendre qu’il n’y a rien qui différencie hommes et femmes
sinon le nom qu’on leur donne, c’est méconnaître la réalité de l’ordre social et
c’est méconnaître l’existence de différences réelles entre hommes et femmes.
Dès qu’on se promène dans la rue, on voit bien qu’il y a des femmes, qu’il y a
des hommes. On pourrait d’ailleurs ajouter que l’existence de gens qui ne se
conforment pas à cette distinction ne va pas contre cette évidence : c’est
précisément parce que certain.e.s ne sont pas facilement et immédiatement
assignables à une catégorie ou à une autre qu’une partie de la population les
rejette comme étant « bizarres 6 ». Devant cette évidence de la différence
sexuelle dans l’ordre social, il faut tenir ensemble le fait que la femme est un être
humain et le fait que la différence sexuelle saute aux yeux. Ainsi, selon
Beauvoir, il est nécessaire de poser la question d’essence « qu’est-ce qu’une
femme ? » non pas en raison d’une essence féminine distincte de l’essence
masculine, si l’on entend par essence la nature propre des femmes, mais parce
que la différence des sexes 7 est un des composants cruciaux de ce que Beauvoir
appelle la « situation 8 ».
Avant d’analyser l’usage qu’elle fait de ce concept, il faut comprendre qu’en
renvoyant dos à dos l’essentialisme et le nominalisme, elle incarne une position
originale dans le débat féministe, postérieur au Deuxième Sexe, entre
essentialisme et constructivisme : pour elle, pas plus qu’il n’y a d’essence
féminine, il n’y a de féminité qui soit pure construction sociale. La phrase la plus
connue du Deuxième Sexe, « On ne naît pas femme : on le devient », a conduit la
plupart des lecteurs de Beauvoir, y compris Judith Butler, la philosophe
américaine dont le travail a donné naissance aux études de genre, à voir en
Beauvoir la précurseur de la reconnaissance du caractère construit du genre, du
lien arbitraire qu’établit la société entre sexe et genre 9. Si on ne naît pas femme,
c’est qu’il n’y a pas de déterminisme lié au sexe, c’est-à-dire à la dimension
naturelle de la féminité ; si on le devient néanmoins, c’est que la société est
responsable de cette différence. En réalité, la position de Beauvoir n’est pas
exactement celle-là. Beauvoir écrit :
On ne naît pas femme : on le devient. Aucun destin biologique, psychologique, économique ne définit la
figure que revêt au sein de la société la femelle humaine ; c’est l’ensemble de la civilisation qui élabore ce
10
produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu’on qualifie de féminin .
Contre Sartre
Alors qu’une des idées reçues les plus tenaces au sujet du Deuxième Sexe est
que Beauvoir, en disciple de Sartre – certains la surnommaient la Grande
Sartreuse –, ne fait qu’y appliquer la philosophie sartrienne, il apparaît
clairement dès les premières pages du Deuxième Sexe que le concept beauvoirien
de « situation » ne correspond pas au concept du même nom chez Sartre.
Dans L’Être et le Néant, que Sartre publie en 1943, soit six ans avant la
publication du Deuxième Sexe, le concept de situation est intrinsèquement lié à
ceux de liberté et de facticité, soit ce qu’il y a de contingent dans notre existence.
Selon Sartre, les êtres humains sont fondamentalement libres, quelles que soient
les conditions initiales de leur existence. Cela ne signifie pas que les conditions
sociales, historiques, économiques dans lesquelles l’individu se trouve n’existent
pas ou ne doivent pas être prises en compte, mais cela signifie qu’elles sont
purement contingentes. Elles relèvent d’une facticité, d’un donné sans raison,
contingent, que la liberté humaine doit dépasser. La situation, selon Sartre, est
donc la pure contingence de notre existence, la seule chose que nous ne
choisissons pas, le seul donné, contre laquelle la liberté doit s’exercer et à
laquelle la liberté doit donner une signification. La liberté est une négation de la
facticité de la situation. Ne pas comprendre ou ne pas vouloir voir que la liberté
peut et doit transcender la facticité contingente, voilà précisément la mauvaise
15
foi .
Beauvoir décrit dans La Force de l’âge, ses mémoires relatant sa vie de la fin
des années 1920 à la fin de la guerre, son désaccord avec Sartre sur l’idée que la
situation est une pure facticité à laquelle l’individu libre doit s’arracher et est
responsable de cet arrachement quelle que soit la situation dans laquelle il se
trouve :
Les jours suivants, nous discutâmes certains problèmes particuliers et surtout le rapport de la situation et de
la liberté. Je soutenais que, du point de vue de la liberté, telle que Sartre la définissait – non pas résignation
stoïcienne mais dépassement actif du donné – les situations ne sont pas équivalentes : quel dépassement est
possible à la femme enfermée dans un harem ? Même cette claustration, il y a différentes manières de la
vivre, me disait Sartre. Je m’obstinai longtemps et je ne cédai que du bout des lèvres. Au fond, j’avais
raison. Mais pour défendre ma position, il m’aurait fallu abandonner le terrain de la morale individualiste,
16
donc idéaliste, sur lequel nous nous placions .
Féminité et destin
L’histoire est, jusqu’aux années 1970, une histoire de la vie des hommes,
écrite par des hommes. Faire l’histoire des femmes a d’abord consisté en un
dévoilement : il fallait rendre visible ce qui avait toujours été caché ou omis.
Deuxièmement, les femmes ne vivent pas dans la sphère publique, mais dans
la sphère privée. Or, traditionnellement, la sphère publique est celle qui est
décrite dans les livres, celle sur laquelle portent les actes administratifs. De
manière générale, l’histoire de la vie privée est rendue difficile par manque de
sources. On voit donc qu’un double silence vient faire obstacle à l’analyse de
l’expérience des femmes : les femmes n’écrivent pas l’histoire et elles ne font
pas partie de la sphère publique qui est celle dont on fait l’histoire. L’histoire des
femmes, telle qu’elle émerge dans les années 1970 à la suite des travaux
pionniers de Michelle Perrot 8, est avant tout une histoire de la vie privée et porte
en elle les défis d’une telle histoire. Cette histoire des femmes demande un
intérêt pour le quotidien (ce dont on a déjà vu en partie les difficultés), qui va
s’appuyer sur des sources qui ne sont pas les sources classiques de l’historien·ne
à savoir les biographies, la littérature personnelle, des traces partielles. Or, par
exemple, les récits de vie sont des sources peu fiables et très partielles : seules
les femmes qui ont les moyens d’écrire et qui jugent leur expérience importante
et digne d’être racontée la racontent, et on peut penser que leur expérience n’est
pas représentative de l’expérience de la majorité des femmes.
Enfin, et c’est sans doute l’obstacle épistémologique le plus complexe, la
spécificité des rapports de pouvoir dans lesquels les femmes se trouvent, comme
on l’a vu avec l’analyse beauvoirienne de leur situation, est que les femmes ne
sont pas avec les hommes dans des rapports de domination de classe à classe
mais d’individu à individu, qui sont des rapports particulièrement peu
documentés. Elles peuvent être prises dans des rapports de domination sociale de
groupe à groupe en tant qu’ouvrières, que femmes noires, que femmes de castes
inférieures, mais en tant que femmes, elles subissent une forme de domination
qui est en partie sociale mais qui se manifeste avant tout dans des rapports
interindividuels.
Le premier problème que cela pose est le suivant : Foucault et les historiens
des Annales s’intéressent surtout au pouvoir politique, c’est-à-dire à la façon
dont le pouvoir étatique fonctionne, la façon dont les individus y résistent ou au
contraire s’y soumettent. Or, lorsque le pouvoir auquel on s’intéresse n’est pas
directement politique – parce qu’il n’est pas pouvoir d’un gouvernant sur des
gouvernés –, il est beaucoup plus difficile d’avoir des sources sur ce pouvoir : un
mari ne produit pas de réglementations pour obtenir que sa femme lui obéisse,
donc il n’y a pas de traces de ses ordres.
Deuxièmement, il est vraisemblable que les hiérarchies sociales influencent
les hiérarchies interindividuelles et que donc certains êtres humains fassent
(beaucoup) plus l’expérience de la soumission que d’autres en raison de
phénomènes d’oppression sociale dont ils sont les victimes. Lorsque l’on fait
partie d’une classe sociale défavorisée, d’un groupe racialisé, que l’on est
femme, homosexuel·le, trans, c’est-à-dire lorsque l’on est dans une position
d’infériorité sociale, on est plus susceptible de se retrouver dans des relations
hiérarchiques interindividuelles dans lesquelles on occupe la position
inférieure 9. Dans le cadre de sociétés patriarcales, c’est-à-dire de sociétés
structurées par la domination des femmes par les hommes, l’expérience que les
femmes font de la soumission lorsqu’elles se soumettent à des hommes est à la
fois individuelle – c’est une soumission d’un individu à un autre – et structurelle
au sens où elle est prescrite par la structure de la société. Pour la comprendre, il
faut donc des sources sur une situation qui structurellement est réduite au
silence.
On peut évidemment avoir quelques doutes sur le fait que Beauvoir aurait été
de tout temps traitée par ses compagnons comme une égale et, plus encore, sur
l’idée qu’elle n’aurait jamais éprouvé la féminité comme un obstacle, que
démentent de nombreux passages de ses Mémoires d’une jeune fille rangée.
Néanmoins, la façon dont elle répond au problème du point de vue est très
intéressante : par sa position de femme, elle a grandi dans un monde de femmes,
elle a une expérience en première personne de ce que cela fait d’être une femme
et elle a eu un accès plus direct que la plupart des hommes à différentes
expériences féminines. Son éducation, la vie d’intellectuelle qu’elle mène, sa
situation d’écrivain lui ouvrent une possibilité qui n’est pas de celles qu’ont
habituellement les femmes.
Comme elle le dit quand elle explique pourquoi les femmes ont tant de mal à
être des génies créateurs, la création est une « tentative pour fonder à neuf le
monde sur une liberté humaine : celle du créateur ; il faut d’abord se poser sans
équivoque comme une liberté pour nourrir pareille prétention 3 ». Il faut une
confiance très grande dans la légitimité de sa place dans le monde pour pouvoir
avoir la prétention nécessaire à la création. Or Beauvoir est dans une situation
singulière : son éducation et ses qualités propres lui ont donné la possibilité
d’une telle prétention, alors qu’elle est habituellement fermée aux femmes. En
général, les femmes, en raison de la domination masculine, n’ont pas la
possibilité ni même l’idée de s’exprimer tant leur expérience est jugée par
avance négligeable. Beauvoir est une femme, mais, en raison notamment des
problèmes financiers de son père, on l’a laissée étudier comme un homme et
exceller comme un homme, au point qu’elle est à la fois femme dans son
expérience et homme dans le sens qu’elle a de l’importance de son existence
dans le monde.
Il est donc clair que Beauvoir se situe à l’intersection improbable d’une
situation sociale d’opprimée qui lui donne accès à une certaine vérité,
habituellement masquée, de la réalité sociale, et d’un privilège social qui lui
permet de réfléchir, d’écrire, et d’être lue et entendue. Cette double position lui
permet de ne pas être réduite au silence comme les subalternes de Spivak, de
pouvoir exprimer une vision du monde et, en même temps, de pouvoir faire
apparaître des aspects de la vie que les philosophes hommes ne peuvent ou ne
veulent pas voir.
En effet, comme on l’a vu, la vie ordinaire échappe souvent à la philosophie
non seulement parce qu’elle semble trop médiocre pour que les philosophes s’y
intéressent mais parce qu’ils sont, par leur position sociale, à l’abri de cet
ordinaire. Par exemple, les études d’épistémologie féministe, qui étudient, entre
autres, la façon dont les hommes et les femmes ont accès à des connaissances
différentes, montrent la chose suivante : de même qu’un mécanicien voit mieux
qu’un non-mécanicien les problèmes mécaniques d’un moteur qu’il regarde, les
femmes voient certaines choses que les hommes ne voient pas en raison de la
division genrée du travail domestique. Comme les femmes sont préposées au
rangement et au nettoyage, elles voient, par exemple, les chaussettes sales que
les hommes ne remarquent même pas. Ce n’est pas qu’elles seraient
naturellement plus capables de percevoir le linge à laver ni que les hommes
soient aveugles aux tâches ménagères, mais la perception a une dimension
sociale sur laquelle le partage genré des tâches influe.
En tant que femme et dans la mesure où les femmes sont traditionnellement
préposées à la vie domestique, Beauvoir fait donc apparaître la vie ordinaire
dans toute sa complexité, depuis les problèmes philosophiques que posent le
ménage et la cuisine, jusqu’aux enjeux que constituent la menstruation ou la
puberté dans l’expérience du corps. Enfin, plus spécifiquement, cette position
spécifique permet à Beauvoir de saisir de manière particulièrement aiguë la
soumission féminine : alors qu’en tant que femme, elle distingue chez elle et
chez les femmes qui l’entourent les plaisirs du dévouement, de l’abdication, en
tant qu’intellectuelle existentialiste pour qui la liberté est la valeur cardinale, elle
est scandalisée par le spectacle de la soumission féminine. Cette tension entre la
tentation de la soumission, qu’elle souligne par exemple en elle-même dans les
Mémoires d’une jeune fille rangée, et le réflexe de rejet et de condamnation de la
soumission, qui apparaît à de multiples reprises lorsqu’elle décrit par exemple la
femme d’intérieur dans Le Deuxième Sexe, est précisément ce qui lui permet de
faire surgir la soumission dans sa complexité et d’en appeler l’analyse.
Pourquoi la phénoménologie ?
La structure sociale
Pour autant, Beauvoir utilise la phénoménologie d’une manière originale,
puisqu’elle ne se contente pas de lui donner le statut de révélateur des
expériences individuelles : la phénoménologie lui permet justement de montrer
comment fonctionnent les « grandes structures qui font la vie » et comment elles
sont vécues par les individus. Beauvoir tient ainsi ensemble l’individu et la
structure dans un constant va-et-vient : dans le second volume, la
phénoménologie est mise au service d’une exploration du destin traditionnel des
femmes, c’est-à-dire de la façon dont elles sont structurées comme individus par
la domination masculine.
La phénoménologie est mise au service à la fois d’une démarche inductive
ascendante – comprendre à partir de cas particuliers la situation générale de la
femme –, mais aussi d’une démarche descendante – comprendre la façon dont la
situation générale de la femme influe sur les expériences vécues des femmes
particulières. Le premier volume, intitulé « Les Faits et les Mythes », répond à la
question « qu’est-ce qu’une femme ? » du point de vue habituel, celui qui
considère la femme comme l’Autre, c’est-à-dire le point de vue masculin. Le
second volume, « L’Expérience vécue », s’ouvre sur un changement complet de
perspective et de point de vue, puisque Beauvoir se sert de la phénoménologie
pour analyser ce que cela fait d’être une femme. L’adoption de ces deux points
de vue se justifie par l’idée que la question d’essence « qu’est-ce qu’une femme
? » ne peut pas trouver de réponse abstraite, en dehors de la société dans laquelle
elle est posée. On ne peut pas concevoir de sujet transcendantal situé en dehors
de la différence sexuelle et qui pourrait l’analyser objectivement. Ce qu’est une
femme, dans le contexte de domination masculine dans lequel Beauvoir écrit et
se situe, c’est ce qu’est une femme pour les hommes et ce que cette conception
des hommes fait aux femmes. Beauvoir explique ainsi cette dualité de point de
vue dans l’introduction :
Aussi commencerons-nous par discuter les points de vue pris sur la femme par la biologie, la psychanalyse,
le matérialisme historique. Nous essaierons de montrer ensuite positivement comment la « réalité féminine
» s’est constituée, pourquoi la femme a été définie comme l’Autre et quelles en ont été les conséquences du
point de vue des hommes. Alors nous décrirons du point de vue des femmes le monde tel qu’il leur est
proposé ; et nous pourrons comprendre à quelles difficultés elles se heurtent au moment où, essayant de
s’évader de la sphère qui leur a été jusqu’à présent assignée, elles prétendent participer au mitsein
18
humain .
Dans cette description, la ménagère apparaît comme un peu ridicule, elle a des
attentes surdimensionnées, elle réagit de manière disproportionnée, et
l’équivoque de son comportement semble un peu moquée par Beauvoir. C’est
seulement lorsque l’on comprend la spécificité de son usage de la
phénoménologie que le fait que, de manière récurrente, Beauvoir semble juger
ces femmes prend sa réelle signification : certes Beauvoir adopte une position
d’extériorité, mais cette position n’est pas une position de supériorité. Beauvoir
ne juge pas des femmes réelles qui se mentent à elles-mêmes ; elle juge
sévèrement le comportement des femmes qui est prescrit par la structuration par
les hommes de la destinée des femmes.
Il y a une spécificité des rapports entre les hommes et les femmes : les
femmes ne sont pas à la fois sujets et objets, moi et autre, comme le sont tous les
autres individus. Il n’y a pas de réciprocité dans l’aliénation. Les femmes sont
toujours l’Autre parce qu’elles sont soumises. À la question « qu’est-ce qu’une
femme ? », la réponse est donc « la femme c’est l’Autre » et la femme est
l’Autre parce qu’elle se soumet à l’homme. Répondre réellement à la question «
qu’est-ce qu’une femme ? » c’est donc répondre à la question « d’où vient en la
femme cette soumission ? ».
Selon les analyses hégéliennes et post-hégéliennes, autrui m’apparaît comme
un autre par rapport à l’un que je suis et, surtout, me fait prendre conscience que
je suis un « autre » pour autrui. Pour autant, la vie quotidienne fait sans cesse
apparaître la dimension relative et réciproque de cette altérité. Comme le
montrait déjà Sartre dans ses analyses du regard, je vois bien que l’autre se
perçoit comme un et me perçoit comme un autre, je suis donc un autre pour
autrui, un sujet pour moi. En revanche, la femme est constituée par l’homme
comme l’Autre, c’est-à-dire comme une altérité absolue et non relative.
Le travail ménager n’a aucune des vertus du travail décrit par Hegel : simple
lutte contre la négativité de la saleté, du désordre, de la destruction, il ne permet
pas à la femme de prendre conscience d’elle-même mais, au contraire, la prend
au piège d’une immanence, d’une répétition qui n’est jamais création et qui
empêche de s’inscrire dans une temporalité libre. Cette différence de nature entre
le travail positif, qui est le travail de l’esclave chez Hegel, mais aussi le travail
comme libération chez Marx ou le travail comme projet chez Sartre, et le travail
ménager qui est un labeur sans prise de conscience de soi, est une des raisons
pour lesquelles Beauvoir conçoit le travail en dehors du foyer comme une
perspective d’émancipation pour les femmes. Tant qu’elles sont cantonnées au
travail domestique, les femmes sont privées de la possibilité de rendre leur
rapport avec les hommes dialectique puisqu’elles ne peuvent s’émanciper par le
travail. Il est ainsi clair que la femme n’est pas avec l’homme dans un rapport
similaire à la dialectique du maître et de l’esclave. Elle est l’Autre absolu et non
un autre accidentel dont l’altérité, relative, peut toujours être renversée.
Beauvoir utilise la dialectique du maître et de l’esclave non comme un modèle
philosophique de la façon dont les choses se passent entre les sexes mais comme
un outil de contraste 11 : plutôt que de rappeler les figures hégéliennes du maître
et de l’esclave pour mettre en scène l’inégalité hommes/femmes, Beauvoir fait
surgir le contraste entre la position des femmes et celle de l’esclave hégélien.
Ainsi, il n’y a pas de tension dialectique dans la relation entre les sexes. Les
femmes échouent à demander la reconnaissance aux hommes. Parce que les
femmes échouent à faire cette revendication, il y a peu de chances que les
hommes soient frappés par la relativité de l’altérité des femmes ; il y a de là peu
de chances d’obtenir la sorte de réciprocité qui devient inévitable selon Beauvoir
quand les deux parties demandent la reconnaissance. Ainsi, les hommes
demandent la reconnaissance, les femmes échouent à la demander, et les femmes
ainsi sont construites comme l’Autre absolu.
Beauvoir utilise donc la dialectique du maître et de l’esclave à plusieurs
niveaux. D’une part, elle s’en sert comme idiome par lequel concevoir
l’oppression – « l’altérité est une catégorie fondamentale de la pensée humaine 12
» et l’oppression consiste dans la sédimentation ou la naturalisation d’une
altérité qui normalement est toujours relative et mouvante ; d’autre part, la
référence à la dialectique du maître et de l’esclave permet de souligner
l’originalité de l’oppression des femmes : cette oppression est absolue et
statique. Si la dialectique hégélienne peut apparaître comme une logique
émancipatoire pour le prolétariat, elle manifeste au contraire la différence
sexuelle comme le lieu d’une oppression insurmontable. En posant la question
de savoir ce qu’est une femme, Beauvoir se retrouve immédiatement à constater
qu’une femme c’est, de façon immédiate, ce qu’un homme n’est pas, que c’est
l’Autre absolu et que cette altérité a, historiquement, été au fondement d’une
infériorité. Répondre à la question « qu’est-ce qu’une femme ? » implique donc
d’élucider ce passage, presque évident, de « femme » à « altérité », à « infériorité
», à « soumission ». La question de la soumission de la femme est donc la
question centrale du livre. Elle prend la forme d’un paradoxe : comment
expliquer que les femmes, qui sont des humains au même titre que les hommes
et donc normalement capables de se faire sujets au même titre qu’eux, ne soient
pas libres et leur soient asservies ?
La femme-objet
Objectification et objectivité
On l’a vu, la caractéristique de toute oppression est l’aliénation, la
transformation de celui qu’on opprime en un autre, irréductiblement différent de
soi. Dans la domination masculine, l’aliénation que vivent les femmes passe par
leur objectification, c’est-à-dire leur transformation en objet, notamment sexuel.
Les hommes se conçoivent comme des sujets et conçoivent les femmes comme
des objets : des êtres absolument inférieurs à eux et destinés à être utilisés par
eux. Selon Beauvoir, la femme est donc bloquée dans une altérité absolue parce
qu’elle est objectifiée par les hommes : cette objectification fait que la féminité
est construite par les hommes comme une soumission et que les femmes se
trouvent toujours déjà dans un monde dans lequel la soumission s’apparente à un
destin.
Cette objectification a des conséquences très larges pour l’organisation de la
société et de la connaissance : Beauvoir met en lumière le lien entre objectivité,
regard et objectification. Elle écrit ainsi, dans le début de la partie consacrée aux
mythes :
On dit parfois « le sexe » pour désigner la femme ; c’est elle qui est la chair, ses délices et ses dangers : que
pour la femme ce soit l’homme qui est sexué et charnel est une vérité qui n’a jamais été proclamée parce
qu’il n’y a personne pour la proclamer. La représentation du monde comme le monde lui-même est
l’opération des hommes ; ils le décrivent du point de vue qui est le leur et qu’ils confondent avec la vérité
absolue.
Pour comprendre cette tension, il faut analyser ce qui permet que la féminité
soit construite, à travers l’objectification des femmes, comme l’altérité absolue
et comment cette construction structure la soumission des femmes. La
soumission des femmes est leur condition, au sens où elle est la possibilité qui
leur est toute tracée par la norme sociale, et l’analyse va devoir mettre en lumière
ce qui permet à cette soumission d’apparaître comme un destin, comment elle se
perpétue et quelle est la place respective des hommes et des femmes dans cette
perpétuation. La thèse fondamentale de Beauvoir, qu’elle va consacrer
l’ensemble de l’ouvrage à déployer, peut donc se reformuler ainsi : « On ne naît
pas soumise, on le devient. »
7 Le corps-objet de la femme soumise
Pour montrer comment les femmes, alors même qu’elles ne naissent pas
soumises, le deviennent si elles ne résistent pas aux normes de la féminité,
Beauvoir met en évidence la dimension corporelle de la féminité et donc de la
soumission.
Pour comprendre ce qu’est une femme, on ne peut donc pas faire l’économie
d’une philosophie du corps, ni d’une prise en compte du corps physiologique de
la femme. Pour autant, il ne faut pas s’y tromper : le corps physiologique ne
façonne pas le destin des femmes, il n’est que le support d’un destin qui est
constitué socialement et qui est ensuite naturalisé dans le corps. Dans la
conclusion de l’ouvrage, Beauvoir fait une expérience de pensée par laquelle elle
montre que l’éducation non sexiste des jeunes filles changerait du tout au tout la
signification et donc l’expérience de leur corps physiologique : loin du dégoût et
de l’angoisse qu’elle avait décrits dans les chapitres sur « l’enfance » et « la
jeune fille », la puberté serait alors surmontée tranquillement 16. On voit alors
que le corps physiologique des femmes ne peut être pleinement appréhendé par
la description de sa factualité, il est avant tout un corps vécu.
Beauvoir réfute ainsi l’idée que la biologie puisse fonder l’infériorité des
femmes, mais elle n’en reconnaît pas moins l’importance du corps dans le
façonnement de la position sociale des femmes. Pour le mettre en lumière, elle
fait sienne une distinction phénoménologique entre corps physiologique et corps
vécu, qu’elle hérite de la tradition phénoménologique : suivant Husserl, on l’a
vu, la phénoménologie doit décrire et analyser le corps comme expérience vécue
et Merleau-Ponty, phénoménologue et ami de Beauvoir, montre qu’étudier le
corps implique d’analyser comment notre corps nous apparaît et comment nous
en faisons l’expérience. Selon lui, le mot d’ordre de la phénoménologie consiste
à revenir à une vie préscientifique de la conscience 17 donc, pour comprendre ce
qu’est le corps, il faut revenir « au corps même », c’est-à-dire le corps tel qu’on
en fait l’expérience et tel qu’il nous apparaît, avant même que l’on commence à
avoir un savoir théorique sur lui. Le dualisme cartésien et la dichotomie
sujet/objet, qui est dans son principe même enracinée dans ce dualisme,
empêchent de penser la réalité de l’expérience du corps qui est une expérience
d’union entre moi et le monde. Le corps n’est pas quelque chose que nous
possédons, c’est notre médium général pour avoir un monde.
Le corps vécu
Beauvoir revendique très clairement cette conception merleau-pontienne du
corps vécu : « Dans la perspective que j’adopte – celle de Heidegger, de Sartre,
de Merleau-Ponty – si le corps n’est pas une chose, il est une situation : c’est
notre prise sur le monde et l’esquisse de nos projets 18. » Beauvoir prend
clairement position en faveur d’une conception du corps vécu, directement
héritée de Merleau-Ponty : « ce n’est pas le corps-objet décrit par les savants qui
existe concrètement, mais le corps vécu par le sujet 19 ». Elle refuse la conception
du corps comme une chose. Les femmes, comme les hommes, sont situées par la
manière dont elles vivent leur corps. Leur corps est un des moyens par lesquels
le monde a toujours déjà pour les individus une signification puisqu’il est le
médium par lequel ils ont une prise sur le monde.
Le corps vécu, dans la mesure où il est l’expérience subjective du corps
physiologique, diffère d’un individu à l’autre. On pourrait même dire que les
corps vécus sont incomparables et incommensurables d’un individu à l’autre. Le
corps vécu est l’expérience d’être un corps et non seulement d’avoir un corps.
20
Cependant, « le corps étant l’instrument de notre prise sur le monde », les
différences entre les corps physiologiques génèrent des différences dans la façon
dont le corps est vécu et dont le monde est perçu. L’asservissement à l’espèce du
corps des femmes a donc des conséquences sur le corps vécu des femmes et sur
leur perception du monde. Ce point apparaît clairement lorsque Beauvoir décrit
brièvement les conséquences de la ménopause :
Alors la femme se trouve délivrée des servitudes de la femelle ; elle n’est pas comparable à un eunuque car
sa vitalité est intacte ; cependant elle n’est plus la proie des puissances qui la débordent : elle coïncide avec
21
elle-même .
Cet argument souligne, par contraste, à quel point les femmes, à travers la
22
menstruation, la grossesse, l’allaitement, se trouvent aliénées d’elles-mêmes .
L’expérience qu’elles font de leur corps est l’expérience d’être autre, étrangère :
la menstruation donne à la femme l’impression que quelque chose se passe dans
son corps qui n’est pas elle et sur lequel elle n’a pas de prise. La femme ressent
la grossesse « à la fois comme un enrichissement et comme une mutilation ; le
fœtus est une partie de son corps, et c’est un parasite qui l’exploite ; elle le
possède et elle est possédée par lui 23 ». Elle sait, en outre – même si les risques
sont bien moins grands aujourd’hui qu’à l’époque de Beauvoir – que cette
aliénation de la grossesse peut culminer dans sa mort ou celle de l’enfant
pendant l’accouchement. Enfin, l’allaitement est une « servitude épuisante »,
douloureuse, qui met le corps de la femme à disposition de l’enfant.
Cette aliénation a plusieurs conséquences. Premièrement, il y a une division
chez la femme dans sa relation à son propre corps. Elle ne peut pas considérer
pleinement son corps comme sien : « elle éprouve […] son corps comme une
chose opaque aliénée ; il est la proie d’une vie têtue et étrangère 24 ».
Deuxièmement, elle rend la vie de la femme ambiguë : elle est à la fois un sujet,
et comme tel elle a son corps en même temps qu’elle est son corps, et en même
temps elle n’est pas son corps, dans la mesure où ce corps peut lui apparaître
comme étant contre elle.
Beauvoir ne dit pas que l’ambiguïté de l’expérience que les femmes font de
leur corps crée leur soumission. Mais, en un sens, cette expérience les prépare ou
constitue le fond qui pourra justifier qu’elles se conçoivent comme des êtres
passifs mus par des forces extérieures, c’est-à-dire des êtres aliénés. Cela
apparaît clairement lorsque l’on analyse le vocabulaire que Beauvoir utilise dans
les dernières pages du chapitre « Biologie » et dans les pages du second volume
consacrées à la puberté, qui constitue à ses yeux le point de départ de la
25
soumission. Dans les deux cas, la femme se conçoit comme une « proie » ; elle
26 27
fait l’expérience de son « aliénation », elle est « passive ». En recourant au
champ lexical de la servitude (« servitude », « esclave », « asservissement », «
soumission ») dans les deux cas, Beauvoir souligne l’analogie entre les
expériences de l’aliénation dans le corps physiologique et dans la puberté, c’est-
à-dire dans le corps vécu. Cependant, c’est la coexistence de cette aliénation et
de l’objectification qui permet véritablement à la soumission de se produire.
Le corps-objet
Beauvoir se sert de la distinction que fait Merleau-Ponty entre corps objet et
corps vécu mais elle propose une analyse originale du corps de la femme en
s’inspirant des réflexions sartriennes sur la façon dont autrui transforme mon
corps en objet. Si Merleau-Ponty rejette l’opposition sujet/objet et structure sa
philosophie du corps autour de ce rejet, pour Sartre, le corps est le lieu
paradigmatique de l’objectification.
Dans L’Être et le Néant, la philosophie du corps est indissociable de la
conception de l’altérité. Sartre s’appuie sur Hegel pour concevoir les relations
interpersonnelles comme un « conflit des consciences ». Chaque individu est
d’abord un individu seul et isolé – ce que Sartre appelle un être-pour-soi, présent
à soi – et marqué par une facticité qu’il doit transcender. Dans un deuxième
temps, l’individu fait l’expérience de l’existence des autres. Cette expérience est
immédiatement présentée comme négative par Sartre, qui en prend pour
manifestation la honte 28. Sartre résume ainsi l’apparition d’autrui :
Il est ce qui est autre que moi, donc il se donne comme objet inessentiel, avec un caractère de négativité.
Mais cet autre est aussi une conscience de soi. Tel qu’il m’apparaît comme un objet ordinaire, immergé
dans l’être de la vie. Et c’est ainsi, également, que j’apparais à l’autre : comme existence concrète, sensible
29
et immédiate .
Les hommes, grâce à leur pouvoir social, ont pu faire de la femme un Autre,
c’est-à-dire la traiter comme un être particulièrement ambigu, suffisamment
conscient pour reconnaître les hommes comme des sujets et en même temps
semblable à une chose par son corps. Ainsi, selon Beauvoir, la domination
masculine consiste à assigner aux femmes le destin d’être le type d’être dont le
corps est un objet, dont le corps est chair. Face à cette destinée, la soumission se
détache comme le choix logique.
Dans ce contexte, la jeune fille perçoit le fait qu’elle est chair, c’est-à-dire un
objet pour les hommes, comme un destin auquel elle ne peut pas échapper. En
effet, on lui montre constamment les bénéfices qu’elle recevrait de ne pas
résister à son rôle de proie. Ainsi, d’un côté, elle a la liberté de choisir cette
séduisante passivité, de l’autre, on ne peut pas à proprement parler voir dans un
tel choix une faute morale, puisque l’expérience qu’elle fait de son corps comme
toujours déjà objectifié la conduit à penser qu’elle n’a d’autre choix que d’être
autre.
L’aliénation créée par le corps physiologique tel qu’il est vécu dans le
contexte de l’objectification masculine conduit les femmes à se concevoir
comme destinées à être une chair passive et soumise. La soumission leur
apparaît comme le comportement attendu, prescrit. Plus important encore, cette
soumission est tellement incarnée dans le corps des femmes qu’elle devient
inséparable de leur érotisme : n’en déplaise à Rousseau – qui semble avoir
oublié, dans sa condamnation de la soumission, le plaisir qu’il prenait aux
fessées de Mme de Warens – la soumission n’est pas toujours vécue comme un
renoncement à la liberté et apparaît parfois comme la voie d’infinis délices.
8 Délices ou oppression :
l’ambiguïté de la soumission
La beauté
D’Hélène de Troie aux mannequins de Sex and the City, le même phénomène
se répète : les hommes se servent de la beauté des femmes pour manifester leur
puissance. Tout dans l’éducation des femmes les conduit à être partie prenante
de cette compétition, sans voir l’impasse à laquelle elle mène : dans son effort
pour être un objet de convoitise pour les hommes, la femme disparaît comme
sujet. Même si elle y prend du plaisir, elle se nie au moment où elle croit
s’affirmer.
Plus largement, chercher à se distinguer par son apparence physique plonge la
femme dans une dépendance sans fin puisqu’elle a ainsi besoin d’un regard
extérieur pour apprécier ce qu’elle est, sa valeur et son identité.
Les illusions féminines qui structurent la soumission sont aussi l’occasion
pour Beauvoir de faire des remarques d’une troublante actualité aux lendemains
de l’affaire Weinstein. Commentant ce que l’on appellerait aujourd’hui le
sentiment d’empowerment qui naît chez la femme de la pratique du sport,
Beauvoir écrit :
Aujourd’hui, plus que naguère, la femme connaît la joie de modeler son corps par les sports, la
gymnastique, les bains, les massages, les régimes […] dans la culture physique, elle s’affirme comme sujet ;
il y a là pour elle une sorte de libération à l’égard de la chair contingente ; mais cette libération retourne
facilement à la dépendance. La star d’Hollywood triomphe de la nature : mais elle se retrouve objet passif
5
entre les mains du producteur .
Faire de soi un objet érotique passif est une des modalités de la soumission
des femmes. Une autre, peut-être la plus difficile à éviter et à contourner, est la
tentation du dévouement, voire de l’abdication, qui naît chez la femme
amoureuse. Cette tentation est celle qui préoccupe le plus Beauvoir : elle l’a elle-
même éprouvée dans les premiers temps de sa relation avec Sartre et elle en
parle dans ses mémoires avec effroi. Elle écrit ainsi, à propos de sa nomination
comme professeure à Marseille, loin de Sartre : « J’espérais qu’elle me
fortifierait contre la tentation que pendant deux ans j’avais côtoyée : abdiquer. Je
devais garder toute ma vie un souvenir inquiet de cette période où je craignis de
trahir ma jeunesse 6. » Plus largement, les mémoires tout entiers racontent une
Beauvoir qui n’abdique peut-être pas complètement – au sens où elle devient
écrivain et où elle mène une existence propre –, mais qui considère toute sa vie
Sartre comme supérieur à elle. Dès leurs premières discussions, comme celle
qu’ils ont devant la fontaine Médicis du jardin du Luxembourg, elle se soumet à
ce qu’elle conçoit comme son évidente supériorité :
C’était la première fois de ma vie que je me sentais intellectuellement dominée par quelqu’un. […] Je dus
reconnaître ma défaite ; en outre, je m’étais aperçue au cours de la conversation, que beaucoup de mes
opinions ne reposaient que sur des partis pris, de la mauvaise foi, ou de l’étourderie, que mes raisonnements
7
boitaient, que mes idées étaient confuses .
Beauvoir, alors même qu’elle écrit les Mémoires d’une jeune fille rangée neuf
ans après Le Deuxième Sexe, ne voit pas dans sa défaite la conséquence d’une
quelconque arrogance de Sartre – alors même qu’elle raconte quelques pages
plus tôt comment Sartre, à l’annonce de son admissibilité à l’agrégation, qu’il
avait lui-même ratée l’année précédente, lui avait déclaré « à partir de
maintenant, je vous prends en main 8 » – mais le signe d’une infériorité qui ne
sera à ses yeux jamais démentie. Face à Sartre et en dépit de ce que la réalité de
leurs influences réciproques a pu être, elle se présente tout au long de ses
mémoires comme sa seconde, comme l’écrivain quand lui est un vrai
philosophe, comme la commentatrice quand lui est créateur. Dans La Force de
l’âge, elle met clairement son choix de la littérature contre la philosophie au
compte de son infériorité par rapport à Sartre 9. Plus généralement, les études
actuelles sur les influences réciproques entre Beauvoir et Sartre tendent à
montrer que Beauvoir a effacé de ses mémoires toutes les traces de son travail
philosophique et de son influence sur Sartre, comme s’il s’agissait de préserver à
tout prix le mythe de sa supériorité sur elle 10.
Le Deuxième Sexe
Le Deuxième Sexe
À l’échelle de son œuvre, Beauvoir est parvenue à décrire la tentation de
l’abdication chez la femme amoureuse en multipliant les points de vue et les
approches. Dans Le Deuxième Sexe, elle consacre de nombreuses pages à la
façon dont l’amour prend chez les femmes la figure de l’abdication, c’est-à-dire
d’un renoncement à soi pour l’autre. Le point de départ de son analyse de
l’amoureuse est le suivant : « le mot “amour” n’a pas du tout le même sens pour
l’un et l’autre sexe et c’est là une source des graves malentendus qui les
11
séparent ». Les hommes ont un rapport conquérant à l’amour et l’amour ne
définit pas leur existence, de sorte que même amoureux éperdus, leurs peines ne
durent qu’un temps et leur identité ne s’y trouve pas en jeu. À l’inverse, pour les
femmes, l’amour s’apparente à une démission de soi : l’amour féminin consiste
souvent à « se perdre corps et âme en celui que l’on désigne comme l’absolu,
comme l’essentiel 12 ». On retrouve dans cette distinction le souci beauvoirien
d’une historicisation des catégories contre leur prétendu caractère naturel : il n’y
a pas une nature immuable de l’amour, au même titre qu’il n’y a pas de nature
immuable de la féminité. L’amour est un sentiment qui est produit par une
certaine situation historique, économique et sociale. Ce n’est donc pas
surprenant que la façon dont la différence sexuelle est codée dans une société se
reflète sur les conceptions de l’amour.
L’amour, pour les femmes, est une forme particulièrement profonde de
soumission : l’amoureuse cherche souvent à se diluer dans l’homme qu’elle
aime, à y perdre son identité. Transformant cet homme en une sorte de dieu, elle
prend plaisir à le servir et gagne un sens d’elle-même dans son renoncement à
soi. Beauvoir s’appuie sur les écrits de Juliette Drouet, de Colette, de Mme
d’Agoult, de Violette Leduc et de bien d’autres femmes, sur les analyses
d’Hélène Deutsch et sur ses propres observations pour faire apparaître cet
amour-soumission dont le souhait spontané est clair : « être tout pour lui 13 ».
Beauvoir ne se contente pas de décrire les traits principaux de cette
abdication, elle en montre également les impasses et les mensonges.
L’amoureuse soumise n’est pas une victime de l’homme qu’elle aime :
premièrement, ce n’est pas l’homme individuel, ni la nature des sexes qui
appelle un tel amour, mais la situation dans laquelle les femmes se trouvent.
C’est parce que la femme est « enfermée dans la sphère du relatif, destinée au
mâle dès son enfance, habituée à voir en lui un souverain auquel il ne lui est pas
permis de s’égaler 14 » qu’elle pense l’amour comme une soumission.
Deuxièmement, cette soumission porte en elle un échec à venir tant elle est
indépendante des qualités réelles de l’homme aimé : « il n’est pas en mesure de
justifier celle qui se consacre à son culte 15 ». Pour justifier son abdication, la
femme pare l’homme aimé de qualités presque divines qui justifient son
abdication. Le contraste entre les qualités qu’il faudrait à l’homme choisi pour
justifier l’abdication en sa faveur et la réalité de ses qualités manifeste
l’ambiguïté de la soumission : comme aucun être humain ne peut égaler un dieu,
toute femme qui se soumet à un homme par amour se prépare à une déception.
Pourquoi avoir tout abandonné pour quelqu’un qui le mérite si peu ?
À partir de cette question, Beauvoir montre comment la soumission peut se
retourner en prise de pouvoir et en domination : quand la femme ne trouve pas
en l’homme la justification de son existence qu’elle espérait obtenir, quand
l’homme ne semble pas suffisamment reconnaissant du sacrifice qu’elle estime
avoir fait pour lui, « sa générosité se convertit aussitôt en exigence 16 ». C’est là
l’impasse inévitable de la soumission amoureuse : « Elle met sa joie à le servir :
mais il faut qu’il reconnaisse ce service avec gratitude ; le don devient exigence
17
selon l’ordinaire dialectique du dévouement . » En se faisant esclave, la femme
prend une forme de pouvoir sur l’homme, elle estime que son sacrifice donne à
l’homme des devoirs. Par amour, elle se fait esclave et l’enchaîne.
Le pouvoir de la soumission
En refusant d’être un sujet, en se faisant objet, tout être humain peut esquiver
le coût de la liberté. Mais le rapport hommes-femmes pose le problème comme
en amont de la dialectique du maître et de l’esclave : avant même de choisir de
prendre ou non le risque de mourir, il faut se concevoir comme un sujet et
vouloir être reconnu comme tel. Si la situation économique et sociale des
femmes bloque l’élan de leur transcendance, il y a aussi un plaisir individuel et
choisi de l’altérité qui explique la soumission. Le conditionnement social est
toujours présent – et, à ce titre, la pensée de Beauvoir est résolument anti-
essentialiste –, mais il se sédimente dans la pensée des femmes, comme une
sorte de colonisation intérieure.
Beauvoir met donc en lumière les différents facteurs du consentement à la
soumission : ce consentement a des causes avant tout politiques, sociales et
économiques qui proviennent de la domination masculine, mais il résulte aussi
du plaisir pris à la soumission, qui constitue la spécificité de l’oppression des
femmes : en raison du « mitsein originel » qu’elles partagent avec les hommes,
leur conformité aux attentes de l’oppresseur est bien plus largement rétribuée
que pour les autres groupes opprimés. On comprend alors que les femmes qui se
soumettent consentent à un destin qui leur est assigné après une sorte de calcul
coûts/bénéfices dans lequel les délices de la soumission pèsent lourd face aux
risques de la liberté.
9 Liberté et soumission
Une fois que l’on prend conscience, avec Beauvoir, des formes familières et
diverses que prend la soumission féminine, une énigme subsiste : pourquoi les
femmes se soumettent-elles ? À regarder la femme amoureuse, la star
hollywoodienne, la mère au foyer épanouie, l’épouse de l’universitaire qui
dépouille les archives pour lui, beaucoup d’entre elles n’ont l’air ni
malheureuses ni forcées à quoi que ce soit. Est-ce à dire qu’elles choisissent leur
soumission ? Une telle hypothèse semble intenable, ne serait-ce que parce que
ces femmes ne décrivent pas leurs choix comme de la soumission ; ou ne
décrivent pas leur soumission comme un choix. Ou bien c’est un choix, ou bien
c’est de la soumission. Choisir de se soumettre semble impossible ou bien
réservé à quelques pervers et quelques masochistes : la soumission ne peut se
justifier qu’en dernier recours, comme chez le guerrier qui doit se soumettre ou
mourir. Comment comprendre alors la tension entre, d’un côté, notre
condamnation presque instinctive de la soumission et, de l’autre, son caractère
ordinaire et quotidien ? Comment comprendre, en particulier, qu’il semble y
avoir une soumission typiquement féminine ? Est-ce à dire que les femmes
seraient plus immorales que les hommes ? ou que, pour les femmes, cette
soumission ne serait pas immorale ?
Cette précision que donne Beauvoir est importante pour réfléchir sur la
soumission : un des arguments régulièrement utilisés pour défendre les inégalités
hommes-femmes est d’évoquer le bien-être subjectif des femmes. Les femmes
seraient soumises parce que cela les rendrait heureuses. En effet, la soumission
peut être source de plaisirs pour les femmes et c’est une des très grandes forces
du Deuxième Sexe que de le montrer. Mais de ce plaisir, il serait dangereux de
conclure que la soumission serait bonne pour les femmes.
On peut comprendre cette distinction en faisant un détour anachronique par
l’économie. L’économiste et philosophe Amartya Sen montre que les individus
adaptent leurs préférences et l’évaluation de leur bien-être à la situation dans
laquelle ils se trouvent 7. En particulier, les individus qui se trouvent dans des
situations de privations extrêmes adaptent leurs désirs à ces situations et en
viennent à désirer que ce qu’ils peuvent atteindre. Sen évoque l’exemple de
femmes pauvres de l’Inde rurale qui sont convaincues qu’elles ont des besoins
nutritionnels limités voire inexistants, en tout cas bien moindres que ceux de
leurs maris et enfants, simplement parce qu’il n’y a pas de nourriture disponible.
Cette conviction n’a pas de fondement objectif, elle manifeste simplement que
les individus adaptent leurs désirs à la situation qui est la leur, y compris
lorsqu’une telle adaptation leur est objectivement nuisible. Il y a des cas de
soumission objectivement nuisibles pour les femmes, qui pourraient néanmoins
être décrits comme une situation sinon heureuse du moins tout à fait supportable.
Sen utilise ce constat pour mettre en lumière une grave insuffisance de
l’économie classique, qui pense le bien-être comme le critère premier de valeur :
l’économie du bien-être peut aller à l’encontre de la justice sociale 8. En effet,
cette économie du bien-être considère le bien-être comme subjectif et accompli,
c’est-à-dire comme le bien-être dont les individus considèrent disposer à l’heure
actuelle. Or Sen montre qu’une telle mesure subjective pourrait conduire les
gens qui n’ont quasiment rien à apparaître comme bien lotis voire comme mieux
lotis que des gens objectivement bien lotis mais mécontents de leur sort. On
comprend bien alors comment il est possible de tenir ensemble le caractère
négatif de la soumission et un apparent bonheur subjectif de la personne qui se
soumet sans qu’il n’y ait de contradiction : il est possible que la domination
masculine conduise les femmes à adapter leurs préférences de sorte qu’elles en
viennent à choisir la soumission alors même que ce choix n’est pas
objectivement bon pour elles.
En montrant clairement qu’adopter une perspective centrée sur l’individu
n’implique pas une conception subjective du bien, Beauvoir précise ce qu’est la
perspective existentialiste : il s’agit d’un humanisme concret.
Troisièmement, la perspective existentialiste implique qu’il n’y a pas de
réponse abstraite ou objective à la question de savoir ce qu’est une femme. C’est
seulement à travers les expériences individuelles que cette question trouve une
réponse. Cette affirmation existentialiste fonde donc la structure de l’ouvrage
ainsi que le recours à la phénoménologie dans le deuxième volume : s’intéresser
à l’universel à partir de l’individuel implique de se demander ce qu’est une
femme du point de vue des hommes et du point de vue des femmes, mais aussi
quelle est l’expérience que femmes et hommes font de ce que l’on appelle la
féminité.
La liberté se conquiert
Liberté et situation
L’individu et la structure
Dès Pour une morale de l’ambiguïté, Beauvoir distingue deux cas différents :
celui où la situation de l’individu est telle qu’il ne peut pas se projeter vers la
liberté 12 et celui où l’individu choisit de ne pas être libre pour pouvoir bénéficier
des privilèges de la soumission :
On découvre quelle différence les distingue d’un véritable enfant : à l’enfant sa situation est imposée, tandis
que la femme (j’entends la femme occidentale d’aujourd’hui) la choisit ou du moins y consent. L’ignorance,
l’erreur sont des faits aussi inéluctables que les murs d’une prison ; l’esclave du XVIIIe siècle, la musulmane
enfermée au fond d’un harem, n’ont aucun instrument qui leur permette d’attaquer, fût-ce en pensée, fût-ce
par l’étonnement ou la colère, la civilisation qui les opprime : leur conduite ne se définit et ne saurait se
juger qu’au sein de ce donné ; et il se peut que dans leur situation, limitée comme toute situation humaine,
elles réalisent une parfaite affirmation de leur liberté. Mais dès qu’une libération apparaît comme possible,
ne pas exploiter cette possibilité est une démission de liberté, démission qui implique la mauvaise foi et qui
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est une faute positive .
Beauvoir fait ici une différence claire entre la soumission forcée, dans laquelle
la part d’agentivité disparaît presque totalement et de laquelle, par conséquent,
l’individu ne saurait être tenu responsable, et la soumission complice, celle qui
s’explique par la tentation de s’épargner le coût de la liberté et de profiter des
gains de la soumission. Dans ce cas, il y a pour Beauvoir une forme de faute
morale.
Il y a donc une tentation de la soumission qui est inhérente à la condition
humaine et à la nécessité d’agir pour être libre. Pour autant, à expliquer ainsi la
soumission des femmes, à la mettre au compte du coût de la liberté, on semble
réfuter l’hypothèse d’une soumission féminine spécifique : tous les êtres
humains sont susceptibles d’essayer d’échapper à l’angoisse existentielle à
travers la mauvaise foi consistant à prétendre que l’on ne peut se libérer. Il n’y a
pas apparemment dans ce contexte de raison de penser que les femmes seraient
plus de mauvaise foi que les autres.
La liberté dont il est question dans la philosophie politique classique n’est pas
la même que la liberté de choix de la vie quotidienne. En effet, la liberté au sujet
de laquelle Rousseau affirme que nul ne peut l’aliéner sans perdre son humanité
est un droit abstrait que tous les individus possèdent par le simple fait d’être des
êtres humains, alors que la liberté que l’on manifeste en choisissant de se
soumettre est une donnée anthropologique, une qualité de l’être humain, que l’on
appelle aussi agentivité, c’est-à-dire capacité d’agir. Si la conception politique de
la liberté est cruciale pour penser l’organisation de la société, elle ouvre surtout
sur des théories idéales et normatives. Pour qui veut comprendre, de manière
concrète et donc non idéale, la façon dont se structurent les rapports de pouvoir
entre les individus, une telle conception de la liberté ne peut pas grand-chose.
Construisant une théorie concrète de la liberté, dans laquelle la liberté apparaît
comme un élan universellement partagé mais aux coûts inégalement répartis,
Beauvoir met en évidence l’attrait spécifique que la soumission comporte pour
les femmes. Tous les êtres humains ont en commun un rapport ambigu à la
liberté : si la liberté n’est pas donnée, c’est qu’elle doit être conquise, et cette
conquête comporte des risques, au premier chef desquels celui de l’échec. Tous
les êtres humains sont tentés de tourner le dos à la transcendance pour conserver
les plaisirs apaisants de l’immanence, d’une existence prévisible et soumise.
Pour autant, il y a une spécificité de la soumission des femmes. Quand bien
même elles désirent leur liberté, quand bien même elles auraient le même goût
de l’absolu que le plus aventurier des hommes, elles savent que, du fait de la
structure de la domination masculine, la recherche de la liberté a un coût
démesurément plus élevé pour elles que pour les hommes et, inversement, la
soumission est rétribuée de nombre de bienfaits. Les femmes ont des raisons
structurelles d’accepter de se soumettre.
Cette acceptation n’est pas à proprement parler un choix. Dans le contexte de
la philosophie beauvoirienne comme philosophie centrée sur l’individu et sur sa
liberté, choisir, c’est décider d’user de sa liberté, de se projeter dans le monde. À
l’inverse, la femme soumise est celle qui n’agit pas, celle qui, passive, ne
cherche pas à conquérir une quelconque liberté contre la situation qui est la
sienne, c’est-à-dire contre la soumission à laquelle elle est destinée. La
soumission est une destinée toujours déjà là pour la femme, donc se soumettre
consiste simplement à ne rien faire contre cette destinée, à laisser les normes
sociales, et donc les hommes qui les gouvernent, décider pour soi. La femme ne
choisit pas activement sa soumission, elle se contente d’accepter ce qui lui est
proposé. Elle consent à sa destinée de femme soumise.
Vers l’émancipation
1. Voir par exemple Paula Caplan, The Myth of Women’s Masochism, New
York, Dutton, 1985.
2. Ce développement sur la psychopathologie du masochisme doit beaucoup aux
analyses de Julie Mazaleigue-Labaste dans « Préface. Le “maudit problème du
masochisme” », dans Sigmund Freud, Du masochisme, édition présentée et
annotée par Julie Mazaleigue-Labaste, op. cit., p. 7-45.
3. « Parallèlement à ce processus de refoulement, apparaît une certaine
culpabilité dont l’origine est également inconnue, mais qui est sans aucun doute
liée à ces désirs incestueux et se justifie par la persistance de ces désirs dans
l’inconscient », ibid., p. 134.
4. Ibid., p. 150.
5. Ibid., p. 168-169.
6. Il justifie brièvement cette omission – qui consiste à renoncer à expliquer le
masochisme dans ce qu’il a précisément de mystérieux – par un principe
d’économie : il écrit ainsi à propos du plaisir dans la douleur qu’il est «
impossible d[e l’]expliquer sans entrer dans des considérations qui nous
mèneraient trop loin », ibid., p. 172.
7. Ibid., p. 176.
8. Lettre de Paul aux Éphésiens, 5, 21-33.
9. Sourate 4, verset 34/38 du Coran. La traduction citée est celle de Muhammad
Hamidullah. Dans la traduction de Kasimirski, le terme de soumission est utilisé
pour qualifier la conduite vertueuse des femmes (« les femmes vertueuses sont
obéissantes et soumises ; elles conservent soigneusement pendant l’absence de
leurs maris ce que Dieu a ordonné de conserver intact »). Seul André Chouraqui
traduit ce passage de la sourate de manière significativement différente : « Les
vertueuses adorent, et gardent le mystère de ce qu’Allah garde. »
10. Sur les problèmes posés par une lecture patriarcale du Coran, on pourra se
référer à Asma Barlas, Believing Women in Islam. Unreading Patriarchal
Interpretations of the Quran, Austin, University of Texas Press, 2002.
11. Jean-Jacques Rousseau, Émile ou De l’éducation, 1762, dans Œuvres
complètes, t. IV, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1969.
12. Catharine MacKinnon, Toward a Feminist Theory of the State, Cambridge,
Harvard University Press, 1989, p. 219.
13. Catharine MacKinnon, « Sexuality, Pornography, and Method : Pleasure
under Patriarchy », Ethics, vol. 99, no 2, janvier 1989, p. 314-346.
14. « On considère comme le but sexuel normal l’union des organes génitaux
dans l’acte défini comme l’accouplement qui conduit au dénouement de la
tension sexuelle et à une extinction temporaire de la pulsion sexuelle
(satisfaction analogue au rassasiement pour la faim). » Sigmund Freud, « Les
aberrations sexuelles », dans Sigmund Freud, Du masochisme, op. cit., p. 75-76.
15. Catharine MacKinnon, « Sexuality, Pornography, and Method : Pleasure
under Patriarchy », art. cité, p. 315.
16. Ibid., p. 333-334.
17. Ibid., p. 318-319.
18. Catharine MacKinnon, Toward a Feminist Theory of the State, op. cit., p.
113-114.
19. « Dans le féminisme radical, la condition des sexes et la définition pertinente
des femmes comme groupe sont conçues comme sociales jusqu’au niveau
somatique. Ce n’est que de façon accessoire voire peut-être par voie de
conséquence qu’elles sont biologiques. » Ibid., p. 46.
20. « On the first day that matters, dominance was achieved, probably by force.
» Catharine MacKinnon, Feminism Unmodified. Discourses on Life and Law,
Cambridge, Harvard University Press, 1987, p. 40.
21. Selon MacKinnon, sa théorie, qu’elle appelle « the dominance approach », a
pour fonction de pallier les insuffisances d’une théorie égalitaire de la différence.
Selon elle, la relégation des femmes à des emplois très mal rémunérés,
l’immense prévalence du viol, la violence domestique, la prostitution et la
pornographie constituent un type d’abus auquel les femmes en tant que femmes
sont confrontées et que l’approche égalitaire de la différence sexuelle ne permet
pas d’aborder sur le plan juridique. En effet, dans la mesure où ces abus
concernent quasi exclusivement les femmes, ils ne posent pas de problème au
nom d’une égalité avec les hommes. L’approche en termes de domination
permet au contraire de justifier une approche systématique de ces problèmes sur
le plan juridique comme en témoigne en particulier le manuel de droit de près de
deux mille pages publié par MacKinnon sur ces questions : Sex Equality,
University Casebook Series, Saint Paul, Fondation Press, 3e éd., 2016.
22. À ma connaissance, MacKinnon ne justifie nulle part ce choix.
23. Elles sont soumises, au sens non réflexif du verbe « soumettre », tels les
prisonniers de guerre dont parle Hobbes qui n’ont plus d’autre choix que
l’obéissance absolue ou la mort.
L’insaisissable soumission
L’expérience de la soumission
Délices ou oppression :
l’ambiguïté de la soumission
l’ambiguïté de la soumission
Liberté et soumission
Et maintenant ?
1. Il est important de savoir que les universités américaines édictent des normes
de consentement sexuel non pas par volonté de moraliser leurs étudiants mais
parce qu’ils y sont obligés par la loi fédérale au titre de ce qui s’appelle le Title
IX, soit une loi fédérale de 1972, qui interdit toute discrimination sur la base du
sexe dans les programmes d’éducation soutenus par l’État.
TABLE
Introduction
1 - Un tabou philosophique
2 - La soumission féminine, une tautologie ?
3 - Qu’est-ce qu’une femme ?
4 - L’insaisissable soumission
5 - L’expérience de la soumission
6 - La soumission est une aliénation
7 - Le corps-objet de la femme soumise
8 - Délices ou oppression : l’ambiguïté de la soumission
9 - Liberté et soumission
Conclusion - Et maintenant ?
Notes de fin
F l a m m a r i o n