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L'enfance des stars

Après Fanny Ardant, Daniel Auteuil, Emmanuelle Béart et Bernard Giraudeau


voici, pour clore la série, les souvenirs lumineux de Jane Birkin. Une enfance
toute britannique, heureuse, entre un père adoré et un frère admiré.

Family life
Et il voyait briller les clopes des Allemands dans
les bunkers. TI n'a jamais raté les passes. Les Bre-
tons cachaient des aviateurs anglais que papa
rapatriait. Et des Résistants français. Une fois, il
a ramené François Mitterrand.
Quand j'ai chanté à Brest, je me suis imaginée
que la salle était pleine de tous ces vieux Résis-
tants bretons avec leurs pipes et leurs lampes de
poche. Mon père était resté très proche d'eux.
Moi, j'en connais un : aujourd'hui, il a 84 ans.
Les parents de ma mère étaient déjà acteurs.
Ceux de mon père étaient des bourgeois de Not-
tingham. A leur mariage, les gens disaient : !( Ça
ne durera pas longtemps. 11 Et ça a duré ... jus-
qu'à la mort de papa, l'année dernière.
C'est grâce à Pempie qu' ils se sont connus.
.. Mon frère (Andrew), egardez : c'est I.e mariage de mes parents, Vous voyez, à côté de mes parents, cette jeune
mon père, ma mère.
Et le nouveau-né,
très très chauve,
c'est mol, Jane. "
R pendant la guerre. Une vieille bande
d'actualités que j'ai copiée en vidéo .
Regardez comme ils étaient beaux. Si
jeunes et si beaux. Ma mère, Judy CampbelL était
comédienne. C'est pour elle que Noël Coward a
femme ? C'était la meilleure copine de ma mère.
Et mon père était son cousin. Pempie, ma mère,
et Sarah Churchill - ma marraine, la fille de
Winston - partageaient le même appartement.
Elles étaient toutes les trois actrices. Et Pempie
écrit la plupart de ses pièces. Mon père, lui, était n'arrêtait pas de dire à ma mère : !( S i tu connais-
dans les services spéciaux de la Royal Navy. Ça sais mon cousin 1JI est divin... 11 Et à mon père,
n'avait pas été sans mal A 16 ans, une opéra· elle disait : (! Si tu connaissais cette fille 1elle est
tion ratée lui avait coupé le nerf optique. A cau- divine.. . >> Ils ont quand même fini par se ren-
se de ce bandeau noir sur l'œil, personne ne contrer au baptême de la fille de Pempie. Et ils
voulait de lui quand la guerre a éclaté. Et puis, il se sont mariés.
a appris que la Royal Navy organisait des expé- Maintenant, regardez : c'est une plage de Cor-
ditions dangereuses en Bretagne. Il s'est proposé, nouaille. Mon père avait dû poser la caméra 16 mm
et là, on a bien voulu de lui. sur un rocher, car on Le voit s'avancer vers ma
Il a fait une soixantaine de missions, comme mère, qui vient vers lui. Et ils se serrent la main,
navigateur, par des nuits sans lune. Il avait appris comme deux amis qui se rencontrent par hasard ...
la navigation simplement avec un livre d'arith- Ce bébé, avec des guêtres, c'est mon frère,
métique. Il devait atteindre la pointe du Finis- Andrew, qui a un an de plus que moi. On recon-
tère sans lumière. Les Résistants bretons lui naît déjà son front, ses sourcils. Le nouveau-né,
faisaient des signaux avec des lampes de poche. à côté, très très chauve, c'est moi. Là, c'est moi,
à 7-8 ans, participant à une course d'obstacles
chez les sœurs. On me reconnaît...
Les petits veaux dans le pré ? C'est à la ferme
qu'avait achetée mon père. TI rêvait d'être un vrai
fermier, avec une moissonneuse-batteuse ...
Après, on a eu une autre ferme. Papa était
malade des poumons et maman jouait au théâtre,
il avait donc fallu se rapprocher de Londres. Et
puis, papa étant de plus en plus malade, on est
carrément revenu à Londres. Papa était devenu
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aide social. U était contre la peine de mort et il tait bien quand nous sommes arrivés. Une voisi- " On ferme les
essayait d'empêcher les gens d'aller en prison : i.l ne avait dit à mes parents : 11 J'espère que les fenêtres pour que
se portait garant de jeunes garçons et jurait qu'iJs rumeurs ne vous troublent pas trop. - Quelles les fantômes ne
ne feraient plus de bêtises. rumeurs ? 11 Et la voisine avait raconté que la . vous suivent pas.
Il a fait aussi de la. peinture, jusqu'au moment femme d'un juge était morte dans cette hutte : elle Et, en fait, on veut
où ses yeux ne le lui ont plus permis. C'est un de avait ouvert une trappe sous ses pieds et s'était pen- qu'ils vous suivent. •
ses dessins qui m'a donné la clé d'un songe que due. AJors mes parents 1ont rasée, iJs ont com-
ma sœur et moi faisions souvent pendant notre blé la trappe et construit une autre hutte pour
enfance : Andrew enterrait quelqu'un, pas trés nos jeux d'enfants.
profond, et j'étais sa complice ... Le dessin que Ah , nos jeux d'enfants ! Andrew, ma petite
j'ai retrouvé récemment représentait notre maison sœur et moi, on a eu une enfance trés choyée et
de Londres. Au fond du jardin, il avait dessiné une cet immense bonheur d'être élevés d'abord à la
hutte, mais qui n'était pas celle que je connaissais. campagne. Puis, il y a eu le jardin de Londres
Ma mére m'a raconté que la hutte du dessin exis- et les étés dans l'île de Wight. ..,....

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ca pas un hasard non plus si son deuxième fLlm -
E
\G)
Le Jardin de ciment- va être l'histoire d'un frè-
re et d'une sœur amoureux l'un de l'autre.
Avec ses trois fùs, ma petite sœur Linda a aus-

·-c
(.)
si essayé de recréer sa propre enfance. Et moi
aussi, avec mes trois filles. C'est pour elles que
j'avais acheté une maison en Normandie. Mais je
viens de la revendre. Ne plus entendre dans l'esca-
lier le pas de mon père, ce n'était pas possible. Cet-
te maison était pleine de son souvenir et de celui
de Serge (1). Mais la quitter, c'est horrible. Et
plus horrible encore de quitter le vieux monsieur
qui habite à côté et que j'adore.
On a l'impression de fermer les fenêtres pour
que les fantômes ne vous suivent pas. Et, en fait,
on veut qu'ils vous suivent. La preuve : j'ai ache-
té une autre maison ... à la pointe du Finistère, là
où papa allait chercher les Résistants.
Quand on est revenu à Londres, je suis allée
dans l'école privée tenue par Mme « Côte de
fer ». Oui, elle s'appelait Mme Ironside. C'était une
:i Ecossaise avec une forte personnalité. Elle ne
" J'aurais fait ~ On avait un grand bateau. On se ficelait des- croyait pas aux examens et se vantait d'avoir édu-
n'Importe quoi sus et on jouait aux pirates. Avec Andrew et Lin- qué trois Premiers Ministres et un traître. Quand
pour ressembler da, on partait le matin à bicyclette et on ne rentrait j'ai eu 12 ans, pour faire comme les copines, j'ai
à Andrew, pour que le soir. Dans le jardin de ma grand-mère, à demandé à mes parents de me mettre dans un
qu'il me trouve Nottingham, il y avait un vieux bunker construit internat. Ils ont choisi un des plus cotés, dans
courageuse. .. pendant la guerre et on se cachait dedans. l'île de Wight. C'est pour être prés de moi qu'ils
Une fois, j'ai grimpé dans un arbre et j'ai jeté y ont acheté un petit cottage.
une pomme de pin. Trés fort. Andrew est tombé, Je suis restée trois ans en pension, sans vou-
la tête en sang. J'étais sûre d'avoir commis un loir dire que c'était une erreur, une horreur. Quand
crime. On m'a mise au coin ...~ on y entre, vous n 'avez plus de nom : on vous
Andrew allait dans des maisons abandonnées : donne un numéro. Moi, j'étais le 99. C'était corn-
il trouvait toujours quelque chose. Souvent de me à l'armée. Pour le bain, vous aviez le droit
vieux journaux. Moi, je faisais le guet. C'était la d'emporter trois objets- pas quatre. Par exemple :
panique, mais j'aurais fait n'importe quoi pour une éponge, un savon, une serviette. La salle de
qu'il me trouve courageuse. Je me coupais les bains n'était pas fermée. Mes camarades venaient
cheveux pour lui ressembler. Je m'babillais corn- jeter un coup d'œil : << 99, touj ours rien. ? 11 Et
me lui. J'ai voulu visiter son internat. Je suis entrée, j'essayais de cacher mon buste tout plat. Je ne
mais j'ai dû m'arrêter devant la porte des douches... comprenais pas pourquoi il y avait des poubelles
Un jour, ma mère m ' a fabriqué une robe dans les toilettes, et tout le monde disait que j'étais
turquoise. Mon frère m'a regardée et il a dit : à moitié garçon.
« C'est fini. 11 ;ïiiiii:::i~~-
Je ne sais pas si on ne glorifie pas forcément les
lieux et les moments. où on ne peut plus jamais
retourner pour vérifier. Plus tard, on a l'impression
que le soleil n'est plus exactement pareil. Qu'il
est moins chaud, moins jaune, qu'on l'a sali. Et que
c'est notre faute parce qu'on a grandi.
Le seul passeport pour essayer de retourner
dans ce pays perdu, ce sont vos enfants. Par eux,
on en retrouve une petite odeur. Je crois qu'ils
nous sauvent.
Mon frère a été sauvé par ses enfants de cette
immense nostalgie de notre enfance. Pour ses trois
garçons, il a reconstruit le paradis d'antan : sa
propriété est faite de champs sauvages. Il emmè-
ne ses fils (1 2, 9 et 7 ans) dans des maisons aban-
données, des propriétés interdites, une mine
désaffectée. Et il leur permet de dormir dans un tun-
nel... Il fait palpiter le cœur de sa pauvre femme.
Ce n'est pas un hasard si, en réalisant son pre-
mier film, Burni ng Secret, il a modifié l'angle de
la nouvelle de Zweig. Elle était racontée du point
de vue de la femme. Dans son film, toute l'histoire :i
est vue par les yeux du petit garçon. Et ce n'est Jane, sur la balançoire et sa petite sœur Linda.

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Ça fait de curieux souvenirs. J'aimerais bien y
retourner. On vivait dans de petites maisons appe-
lées des « loges ~ . Chacune était dirigée par une
« grande ». J'avais tout le temps la trouille d'être
prise en faute et que ça enlève des points à ma
loge. C'est cela l'éducation anglaise : persuader
chaque pensionnaire qu'elle est responsable. Res-
ponsable de la chute de sa loge, de sa classe, de
son coUége, et fmalement responsable de l'effon-
drement de l'Angleterre.
U ne fallait jamais être en retard, pour ne pas
perdre de points. Au dortoir, c'était l'angoisse.
Je me disais : « As-tu assez de temps pour te bros-
ser les de111s et aller aux toilettes ? » La nuit, il
y avait une odeur de soufre : les filles s'en servaient
pour s'épiler les jambes. Je préférais faire le guet :
on fait tout de même partie de la bande, mais
on prend moins de risque. Ce serait trop hor-
rible de voir papa se prendre la tête dans la main
et dire : 11 Oh ! Jane, tu m 'as déçu. ))
La torture, dans un internat, c'est de vouloir bien
faire. J'ai essayé, pour avoir de bons livrets chaque
trimestre et plaire à papa. Andrew, lui, n'avait
pas de ces médiocrités. A Harrow, il était battu
chaque semaine (les punitions corporelles n'ont
été aboües qu'il y a quatre ans). Mais il n'en avait
rien à cirer. Il prenait le maquis. On l'appelait
11 Mad Birkin )) (ce fou de Birkin). Il savait déjà
qu'il voulait être assistant réalisateur. Un jour, il
s'est évadé en se cachant dans un panier de lin-
ge sale. Il a été à Londres voir La Fièvre dans le
sang, avec Nathalie Wood. D s'est fait piquer au
retour parce qu'on a retrouvé le ticket du cinéma
dans sa poche. Mon pére l'a enlevé de Harrow jus-
te avant qu'il soit viré. Andrew ne connaissait
pas la peur et il finissait par forcer l'estime de ceux-
là même qui le brimaient.
Un jour, mes parents m'ont demandé si j'étais
misérable. J'ai dit oui et je suis retournée chez
Mme Côte de fer, qui, sur la demande de quelques
anciennes, venait d'ouvrir une classe de prépa-
ration à ce qui est chez nous l'équivalent du bac. a
Mme Côte de fer, elle, ne croyait pas que les 1
ii'
gens devaient tous se ressembler. Et l'un de nos ~
~
professeur, Miss Staynes, qui m'impressionnait ~

tant quand j'étais petite, nous emmenait au théâtre ce de devenir actrice. Il m'a dit : 11 Oui, si la Avec sa fille Kate.
et nous apprenait à connaître les bijoux. Si, plus caméra tombe amoureuse de vous. )) • Le seul passeport
tard, on nous offrait des diamants, il ne fallait De retour à Londres, j'ai passé une audition. J'ai pour retourner
pas se tromper sur la taille ... eu un tel trac que j'ai oublié tout le texte que au pays perdu, ce
Miss Staynes enseignait l'Histoire. C'était une maman m'avait fait apprendre. Mais le metteur en sont vos enfants. •
femme lumineuse. Une de ces femmes dont on scène a dit que ça ne faisait rien car il me desti-
souhaite à ses filles d'en connaître une, juste une, nait le rôle d'une sourde-muette. Ce jour-là, père
durant toute leur scolarité. avait coupé une rose du jardin et, un peu triste,
Je ne l'ai pas revue depuis vingt ans et je il l'avait épinglée à ma robe. J'avais 17 ans.
me disais souvent : 11 Miss Staynes ne sait pas Récemment, Andrew m'a envoyé une gravure
ce que j e fais. Elle ne sait pas qu e je joue représentant la ferme de notre petite enfance. Il
au théâtre avec Pierre Dux... » Aujourd'hui, elle a écrit en dessous un vers de Housman ; quelque
sait :elle m'a vu à la télévision dans Marivaux et chose comme : 11 Voici le pays du contentement
dans Daddy Nostalgie. perdu. » Attendez, je vais vous la montrer. Ah
Quand j'ai eu 16 ans, papa m'a emmenée fai- voici la traduction exacte : 11 Dans mon cœur
re un voyage en Italie. Il était si beau, mon pére, souffle, de ce lointain pays, un air qui tue. »
qu'on le croyait mon amant. Au cours de ce voya- Ce pays, c'est celui de notre enfance. Notre
ge, on s'est arrêtés à Rome chez Pempie. Elle idyllique enfance
s'était mariée en secondes noces avec Carol Reed, Propos recueillis par
qui tournait L'Extase et l'agonie avec Charlton Claude-Marle Trémols
Heston. J'ai demandé à Carol si j'avais une chan- (1) Serge Gainsbourg.

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