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Elwhyn Saint Jones

CHRONIQUES DU
FAÇONNEUR DE MONDES
LIVRE I : LES ÉVEILLÉS

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 2


Cette histoire est celle d’une multitude de belles rencontres et d’un appui énorme de mon
entourage. Merci à ma Louloutte, pour ses coups de pieds aux fesses, son soutien moral
et son implication artistique, à mon Ticha toujours sereine et cash qui a su trouver les mots
justes au bon moment, au Grand Fred, lecteur, relecteur, correcteur infatigable et toujours
de très bons conseils. Ton amitié m’a été précieuse. Mention spéciale à mon Cyllou,
l’homme de ma vie, mon Magicien, sans qui cette saga n’aurait pas vu le jour. Et enfin
merci à tous mes amis, ma famille et tous ceux qui m’ont inspiré sans le savoir… René,
Yvonne, Chet, Zizou, ma Valoche, Nath B. Fredo, Smaïl et Honoré. Avec tout mon amour….

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Prologue

RAFIEL

Le jour où il naquit, Rafiel donna vie à la magie. Chose étrange, cela se passa sans bruit,

seule une énergie pure et puissante traversa l’univers pour restructurer la toile du Destin.

Intrigué, je remontai le flux qui irradiait l’espace entier et qui, à mon grand

étonnement, provenait de Rinaë.

Ah ! Rinaë, planète magnifique chère à mon cœur. À chacune de mes visites, un

sentiment de bien-être inégalé me transporte. L’équilibre entre terre, mer et océan est

parfait et j’avoue être assez content de mon travail. Je ne me lasse jamais de regarder les

vertes prairies, les montagnes immaculées ou encore les forêts immenses, qui recèlent

d’innombrables dangers il est vrai, mais aussi de véritables merveilles.

Cependant, ce jour-là, je n’étais pas là pour le plaisir des sens, quelque chose de capital

venait de se produire et je me devais de comprendre cet événement. Je continuai donc ma

recherche et arrivai dans une somptueuse vallée au doux nom de Clos-Perdu. Les hommes

qui y vivent connaissent-ils seulement leur chance ?

Je jubilais, un sentiment de pur bonheur m’envahissait, car il était né, le premier des

Gardiens conçu sur un monde sans magie ! Je savais que cet enfant était voué à faire de

grandes choses. Je le pressentais au plus profond de moi. Je sentais comme un frémissement,

une vibration presque indécelable, un espoir insensé, jamais éprouvé auparavant.

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Attiré par cette activité peu commune, je me laissai emporter vers une demeure

d’aspect rustique, mais chaleureux. Jamais je n’avais ressenti une telle euphorie, ce nouveau-

né avait su toucher mon âme.

Cependant, je restais prudent, car si cet événement était d’une importance capitale,

l’enfant devait grandir et accepter son sort. Rien n’était joué d’avance. Alors, je m’efforçai de

contenir ma joie et décidai de museler mon enthousiasme, j’avais pour moi l’éternité n’est-

ce pas ?

Curieux, je me rendis dans la chambre de la parturiente et me penchai sur le petit

être tout juste né pour l’observer longuement. Il était là, devant moi, nourrisson vagissant,

mais ses yeux… Oh ses yeux, si purs, si sages, des yeux qui savaient, un regard qui promettait,

qui ne me lâchait pas. Il m’observait, moi ! Enfin, le Magicien ! Qui savait ? J’en étais

bouleversé.

Je me repris rapidement, il me fallait rester en retrait. Je me tournai vers la mère et

remarquai que la naissance l’avait laissée bien faible. À ses côtés, le père semblait désemparé

devant cette petite chose hurlante. Heureusement, une sage-femme au fort caractère gérait

au mieux la situation. Estryn connaissait son métier, elle savait ce qu’il fallait faire. Je prenais

plaisir à regarder l’énergie que déployait cette matrone. Les hommes peuvent être si

distrayants ! Aujourd’hui, je me souviens de cette scène de vie touchante avec grand

bonheur.

— Va prendre l’air Druïn, cela te fera du bien et à nous aussi.

Estryn venait d’ordonner au père de s’en aller d’un ton ferme, alors je l’observai jeter

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un regard effaré sur le bébé, puis sur sa femme et enfin s’avouer vaincu, sous le coup de

l’émotion. Je sentais qu’il lui fallait plus qu’un bol d’air pour se remettre les idées en place,

que ce dont il avait besoin, c’était d’une pinte bien fraîche, oui, voilà le remède qu’aimaient

les hommes. Alors je le vis se passer une main tremblante dans les cheveux, jeter un regard

désespéré à son épouse et s’en aller d’un pas chancelant vers la taverne la plus proche.

Je regardai Estryn grommeler un peu contre les pères et leur sale manie de boire dès

qu’ils étaient en proie à une émotion trop forte, puis notai son soulagement de voir Druïn

partir, tandis que de son côté, la pauvre Léna n’était pas au mieux de sa forme, elle avait

perdu beaucoup de sang et on pouvait craindre pour sa vie. J’assistai aux soins que la sage-

femme prodiguait au bébé, lui qui semblait m’observer avec grand intérêt, quelque chose

qu’Estryn elle-même ne pouvait voir, bien entendu. Je la vis langer l’enfant d’une main

experte et l’enrouler dans une couverture bien épaisse et moelleuse, avant de le déposer

dans un berceau en bois. Le nourrisson vagit encore un peu pour la forme, puis peu à peu ses

paupières se fermèrent, ce qui permit à Estryn de faire chauffer de l’eau, de se saisir de linges

propres et d'onguents et de se pencher sur Léna.

La pauvre femme avait le teint pâle et des cernes mauves lui mangeaient les yeux.

J’entendis Estryn claquer la langue et la vis tapoter les joues de la maman, puis les deux

femmes se mirent à parler :

— Je vais m’occuper de toi maintenant, il faut que tu reprennes des forces. Le bébé va

bien, il est sain et vigoureux.

— Il est beau n’est-ce pas ? souffla Léna avec fierté.

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— Oh pour ça oui, il est beau ! Mais c’est toi qui m’inquiètes, il faut que tu luttes, je

perçois un esprit rôder à tes côtés, et ce n’est pas un bon présage.

Je vis la maman esquisser un sourire las, je devinai qu’elle savait ce qu’Estryn voulait

dire, mais qu’un pressentiment lui disait que son heure n’était pas encore venue.

— Je sais, il est venu pour le bébé, juste pour le regarder, il est là, tout près du berceau,

je sens sa présence, mais je sais aussi qu’il n’est pas là pour apporter le malheur. Je suis bien

fatiguée, Estryn, mais mon heure n’est pas venue.

J’écarquillai les yeux d’étonnement, elles pouvaient me sentir… Voilà une chose tout

à fait nouvelle. Ceci pouvait expliquer l’éveil du bébé, car sa mère possédait un don naturel,

cela était évident. Se pouvait-il que cela puisse se transmettre ? Et parce que cela me

procurait une joie intense, je décidai d’accorder une petite faveur à la jeune mère : un petit

souffle de vie supplémentaire, et voilà, elle allait déborder d´énergie et se remettre très vite.

Satisfait, je décidai de quitter les lieux et de retourner à mes occupations, d’autres

mondes avaient besoin de moi. Après cet épisode, je restai éloigné un long moment des

hommes et m’occupai très peu de leur évolution, à quelques exceptions près. Mais je vérifiais

régulièrement si la toile du Destin se modifiait et à mon grand soulagement, Rafiel y tenait

une place importante. Cet enfant grandissait bien.

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LES GARDIENS

Ce bébé très prometteur, né sur Rinaë et prénommé Rafiel, fut le précurseur d’une

toute nouvelle génération de mages, les Gardiens. D’autres suivirent et reçurent une

éducation très particulière. Ils devinrent mes émissaires sans en avoir conscience. Ils

bénéficiaient de la sagesse et de l’expérience de nombreux maîtres, professeurs ou mentors

comme ils les appelaient.

Tous étaient une extension de moi et ce, sans jamais qu’ils ne découvrent qui j’étais.

Le temps de me rencontrer n’était pas encore venu. Gardiens, telle était leur fonction et ils

s’en acquittaient avec brio.

LES ÉVEILLÉS

L’impact de la magie — née de Rafiel —, dans la vie des hommes, s’est matérialisé

deux cents ans plus tard pour bouleverser la vie d’un petit cercle d’entre eux, sur Elwhinaï,

planète-esprit magnifique promise à un bel avenir.

C’est donc des Éveillés dont je veux vous parler. De ces dix élus et de leur histoire

tragique, car les hommes sont capables du pire comme du meilleur… Enfin, vous vous

rendrez compte par vous-même.

Certains de ceux qui furent éveillés à la magie possédaient des capacités enfouies au

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plus profond de leur être et ils ont explosé, oui le terme n’est pas trop fort, ils ont

littéralement explosé, lorsque les conditions pour cela furent réunies. Pour quelques-uns

d’entre eux, ce fut dévastateur et effrayant. Mais curieusement, ils s’approprièrent leurs

nouvelles aptitudes avec une rapidité déconcertante. L’homme est une créature étonnante,

aux ressources incroyables.

Ils furent donc dix à être Éveillés. Féniel, le premier, eut la maîtrise d’une magie née

de la mort, apprise par les nécromanciens depuis la nuit des temps. Interdite, elle était

transmise en secret, sous le manteau par des initiés. Parallèlement à cela, il fut intégré à une

école de magie dirigée par Rafiel, qui se trouvait alors en mission sur ce monde et qui voulait

garder un œil sur lui. Il pressentait chez Féniel un grand potentiel et voulait lui inculquer

quelques bases morales plus que magiques. Puis vint le jeune Mérisian et à leur tour sont

venus Sorial, Atlans, Ariale, Lilia, Isthir, Galatée et Cassandre.

Cependant, le dernier d’entre eux, Ivoisan, était particulier, car né « magique », tout

comme un Gardien. Son peuple, très avancé spirituellement parlant, vivait en harmonie avec

ses dons, depuis des millénaires. Alors, pourquoi l’avoir enlevé à ses terres ? J’avais

simplement besoin de lui et de sa sagesse pour mener à bien ce qui allait suivre et, je dois le

dire, Ivoisan est promis à un destin plus grand encore.

Je vais vous conter leur histoire… celle de mes enfants, Gardiens et Éveillés. Et, si tout

ceci est désormais terminé, tout ne fait que commencer. Voyez-vous, il n’y a pas

véritablement de fin, seulement une multitude de chemins, parfois longs et douloureux, pour

venir jusqu’à moi.

Mais je m’égare, je digresse alors que mon but est de partager avec vous l’histoire de

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la naissance de la magie et le rôle des Éveillés. Ce récit vous fera comprendre que tout est

possible, rien n’est jamais figé. Tous ont cette magie en eux, vous l’avez en vous… elle attend

son heure, le bon moment pour se dévoiler et faire de vous un être accompli, certains

appellent cela l’Évolution. Alors je vous dis ceci : « Ne perdez jamais espoir, je le répète, il n’y

a pas de fin ».

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Mérisian

Le général Arcien regardait d’un air las l’affrontement qui faisait rage, plus bas dans

la vallée. Ses hommes se battaient depuis plusieurs jours, ils étaient épuisés et affaiblis par

leurs blessures, ils étaient pourtant vaillants et durs au combat, mais l’armée adverse était

venue en plus grand nombre. L’ennemi était là pour tuer et décimer tout sur son passage. La

bataille des Deux-Vallées était un combat perdu d’avance pour le clan des Arcs d’Acier, ils le

savaient au fond de leurs tripes, mais cela ne les empêchait pas de foncer vers l'adversaire,

la rage au ventre. Arcien fit un signe à Sang d’Airain, son plus fidèle chevalier et ce dernier

partit au grand galop vers son destin. Ils allaient tous mourir, mais cette fin valait mieux que

d’être faits prisonniers par cette bande de satanistes, ces suppôts du mal. Ils couraient tous

à leur perte, Arcien en était conscient, mais au fond de lui, il sentait que rien n’était joué, car

un jour, viendrait un homme qui saurait comment combattre ces hommes qui n’en étaient

pas.

Il scrutait la vallée d’un regard acéré et son cœur se serra à la vue de Sang d’Airain

entouré d’une horde de cavaliers puissamment armés. Presque tous ses hommes étaient

tombés, morts, ils étaient si peu nombreux désormais. Il hurla sa rage et s’avança à son tour

dans la bataille. À quoi bon attendre davantage, mieux valait mourir en combattant que

rester à se morfondre. Il abattit d’un geste précis son épée sur le poignet d’un homme qui

s’apprêtait à l’embrocher et il eut la satisfaction de voir la stupéfaction s’inscrire sur le visage

haineux. Un flot de sang s’échappa de la blessure. Aussitôt, quatre cavaliers l’entourèrent,

tous prêts à le tuer sauvagement. Il eut le temps de se dire que le sang des Nécrophiles avait
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la même couleur que le leur avant de succomber sous le nombre et d’être jeté à bas de son

cheval.

Plus bas, dans la vallée, Sang d’Airain luttait farouchement pour sauver sa vie, il avait

entendu le cri de rage de son général et son cœur s’était remis à espérer, car il n’existait pas

meilleure lame qu’Arcien le Vaillant. Pourtant, leurs forces s’amenuisaient et les renforts tant

attendus n’arrivaient pas. Ils avaient perdu beaucoup d’hommes et les ennemis étaient

toujours plus nombreux. Il vit du coin de l’œil le général tomber sous le nombre de ses

assaillants et sut que la bataille était définitivement perdue. Le clan des Arcs d’Acier

s’éteignait, et avec lui, la chance de gagner la guerre. Les Nécrophiles avaient remporté la

victoire. Sang d’Airain sentit ses forces l’abandonner, il reçut un coup d’épée dans l’estomac,

tomba de son cheval et resta étendu sans force dans l’herbe rougie de sang. Ainsi, il allait

mourir là, dans cette vallée tant aimée pour une guerre dont le sens lui échappait encore. Il

eut le temps de croiser le regard de son assaillant, un regard lourd de haine et de rage, un

regard inhumain, avant de sombrer dans le néant.

Le général Arcien avait reçu un violent coup sur l’épaule qui l’avait fait tomber à

genoux. Il saignait de multiples coups d’épée, mais avait la satisfaction de voir de nombreux

corps morts autour de lui. Il n’avait pas perdu la main. Il tenta de se relever la rage au cœur,

mais une lame le cueillit au menton. Il leva lentement la tête, certain que sa dernière heure

était arrivée.

— Ainsi, fit l’homme qui tenait l’épée, voici le grand général Arcien, celui à qui l’on

doit tant de morts. Je pourrais vous tuer là, sur-le-champ, mais la gloire n’en serait que

moindre. Je veux vous combattre loyalement, ajouta l’homme en repoussant sa lame.

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— Loyalement ? demanda Arcien, regardez-moi, fit-il en s’appuyant lourdement sur

le pommeau de son épée pour s’aider à se relever. Même une femme pourrait me combattre

et gagner, ajouta-t-il. Alors vous… Frais et dispos.

Il toussa, cracha du sang et fixa l’homme à l’épée, une lueur de mépris dans le regard,

avant de lui lancer :

— Je ne peux plus me battre, c’est contre un moribond que vous allez lever l’épée,

mais je suppose que cela ne vous dérange pas… Nécrophile, cracha-t-il avec dégoût.

— Je vais te tuer ! rugit l’homme devant l’insulte.

Il leva son arme et fut interrompu par une voix glaciale.

— Si tu touches cet homme, tu es mort !

L’épée retomba des mains du guerrier et une peur abjecte s’inscrivit sur son visage.

Intrigué, Arcien détourna son regard pour le poser sur le cavalier qui venait d’arriver. Monté

sur un cheval couleur nuit, Arcien devait admettre que l’homme ne manquait pas de

prestance. Il était vêtu de cuir noir et souple qui sculptait un corps qu’on devinait mince, mais

musclé. L’homme descendit de sa monture et ôta son heaume qui lui couvrait complètement

le visage. Arcien eut un hoquet de surprise en le reconnaissant. Toutes ces années à se

demander où il était parti…

— Gairn, fit-il d’une voix douce… Ainsi c’est comme cela que tout doit se terminer.

— Oh non, mon père, tout commence, bien au contraire… Ici, tout renaît, ici tout se

joue… Tu n’es qu’une pièce que l’on doit éliminer et je suis la main qui doit porter le coup. Ne

le sais-tu pas, père ? Tout ceci… fit-il en balayant la vallée d’un geste large de la main, n’est

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qu’un jeu, un jeu pour le bon plaisir de mon maître.

— Oh, Gairn, fit Arcien d’une voix attristée, que t’est-il arrivé ? Que t’ont-ils fait ?

Gairn eut un ricanement qui fit mal aux oreilles du général. Puis, il reporta son regard

sur l’homme appuyé lourdement, sur le pommeau de son épée et durant un très court

moment, son cœur douta. Mais cet instant passa et son regard se glaça de nouveau.

— Ils ne m’ont rien fait, j’ai choisi ma propre voie, tout comme tu as choisi la tienne.

Nos routes se sont séparées voilà fort longtemps, il est temps maintenant de trancher le lien

qui nous unit, définitivement.

Arcien croisa le regard de son fils et sut que tout espoir était perdu. Il soupira, se

redressa de toute sa hauteur et fit face.

— Fais ce qui doit être fait mon fils, dit-il, mais n’oublie jamais que les liens du sang

sont indestructibles.

Il poussa un rugissement et clama d’une voix forte :

— Mon sang coulera dans cette vallée pour la nourrir et la purifier, ainsi mon cycle

prendra fin.

Il fixa son fils d’un regard dur.

— Un jour, tu te repentiras de tes actes et je prie le ciel pour que ce jour arrive bientôt.

Gairn eut un rictus affreux, il sortit son épée de son fourreau et sans détacher son

regard de celui de l’homme qui fut son père, il la plongea d’une main qui ne tremblait pas

dans le ventre offert. Arcien eut un sourire étrange, prit la lame entre ses mains, l’enfonça

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plus profondément dans ses entrailles et s’écroula, mort. Gairn poussa une exclamation de

mépris, poussa le corps de son père d’un coup de botte afin de récupérer son épée et fit signe

à ses hommes de le suivre. La bataille était terminée, le clan des Arcs d’Acier était décimé, ils

pouvaient continuer leur conquête des territoires ennemis.

Plus loin, caché dans un buisson, un enfant de onze ans épiait la scène. C’était un jeune

garçon, petit et malingre, que tous jugeaient à tort ou à raison un peu lent, voire idiot et qui

ne devait sa survie qu’à un instinct aigu de conservation. Il attendit longtemps que les

cavaliers soient tous partis puis, à pas furtifs, il s’approcha du corps du général Arcien. Il lui

ferma pudiquement les yeux, puis ouvrit doucement son pourpoint. Là, nichée près du cœur,

étincelait une pierre verte accrochée à une chaîne d’or. Il s’en empara avec beaucoup de

respect et la passa autour de son propre cou. Il embrassa ensuite l’homme, récita une courte

prière et s’attela à une tâche plus difficile. Il fallait l’enterrer…

Il creusa au début avec ses mains, puis avec un casque retrouvé près d’un corps,

jusqu’à en avoir les doigts en sang, il creusa aussi profond qu’il le put et épuisé, parvint enfin

à obtenir un trou suffisamment profond pour ensevelir le corps du défunt. Il prit le drap de

lin qu’il avait trouvé dans l’armoire de sa mère et qu’il avait soigneusement plié contre son

torse et enroula le corps du général dedans avec autant de tendresse et de respect qu’il put,

vu les circonstances. Il tira le corps protégé par ce linceul dans le trou et le recouvrit de terre.

Puis, il posa l’épée et le bouclier du guerrier sur la sépulture. Satisfait de son travail, l’enfant

épuisé s’agenouilla sur la tombe et put enfin pleurer l’homme qu’il avait tant aimé et qui lui

avait rendu son amour, avec parfois de la dureté, mais souvent de la tendresse. Il pleura

longtemps l’homme qui fut son père, haïssant au plus profond de son être celui qui le lui avait

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enlevé. Il jura de se venger, priant avec ferveur les dieux du Crépuscule : ceux qui n’ont pas

beaucoup de fidèles, car réputés sévères et peu enclins à accorder des vœux. Pourtant, il les

pria longuement, leur promettant une foi immense s’ils réalisaient son souhait. Soudain, la

pierre qu’il portait autour du cou se mit à luire faiblement pour commencer, puis de plus en

plus fort. Le garçon se releva, les yeux hagards, dans un état second, proche de l’hypnose. Il

prit la pierre entre les doigts et la porta au niveau de ses yeux, elle devint d’un beau vert

profond et lumineux. Il la porta ensuite à son front et elle s’y incrusta profondément. Le jeune

garçon hurla de douleur et s’évanouit.

Il resta ainsi, des jours durant, l’esprit alerte et le corps en stase. C’est transi de froid

et mort de faim que Mérisian se réveilla enfin de son long sommeil. Il était prêt. Il ouvrit des

yeux étonnés sur son environnement, il ne reconnaissait plus rien et en même temps, il

reconnaissait tout. Il toucha son front encore douloureux et constata avec soulagement qu’il

était de nouveau tiède. Puis, il réalisa avec surprise que ses cheveux avaient poussé et que

leur couleur avait changé. Ils étaient d’un beau vert profond, striés de bleu. Il se demanda

avec anxiété ce qui avait encore bien pu changer chez lui et la réponse lui vint

naturellement… Tout ! Mérisian se releva, il devait s’activer, il devait rejoindre les autres, il

sentait l’appel au fond de lui…

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Sorial

Prostré au fond de sa cellule, Sorial se souvenait des derniers moments des siens. Il

avait senti la fin du clan des Arcs d’Acier lorsque son frère aîné Arcien avait expiré son

dernier souffle. Un courant glacé lui avait étreint l’âme, c’était un signe qui ne trompait pas.

Pour chaque membre de sa famille disparu, il avait éprouvé cette même sensation, l’intuition

que tout était fini. Et par temps de guerre, il n’était pas difficile de comprendre que le clan

avait disparu de manière brutale et définitive. Sorial avait eu à peine le temps de réunir une

petite armée que les guerriers nécrophiles avaient atteint son village. Pourtant, lui, n’avait

rien d’un combattant, il n’était qu’un simple paysan, heureux et serein au sein de sa famille

qu’il avait nombreuse. Il croyait aux dieux sans pour autant avoir une âme de fanatique et

l’attitude des hommes vis-à-vis de ceux-ci l’incitait à se méfier davantage encore. Il aimait la

vie, ses amis et surtout sa famille. Mais ce qu’il vit arriver dans sa petite vie tranquille le priva

pour longtemps de toute joie. Il connut les pires souffrances qu’un homme puisse endurer.

Pourtant, qu’avaient-ils à craindre d’eux, de lui, simple fermier et des paysans qui peuplaient

son village ? La guerre se passait au loin, très loin de son petit monde. Cette guerre n’était

pas la sienne et même si son frère l’avait mis en garde, il s’était cru protégé. Lourde erreur !

Peu de temps après l’extermination du clan des Arcs, sa vie et celle de tous ses amis fut

anéantie par les Nécrophiles, toujours plus avides de meurtres, de viols et de sang.

Ils avaient exterminé sa famille, en lui faisant subir des sévices horribles. Sa femme et

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ses filles avaient été violées, ses fils torturés à mort et ses amis massacrés. Mais il fut épargné

par son tortionnaire, celui qui se faisait appeler le Chevalier Noir. Un être abject, immonde

et avide de vengeance. Il pouvait enfin punir tous ces gueux tant détestés et en avait donc

profité pleinement. Sorial était grand et fort, ce qui intéresserait beaucoup un savant versé

dans les expériences occultes et qui avait grand besoin de cobayes. Il hurlait sa haine féroce

à la face des clans. Sorial fut donc fait prisonnier et une longue marche vers Serthas-la-Noire

commença.

Il vécut dans un brouillard le premier mois de sa captivité. Régulièrement roué de

coups, humilié et privé de nourriture, son esprit au lieu de s’affaiblir se fit dur comme la

pierre. Un seul objectif le faisait tenir, celui de se venger un jour. La troupe de prisonniers

marcha de longs mois, beaucoup moururent en chemin. Enfin, par un matin gris et pluvieux,

une silhouette trapue apparut au loin. La vue de cette construction sombre et massive qui

semblait déchirer le ciel lui donna des frissons. Il ne savait pas exactement pourquoi lui et

les autres avaient été faits prisonniers et le rire du Chevalier Noir lorsqu’il posait les yeux

sur lui, lui faisait craindre le pire. Arrivé à proximité de l’imposant édifice, Sorial s’aperçut

qu’il s’agissait d’un château et d’un château particulièrement laid. Noir comme la nuit, taillé

à même le roc, il recelait un mélange de force et de danger. Tout ici respirait la magie noire,

celle des anciens, la magie des Démons. Il n’était pas superstitieux, mais cet endroit était

malsain, il le sentait au fond de ses entrailles. Les Nécromants étaient puissants, c’est pour

cela qu’ils gagnaient cette guerre avec tant de facilité. Mais, pire que tout, ils étaient aidés par

des forces occultes, des forces du mal. Sorial fut rudement poussé vers un pont-levis et la

troupe de prisonniers déboucha dans une cour immense où une foule criarde gesticulait dans

tous les sens.

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Ghens, le chef des guerriers, approcha son cheval du groupe de prisonniers au risque

de les piétiner. Il eut un sourire mauvais et cracha sur le premier à sa portée.

— Vous allez avoir l’honneur de servir votre nouveau maître, le grand empereur

Rathen ! hurla-t-il d’une voix de stentor. Vous ne le méritez pas, chiens que vous êtes !

Profitez de vos derniers rayons de soleil, vous n’êtes pas près de le revoir, fit-il en rugissant

de rire. Il fit faire demi-tour à son cheval et s’en alla, hilare.

Deux gardes les entourèrent et les conduisirent vers une porte sombre. Ils

franchissaient sans le savoir, la Porte-des-Soupirs, celle qui menait dans les cachots. Sorial

jeta un dernier regard vers le ciel et en tournant la tête, il aperçut au loin le Chevalier Noir,

leurs regards se croisèrent. Gairn eut un rictus de mépris et un sourire glacé étira ses lèvres

minces. Il savait que son oncle était promis à une belle séance de torture et son plaisir était

immense de savoir ce qui l’attendait. Il lui vouait une haine farouche depuis son adolescence,

depuis qu’il avait été en âge de comprendre qu’il ne serait jamais le premier dans le cœur de

son père. Il détacha enfin son regard de celui du prisonnier, pour lui, il était déjà mort, sa

vengeance était accomplie. Sorial eut un mouvement triste de la tête, le regard de cet homme

était effrayant, sans vie. Son heaume noir lui cachait la moitié du visage, mais il supposait

qu’il était à l’avenant. Sorial détourna les yeux et suivit le groupe de prisonniers. Ils

arrivèrent devant un escalier abrupt et une longue descente commença. Ils marchèrent

longtemps avant de déboucher sur une grande salle circulaire mal éclairée. Il suffoqua,

étouffé par l’odeur de saleté, d’urine, d’excréments et de corps pas lavés depuis longtemps.

Mais surtout, il perçut un relent de mort et de putréfaction. Les prisonniers furent poussés

sans ménagement dans des cachots immondes et l’attente commença. Dès lors, Sorial se

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remémora en boucle sa vie d’avant avec les siens et son cœur se déchira un peu plus chaque

jour.

Assis contre un mur suintant l’humidité, il tenta de regarder autour de lui. La cellule

était plongée dans l'obscurité la plus totale. Elle devait être minuscule, car il avait à peine la

place d’allonger ses jambes et au toucher, le sol semblait recouvert de sable. Il savait que sa

vie se terminerait ici, il souhaitait seulement qu’elle finisse vite. Un hurlement déchirant le

fit sursauter, un cri de bête à l’agonie. Pourtant, il sut avec certitude qu’il ne s’agissait pas

d’un animal. Un être humain souffrait atrocement et c’était horrible à entendre. Il ne savait

pas ce qu’il se passait dans ces cachots isolés, mais ces cris inhumains lui donnaient des

sueurs froides.

Il attendit longtemps, très longtemps supposa-t-il, car il avait perdu la notion du

temps. On ne lui avait donné ni à boire ni à manger et il sentait son corps s’affaiblir. Il dormait

par à-coups, les nerfs à fleur de peau. Des hurlements déchirants rythmaient son cycle de

sommeil. Lorsque la porte de sa cellule s’ouvrit brutalement, il dut cligner des yeux pour

s'habituer à la lueur des torches. Un garde lui fit signe d’approcher. Les jambes ankylosées,

vacillantes et le dos fourbu, il se leva maladroitement et le suivit en trébuchant.

Sorial fut le premier de son groupe de prisonniers à être traîné dans la salle des

« expériences » et ce qu’il vit l’emplit d’une rage froide, mais aussi d’une peur terrible,

débilitante. Des corps affreusement mutilés gisaient sur des tables en bois. Certains étaient

encore en vie, mais plus pour longtemps. Il se mit à trembler de tout son corps, incapable de

se contrôler, il n’avait jamais eu aussi peur de sa vie.

— Alors brave paysan, lui murmura un homme d’âge mûr dans l’oreille, tu es prêt à

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servir ton maître ?

Sorial ne prit pas la peine de répondre. À quoi bon ? La question était de pure forme.

— Mettez-le sur la table là, derrière, fit encore la voix, j’ai de grands projets pour lui,

il est fort et solide en dépit des privations, oui il sera un excellent élément, ajouta-t-il en

tapotant les muscles du prisonnier.

Les gardes se lancèrent des regards écœurés, ils savaient à quoi le maître des Sciences

s’amusait. Et, en dépit de la haine qu’ils éprouvaient pour les prisonniers, ils les plaignaient

de tout cœur. Aucun être humain ne méritait ça. Ils poussèrent Sorial assez rudement et c’est

tout aussi brutalement qu’il fut solidement attaché sur une table. Sorial sentit une peur

sournoise s’infiltrer dans son cœur. Il s’efforça de respirer calmement et lorsque le vieil

homme s’approcha de lui, il put le regarder droit dans les yeux sans faiblir, seul un

tremblement irrépressible montrait à quel point il était affolé. À cet instant précis, il

ressemblait davantage à son frère, le général Arcien, qu’il ne le pensait.

— Oh tu ne manques pas de courage mon ami, mais sais-tu que cela ne te servira pas

à grand-chose ? Ici, seules la douleur et la terreur sont de mise. Mais ne pense pas que je

prends plaisir à faire cela. Je le fais pour le bien-être de mon maître. Grâce à mes découvertes,

je peux l’aider à se soigner de tous les maux. Ton corps est une source de connaissance

phénoménale, grâce à lui je peux comprendre la respiration, les battements du cœur, la

couleur du sang et l’anatomie. J’apprends chaque jour et je suis près, très près de la vérité

ultime. Celle qui me permettra de donner un nouveau corps à mon maître. Tu vois, jeune

paysan, continua-t-il d’une voix douce, ta souffrance ne sera pas vaine, tu vas servir un

homme puissant. Sois heureux, car tu offres ta vie pour une cause juste et noble.

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Sorial ne comprenait pas un traître mot de ce que lui disait le vieux fou. Il tentait de

lutter contre la panique qui le submergeait malgré lui. Il priait pour que sa mort soit la plus

rapide possible. Pourtant, une volonté farouche de vivre pulsait encore en lui, il voulait se

venger, il refusait son sort de toutes ses forces, il haïssait cet homme qui l’entravait, il haïssait

les guerriers qui lui avaient pris sa vie, sa femme et ses enfants. Il… Le premier coup de lame

lui arracha un hurlement de douleur. Son esprit cessa de fonctionner pour se concentrer sur

le feu brûlant qui lui déchirait le bas-ventre.

Rayse ouvrit le bas-ventre du prisonnier sur une bonne longueur, au moins vingt

centimètres. Satisfait, il s’empressa d’éponger le sang qui coulait. Il inséra des morceaux de

tissus dans la plaie béante afin que l’hémorragie ne lui cache pas les intestins palpitants. Il

souleva délicatement la masse fumante et l’analysa froidement. Comme l’homme n’avait pas

mangé grand-chose depuis longtemps, le transit était plutôt faible, aussi, il put contempler

les intestins presque vides. Il claqua la langue, satisfait. Avec un morceau du gros intestin, il

allait pouvoir tenter une expérience de choix. Complètement absorbé par sa tâche, il s’attela

à la partie du haut sans un regard pour l’homme qui souffrait horriblement. Une ouverture

au niveau de l’estomac lui permettrait de mieux comprendre la digestion. Son maître

souffrait beaucoup lorsqu’il mangeait trop et il en devenait insupportable, alors s’il pouvait

le soulager, ce serait une bonne chose. Rayse n’entendait pas les cris de douleur de son

cobaye, ni ses suppliques, seul comptait le résultat. Il n’éprouvait que peu de compassion

pour l’être humain qu’il charcutait avec autant de soin. Concentré sur sa tâche, il fut tout

étonné lorsqu’il ressentit un choc sourd au niveau du bas-ventre. Il jeta un regard surpris à

l’homme étendu, il était solidement attaché et ses convulsions entravaient ses réflexes, alors

quoi ? Qui lui avait donné un coup ? Il secoua la tête, intrigué, mais replongea vivement dans

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le ventre ouvert. Il y avait tant à faire et si peu de temps. Les victimes mouraient trop vite,

pas assez d’endurance, songea-t-il avec une nuance de regret.

Sorial agonisait, il sentait la vie s’enfuir loin de son corps. Pourtant, il ne voulait pas

partir, pas comme cela. Puisant dans ses dernières ressources, il arqua le dos pour échapper

au coup de couteau assassin et tenta de frapper son tortionnaire malgré ses mains attachées.

Il sentit ses attaches se tendre, mais son corps bougea à peine, vaincu, il ferma les yeux et

soudain, un grand calme l’envahit, il n’éprouvait plus de douleur. Il était au-delà de toute

émotion, de toute sensation. Quelque chose avait changé, il voyait tout ce qui se passait

comme un observateur. Étrange, se dit-il, je suis dans une réalité différente, il voyait le petit

homme penché sur lui avec un couteau de boucher, un rictus étonné plaqué sur son visage.

Visiblement, il se passait quelque chose d’anormal.

Il concentra sa pensée sur son tortionnaire, il imagina qu’il lui donnait un coup violent

dans le bas-ventre et eut la surprise de voir son tortionnaire tomber à terre. Les gardes

accoururent pour le relever, mais l’homme les repoussa sèchement. Il se remit d’un bond sur

ses pieds et se pencha sur le corps de Sorial avec prudence, les deux coups qu’il avait reçus

venaient de lui, il en était certain, mais comment cela était-il possible ? L’homme était

solidement attaché et visiblement moribond. Rayse fronça les sourcils, il n’aimait pas cela,

cet homme avait quelque chose d’étrange, il était différent. Oh la magie noire ne lui faisait

pas peur, des démons, il en avait vu de toutes sortes. Mais là, il s’agissait d’autre chose et il

n’aimait pas cela, pas cela du tout même. Il devait en parler au Chevalier Noir et tout de suite.

— Mettez-moi ce prisonnier dans le cachot et qu’il y pourrisse ! rugit-il.

Puis Rayse jeta un dernier regard légèrement effrayé vers Sorial et s’enfuit vivement

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de la salle de torture. Après une courte réflexion, il se dit qu’il avait besoin dans un premier

temps de méditer sur ce qui venait de se passer et qu’un bon verre de vin l’y aiderait

sûrement. Ensuite, et seulement, s’il trouvait une explication rationnelle, il en parlerait au

chef des armées. Cet homme lui fichait la chair de poule alors il valait mieux être sûr de son

fait.

Interloqués, les gardes virent le maître des Sciences quitter la salle des

« expériences » sans un mot de plus. Ils se regardèrent les uns les autres et fatalistes,

haussèrent les épaules. L’un d’eux détacha le prisonnier avec une moue écœurée. Les

intestins fumants pendouillaient presque hors de la blessure. L’autre garde vint l’aider à

porter Sorial. Il avisa la blessure béante et fourra un torchon peu ragoûtant dedans. Au

moins, ça aurait l’avantage d’éponger le sang et de retenir les entrailles, se dit-il. Ils jetèrent

Sorial dans sa cellule miteuse et, d’un commun accord, se désintéressèrent de son cas. Ils en

avaient vu d’autres et de toute façon, celui-là n’allait pas tarder à mourir.

Sorial observait la scène avec un grand intérêt. Il vit nettement le garde maltraiter sa

blessure, mais il ne ressentit aucune douleur. Il vit aussi son corps s’effondrer sur le sable

humide et glacial de sa cellule. Il s’observa longuement et sut que d’une certaine façon, il était

mort, car comment expliquer tout ceci ? Intrigué, il s’approcha lentement de son corps, les

gardes l’avaient jeté comme un sac de farine, mais il avait eu la chance d’être tombé sur le

dos. C’est étrange, il s’imaginait plus petit, alors qu’il voyait là un homme jeune encore, bien

charpenté, les muscles fermes et fins. Son visage était plutôt quelconque, mais Iryne, sa

femme, l’avait toujours trouvé très beau. À cette pensée, sa colère revint plus forte, plus

terrible, ces porcs avaient tué toute sa famille ! Il allait se venger. Il voulut s’élancer en avant

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et projeta sa pensée sur le monde du dehors, mais un fil invisible semblait le retenir près de

son corps. Plein de haine, il scruta ce corps inutile, ce fardeau pas encore mort. Il décela un

souffle ténu, un pouls léger. Dépité, il ne savait que faire, il s’était cru mort, mais il voyait bien

qu’un souffle de vie le retenait encore. Tout cela le dépassait, il n’avait plus la force de penser.

Il voulait fermer les yeux et s’évanouir dans le néant, mais une douleur horrible le ramena à

la réalité. Il réalisa avec horreur qu’il était de nouveau en lui, plongé dans le noir le plus total.

Son ventre était en feu, il gémissait comme un enfant sans pouvoir s’arrêter. Il essaya

de s’enfuir à nouveau, mais ça ne fonctionnait plus. Un spasme de douleur plus fort le secoua

tout entier et il sut que sa fin était proche. Pourtant il ne voulait pas, il ne voulait pas mourir

comme un chien sur ce sol puant, dans ce cachot miteux. Il voulait se venger, venger les siens,

son village. Cette unique pensée lui brûlait le cerveau, le tenait en vie. Soudain, il ressentit la

sensation d’être étranger à son propre corps. Une puissante énergie l’enveloppait, lui

insufflait une perception accrue de tout ce qui l’entourait. Que lui arrivait-il encore ?

Il essaya de comprendre ce qui se passait dans son corps, il avait une conscience aiguë

de la vie qui s’échappait de lui, du filet de sang qui coulait de sa blessure. Il tâtonna d’une

main maladroite et ôta le torchon sale fourré à l’intérieur. Un cri d’effroi lui échappa,

comment survivre ainsi ? Il allait mourir, c’était sûr. Il tâta d’une main tremblante son

estomac, tenta de refermer la plaie béante en rapprochant les bords déchiquetés, mais ses

mains furent vite maculées de sang. Il poussa un gémissement et replia les jambes contre son

torse, que faire de plus ? Il était terrifié mais ne souffrait pas, l’énergie qui parcourait son

corps le tenait en éveil, l’empêchait de sombrer. Son esprit était clair, sa raison intacte, son

corps fourmillait, sans doute le choc, se dit-il. Puis, sa perception se modifia pour se

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concentrer sur sa blessure. Tout d’abord, il ressentit un léger picotement sur le haut de son

estomac, puis une chaleur bienfaisante se diffusa dans tout son corps. Il sentait ses chairs

frémir, sa peau s’étirer. Il sentit avec stupéfaction les bords de sa blessure se refermer. Un

peu plus tard, seule une cicatrice un peu épaisse prouvait qu’il avait subi une intervention

horrible. Il palpa son ventre d’une main hésitante, eut un sourire étrange et sombra dans le

néant.

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Ariale

Elle courait le cœur au bord des lèvres, le cavalier jouait avec elle, sachant qu’elle

s’épuisait inutilement. Livide, elle chuta pour la troisième fois, sa joue gauche frappa

durement une pierre au sol et elle ressentit une vive douleur. Elle prit appui sur ses deux

mains pour se relever, mais elle fut clouée au sol par une jambe lourdement bottée. Fini de

jouer, pensa-t-elle avec une certaine lassitude.

Elle avait vu son village à feu et à sang, sa petite sœur Eline mourir étranglée par

l'homme qui la maintenait au sol. Le souffle court et le corps épuisé, elle revoyait la scène où

ses parents et amis avaient péri, brûlés vifs. Les guerriers nécrophiles avaient envahi son

village, pillé, violé et pour finir, ils avaient rassemblé les pauvres survivants pour les achever

sur un bûcher. Elle, ils l’avaient gardée pour la fin, pour leur chef, l’immonde Kieran. Elle

venait tout juste d’avoir seize ans, s’était fiancée depuis peu avec le beau Joris, mais sa vie

dorée et choyée venait de prendre fin brutalement. Elle ne connaîtrait jamais les joies du

mariage, de l’amour, d’être mère…

— Relève-toi ma beauté, fit l’homme d’une voix grasse.

Ariale se releva péniblement et fit face à son agresseur, une lueur farouche dans le

regard. Elle le toisa avec mépris, inconsciente de l’image qu’elle offrait, car loin de repousser

le guerrier, elle l’excitait davantage. Son air intrépide, son visage maculé de boue et de sang,

sa robe déchirée étaient terriblement attirants pour l’homme ivre de concupiscence.

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Il lui prit le bras avec brutalité et l’attira contre lui, il sentit contre son torse le cœur

de la fille battre violemment, il pouvait sentir sa peur et cela lui plaisait… Énormément. Il

souhaitait une lutte violente pour assouvir son désir. Dès qu’il avait posé les yeux sur elle, il

l’avait désirée. Ses longs cheveux noirs qui lui descendaient jusqu’aux reins, son teint de

nacre et son corps de toute jeune fille, tout cela lui faisait tourner les sangs. Il l’empoigna par

les cheveux et lui tira sauvagement la tête en arrière. Il posa ses lèvres sur les siennes, douces

et pulpeuses, et la força à lui rendre son baiser brutal.

Ariale le mordit sauvagement et recracha le sang, la mine dégoûtée. Une gifle

retentissante la mit à genoux. Les yeux remplis de larmes, elle vit avec satisfaction que

l’homme avait un bout de lèvre en moins et qu’il saignait abondamment. Plein de rage, il la

poussa au sol et s’affala sur elle en dégrafant son pantalon. Ariale tenta de se débattre, mais

elle ne faisait pas le poids. D'une main, il lui broya le cou, elle pouvait à peine respirer et de

l'autre, il lui retroussa sa robe et arracha sa culotte. Ariale eut beau tenter de lutter, hurler

et s’arquer le dos, elle commençait à étouffer, elle était au bord de l'évanouissement. Il lui

écarta brutalement les jambes et plus rien n’eut d’importance que son plaisir personnel. Les

hurlements de la fille lui importaient peu, pire, cela l’excitait encore plus. Ariale cria de

souffrance et pria pour que cela finisse rapidement. L’homme prit son plaisir d’un coup. Il se

détacha d’elle, se rhabilla et la toisa d’un air malsain.

— Je vais te garder un jour ou deux, fit-il. Tu pourras servir aux autres et puis, on ne

sait jamais, j’aurai peut-être encore envie de toi…

Le corps secoué de soubresauts et le ventre douloureux, Ariale se réajusta en se disant

que son calvaire ne faisait que commencer. Elle tenta d’éponger le sang qui coulait le long de

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ses cuisses avec un bout de sa robe, pendant que le guerrier sifflait son cheval qui arrivait au

galop. Il prit une corde d’une des sacoches, empoigna solidement la jeune fille affolée et lui

attacha fermement les mains.

— Tu n’es pas en état de courir ma belle, mais une jeune pouliche comme toi peut

cacher des ressources hein ? Alors vaut mieux prendre ses précautions, fit-il en partant d’un

gros rire salace. Et puis, ajouta-t-il en se penchant sur elle, tu as une dette envers moi, tu m’as

salement amoché la lèvre, fit-il en se tapotant la bouche du bout des doigts, et cela va te

coûter très cher.

Il tira sur la corde, manquant de la faire tomber, sauta sur son cheval et partit au petit

trot, obligeant Ariale à courir pour ne pas tomber. Arrivée au village, elle gisait inconsciente,

le corps ensanglanté derrière le cheval. Kieran avisa la jeune fille évanouie, elle s’était

écroulée beaucoup plus vite que prévu, il aurait aimé la faire souffrir un peu plus. Haussant

les épaules, il descendit de cheval et s’adressa à ses hommes qui accouraient vers lui.

— Elle est à vous, elle est encore en bon état, mais gardez-la moi pour plus tard et ne

l’abîmez pas trop, ajouta-t-il cynique, en lâchant la corde.

Un hurlement de joie monta de la troupe, ils allaient pouvoir en profiter un peu. Non

pas qu’ils n’aient pas eu leur lot de viols et de tueries, mais certains d’entre eux n’avaient pas

pu en profiter pleinement, car il y avait eu peu de femmes dans ce village. Et puis celle-là

valait le détour. Un premier guerrier s’approcha d’elle et la remit sur ses pieds avec une

certaine douceur. Il l’observa longuement avant de décréter qu’elle avait besoin d’une bonne

douche avant d’y passer, car elle était couverte de sang. Son corps était à vif là où elle avait

été traînée sur plusieurs mètres.

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Ariale titubait de douleur, de fatigue et de rage. Elle se sentait faible et démunie et son

corps n’était qu’une plaie. Elle reçut un seau d’eau en pleine figure puis un autre et se mit

rapidement à trembler de froid. Une main lui arracha sa robe, une autre lui écarta les bras et

les jambes et elle fut entièrement mise à nue sous les regards avides des soldats. Quand ils

jugèrent qu’elle était assez propre, ils la poussèrent dans une maison encore sur pied,

l’allongèrent sur une table et un à un ils se servirent de son corps. Elle hurla dans les premiers

temps, puis ses cris se firent plus ténus pour totalement étouffés. Elle hurlait sa rage et sa

haine au fond de son cœur, car elle n’avait plus de voix. Son cauchemar dura une bonne partie

de la nuit et lorsqu’enfin les hommes furent satisfaits, elle put se recroqueviller sur elle-

même en tremblant violemment. Une mare de sang s'étalait sous elle, le long de ses cuisses.

Sans doute une hémorragie interne, se dit-elle. Elle souffrait horriblement, dans son corps,

dans sa tête, mais surtout dans son âme. À l’aube, Kieran vint lui rendre une dernière visite,

il la toisa longuement, une lueur de mépris dans le regard.

— Ah, tu fais moins ta fière, hein ? C’est que mes hommes sont vaillants, ils n’ont pas

froid aux yeux et aiment partager. Mais tu vois, là tu ne me fais plus envie, tu as l’air d’une

souillon, d’une fille de joie qui a trop travaillé. Mais comme je suis bon, je vais te faire une

faveur, je vais t’apprendre une dernière chose.

Il se déboutonna avec lenteur, épiant les réactions de cette fille qui l’avait rendu fou

de désir grâce à sa beauté et qui gisait là, le corps tremblant et brisé, l’esprit à la dérive. Il

l’avait matée et il en était fier. Maintenant, il allait lui donner sa dernière leçon avant de la

tuer. Il la prit par les hanches, la retourna sans douceur et se pencha sur elle.

— Mes hommes ont profité de toi toute la nuit, ma tendre, et moi je ne passe jamais

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derrière eux en quoi que ce soit. Mais il y a un endroit qu’ils n’ont pas visité, je l’avais réservé

pour moi, lui chuchota-t-il à l’oreille, cet endroit est vierge, mais plus pour longtemps !

Ravi de sa boutade, il passa à l’action sans même se rendre compte que sa victime

réagissait à peine. Ariale éprouva une douleur immense, mais aucun cri ne lui échappa, elle

garda cette souffrance en elle, l’enfouit profondément, jurant de se venger. Son corps frémit

et elle s’évanouit, enfin.

Kieran prit enfin son plaisir et se détacha de la fille en lui tapotant les fesses.

Finalement, il avait pris du bon temps. Il se releva et c’est à ce moment-là qu’il réalisa que la

fille était drôlement inerte. Il lui donna un coup de pied, un autre, mais elle ne réagissait pas.

Il la retourna sur le dos et la scruta longuement. Aucun souffle ne soulevait la poitrine frêle.

Elle était morte, son corps dévasté n’avait pas supporté sa dernière agression. Boursouflée

et ensanglantée, elle n’était pas belle à voir. Un peu étonné, mais pas vraiment, il partit d’un

gros rire, elle lui avait facilité le travail. Il remonta son pantalon et sortit de la maison. Il était

de bonne humeur et rassembla ses hommes, en souriant largement, il était temps de partir

et de rejoindre les troupes du Chevalier Noir. La colonne de guerriers s’ébranla et c’est dans

un énorme nuage de poussière et dans un bruit assourdissant qu’ils quittèrent le village

dévasté.

Le jour tombait lorsqu’Ariale se réveilla de son état catatonique et elle avait très soif,

sa gorge la faisait souffrir et son corps n’était plus qu’une pulsation douloureuse. Elle tenta

de se redresser, mais un vertige la saisit, elle attendit un peu avant de refaire un essai. Cette

fois, elle réussit à se tenir assise, le corps tremblant. Elle descendit de la table et faillit

s’écouler, tout son corps lui faisait mal. Elle prit une grande inspiration et se redressa en

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 31


s’appuyant les mains contre tout ce qu’elle pouvait. Elle réussit à s’avancer jusqu’à une

chaise, puis l’évier où elle trouva un pichet d’eau qu’elle but à longs traits. L’eau avait un goût

affreux, mais elle s’en moquait. Elle se traîna ensuite à pas lents dans une pièce qu’elle savait

être une chambre, car elle avait reconnu la maison de son amie Ania. Elle s’écroula sur un lit

bancal, s’enroula fiévreusement dans la couette qui sentait encore l’odeur de son amie et

s’endormit d’un coup, le corps en position fœtale.

Elle dormit longtemps, très longtemps, seuls ses yeux agités de mouvements

convulsifs montraient qu’elle était en vie, son corps ne bougeait pas, elle était dans une sorte

de stase. Elle rêva, voyagea par la pensée et peu à peu, son corps guérit de ses blessures. Elle

s’éveilla tout à fait dix jours plus tard, le corps reposé et apaisé, mais l’esprit en ébullition.

Elle se leva, secoua ses longs cheveux noirs, s’enroula pudiquement dans la couette, non sans

remarquer qu’elle avait retrouvé son corps intact, et entreprit de chercher de la nourriture.

Elle trouva des fruits et des gâteaux secs pas trop abîmés, en mangea quelques-uns et

fit une provision du reste. Elle emprunta un pantalon et une chemise à son amie Ania qui

n’en aurait plus besoin désormais, songea-t-elle avec tristesse. Elle se fit un balluchon avec

tout ce qu’elle put trouver comme nourriture et vêtements, chaussures, manteau, couverture

et sous-vêtements de rechange pour un long voyage et partit sur les routes. Elle avait un long

trajet à faire.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 32


Ivoisan

Ivoisan était heureux, heureux comme jamais, car il avait réussi à passer les épreuves,

il était enfin un homme et son père serait fier de lui. Il n’avait pas failli ! Et c’est avec une

grande dignité qu’il coiffa sa couronne de cauris, qu’il attacha son carquois contenant ses

flèches et qu’il brandit son arc d’une main ferme. Lorsqu’il sortit de la grotte des Songes, il

fut acclamé par toute sa tribu. Rarement un homme avait été victorieux dans toutes les

épreuves… C’était le cas d’Ivoisan. Car du haut de ses seize ans, c’était un homme maintenant.

Grand et fin à la peau noire d’ébène, aux yeux immenses et lumineux, Ivoisan était un très

beau garçon. Mais ce qui détonnait le plus chez lui, c’étaient ses longs cheveux blancs comme

neige, les cheveux du sage, de l’homme qui sait. Son père s’approcha de lui, un sourire

heureux aux lèvres, il était fier de ce fils, quoiqu’un peu inquiet tout de même, car si différent.

Il le tint affectueusement contre son cœur. Puis, le prenant par les épaules, il l’observa

longuement les yeux dans les yeux et l’embrassa tendrement sur le front.

Il y eut quelques murmures dans la tribu, car rarement un père baisait le front de son

fils devenu homme. Il se passait quelque chose d’insolite, d’inhabituel et si cela n’inquiétait

pas la tribu des Hommes qui Voient, cela les intriguait tout de même. Le père prit le fils par

le bras et le présenta au peuple selon la tradition, en levant très haut les mains vers le ciel, le

visage dirigé vers le soleil et en tapant du pied sur un rythme proche des pulsations

cardiaques.

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Enfin, la mère s’approcha avec une calebasse remplie de lait d’une chèvre qui venait

de mettre bas et fit boire son fils. Elle but ensuite afin de couper symboliquement le cordon

ombilical qui la reliait encore à son fils. Puis, elle lui donna le baiser de l’oubli afin qu’il soit

libre d’aimer une autre femme.

Le rituel achevé, la tribu fit la fête au nouveau héros et ils partirent tous vers le village

afin de célébrer dignement l’événement. Ils mangèrent, burent, dansèrent et chantèrent

jusque tard dans la nuit. Puis, les sages firent cercle autour du chef du village, les femmes et

les enfants allèrent au lit et les hommes non concernés allèrent eux aussi se coucher. Enfin,

la discussion pouvait commencer. Pour la première fois, Ivoisan se plaça parmi eux. Tous,

comme lui, avaient les cheveux blancs, signe qu’ils avaient réussi toutes les épreuves.

— Raconte-nous, mon enfant, demanda Asaï d’une voix douce.

— Le mal est arrivé, commença Ivoisan mal à l’aise, car c’était la première fois qu’il

prenait la parole en public. Il avance très vite, continua-t-il avec plus d’assurance quand il

sentit les regards bienveillants autour de lui. Il a le visage de la raison, mais porte la folie en

lui. Des hommes et des femmes sont nés une seconde fois et leur naissance annonce une ère

nouvelle. Notre peuple sera protégé, car nous sommes issus d’une autre dimension, mais

nous devons prendre position, car si nous nous cachons les yeux, un jour le mal arrivera

parmi nous. Je suis celui qui doit partir, j’ai été élu pour cette tâche. Je dois rejoindre mes

frères, ceux qui ont été éveillés et leur montrer le chemin.

Ivoisan se tut, il avait dit à peu près tout ce qui devait être dit et le conseil des Sages

allait trancher. Son père lui adressa un petit signe d’encouragement, il s’était bien débrouillé,

il était allé à l’essentiel.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 34


— Oui, fit Asaï avec une note de douleur dans la voix. Tu dois partir, suivre ta destinée.

Notre cœur souffre de te voir partir, mais le mal qui guette est grand et nous ne pouvons agir

égoïstement, même par amour. Nous te donnons notre bénédiction Ivoisan et dès ce soir, le

rituel sera accompli. Lève-toi mon enfant, ordonna le sage avec douceur, le temps nous est

compté.

Ivoisan se leva, ôta sa couronne et son carquois, posa son arc à ses pieds et ôta le

pagne qui lui couvrait les hanches. Il écarta les bras, jeta la tête en arrière et attendit que le

vent vienne purifier son corps. Le chef de la tribu se leva à son tour, et s’approcha de son fils,

jusqu’à le toucher. Puis, le Sage des Sages Asaï prit une petite calebasse remplie d’un liquide

épais et blanc et se leva à son tour. Il s’approcha du chef et de son fils, murmura une prière

ancienne et tendit la calebasse en direction du père. Ce dernier y plongea les doigts et traça

ensuite des symboles sur le torse d’Ivoisan. Puis ils s’écartèrent du jeune homme et

attendirent. Un vent doux mais puissant traversa l’espace, caressa longuement le corps

d’Ivoisan, séchant les symboles puis les faisant disparaître, et retomba subitement. Ivoisan

était désormais protégé, il pouvait aller dans l’autre monde.

Un des Sages tendit une tunique blanche à Asaï et celui-ci en revêtit Ivoisan. Il le fit

avec tendresse et respect, car il était l’un des leurs et la séparation serait douloureuse pour

tous. Il tapota gentiment l’épaule du jeune homme, un geste des plus humains qui apaisa

l’âme douloureuse d’Ivoisan. Ensuite, les sages se retirèrent non sans murmurer des paroles

d’encouragement et laissèrent le père et le fils seuls.

— Mon fils, commença Garaï, te savoir sur le départ me fend le cœur, mais je suis fier

de toi, car tu es mon fils et je t’aime pour ce que tu es. Sois brave et courageux et reviens-

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 35


nous vite, ta mère et moi t’attendrons le temps qu’il faudra.

— Merci père, ton soutien et ton affection sont pour moi des baumes sur mon cœur

douloureux. Je reviendrai, sois-en certain, mais ma route sera longue…

Garaï eut un sourire triste, il prit son fils contre lui et le serra longuement, conscient

que ce geste n’était pas habituel, mais sentant que son fils en avait besoin. Ivoisan lui rendit

son accolade et ils se séparèrent. Tout avait été dit !

— Personne ne doit partir sans provisions, fit une voix fluette derrière lui.

Ivoisan eut un sourire radieux quand il vit sa mère venir à lui, un gros sac à dos entre

les bras. Il se précipita vers elle pour la décharger et la serrer contre lui avec fougue. Elle lui

rendit son étreinte comme seules savent le faire les mères. Ils s’embrassèrent, se cajolèrent

et le cercle fut fermé.

— Il est temps mon fils, fit la voix bourrue de son père.

Ivoisan se détacha, gonflé d’amour et d’espoir. Il regarda longuement ses parents, prit

le sac tombé à terre et l’attacha solidement sur ses épaules. Sa mère l’avait chargé et il pesait

lourd. Mais Ivoisan était ravi, avec ce sac, un peu de chez lui partait avec lui. Il adressa un

dernier signe à ses parents et s’éloigna d’un pas rapide, sans se retourner cette fois, en

direction du soleil qui se levait. Il savait que le chemin s’ouvrirait au bon moment et qu’il

saurait reconnaître l’autre monde.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 36


Lilia et Isthir

Lilia sautait entre les flaques d’eau pour ne pas mouiller sa jolie robe qu’elle avait très

longue. Sa servante la regardait avec ravissement, la jeune fille était si jolie. D’ailleurs, tout

le monde ne pouvait s’empêcher de l’aimer, elle était si douce et si charmante. Elle allait fêter

ses seize ans et trépignait d’impatience, car son père le baron de l’Isle d’Aigle aimait

tellement sa fille unique qu’il lui offrait des fêtes incroyables. Alors, pour les seize ans de la

jeune fille, année de la maturité, il allait se surpasser, c’était certain. Le seul point faible de

cette journée était la pluie qui tombait par intermittence, obligeant tout le monde à jouer à

cache-cache. Elles arrivèrent enfin dans la pâtisserie préférée de Lilia et la jeune fille put

enfin lâcher sa robe avec un soupir de soulagement, elle pesait des tonnes !

Lilia ouvrit des yeux larges comme des soucoupes lorsqu’elle vit toutes les bonnes

choses étalées devant elle, elle était gourmande et ne se privait de rien. Heureusement

jusqu’à présent, elle gardait une ligne mince et ferme en dépit de tout ce qu’elle pouvait

ingurgiter.

— C’est mon anniversaire, dit-elle avec entrain à la pâtissière qui se réjouissait de sa

venue.

Aussitôt, la brave femme s’empressa de sortir d’un tiroir une jolie boîte remplie de

chocolats. Elle savait sa journée assurée avec la jeune fille, dépensière et gourmande.

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— Tenez ma petite baronne, acceptez ce présent, fit-elle avec empressement.

Lilia rougit de plaisir et prit la boîte avec bonheur. Elle remercia la pâtissière de sa

bonté et annonça le but de sa visite.

— Je dois vous commander mille choses pour la fête de ce soir, fit-elle, jusqu’à ce

matin, nous ne savions pas encore où et quand elle aurait lieu, aussi, il nous était difficile de

passer commande plus tôt, s’excusa-t-elle avec un délicieux sourire.

La pâtissière garda soigneusement pour elle ses pensées, car chaque année c’était la

même chose, aussi, elle avait déjà préparé un assortiment de pâtisseries et de douceurs qui

plairaient à la jeune fille. Lilia demandait souvent la même chose et en grande quantité, c’est

pourquoi la pâtissière ne se laissait plus surprendre.

— Et que souhaitez-vous, chère demoiselle ?

Lilia posa les mains sur ses joues et ouvrit la bouche, pleine de doutes. Elle ne savait

pas exactement quoi prendre, tout lui plaisait ici.

— Oh ! s’exclama-t-elle, pourriez-vous m’aider ?

— Bien certainement jeune baronne. J’ai quelque chose ici qui devrait vous plaire.

Venez voir, j’ai tout un assortiment derrière la boutique spécialement fait pour vous !

— Oh ! Vous pensez à tout ! Comme vous êtes agréable et attentionnée, s’extasia Lilia.

Mme Barraud, la pâtissière fit le tour de son comptoir, ouvrit une porte et pria la jeune

fille de la suivre. Lilia pénétra dans le saint des saints, lieu où personne n’avait le droit

d’entrer, Mme Barraud lui faisait une immense faveur. Elle vit avec stupéfaction tout un tas

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de gens s’activer et courir de tous côtés. Elle regarda avec envie passer des chariots chargés

de pâtisseries de toutes sortes, de gâteaux, de chocolats, de bonbons colorés. Elle ne savait

plus où donner de la tête tant il y avait à regarder.

La pâtissière lui fit signe de la suivre et elle entra dans une salle très grande, remplie

de tables où trônaient sur chacune mille choses délicieuses à manger, ici des macarons, là

des gâteaux au chocolat, plus loin des mille-feuilles, il y avait de quoi nourrir un village entier,

se dit Lilia avec effarement. Elle n’imaginait pas qu’il pouvait exister autant de choses à

manger dans un même lieu.

— Voilà, fit la pâtissière, à vous de choisir ce qui vous plaît le plus, mais si vous le

permettez, j’ai déjà sélectionné quelques douceurs qui ont votre préférence. Venez voir là,

cette table est pour vous, fit-elle en tendant une petite main boudinée vers un nombre

impressionnant de pâtisseries. Si quelque chose ne vous plaît pas, nous pouvons le

remplacer, bien évidemment.

La table était somptueusement décorée avec art, de tout un tas de gâteaux et de

douceurs merveilleuses. Lilia en avait la tête qui tournait. Elle adressa un regard

reconnaissant à Mme Barraud, celle-ci avait parfaitement tout organisé, tout était idéal.

— Tout ! fit-elle avec empressement. Tout est parfait, nous prenons la table dans son

ensemble, ce sera très bien pour le banquet de ce soir.

La commerçante se frotta les mains de joie, cette fois-ci, elle ne s’était pas laissée

dépasser et avait prévu exactement ce que la demoiselle désirerait. Une bonne affaire, se dit-

elle.

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— Très bien mademoiselle, nous ferons comme vous le désirez. À quelle heure

souhaitez-vous que nous livrions la marchandise ?

— Il me semble que vingt heures est une bonne heure. Plus tard non, car nous serons

débordés. Enfin, voyez cela avec ma servante, mon père a dû lui donner des

recommandations.

La pâtissière hocha la tête, montra le chemin du retour à la demoiselle et rejoignit la

servante qui attendait patiemment dans la boutique.

— La jeune demoiselle me dit de voir avec vous pour la livraison ?

— Oui, fit la servante, la livraison pour vingt heures précises et la facture à payer

maintenant, car dans la cohue, le baron ne saura plus où donner de la tête.

Mme Barraud faillit en avoir un malaise de surprise, car se faire payer rubis sur l’ongle

et avant livraison était rare, surtout dans les grandes maisons. Elle avait hâte d’aller

annoncer la bonne nouvelle à monsieur son mari.

— Attendez là un instant, fit-elle avec empressement, mon mari va se charger de la

note. Pour patienter, un serveur va vous apporter de quoi vous sustenter, car il me semble

que la pluie est repartie.

— Oh ! gémit Lilia avec désespoir, je vais devoir encore porter ma robe.

— Rassurez-vous, jeune demoiselle, fit sa servante, je ferai mander une calèche, nous

n’irons pas à pied jusqu’à votre demeure.

— Voilà une excellente idée, se réjouit Lilia, qui retrouva toute sa bonne humeur à la

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vue du chocolat fumant qu’on lui apportait et des délicieuses viennoiseries qui

l’accompagnaient.

La servante s’occupa de régler la note pendant que sa maîtresse se restaurait. Cela ne

dura qu’un instant, car visiblement le sieur Barraud était un homme organisé qui préparait

tout à l’avance. La vue de la somme à payer ne fit même pas frémir la servante qui en avait

vu d’autres. Isthir avait de l’expérience et elle connaissait depuis tellement longtemps la

famille de Lilia que plus rien ne l’étonnait. Elle fit un chèque, empocha la note et sortit héler

une calèche. Elle fit un petit signe à sa maîtresse pour lui signifier qu’elle revenait vite.

Dehors, une pluie fine tombait, la boue commençait à envahir la route et le trottoir et

il était difficile de se frayer un chemin. Isthir joua des coudes et se retrouva vite au niveau du

carrefour. Là, elle aurait plus de chances de trouver un cocher. En peu de temps, elle fut

trempée, mais elle eut la satisfaction de voir apparaître une calèche vide. Elle fit signe au

cocher qui s’arrêta presque à ses pieds en hurlant comme un beau diable.

— À la pâtisserie Barraud ! fit la jeune femme, ma maîtresse m’attend là-bas.

— Hue, mes cocottes ! fit le cocher en réponse. Et il dirigea son attelage vers l’endroit

indiqué sans proposer à Isthir de monter à bord.

Irritée, la jeune femme fut obligée de courir à côté pour rester à sa hauteur, car même

s’il n’allait pas vite, l’attelage avançait à belle allure tout de même. Elle arriva essoufflée à la

pâtisserie et jeta un regard noir au cocher qui se contenta de sourire benoîtement. Il aimait

jouer des tours aux servantes et particulièrement lorsqu’elles étaient jolies et bien tournées.

Isthir entra dans la pâtisserie chaude et accueillante et résista à l’envie de s’ébrouer

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comme un jeune chiot. Lilia venait de terminer sa collation et tourna la tête vers elle

lorsqu’elle entendit le tintement de la clochette de la porte d’entrée. Son visage s’éclaircit et

un sourire immense étira ses lèvres pleines. Elle aimait tendrement Isthir qu’elle considérait

comme sa sœur aînée. Sans elle, elle était perdue. Jamais elle ne pourrait se séparer d’elle.

— Venez baronne, j’ai trouvé un attelage…

— Mais tu es toute mouillée, s’exclama Lilia, tu vas attraper la mort ! Tiens, fit-elle en

ôtant sa courte veste et en la tendant à Isthir, retire l’autre et enfile ça, sinon tu vas être

malade et cela me fendrait le cœur.

Sachant qu’il était inutile de discuter, Isthir obéit, elle tremblait de froid. Lilia sourit

de contentement et prit le bras de sa servante.

— Voilà, allons-nous-en ! Au revoir madame Barraud, cria-t-elle, à très bientôt !

Mme Barraud eut juste le temps de se précipiter pour voir les deux jeunes filles monter

dans la calèche et quitter la rue. Quelle drôle de jeune fille que cette Lilia, se dit-elle. Bonne,

gentille, mais tête en l’air et pas du tout pimbêche comme les gens de la haute. Elle haussa les

épaules et se dit que tant que la jeune fille achetait ses pâtisseries, tout allait bien, puis elle

retourna servir ses clients.

Dans la calèche, Lilia et Isthir se serrèrent l’une contre l’autre pour se réchauffer. La

pluie s’infiltrait partout et Isthir grelottait. Lilia prit la boîte que Mme Barraud lui avait offerte

et offrit des chocolats à Isthir.

— Tiens, ça te réchauffera plus sûrement qu’une cape bien chaude. D’ailleurs, nous

sommes arrivées !

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Sans regarder par la fenêtre pour voir si le passage était libre, Lilia ouvrit la portière

de la calèche côté route avec enthousiasme et fut percutée de plein fouet par un autre

véhicule qui arrivait en sens inverse. Son corps fut projeté dans les airs et elle retomba

lourdement sur le sol mouillé. Isthir n’eut pas le temps de lui dire d’attendre qu’elle vît avec

stupeur la jeune fille ouvrir la porte, se faire happer par un attelage et disparaître dans les

airs. Elle se précipita hors de la calèche à son tour et courut vers sa maîtresse. Dans sa

confusion et son angoisse, elle ne vit pas l’un des chevaux de la calèche voisine se cabrer et

retomber pattes avant sur elle. Elle fut propulsée rudement sur le sol et piétinée.

Rapidement, les secours arrivèrent, mais ce fut pour constater que les jeunes filles étaient

dans un état désespéré. Toutes deux souffraient de multiples contusions, dont plusieurs

internes.

Elles furent transportées au manoir du baron de l’Isle d’Aigle où elles furent installées

dans la salle des soins. Le médecin les ausculta longuement, mais sa mine attristée laissait

présager le pire. La mère de Lilia se tordait les mains de douleur et d’angoisse, car le baron

avait été prévenu du drame et il accourait. Sa fille unique légitime était grièvement blessée,

comment allait-il réagir ? La baronne posa son regard sur les deux jeunes filles et eut un

hoquet de douleur. Il ne fallait pas qu’elles meurent, aucune des deux. Isthir était elle aussi

la fille du baron, issu d’une liaison tragique avec une servante morte en couches, il y avait de

cela fort longtemps, bien avant son mariage avec elle. Il avait voulu garder le bébé et elle,

jeune fiancée, l’avait accepté avec bonheur. À part elle, personne ne connaissait ce secret.

Raul de l’Isle d’Aigle arriva en trombe, les yeux exorbités et le teint pâle. On venait de

lui apprendre que sa fille avait eu un accident et qu’elle allait mourir. Il eut l’atroce douleur

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de constater que ses deux filles étaient blessées, peut-être mortellement. Il posa un regard

ardent sur les deux corps allongés, ivre de peur. Non, se dit-il, pas Lilia, pas le jour de ses seize

ans, pitié, elles sont si jeunes. Isthir, vingt-deux ans à peine, était pleine de vie, de bonté et

d’intelligence. Dieu ne pouvait permettre cela. Il toucha la main de Lilia, posa un regard

tendre sur Isthir et fonça dans sa chapelle. Il allait demander à Dieu un miracle, il n’avait

jamais rien réclamé jusqu’à présent, alors il pouvait au moins lui accorder cela ! Inès avait

assisté à la scène le cœur lourd, elle savait son époux attaché à ses filles, il allait souffrir

terriblement. Tout comme elle, qui éprouvait une douleur immense.

Raul pria longuement, à genoux sur le sol dur et froid de la petite chapelle, il pleura et

implora, mais ses prières n’eurent aucun écho. Au coucher du soleil, sa femme vint lui

annoncer en larmes qu’Isthir était morte. Lilia luttait encore, mais pas pour longtemps. Elle

venait lui demander de dire adieu à leur fille.

Raul se releva en chancelant, les membres froids et gourds. Il faillit tomber et sa

femme le retint de justesse. Le teint blême et les yeux injectés de sang, il faisait peur à voir.

Inès le conduisit dans la salle des soins. Raul fit signe à tout le monde de sortir, puis seul, il

s’approcha du corps d’Isthir, sa fille si belle, si pure. Il lui caressa tendrement le front encore

tiède puis l’embrassa. Il prit ensuite la main de Lilia et pria avec encore plus de ferveur pour

que Dieu lui laisse au moins l’une de ses deux filles. Il sentit la main bouger, puis les yeux

papilloter.

— Isthir, souffla Lilia d’une voix rauque. Reste, ne pars pas…

— Lilia ! hurla le baron, reviens, ma chérie, je sais que tu es là, reste, lutte, ne pars pas,

je t’en prie, sanglota-t-il.

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Il sentit une présence, puis une main sur son épaule, sa femme l’avait rejoint. Toujours

là quand il avait besoin d’elle.

— Elle a parlé, gémit-il, elle a demandé à sa sœur de ne pas partir… Oh Dieu, je t’en

supplie, épargne-les !

Isthir partait, elle sentait que son esprit quittait son corps, ce corps si douloureux,

brisé en mille endroits. Elle désirait partir, ne plus souffrir, mais une voix, une volonté

l’empêchait de quitter tout à fait ce monde. Lilia sa sœur ? Oui, au fond elle l’avait toujours

su. Lilia sa confidente, elle la suppliait de ne pas la laisser, de lutter pour elle. Alors Isthir fit

le choix de rester, par amour pour elle. Elle laissa son esprit dériver vers celui de Lilia et s’y

attacha de toutes ses forces. Elle allait rester auprès de sa sœur.

Lilia se détendit soudain et un sourire douloureux lui étira les lèvres, elle avait

ramené Isthir, il fallait maintenant faire un pas de plus vers la guérison. Elle sentit la présence

de son père qui lui tenait la main. Elle serra le plus fort qu’elle put, puisant de la force dans

l’amour et la chaleur paternels. Elle plongea au plus profond d’elle-même, cherchant une

force qu’elle devinait cachée. Lilia ne voulait pas mourir, non, surtout pas le jour de ses seize

ans. Et par-dessus tout, elle ne voulait pas que sa sœur meure. Elle voulait vivre, rire, profiter

de la vie avec Isthir, son double féminin. Alors elle lutta farouchement, puisa au plus profond

de son âme la source de la vie. Et enfin, elle vit une étincelle, une petite lueur d’énergie pure.

Elle s’en approcha, pour y plonger et s’y noyer. Elle y trouva une énergie immense, une

puissance incroyable qui la changea… Définitivement. Avec elle, elle emmena Isthir et lui fit

partager une fusion d’énergie jamais connue jusque-là. La force de l’amour et de la volonté

avait déchaîné un pouvoir de guérison inouï.

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Le baron se redressa brutalement, non seulement sa fille gémissait et murmurait des

paroles distinctes, mais elle lui serrait la main ! Il pouvait sentir la pression, faible, mais bien

réelle. Sa fille vivait et luttait pour s’en sortir. Il eut un sourire rempli d’espoir, Dieu l’avait

entendu, il avait répondu à ses prières. Il ne quittait pas Lilia des yeux, avide de voir le miracle

s’accomplir. La jeune fille ouvrit soudain les yeux et les planta dans les yeux noyés de larmes

de son père.

— Je vais mieux papa, dit-elle dans un souffle, Isthir va revenir aussi. Nous allons nous

reposer maintenant, nos corps ont besoin de sommeil… Rien d’autre. Je fêterai mon

anniversaire bientôt, ajouta-t-elle dans un soupir avant de replonger cette fois-ci dans un

sommeil réparateur.

Effaré, Raul bondit pour aller voir Isthir et eut l’immense tristesse de constater que

sa fille n’était plus parmi eux. Il en éprouva un immense chagrin, mais il songea aussitôt à la

peine qu’allait éprouver Lilia quand elle saurait pour sa sœur. À cette pensée, Raul leva les

yeux au ciel, se signa plusieurs fois et tomba, les bras en croix. Il y avait eu un miracle, cela

méritait une grande pénitence et il devait aussi prier pour le repos de l’âme de sa fille aînée.

Inès avait observé la scène effrayée, elle avait du mal à croire tout ce qu’elle voyait.

Elle était croyante bien sûr, mais la ferveur de son mari l’avait toujours un peu étonnée et

parfois effrayée. Elle avait beaucoup de mal à prier et à observer scrupuleusement les rites

de sa religion. Raul n’était pas excessif et n’obligeait personne à faire de même mais lui,

s’imposait des restrictions parfois sévères. Et là, de voir sa fille revenir à la vie et parler avait

de quoi retourner l’âme. Elle venait de voir un véritable miracle et son esprit avait beaucoup

de mal à y faire face.

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Elle sortit précipitamment de la pièce, oubliant dans sa confusion d’embrasser sa fille

et appela vite un médecin. Le petit homme inquiet qui attendait près de la porte surgit

brutalement devant elle, prêt à entendre le pire. Mais ce qu’Inès lui dit le fit douter de la santé

mentale de la mère. Un prêtre, qui attendait pour donner les derniers sacrements, écouta les

propos de la baronne avec un mélange de doute et d’espoir. Ce qu’elle racontait dépassait

l’entendement. Ils allèrent tous deux dans la salle des soins, plantant là la femme affolée et

ne purent que constater la véracité de ses dires. Lilia respirait profondément et sainement.

Ses blessures paraissaient n’être que de mauvais souvenirs et même son visage affreusement

commotionné ne recelait plus aucune coupure ou meurtrissure. Elle était indemne et en

bonne santé. Seul le sommeil dans lequel elle était plongée paraissait peu naturel tant il était

profond et serein.

Ils sortirent de la salle, l’esprit en pleine confusion, tout cela était incompréhensible.

Tous deux partirent en référer chacun de leur côté à de plus hautes autorités.

Dans le manoir de l’Isle d’Aigle, Raul s’était de nouveau réfugié dans sa chapelle afin

de remercier Dieu comme il se devait. Il y resta longtemps, persuadé que sa fille allait

parfaitement bien. Au-dehors, c’était l’effervescence, un raz-de-marée venait d’ébranler de

nombreuses certitudes. Certains parlaient de miracle, d’autres de chance, tout le monde avait

son avis sur la question, mais personne ne savait la vérité.

La petite ville d’Aystar connut son moment de gloire, beaucoup de visiteurs affluèrent

pour ne pas voir grand-chose, les auberges et les tavernes étaient pleines du matin au soir.

Chacun y allait de sa petite légende, racontait sa version des faits, voire ajoutait des détails à

l’histoire, déjà racontée des centaines de fois et modifiée tout autant. Puis, comme tout, les

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choses se tassèrent, on y crut un peu moins chaque jour et la vie reprit son cours normal au

bout d'une semaine, enfin presque.

Lilia se réveilla trois jours plus tard, fraîche et reposée. Elle but longuement à son

réveil, prit un long bain et si elle avait des sourires et des gestes tendres pour tout le monde,

elle était étonnamment silencieuse. Elle déambulait dans le manoir s’extasiant

silencieusement sur chaque chose et le soir venu, elle se rendit dans le bureau de son père

qui était passablement perturbé par son comportement étrange. Il la vit entrer avec une

certaine appréhension, elle paraissait si changée. Un peu comme si elle avait mûri d’un coup.

— Père, commença Lilia, je dois te parler, je pense que certaines questions doivent

trouver réponse. Cependant, il est des interrogations auxquelles je ne pourrai pas répondre,

par choix, mais aussi par sécurité. Pour commencer, continua-t-elle d’une voix douce, je suis

différente, physiquement la même, mais c’est à l’intérieur que le changement est le plus

grand. Je ne peux plus feindre d’être une jeune fille normale, car je ne le suis plus. Et c’est une

bonne chose, continua-t-elle avant que son père ne puisse ouvrir la bouche, car désormais je

sais pourquoi je suis née et ce que je dois faire. Père, fit-elle en s’approchant très près de lui,

je suis ta fille, cela ne changera jamais et je t’aime énormément, au-delà des mots. Mais tu

n’es pas sans savoir qu’au nord, dans les Deux Vallées, la guerre bat son plein. Des milliers

de pauvres gens ont péri dans d’atroces souffrances et cela ne fait que commencer. Si nous

n’y prenons pas garde, cette guerre viendra jusqu’à nous…

— Mais… commença le baron…

— Attends père, laisse-moi finir, implora Lilia. Nous sommes en danger, car celui qui

mène cette guerre n’est pas des nôtres, c’est un être malfaisant sorti des profondeurs de la

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terre. Il n’est pas humain, père ! martela-t-elle avec force et c’est pourquoi nous devons lutter

contre lui, maintenant. Il est plus que temps. Nous sommes revenues, Isthir et moi, pour ce

combat et nous devons le mener.

— Isthir ? balbutia Raul, mais…

— Père, coupa Lilia d’une voix douce mais ferme, je sais qu’Isthir n’est plus parmi

nous, enfin telle que tu l’imagines, mais elle ne nous a pas quittés, je peux sentir sa présence

tout près de moi. Et puis, tu n’as pas le choix, je dois partir. Toi qui as tant prié Dieu pour

nous sauver, tu voudrais trahir ta promesse ? Ne lui as-tu pas promis d’accéder à n’importe

laquelle de ses demandes ?

Raul posa sur sa fille un regard interloqué, il avait tout promis à Dieu, mais pas ça !

Pas qu’elle le quitte pour une guerre qui ne les concernait pas ! Et que savait-elle de la

guerre ?

— Oui, enfin non, bredouilla-t-il misérablement. Écoute, je…

Il leva des yeux perdus sur Lilia, et lut une telle détermination dans son regard, qu’il

se sentit vidé de toute énergie. Elle allait partir qu’il le veuille ou non. Il eut un long soupir et

soudain, il se sentit plus léger. Sa fille posait sur lui un regard serein et tendre. Il lui sourit en

retour, vaincu, et lui ouvrit grand les bras. Elle s’y jeta avec joie.

— Merci, père, souffla Lilia, avec ta bénédiction, c’est plus facile.

— Et Isthir ? Cela m’inquiète…

Lilia se détacha de l’étreinte paternelle et joignit ses mains en coupe. Puis doucement,

elle écarta les doigts et sous les yeux ébahis de son père, une lumière vive fit son apparition.

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Il fixa longuement la petite boule d’énergie et s’émerveilla en reconnaissant le visage de sa

fille Isthir au centre de la lumière.

— Comment est-ce possible ? souffla-t-il.

— Elle est restée pour moi, son âme est entre mes mains père, elle me protégera et

veillera sur moi.

Raul se laissa tomber en arrière, le souffle coupé. Deux miracles avaient bel et bien eu

lieu et voir l’âme de sa fille était la plus belle chose qu’il lui fut donné de voir. Il en était tout

bouleversé et en même temps rassuré.

Cette nuit-là, Lilia et lui discutèrent longuement, Raul apprit beaucoup sur sa fille et

en retour, elle apprit énormément de lui. C’était un homme bon et juste qui savait aimer.

L’aube pointait lorsqu’ils réalisèrent qu’il était temps de partir. Lilia eut une pensée pour sa

mère et Raul la rassura. Elle promit de revenir rapidement et le baron la crut. Enfin, elle

enlaça son père, lui communiquant toute l’énergie dont elle était capable et c’est l’esprit en

paix et le cœur apaisé qu’il put la laisser partir pour ce long et périlleux voyage.

Il fit atteler deux montures, empaqueter des provisions, du linge et des couvertures.

Il lui fournit également un nécessaire de voyage et de l’argent. Il eut un moment l’idée de lui

donner une arme, mais elle refusa énergiquement. Elle n’avait pas besoin de ça, Isthir saurait

la défendre et Raul n’en doutait point. Elle embrassa son père une dernière fois et s’en fut

dès le soleil levé. La petite ville dormait encore pour le plus grand nombre. Seuls le boulanger

et le pâtissier étaient en activité. Lilia eut une moue de dépit à la vue de la pâtisserie et elle

sentit un souffle léger lui frôler la joue.

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— Allez, un dernier avant le grand voyage ? entendit-elle dans sa tête.

— Père a tout prévu, sourit Lilia avec malice. Te souviens-tu de ma fête

d’anniversaire ? Eh bien, les gâteaux et autres douceurs ont été distribués aux nécessiteux

qui ont pu se régaler une fois dans leur vie. Et père a commandé des macarons exprès pour

moi, dès que je me suis réveillée, ils n’attendaient que moi ! Et j’en ai une belle provision dans

mes bagages.

Lilia eut un sourire heureux, elle talonna gentiment son cheval et put sortir du village

avant que quiconque ne la voie. Elle partait vers son destin, certaine de faire ce qu’il fallait.

Elle eut un pincement au cœur en songeant à sa sœur devenue immatérielle, mais un

murmure joyeux coupa court à cette sombre pensée, Isthir était là…

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Atlans et la petite fille

Ils venaient de piller un village de plus et le commandant Gourne était plutôt content

de sa troupe de guerriers. Ils étaient vaillants, coriaces et sans état d’âme, ce qui était

essentiel pour la tâche qu’ils avaient à accomplir. Ils devaient tout simplement décimer

toutes les villes et villages du nord. Petits ou grands, tout y passait. Forts d’une armée de plus

d’un million d’hommes, ils n’avaient pas ou peu d’ennemis. Les rares guerriers qui osaient

leur faire face étaient anéantis rapidement. La rumeur disant que le général Arcien était

tombé lui aussi, dans la guerre des Deux Vallées, avait contribué à faciliter leur mission, car

qui pouvait lutter contre le Maître à présent ?

Gourne inspecta ses troupes, mille hommes sous son commandement, détachés par

le Chevalier Noir lui-même. Vingt autres troupes comme la sienne arpentaient la terre du

nord, mais la sienne était l’une des meilleures. Il remarqua l’air hagard de certains de ses

gars, la fatigue se faisait sentir depuis des mois qu’ils étaient à cheval à dormir à la belle

étoile, cela épuisait même les plus endurcis des cavaliers. Il décida de monter son campement

dans le village. Ils bénéficieraient du confort des maisons qui n’avaient pas brûlé et des vivres

trouvées sur place.

— On campe ici les gars ! hurla-t-il. Prenez les maisons, faites-vous un vrai repas et

entassez les morts sur un bûcher hors du village, cela nous fera un joyeux feu de camp.

Des hourras de joie retentirent au sein de la troupe. Un peu de répit leur ferait le plus

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grand bien. Les moins fatigués remontèrent sur leur monture et galopèrent vers le village

qu’ils venaient de quitter.

Atlans était en tête, il était solide, jeune et en bonne santé, aussi la fatigue n’avait pas

de prise sur lui. Il entra dans le village le cœur gonflé d’orgueil, lui et ses compagnons avaient

massacré, tué et violé ces culs-terreux au nom du Maître, et cela seul suffisait à justifier sa

cruauté. Il descendit de cheval, attacha sa monture devant une maison qui lui paraissait à

peu près habitable. Il entendit derrière lui ses compagnons en faire autant.

— Je viens avec toi Atlans, fit Gascar, son compagnon de route, il y aura bien assez de

place pour deux là-dedans, gloussa-t-il.

— Voire plus, acquiesça-t-il en faisant signe à d’autres guerriers de le suivre.

Ils entrèrent dans une maison où trois cadavres gisaient au sol, tués proprement. Une

vieille femme, un homme encore plus âgé et un enfant. Tous assassinés d’un coup d’épée. Peu

de sang versé. Satisfait, Atlans prit un corps par les pieds et le tira vers la sortie, les autres

firent pareil avec ceux qui restaient. Ils attachèrent les cadavres aux chevaux avec des cordes

et les tirèrent jusqu’à la sortie du village. Là, ils firent un tas et allumèrent une fusée pour

indiquer l’endroit aux autres. Ils retournèrent ensuite à la maison où d’autres guerriers

étaient restés pour s’installer et chercher les réserves de nourriture.

Atlans se réserva une chambre propre et assez bien décorée, jeta ses armes sur le sol

et se déshabilla. Une bonne douche s’imposait. Il traversa la maison nu comme un ver et

trouva un jet d’eau derrière la remise. Il s’aspergea copieusement, se savonna comme il put

et se rinça. Ah, il se sentait mieux, plus humain. Il rentra dans la maison dégoulinant et

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frigorifié, mais propre. Il fouilla dans les armoires et trouva une chemise blanche assez large

et un pantalon de toile immaculé, il enfila tout ça tranquillement. Gascar lui jeta un regard

peu amène, mais ne dit rien. Depuis le début, il trouvait le comportement d’Atlans étrange,

mais comme le jeune était un bon guerrier, efficace et motivé, il ne disait trop rien.

Cependant, il gardait toujours un œil sur lui. Parfois, il se demandait ce que le jeune homme

faisait avec eux et à le voir là déambuler tout nu et trempé comme une soupe, il y avait de

quoi se poser des questions. Mais bon, chacun ses lubies, se dit-il tout en l’observant.

Les hommes s’étaient mis à faire le repas avec ce qu’ils avaient trouvé et cela mettait

l’eau à la bouche. Du pain pas trop rassis, du lard, des pommes de terre, des morceaux de

jambon, des œufs et pour finir, des galettes au sucre. Arihs se mit aux fourneaux avec entrain,

ce colosse de plus de cent kilos absorbait une telle quantité de nourriture que c’en était

affolant. Ce soir, ils pourraient tous manger à leur faim et cela leur donnait du baume au

cœur. Le repas fut prêt rapidement et Arihs dressa une table sommaire. Un vrai festin de roi !

Ils allaient passer un bon moment. Alan revint la mine triomphante avec deux grandes

bouteilles de vin.

— Y en a d’autres dans la remise, s’enthousiasma-t-il.

— J’y vais ! rugit Guine avec entrain. Eh ! Attendez-moi avant de commencer, je vais

chercher la bibine pour tout le monde !

— T’inquiète, fit Arihs, on t’attend.

Il posa les plats sur la table et rien que le fumet donna une faim de loup à Atlans. Leur

chef avait eu une excellente idée en posant leur campement ici. Un gueuleton, une bonne nuit,

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 54


que demander de plus ? Arihs commença à remplir les assiettes à grandes louches. Il avait

concocté une omelette aux pommes de terre, des pommes de terre au jambon, fait griller des

tranches de lard épaisses sur du pain et tout cela en grande quantité. Comme Guine revenait

les bras chargés de bouteilles, ils purent commencer à manger et à boire. Ils firent cela avec

honneur et volonté. Une heure plus tard, pas un ne tenait encore debout. Ivres morts, ils

gisaient tous, soit sous la table, soit sur la table. Seul Atlans était sobre, car il s’était méfié de

cet alcool. Pour avoir vécu un petit moment dans une ferme viticole, il connaissait un peu les

vins et celui-là avait une odeur trop forte pour être honnête. C’était de l’eau-de-vie, pur jus,

rien de mauvais là-dedans, mais de quoi vous retourner le meilleur des hommes. Personne

ne résistait bien longtemps à ce type de breuvage, mais le pire serait le lendemain. Content

de lui, Atlans rota bruyamment, enfourna un gros morceau de galette au sucre dans sa

bouche et prit la direction de la chambre. Il s’écroula sur le lit, déboutonna son pantalon pour

se mettre à l’aise et ferma les yeux de contentement. Il était bien. Il se laissa doucement

sombrer dans le sommeil et s’installa plus confortablement, il était mûr pour dormir comme

un bébé. Soudain, sans comprendre pourquoi, il étendit la main et empoigna une masse de

cheveux. Un cri strident fit suite à son geste. Il ouvrit les yeux et eut la surprise de constater

qu’il tenait une chevelure rousse entre les mains et que cette chevelure appartenait à une

toute petite enfant morte de peur. La fillette s’était retournée et levait sur Atlans deux yeux

vert-doré affolés. Il desserra un peu sa poigne et la petite fille put se redresser un peu, la tête

penchée sur le côté pour ne pas trop souffrir de la pression, car la grosse main de l’homme

pesait lourdement sur sa tête.

— Qui es-tu, toi ? demanda Atlans, un rien étonné.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 55


Il pensait que tous les habitants étaient morts. La petite fille le regarda un long

moment, les yeux haineux. Elle avait peut-être peur, mais ne l’en détestait pas moins. Atlans

en fut étonné, pourquoi tant de haine ? Puis il se mit à réfléchir et se dit qu’à sa place, lui aussi

aurait pu détester son ennemi.

— Bon, tu ne veux pas parler, hein ? Tu as raison, pas de temps à perdre, je vais

t’égorger, non t’étrangler, c’est plus propre et on n’en parle plus.

Joignant le geste à la parole, Atlans s’éjecta du lit, prit la fillette par le cou et serra un

peu, juste pour voir si elle allait ouvrir la bouche.

— Je m’appelle Galatée, je suis la petite fille du foyer et je me cachais sous le lit, dit-

elle d’une seule traite.

— Ainsi, tu as une langue, fit Atlans en desserrant un peu ses mains. Bien, quel âge as-

tu ?

— Huit ans, répondit-elle, résignée.

Que pouvait faire un petit être contre un homme si grand et si fort ?

— Huit ans, répéta Atlans, trop jeune pour moi, mais pour les autres… Qui sait ? Tu

pourrais leur plaire…

Les grands yeux de Galatée se remplirent d’effroi, visiblement elle comprenait tout ce

qu’il disait. D’ailleurs, son regard disait qu’elle avait plus de huit ans, elle avait vu trop de

choses horribles aujourd’hui et aucun enfant n’est prêt pour ça.

— Que va-t-il se passer petite fille, hein ? demanda Atlans en se grattant le menton.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 56


Elle haussa les épaules, presque indifférente à sa situation. Elle ne se faisait aucune

illusion et espérait que l’homme ne serait pas trop cruel avec elle. Elle plongea ses yeux vert-

doré dans les yeux noirs du guerrier, le suppliant de faire vite. Toute sa famille avait été tuée,

que pouvait-elle espérer de plus qu’une mort propre et rapide ?

Atlans fut désarçonné par le regard droit et franc de l’enfant. Elle ne manquait pas de

cran et son visage était particulièrement joli à regarder, les traits fins et purs laissaient

présager que la gamine serait une vraie beauté. Enfin, s’il la laissait vivre jusque-là. Honteux,

il s’aperçut qu’il ne pourrait pas la tuer aussi facilement que les autres villageois. Elle était

différente, plus forte, en tout cas plus intelligente, car elle avait réussi à se cacher. Et si le chef

n’avait pas décidé de revenir au village, elle serait passée entre les mailles du filet. Indécis, il

reboutonna son pantalon d’une main, prit la petite par le bras et la tira brutalement hors de

la chambre.

Ses compagnons étaient affalés un peu partout dans la maison et ronflaient

bruyamment. Pas un ne remua ou n’ouvrit un œil à son passage. Il espérait que les autres

soient dans le même état. Il traversa une bonne partie du village en tirant la gamine qui

rechignait un peu, mais les choses se corsèrent quand il arriva près du bûcher. Les corps

entassés brûlaient encore et l’odeur lui souleva le cœur. Galatée eut un hoquet et se mit à

pleurer bruyamment.

— Tais-toi ! lui ordonna brutalement Atlans. On va t’entendre.

— Et alors ? hoqueta la fillette, qu’est-ce que ça peut faire ? Vous allez me tuer, non ?

Atlans posa un regard surpris sur Galatée, à vrai dire, il se demandait ce qu’il allait en

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 57


faire. Il se sentait dépassé, indécis. Pour la première fois, il se posait la question de savoir si

ce qu’il faisait était bien. La tuer était le plus simple, mais il réalisa que cette pensée lui

déplaisait. Il ne le pouvait tout simplement pas.

Alors il fit une chose incroyable et étrange. Il siffla en modulant sa voix, espérant qu’il

n’avait pas attaché trop solidement sa jument et attendit que sa monture vienne à lui. Puis, il

s’approcha de la petite et lui fit signe de se tenir tranquille. Personne ne semblait les avoir

vus. Tout le monde dormait, ils avaient eu de la chance jusqu’à présent.

— Et où comptes-tu aller comme ça ? demanda une voix froide.

Atlans se retourna et reconnut le commandant Gourne. La chance les avait

abandonnés, se dit-il. Gourne ne les laisserait pas partir.

— Je comptais m’occuper de cette petite, lui répondit Atlans. Loin des autres, pour ne

pas qu’ils me la prennent.

Gourne lui jeta un regard suspect, il savait qu’Atlans ne participait pas aux viols et

encore moins sur les enfants. Et il connaissait suffisamment les hommes pour savoir qu’il lui

mentait. Comme il n’était pas homme à perdre son temps avec des paroles, il tira son arme

et appela ses deux lieutenants qui ne devaient pas être loin, vu la vitesse à laquelle ils

rappliquèrent.

Atlans se dit que sa dernière heure était arrivée. Il connaissait Gourne et savait à quel

point celui-ci pouvait être expéditif. Il s’inquiéta pour la petite, qui risquait bien pire que lui

et fut étonné de sa réaction. Il agissait de façon étrange, cette gamine avait une drôle

d’influence sur lui.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 58


Il se plaça entre les guerriers et Galatée et réalisa qu’il ne possédait aucune arme pour

se défendre, il l’avait laissée dans la chambre comme un idiot. Résigné, il décida de lutter

avec ses poings, au moins il pouvait espérer leur faire un peu mal.

— Oh ! je vois, sourit Gourne, tu t’es trouvé un chevalier servant on dirait, dit-il à

Galatée en la regardant froidement. Voyons voir comment il va se débrouiller. C’est toi qui as

allumé ce bûcher, il me semble ? Bonne idée… Vous deux, fit-il à ses lieutenants, attachez-les

ensemble, solidement et fourrez-les sur le bûcher ! Notre cher Atlans va tester lui-même son

œuvre.

Atlans essaya bien de lutter, mais que faire contre des épées avec une gamine dans

les jambes ? Il fut maîtrisé et attaché rapidement et la petite avec lui. Dos à dos, tenus par des

cordes solides aux nœuds impossibles à défaire. La petite avait la tête au niveau de ses

omoplates et ses pieds basculaient dans le vide. La corde passait sous leurs bras, les

empêchant de glisser, ils étaient ficelés comme des cochons, il était impossible de se détacher

l’un de l’autre. Ils furent traînés vers le bûcher qui n’était plus que braises brûlantes. Ils

furent poussés rudement et Atlans chuta lourdement la tête la première sur un morceau de

bois incandescent. Une douleur fulgurante lui traversa la tête, une douleur atroce. Une odeur

de chair brûlée lui monta au nez et il sut que c’était la sienne. Il cramait littéralement. Il fut

soulevé, et la petite avec, par des mains brutales et jeté au milieu des corps qui se

consumaient. Il suffoqua sous l’odeur, mais lorsque sa propre chair commença à grésiller, il

hurla comme un possédé. Il n’entendait pas les cris de Galatée, seule sa douleur comptait. La

petite fille se contorsionnait, essayant d’échapper au feu. Dos à dos contre Atlans, elle était

un peu protégée, mais pas pour longtemps, car le corps de son protecteur se consumait.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 59


Galatée hurlait plus de frayeur que de douleur, pas encore, et ses cris perçants se

frayèrent un passage jusqu’au cerveau terrorisé d’Atlans. Il perçut toute la détresse de

l’enfant, son angoisse et sa terreur.

— Ne bouge pas, la rassura-t-il, je vais te sortir de là.

Inconscient de ce qu’il disait ou faisait, Atlans se releva brusquement, le corps noirci,

les cheveux roussis et la moitié du visage affreusement défigurée. Il était horrible à voir, une

vision de cauchemars qui effraya même Gourne, pourtant peu impressionnable. Ils virent

avec stupeur Atlans se relever, puis sortir du bûcher en portant la gamine sur son dos. Il se

mit à courir comme un dératé sans se retourner.

Les guerriers s’élancèrent à sa poursuite, mais Gourne les arrêta d’un geste. À quoi

bon ? Ils étaient condamnés tous les deux, Atlans n’avait plus de visage et la moitié de son

corps était mutilée. Il allait continuer à brûler en portant la petite fille sur ses épaules et

s’écroulerait mort. Et la fille ? Attachée comme elle l’était, elle ne risquait pas de s’enfuir et

allait mourir sur le dos d’un macchabée, dans d’atroces souffrances. Satisfait, Gourne s’en

retourna dormir, tout ce raffut l’avait épuisé et la nuit venait de tomber.

Atlans courut longtemps, hurlant des mots incompréhensibles, les yeux luisant de

folie. Il s’arrêta d’un coup, incapable de faire un pas de plus et sombra dans un coma profond.

Sur son dos, Galatée souffrait horriblement. Ses bras étaient ankylosés et son torse lui faisait

mal. La corde la serrait tellement qu’elle avait du mal à respirer. Elle s’obligea à respirer

calmement, il fallait qu’elle sache comment allait Atlans.

— Monsieur, monsieur ? appela-t-elle d’une toute petite voix, comment allez-vous ?

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 60


Elle n’eut aucune réponse, l’homme s’était écroulé et elle sentait sa respiration très

faible. Il gémissait et son corps était agité de soubresauts. Elle réalisa qu’il lui avait sauvé la

vie et que grâce à lui, elle n’avait que des blessures légères. Mais lui ? Il devait avoir le corps

ravagé, comment faire pour se sortir de là ? Elle essaya de bouger un peu, mais la corde était

solidement attachée. Elle se dit avec angoisse qu’elle allait mourir ici. Épuisée, elle ferma les

yeux, elle ne savait pas quoi faire.

Atlans souffrait, il sentait que son corps était sérieusement atteint. Il n’allait pas

survivre, mais il valait mieux mourir que de ressembler à un monstre vivant. Il avait tout

perdu pour une petite fille, mais il se sentait bien au fond de lui-même. Ce qu’il avait fait était

juste, pour une fois, il avait agi avec humanité. Il était apaisé et se dit qu’il était temps de

lâcher prise. Mais un sanglot le tira de son inconscience. La petite ! Attachée sur son dos, elle

allait mourir à coup sûr. Il ne pouvait pas avoir fait tout ça pour rien. Il serra les dents et se

força à se réveiller et à se redresser, se préparant à une douleur horrible. Ce fut pire que ce

à quoi il s’était attendu. Il hurla longuement, certain qu’il allait de nouveau sombrer dans

l’inconscience. Mais il tint bon et put ouvrir les yeux. Il était allongé dans l’herbe, tout près

d’une rivière. Il se demandait pourquoi Gourne ne les avait pas poursuivis avant de

comprendre que c’était inutile, vu son état. Il respira doucement, il souffrait à chaque

inspiration et expiration.

— Galatée, chuchota-t-il, il faut que tu m’aides. J’ai besoin que tu sois forte, sinon nous

allons mourir tous les deux. Pour moi, c’est fini, il me reste peu de temps, mais pour toi, il y a

de l’espoir. Écoute, dans mes bottes il y a un couteau, avec lui tu pourras couper la corde.

Penses-tu pouvoir l’atteindre ?

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 61


Galatée ressentit un immense soulagement quand elle entendit la voix d’Atlans, mais

ce qu’il lui demandait était impossible, attachés comme ils l’étaient.

— J’ai les bras entravés, je ne peux pas bouger.

Tout à sa douleur, Atlans n’avait pas senti la tension dans ses bras et la corde toujours

autour de son corps. Il soupira de dépit, ce qui lui arracha un cri de douleur. Puis, il écarquilla

les yeux de surprise, cligna pour fixer son regard, persuadé qu’il avait une vision. Devant lui,

sa jument, Féline, broutait paisiblement. Il se souvint soudain qu’il l’avait sifflée avant de

partir. Elle avait dû trouver le moyen de s’échapper. Il l’avait volée lors d’un massacre de

village, l’avait éduquée et lui avait prodigué soins et amour. Depuis, elle lui était entièrement

dévouée et elle le prouvait encore aujourd’hui.

— Féline, ma belle, articula-t-il faiblement, approche, viens par là.

La jument leva la tête, regarda dans la direction d’Atlans, avança lentement et baissa

la tête vers lui. Elle lui souffla dans le cou en hennissant doucement.

— Féline, j’ai besoin de ton aide, coupe la corde, ordonna-t-il avec douceur. Va, coupe

ma belle.

La jument hésita, inquiète de voir son maître dans cette étrange position, puis

descendit son museau le long de son dos, sentant au passage l’odeur d’une autre personne et

de brûlé. Elle souffla bruyamment et attrapa un morceau de corde en renâclant un peu.

— Oui, c’est ça, encouragea Atlans, la corde, vas-y, encouragea-t-il dans un souffle.

Galatée sentait le souffle de la jument contre son flanc, son museau long et fin lui

chatouillait le visage. Elle sentit plus bas que Féline s’attaquait à la corde, au niveau de sa

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 62


taille. Et, tout à coup, elle se sentit libérée d’un grand poids, elle pouvait enfin respirer

librement. Galatée tira de toutes ses forces sur la corde, libérant peu à peu son corps entravé.

La jument avait grignoté la corde à plusieurs endroits et les morceaux qui avaient brûlé se

cassèrent facilement, elle fut vite libérée. Galatée se mit debout et eut un vertige. Elle ferma

un instant les yeux pour se stabiliser et bougea prudemment les membres, elle avait les

articulations tout endolories et ne sentait plus ses bras. Quand le sol fut redevenu stable, elle

ouvrit les yeux et eut une exclamation d’horreur en voyant l’état d’Atlans. Ses vêtements

étaient déchirés, brûlés, le cuir de ses bottes avait fondu avec la chair de ses pieds, il n’avait

presque plus de cheveux et il respirait avec difficulté.

Le premier réflexe de Galatée fut de s’enfuir, après tout, lui et ses amis avaient détruit

son village. Elle s’éloigna de quelques pas, puis se mit à courir de plus en plus vite en dépit

des fourmis qui couraient dans tout son corps et d’une atroce douleur qui pulsait dans ses

bras. Elle avait retrouvé la liberté et il était hors de question qu’on la lui reprenne. Mais une

petite voix lui soufflait que ce qu’elle faisait n’était pas bien. Aussi, essoufflée, elle s’arrêta de

courir et fit marche arrière, tête basse. Elle ne pouvait pas laisser Atlans mourir tout seul.

L’homme était toujours étendu sur l’herbe, sa jument à côté de lui. Il ne bougeait pas

et semblait plus mort que vif. Il était agité de soubresauts, signe qu’il devait souffrir

horriblement ou que ses nerfs avaient été touchés. Elle s’approcha de lui et flatta l’encolure

de Féline. Elle s’agenouilla et croisa les yeux noirs de l’homme, ils brillaient de douleur, mais

aussi d’une lueur indéfinissable.

— Alors petite, tu ne peux plus me quitter ? C’est ça ?

Galatée haussa les épaules, mais eut un petit sourire. Elle se redressa, fouilla dans les

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 63


fontes du cheval et trouva une petite écuelle. Pile ce qu’elle cherchait. Elle fonça vers la

rivière et prit un peu d’eau, qu’elle but avidement avant de la remplir à nouveau. Elle revint

vers Atlans toujours étendu sur le ventre, les yeux grands ouverts. Il se demandait à quel jeu

s’adonnait la petite fille. Elle s’accroupit près de lui et lui versa de l’eau sur les lèvres pour

commencer et dans la bouche du mieux qu’elle put. Atlans éprouva un immense bien-être

quand l’eau coula dans sa gorge irritée et douloureuse. Il ferma les yeux un moment, il avait

besoin de repos, il sentait ses forces l’abandonner et s’il ne mourait pas maintenant, c’est

sans doute une infection qui l’achèverait.

— Aide-moi, il faut que je me retourne, demanda-t-il à Galatée.

La petite fille eut un mouvement de recul, ce qu’elle voyait lui donnait des frissons.

Pourtant, elle prit la main tendue et aida de son mieux.

Atlans s’agrippa à elle, manqua de la faire tomber et prit appui sur son bras pour se

redresser un peu. La douleur le faisait trembler et transpirer à grosses gouttes. Il n’osait

regarder sa poitrine. Il parvint à s’asseoir, le souffle court. Il siffla Féline qui s’approcha tout

près de lui, il lui fit signe de se baisser et la jument se mit à sa portée. Il empoigna la crinière

d’une main tremblante et se redressa. Les jambes flageolantes, il resta un long moment la

moitié du visage non abîmée contre le cou de la jument et reprit ses esprits. Puis, se sentant

de nouveau d’attaque, il claqua de la langue et la jument avança doucement en direction du

ruisseau.

C’était un peu plus qu’un ruisseau, car un homme pouvait s’y baigner et avoir de l’eau

jusqu’à la taille, jugea Atlans. Il prit une grande respiration, fit avancer Féline au plus près du

bord et dans un grand cri de douleur se jeta dans l’eau fraîche. L’eau lui fit un grand bien, elle

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 64


le rafraîchit au-delà de ses espoirs. Il se sentait presque normal. Il ôta ses vêtements en

hurlant, car la peau venait avec. Il fut rapidement tout nu et grelottant. Son corps le brûlait,

mais sa tête lui disait qu’il avait froid. Il resta encore un moment dans l’eau, s’immergeant et

souhaitant ardemment mourir noyé, mais la délivrance ne vint pas. Il se résigna à sortir de

la rivière et eut la surprise de voir Galatée qui l’attendait avec un large tissu. Où avait-elle

trouvé ça ? Il s’en recouvrit les épaules, veillant à ne pas trop toucher son corps meurtri. Puis,

il s’assit dans l’herbe, le cœur au bord des lèvres et la vue brouillée.

— Qu’allons-nous faire, petite ?

— Pendant que vous étiez dans l’eau, j’ai vu une cabane là-bas, fit-elle, elle est vide, je

suis allée voir. C’est là que j’ai pris le drap. J’ai vu du sang près de l’entrée, beaucoup, alors je

suppose que l’occupant a été tué. On pourrait y passer la nuit et après, on verra.

— Et que feras-tu si je meurs pendant la nuit ?

— Je ferai une prière et je m’en irai, répondit-elle simplement.

— C’est une sage décision, accepta Atlans. Allons-y tant que je le peux. Ensuite, je ne

présume de rien. Il fit signe à Féline et s’accrocha une fois de plus à la crinière flamboyante,

car il était incapable de monter. Ils firent le trajet jusqu’à la cabane dans un silence

entrecoupé de gémissements, de cris et de souffrance. Atlans n’en pouvait plus. Il fit les

derniers pas les yeux brouillés et c’est avec soulagement qu’il s’écroula sur un lit pas très

propre, mais un lit tout de même. Il était sur le dos, l’esprit en dérive, quand il sentit une

petite main toucher son visage.

— Ce n’est pas beau, hein ?

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 65


— Non, mais vous n’étiez pas beau avant, alors ça ne change pas grand-chose.

Atlans crut à une plaisanterie, mais il vit que la petite fille pensait ce qu’elle disait. Elle

l’avait vu tel qu’il était, sans âme et affreux. Elle avait raison. Il ferma les yeux et cette fois,

s’endormit pour de bon. C’était un sommeil lourd, comateux, le sommeil d’un homme au seuil

de la mort. Galatée le fixa longuement, ne sachant si elle devait espérer sa mort ou non. Elle

était là avec lui, et c’était son choix. Elle soupira et se leva. Elle avait beaucoup de choses à

faire. Pour commencer, elle fouilla dans la cabane à la recherche de nourriture. Elle trouva

plus qu’elle ne le pensait, car la cabane avait été habitée apparemment par une personne qui

aimait manger et être confortablement installée. Elle avait trouvé une armoire remplie de

victuailles et du pain pas trop rassis. L'endroit avait besoin d’un bon coup de balai, d’un coup

de brosse et d’être aéré un peu, mais finalement, il était plutôt confortable. Un lit étroit sur

lequel dormait son sauveur, une table, deux chaises et un fauteuil meublaient la pièce. Une

commode servait de vaisselier et d’armoire à vêtements. Elle dénicha une chemise très large

et un pantalon avec un cordon, elle mit ça de côté pour Atlans, au cas où. Puis, elle eut la joie

de découvrir derrière un tas de linge, des onguents et des pansements. Elle allait pouvoir

soigner ce pauvre homme.

Elle tria ce dont elle avait besoin, confectionna des pansements et fit chauffer de l’eau.

Sa grand-mère lui avait appris comment soigner, elle savait faire. Mais avant, elle décida de

prendre soin d’elle et de se préparer un repas, elle n’avait rien dans le ventre depuis la veille.

Elle se fit un gros sandwich de pâté et tout en mangeant, fit le point sur sa situation. Elle eut

un hoquet, cessa de mastiquer et se mit tout à coup à pleurer à chaudes larmes sans pouvoir

s’arrêter.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 66


Dans son brouillard, Atlans entendait des sanglots, une petite fille pleurait et ses

larmes lui broyaient le cœur. Il avait envie de la consoler, mais ne pouvait faire un geste, il

était trop loin, trop faible. Il projeta sa pensée vers la petite fille et la rassura de cette façon,

en lui murmurant des paroles venues de son âme. Peu à peu, les larmes se tarirent et la petite

fille se remit à manger. Il faut prendre des forces, lui disait la voix mentale de Atlans, il faut

aussi te reposer, prends ce fauteuil et endors-toi, demain il sera temps de me soigner.

Galatée luttait contre cette voix douce, mais comme dans un songe, elle termina son

repas et s’installa dans le vieux fauteuil de velours passé. Elle sombra aussitôt dans le

sommeil où elle fit des rêves étranges. Atlans était là, il n’avait pas ses horribles blessures et

il lui demandait pardon pour tout le mal qu’il avait pu faire. Au début, Galatée ne voulait pas

pardonner, mais peu à peu son cœur se faisait plus tendre et elle accordait son pardon.

Soulagé, Atlans la remerciait chaudement, il l’embrassait sur le front et son baiser était

empreint de chaleur et d’affection, il lui promettait de prendre soin d’elle et de veiller sur

elle tout le temps qu’il faudrait.

Galatée avait un sourire plein de joie, elle croyait ce que lui disait le guerrier, elle

voulait y croire, elle qui se sentait si petite et si seule. Atlans lui promettait une nouvelle fois

et partageait son sang avec elle. C’était un rituel ancien que seuls les frères d’armes, de lait

ou les amis intimes pouvaient partager. Rarement, il était fait avec une femme et encore

moins avec une enfant. Pourtant, cette nuit-là, un lien puissant et unique unit une enfant et

un guerrier, un lien qui leur permettrait à tous deux d’atteindre un niveau de compréhension

de l’autre jamais atteint. Ils fusionneraient dans la pureté et l’abandon total, ils deviendraient

frère et sœur, père et fille, ils uniraient leur vie au-delà des mots, au-delà de la raison. Ils

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partageraient leur force, leurs doutes et leur douleur. Mais peu à peu, l’échange perdit en

force et Galatée plongea dans un sommeil sans rêves.

Atlans pour sa part, sortit d’un assoupissement profond pour plonger dans une

léthargie réparatrice. Il ne sentait plus la douleur de ses brûlures, il ne sentait rien d’autre

qu’une profonde envie de se reposer et de réparer son corps meurtri. Il se laissa emporter et

sut que sa vie venait de changer, irrémédiablement.

Galatée fut réveillée par un son lent mais répétitif, une chose cognait avec régularité

à la fenêtre. La petite fille sursauta avant de reconnaître la jument. La pauvre bête devait

mourir de faim et de soif. Galatée bondit de son fauteuil, fraîche et reposée et se précipita

hors de la maison. Elle alla cajoler Féline qui lui rendit son affection, partit à la recherche

d’un seau et trouva une petite remise derrière la cabane. Une odeur horrible lui souleva le

cœur lorsqu’elle en ouvrit la porte. Le corps d’un vieil homme gisait sur un tas de bois. Elle

se hâta de refermer la porte, le cœur au bord des lèvres. Elle fonça dans la maison la peur au

ventre, elle ne voulait plus voir de morts. À l’abri, elle se rassura et retrouva le courage de

sortir. Elle refit le tour de la maison en prenant soin d’éviter la remise et trouva un seau posé

près d’un lavoir. Elle courut au ruisseau pour le remplir d’eau fraîche. Ensuite, elle partit à la

recherche d’un peu de foin, avant de se dire que la jument avait de quoi se remplir le ventre

pour un moment avec toute l’herbe qu’il y avait autour de la maison. Et l’eau alors ? Elle

pouvait aller boire toute seule au ruisseau… Alors que voulait-elle ? Pourquoi cogner contre

la fenêtre ?

La jument la regardait, un air interrogateur dans ses prunelles dorées. Elle s’étonnait

de toute l’agitation de la petite fille. Mais oui ! se dit Galatée, elle veut des nouvelles de son

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 68


maître !

— Attends, je vais voir comment il va, fit-elle à la jument.

Elle rentra dans la maison, un peu honteuse de ne pas avoir pensé au guerrier plus

tôt. Elle s’approcha du lit, l’homme paraissait dormir, en tout cas il avait meilleure mine et il

ne gémissait plus. D’ailleurs, se dit Galatée avec étonnement, il paraissait mieux qu’en forme,

il avait l’air normal, plus que normal même ! Elle écarquilla les yeux, stupéfaite. Atlans n’était

plus Atlans ! Enfin si, c’était le même, mais différent. Ses cheveux avaient repoussé et au lieu

d’être noirs comme avant, ils étaient devenus rouges, d’un beau rouge flamboyant. Il avait le

teint plus pâle, mais comme nacré. Il était devenu très beau, mais surtout ses blessures

avaient complètement disparu. Elle s’approcha plus près et souleva doucement le tissu

qu’elle avait mis sur lui. Rien ! Il avait la peau aussi lisse que celle d’un bébé. Elle reposa

vivement l’étoffe et s’enfuit hors de la maison, toute chamboulée. Que lui était-il arrivé ? Elle

se souvenait vaguement d’un songe cette nuit, mais si ténu, si lointain qu’elle n’arrivait pas à

mettre des images nettes dessus. Subitement, elle regarda son poignet et elle devint toute

pâle. Une mince ligne blanche qui n’existait pas avant le traversait dans sa largeur. Elle avait

fait le rituel du sang… Elle courut vers la maison et prit fébrilement le bras d’Atlans, il avait

la même cicatrice blanche et fine. C’est avec lui qu’elle avait fait le rituel, mais quand ?

Comment ? Et comment pouvait-elle savoir son prénom ?

Songeuse, elle scruta longuement le visage endormi. Oui, il avait changé en

profondeur, elle pouvait le lire sur ses traits. Il avait commencé à changer quand il lui avait

sauvé la vie. Elle avait éveillé quelque chose en lui. Mais quoi ? Atlans dormait profondément,

visiblement il avait besoin de repos, aussi elle se confectionna un en-cas et partit se

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 69


promener, elle avait besoin de prendre l’air et de réfléchir. La jument hennit lorsque l’enfant

réapparut et celle-ci la rassura.

— Ton maître va mieux, ma jolie, il se repose, je ne sais pas combien de temps ça va

durer, mais un petit moment, je pense. Je vais me promener, si tu veux, tu peux venir avec

moi.

Féline hennit doucement et suivit la petite fille en la poussant de son long museau de

temps en temps, pour jouer. Si ça se trouve, nous avons le même âge, se dit Galatée, en se

mettant à jouer à son tour. Elle retrouva un temps son insouciance et oublia ses soucis.

Atlans se reconstruisait, il se sentait de mieux en mieux, ses forces lui revenaient, il se

savait différent, profondément différent. Jamais il n’avait connu une telle sérénité. Il dormait,

apaisé, mais avait une conscience aiguë de ce qui l’entourait. Il pouvait sentir l’herbe de la

prairie, le parfum des fleurs sauvages, son cœur pulsait au rythme de la vie qui s’épanouissait

autour de lui. Il s’éveilla soudain, l’esprit alerte et le corps reposé. Il resta allongé un moment,

écouta le bruit de son cœur. Il promena ses mains sur son torse, à peine étonné de le sentir

lisse et doux, puis sur son visage où toute trace de brûlure avait disparu. Il se leva enfin et

constata que la matinée était bien avancée. Il ne vit pas Galatée, mais sut qu’elle n’était pas

loin, le lien puissant qu’ils avaient tissé durant la nuit, ce lien qui lui avait sauvé l’âme et la

vie, les unissait à jamais. Rassuré, il fouilla dans la maison à la recherche d’un sac où entasser

ce dont ils auraient besoin pour leur longue route. Il trouva un vieux balluchon encore en

bon état, ainsi qu’une chemise et un pantalon propres. Il supposa que Galatée avait pensé à

lui. Il enfila le tout, choisit de la nourriture non périssable, prit deux couvertures et de quoi

voyager léger. Enfin prêt, il partit à la recherche de la gamine et de sa jument. Il les trouva un

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 70


peu plus loin, sur le chemin du retour. La petite courut spontanément vers lui et s’arrêta d’un

coup, indécise. Atlans lui ouvrit grand les bras et elle s’y jeta avec élan. Elle avait retrouvé un

foyer, le voyage pouvait commencer.

— Tout est prêt ma douce, fit Atlans en la soulevant et en la posant délicatement sur

le dos de Féline.

Atlans saisit la bride et ils s’en allèrent tranquillement. Ses cheveux rouges volaient

au vent, longs et soyeux, ils jetaient des éclairs de feu. Fascinée, Galatée se dit que le soleil

était en marche et qu’elle voyageait en sa compagnie.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 71


Cassandre et Mérisian

Mérisian voyageait depuis plusieurs jours maintenant, il ne savait pas exactement où

il allait, mais la gemme qu’il avait au front pulsait faiblement lorsqu’il était sur la bonne voie.

Il sentait sourdre une énergie immense de cette pierre, faite pour lui. Il se demandait souvent

pourquoi Arcien ne l’avait jamais utilisée pour ses propres besoins et se disait que la réponse

à cette question viendrait le moment venu. Il savait qu’il avait subi une métamorphose

extraordinaire et il en était enchanté. Avant, on le prenait pour un idiot, car il avait tendance

à aimer tout le monde sans jugement. Tous se moquaient de sa naïveté et de sa gentillesse,

mais il ne regrettait pas ce qu’il avait été, car c’est en partie grâce à cette qualité qu’il avait

pu devenir ce qu’il était à présent. Mais désormais, on ne pouvait plus le prendre pour un

simplet, tout chez lui criait le contraire.

Il marcha un long moment sans éprouver de fatigue, avant d’arriver aux abords d’un

gros bourg. La nuit était tombée, aussi, il rencontra peu de monde. Il n’était jamais venu ici,

pourtant, il connaissait intuitivement les lieux. Et il sentait que d’une certaine façon, il était

attendu. Il traversa une ruelle, puis une artère plus grande avant de trouver la bonne adresse.

Il leva le nez sur un écriteau qui se balançait au vent et lut : L’auberge du Bois d’Or, oui, c’était

là. Il poussa la porte et fut accueilli par une bonne odeur de ragoût. L’auberge était bondée

et peu de gens remarquèrent son entrée. Il s’avança au milieu de la pièce, cherchant des yeux

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 72


un endroit où se poser.

Il trouva une petite place libre au fond. Il bifurqua entre les tables et les chaises avant

de pouvoir s’y installer. Les discussions allaient bon train et la bonne humeur circulait

partout. Un vieil homme frêle vint à sa rencontre. S’il avait remarqué l’air étrange de

Mérisian, il n’en laissa rien paraître. Il devait considérer que la gemme et les cheveux verts

étaient une excentricité peu intéressante. En revanche, l’âge de Mérisian l’interpella

davantage.

— Bien jeune pour se promener tout seul dans une taverne, fit le vieux.

— La guerre, répondit-il laconiquement.

Le vieux hocha la tête avec commisération. Il avait entendu dire que des villages

entiers étaient massacrés et que la guerre des Deux Vallées avait fait des ravages. Il regarda

le jeune homme avec plus d’attention et eut un hoquet de surprise. Puis, il attrapa le poignet

de Mérisian et lui fit signe de se taire.

— Viens avec moi, il faut que le Maître te voie, je pense que tu vas l’intéresser.

Mérisian ne s’étonna pas de la proposition de l’homme, il se leva discrètement et le

suivit. Ils passèrent devant le comptoir et le vieux poussa une lourde porte de bois. Ils

pénétrèrent dans une petite pièce agréable et la traversèrent avant de se retrouver dans une

salle plus grande, chaude et confortable. Elle était décorée avec soin et Mérisian se dit qu’il

devait être dans la partie réservée à la famille. Un homme et une femme se tenaient là,

attablés devant un repas. L’homme leva la tête et une émotion intense traversa son visage. Il

posa lentement la fourchette qu’il avait dans les mains et repoussa sa chaise. Sa femme, qui

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 73


l’observait, cessa de manger et tourna la tête dans la direction de Mérisian. Sa réaction fut

encore plus vive que celle de son mari. Elle poussa un cri et porta sa main à sa gorge avant

de s’effondrer au sol. L’homme s’élança à son chevet.

— Myrha, ma chérie ! s’affola-t-il.

La femme se relevait déjà, le teint pâle. Elle regardait fixement Mérisian, visiblement

perturbée par ce qu’elle voyait. Rassuré, son mari se tourna lui aussi vers le jeune homme.

— Qui es-tu, toi ?

Mérisian ne se sentait ni inquiet, ni étonné. Cette situation lui paraissait normale,

comme déjà vécue mille fois. Il savait que l’étonnement de ces gens n’était pas seulement lié

à lui, mais à autre chose, et il allait bientôt savoir quoi. Il était d’ailleurs venu pour cela.

— Mérisian, répondit-il d’un ton posé, le regard clair et le sourire aux lèvres.

Puis, sans savoir pourquoi, il ajouta :

— Je suis ici pour Cassandre, elle a besoin de moi.

Le père hocha la tête et sortit d’un pas un peu raide de la pièce. La mère s’approcha

de lui à pas lents, méfiante et cependant, irrésistiblement attirée. Elle ne cessait de fixer son

front, les yeux agrandis pas l’angoisse. Elle tendit une main tremblante vers Mérisian.

— Ça, quelle est cette chose ?

— Une gemme, répondit Mérisian en se reculant imperceptiblement.

Il ne voulait pas qu’elle lui touche le front.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 74


— C’est une sorte de talisman qui me protège, ajouta-t-il presque involontairement.

La femme, sentant sa répugnance, baissa le bras et soupira longuement. Une grande

tristesse s’était abattue sur elle. Elle pressentait que ce jeune garçon viendrait un jour et elle

savait pourquoi, mais la douleur n’en était que plus pénible.

La porte s’ouvrit et l’homme entra, accompagné d’une toute petite fille d’à peine

quatre ans. Elle ouvrait de grands yeux ronds, tout étonnée de se retrouver debout à cette

heure tardive. Puis, ses yeux se posèrent sur Mérisian et un cri de pure joie retentit. Elle

s’élança vers lui et il la reçut dans ses bras.

— Tu es venu, fit-elle avec extase, je le savais, je l’avais dit à papa et maman. Regarde,

ajouta-t-elle en lui montrant sa paume.

Au milieu de sa petite main droite, elle avait un tatouage qui représentait trait pour

trait la gemme que Mérisian portait au milieu du front. Il en fut fasciné. Il prit la main de la

petite fille et délicatement, la posa sur sa propre gemme. Aussitôt, une lumière intense fusa

et ils se retrouvèrent tous deux baignés d’une énergie intense.

Le père et la mère de la petite fille se mirent les mains sur les yeux, tant la lumière les

aveuglait. Seul le vieil homme observait la scène avec grand intérêt. Il semblait que la lumière

l’acceptait et l’autorisait à voir ce qu’étaient ces deux enfants. Et ce qu’il vit ensoleillerait le

reste de son existence.

Le garçon et sa petite-fille étaient l’un contre l’autre, enlacés et ne se quittaient pas

des yeux. Ils étaient auréolés d’une lumière blanche très vive, comme un cocon chaud et

moelleux. Seule l’énergie qui pulsait autour d’eux était forte, comme une sorte de protection

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 75


contre quiconque voudrait arrêter l’échange, car il s’agissait bien de cela. Ces deux êtres

extraordinaires partageaient tout ! Leurs émotions, leurs doutes, sentiments et

connaissances. Ils fusionnaient pour mieux apprendre et comprendre. Tout à coup, la

lumière se fit plus douce, puis il n’y eut plus que le halo lumineux et enfin, plus rien. Seuls

deux enfants, heureux de s’être trouvés.

— Cassandre, fit Mérisian d’une voix rêveuse, quel joli prénom. Il te va bien.

— Mérisian n’est pas mal non plus, fit la petite fille mutine.

Ils se tournèrent tous deux vers les parents de la petite fille. Curieusement, la gemme

avait cessé d’être visible et les cheveux verts de Mérisian paraissaient d’une autre couleur.

Myrha cligna plusieurs fois des yeux pour être certaine de ce qu’elle voyait.

Le vieux qui avait amené Mérisian au sein de la famille n’avait pas perdu une miette

de la scène qui se déroulait sous ses yeux. Il s’approcha de sa fille et lui tapota gentiment

l’épaule. Il se doutait que pour elle, ce qui se passait ici la dépassait largement.

— Rassure-toi ma fille, fit le vieux, moi aussi j’ai vu. Elle m’a fait le coup à moi aussi,

elle ne se montre que quand elle en a envie ou besoin. Hein, mon garçon ?

Mérisian eut un sourire mystérieux et le vieil homme lui fit un clin d’œil. Cassandre,

qui aimait beaucoup son grand-père, s’approcha de lui et l’entoura de ses petits bras. Il était

un peu comme eux lui aussi.

— Dis papy, tu viens avec nous ? Je crois que ce serait bien…

Mérisian hocha la tête avec vigueur. Il était tout à fait d’accord et la pierre aussi

d’ailleurs. La mère de Cassandre ne pouvait en supporter davantage, elle s’effondra dans les

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 76


bras de son mari, en larmes.

Depuis que sa fille était née, elle savait qu’elle était différente. Qui naissait avec un

tatouage dessiné dans la paume ? Mais cela n’était rien en comparaison de tout le reste.

Cassandre s’était mise à parler très tôt et très bien, elle n’avait jamais été réellement une

enfant. Même si c’était un petit être exquis, elle était trop différente pour que ses parents

aient pu la considérer comme un bébé ou une enfant. Elle leur avait parlé de Mérisian, de sa

venue et qu’il allait venir la chercher pour l’emmener voir les autres. Elle avait aussi parlé de

la guerre et avait conseillé à ses parents de fuir vers le sud en emportant tout ce qu’ils

pouvaient. Elle disait que des guerriers allaient arriver, tout saccager et tuer tout le monde.

Cassandre se détacha des bras de son grand-père pour aller enlacer sa mère. Elle

l’aimait profondément et ne voulait pas qu’elle soit triste.

— Ne t’inquiète pas maman, nous nous reverrons, je l’ai vu. Et toi avec papa, il faut

que vous partiez vous aussi. Prenez de l’argent, beaucoup d’argent, des chevaux et des vivres

dans un chariot et allez vers le sud. Cherchez un village du nom de Sarine, là, vous serez en

sécurité pour ce qui doit arriver. Mais ne perdez pas de temps, là-bas, je saurai vous

retrouver.

— La petite a raison, surenchérit le grand-père, il est temps maintenant, car les

rumeurs sont de plus en plus effrayantes et l’armée de l’empereur avance. Faites ce que

vous dit la môme, moi je vais partir avec les deux gosses. Je ne sais pas à quoi je vais

pouvoir leur servir, mais je suppose qu’un vieux avec des enfants attire moins

l’attention que deux enfants seuls.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 77


— Oui, répliqua Mérisian songeur, mais ce n’est pas l’essentiel, car le moment venu,

vous aurez vous aussi votre rôle à jouer. Nous avons chacun une mission et il s’avère que

Cassandre et moi sommes unis par la magie de la pierre, c’est pour cela que nous devons

faire route ensemble.

Riddle, le père de Cassandre, s’agenouilla près de la petite fille. Il la serra longuement

contre lui puis l’embrassa tendrement sur le front. Il se releva et sans un mot quitta la pièce.

Il savait ce qu’il devait faire et c’est sa toute petite enfant qui avait raison. Plus le temps de

tergiverser, il fallait agir. Myrha restait là, sans énergie, les bras ballants, le cœur chaviré. Son

bébé allait partir et elle ne pouvait rien faire pour la retenir. Sa vie s’écroulait et son mari

avait l’air de trouver cela normal.

— Non maman, il ne trouve pas ça normal, fit Cassandre en regardant sa mère droit

dans les yeux et en lui prenant les yeux. Il sait que j’ai raison, il fait juste ce qui doit être fait,

pour vous sauver la vie. Il me fait confiance. Et toi ?

Plus que tout autre chose, c’est l’anxiété dans la voix de sa fille qui la ramena à la

raison et lui fit réaliser à quel point Cassandre était petite, et à quel point elle avait besoin

d’amour, de réconfort et de soutien. Elle prit sa fille par la taille, la souleva contre elle et lui

fit le câlin que la petite attendait depuis longtemps. Enfin, mère et fille se retrouvaient pour

se séparer certes, mais elles savaient qu’elles s’aimaient et cela n’avait pas de prix. Myrha

parvint à ravaler ses larmes, fit un énorme baiser à sa fille et la posa à terre.

— Viens, nous allons préparer un petit sac pour toi, un autre pour ton grand-père et

de quoi vous nourrir… Enfin, nous allons nous préparer à partir, soupira-t-elle.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 78


La petite fille fit un clin d’œil à Mérisian, heureuse que tout se déroule si bien. Son

grand-père grommela quelque chose dans sa barbe avant de les suivre. Il ferait son sac tout

seul, il n’avait pas besoin qu’on l’aide.

Resté seul, Mérisian songea à cette drôle de situation, beaucoup d’émotions, de

sentiments pour finalement accepter ce qui pouvait paraître monstrueux. Comment des

parents pouvaient laisser une petite fille de quatre ans partir avec un inconnu sur les routes

en temps de guerre ? Mérisian eut un sourire, car lui savait à quel point c’était douloureux

pour eux, il l’avait senti et d’ailleurs, l’acceptation des parents n’avait été possible que grâce

à son intervention. Il ne savait pas comment il avait fait, mais c’était ainsi. Grâce à la gemme,

il avait pu les persuader sans effort de faire ce qu’il désirait. Il détenait un bien grand et

dangereux pouvoir, il se promit de s’en méfier.

Myrha revint peu de temps après, les bras chargés, Cassandre trottinant derrière elle.

Elle sourit au jeune homme, étonnée d’éprouver de l’affection pour quelqu’un qu’elle ne

connaissait pas.

— Vous partirez demain matin, il est hors de question de partir en pleine nuit et j’ai

besoin de passer encore quelques instants avec ma fille. Nous allons finir de ranger ceci dans

les sacs et ensuite, du repos sera le bienvenu.

Elle posa son barda sur la table, fit le tri, plia et rangea le tout dans les deux sacs à dos

que portait Cassandre.

— Voilà ! C’est prêt. Un peu de nourriture, de l’argent et tout sera parfait pour demain.

Viens, proposa-t-elle à Mérisian, les chambres sont en haut. Une bonne nuit de sommeil et

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 79


ensuite, nous ferons ce qui doit être fait.

Ils grimpèrent un escalier et débouchèrent sur un long couloir. Une porte s’ouvrit

vivement et le grand-père déboula comme une furie.

— Ah, cette vieille bique ! hurla-t-il. Elle m’a encore piqué mon tabac, si je l’attrape, je

l’étripe…

Il passa en trombe devant eux, descendit les escaliers quatre à quatre en vitupérant

et disparut on ne sait où.

— C’est Mouf, sa chatte, elle lui vole toujours des tas de choses, c’est un jeu entre eux,

expliqua Cassandre. Viens !

Elle prit la main de Mérisian et lui montra sa chambre. Elle ouvrit une porte et il eut

la satisfaction de découvrir un lit moelleux et accueillant dans une pièce assez grande.

— Bonne nuit, fit Cassandre et elle disparut à son tour dans une autre pièce.

Mérisian crut entendre un rire, puis, plus rien. Myrha lui souhaita aussi bonne nuit et

suivit le même chemin que sa fille. La famille avait décidé de passer cette nuit ensemble.

Mérisian eut un sourire, il aimait ces gens et cet endroit.

Il posa son sac à terre et observa les lieux. Il nota avec joie qu’il y avait une cuvette et

une grande carafe d’eau. Il pourrait enfin se laver un peu. Il prit des affaires propres, se

déshabilla puis fit une toilette sommaire qui lui procura le plus grand bien. Rafraîchi, il enfila

une chemise longue et s’allongea sur le lit. Confortable à souhait. Il ferma les yeux et sombra

dans le sommeil.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 80


Une petite main fraîche vint le tirer de son sommeil. Cassandre, les joues rouges et les

yeux brillants, l’observait avec affection. De grandes cernes soulignaient ses yeux bleu

pervenche, signe qu’elle n’avait pas beaucoup dormi. Mais elle était heureuse et pleine de vie.

— On va déjeuner, viens, habille-toi, nous partons tout de suite après. Grand-père a

préparé un énorme sac pour lui, ce qui a beaucoup énervé maman et il a mis tout un tas de

choses dedans, c’est fascinant. Et pour toi, maman a donné ça, fit-elle en essayant de soulever

un sac à dos posé près de son lit. Elle a mis des chemises et des trucs pour garçon, pour ne

pas que tu aies froid, elle m’a dit.

Cassandre tapota la joue de Mérisian, se détourna et bondit vers la porte.

— On t’attend en bas, à tout de suite ! hurla-t-elle en s’éclipsant.

Mérisian s’habilla rapidement, enfila ses chaussures et prit son nouveau sac, assez

lourd. Il vida le sien et transvasa le tout dans son nouveau bagage sans même regarder ce

qu’il y avait dedans. En bas, tout le monde était déjà attablé, l’air sentait bon le café, le

chocolat et le thé. Des viennoiseries, du pain, du beurre et de la confiture étaient étalés sur

la table et Mérisian réalisa qu’il avait une faim de loup.

— Bonjour, fit-il en entrant dans la cuisine.

— Bonjour mon garçon, répondit le vieux. Ah, je m’appelle Rufus et puisqu’on doit

voyager ensemble, tu peux m’appeler comme ça.

— Bonjour, s’exclamèrent Myrha et Riddle.

— Tu as vu le sac que j’ai déposé à ton chevet ? demanda Myrha.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 81


— Oui, Cassandre me l’a montré, je vous remercie de l’attention…

— Ce n’est rien, tu es un jeune garçon, il faut bien qu’on s’occupe de toi. Allez, mangez

les enfants, la route sera longue.

Il s’assit et dévora un énorme petit déjeuner sous l’œil attendri de Myrha. Elle aimait

que les enfants aient bon appétit. Pourtant, c’est avec une certaine nostalgie que le repas prit

fin. Ils n’avaient pas hâte de se quitter.

— J’ai une idée, proposa Rufus. Et si on faisait un bout de chemin ensemble ? Après

tout, nous allons sur la même grande route pendant au moins deux heures. La séparation

serait moins douloureuse pour tous, je crois.

Les visages se détendirent, tous approuvèrent avec soulagement. Ils laissèrent tout

en plan, conscients qu’ils ne reviendraient pas et qu’il n’était pas nécessaire de mettre la

maison en ordre. Riddle s’était occupé de ranger un peu l’auberge et avait chargé pendant

une bonne partie de la nuit leurs biens les plus précieux dans une énorme carriole qui

attendait sous le porche d’entrée. Ils ne manqueraient de rien, l’auberge avait rapporté plus

d’argent qu’ils n’auraient de temps pour le dépenser et ils avaient des provisions à profusion.

Quatre chevaux tiraient la carriole et cinq autres étaient attachés à l’arrière. Ils étaient prêts

pour un long voyage.

Myrha fut la dernière à sortir, elle sécha une larme, puis redressa les épaules. Sa fille

leur avait beaucoup parlé durant cette nuit et elle savait beaucoup de choses maintenant.

Elle connaissait un peu de son avenir et elle devait s’avouer que, si cela lui faisait un peu peur,

elle était tout de même assez excitée par l’aventure. Elle donna un tour de clé dans la serrure

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 82


pour la forme, mit une pancarte « fermé pour congés » et monta à l’avant du véhicule à côté

de son mari qui lui sourit tendrement pour la réconforter. Cassandre se plaça entre les deux,

un sourire ravi aux lèvres, Mérisian et Rufus s’installèrent à l’arrière sur une petite planche

de bois. Le voyage pouvait commencer.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 83


Féniel, le manipulé

Féniel en aurait hurlé de rage, il était entouré d’une bande de crétins incapables,

d’abrutis finis. Assis, les pieds étalés sur son bureau, il considérait avec hargne la personne

debout face à lui. Étrange comme ce petit homme insipide pouvait inspirer autant de peur

autour de lui. L’empereur était pourtant assez quelconque, ni gros, ni maigre, juste normal

avec une bouche peut-être un peu trop molle. Mais ce qui avait plu à Féniel, c’était la lueur

de folie qui s’allumait parfois dans le regard du monarque. Une folie furieuse, de celles qui

sont capables de semer la haine et la désolation partout autour. Et il s’acquittait très bien de

cette tâche. Un fou furieux.

Il avait le pouvoir de faire régner la peur et il en usait abondamment. Féniel n’avait eu

qu’à pousser un peu pour accentuer ce petit travers, tout en restant dans l’ombre. Il était trop

tôt pour se montrer, il devait encore rester prudent. Son but à lui était plus grand que de

gouverner une bande de crétins, lui, il voulait le pouvoir au sens le plus large du terme.

La règle étant d’être désigné empereur de père en fils, Rathen n’avait eu qu’à tendre

la main pour prendre le sceptre du pouvoir. À l’époque où Féniel l’avait connu, l’empereur

de Serthas-la-Noire n’était encore qu’un enfant, mais un enfant qui promettait. Tous deux

avaient eu le même précepteur, un homme froid et cynique qui s’amusait à les humilier du

mieux qu’il pouvait. Très vite, Féniel lui avait montré qui était le maître. Sous les yeux du

futur empereur, il avait forcé le précepteur à s’agenouiller devant lui pour demander pardon.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 84


Depuis ce jour, l’enfant empereur vouait à Féniel une adoration sans bornes. Il vénérait

littéralement le jeune garçon et avait reconnu un maître en lui.

Féniel n’était qu’un enfant lorsqu’il apprit pour la première fois à dominer les autres

grâce au pouvoir de la pensée. Sa mère, une femme étrange qui l’avait mis au monde dans la

terreur et la douleur, avait su résister aux pressions de son entourage qui lui disait de se

débarrasser de lui. Elle avait refusé, non pas par amour, mais pour se venger. Elle espérait se

servir de l’enfant pour détruire celui qui l’avait engrossée de force. L’empereur Arthen lui-

même l’avait violée, battue et laissée pour morte, mais elle avait survécu et mis son bâtard

au monde. Féniel était donc le demi-frère de Rathen, sans que celui-ci ne le sache. D’ailleurs,

il aurait fallu regarder de très près pour remarquer ne serait-ce qu’une infime ressemblance.

Nouria, sa mère, avait patiemment attendu son heure et lorsque la mère de l’empereur avait

cherché un compagnon de jeu pour son fils, elle s’était arrangée pour mettre Féniel sur la

liste des prétendants. Le charme, l’intelligence et la fourberie de son fils avaient fait le reste.

Il avait été choisi haut la main et depuis, il vivait dans les appartements royaux, près du petit

empereur. Ainsi, Nouria savait exactement ce qui se passait au château et elle attendait,

persuadée que son fils était sous son entière domination.

Nouria avait élevé Féniel dans la haine de l’autre, de l’homme et de la race humaine

en général. Elle lui avait appris à dissimuler ses sentiments, à présenter son meilleur visage

pour mieux détruire ensuite. Mais, mieux que tout cela, elle lui avait enseigné la magie, celle

de la mort, de la peur et de la terreur. Il était devenu excellent, si bon même qu’il avait

surpassé sa mère et qu’il lui avait fallu rapidement d’autres professeurs plus expérimentés.

Féniel était doué, il apprenait vite, il n’avait peur de rien et sa beauté lui ouvrait des portes

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 85


fermées depuis longtemps, surtout celles des femmes, dont une en particulier qui l’avait

initié à la magie de la terre, le côté sombre de la terre, celle des poisons, des sortilèges de feu

et des potions. Il avait aussi retrouvé des grimoires anciens et ce qu’il n’avait pu apprendre

dans les livres, il l’avait appris de lui-même en invoquant des démons de l’entre-deux-

mondes. Il avait failli y laisser la vie plus d’une fois, mais il était toujours là, vainqueur et de

plus en plus fort.

Sa mère n’eut pas le plaisir d’ourdir sa vengeance jusqu’au bout, Féniel gardait

l’empereur vivant pour mieux le manipuler, alors qu’elle voulait le voir mourir dans

d’atroces souffrances. Pour cela, il fallait atteindre un niveau de magie suffisamment élevé,

car l’empereur était fortement protégé par une magie puissante, difficile à combattre. Elle

n’avait pas le niveau, son fils si. La mère et le fils n’éprouvaient aucun amour l’un pour l’autre

et Nouria sentait que Féniel lui échappait. Alors, elle voulut le ramener à sa cause en

pratiquant la magie sur lui. Elle tenta sa chance une nuit, alors qu’il dormait. Elle commença

à psalmodier un sort d’enchaînement, mais Féniel s’éveilla d’un coup, le sourire aux lèvres.

Il eut à peine un regard pour sa mère lorsqu’il lui fit éclater les tympans pour commencer et

lui infligea ensuite une rupture massive des vaisseaux sanguins du cerveau. Nouria ne

mourut pas, elle devint un légume sans vie qui désormais, ne se mettrait plus en travers de

son chemin. Il n’éprouvait aucun remords, après tout, c’est elle qui avait tenté un sort contre

lui, il n’avait fait que se défendre. Il garda l’empereur suffisamment longtemps en vie pour

accéder à un poste clé dans le gouvernement et une fois que cela fut fait, Arthen mourut

subitement d’une crise cardiaque. Son fils d’à peine vingt-et-un ans le remplaça et Féniel

resta dans l’ombre, exactement à la place qu’il souhaitait occuper.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 86


Ironie du sort, il avait été formé pour devenir l’un des protecteurs de Rathen. Un

concours de magie était organisé tous les cinq ans et les plus prometteurs des candidats

étaient retenus pour suivre les cours spéciaux particuliers, donnés par les grands maîtres.

Féniel avait réussi le concours haut la main et suivi des cours ennuyeux qu’il maîtrisait déjà,

car quoi qu’on en dise, la magie noire et blanche avaient beaucoup en commun. Seule

l’utilisation que l’on en fait détermine le camp pour lequel on travaille. Féniel avait choisi

depuis longtemps son propre camp. Il était entré dans l’école de magie avec l’espoir

d’apprendre des choses nouvelles, car il savait les maîtres de Magie, forts, très forts. Mais ils

ne partageaient pas leur savoir et ce qu’ils dispensaient était sans intérêt pour Féniel. Il avait

eu le sentiment de perdre son temps et peu à peu, avait séché les cours.

Grand et mince, Féniel avait un corps athlétique, des épaules larges et les hanches

minces. Son visage attirait comme un aimant, tant il était parfaitement équilibré. Mais ce qui

plaisait surtout, c’étaient ses yeux légèrement en amande et d’un vert d’eau magnifique. Les

femmes rêvaient de ses lèvres sensuelles et se pâmaient s’il leur adressait un sourire. Pas

une n’aurait pu imaginer qu’il pratiquait la magie noire à haute dose, tant il avait l’air beau

et pur.

Dans l’immédiat, il était furieux de voir à quel point son demi-frère pouvait être

ignare, à la limite de la débilité. Il venait tout simplement de déclarer la guerre à la planète

entière en massacrant à tout va, sans réfléchir. Il s’était entouré d’une troupe de guerriers

aussi sanguinaires qu’idiots, c’est dire le degré de violence qui devait régner dans les

batailles.

— Écoutez Majesté, je reconnais que cette guerre était indispensable, c’est moi qui

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 87


vous l’ai recommandée. Ce que je dis, c’est qu’il fallait frapper avec discernement. Or, il me

semble que vos troupes y sont allées avec un peu trop d’enthousiasme, non ? Des milliers de

morts, des femmes et des enfants… Non que cela me touche, mais nous avons besoin de main-

d’œuvre et où allons-nous la trouver maintenant ?

L’empereur se dandinait d’un pied sur l’autre, il ne savait jamais quelle contenance

adopter devant Féniel. Ce dernier le tétanisait et le rendait incapable de penser logiquement.

C’est d’un ton plaintif, qu’il détestait, qu’il répondit.

— Ils se sont laissés emporter, c’est vrai, admit-il, mais ils n’ont envahi que le Nord, là

où le peuple est le plus virulent. Il fallait les maîtriser rapidement… Et puis je voulais envoyer

un message à tous les clans ! Nous devons remédier à leur comportement hostile à nos lois…

— Je vous avais parlé du Nord de la Plaine, coupa Féniel avec hargne, pas du Nord de

l’Astrée, encore moins du Nord d’Elwhinaï. Le clan des Arcs d’Acier bénéficiait de nombreux

alliés et pas seulement dans le Nord, je peux vous l’affirmer. Ils vont s’allier pour nous

combattre, alors que si vous vous étiez contentés de faire ce que je disais, nous aurions

envahi les cités les unes après les autres sans même qu’ils s’en rendent compte. Tout ce bain

de sang, toute cette boucherie inutile, il va falloir repenser toute notre stratégie…

Féniel se redressa brusquement, sa haute silhouette dominait l’empereur qui se sentit

plus minable que jamais.

— Il nous faut faire vite maintenant, car l’éclipse est prévue dans deux mois et sept

jours exactement et il est important de faire ce qui doit être fait, en temps et en heure.

Il tapotait sur le bureau, l’esprit en ébullition.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 88


— Laissez-moi réfléchir à cette nouvelle situation et je vous informerai de notre

nouvelle stratégie dès que tout sera clair. Il me semble que vous avez des rendez-vous

importants aujourd’hui ?

L’empereur blêmit un peu et hocha la tête affirmativement. Il avait une foule de

choses à faire.

— Alors je ne vous retiendrai pas plus longtemps, ajouta Féniel. Si Sa Majesté veut

bien m’accorder son congé…

Rathen eut un moment d’hésitation avant de comprendre le sens de la phrase. Il était

purement et simplement congédié, lui, l’empereur. Et pourtant, il était incapable de réagir. Il

bredouilla une excuse et s’en fut du bureau de Féniel, la mine dépitée et une lueur de colère

dans les yeux. Il n’avait pas à écouter ce jeune mage prétentieux et méprisant. C’est lui qui

menait la guerre et il avait décidé que les clans étaient une écharde dans son pied.

Heureusement que son mage lui avait concocté quelques artefacts puissants qui lui

donnaient un avantage précieux sur ses ennemis. Non seulement il allait annexer tous les

territoires et continents, mais il le ferait à sa manière. Rassuré par son raisonnement et sa

prise de décision, il se dit que Féniel se rallierait à sa cause d’une façon ou d’une autre.

Enfin seul, Féniel put réfléchir à cette nouvelle situation. Il se demandait pourquoi les

maîtres de Magie n’avaient pas réagi lorsque l’empereur avait déclaré la guerre à la moitié

de la planète sous le prétexte fallacieux qu’il lui fallait plus de terres pour collecter plus

d’impôts. La famille royale possédait des biens immenses et n’avait pas besoin de plus pour

vivre dans le luxe et le faste. Cela faisait maintenant huit mois que tout avait commencé et

personne ne disait rien. Même Arren, le conseiller de l’empereur, n’avait osé défier Rathen.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 89


Leur silence à tous était bien étrange, il fallait qu’il examine cela de près. Il avait déserté

l’école de magie depuis trop longtemps, près d’un an au moins, oui, beaucoup trop

longtemps.

Il sortit de son petit bureau, l’esprit en alerte, il aurait dû s’inquiéter de ce silence bien

avant. Maintenant, il ressentait une vive inquiétude, il se tramait quelque chose dans son dos.

Il alla directement à l’école de magie située dans l’enceinte du château, mais éloignée tout de

même d’au moins trois bons kilomètres. Il marcha d’un pas vif, de plus en plus impatient. Et

sur le dernier kilomètre, il se mit à courir. C’est essoufflé et rouge qu’il arriva dans la cour de

l'immense bâtisse de bois. Les lieux paraissaient déserts et même laissés à l'abandon. Il

monta les escaliers en pierre de l'école et entra dans le hall. Il n’y avait personne ! Intrigué,

Féniel monta quatre à quatre les escaliers qui menaient aux classes. Là aussi, toujours rien !

Une boule d’angoisse tapie au fond de sa gorge, il se dirigea vers la salle des conférences.

Rassuré, il y vit le grand Maître lui-même. Rafiel était installé tranquillement sur l’un des

sièges, il semblait attendre quelque chose.

— Ah ! Féniel ! fit-il en se retournant. Il me semblait avoir reconnu tes pas. Mais

qu’est-ce qui t’arrive mon garçon, tu es tout essoufflé, aurais-tu couru ?

— Oui Maître, j’ai eu vent d’une drôle de rumeur, la guerre et les massacres, j’ai voulu…

Féniel soupira et s’assit lourdement près de Rafiel. Il jouait parfaitement l’innocent

qui ne comprenait rien à une situation qui le dépassait.

Rafiel eut un sourire paternel, en dépit de tout, il ne pouvait s’empêcher d’admirer et

d’aimer ce jeune garçon, intrépide et malveillant. Il sentait que tout chez Féniel n’était pas

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 90


mauvais et qu’il aurait fallu gratter un peu… Mais le temps lui manquait. Il posa une main

frêle et parcheminée sur l’épaule de Féniel, il savait que le jeune homme n’aimait pas les

contacts, mais pour ce qu’il avait à dire et à faire, ce geste était plus que nécessaire.

— Mon enfant, commença Rafiel, oh ! je sais tu n’es plus un enfant, mais à mes yeux,

vingt-trois ans comptent peu. Tu vois, à certains moments de la vie, l’importance de ce que

l’on doit faire et dire devient capital et cet instant est l’un de ces moments. Je suis seul, l’école

est vide, ils sont tous partis depuis maintenant huit mois. Eh oui ! Ton manque d’assiduité à

l’école nous a facilité la tâche. Nous savons le rôle que tu joues dans tout cela. Non, écoute-

moi jusqu’au bout, tu as besoin d’entendre certaines choses et c’est à moi de te les dire.

Féniel eut un mouvement de colère puis se retint, les propos du vieux magicien

l’étonnaient, le déconcertaient même. Il n’aimait pas cela, il avait le sentiment d’avoir été

floué. Il rentra sa colère et accepta d’écouter Rafiel. Son visage se détendit et il fit un signe

d’assentiment au vieux mage. Il était prêt à tout entendre. Il affecta un air nonchalant et ne

le quitta plus des yeux.

Rafiel appréciait le combat intérieur auquel se livrait Féniel pour garder son sang-

froid. Le jeune homme n’aimait pas être manipulé, pas lui ! Il ne comprenait plus rien et cela

le perturbait. Peut-être que pour la première fois de sa vie, il ne maîtrisait pas la situation.

Rafiel retint un sourire, il s’agissait peut-être là de sa première leçon. Il s’éclaircit la voix et

continua ses révélations.

— Vois-tu, lorsque tu es arrivé à l’école, je savais déjà à qui j’avais affaire, oh, tu étais

un jeune homme brillant, volontaire et capable, très capable même. Mais ta vraie nature est

visible pour qui sait regarder et je voyais en toi comme dans un livre ouvert. Tu es si

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 91


ambitieux que ça transparaît dans tous tes gestes. Tu te demandes pourquoi nous t’avons

accepté en tant qu’élève ? Eh bien, disons que nous en avons reçu l’ordre. Non, pas de

l’empereur, nous ne dépendons pas de lui, nos ordres viennent de plus haut. Et les ordres

étaient de t’apprendre la magie blanche, de te faire progresser et c’est ce que nous avons fait.

Nous savons que l’empereur est sous ta coupe, il ne fait pas un geste sans que tu ne sois

derrière lui. Et la décision de déclarer la guerre à des nations en paix avec nous depuis des

décennies vient de toi aussi. Oui, Féniel, à quoi servirions-nous si nous n’arrivions pas à

percer les secrets intimes d’un tout jeune homme ? Et encore une fois, nous t’avons laissé

faire, ordre d’en haut. Quelque chose de plus fort que toi est en marche Féniel, et disons que

tu as servi les desseins d’une personne qui voit plus loin que toi.

N’y tenant plus, Féniel se leva d’un bond, ivre de rage. Il ne pouvait croire ce qu’il

entendait, depuis tout ce temps, il croyait avoir été discret et très fort et il se rendait compte

qu’il s’était fourvoyé. Il avait envie de tuer le vieil homme, mais se retint, le moment n’était

pas venu. Il s’éloigna de quelques pas, le contact avec ce vieux bouc l’écœurait. Il se rassit

deux chaises plus loin, le cœur battant la chamade et la haine scintillant dans les yeux.

— Que voulez-vous ? demanda-t-il froidement.

Rafiel avait observé la scène avec intérêt et curiosité, le sang-froid du jeune homme

l’étonnait. Il croisa les bras sur son torse maigre et continua à parler paisiblement.

— Nous ne voulons rien de toi, tu as fait ce que tu devais faire dans le cadre de l’école,

mais comprends que nous ne pouvions partager certains secrets et encore moins t’emmener.

Il va se passer un événement terrible le jour de l’éclipse de Lune.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 92


Rafiel fit une pause, puis annonça sereinement :

— Tu as encore ton rôle à jouer, mais je ne sais lequel, ce sera à toi d’en décider le

moment venu. Pour l’heure, sache que tu es en danger de mort si tu restes ici, la guerre est

une chose, mais le pire est à venir. Beaucoup de gens vont périr et la seule région qui sera à

peu près épargnée sera le sud, vers la forêt des Sylves. Si tu tiens à la vie, va là, sinon reste ici

et péris, car même tes pouvoirs ne pourront rien contre ce qui arrive.

Rafiel se leva et regarda longuement le jeune homme qui lui faisait face, les yeux

brûlants de haine. Il le plaignait de tout son cœur, car il savait les tourments qu’il avait

endurés étant enfant, mais la pitié ne suffisait pas, il ne pouvait le sauver de lui-même et

Féniel était presque perdu.

Féniel se leva à son tour, il toisait le mage avec mépris, il allait écraser ce vieux fou et

retrouver les autres pour les exterminer un à un.

— Tu ne peux me combattre Féniel, je suis plus fort que toi. Et tu ne pourras jamais

retrouver les autres. Impossible, ils sont loin de toi, et quand bien même, tu ne pourrais nous

combattre, nous sommes hors de ta portée magique. Alors, abandonne cette idée et

concentre-toi sur ce que tu souhaites vraiment. Voilà, c’est ici que nous allons nous quitter

et je te souhaite un peu de bonheur dans ta vie.

— Comment ?

— Tu crois que la magie n’est qu’une suite de symboles sans âme ? Que l’on est plus

fort parce que l’on maîtrise certains éléments ? Oh non, la magie, c’est plus que cela, c’est un

art de vivre et cela, tu ne l’as pas compris.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 93


Ivre de rage et de haine, Féniel tentait de pénétrer dans l’esprit du vieil homme, mais

un mur infranchissable l’en empêchait. Il essaya de le contourner, mais en vain. Alors, pour

évacuer toute sa colère, il banda son esprit et dirigea une puissante magie destructrice sur

Rafiel. Le magicien ne fit aucun mouvement, il se contenta de sourire et de lui faire un clin

d’œil. Et tout à coup, Féniel se retrouva dans les airs, porté par une puissante énergie et

redéposé au sol en douceur. Il n’eut pas le temps de jeter un nouveau sort que le maître de

Magie lui fit un petit signe moqueur de la main et disparut.

Féniel savait reconnaître la magie quand il l’avait sous le nez et celle-ci dépassait de

loin la sienne. C’était une magie qu’il ne pratiquait pas, qu’il n’avait osé rêver, celle qui

n’utilisait que l’esprit. Aucun artefact, aucun accessoire, juste soi et un pouvoir mental inouï.

Il eut un rire douloureux. Lui et son petit pouvoir de persuasion, il avait bien dû les faire rire,

oui ! Il se sentait honteux et minable. Mais qui étaient ces hommes et femmes ? Il se jura de

découvrir leur secret, même s’il devait y passer le reste de son existence, il le découvrirait.

Féniel respira à fond, plusieurs fois, pour se calmer et rassembler ses idées. Il venait

de prendre une sacrée leçon et il n’était pas près de l’oublier. Redevenu lui-même, il prit la

décision de tout fouiller dans l’école, il allait regarder méticuleusement chaque recoin. C’était

un bon départ pour savoir à qui il avait eu affaire. Incroyable, j’ai vécu pendant des années

avec ces magiciens sans les connaître vraiment. Je n’ai appris d’eux que ce qu’ils voulaient

m’apprendre, c’est-à-dire pas grand-chose. Quand il repensait à la façon dont Rafiel était parti,

il se disait qu’il avait vraiment été idiot.

Il prit son temps, inspecta tout, regarda absolument partout, mais ne vit rien

d’intéressant, absolument rien ! Ils avaient dû tout emporter avec eux. Mais on ne partait pas

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 94


comme ça, sans rien laisser derrière soi ! Il alla dans la chambre du maître de Magie, ouvrit

la porte sans respirer et contre toute attente, découvrit que la chambre n’avait pas été vidée

comme les autres. Une grosse malle ouverte trônait sur le lit, Féniel s’en approcha et trouva

un tas de livres, et posée dessus, une lettre manuscrite. Il la prit fébrilement, elle lui était

adressée…

Il commença à lire lentement puis de plus en plus vite. Cette lettre était étrange,

vraiment étrange et commençait comme une leçon de vie.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 95


Féniel,

Sache mon garçon que cette lettre a été écrite il y a déjà un petit moment, je voulais être

certain d’y mettre tout ce que je voulais te dire, mais surtout d’avoir le temps de le faire. Sais-

tu que la magie est une source immense de joie et d’amélioration de soi ? Cela, tu ne l’as pas

compris et sans doute ne le comprendras-tu jamais. Mais je suis optimiste et je crois en l’être

humain, nous sommes capables de belles choses.

Apprends, apprends, ne cesse jamais d’apprendre, c’est ce qui fera de toi un être

d’exception. Regarde en toi souvent, une remise en cause permanente évite de se regarder le

nombril et de se prendre trop au sérieux. Et, chose qui te sera difficile, sois humble, l’humilité

est le signe d’une âme forte et sereine. La magie, c’est cela, être en harmonie avec soi-même,

avec tout ce qui nous entoure. Si tu sais écouter et entendre, tu n’auras plus besoin d’artefacts

pour atteindre tes objectifs, la volonté et l’harmonie te suffiront. La magie demande beaucoup

de sacrifices, en as-tu fait beaucoup ? Je ne pense sincèrement pas, sinon tu serais déjà plus

puissant. Ta magie est celle de la destruction, du chaos et de la domination. Tu veux le pouvoir,

mais attention, n’y perds pas ton âme.

Dès ton entrée à l’école, j’ai su que tu étais différent, tout en toi respirait la solitude et le

désespoir, nous pensions t’aider un peu, tout en sachant que ton esprit était fermé. Nous t’avons

accueilli dans notre communauté en percevant que tu ne serais jamais des nôtres. Nous avons

admis et accepté ce que tu étais. Mais notre magie méprise la dissimulation et les cachotteries,

nous avons souffert de cette situation. Cependant, il n’était pas en notre pouvoir de te dévoiler

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 96


la vérité, il te revenait de la découvrir. Ce que je peux te dire, c’est cela : un grand malheur va

s’abattre sur Elwhinaï, tu n’y pourras rien, le Destin est en marche depuis longtemps, bien avant

ta naissance, je le crains. Oh, nous pouvons changer certaines choses, modifier des destinées et

améliorer le cours de l’existence, mais ce qui doit être fait le sera, quoiqu’il arrive. Tout ce que

je peux te dire, c’est « sauve-toi », tu le peux et tu le dois. Prends ces livres, ils sont à toi, emballe

tout ce qui a de l’importance à tes yeux et fuis. Vers le sud, tu trouveras une petite ville du nom

d’Elime, tout près de la forêt des Sylves. Là, tu seras protégé et là, il faudra que tu apprennes à

devenir un véritable magicien, car tel est ton destin. À toi de choisir ta voie, celle du bien ou du

mal, je suis certain que ton choix est fait et cela me hante l’esprit. Mais une partie de ma mission,

celui contre lequel je ne peux lutter était de t’aider… Je m’incline et je t’aide à devenir ce qui

doit être.

Féniel, ta vie commence à peine et tu crois tout savoir… Un jour, tu te souviendras de

moi et ce jour-là, prends garde, car ce sera ta dernière chance, ton ultime combat.

Mes pensées t’accompagnent… Un ami… Peut-être ?

Rafiel, Haut magicien de la caste des Veilleurs

Féniel eut une moue dubitative, cette lettre rejoignait les derniers mots du mage et ne

faisait que redire la même chose, mais là, ça avait plus d’impact, car le magicien avait donné

du poids à ses mots, la valeur d’un texte manuscrit n’avait pas de prix. Il posa la lettre sur le

tas de livres, sa décision était prise. Il s’en irait dès ce jour, se rendrait là où Rafiel voulait

qu’il aille et apprendrait, en attendant la catastrophe. Et si rien n’arrivait, au moins il aurait

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 97


la satisfaction d’avoir acquis des connaissances, car il ne doutait pas que les livres entassés

dans la malle étaient une source de savoir immense. Il refréna son envie de fouiller un peu,

ferma le couvercle d’un coup sec et tenta de soulever la malle. Trop lourde, il arrivait à peine

à la faire bouger. Il lui fallait de l’aide. Impatient, il s’en retourna au château et dénicha deux

serviteurs qui se firent une joie de l’aider. Féniel était très populaire et aimé.

— Allez me chercher une grosse malle verte à l’école des mages, c’est un cadeau de

Rafiel, elle est trop lourde pour moi. Prenez de quoi la transporter, sinon vous allez vous

casser le dos, leur conseilla-t-il.

— N’ayez crainte Votre Seigneurie, nous savons y faire. Et où devons-nous la

déposer ? demanda le plus âgé des deux, un jeune homme joufflu couvert de boutons.

Féniel se caressa le menton, indécis… Puis, il se dit que partir discrètement n’avait

aucune importance, il faisait ce qu’il voulait, il était libre.

— Dans la cour, je vais préparer un chariot pour un voyage, posez-la dedans et si vous

avez encore un peu de patience à mon égard, une petite aide supplémentaire serait la

bienvenue.

Ils hochèrent vigoureusement la tête, ravis d’être utiles et surtout heureux d’aider le

mage Féniel. Il était si gentil avec eux, jamais une remarque mal placée, toujours un mot

gentil… C’était un homme très bon.

Féniel eut un sourire ravi, c’était trop facile, ces deux niais buvaient ses paroles et ne

demandaient qu’à lécher ses bottes. Il les salua de la main et partit en courant vers sa propre

chambre. Il n’avait jamais dormi à l’école des mages, car l’empereur avait exigé que Féniel

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 98


reste à proximité de lui, en cas d’urgence. Tous savaient que Rathen et Féniel étaient liés,

mais personne n’aurait pu songer à quel point.

Il entra dans ses quartiers et ferma soigneusement la porte à double tour derrière lui.

Il se dirigea vers une grosse armoire et l’ouvrit. Il prit la valise et le sac posés au fond. Il

possédait peu de choses et celles qui auraient pu le compromettre avaient disparu au cours

de sa progression dans la magie noire. Il n’avait pas hésité à brûler des grimoires anciens ou

à se séparer d’artefacts puissants. Seuls quelques objets de valeur avaient été soigneusement

cachés au fond de ladite armoire derrière un panneau dérobé. Il le souleva doucement pour

révéler une cache assez profonde où était entassés des objets hétéroclites, mais chers à ses

yeux. Il y prit délicatement un gros livre, noirci par les ans. Son tout premier livre de magie,

qu’il avait trouvé dans un monastère lors d’une visite avec le petit empereur. Il l’avait déniché

par hasard et en dépit de son jeune âge, huit ans à peine, en avait deviné l’immense intérêt.

Même encore maintenant, il ne parvenait pas à déchiffrer toutes les formules et certains

textes lui paraissaient encore abscons. Encore beaucoup de points nébuleux à éclaircir, se dit-

il en posant le manuscrit avec précaution au fond d’une petite valise.

Il entassa un à un tous les objets qui se trouvaient dans la cache avec un soin

méticuleux. Une fois cela fait, il regarda autour de lui. À part quelques vêtements et

chaussures qu’il jeta pêle-mêle dans un grand sac, il avait fait le tour de l’essentiel. Il lui

manquait juste une dernière petite chose. Il souleva une grande tapisserie qui recouvrait le

mur et ouvrit une toute petite porte dérobée, avec une clé qu’il portait toujours autour du

cou. Il fallait se mettre à quatre pattes pour y entrer, mais ça en valait la peine. Il pénétra

dans les appartements de l’empereur sur les genoux. Il écouta un peu, personne, il s’en

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 99


doutait d’ailleurs, car Rathen ne revenait jamais avant la nuit tombée. Ici, tout baignait dans

le luxe ostentatoire, les dorures, les peaux, les pierres précieuses, il en mettait absolument

partout. Féniel alla directement dans le boudoir privé de l’empereur, ce qui l’intéressait se

trouvait dans son bureau. Il s’empara du sceau impérial, de plusieurs laissez-passer et pour

finir, d’une énorme cassette en or. Il l’ouvrit et ce qu’il vit l’enchanta. De l’or, beaucoup d’or

et des bijoux de valeur. Avec cela, il pourrait tenir un très long moment.

Il sortit précipitamment de la pièce, il ne fallait quand même pas traîner et souleva le

pan de tapisserie qui recouvrait la porte dérobée. Puis, il se ravisa, se dirigea vers le lit et

entreprit de déloger quelques pierres précieuses de la couche impériale. Il fit provision de

diamants, de saphirs, d’émeraudes et de rubis. Il repartit enfin par où il était venu, sans être

inquiété. Il est vrai qu’à cette heure-là, personne n’entrait dans les appartements de

l’empereur et personne ne connaissait cette porte secrète, car c’était Féniel lui-même qui

s’était chargé de la construire. Et pour corser un peu l’affaire, un sort puissant en bloquait

l’entrée des deux côtés. Invisible et imprenable.

Il fourra son butin avec ses vêtements et ferma son sac et sa valise. Ensuite, il rédigea

une lettre à l’empereur prétextant un voyage urgent, qu’un page devait lui remettre dès son

départ. Il empoigna vigoureusement ses deux bagages, prêt à partir.

Il alla directement vers les écuries et si les gens qu’il rencontrait étaient étonnés de

son départ, il les rassurait sur son voyage improvisé et son retour rapide. Il fit signe à Damien,

le chef d’écurie, qui s’empressa de lui dire qu’il pouvait utiliser tous les chevaux qu’il voulait

et les carrioles qui allaient avec, Rathen y avait veillé.

Féniel choisit quatre chevaux noirs de jais, deux pour le chariot et deux de rechange.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 100


Il inspecta ensuite une carriole toute simple qui lui semblait pratique et confortable. En fait,

il s’agissait plus d’une petite calèche qu’autre chose, mais il répugnait à Féniel d’admettre

qu’il voyageait comme une dame. Il avait sa petite fierté et en même temps, il n’était pas un

paysan. Il fit poser ses bagages à l’intérieur et attendit l’arrivée des serviteurs qui portaient

sa malle. D’ailleurs, ils arrivaient en râlant et soufflant comme des bœufs. Lorsqu’ils virent

Féniel, ils accélérèrent le rythme comme ils purent. C’est épuisés qu’ils firent tomber la

lourde malle au pied du mage.

Damien appela deux autres serviteurs pour poser la cantine derrière la calèche, dans

un espace prévu à cet effet. Ce fut vite fait et Féniel put enfin partir, non sans avoir largement

rétribué ses aides.

— Oh, j’oubliais ! fit-il en se tapant le front. Voici une missive destinée à l’empereur et

qui l’informe de mon départ subit. Je dois rejoindre les mages dans une autre ville, faites-la

lui porter, je vous prie.

Il tendit la lettre à Damien qui promit que la missive serait remise en main propre.

Puis, satisfait, Féniel s’installa à la place du cocher et prit les rênes. Il allait finalement

beaucoup apprécier ce voyage, cela faisait longtemps qu’il n’avait pas conduit de chariot tout

seul. Un peu de solitude lui ferait du bien, il avait besoin de réfléchir, de faire le point sur tout

ce qu’il venait d’apprendre. Un reste de colère sourdait en lui, il avait le sentiment de s’être

fait manipuler et pire encore, ce sentiment persistait, comme si une volonté plus forte que la

sienne lui dictait ses gestes. Il fut tenté un instant de rester là où il était et de reprendre sa

vie d’avant, mais il savait d’instinct que cela ne servirait à rien, le mage lui avait dit la vérité.

Maintenant, il lui restait à savoir pourquoi, et surtout quel était son rôle dans tout cela.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 101


Il claqua la langue, tira sur les rênes et les chevaux s’ébrouèrent et avancèrent. Ils

sortirent du château assez rapidement et furent sur la route du sud très vite aussi. On

dénombrait peu de routes sur Elwhinaï, cependant les grandes destinations étaient

indiquées et dans la plupart des cas, des chemins étaient tracés pour faciliter le transport.

Presque heureux, Féniel se mit à siffloter, la liberté avait du bon parfois… Son voyage devait

durer un long moment aussi, il préférait en profiter le mieux possible.

Au château, la nouvelle de son départ fut un soulagement pour certains et une

déchirure pour d’autres, surtout pour les belles dames. La réaction la plus vive fut pourtant

celle de l’empereur qui venait de perdre son meilleur stratège et allié. Il se sentait trahi et

abandonné et sa folie, qui jusque-là semblait maîtrisée, n’allait plus connaître de limites.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 102


Rathen ou la folie des grandeurs

Lorsque Rathen reçut la missive de Féniel, il crut tout d’abord que son maître

souhaitait un entretien privé, il n’était pas rare que le mage le convoque de cette manière.

Sous le couvert de faire partie de l’école des maîtres de Magie, il pouvait se permettre plus

de choses qu’un homme ordinaire. Mais quand il eut terminé sa lecture, une fureur noire

s’empara de lui, il savait que Féniel était parti pour de bon. Pas plus tard que ce matin, l’un

des gardes lui avait appris que l’école des mages était vide, qu’ils étaient tous partis, et ce,

depuis un bon moment, semblait-il. Qu’ils soient partis sans que personne n’en sache rien

était déjà étrange en soi, mais le pire était qu’ils s’étaient enfuis depuis plusieurs mois, sans

que personne ne s’en rende compte. Rathen savait que son petit jeu malsain ne pouvait leur

échapper bien longtemps. N’étaient-ils pas censés tout savoir ? Il s’attendait à des

remontrances, éventuellement des représailles, mais ça ? Il était furieux et inquiet. Et

l’abandon de Féniel n’arrangeait pas son humeur. Dire que le matin même, il était dans son

bureau et qu’il lui avait promis un nouveau plan pour sa prochaine bataille. Qu’allait-il

devenir ?

Heureusement, le Chevalier Noir était de retour d’une mission, il allait pouvoir lui

demander conseil. Il congédia d’un geste sec son conseiller qui depuis quelque temps n’était

plus bon à rien. Arren, autrefois brillant et stratège de génie, ne s’exprimait plus. Il opinait

du chef à toutes ses suggestions et ça s’arrêtait là. Rathen aurait peut-être dû se méfier

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 103


davantage de cette attitude étrange.

Il soupira de dépit, s’il fallait se méfier de tout le monde, il ne s’en sortirait pas. Il se

frotta l’estomac la mine boudeuse. Ces douleurs qui ne cessaient pas ! Il faudrait qu’il fasse

venir son médecin, lui aussi était inutile jusqu’à présent, songea-t-il. À part charcuter des

prisonniers dans les sous-sols, il ne proposait aucune solution à ses problèmes de santé.

Il sonna un page et lui ordonna d’aller chercher son chef des Armées. Puis, impatient,

il se mit à faire les cent pas devant son trône. Féniel parti, comment allait-il faire ? Sans magie,

il n’était rien et même les mages avaient déserté, que se passait-il ici ? Son page fut de retour

avec le Chevalier Noir qui marchait d’un pas vif.

Comme toujours, l’empereur fut impressionné par la prestance de l’homme, son

énergie et sa cruauté. Il savait reconnaître l’un des siens quand il en croisait un et celui-là

était particulièrement féroce. Rathen l’avait reçu en audience sept années plus tôt, c’était un

jeune homme avide de faire ses preuves, de montrer de quoi il était capable. Rathen l’avait

enrôlé dans son armée personnelle, celle que le Chevalier Noir dirigeait à présent. Peu à peu,

le jeune homme s’était révélé doué et pour le combat et pour le commandement. C’est donc

tout naturellement que l’empereur lui avait confié la direction des armées, quand il avait

décidé d’annexer les territoires qu’il convoitait depuis longtemps, et il ne le regrettait pas,

car l’homme était un excellent général.

— Majesté, fit le général des armées en inclinant le buste légèrement.

Rathen secoua la main, il n’avait pas besoin de toutes ces simagrées pour savoir que

l’homme était attaché à son service, il l’avait prouvé à maintes reprises.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 104


— Où en sommes-nous ? demanda-t-il.

Le Chevalier Noir eut un sourire carnassier, pour lui la guerre était gagnée d’avance,

ils avaient essuyé peu de pertes et leur avancée était chaque jour plus profonde.

— Nous avons annexé de nombreux villages et villes, Majesté. Nous sommes aux

frontières du Volnay, du Queruan et bientôt du Livandaï. Les clans qui peuplent l’Astrée vont

sans doute se regrouper pour nous attaquer en nombre, mais nous sommes prêts.

— Avons-nous les moyens d’aller au-delà de nos propres frontières ? demanda

l’empereur en repensant à sa conversation avec Féniel, le matin même.

— Oui, sans aucun doute, répondit le Chevalier Noir, grâce aux artefacts de votre

mage, nous allons très vite. Le temps n’est donc pas un problème pour nous. Et puis, si je

laisse une troupe à un endroit, je sais que je peux la faire venir dans un autre lieu en un rien

de temps. Ce qui va sans doute nous poser plus de problèmes, ce sont les clans, car ils sont

nombreux et imprévisibles. Nous n’avons jamais su réellement combien en comptait l’Astrée.

— Oui, grommela l’empereur, sur mon propre territoire, je ne sais combien d’hommes

sont à moi… Une hérésie, voilà ce que sont ces clans ! Exterminez-les ! Tous ! Qu’il n’en reste

plus un seul ! Même s’il faut suspendre les autres batailles, je veux que tous ces clans

disparaissent. D’ailleurs, il serait peut-être plus prudent de laisser les frontières neutres

pour le moment, ajouta Rathen en se grattant le menton. Il se peut que nous ayons besoin

d’aide, à un moment ou un autre. Oui, rappelez vos troupes et concentrez-vous sur les clans !

Et n’hésitez pas à utiliser les Passeurs, je me moque de savoir qu’ils ont un effet sur l’équilibre

de ce monde. Accélérez le mouvement et allez tous les décimer !

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 105


— Bien, Votre Majesté, ce sera fait.

Le Chevalier Noir s’inclina de nouveau très légèrement, sachant d’instinct que la

conversation était terminée. Il sortit d’un pas rapide de la salle des audiences, pas mécontent

d’entrer de nouveau en action.

Il était satisfait de la décision de son empereur, il avait craint de ne pas avoir

suffisamment de troupes pour mener à bien tous ces combats. Être sur tous les fronts était

hasardeux, il valait mieux se contenter d’une région à la fois. Et commencer par détruire les

ennemis à l’intérieur de son propre territoire était une étape importante. Ils avaient semé la

terreur dans l’Astrée, mis l’agriculture en danger, tout cela pour affamer les clans qui

dépendaient de ces petits villages. Avec les clans, Gairn était conscient de s’attaquer à autre

chose qu’à des paysans mal aguerris et cela lui donnait des frissons d’excitation. Il tripotait

machinalement le petit médaillon qu’il portait toujours autour du cou. Un Passeur que lui

avait offert l’empereur, un artefact puissant qui créait des portes pour aller d’un endroit à un

autre. Il lui suffisait de penser à un lieu en posant son index sur la gemme noire située au

milieu du médaillon pour qu’un tunnel se crée, qu’il le franchisse et se retrouve exactement

là où il le souhaitait. Un bien précieux que tous ses commandants possédaient. Il leur était

difficile de faire passer des troupes de plus de mille hommes, mais il leur était bien utile pour

les attaques rapides et scélérates. Leur réputation de démons était en partie liée à ce

phénomène.

Il eut un sourire mauvais et rangea l’artefact dans sa tunique. Une idée venait de

germer dans son cerveau malade. Il réintégra ses propres quartiers et fit appeler Ghens, son

second. Ensemble, ils mirent au point un plan de bataille. Dans un premier temps, il fallait

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 106


rassembler ses troupes dans les Deux Vallées, le plus gros de sa réserve devait se trouver là.

Contrairement à l’empereur, Gairn savait exactement à qui il avait affaire, les clans

étaient pour la plupart nomades. Ils ne connaissaient pas de frontières, même s’ils vivaient

majoritairement dans l’Astrée. Ils étaient liés par des mariages et des fratries. Tous avaient

un lien de parenté plus ou moins important, ce qui était primordial à leurs yeux. Le clan était

sacré et en s’attaquant à ceux de l’Astrée avec ses troupes, il avait déjà dépassé les frontières,

car qui en frappe un, déclare la guerre à tous les autres clans. En décimant celui des Arcs

d’Acier, il s’était fait de nombreux ennemis. Il fallait donc avoir les yeux grands ouverts et

des troupes importantes. La décision de l’empereur de rassembler les armées était une

bonne décision.

Gairn fit envoyer plusieurs messages à ses colonnes, son second eut la charge de

préparer les vivres et les armes à transporter. Ils allaient se regrouper pour mieux se

disperser en étoile. Et chacun des commandants, muni d’une troupe de plus de trois mille

hommes, allait nettoyer le secteur. Même si les clans se rassemblaient, ils n’auraient jamais

assez d’hommes pour battre l’armée de l’empereur.

Puis, une fois les décisions prises, Gairn s’octroya un peu de repos. Ces derniers

temps, il avait dormi peu et mal. Être toujours à cheval et sur les routes n’était pas un métier

facile. Mais il aimait cela et n’aurait changé sa place pour rien au monde. Son âme était liée à

celle de l’empereur et jamais il n’aurait songé à le trahir, en aucune façon.

Il eut une pensée pour Féniel qui d’ordinaire traînait toujours ses guêtres de bellâtre

dans les jambes de Rathen. Il n’ignorait pas que ce dernier était très attaché au jeune homme,

mais quel était leur lien exact, il l’ignorait et s’en moquait. Tout ce qu’il voulait, c’est que cette

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 107


moitié d’homme ne soit pas trop influente. Il n’aimait pas sa façon de regarder les autres ni

sa manière de parler. En fait, il n’aimait rien chez lui.

Puis il réalisa que le conseiller de l’empereur n’était plus présent, de même que les

mages, surtout Rafiel. Ce dernier point lui donna des frissons. Il se passait quelque chose

d’étrange ici. Il décida d’aller faire un tour à l’école des mages. Une petite marche lui ferait

du bien de toute façon. Son envie de dormir venait de le quitter brusquement. Une sourde

angoisse le tenaillait.

Le château était une vraie ruche, tout le monde s’agitait dans tous les sens et hurlait

tant qu’il pouvait. L’empereur était exigeant et ne supportait pas la moindre contrariété dans

ses désirs. Plus d’une soubrette ou d’un page avait souffert de sa colère. Il avait pouvoir de

vie ou de mort quand ça lui chantait et en usait. Rafiel avait réussi à tempérer un peu ce côté

excessif de la personnalité de l’empereur, mais depuis quelque temps il était moins présent,

alors le roi se déchaînait. Chose étrange, lui qui aurait dû s’opposer à la guerre n’avait émis

aucun veto, pas plus qu’Arren, le conseiller de l’empereur, qui n’avait de fonction que le nom,

car Féniel l’avait remplacé peu à peu. Oui, tout cela est étrange.

Gairn arriva à l’école des mages et lui trouva un air sinistre, vide. L’école était un

bâtiment construit comme un monastère, avec de grandes murailles de bois d’un blanc

éclatant qui contrastait avec la noirceur du château, taillé lui, dans la roche noire. Il pénétra

dans la cour, jonchée de feuilles mortes, alors que les mages étaient réputés pour leur amour

de l’ordre et du propre.

Tout ici semblait à l’abandon. Il s’avança, certain que l’école était vide et ce, depuis un

certain temps. Pourtant, il aperçut une silhouette sortant de l’ombre, un homme de haute

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 108


taille s’avançait vers lui. Étonné, Gairn reconnut Arren. Ce dernier affichait un sourire

accueillant. Même s’il n’appréciait pas le Chevalier Noir, il n’avait jamais eu contre lui un mot

méchant ou une attitude hautaine. Arren était un guerrier, un rude guerrier jadis au service

du père de l’empereur actuel. On disait qu’Arthen était un homme impitoyable et dur, mais

qu’il écoutait religieusement ses mages et son conseiller, ce qui avait évité de terribles

catastrophes. Son fils, moins docile, avait causé quelques soucis dès son plus jeune âge. Il se

murmurait dans les couloirs que Rathen avait hérité de la cruauté de son père et de la folie

de sa mère, un mélange explosif. Gairn, qui vénérait son empereur, était choqué par ces

insinuations. Il avait un jour sévèrement puni un garde dont il avait surpris des propos de ce

genre. Depuis, tout le monde se taisait à son approche.

— Vous avez fini par comprendre, commença Arren en s’avançant vers lui à grands

pas.

— Comprendre quoi ? s’enquit froidement Gairn.

Arren leva les yeux au ciel et contempla longuement les nuages avant de reporter son

attention sur Gairn. Il le scruta un moment de ses yeux gris perçants. Il n’aimait pas

particulièrement le garçon qu’il jugeait trop dur, sans âme et sans pitié, mais il reconnaissait

ses talents de guerrier et de stratège. Avec lui, l’empereur pouvait l’emporter contre les clans

et même aller plus loin, ils pouvaient mettre leur monde à feu et à sang.

— Ce qui se passe ici, répondit tranquillement le vieil homme.

— Tout ce que je sais, c’est que les mages se sont enfuis, que Féniel n’est plus là non

plus et que vous êtes mis au rebut.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 109


Arren eut un sourire moqueur, il savait que le jeune homme avait la langue acérée,

mais ne l’avait jamais jusqu’à présent entendue contre lui.

— Enfuis ? Oui d’une certaine façon, disons que la situation est plus complexe qu’il n’y

paraît. En déclarant la guerre aux clans, Rathen a déclenché quelque chose qui nous échappe

et qui peut tous nous détruire. Toute cette énergie destructrice a été le point de départ à

l’accomplissement de quelque chose de plus terrible encore.

— L’empereur en avait assez de tous ces clans. Ceux qui ignorent les impôts, les lois

et qui ne sont les vassaux de personne. Des hommes libres ! cracha Gairn avec mépris. Il faut

les dompter ou les tuer, il n’y a pas d’autre solution.

— Hum, un peu radical, mais efficace, je présume. Oh rassurez-vous, ils seront

vaincus, comment pourrait-il en être autrement ? Vous avez une armée si nombreuse. Mais

votre victoire sera vaine, car ce qui va arriver sera pire que tout.

— Et que doit-il arriver ? s’enquit ironiquement le Chevalier Noir, qui commençait à

penser que le vieux conseiller moulinait un peu.

— Une éclipse de Lune pour commencer, mais cela n’est rien, les éclipses ne sont pas

dangereuses et influencent peu notre monde, de manière visible j’entends. Non, ce qui sera

dangereux, c’est l’accumulation de petites choses qui, associées à cette éclipse, va faire de ce

monde une véritable boule d’énergie incontrôlable.

Arren plongea ses yeux dans ceux de Gairn :

— Il existe des forces que nous ne connaissons pas et qui circulent sous nos pieds,

dans le cœur même d’Elwhinaï. Lorsque les énergies sont trop puissantes ou pas assez, cela

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 110


crée un dysfonctionnement qui, en règle générale, se résorbe de lui-même. Les tempêtes, les

raz-de-marée, les éboulements, les tremblements de terre, tout vient de là. Mais cette fois-ci,

c’est différent, car un homme joue avec les éléments et cet homme-là n’est pas suffisamment

aguerri pour ce genre de choses. À cause de son inconscience, des milliers d’hommes, de

femmes et d’enfants vont périr, mais ce n’est pas le pire, malheureusement.

Arren fit une pause, il voyait que le jeune Gairn ne croyait pas un mot de ce qu’il disait.

Il eut un sourire triste et continua :

— Voyez-vous, il suffirait que la volonté de construire soit plus forte que celle de

détruire pour éventuellement changer le cours des événements, mais même cela n’est pas

certain.

— Alors si nous ne pouvons rien y changer, à quoi cette conversation rime-t-elle ? Que

me voulez-vous ? Pourquoi me raconter tout cela ?

Arren soupira, il savait que l’homme serait difficile à convaincre, mais il suffisait qu’il

allume le doute dans ses yeux si froids.

— Votre père le général Arcien était un de mes amis, non, ne vous méprenez pas, je

n’ai pas l’intention de vous juger et encore moins de vous accuser de quoi que ce soit. Vous

lui ressemblez, physiquement j’entends, ma question est de savoir, si vous lui ressemblez un

peu dans votre cœur… Je ne veux rien de vous, simplement le jour où vous prendrez la

décision de combattre le clan des Brumes, faites le bon choix. C’est un clan sédentaire, ils

vivent dans la forêt des Anciens, ils sont pacifiques par nature et très proches de la terre. Ils

ont développé une communion incroyable avec tout ce qui est végétal. Si vous les décimez,

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 111


vous commettrez un grand mal, car ce sont des êtres innocents et purs.

Gairn fut tenté de prendre le vieil homme par le col et de le secouer violemment quand

il entendit prononcer le nom de son père, mais la suite le calma un peu. Le peuple dont parlait

Arren lui était inconnu, il ne savait même pas qu’un clan vivait dans la forêt des Anciens. Il

avait entendu des rumeurs concernant une population étrange qui se déplaçait sans bruit et

imitait les cris des animaux. Petits, fins, souples et agiles, ils étaient, paraît-il, de redoutables

guerriers, mais il n’en avait jamais vu. Aussi, il pensait qu’il s’agissait d’une légende, mais

Arren le faisait douter, et si cela était vrai, il se ferait un plaisir de les tuer un par un.

— Je ne suis pas comme mon père, rugit le Chevalier Noir, et je me ferai un plaisir de

faire ce qu’il convient quand je me trouverai en présence de votre peuple de la forêt des

Anciens. Je les tuerai de ma main, l’un après l’autre, si l’envie m’en prend.

Arren n’avait aucune expression sur le visage, il restait serein, l’œil attentif. Il savait

qu’il avait égratigné quelque chose chez le jeune homme, cela suffirait-il ? Il n’en savait rien,

mais l’important était que l’âme de Gairn ait encore des soubresauts. Le nom de son père

l’avait rempli de rage, c’était le signe que tout n’était pas mort chez lui. Arren avait fait son

devoir, il lui avait fourni de quoi se poser des questions et il pouvait s’en aller maintenant.

— C’est votre choix, votre décision, le salut de votre âme en dépend.

— Mon âme ? ricana Gairn, elle est perdue depuis le jour où mon père a préféré

donner son amour à son petit frère, plutôt qu’à son fils. Les clans ne représentent plus rien

pour moi.

Arren regarda le jeune homme avec pitié. Ainsi c’était cela, tout ce temps, il s’était

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 112


mépris sur l’amour que lui portait son père. Arren comprenait mieux sa détresse, mais cela

n’excusait pas tout.

— Il vous aimait profondément, regardez au fond de vous, vous trouverez les

réponses…

Et sur ces dernières paroles, le conseiller le salua d’un léger signe de tête et disparut.

Gairn eut un sursaut de surprise, mais il se reprit très vite, car il avait déjà vu le mage Rafiel

faire cela une fois. Il ne savait pas que le conseiller détenait lui aussi ce pouvoir de disparaître

à volonté.

Encore sous le coup de la colère, il se détourna brusquement et retourna au château.

Ce que lui avait dit Arren était complètement idiot, comment un drame pouvait-il se produire

juste parce qu’un homme joue à l’apprenti sorcier ? Impensable, personne ne pratiquait la

magie noire depuis des décennies sur Elwhinaï. Et seule la magie noire pouvait causer un si

grand malheur. Rassuré, il décida d’oublier cette conversation, il avait d’autres chats à

fouetter.

Gairn savait très bien occulter les situations embarrassantes. Il les oubliait tout

simplement ! Et dans le pire des cas, il arrangeait l’histoire à son avantage. Il avait, déjà tout

petit, une propension à se croire le plus mal aimé, le plus seul au monde, le plus grondé, bref,

il était toujours le plus quelque chose, mais jamais dans le bon sens. Il était devenu très vite

un garçon solitaire, taciturne et peu agréable.

Sorial, son oncle, à peine plus âgé que lui, avait bien tenté de devenir son ami, mais

sans résultat. Gairn lui en avait voulu de prendre la place qui lui revenait de droit. Il avait

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 113


surpris une fois une conversation entre son père et sa mère au sujet de son oncle et du rôle

qu’il aurait au sein du royaume. Gairn avait cru comprendre que son oncle serait le

successeur du roi et depuis ce jour, son attitude avait radicalement changé. Or, s’il avait pris

la peine de discuter avec son père, il aurait compris que loin de le destituer, le roi avait au

contraire pris soin de protéger son fils, en nommant son frère conseiller. Son esprit dérangé

avait tiré des conclusions sans chercher plus loin. De taciturne, il était devenu muet et

cherchait querelle à tout le monde. Son comportement était violent et dangereux. Son père

tenta bien de comprendre son attitude, mais en sa qualité de chef de clan et de général des

armées, il était difficile pour lui d’être très présent à la maison. C’est dépité et dépassé par la

situation qu’il voyait son fils grandir dans la douleur et le rejet des autres.

À quatorze ans, Gairn s’enfuit de la maison pour ne plus jamais y revenir. La dernière

fois que le père et le fils se rencontrèrent fut sur le champ de bataille des Deux Vallées., le

jour où le fils tua son père d’un coup d’épée. Gairn anesthésia sa conscience, verrouilla sa

mémoire et continua son chemin, il avait beaucoup de travail et peu de temps pour mener sa

bataille à bien.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 114


Les Gardiens-Veilleurs de la forêt des Sylves

Rafiel accueillit son ami Arren avec effusion, il aimait montrer aux gens qu’il les aimait

et qu’il était heureux de les revoir. Son vieil ami avait la mine sombre, mais son air revêche

n’arrêta pas les embrassades affectueuses du maître de Magie. Il savait à quel point Arren

détestait les secrets et les messages sibyllins, mais dans le cas présent, il était difficile de faire

plus clair. Avec des gens comme Féniel ou Gairn, il fallait marcher sur des œufs au risque

d’obtenir l’inverse de ce que l’on désirait. Jusqu’à présent, tout se déroulait comme prévu.

Mais même avec ces petites victoires, Rafiel gardait au fond de lui un sentiment de défaite,

tant la situation lui paraissait désastreuse. Il avait beau se dire qu’il avait fait tout son

possible pour y remédier, rien n’y faisait, il se sentait responsable et terriblement triste. Tous

ces êtres humains voués à la mort…

Sentant sa détresse, Arren lui rendit son accolade du mieux qu’il put. Il n’était pas d’un

naturel démonstratif et les marques d’amitié de Rafiel étaient parfois si exubérantes qu’il se

sentait parfois un peu ridicule, mais là, il sentait intuitivement que son ami en avait besoin.

Il n’était pas au fait de tous les détails, mais il connaissait suffisamment la situation pour

savoir qu’elle était terrible.

— Eh bien, mon vieil ami, commença Rafiel, nous avons fait tout ce que nous pouvions

n’est-ce pas ? Il m’est difficile de reconnaître mes limites, mais là, je dois avouer qu’il n’y a

plus rien à faire de ce côté. Cependant, fit-il en se frottant les mains de satisfaction, j’ai hâte

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 115


de recevoir les nouveaux. Ici, ils seront en sécurité pour apprendre, peaufiner leurs dons et

enfin voler de leurs propres ailes. J’ai lancé l’appel il y a quelques jours maintenant, à eux de

trouver le chemin. Les plus vifs vont arriver les premiers bien sûr et les plus hermétiques

auront du mal à tout comprendre, mais finalement, ils seront tous là, bientôt, très bientôt. Si

tu savais, ajouta-t-il avec émotion, j’ai attendu ce moment toute ma vie… Enfin presque !

Il avait un sourire malicieux, se sentant un peu mieux à l’idée de recevoir tous ces

jeunes en quête d’eux-mêmes.

— Oui, renchérit Arren, c’est une bonne et heureuse nouvelle qui va nous redonner

un peu de baume au cœur. Même les autres sont attristés, il faut leur donner un objectif

nouveau, une activité qui leur rendra leur optimisme.

— D’ailleurs, pour éclaircir un peu cette situation particulière, j’ai organisé une petite

réunion dans la salle commune, dans dix minutes tout juste. Nous avons le temps de nous y

rendre tranquillement.

— Ah je me disais aussi, grommela Arren, il me semblait bien qu’un truc de ce genre

n’allait pas tarder à pointer son nez.

Il détestait les réunions où tous parlaient pour s’écouter et la plupart du temps, ne

rien dire. Il était présent dans la communauté depuis peu de temps, mais c’était suffisant

pour savoir que les réunions de mages étaient longues et fastidieuses.

Rafiel eut un rire doux, il était ravi que son ami soit parmi eux, tout nouveau venu, il

ne connaissait pas encore bien leurs habitudes, mais il allait apprendre et s’habituer à sa

nouvelle fonction. Il est vrai qu’Arren est un cas unique, se dit-il non sans une certaine fierté.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 116


Rares étaient les Veilleurs-Gardiens qui se découvraient à son âge et c’est grâce à lui, Rafiel,

que son ami s’était rendu compte de sa différence.

Lors d’un voyage sur ordre de l’empereur, où ils devaient répertorier les clans

sédentaires sur le territoire d’Astrée, ils avaient été conviés par le clan des Arrimes, des

hommes et des femmes durs au labeur et terribles commerçants. Ils organisaient une fête en

l’honneur d’une femme nouvellement admise dans la tribu, grâce à son union avec l’un des

leurs. Ils avaient mangé et bu toute la nuit, mais un mets trop épicé et sans doute un peu

avarié fit des ravages dans l’estomac du conseiller. Il fut malade tout le reste de la nuit et la

journée qui suivit. Et son état, loin de s’améliorer, s’aggrava sensiblement à la tombée de la

nuit suivante. Il frôla le coma et délira un bon moment sous l’œil inquiet de son ami. Rafiel

ne savait que faire, car ses potions et remèdes paraissaient sans effet sur le pauvre homme

qui gémissait de douleur et se contorsionnait sur son lit. Pire, sa magie était inefficace, il avait

tout essayé, mais rien ! Il avait eu peur pendant un instant d’avoir perdu ses pouvoirs, mais

fut rassuré en constatant que ça n’était pas le cas. Le problème venait d’Arren, la magie ne

voulait pas intervenir sur lui. Quand l’aube arriva, Arren se leva d’un coup et marcha vers la

porte de la hutte. Il sortit d’un pas titubant mais volontaire, sourd aux recommandations de

Rafiel, de plus en plus inquiet. Mais son inquiétude se mua en étonnement lorsque son ami

fit un voyage sans même s’apercevoir de ce qu’il faisait. Il était rentré au château tout seul,

juste en se voyant dans son lit. Rafiel avait suivi son empreinte magique, le cerveau en

déroute.

Ahuri, il ne put que constater que son ami avait le don des mages et qu’il se révélait

d’une étrange manière. Ainsi, la maladie l’avait obligé en quelque sorte, à se révéler pour

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 117


survivre. Il se rétablit, bien évidemment, et il ne fut pas facile à Rafiel de faire admettre sa

différence à son nouveau compagnon de communauté. Mais Arren étant ce qu’il était, c’est-

à-dire rationnel et fiable, il finit par se rendre à l’évidence et apprit à utiliser ses nouveaux

pouvoirs avec prudence et intelligence. Une question cependant taraudait Rafiel, pourquoi

lui ? Et pourquoi maintenant ?

— Tu verras, le rassura Rafiel, ces réunions-là n’ont rien à voir avec ce que tu as

connu. Elles sont plus riches, plus… Enfin, les mots me manquent, tu te feras ton opinion tout

seul.

Sur ces paroles, ils s’engagèrent dans un long couloir boisé, tapissé de fougères. L’air

sentait l’humus et les champignons. Homme à avoir toujours vécu en plein air, Arren adorait

cet endroit. Cela faisait maintenant huit mois que lui et ses compagnons vivaient ici et il ne

s’était jamais senti si heureux. Ils débouchèrent dans une petite clairière, où une table ronde

en pierre sommairement taillée avait été placée. Des sièges tressés de lianes étaient disposés

tout autour, il y en avait dix. Ou, comme préférait le dire Rafiel, neuf plus un. Cela avait une

signification particulière pour le mage, mais qu’il ne saisissait pas encore. Les autres étaient

déjà là et ils furent accueillis par des sourires de bienvenue. Encore une fois, Arren était

étonné de faire partie de cette communauté si étrange.

Il prit place à côté de son ami, peu soucieux de l’étiquette, chacun s’asseyait où il le

souhaitait en fonction de ses envies et il aimait aussi beaucoup cette liberté d’action. Il

détailla un à un les gens qui composaient désormais son unique famille. À sa droite, Rafiel,

qu’il connaissait très bien, petit homme maigre et vif, il frôlait les quatre-vingts ans sans que

l’on sache exactement son âge, il était bourré d’humour, d’humanité et d’intelligence. Ses

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 118


petits yeux noirs pouvaient vous statufier sur place si vous aviez le malheur de ne pas

entendre ses conseils toujours justes. Tous l’aimaient profondément.

À sa gauche, Elena, une femme grande et belle, toujours calme et mesurée. Elle avait

un côté maternel très développé, d’ailleurs son âge pouvait parfaitement coller à une maman

de quarante ans à peine. Elle savait écouter et rassurer, c’était une femme de grand cœur à

l’intelligence aiguë.

Près d’Elena, Myrine, la plus jeune de tous, à peine vingt ans avoués et une énergie

débordante, communicative. Elle était toujours active, d’accord pour toutes les tâches, même

les plus ardues et avait un sens de la justice très prononcé. Son visage n’était pas

spécialement beau, mais elle respirait une telle joie de vivre qu’elle en devenait lumineuse et

attirante. Assez petite et dodue, elle aimait les bonnes choses et ne s’en privait pas.

À ses côtés, buvant ses paroles, Elfin, un tout jeune homme de vingt-trois ans qui en

paraissait beaucoup moins et qui avait un air naïf et empoté dont il fallait se méfier, il était

d’une rare intelligence et ses yeux bleu clair voyaient tout, absolument tout et au-delà des

apparences. C’était un jeune homme redoutable de perspicacité avec un physique

époustouflant. Il était beau, mais peu conscient de son physique et terriblement amoureux

de Myrine, qui le savait parfaitement et attendait son heure pour se déclarer à son tour. Ah

les femmes, songea Arren avec amusement.

Il continua son tour de table et ses yeux se posèrent sur Aihnoa, une femme splendide,

tout en courbes, aux longs cheveux noirs comme le jais et aux yeux d’un vert à vous donner

le tournis. Arren ne pouvait s’empêcher de la trouver belle et désirable et terriblement

lointaine aussi. Timide et réservée, Aihnoa parlait peu, écoutait beaucoup et n’oubliait jamais

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 119


rien. C’est elle qui tenait les archives à jour et notait tout ce qui avait de l’importance. Grâce

à son intervention, de nombreux conflits sous le règne de Ruthen, l’arrière-grand-père un

peu belliqueux de Rathen, avaient pu être évités.

Entre elle et Elfin, était assis Aleth, l’immense qui avait une tête de gentil benêt, ce

qu’il n’était pas du tout par ailleurs. Il jouait de son air niais et cela lui avait évité bien des

problèmes. Il pouvait déployer une force incroyable en cas de danger, mais son plus grand

atout était son intelligence exceptionnelle. Que des gens hors norme, réalisa Arren sans

s’inclure dans le lot. Que faisait-il ici ? Parmi eux ?

C’est alors que ses yeux se posèrent sur India, la jeune femme discutait avec Aihnoa

et semblait particulièrement attentive à ce que lui racontait son amie. Elle était la douceur et

la bonté incarnées et savait mieux que quiconque ce qu’il devait éprouver car si elle faisait

partie du groupe depuis plus longtemps que lui, elle était arrivée bien plus tard que les

autres. Cela lui donnait un air d’être toujours un peu ailleurs qu’elle cultivait soigneusement.

Elle avait un côté éthéré qui pouvait tromper, car sa vigilance était toujours, elle, bien

éveillée. Il l’aimait beaucoup, car elle était toujours de bon conseil et accessible et ce qui ne

gâchait rien, très jolie avec ses longs cheveux jais et ses yeux noirs en amande.

Près d’elle, se trouvait Herras, un géant blond aux yeux bleus, qui était d’une

gentillesse rare, ne se fâchait jamais et rendait tout le temps service à qui en avait besoin,

alors que son vrai travail était de planifier et de tout organiser afin de rendre les actes de

magie plus faciles. C’était un génie de la logistique et un magicien hors pair, le seul capable

de créer des passages d’un monde à l’autre.

Et enfin, à droite, Farielle, la belle, la tendre Farielle, un petit génie en magie, une

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 120


source inépuisable d’énergie pure, un rayon de bienfait à elle toute seule. Sa seule présence

rendait l’air plus doux, l’ambiance plus sereine, en un mot, elle apaisait et revigorait. Une

véritable source de jouvence. Arren avait une tendresse particulière pour cette toute jeune

fille qui aurait pu être la sienne. Elle lui sourit gentiment, consciente de son malaise. Ses

grands yeux bleu-brun pailletés de vert brillaient de douceur et de compréhension.

— Rassure-toi, fit-elle, si tu n’as pas envie de prendre la parole, personne ne s’en

offusquera et il vaut parfois mieux se taire et écouter, que de parler pour ne rien dire.

Elle eut un large sourire et poursuivit :

— À vrai dire, cela n’arrive pas souvent, reconnut-elle, ici tout le monde a envie de

dire ce qu’il pense. Je ne sais pas pourquoi d’ailleurs... Enfin si, j’ai ma petite idée… enfin... tu

verras, tu auras envie de t’exprimer et de donner ton opinion toi aussi, un jour ou l’autre.

Même la pauvre Aihnoa n’échappe pas à cela, c’est tout dire, acheva la jeune fille avec un

sourire mystérieux.

— À ce point-là ? demanda Arren.

— Oh oui ! Regarde, ça va commencer. Notre maître à tous prend la pose…

Arren jeta un œil sur son ami et vit avec effarement que la jeune Farielle disait vrai.

Rafiel prenait littéralement la pose, il s’était redressé de toute sa hauteur, pas bien haut, il

fallait l’admettre, mais c’était son air patriarche qui en imposait le plus. Une mine d’avocat

ou de juge, mais en tout cas un air très docte et protocolaire.

— Je crois comprendre ce que tu veux dire, fit Arren avec un sourire.

Farielle se contenta de hocher la tête, la séance commençait, Rafiel venait de taper

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 121


doucement sur la clochette qui marquait le début de la réunion.

— Mes chers amis, nous nous sommes rassemblés aujourd’hui pour discuter d’un

sujet important. Comme vous le savez, nous allons recevoir des élèves, ces disciples seront

particuliers, très particuliers, car différents de tout ce que vous avez pu connaître jusqu’à

présent. Tous les élèves que nous avons eus avant eux étaient, pour certains, doués, continua

Rafiel avec enthousiasme, mais là, mes amis, je puis vous assurer que vous allez être étonnés.

Vous aurez devant vous des adultes et des enfants déjà éveillés et doués, extrêmement doués.

Le premier va arriver ce soir, peut-être est-il déjà à la lisière de la forêt. Aleth, peux-tu te

charger d’accueillir notre premier pensionnaire ? Il est très intéressant, un mystère même

pour moi. Tu seras époustouflé par ce garçon et séduit, car il est de la même trempe que toi.

Enfin, tu verras.

Aleth hocha simplement la tête, il se dit que Rafiel savait très bien que le garçon était

déjà sur le chemin des Noisettes, celui que tout promeneur choisissait quand il ne connaissait

pas la forêt. Il eut un sourire attendri, le vieux mage aimait de temps à autre montrer ses

talents de magicien. Il adorait épater la galerie en quelque sorte. Aleth savait aussi pourquoi

il avait été choisi pour ce premier accueil, son physique étonnant jouait toujours en sa

défaveur et la première impression qu’il faisait était toujours significative. Rares étaient ceux

qui allaient au-delà des apparences. C’était une sorte de test que faisait passer Rafiel, un test

plus de cœur que d’intelligence. Il n’avait plus rien à faire ici, son rôle était déterminé, il

pouvait s’en aller. Il se leva, salua ses amis et partit vers l’orée du bois. Il savait exactement

comment il allait retrouver le nouvel arrivant, il sentait sa présence, son énergie et chose

étonnante, il sentait son appel. Il se dirigea donc vers lui d’un pas tranquille.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 122


L’apprentissage

L’esprit léger et les yeux grands ouverts, Ivoisan contemplait sans relâche le paysage qui

s’étalait sous ses yeux. Il ne se lassait pas de ces vertes prairies où des animaux étranges

paissaient tranquillement. Il ne pouvait pas oublier qu’il était sur un autre monde, car ici tout

était extrêmement différent du sien. Plus riche, plus vert et oui, plus intense. Ivoisan n’aurait

jamais cru qu’un tel monde puisse exister. Mon peuple serait heureux ici, songea-t-il. Mais

après réflexion, il se dit que son monde n’était pas mal non plus, plus aride certes, mais si

riche, si profond et d’une beauté sauvage, royale. On y découvrait chaque jour une chose qui

vous faisait l’aimer davantage. Et son peuple, non seulement aimait cette planète

mystérieuse, mais en était aussi l’essence.

Il secoua la tête avec bonne humeur, il était ici pour le moment et il savourait ce

voyage à sa juste valeur : initiatique ! Il avait traversé le voile qui séparait les deux mondes

sans s’en apercevoir. Et lorsqu’il s’était retourné, étonné par la végétation luxuriante qui

l’entourait, les contours de son propre monde s’étaient estompés. Aucun retour en arrière

n’était plus possible dans l’immédiat. Une légère tristesse s’était emparée de lui, mais fut vite

remplacée par l’excitation de découvrir une nouvelle planète. Il avait donc continué son

chemin le sourire aux lèvres.

Ses pas le conduisaient sans qu’il sache exactement où il allait, il sentait tout au fond

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 123


de lui un appel et lorsqu’il s’écartait du bon chemin, un léger malaise le saisissait jusqu’à ce

qu’il retrouve la bonne route. Ivoisan avait vite compris cela et il n’avait fallu qu’un seul

rappel pour qu’il sache comment voyager. Il fallait juste qu’il suive son intuition, sans

réfléchir. Il marchait maintenant depuis plusieurs jours, trois ou quatre peut-être, tout à sa

contemplation et admiration. Il n’avait pas réellement compté. Cela n’avait pas beaucoup

d’importance, car il approchait de son but.

Depuis un long moment, il distinguait au loin une forêt dense et sombre. Une masse

feuillue qui l’attirait autant qu’elle l’inquiétait. Jamais il n’avait vu autant d’arbres en même

temps. Et encore, je suis loin de la voir tout entière !

Effectivement, plus il s’approchait et plus la forêt lui paraissait immense. Il s’arrêta

un moment à l’orée du bois, indécis, il ne sentait plus le courant ténu qui l’avait guidé jusque-

là. Il sonda un moment, mais rien ! Le vide total. Il se dit qu’il était peut-être temps de faire

une pause, attendre un peu et voir ce qu’il allait arriver. Il choisit un coin sec, posa son

balluchon à terre et s’assit à même le sol, les jambes repliées devant lui, les mains posées sur

les genoux. Il avait un peu mal aux fesses sur ce sol dur et légèrement humide, mais cela allait.

Son monde au moins avait le sol souple, doux et accueillant et pour son peuple qui aimait les

longues veillées assis à même la terre, cela n’avait pas de prix. Ici, ils auraient souffert le

martyre. D’ailleurs, Ivoisan sentait déjà son postérieur s’ankyloser et devenir froid comme

la pierre. Il remua un peu et chercha une position plus confortable avant de renoncer.

Finalement, cette planète si belle avait quand même quelques défauts et cela le soulagea d’un

immense poids, comme tout Asaïen qui se respecte, il se méfiait de la perfection.

En définitive, le corps douloureux, il se leva d’un bond, prit son sac et avança de

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quelques pas vers la forêt. Il fallait qu’il marche, l’inaction sur ce sol inhospitalier était

insupportable. Il scrutait tous les arbres autour de lui avec un mélange de respect et de

crainte mêlés. Que faire ? Il pressentait que dans une forêt, on pouvait se perdre, tout était si

grand ! Donc avec son bon sens légendaire, il partit à la recherche d’un chemin. Il en trouva

un rapidement, avec un curieux panneau, mis bien en évidence. Il était taillé dans un bois

épais et placé sur le tronc d’un arbre. Il lut : « chemin des Noisettes », se dit que le nom était

joli et avança d’un pas vif. Ivoisan aimait prendre des décisions rapides, parfois…

Il marchait depuis un bon moment, l’odorat saturé d’odeurs, l’ouïe de bruits insolites,

et la vue de couleurs merveilleuses, lorsque son regard fut attiré par une silhouette assez

imposante qui avançait rapidement vers lui. De loin, il avait du mal à déterminer à quoi il

avait affaire. Sur ses gardes, il s’arrêta et attendit. Il hésitait entre un animal ou un être

humain et pencha pour la dernière solution, un animal n’emprunterait pas un chemin avec

autant de décontraction, au contraire, il aurait tendance à se cacher pour attaquer.

Toutefois, la stature imposante de celui qui avançait provoquait chez lui une certaine

réserve. Sans être prêt à se défendre, Ivoisan se méfiait tout de même. Il ne connaissait pas

ce monde et ses habitudes. Aussi, il valait mieux rester sur ses gardes. Il regardait donc avec

méfiance ce qu’il pouvait maintenant distinguer comme étant un homme. Lorsqu’il ne fut

plus qu’à trois mètres, Ivoisan révisa son jugement, l’homme n’était pas grand, il était

immense et son visage ne respirait pas la chaleur. Renfrogné et visiblement de mauvaise

humeur, il semblait peu ouvert à une nouvelle rencontre amicale. Ivoisan se décala

légèrement vers la gauche pour laisser passer l’inconnu, puis machinalement, il plongea ses

yeux lumineux dans les yeux sombres du géant et ce qu’il vit fit naître un sourire amical sur

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 125


ses lèvres. Ses yeux étaient d’un joli brun irisé de vert, mais surtout ils pétillaient

d’intelligence, de bonté et de gentillesse. Ivoisan salua l’inconnu courtoisement, ouvert et

accueillant.

— Je vous souhaite une marche agréable et riche, fit-il avec bonne humeur.

C’était une formule rituelle de sa tribu, qui s’adaptait à ce genre de situation.

L’homme s’arrêta à sa hauteur, le toisa tranquillement, et satisfait de ce qu’il voyait,

sourit largement, dévoilant des dents énormes et solidement plantées.

— Je vous salue également jeune homme et ma marche en solitaire est terminée,

puisque je suis venu à votre rencontre.

— Moi ? Mais… Oui je vois, c’est vous, n’est-ce pas ? Vous, votre appel… Je me

demandais… Excusez-moi, je commence à comprendre certaines choses, mais j’ai un peu de

mal à les mettre dans le bon ordre.

— Ce n’est pas grave. On va t’expliquer tout cela. D’abord, permets-moi de me

présenter, je suis Aleth et je suis ici pour t’accueillir, te montrer le chemin de l’école. Suis-

moi si tu le veux bien, là-bas, beaucoup de choses te seront expliquées.

Soulagé d’être arrivé à bon port, Ivoisan accepta avec empressement. Aleth était

certes imposant, mais terriblement sympathique. Il sentait qu’il pouvait lui faire entièrement

confiance, c’est pourquoi le jeune homme ajusta son balluchon sur son épaule et partit d’un

bon pas avec son nouveau compagnon.

— Dites-moi Aleth, commença-t-il, vous avez parlé d’une école ? Mais de quoi s’agit-il

exactement ? Je suis assez perplexe, car tout m’est étranger ici, je suis assez déboussolé, car

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 126


dans mon épreuve des rêves, j’ai vu une guerre, une terrible guerre et je devais être là pour…

En fait, je ne sais pas pourquoi je suis là, avoua-t-il. J’ai une mission, une sorte de quête si

vous voulez, mais tout est confus, la seule chose claire est que je devais partir pour accomplir

une grande chose. Et pour mon peuple, les rêves sont importants, ils montrent la voie à

suivre. Je dois vous donner le tournis avec tous mes palabres non ?

Aleth partit d’un grand rire joyeux, il aimait ce garçon jovial et plein de vie. Ivoisan

avait passé le test haut la main, sans préjugés ni aucune crainte, il l’avait suivi, là où d’autres

auraient longuement hésité voire refusé.

— Pour commencer, si tu me disais comment tu t’appelles ? Ce serait un bon début

pour faire connaissance. Et ensuite, parle-moi de ton peuple qui accorde une telle importance

aux rêves.

Ivoisan se tapa sur la cuisse hilare, encore une fois il s’était laissé emporter par son

enthousiasme, oubliant la plus élémentaire des politesses.

— Ivoisan, je m’appelle Ivoisan, je viens d’un autre monde, il existe un passage, mais

je suppose que ça, vous le savez déjà et ma tribu s’appelle Asaï, comme notre Sage des Sages,

qui devient une partie d’Asaï le jour du Changement. C’est une sorte d’épreuve que doivent

passer les sages s’ils veulent atteindre cette fonction. Asaï, c’est aussi un don, cela veut dire :

les Rêveurs du Ciel. C’est une tradition vous savez, lorsqu’un grand Sage est choisi, il doit

porter le nom de sa tribu pour se l’approprier et être un bon Guide. J’avoue n’avoir connu

que lui comme Sage et il doit posséder une longévité importante, car il me semble très, très

âgé, hors d’âge même.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 127


Voyant qu’il s’égarait de nouveau, il eut un sourire contrit vers Aleth qui l’encouragea

de la main à continuer.

— Mon monde s’appelle Inassaïa, c’est une planète composée de douze tribus, toutes

amies et chacune d’entre elles est dirigée par un chef. Nous nous rencontrons peu, car nous

sommes éloignés les uns des autres, mais les chefs font le voyage régulièrement pour

apporter les nouvelles et certains d’entre nous, les « voyageurs », vont d’une tribu à l’autre à

longueur de temps parce que nous aimons partager et envoyer des cadeaux, des présents.

— Les voyageurs, dis-tu ? coupa Aleth avec intérêt.

— Oui, ils peuvent se déplacer très vite grâce à la pensée et transporter tout un tas de

choses. Vous savez, chacun d’entre nous possède une faculté, et ceux qui sont élus possèdent

plusieurs dons, comme moi. Mais il faut que je les travaille, car tout est encore nouveau. Je

sais qu’ils sont là, fit-il en se tapant la poitrine, mais je ne sais pas encore tous les utiliser.

Il s’arrêta soudain…

— Ah ! je vois ! L’école ! Je suis ici pour apprendre.

— Tu es vif petit, fit Aleth, mais je ne peux rien te dire pour l’instant, Rafiel s’en

chargera, il aime tellement jouer au professeur qu’il se fera une joie de tout te raconter dans

les détails. Mais continue, ton histoire m’intéresse et nous avons encore un peu de marche

avant d’arriver.

Ivoisan, qui adorait raconter l’histoire de son peuple, ne se fit pas prier. Il aimait

partager et écouter aussi.

— D’accord, que voulez-vous savoir ?

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 128


— Ce que tu veux, tout m’intéresse.

— Alors Inassaïa est un monde assez étrange pour quelqu’un qui n’y vit pas, car nous

ne connaissons que le sable et les oasis. L’eau est souterraine et remplit les oasis lorsque le

besoin s’en fait sentir. Il y fait chaud, mais le soleil ne brûle pas, c’est pourquoi nos animaux

vivent très bien. Il existe une plante qui pousse près des oasis, la Calicine, c’est un végétal

extraordinaire qui pousse la nuit et qui a des propriétés étonnantes. Elle nourrit le bétail, car

elle est très riche en nutriments bons pour eux, guérit certaines blessures grâce à sa sève et

si on sait bien la préparer, elle est très bonne à manger. Ma mère la cuisine divinement bien,

ajouta-t-il, une lueur de gourmandise dans le regard. Nous vivons dans des cases ou des

tentes, selon les envies et les humeurs. Mon peuple lui, vit dans des cases, car nous bougeons

peu et cela permet d’avoir des intérieurs frais. Nous vivons en communauté, un grand village

en quelque sorte. Nous sommes très nombreux, je ne connais pas tout le monde, mais je crois

que toute la population est heureuse. Nous sommes pacifistes, la guerre nous est inconnue,

avant je ne savais pas ce que c’était, mon rêve me l’a appris. Je n’en ai pas parlé à mon peuple,

il ne doit pas savoir, vous comprenez ?

— Oui, acquiesça Aleth, je crois comprendre que ton peuple est merveilleux, tu dois

nous trouver bien barbares ici.

— Oh non, s’insurgea Ivoisan, votre planète est si belle, et vous êtes si gentil ! Je

suppose que beaucoup de gens sont comme vous, non ?

— Oh, tu en trouveras, c’est certain, mais méfie-toi tout de même, certains sont

particulièrement mauvais. Enfin, soupira Aleth, tu l’apprendras bien assez tôt. Parle-moi des

dons que vous possédez.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 129


— Hou là, c’est une histoire…

Ivoisan fit une pause, se gratta la tête et claqua la langue, par où commencer ? Ah ! il

savait !

— En fait, les femmes et les hommes sont séparés, c’est-à-dire que les dons des femmes

ne se transmettent jamais aux hommes et inversement. Pourquoi ? Il paraît que c’est une question

d’énergie, m’a expliqué ma mère, qui elle, possède le don de guérison. Par la pensée, elle peut

rafistoler n’importe quoi et soulager à peu près tous les maux, c’est pourquoi elle est très utile à

notre tribu. Toutes n’ont pas de guérisseuses, mais bon, quand une personne est très malade dans

une autre tribu, grâce aux voyageurs, elle peut y aller et les soigner. Pour les petits bobos, la

Calicine est très utile, mais pour le reste, il faut une guérisseuse. Et ce ne sont que des femmes.

Les voyageurs en revanche, sont toujours des hommes, car ils sont plus disponibles, la nature fait

bien les choses non ? Certaines femmes ont des visions, des hommes savent attirer le feu, d’autres

dompter les animaux sauvages, faire bouger les objets par la pensée ou lire dans les pensées des

autres. Il existe tout un tas de dons plus ou moins utiles vous savez, mais les plus recherchés sont

le don du voyage et de guérison. En fait, nous avons remarqué que les dons qui utilisent l’énergie

de l’eau ou de la terre sont souvent féminins et ceux qui utilisent le vent ou le feu sont masculins.

C’est une théorie fragile, je le sais bien, mais c’est souvent le cas.

— Et toi ? demanda Aleth.

— Euh, je suis un cas, avoua Ivoisan, car je crois être le seul qui les possède tous,

d’ailleurs le Sage des Sages ne comprenait pas comment cela était possible. Il paraît que ce

n’est arrivé que deux fois avant moi et que ces deux personnes avaient eu un destin étrange.

Un homme et une femme. Mes parents sont fiers de cela, mais inquiets.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 130


Ivoisan se tut un instant, car s’il évitait d’y penser, il ne pouvait nier sa particularité

et cela lui faisait un peu peur. Sentant le désarroi du jeune homme, Aleth décida de parler à

son tour, il devinait qu’Ivoisan n’était pas fragile, mais aller trop vite n’amènerait rien de bon.

Il fallait du temps pour tout digérer et Ivoisan avait fait preuve d’une maturité étonnante

pour un garçon de son âge, seize ans à peine, estima Aleth.

— Bien, à moi de te raconter un peu mon monde. Pour être franc, nous sommes ici

depuis huit mois à peine. Nous habitions il y a peu dans une école qui appartenait à un

empereur, mais nous avons dû partir pour des raisons que nous te dévoilerons plus tard.

Nous sommes donc arrivés ici et nous avons construit ce que nous appelons notre chef-

d’œuvre ! Il leva le bras et fit un geste large qui englobait toute la forêt. Ici, tu te trouves dans

la forêt des Sylves, c’est un lieu étrange qui recèle bien des secrets, mais à toi de les découvrir.

Nous y avons fondé notre nouvelle école et quelques habitations dans lesquelles nous vivons

tous. Nous sommes onze maintenant et nous attendons huit autres personnes.

Ivoisan réagit à la mention des huit autres attendus, il était l’un d’eux cela semblait

évident, mais les autres ? À quoi pouvaient-ils ressembler ?

Ravi d’avoir su détourner l’attention de son jeune protégé, Aleth continua à lui décrire

l’endroit où il vivrait désormais.

— Tout est construit avec du bois et des lianes, que des matériaux que nous a

généreusement cédés la forêt. Eh oui, fit-il en voyant la consternation se peindre sur le visage

d’Ivoisan, nous ne faisons pas ce que nous voulons ici. Il s’agit d’un échange, d’un partenariat

en quelque sorte, mais tu apprendras vite. C’est très confortable, chaleureux et accueillant et

aussi très beau. Se réveiller avec l’odeur de bois frais ou de pin est vivifiant, j’adore cela. Et

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 131


puis, la forêt regorge de nourriture en tous genres, du gibier, des plantes, des champignons,

des fruits, enfin de quoi nourrir tout un régiment. Nous serons bien ici et surtout en sécurité,

car la forêt est protégée.

— Protégée ?

Aleth lui jeta un regard acéré, il aimait susciter l’intérêt et les questions et avec Ivoisan

il était servi, il n’avait jamais vu un garçon aussi curieux et aussi vif.

— Oui, la magie est à l’œuvre ici, très fortement. C’est la forêt qui nous a appelés, toi,

moi, les autres… Oh bien sûr, Rafiel a aussi mis son grain de sel, mais c’est elle qui nous a

dirigés.

Ivoisan hocha la tête, la forêt, il comprenait, car il savait que la nature possédait un

pouvoir immense, mais Rafiel et le grain de sel, qu’est-ce que cela ?

— C’est quoi le grain de sel de Rafiel ?

Aleth resta un instant interdit, avant d’éclater de rire, c’est vrai que sa façon de parler

devait paraître bien étrange au garçon.

— C’est sa touche personnelle si tu préfères. Rafiel est un vieux bougon que tu

rencontreras très bientôt. D’ailleurs, quand on parle du loup, on en voit la queue, marmonna-

t-il dans sa barbe. Nous sommes arrivés, annonça simplement Aleth.

Ivoisan resta un instant bouche bée, ils marchaient tranquillement en se racontant

des histoires et tout à coup, ils furent dans une clairière parsemée de petites constructions

placées les unes à côté des autres et d’une grande bâtisse, située un peu à l’extérieur. La

magie de la forêt, se dit Ivoisan. Il avait beau admettre qu’elle existait, il était impressionné

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 132


quand même…

— Bonsoir mon jeune ami, fit une voix fluette dans son dos.

Il se retourna et vit un tout petit homme âgé, aux cheveux blancs neigeux et très

maigre. Ne sachant quelle attitude adopter, il inclina le buste en avançant les mains, paumes

en avant, dans une posture de profond respect.

— Monsieur.

— Hou là, arrête tout ça, je ne suis qu’un pauvre vieux bougon qui aime jeter son grain

de sel un peu partout, répondit le vieil homme d’une voix de stentor perfidement en jetant

un regard torve au pauvre Aleth qui ne savait plus où se mettre.

Ivoisan sursauta de surprise en entendant la voix jeune qui s’adressait à lui et releva

la tête. Son interlocuteur avait toujours l’air vieux, mais ses yeux vifs et son air agile

démentaient son apparente faiblesse.

— Euh, bonsoir, ne put que dire Ivoisan.

— Voilà c’est mieux, alors jeune homme, le voyage n’a pas été trop difficile ? Tu dois

être fatigué non ? Et puis, faire route avec Aleth n’est pas de tout repos, hein ? Bon, je vais te

montrer tes quartiers et après nous causerons, nous avons tout un tas de choses à te dire.

Enfin, il faut d’abord que tu t’installes pour avoir des repères. Je parle, je parle, mais

agissons ! Diantre ! Viens, suis-moi…

Ivoisan avait le tournis, tout le temps du discours, le vieil homme n’avait cessé de lui

tourner autour en sautillant, pour finalement le prendre par le bras et le tirer derrière lui. Il

supposait que c’était le fameux Rafiel, celui au grain de sel. Il suivit docilement le vieil

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 133


homme, non sans jeter un regard un peu étonné vers Aleth. Celui-ci haussa les épaules et eut

un sourire ravi. La situation lui plaisait beaucoup. Il savait que Rafiel pouvait être parfois un

peu étrange, mais c’était un homme bon et gentil. Farfelu, peut-être, mais profondément

humain. Ivoisan était entre de très bonnes mains. Bon, quant à lui, il avait le repas du soir à

préparer et son ventre commençait à protester. Il se dirigea en sifflotant vers les cuisines, il

adorait faire la cuisine.

Rafiel tirait le jeune homme par la manche, excité à l’idée de rencontrer son tout

premier élève. Il jeta un regard à Ivoisan qui le suivait d’un air effaré. Rafiel s’esclaffa

bruyamment et s’arrêta.

— Ah ! s’exclama Rafiel, tu dois me prendre pour un vieux fou, non ?

Il scruta le jeune homme qui tentait de donner le change.

— Eh bien, tu as raison ! glapit Rafiel avec bonne humeur. Je suis un peu secoué en

haut, mais je suis gentil. Et comme je suis très heureux de ta présence, je le montre, voilà !

Il reprit le bras d’Ivoisan avec plus de douceur et le tira gentiment vers lui. Ils

arrivèrent près d’une maison faite de végétal. Rafiel poussa une porte en bois et ils entrèrent

dans une pièce merveilleuse.

Ivoisan en resta sans voix d’admiration. Du coin de l’œil, Rafiel l’observait et était

satisfait de la réaction du garçon. Ivoisan n’avait jamais rien vu d’aussi beau, il découvrit un

salon assez grand où étaient disposés deux gros fauteuils et un immense canapé qui

occupaient un coin de la pièce. Une table en bois brut et quatre chaises meublaient un autre

coin de la pièce, tout cela harmonieusement placé. Mais ce qui enchantait Ivoisan, c’étaient

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 134


les tapis doux et moelleux et les lampes accrochées aux murs qui diffusaient une lumière

douce. L’endroit était chaleureux et confortable. On s’y sentait bien tout de suite, protégé et

entouré. Il l’aima immédiatement et son sourire heureux faisait plaisir à voir.

— Ici, c’est pour se détendre et apprendre, selon l’humeur. C’est à toi, tu y vivras seul,

car j’estime que chaque élève a droit à son intimité. Tu pourras tout réaménager comme tu

le souhaites et ajouter des choses si tu veux aussi. C’est India qui s’est occupée de la

décoration, une femme admirable, ajouta Rafiel avec un clin d’œil. Viens, lui enjoignit-il, le

reste vaut le détour aussi.

Il ouvrit une porte et ils entrèrent dans une grande pièce, la chambre, qui contenait

un matelas bien épais, posé loin du sol sur une couche en bois, et dessus, une grosse

couverture moelleuse. Jamais il n’avait vu un lieu de vie aussi vaste, chez lui, il dormait à

même le sol sur un tapis épais avec un drap léger qui lui servait de couverture. Il aimait

dormir au contact de la nature, mais il supposait qu’ici le confort était important, dormir à

même le sol dans une forêt devait être inconfortable si on n’y était pas habitué. Il se

remémora son essai dans le bois et fit la grimace. Ses fesses s’en rappelaient encore. Il avisa

aussi une commode et un tapis de laine qui recouvrait pratiquement tout le sol de la chambre.

— C’est un lit, expliqua laconiquement Rafiel, ici difficile de dormir par terre, tu

prendrais froid et en plus tu aurais mal partout, lui confia-t-il. Tu vois, la forêt c’est bien, mais

il y fait humide, aussi les tapis et autres couvertures et couettes sont plus que nécessaires.

Il leva le nez en l’air, sembla écouter quelque chose et haussa les épaules.

— Elle me dit de te dire que je radote, lança-t-il à Ivoisan qui commençait tout juste à

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 135


s’habituer aux excentricités du vieil homme.

— Elle ? s’enquit-il innocemment.

Rafiel lui jeta un regard acéré et une lueur fugace traversa son regard. Le petit

commençait à se poser des questions, il observait et ne s’arrêtait pas à ce qu’il voyait. Une

bonne chose, ça.

— Oui, elle, la forêt, la maison, en fait, ici tout est lié, tu l’apprendras bien assez tôt.

Les meubles sont faits avec ce qu’elle nous a autorisés à prendre. Les tapis sont tous tissés

en fibres et matériaux naturels. Si tu veux construire, il faut lui demander son aide et son

avis. Sans cela, rien ! Elle est capable de déclencher une tempête à décorner des bœufs en un

rien de temps. Il ne faut pas la contrarier, c’est tout !

— Je vois, répondit simplement Ivoisan. Mon monde fonctionne un peu de la même

manière.

Il ne comprenait pas tout, mais il avait saisi l’essentiel. Rafiel lui jeta un regard de

doute, son visage devint plus grave et ses yeux plus lumineux. Il venait de changer du tout au

tout.

— Oui, je pense que tu dis vrai, admit-il, mais tu n’as pas tout vu, il te faudra du temps.

Tu vois cette porte, là ? demanda-t-il à Ivoisan qui ne voyait rien. Si, regarde bien !

Alors Ivoisan scruta le mur végétal, puis ses yeux s’habituèrent à l’entrelacs de lianes

pour discerner une rupture dans l’harmonie, une porte se dessinait au milieu du fouillis de

lianes. Ivoisan s’en approcha et tendit la main. Subitement, les lianes s’écartèrent et il put

entrer dans une autre pièce, plus petite.

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— La salle d’eau. Ici, tu feras ta toilette, enfin toutes ces choses que tu dois faire et que

je n’ai pas besoin de nommer.

Ici aussi, tout était joli et bien agencé. Une salle de bains parfaitement fonctionnelle.

Ivoisan ressortit et rejoignit Rafiel qui l’attendait, assis sur le bord du lit.

— Nous mangeons tous ensemble, c’est plus convivial. Mais avant, nous allons

discuter un peu. Viens.

Ils allèrent de nouveau dans le salon et le vieil homme s’assit dans un des fauteuils.

— Assieds-toi, proposa-t-il, il faut que tu saches certaines choses avant de rencontrer

les autres.

Ivoisan s’installa dans l’autre fauteuil et une sensation étrange le saisit. Il avait

l’impression que le fauteuil s’adaptait à son corps. Il remua un peu et le siège bougea

imperceptiblement. Il leva un regard étonné sur Rafiel. Toutes ces nouveautés

l’enchantaient.

— Étonnant, non ? C’est une mousse qui prend la couleur que l’on souhaite et qui

s’adapte à ton corps. Elle ne s’altère pas et peut durer des décennies sans même s’émousser

un peu. Tu dois aimer le rouge, car lorsque tu es entré, les fauteuils et le canapé sont devenus

rouges. Et puis, touche, dit-il en caressant les accoudoirs, c’est très doux.

Ivoisan passa une main hésitante sur cette drôle de matière qui était effectivement

très veloutée et chaude au toucher. Cette planète n’en finissait pas de l’étonner.

— Bon, passons aux choses sérieuses, fit Rafiel en tapant des mains. Tu connais mon

prénom, Aleth a dû te le dire. Alors pour faire simple, je suis le maître de Magie, et c’est en

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 137


partie moi qui ferai votre instruction à tous. Il est évident que chacun d’entre nous a quelque

chose à vous apprendre, mais disons que je serai votre interlocuteur privilégié. Comme je te

l’ai dit, nous mangeons tous ensemble dans une salle commune où je t’emmènerai tout à

l’heure. Les repas sont servis à huit heures et la multitude de plats permet de satisfaire tous

les goûts. Aleth fait souvent la cuisine et il se débrouille plutôt bien. Si tu as des envies,

n’hésite pas à les lui dire. De plus, il adore les nouveautés, alors si tu as des recettes, il sera

très content de te concocter ce que tu souhaites. Les cours commenceront quand tout le

monde sera là. Avant ça, profites-en pour apprendre tout ce que tu veux sur notre

communauté, sur tout ce qui t’entoure. Je sais que ton univers est doux et tendre, mais ici les

choses sont différentes, alors n’hésite pas à te promener et pose toutes les questions que tu

veux. Il n’y a jamais de questions stupides, jamais.

Il s’arrêta de parler et s’enfonça plus profondément dans le fauteuil, savourant le

confort qu’il en recevait.

Ivoisan resta un moment silencieux, attendant une suite qui ne venait pas. Puis, il

réalisa que Rafiel avait fini son discours et qu’il attendait une réaction. Mais quel genre de

réaction ? L’homme était étrange et déconcertait le jeune homme. Jamais il n’avait eu affaire

à un tel individu. Dans sa tribu, les gens étaient plutôt sages et réservés. Lui, il était tout le

contraire, il ressemblait à une boule d’énergie incontrôlable.

Le mage savourait les expressions qu’il pouvait voir passer sur le visage d’Ivoisan. Le

jeune homme était stupéfait, étonné, intrigué et désorienté. Content de son effet, Rafiel

joignit les mains devant son menton, prêt à attendre le temps qu’il faudrait pour que le jeune

homme fasse le premier pas.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 138


— Hum, je… Vous êtes… Bon, j’ai l’air d’un idiot là, fit-il en se grattant les cheveux.

Écoutez Maître, vous me déconcertez, voilà c’est dit, lâcha-t-il dans un souffle.

— Déconcertez ?

— Oui, enfin, comprenez-moi, personne ne vous ressemble là d’où je viens et je ne sais

pas comment me comporter…

— Ah ! C’est donc ça ! Bon, je te rassure tout de suite, pas de Maître entre nous, je suis

ton professeur, mais avant tout je suis là pour te guider, orienter et éclairer ta lanterne, je

veux être pour toi un ami et les amis s’appellent par leur prénom, je pense ?

— Oui, mais pardonnez-moi, chez nous, les ancêtres sont respectés et choyés, nous

les écoutons et ils ont une grande valeur à nos yeux.

Les yeux de Rafiel pétillaient de malice, il comprenait le désarroi du jeune homme,

mais il voulait que celui-ci dépasse ses préjugés pour aller au-delà, sans cela, il aurait

beaucoup de mal à s’adapter à sa nouvelle vie.

— Écoute mon garçon, ce qui se passait dans ta tribu est une chose, je comprends que

ton peuple vénère les personnes d’un certain âge, car ils représentent la sagesse, le savoir et

la mémoire collective. Mais ici, ce culte n’existe pas, car le temps n’a pas la même emprise

sur nous, nous sommes dans un espace-temps qui nous est propre. Honore les vieillards tant

que tu le souhaites, c’est une bonne chose, mais que cela ne t’empêche pas de te comporter

différemment ici, car vois-tu, je ne suis pas si vieux et en même temps, je le suis beaucoup

plus que tu ne le penses. Même toi, tu es sans âge, car immortel, ta croissance est plus lente

que celle des humains et la mort ne te touchera pas. C’est pour cela que tu possèdes tous les

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 139


dons en toi, car tu es unique, déjà pour ton peuple, mais plus encore ici… Tout est différent.

Regarde-moi, je suis vieux, tel que tu me vois, mais ferme les yeux.

Ivoisan ne voyait pas du tout où Rafiel voulait en venir, mais il fit ce qu’il demandait.

Après tout, que risquait-il à aller dans le sens du mage ? D’ailleurs, il commençait à apprécier

sa tournure d’esprit. Il ferma donc les yeux.

— Tu peux les rouvrir, invita Rafiel.

Ivoisan ouvrit les yeux et sursauta, son cœur se mit à battre très vite et il cligna des

yeux plusieurs fois pour être certain de ce qu’il voyait. Devant lui se tenait un jeune homme,

mince, mais bien taillé. Il avait des yeux bleu vif et son air malicieux lui rappelait quelqu’un.

Ivoisan crut s’évanouir d’émotion, ce n’était pas possible, comment pouvait-il faire cela ?

Rafiel avait tout simplement rajeuni !

— Tu vois ? Pour nous le temps n’a plus d’emprise, je peux devenir ce que je veux et

avoir vingt ans éternellement. Mais je préfère apparaître comme un vieux croûton mal

embouché, c’est plus drôle et plus pratique pour houspiller mon entourage.

Il eut un large sourire et redevint peu à peu le vieil homme qu’Ivoisan avait vu la

première fois.

Le jeune homme comprenait à présent ce que le mage avait voulu dire et il pensa que

sa première leçon avait commencé.

— Je suis immortel, moi aussi ? Je peux tout faire ? Il n’y a pas de limites ? Ni de fin ?

— En fait, admit Rafiel, je n’ai pas de limites, mais il fallait bien commencer par

quelque chose pour t’aider à voir plus loin. Je suis comme toi, mon garçon, sauf que nous

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 140


n’avons pas le même rôle à jouer. Ma magie à moi est puissante, mais la tienne doit l’être

davantage, car toi, tu auras à l’utiliser pour mener à bien une mission vitale. C’est la raison

de ta présence en ces lieux, tu dois apprendre à contrôler tous tes dons. Et ceux qui vont

devenir tes compagnons le doivent aussi. En venant ici, ton apprentissage a commencé, tu as

tout de suite su parler notre langue et pu lire la vieille pancarte à l’entrée de la forêt. Tout

cela est lié à ce que tu es, ton ouverture d’esprit te facilite la tâche et la magie fait le reste. Et

pour répondre à ta première question, oui tu es immortel.

Ivoisan eut son premier sourire de la soirée, un vrai sourire heureux et insouciant. Il

venait de comprendre une chose importante sans en saisir toute la portée, mais c’était une

phase essentielle, il le sentait. Rafiel avait une façon bien particulière de faire passer ses

messages, mais le résultat était là. Ivoisan se rendit compte qu’en peu de temps, il s’était mis

à l’apprécier.

— Merci Rafiel.

Ravi, le Mage bondit hors de son fauteuil, prit la main d’Ivoisan et l’entraîna à sa suite,

tout guilleret.

— Allons manger, j’ai une faim de loup ! s’exclama-t-il. Et puis, il faut te présenter aux

autres. Tu vas tous les aimer, ils sont chacun à leur façon, formidables.

Ivoisan n’en doutait pas un instant et dans la bouche de Rafiel, il savait que ce

compliment n’était pas vain. Ils devaient être tous exceptionnels.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 141


Dans les cachots

Sorial revint à lui doucement, lentement, par paliers. Il avait conscience de son corps,

de la vie qui pulsait en lui. Il resta sans bouger, les yeux fermés, savourant cet instant de paix.

Il ne souffrait plus, il se sentait vivant ! Palpitant de vie même. Il gardait cependant les yeux

fermés, car il sentait sur lui le regard d’un autre. Il n’était pas seul dans sa cellule.

— Je sais que tu es réveillé, fit une voix très près de lui. Vois-tu, Rayse, le maître des

Sciences est venu me parler de ton cas. Tu lui as causé une grande frayeur, s’amusa-t-il. Je

sais que Rayse est un homme particulier et que sa propension à inventer des histoires est

limitée. Il manque cruellement d’humour, tout comme moi d’ailleurs. Alors tu vas me dire ce

que tu lui as fait et je te tuerai vite et rapidement. Tu n’auras pas à subir ses expériences.

Sorial se redressa et s’installa dos contre le mur, les jambes allongées devant lui. Son

torse mis à nu montrait une cicatrice encore fraîche, mais cependant propre et nette.

L’homme eut à peine un haussement de sourcils lorsqu’il posa ses yeux sur l’estomac de

Sorial.

— Impressionnant, se contenta-t-il de remarquer.

Sorial eut un sourire sans joie, il sentait que l’autre, sous des dehors nonchalants, était

intrigué. Il s’humecta les lèvres, il mourait de soif !

— Je ne lui ai rien fait, enfin, rien de conscient. Et puis, attaché comme je l’étais…

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 142


— Oui, pourtant lorsqu’on regarde ton corps, on ne voit aucune blessure…

— Un simple coup de chance, le vieux a sans doute raté son coup. Il ne m’avait plus

l’air très jeune, peut-être que son cerveau imagine des choses qui n’existent pas.

Gairn eut un sourire sans joie, ses yeux brillaient de satisfaction. Il aimait les hommes

coriaces et celui-ci en particulier.

— Je suis le Chevalier Noir et je peux t’assurer qu’ici, l’humour n’est pas notre priorité,

de même que nous n’accordons pas notre confiance à de vieux radoteurs inconscients de

leurs actes. Alors si Rayse me dit que tu es un homme différent, c’est que tu l’es ! De quelle

différence parle-t-il ? Voilà ma question. Qu’est-ce qui te rend si différent mon oncle ?

Sorial sursauta. C’était donc cela… Il comprenait enfin… Gairn, son neveu disparu

depuis si longtemps. C’était un homme maintenant, un homme dur, cruel qui voulait juste se

venger… de lui, de sa famille. Tous ces morts, juste pour punir ceux qui n’avaient pas su

l’aimer comme il le voulait ? Comment expliquer quelque chose qu’il ne comprenait pas lui-

même ? Et qui plus est, à cet homme-là ? Car il connaissait la réputation de son neveu, oh oui,

son nom était sur toutes les lèvres, bien avant de le rencontrer. Le Chevalier Noir évoquait la

terreur, la mort et la douleur. Et durant sa captivité, il n’avait entendu parler que de lui, de

sa cruauté et de sa soif d’extermination. Il haïssait l’homme sans savoir qui il était vraiment.

Un membre de sa propre famille… Sorial eut un frémissement d’horreur, comment avait-il

pu tuer son propre père ? Et décimer sa famille ? Il était devenu un être froid, sans cœur. Et

maintenant, il était devant lui, seul dans une cellule miteuse, à sa portée, à sa merci. Un

frisson de haine pure lui traversa le corps. Il pouvait enfin se venger.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 143


— Je ne suis pas différent des autres, je suis juste un prisonnier dont tes hommes ont

tué toute la famille et les amis. Je n’ai rien à te dire de plus.

Gairn, qui était resté adossé contre le mur opposé, une jambe repliée sous lui, posa le

pied à terre, réajusta son épée et s’avança d’un pas. Il pouvait sentir la haine de son oncle à

son encontre, il connaissait cette odeur pour l’avoir lui-même inhalée plusieurs fois.

— Tu souhaites ma mort, n’est-ce pas ? Crois-tu que moi, mort, les autres vont cesser

leur guerre ? Oh ! je ne dis pas que cela ne causera pas quelques tracas, mais rien de bien

grave, ils trouveront à me remplacer très vite.

Sorial croisa le regard du Chevalier Noir, il n’y lut aucun sentiment, ni peur, ni

angoisse, rien ! Cet homme était déjà mort à l’intérieur, réalisa-t-il. Sa vengeance ne lui

apporterait aucun réconfort. Et puis, il connaissait ce regard… il savait qu’il avait le même,

lui aussi était mort, brisé et sans avenir. Non, il ne souhaitait pas sa mort, il voulait juste

mourir et rejoindre sa famille.

Gairn pouvait lire le combat auquel se livrait le prisonnier, son oncle hésitait entre

foncer sur lui et tenter sa chance ou abandonner la partie et se laisser mourir. Il savait aussi

que son oncle ne dirait rien, car il semblait être dépassé par tout ce qui lui arrivait. Il avait

l’air d’un homme normal, dont les souffrances pouvaient se lire sur le visage. Il avait aussi un

air abattu, de celui qui se sent vaincu. Gairn avait espéré en apprendre davantage, car il

soupçonnait la magie là-dessous. Pour la première fois, il regrettait l’absence de Féniel, qui

aurait peut-être pu savoir ce qui se passait. Mais il n’avait plus de temps à perdre et une chose

était certaine, le prisonnier ne parlerait pas. Alors il dégaina son arme et avança d’un pas vif.

Il allait le tuer et oublier toute cette histoire.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 144


Sorial vit Gairn sortir son épée de son fourreau et avancer très vite sur lui. Son

intention ne faisait aucun doute. Il se savait perdu et il s’en moquait. Il chercha les yeux de

celui qui malgré tout restait son neveu, il voulait mourir en ne quittant pas l’ennemi des yeux.

Il avait devant lui un membre de sa famille, il allait mourir de sa main et ne ressentait aucune

émotion. Gairn leva le bras, prêt à décapiter le dernier survivant de sa famille, il abaissa la

lame tranchante d’un coup et ne rencontra que du vide. Là où un instant plus tôt se tenait un

homme démuni, il n’y avait plus rien.

Gairn fut déséquilibré par le coup porté dans le vide, il faillit tomber et se rétablit en

moulinant avec son arme. Il la rangea dans son fourreau et resta un instant indécis. Pour la

première fois de sa vie, la situation lui échappait. Son oncle n’était plus là, c’était un fait, mais

où était-il ?

Honteux et en colère, Gairn se fit ouvrir la porte du cachot et ordonna aux gardes de

ne pas y entrer. Il fallait que cette disparition passe inaperçue. Plus tard, il ferait transporter

un corps dans la cellule pour remplacer celui disparu mystérieusement. Parmi tous les morts

qu’il y avait chaque jour, personne ne le remarquerait. Il ne fallait surtout pas qu’une

quelconque rumeur s’ébruite.

— Laissez cette porte fermée, que personne n’entre ! J’ai dit personne, et surtout pas

le maître des Sciences.

Son air mauvais suffit à convaincre les gardes. Ils hochèrent la tête, apeurés. Ils

connaissaient les colères légendaires du Chevalier Noir et il était certain que ses ordres

seraient respectés à la lettre. Il fallait qu’il découvre à quoi rimait tout ceci. Beaucoup trop

de choses étranges avaient eu lieu ces derniers temps et ce qu’il venait de voir n’était pas le

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 145


moindre. Il se remémora la conversation qu’il avait eue avec le conseiller deux jours plus tôt

et se dit que tout devait avoir un lien. Il monta aux archives, là, il découvrirait peut-être

quelque chose.

L’arrivée de Sorial fut brutale, soudaine et particulièrement angoissante pour lui. Il

atterrit lourdement sur le dos, le choc lui coupa le souffle et il resta un instant sans bouger.

C’est lorsqu’il vit un visage souriant penché sur lui qu’il réalisa qu’il devait avoir l’air ridicule.

— Je… fit-il en se redressant, désolé, je ne sais pas…

— Ne vous en faites pas, compatit la jeune femme, un sourire chaleureux aux lèvres.

Vous êtes arrivé un peu vite, mais pour une première fois, ce n’est pas si mal, le félicita-t-elle.

Sorial lui jeta un regard ahuri, que voulait-elle dire ? Il se palpa doucement le corps, il

avait un peu mal aux reins, mais sinon tout allait bien. Il se releva avec prudence, il se sentait

complètement déboussolé.

— Où suis-je ? Il était certain d’être mort, mais tout cela lui paraissait bien étrange.

D’abord, il avait toujours son corps et cette jeune femme devant lui avait l’air un peu trop

humaine à son goût. Il s’était imaginé autre chose et surtout, il voulait voir sa famille.

— Dans la forêt des Sylves, lui répondit la jeune femme. Et non, vous n’êtes pas mort,

répondit-elle à sa question muette. Venez, je vais vous expliquer…

Elle se détourna de lui et avança vers une grande bâtisse en bois. Dérouté, il accorda

son pas au sien, que faire d’autre ? Ils entrèrent dans une grande maison, où étaient déjà

installées plusieurs personnes pour ce qui semblait être le repas du soir. Un joyeux brouhaha

accueillit son arrivée, tout de suite suivi par un silence pesant. Toute la tablée avait les yeux

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 146


fixés sur lui.

— Arrêtez, enfin ! tempêta Elena, vous voyez bien qu’il est un peu intimidé !

— Effaré me semblerait plus approprié, gloussa Myrine.

Elena observa le nouvel arrivant qui clignait des yeux et semblait ne pas croire ce qu’il

voyait. Elle lui prit le bras gentiment et le conduisit au bout de la table. Elle aurait peut-être

dû lui dire quelques mots avant d’entrer, mais comme Rafiel lui avait recommandé de ne rien

faire, elle s’était contentée d’attendre et de l’amener ici.

— Installez-vous là, proposa-t-elle.

Sorial s’effondra lourdement sur le siège proposé, une dizaine de paires d’yeux

épiaient tous ses gestes. Il se sentait dans la peau d’un gibier : traqué. Une main tapota la

sienne avec gentillesse et un vieux monsieur tout chétif lui adressa un sourire encourageant.

— Voilà notre nouvel élève, fit-il avec bonne humeur, et il ajouta en mouillant son

doigt de sa langue et en traçant un trait imaginaire dans l’air, et de deux !

Sorial avait envie de s’échapper, de s’enfuir à toutes jambes de cet enfer auquel il ne

comprenait rien. Une toute jeune fille s’approcha de lui et lui murmura quelques mots à

l’oreille. Tout de suite, il se sentit mieux, il remercia la jeune fille d’un sourire et se redressa

sur sa chaise, prêt à affronter toute la table.

— Bien, bien, fit le vieil homme chenu, nous allons pouvoir commencer. D’abord, mon

cher ami, permettez-moi de vous présenter succinctement la tablée que voici. Nous

entrerons dans les détails plus tard. Sachez que si vous vous trouvez ici, c’est que vous avez

entendu l’appel et que vous faites partie des huit plus un. Alors, continua Rafiel avec

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 147


bonhomie, la jeune fille à votre droite là, c’est Farielle, elle n’a pas son pareil pour rassurer

les angoissés et puis moi, Rafiel à votre gauche. Ensuite, viennent Elena, celle qui vous a

conduit ici, puis Myrine, Elfin et Aleth, ne vous fiez pas à sa taille, il est très gentil. Il pointait

un doigt sur chacun des mages cités et continua sur sa lancée : India, Herras, Aihnoa, Arren

et notre tout nouvel ami, ici près de moi, Ivoisan. Bon, vous n’êtes pas obligé de tout retenir

ce soir, demain ça ira très bien. Contentez-vous de savoir comment je m’appelle, Rafiel, cela

suffira.

Sorial hocha la tête, l’esprit un peu en vrac. Tous ces noms, tous ces visages… Il en

avait le tournis.

— Où suis-je ? demanda pour la seconde fois Sorial.

Rafiel jeta un regard courroucé à Elena.

— Tu ne lui as pas dit ?

Elena se contenta d’un regard froid, elle aimait beaucoup Rafiel, mais quand il jouait

au vieux monsieur capricieux et toqué, elle le supportait difficilement. Rafiel comprit le

message et lui adressa un sourire mielleux.

— Bon, je m’y colle, fit-il avec l’air de quelqu’un qui doit faire un grand sacrifice de sa

personne, alors qu’en fait il adorait cela.

— Rafiel… prévint Arren d’une voix forte.

— Oui, oui, grommela-t-il. Alors, vous êtes dans une école pour apprendre à

développer votre don, voilà. Satisfait ?

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 148


Arren leva les yeux au ciel, s’il avait parfois du mal à connaître son rôle au sein de la

communauté, ce soir, il savait ce qu’il pouvait faire pour aider ce pauvre homme

complètement perdu. Son ami pouvait être terrible parfois. Un vrai gosse, il s’amusait comme

un fou, mais le problème était que le nouvel arrivant assis en bout de table ne goûtait pas

l’humour étrange de son hôte.

— Vous faites partie des Éveillés, fit-il une voix douce, tout comme notre ami que

voici, Ivoisan. Nous vous avons lancé un appel, pour vous regrouper, car vous avez besoin de

nous.

— Nous sommes là pour vous aider, ajouta Farielle. De plus, vous avez souffert,

terriblement souffert et votre esprit comme votre corps ont besoin de repos. Ici, vous

trouverez la paix. Non, vous n’êtes pas mort, vous ne pourrez revoir votre famille avant

longtemps, je suis désolée pour vous, ajouta-t-elle en lui pressant la main dans un geste de

réconfort.

Sorial regardait cette jeune fille à la voix si douce lui parler, le rassurer alors qu’il

aurait pu être son grand frère. Curieusement, les mots de la jeune fille avaient un sens, il

comprenait ce qu’elle disait et l’acceptait comme une évidence. Ses mots pénétraient son

âme.

— Comment ?

Sa voix se brisa, il ne put aller plus loin.

— Par la pensée, vous êtes arrivés ici grâce à votre mental et l’appel d’Elwhinaï. Votre

don est extraordinaire. Je ne sais pas exactement ce qui vous est arrivé, mais tout s’est

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 149


débloqué à ce moment-là. Vous avez dû endurer de grandes souffrances pour avoir appris

aussi vite. Les questions et réponses viendront plus tard, profitez de ce repas et ensuite

reposez-vous, demain est un autre jour, et mon père, fit-elle en appuyant lourdement sur ce

mot, se fera un plaisir de tout vous apprendre. Mais avant cela, je vais me permettre de vous

rendre présentable.

Farielle habilla Sorial de vêtements propres et confortables et lui redonna une allure

plus humaine. Il était dans un sale état, le pauvre, et elle trouvait que son père aurait pu lui

laisser un peu de temps pour se retourner.

— Voilà, se contenta de dire Rafiel sur un ton un peu boudeur et en lançant à sa fille

un regard torve, je vous dirai tout demain. Maintenant, passons à table.

— C’est cela, père.

Quelques rires fusèrent et finalement, tout le groupe se mit à rire joyeusement. Seuls

Ivoisan et Sorial se jetaient des regards un peu étonnés. Puis, Ivoisan eut un sourire complice

et sans trop savoir pourquoi, Sorial sourit à son tour. Il était dans un endroit étrange, son

cerveau lui jouait un drôle de tour, mais la bonne ambiance était contagieuse et il avait besoin

de faire une pause un petit moment. Après tout, il était sans doute dans un rêve ou mort,

alors pourquoi pas ne pas en profiter pleinement ?

Le repas fut bon et plantureux, chacun mangea à sa faim et le cidre coula à flots. C’est

la tête légère et le cœur un peu moins lourd, que Sorial fut conduit à sa chambre par Farielle,

qui avait décidé de le protéger. Elle lui montra son petit chez-lui et lui souhaita bonne nuit,

le laissant un peu désemparé et chamboulé. Puis, fataliste, il haussa les épaules, se déshabilla

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 150


et s’écroula sur son lit, sans même faire une toilette. Après tout, les morts n’ont pas besoin

d’être propres, non ?

Ivoisan de son côté, était assis sur un fauteuil et lisait un livre passionnant sur la

magie. Il savourait ce moment de détente. Puis, sentant ses yeux se fermer malgré lui, il alla

dans la salle d’eau et se prépara pour la nuit. Là, il repensa au nouvel arrivé, à son

étonnement et surtout à son air si triste et malheureux. Comme l’avait dit si justement

Farielle, cet homme avait souffert. Ivoisan se dit que ses compagnons risquaient d’être plus

étranges qu’il ne le pensait. Il s’enfouit sous les couvertures en frissonnant un peu, et c’est

sur l’idée qu’il allait être entouré de gens avec un vécu plus difficile que le sien, qu’il

s’endormit.

Il était tard et tous les mages avaient regagné leurs appartements privés et dormaient

pour la plupart. Seuls Rafiel et Farielle, assis face à face, se regardaient en chiens de faïence.

La jeune fille ne desserrait pas les lèvres et le pauvre Rafiel faisait tout son possible pour ne

pas s’esclaffer. Il adorait mettre sa fille en rogne, mais ce soir, il ne l’avait pas fait exprès.

— Voilà, je suis un vieil imbécile, tu es satisfaite ? Vas-tu me faire la tête encore

longtemps ?

Farielle restait silencieuse, hésitant entre la colère et le pardon. Elle aimait

profondément son père, elle l’avait toujours connu farfelu et parfois un peu insouciant, mais

ce soir, elle trouvait qu’il avait été un peu trop loin. Elle le regarda se lever et tourner en rond

dans leur appartement. Sa silhouette frêle sautillait de gauche à droite, il ne savait pas tenir

en place. Elle avait du mal à comprendre comment un homme tel que lui pouvait être un

mage si remarquable et un professeur si talentueux, alors qu’il était parfois si dissipé, pire,

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 151


éparpillé. Quand elle le voyait s’agiter, sa robe de mage tournoyant autour de ses os, elle ne

pouvait le prendre au sérieux. Pourtant, quand il cessait ses pitreries, elle plongeait ses yeux

dans les siens et elle découvrait des trésors de patience, d’intelligence et d’amour pour les

autres. Alors, pourquoi ce soir ?

Rafiel cessa brusquement de gesticuler et s’arrêta devant Farielle, il mit ses mains sur

ses hanches et fit la moue.

— Il fallait que ce soit toi qui lui parles. Il voulait entendre une voix de jeune fille, une

voix qui lui rappelait sa fille à lui. Il avait besoin d’être ramené à la réalité par quelqu’un

comme toi, pas par un vieux croûton dégarni. Et puis tu sais que ta voix possède un effet

lénifiant. Grâce à toi, il a mis son cerveau en veille et s’est laissé guider par ce qu’il pensait

être un rêve.

Farielle bondit de son siège le rouge aux joues, elle aurait dû se méfier dès le début, il

l’avait roulée dans la farine. Il s’était encore servi d’elle ! Elle avait envie de l’étrangler.

— Et pourquoi ne pas l’avoir dit plus tôt au lieu de nous faire toute cette comédie ?

— Tu aurais manqué de naturel alors que là, tu as été parfaite…

— De naturel, hein ? Mais papa… cet homme a dû subir le pire…

— Oui, et tu es loin du compte. Mais il lui fallait cette bulle temporelle pour assimiler

ce qu’il va devoir apprendre. Ce soir, il a eu ce qu’il lui fallait, un endroit chaleureux et

impersonnel avec une touche de folie pour dédramatiser tout ça. Plus tard, nous aurons le

temps de l’aider comme il convient, je te promets de faire mon possible pour qu’il aille mieux.

Et puis, tu imagines bien que j’ai veillé à l’aider un peu. J’ai d’ailleurs dû y aller un peu fort,

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 152


car il avait l’air un peu endormi, non ?

Consternée, Farielle s’affala sur le fauteuil. Son père, une fois de plus, l’avait

manipulée avec brio. Quand cesserait-elle d’entrer dans son jeu ? Elle leva de nouveau la tête

et le vit qui l’observait d’un air penaud non feint. Elle ne put résister.

— Vieux fou !

— Jeune prude !

— Oh ! papa, que vais-je faire de toi ? gémit-elle en se jetant dans ses bras.

Il la reçut avec plaisir, il aimait tendrement sa fille, elle était ce qu’il avait de plus

précieux.

— Un gros câlin pour commencer, puis nous pourrions lire la suite des Radins des rues,

c’est une belle histoire qui me plaît beaucoup.

— Tu parles ! répondit Farielle en lui plantant un gros bisou sur la joue et en se calant

plus confortablement sur les genoux paternels, un ramassis de demeurés, de voleurs et de

menteurs qui vivent de rapines dans la rue, forcément que cela te plaît…

— Oui, c’est une bonne histoire sociologique…

— Si tu le dis… Allez, passe-moi le livre, je te lis un chapitre. Ensuite, je retourne chez

moi, tu as passé l’âge qu’on te raconte des histoires avant de dormir.

Tout content, Rafiel fit apparaître le livre sur les genoux de Farielle qui n’esquissa

aucun commentaire. Elle se contenta d’ouvrir l’ouvrage et de lire à haute voix. Sa voix douce

et chaude emplit toute la pièce et peu à peu, l’histoire prit vie. Rafiel aimait ces moments de

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 153


partage où Farielle et lui s’évadaient dans un monde qui n’appartenait qu’à eux seuls. Bientôt,

elle trouverait l’âme sœur et il voulait en profiter avant que cela n’arrive. Il serra sa fille plus

étroitement contre lui et elle appuya sa joue contre la sienne. Ils étaient heureux.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 154


Fin du voyage

Mérisian tenait la petite main de Cassandre dans la sienne, depuis qu’ils avaient quitté

les parents de la petite fille et leur moyen de transport. À partir de ce moment, ils n’avaient

cessé de monter à cheval ou de marcher et les petites jambes de Cassandre n’en pouvaient

plus. Elle était courageuse, mais n’avait que quatre ans. Plus loin, tenant la longe de la

seconde jument, Rufus marchait tête basse, il traquait la moindre trace de gibier, car il avait

une faim de loup et le manque de nourriture le rendait grognon. Cette pensée fit sourire

Mérisian, car pour le vieil homme, manquer de nourriture signifiait manquer de viande.

Sinon, ils avaient tout le reste. Myrha et Riddle avaient veillé à pourvoir les voyageurs de

denrées en suffisance et en abondance pour au moins dix jours et ils en étaient à leur

cinquième jour de voyage seulement, alors ils avaient encore largement de quoi se remplir

le ventre, d’autant que Cassandre mangeait peu. En dépit de la mauvaise humeur du grand-

père, Mérisian l’aimait bien, car il était souvent gentil et plein d’humour.

Soudain, une boule de poils roux passa en trombe devant lui, en crachant et feulant.

Mérisian eut un sursaut de peur et se reprit en voyant le regard goguenard que lui lança

Cassandre. Il avait beau savoir que Mouf était une chatte affolée et affolante, il ne pouvait

s’empêcher de sursauter dès qu’elle apparaissait. C’était une vraie furie, affublée d’un

mauvais caractère. L’animal s’arrêta à un mètre de lui et le toisa sauvagement. Pour une

raison inconnue, elle n’aimait pas Mérisian, qui le lui rendait bien d’ailleurs. Cassandre

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 155


étouffa un rire et n’y tenant plus, elle éclata d’un joli rire cristallin. Mérisian ne put

s’empêcher de rigoler avec elle, il aimait tendrement cette enfant affectueuse.

— Qu’est-ce qu’il y a de drôle, les enfants ? grommela Rufus qui revenait vers eux en

trottinant.

— C’est Mouf, grand-père, s’esclaffa Cassandre, elle a fait peur à Mérisian en lui

passant sous le nez comme une boule de feu. Elle adore lui faire peur et ça marche.

— Elle ne t’aime pas, hein ? C’est ce que tu crois ? sourit le vieil homme. Eh bien, tu as

peut-être raison, peut-être tort. Il se pourrait bien qu’elle t’aime et qu’elle veuille juste jouer

avec toi.

— Jouer ! s’indigna Mérisian en soulevant la manche de sa chemise pour montrer son

bras marbré de griffures toutes fraîches. Mouf me déteste, fit-il en baissant la tête, et je ne

sais même pas pourquoi.

— Ah ça ! reconnut Rufus, il ne faut pas chercher à comprendre avec les bêtes, ils

fonctionnent à l’instinct et il se peut que tu aies une dette envers elle…

Sur ces bonnes paroles, Rufus s’en alla de nouveau devant, laissant au passage la longe

de la jument à Mérisian et traquant à qui mieux mieux des traces de gibier. Mérisian soupira

et continua de marcher, la main de Cassandre à nouveau fourrée dans la sienne.

— Je t’aime moi, fit-elle avec affection. Tu es le plus gentil garçon que je connaisse.

— Et tu en connais beaucoup ? demanda gentiment Mérisian.

La petite fille renifla avec dédain, elle eut un sourire mystérieux, se frotta le nez et

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 156


poussa un gros soupir.

— Assez pour faire la différence, assura-t-elle avec un air pénétré sur sa petite figure

toute ronde.

Mérisian se retint de sourire, car il sentait que la petite fille était sérieuse et qu’elle

cherchait avant tout à le rassurer. Il s’arrêta et attacha les juments ensemble. Puis, il prit

Cassandre par la taille et la porta sur le dos de Berthe, la plus douce des deux bêtes.

— Merci petite fée, remercia Mérisian.

— C’est quoi une fée ? Tu m’appelles toujours comme ça et je ne sais pas ce que c’est.

Et tu sais, je ne suis pas fatiguée, mais j’aime beaucoup la vue que j’ai sur le dos de Berthe,

car je suis petite, tu vois ?

— Je le sais Cassandre, tu es courageuse et vaillante. Et tu as raison, la vue doit être

meilleure pour toi, assise sur le dos d’une jument qui ne sent même pas ton poids. Et en ce

qui concerne les fées, eh bien… à vrai dire, je ne sais pas trop, mon père me parlait de

légendes anciennes qui racontaient la vie de petits êtres magiques avec des pouvoirs

étranges. Cela fait partie de notre histoire, de notre folklore, mais je n’en ai jamais vu en vrai.

En revanche, ma mère m’a souvent montré des reproductions.

— Et ? s’impatienta Cassandre.

— Ce sont de jolies filles, toutes petites, avec des ailes et un corps tout fin. Elles sont

minuscules, beaucoup plus petites que toi.

— Ah bon, alors je veux bien être une fée ! Et toi ?

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 157


— Moi, quoi ? demanda Mérisian ébahi.

Cassandre lui jeta un regard soupçonneux, parfois elle se disait que Mérisian ne se

voyait pas vraiment, qu’il n’avait pas conscience de ce qu’il était.

— Tu sais, Méri, lorsque je te regarde je vois un jeune garçon, plus grand que moi,

mais de pas beaucoup, mais ce que je vois surtout, ce sont des yeux bleus qui regardent au

fond de moi, des cheveux verts comme je n’avais jamais vu avant et surtout, une pierre

précieuse installée là, sur le front. Tu es étrange, voilà ce que je veux dire, vraiment pas

comme tout le monde, tu sais tout ça, non ?

Mérisian l’observa longuement, parfois la petite fille l’étonnait tant elle pouvait avoir

des réflexions qui n’étaient pas de son âge. Et là, c’était exactement ce qu’elle venait de faire.

Il ne s’était pas encore posé la question de savoir à quoi il pouvait ressembler, mais

maintenant qu’elle en parlait, il était curieux de voir à quel point il avait changé. Jusqu’à

présent, il avait eu peur de regarder. Même le soir où il avait dormi dans l’auberge de

Cassandre, il n’avait pas osé se regarder dans le miroir. Il savait que la pierre était incrustée

dans son front, il la sentait pulser doucement. Quant à ses cheveux, il se rendait compte aussi

de leur couleur étrange, mais le reste ? Il ne savait même plus à quoi il ressemblait.

— Tu as raison, Cassandre, je ne sais pas à quoi je ressemble exactement, je devine

que je dois avoir l’air étrange, mais à quel point ? Je ne me suis jamais vraiment vu, tu sais,

depuis… enfin, depuis la transformation.

Cassandre plissa les yeux, elle se concentrait un maximum pour ne pas dire de bêtises.

Jamais elle n’avait eu tant de choses à dire à quelqu’un et si peu de moyens pour le faire, son

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 158


cerveau allait plus vite que sa langue et c’était souvent frustrant.

— Ce n’est pas la pierre qui a modifié ce que tu es, Mérisian, c’est toi qui étais prêt à

la recevoir, elle t’attendait, il faut que tu comprennes la différence. C’est toi qui lui as rendu

sa magie pas l’inverse.

Mérisian était stupéfait, il pensait que la pierre l’avait métamorphosé en un être

différent et elle lui disait exactement le contraire. Pourtant, loin de mettre en doute les

propos de la petite fille, il savait que ce qu’elle disait était vrai, Cassandre disait toujours la

vérité et elle avait un don particulier pour démêler le vrai du faux.

— Tiens, fit Cassandre en lui tendant un morceau de miroir tiré d’un petit sac qu’elle

portait constamment en bandoulière.

C’est fou ce que les filles, petites ou grandes, se ressemblent toutes. Il ne prit pas la peine

de réfléchir, mit le miroir devant ses yeux et se scruta longuement. D’abord, il ne vit qu’un

étranger, un très jeune homme insolite au teint très mat, aux yeux très bleus et aux cheveux

très verts, striés de bleu. Puis, il regarda longuement la gemme incrustée dans son front, elle

était verte, de la même nuance que ses cheveux. Striée de bleu et en forme de poire, elle était

magnifique, belle, d’une splendeur riche et profonde. C’était lui et en même temps, il était

autre. Il sentait qu’au fond de lui-même, il était toujours Mérisian, l’enfant affectueux et

aimant qui voulait la paix. Cela le rassura un peu de savoir qu’une partie de lui était

inaccessible au changement, avant de réaliser que la pierre n’avait fait qu’accentuer son bon

côté, il était resté lui, car il était un gentil garçon, il était né ainsi.

— Tu as raison, reconnut Mérisian, j’ai beaucoup changé, mais je suis au fond resté le

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 159


même. La pierre a adapté son énergie à la mienne, mais c’est à peu près tout, à l’intérieur

nous brûlons du même feu, de la même foi, nous sommes identiques.

— Elle va t’aider à développer ce que tu as de meilleur, tu sais. Tu vas devenir le

maître de la Pierre, tu seras un grand maître mage, Mérisian.

— Comment sais-tu tout cela, toi ?

Cassandre lui jeta un regard mutin, elle ne dirait rien de plus, elle devait garder

certains secrets pour elle. Elle posa un doigt sur ses lèvres.

— Chut, je sais, c’est tout. Et puis je sais aussi que ton père l’a reçue d’un homme

étrange venu de nulle part. Elle était pour toi, il devait te la donner. Voilà, tu sais tout, conclut-

elle.

Ils restèrent silencieux un moment, tout simplement heureux d’être unis. Ils

pouvaient rester des heures ainsi sans se parler et pourtant, savourer le bonheur d’être

ensemble. Mérisian prit la longe et accéléra le pas pour se mettre à la hauteur de Rufus, plus

grognon que jamais.

— Alors gamin, pas fatigué ?

— Non, ça va, je peux marcher encore un moment. Et vous ?

Rufus lui jeta un regard acéré, il se demandait si Mérisian se moquait de lui ou pas.

Mais non, le gamin s’intéressait à lui, c’est tout. Il secoua la tête de gauche à droite, il n’avait

jamais vu deux enfants pareils. De sacrés numéros, oui ! Sa petite-fille était comme ça depuis

sa naissance, alors il était habitué, mais le garçon ? Déjà physiquement, il était

impressionnant, mais de caractère, il était tout à fait inhabituel. Un homme dans un corps

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 160


d’enfant, Rufus en avait parfois des frissons. Mais il les aimait bien ces gosses, il avait appris

beaucoup à leur contact.

— Tu vois la grande forêt, là ? demanda-t-il en pointant un doigt tremblant au loin.

Mérisian plissa les yeux et scruta au loin, effectivement une forêt dense se dessinait.

Il tourna la tête vers Rufus qui faisait une moue étrange.

— C’est là que nous allons ?

— Oui, c’est là, répondit laconiquement le vieil homme.

— Et vous connaissez ?

— Un peu…

Mérisian n’insista pas, il sentait que Rufus n’avait pas envie de parler davantage. Il se

tint donc coi et ils continuèrent leur chemin en silence. Pourtant, Mérisian sentait que la

pierre était heureuse, elle pulsait doucement contre son front, propageant son chant dans

son corps.

— Nous allons nous installer ici pour la nuit, annonça soudain Rufus en s’écartant un

peu du chemin et en faisant descendre Cassandre de sa monture.

Il attacha ensuite les juments à une souche. Il vérifia qu’elles étaient bien installées et

fourragea dans leurs fontes pour leur donner à manger. Sans un mot, il fouilla dans les

nombreuses sacoches, sortit tout un fatras et se mit à installer le campement pour la nuit.

— Va chercher des branches mortes et sèches, ordonna-t-il à Mérisian, qui s’empressa

d’y aller.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 161


Puis, il indiqua une grosse pierre à Cassandre et lui fit signe de s’installer.

Consciente de l’humeur maussade de son grand-père, la petite fille se taisait, mais elle

brûlait de poser tout un tas de questions. Rufus était devenu songeur et sombre depuis qu’il

avait vu la forêt qu’elle distinguait à peine, mais qui lui paraissait imposante. Elle était

heureuse d’aller là-bas, car ils étaient attendus, mais ça, elle le gardait pour elle. N’y tenant

plus, elle commença à s’agiter, puis à se tortiller sur sa pierre dure et inconfortable.

— Grand-père ? commença-t-elle sur un ton doux, pourquoi es-tu de méchante

humeur ?

Rufus faillit lui répondre vertement de se mêler de ses affaires, mais lorsqu’il croisa

le regard pur de la petite fille, il se calma instantanément. Les gosses ne méritaient pas son

courroux, ils ne lui avaient rien fait. Il grommela un peu dans sa barbe pour la forme et

s’approcha de sa petite-fille.

— Je suis inquiet, voilà, avoua Rufus avec gêne.

Il n’aimait pas avouer ses faiblesses, et encore moins à une gamine de quatre ans.

— Ah, c’est à cause de la dame, hein ? Tu sais elle t’attend depuis longtemps, je crois.

— Cassandre… Écoute, tu sais des choses, mais tu ne sais pas tout ! Et cette histoire-

là, tu ne peux pas la connaître.

— Mais si ! se défendit la petite fille, je la connais très bien, même. Et puis, je la connais

la dame, c’est ma grand-mère. Alors, je la connais, forcément. En plus, si je suis comme ça,

c’est un peu à cause de vous deux, non ?

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 162


Rufus en resta sans voix, sa petite-fille arrivait encore à l’étonner. Il s’assit lourdement

au sol, près d’elle, lui prit la main et entreprit de lui raconter son histoire, une histoire

profondément enfouie dans sa vieille cervelle. Il commença doucement d’abord, puis de plus

en plus vite, c’est à peine s’il se rendit compte du retour de Mérisian.

— J’étais très jeune, tu sais, et je passais mon temps à faire du commerce pour

l’auberge, je voyageais donc beaucoup et mon père me poussait à découvrir le monde, avant

de prendre sa place. Il ne voulait pas que j’aie des regrets. J’ai voyagé à dos de cheval une

bonne partie de ma jeunesse et j’ai tout visité, je crois. Un jour, je me suis retrouvé dans le

Livandaï, j’étais loin de chez moi et pour rentrer plus vite, j’ai décidé de couper par la forêt

des Sylves. Cet endroit avait mauvaise réputation, mais je voulais gagner du temps et puis à

l’âge que j’avais, la peur est plutôt une source d’intérêt qu’autre chose. Je crois que j’avais

envie de connaître le frisson. Je suis donc entré dans la forêt, les mules chargées de sacs de

produits pour l’auberge et moi, marchant devant. Au début, il ne s’est rien passé, la forêt était

magnifique, il faisait beau et je me sentais bien. Puis, j’ai fait une halte près d’un ruisseau

pour reposer un peu les bêtes et les faire boire. Je me suis adossé contre un arbre et

finalement, je me suis endormi. Lorsque je me suis réveillé, les mules avaient disparu, il

faisait froid et la nuit était tombée. Furieux contre moi, je me suis mis à beugler pour

rameuter les animaux, mais rien, elles avaient bel et bien pris la poudre d’escampette. Et là,

je me suis dit que j’étais dans de sales draps, que mon père allait m’arracher les oreilles. Alors

j’ai continué à chercher mes bêtes, en me disant que si je ne les retrouvais pas, je ne

rentrerais pas à l’auberge.

Rufus eut un sourire vague. Plongé dans ses pensées, il avait le visage plus serein, les

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 163


traits moins rudes et son regard s’était adouci. Cassandre aimait beaucoup voir son grand-

père ainsi. Il s’éclaircit la gorge et continua son récit.

— J’ai cherché une bonne partie de la nuit avant de m’écrouler ivre de fatigue et

d’angoisse sur un tas de feuilles fraîches. C’est là que j’ai entendu pour la première fois une

voix douce et cristalline dans les fougères. « Pourquoi es-tu en peine ? », me demandait la

voix. Je répondis bêtement que j’avais perdu mes mules. Il y eut un rire un peu moqueur et

soudain, elle apparut devant moi. La plus belle des créatures qu’il m’ait été donné de voir.

Elle était toute pâle, de longs cheveux noirs lui descendaient jusqu’aux chevilles, mais ce sont

surtout ses yeux, d’un bleu si pur, dont je ne pouvais me détacher, qui m’ont envoûté. Elle me

souriait gentiment. « Viens, m’offrit-elle, je vais t’aider à retrouver tes mules. J’ai dans l’idée

qu’elles ne doivent pas être bien loin ». Et sans me poser de questions, j’ai pris la main qu’elle

me tendait et je l’ai suivie, je l’aurais suivie jusqu’au bout du monde. Nous avons marché peu

de temps et effectivement, mes bêtes broutaient paisiblement dans une clairière remplie de

fleurs et d’herbe, un havre de paix et d’harmonie que la lune inondait d’une douce lumière.

La jeune fille me fit le signe de me taire et nous passâmes notre chemin. Nous nous

retrouvâmes rapidement dans une petite grotte, aménagée confortablement. « C’est ici que

je vis pour le moment », me fit-elle. Je ne pouvais rien dire, j’étais subjugué et ce qui se passa

par la suite reste un rêve doux et sauvage à la fois. Je suis resté un long moment avec elle, je

ne saurais dire exactement combien de temps. Mais un jour, je me suis réveillé et elle avait

disparu, la grotte était vide, comme si rien de tout cela n’avait existé. J’ai cherché longtemps,

sans résultats. Alors, j’ai pris mes mules qui n’avaient pas bougé de la clairière et je suis sorti

de la forêt, la tête et le cœur chamboulés. Trois saisons étaient passées, j’étais resté dans la

forêt plus de neuf mois sans m’en rendre compte. Je suis rentré au Volnay, le cœur en peine

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 164


et l’esprit en déroute. Mon père m’a accueilli avec soulagement et joie, je savais qu’il s’était

fait du souci, mais jamais il ne me posa de questions. Je n’ai jamais reparlé de cela et pourtant,

chaque jour qui passe, je pense à elle. Les semaines ont passé, puis les mois et j’ai commencé

à revivre un peu. J’avais décidé de rester à l’auberge, pour moi, les voyages étaient terminés.

Puis un jour, neuf mois exactement après la fuite de ma belle inconnue, un panier en osier

m’attendait devant la porte de ma chambre. J’ai entendu un petit vagissement et lorsque j’ai

soulevé la petite couverture, j’ai découvert ta mère. Il y avait juste un petit mot à l’intérieur

du panier : « Le fruit de notre amour, elle s’appelle Myrha ». J’ai soulevé le bébé et je suis

tombé amoureux de ses jolis yeux noirs. Ta mère était un magnifique petit ange et j’ai reporté

tout mon amour sur elle. Mon père n’a encore une fois fait aucun commentaire, il s’est

contenté de hocher la tête et de vaquer à ses occupations. C’était un homme exceptionnel ton

arrière-grand-père, sais-tu ? S’occuper d’un bébé n’est pas aisé pour un homme, mais j’y suis

arrivé et mon père m’a beaucoup aidé, il adorait sa petite-fille. Les années ont passé, ta mère

a grandi et mon père est décédé, il est allé rejoindre ma mère dans l’autre monde. Ta mère a

rencontré Riddle, ce grand gaillard fort comme un bœuf et doux comme un agneau. Puis, tu

es venue au monde et là, un autre paquet m’attendait devant la porte, Mouf, qui n’était qu’un

chaton, miaulait à fendre le cœur et dans le panier, il y avait un autre petit mot où il était

écrit : « Cassandre ». C’est pour cela que tu t’appelles ainsi, expliqua-t-il à sa petite fille qui

buvait ses paroles.

Il posa un regard rêveur sur elle.

— Tu lui ressembles beaucoup, énormément même, et je pense que toutes ces choses

bizarres que tu sais faire viennent d’elle. Oui, tu es son double, alors que ta mère, sa propre

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 165


fille, me ressemble.

Il s’arrêta soudain de parler, se leva, farfouilla un peu dans ses affaires, installa le feu

de camp pour la nuit et prépara le repas du soir.

Cassandre était excitée, jamais son grand-père n’avait autant parlé, elle en savait un

peu plus sur elle-même et cela la mettait dans une joie sans nom.

— Elle s’appelait comment ? demanda-t-elle.

— Ça, elle ne me l’a jamais dit et je ne lui ai jamais demandé. J’aurais pu rester avec

elle pour l’éternité, sans jamais savoir comment elle s’appelait, que ça ne m’aurait pas

dérangé. Mais une chose est sûre, elle a choisi vos prénoms, à toi et ta mère.

Cassandre resta silencieuse un moment, elle avait une question importante à poser,

mais ne savait comment faire. Elle se jeta à l’eau.

— Que lui as-tu dit, à maman ?

Rufus prit un air coupable et malheureux, visiblement ce sujet était encore

douloureux pour lui. Mais il avait décidé de crever l’abcès avant d’entrer dans la forêt, alors

il répondrait à toutes les questions que la petite voudrait bien lui poser.

— Je lui ai dit que sa mère était morte. C’était plus facile, vois-tu ? Comment raconter

à une toute petite fille que sa mère est une créature de la forêt qu’on ne peut retrouver ? Elle

a vécu entre son grand-père et son père et je crois qu’elle était heureuse.

— Et moi ?

— Quoi, toi ?

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 166


— Ben oui, je suis là, tu me dis tout. Pourquoi ?

— Elle me le demande, gloussa Rufus. Regarde-toi, petite, tu parles comme une adulte.

Tu sais des choses étranges et puis, tu lui ressembles trait pour trait.

Il fit une pause et reprit son souffle.

— Et puis surtout, demain on entre dans la forêt et je ne sais pas ce qu’on va y trouver,

alors je préfère t’y préparer. D’ailleurs, ajouta-t-il en lui lançant un regard grave, il me semble

que tu es prête à entendre pas mal de choses.

— Je me demande… intervint Mérisian.

— Quoi ? grogna Rufus. Tu as, toi aussi des révélations à me faire ?

— Disons que je sais pourquoi Cassandre et moi sommes ici, mais vous ? À part

revenir ici pour des raisons sentimentales, je ne comprends pas le motif de votre présence

en ces lieux. Et pourtant il y en a un, c’est évident.

— C’est le moment, voilà tout !

Il voulait bien répondre aux questions de Cassandre, mais du garçon, ça non !

Vu son air, il vaut mieux en rester là pour le moment, se dit Mérisian en son for

intérieur. Il garda donc ses commentaires pour lui, il serait temps de dire à Rufus certaines

choses le lendemain matin. D’ailleurs, le soleil était presque couché, il fallait de préparer les

couches pour la nuit et s’alimenter un peu. Il déroula les couvertures, les aéra un peu, puis il

prit les tapis de sol, chercha un coin sec et abrité et arrangea le tout soigneusement. Il posa

ensuite les couvertures et satisfait, alla s’asseoir auprès des autres. Cassandre tenait son bol

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 167


de potée entre ses petites mains et soufflait dessus pour le refroidir un peu. Encore un peu

bougon, Rufus tendit une assiette pleine à Mérisian en veillant bien à ne pas regarder le

garçon. Il se sentait un peu gêné de s’être autant dévoilé.

— Merci, murmura Mérisian en prenant son assiette avec avidité.

Il mourrait de faim. Il prit un gros morceau de pain posé dans une écuelle et sans plus

se préoccuper des autres, dévora son repas. Son air vorace et sa mine concentrée firent

beaucoup rire Cassandre qui commença à pouffer tout bas, puis à s’esclaffer bruyamment.

Rufus, qui observait le garçon du coin de l’œil, se joignit à elle. Mérisian leva la tête de son

assiette, il était blasé. La bouche pleine et le menton constellé de taches de sauce, il hocha la

tête, s’essuya le menton et continua à manger sans s’émouvoir. Il avait l’habitude, tous les

soirs c’était pareil, dès qu’il mangeait, ces deux-là rigolaient comme des bossus. Il ne savait

pas pourquoi et s’en moquait royalement. Mais il était tout de même content, car cela avait

contribué à alléger l’atmosphère. Ils finirent leur repas dans un silence amical et se

racontèrent quelques histoires avant d’aller se coucher. Cassandre et Mérisian

s’endormirent d’un coup alors que Rufus garda longtemps les yeux ouverts sur les étoiles. Il

rêvait d’une rencontre, d’un visage et sans s’en rendre compte, il glissa dans le sommeil.

Ils dormaient tous profondément lorsqu’une jeune femme s’approcha du camp et se

pencha sur le vieil homme. Elle murmura quelques mots dans une langue inconnue, posa un

doigt léger sur le front de Rufus et disparut. Seul le vent entendit ses derniers mots : « Tu es

revenu, amour… »

C’est un bruit de sabots qui les réveilla le lendemain. Rufus se leva d’un bond et cligna

des yeux plusieurs fois, avant de distinguer un cheval énorme sur lequel était juchée une

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 168


petite fille de huit ans. À ses côtés, un homme grand et mince les observait avec attention.

— Bien le bonjour, fit l’homme avec bonne humeur.

Cassandre et Mérisian s’éveillèrent à leur tour, un peu étonnés. Ce fut Cassandre qui

retrouva ses bonnes manières la première. Il en fallait beaucoup pour démonter la petite

fille.

— Bonjour, vous allez dans la forêt ?

— Euh oui, reconnut l’homme un peu déconcerté.

— Alors vous devez être Atlans et Galatée, fit-elle simplement.

Rufus et Mérisian ne s’étonnèrent pas de la réponse de Cassandre, cependant la

stupéfaction des deux autres les amusa beaucoup.

— Elle est comme ça, fit le grand-père en haussant les épaules. Je suis Rufus, voici

Mérisian et la petite, c’est Cassandre.

Il toisa les deux nouveaux arrivants avec l’air de quelqu’un qui sait plus de choses

qu’il n’en dévoile.

— Et vu votre air à tous les deux, j’imagine que vous avez des choses en commun avec ces

deux-là, fit-il en englobant de la main Mérisian et Cassandre.

À ces mots, ils se regardèrent tous les quatre et comprirent ce qu’avait voulu dire Rufus.

Ce dernier sifflotait gaiement, sa bonne humeur toute retrouvée. Il caressa Mouf qui venait

d’apparaître, enroula les couvertures et les tapis, ralluma le feu et prépara le café et la tisane

pour les enfants.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 169


— Alors, où étais-tu passée, toi ? demanda-t-il à la chatte qui le regardait de ses yeux

étranges, tout en faisant sa toilette. Bon, tu ne diras rien comme d’habitude, hein ?

Il sortit d’un sac deux gros morceaux de pain, un reste de confiture et de beurre et

quelques gâteaux secs. Il leva la tête vers les inconnus.

— Vous déjeunez avec nous ?

Atlans hocha la tête avec reconnaissance. Il avait faim et le peu de nourriture qu’ils

avaient emporté n’avait pas duré longtemps. Cela faisait plus de dix jours qu’ils voyageaient,

ils étaient épuisés et affamés. Avec plaisir, il aida Galatée à descendre du cheval.

La petite fille ne quittait pas Cassandre des yeux, elle savait qu’elle était comme elle.

Mais surtout, elle la fixait pour ne pas regarder Mérisian qui l’intimidait énormément. Atlans

était différent aussi bien sûr, mais Mérisian c’était autre chose, il dégageait une puissance,

une énergie dont il n’avait même pas conscience. Mais curieusement, elle se trouvait bien en

leur compagnie, intimidée, mais en sécurité.

Atlans observait les gens autour de lui, jamais il n’aurait imaginé vivre cela un jour.

Accoster des inconnus en sachant qu’il devait le faire et se dire qu’il les reconnaissait sans

jamais les avoir vus était inhabituel pour lui. Mérisian surtout l’intriguait, le jeune garçon

possédait une puissance hors du commun, pourtant il restait là, tranquille, silencieux et

serein. Il attendait quelque chose… Mérisian s’approcha de lui un sourire aux lèvres.

— Nous sommes attendus, annonça-t-il simplement, il ne faut pas trop nous attarder.

Déjeunons et partons, proposa-t-il.

— Holà, tout doux mon garçon, intervint Rufus. On prend le temps qu’il faut pour bien

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 170


s’alimenter…

— Rufus, coupa Mérisian d’une voix douce, elle vous attend, elle est venue pour vous

indiquer le chemin, il est là, fit-il en tapant sur son propre front. Il n’est plus temps de

tergiverser.

Rufus savait que le jeune avait raison, qu’il gagnait du temps parce qu’il avait peur de

ce qui pourrait arriver. Il crevait de trouille, oui ! Oui, de peur et de bonheur mélangés. Il

savait qu’elle était venue cette nuit, il l’avait sentie dans ses rêves et ce matin, au réveil, il

n’était plus exactement le même. Oui, il savait tout ça.

— Bon, ça ne nous empêche pas de manger un bout, non ? On ne peut pas y aller le

ventre vide, d’ailleurs tout le monde a faim. Alors, au lieu de discuter, prépare les bols et

installe tout, ça nous fera gagner du temps.

Mérisian eut un sourire et s’exécuta de bonne grâce. Atlans lui donna un coup de main

et à eux deux, ils eurent vite fait de dresser le petit déjeuner. Les deux petites filles se

préparèrent de grandes tartines qu’elles engloutirent à grands coups de tisane. Et les

hommes en firent tout autant, ils déjeunèrent vite, mais copieusement. Puis, Mérisian

emballa le reste de leurs affaires, il s’appropria la jument rousse au doux prénom de Berthe

et laissa Rafine, l’autre jument plus coriace, à Rufus.

— Tenez Rufus, Rafine est à vous, vos affaires sont empaquetées et tout est prêt, je

crois.

Il plongea ses étranges yeux bleu-vert dans les yeux noirs du vieil homme.

— Nous nous reverrons un jour, dans très longtemps peut-être, mais nous sommes

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 171


appelés à nous revoir, alors ne soyez pas triste pour votre petite-fille, elle est sous ma

protection, il ne lui arrivera rien, je vous le promets.

Rufus, la gorge nouée, prit les mains de Mérisian dans les siennes et les serra

longuement. Puis, il s’accroupit près de Cassandre qui était venue les rejoindre et la serra

longuement contre lui. Les mots étaient inutiles, il savait que leurs destins étaient liés. Il

embrassa la petite fille sur le front et se redressa les larmes aux yeux. Tout ce temps, il avait

réussi à se contrôler et là, il se mettait presque à pleurer comme un bébé. Il sauta sur le dos

de Rafine qui piaffait déjà d’impatience et sur un dernier signe de la main, fonça dans le bois.

Il n’avait plus peur maintenant.

Cassandre regarda son grand-père partir le cœur lourd, elle saisit fermement la main

de Mérisian dans la sienne et leva des yeux noyés de larmes vers lui.

— Tu ne me quitteras jamais, hein ?

— Non, jamais !

Rassurée, Cassandre retrouva son sourire espiègle et se mit à courir droit devant elle.

Ils étaient attendus, non ?

— Alors qu’est-ce qu’on attend pour y aller, nous aussi ?

— Elle est toujours comme ça ? demanda Atlans.

— Oui, sourit Mérisian, et là c’est un bon jour, car elle ne parle pas trop.

— C’est une petite fille, c’est normal qu’elle pose des questions, intervint Galatée

d’une voix fluette. Puis, réalisant ce qu’elle venait de dire, elle porta une main à sa bouche et

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 172


rougit furieusement.

Sentant son trouble, Mérisian se mit à sa hauteur et lui prit doucement les mains. Il la

regarda tellement gentiment que Galatée se sentit beaucoup mieux.

— Tu n’as rien à craindre de moi, la rassura Mérisian, je suis un peu étrange d’aspect,

convint-il, mais je n’ai rien de plus que toi, à part quelques années, trois, je crois, même. Je

n’ai que onze ans, tu sais.

— C’est la pierre, osa dire Galatée.

— Ah ça ! fit Mérisian en se touchant le front, elle ne me fait pas mal et fait partie de

moi. Touche si tu veux, tu verras par toi-même.

Galatée leva la main droite et posa doucement ses doigts sur la gemme. Au début, elle

ne sentit rien, puis une douce chaleur pénétra le bout de ses doigts, elle en ressentit un bien-

être immense. C’est avec regret qu’elle écarta sa main du front de Mérisian.

— Les enfants, il faut y aller maintenant, proposa Atlans, la petite est loin devant et le

grand-père est hors de vue maintenant. Je propose que nous y allions, nous aussi.

Mérisian et Galatée se sourirent, Atlans avait déjà pris la longe des deux chevaux et il

avançait d’un bon pas. Derrière, les deux enfants suivaient. Ils rattrapèrent rapidement

Atlans et Mérisian prit la longe de Berthe.

— Atlans, commença Mérisian, que sais-tu de la forêt ?

— Quelques légendes, reconnut le jeune homme, et des choses pas très reluisantes si

tu vois ce que je veux dire, mais l’appel est là, fit-il en tapant sur son cœur, et je pense que

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 173


nous devons y aller.

— Oui, c’est ce que je crois aussi, mais dans quel but ?

— Ah ça ! s’exclama Atlans, nous le saurons bientôt.

Cassandre revenait vers eux en riant à gorge déployée. Elle avait les yeux brillants et

les joues rouges.

— Maintenant, j’ai le droit de dire certaines choses. Je vais monter sur Berthe parce

que je suis un peu fatiguée là.

Effectivement, la petite fille était toute pâle. Mérisian la souleva doucement dans ses

bras et la hissa jusqu’à la selle. Cassandre s’installa confortablement avant de parler.

— Ils sont là-bas dans la forêt, expliqua l’enfant, ils nous attendent pour nous

enseigner à utiliser nos dons. Nous sommes tous différents, mais unis par une seule et même

énergie et nous devons apprendre à la maîtriser.

— Qui sont-ils ? demanda Galatée.

— Les Veilleurs-Gardiens, répondit Cassandre avec fierté. Ce sont des mages, mais ils

pratiquent la magie pour eux, ils n’ont pas le droit de le faire pour autre chose.

— Pourquoi ? interrogea Atlans.

Cassandre haussa les épaules. Il y a des choses qu’elle ne savait pas, et celle-ci en était

une. Elle adressa un regard contrit à Atlans, elle aimait bien ses cheveux rouges.

— Je ne sais pas, avoua-t-elle. Je sais juste ce que je viens de vous dire, et puis aussi la

direction qu’on doit prendre, ajouta-t-elle en s’animant. Pas la même que mon grand-père.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 174


Lui, il doit aller sur une autre route. Venez, ce n’est pas loin et en même temps si.

Mérisian, Atlans et Galatée se jetèrent des regards étonnés, mais suivirent ce petit

bout de femme qui sortait de l’ordinaire. Ils bifurquèrent vers la gauche, du côté ouest de la

forêt et débouchèrent sur un chemin bien visible, un panneau où il était écrit : « chemin des

Noisettes ». Il ne semblait pas y avoir de noisetiers par ici, plutôt des pins et des chênes.

Atlans posa un regard étonné sur la petite troupe qu’ils formaient, des enfants, entre cinq et

vingt-cinq ans. Que leur était-il arrivé à tous ? Et quel était le but de tout cela ? Il sentait chez

les enfants un pouvoir immense, une énergie intense, mais chez lui ? Il ne pouvait s’empêcher

de repenser à ce qu’il était avant la transformation. Il avait tué, blessé, spolié et pire encore,

pour rien, juste comme cela, parce qu’on lui avait ordonné de le faire. C’était un sale type,

sans morale et aux mœurs malsaines. Qu’était-il aujourd’hui ? Il avait peur de la réponse. Il

remarqua que Cassandre l’observait gravement, cette petite lui faisait un peu peur. Elle

voyait plus loin que les autres.

— Tu es devenu ce que tu voulais, lui affirma la petite fille.

Et sur ces mots, elle descendit de cheval, manquant de s’étaler de peu et courut à

toutes jambes sur le sentier.

Atlans resta un moment interdit avant de croiser le regard amical de Galatée et celui

plus compréhensif de Mérisian. Quoiqu’il se passât ici, il était accepté. Et chose étrange, tous

semblaient au courant de son passé de brigand, mais ne le jugeaient pas. Soudain, Mérisian

se mit à gesticuler et à glapir en se tapant le ventre violemment et en ôtant sa chemise. Un

cri strident retentit et une boule de poils sortit de la chemise du jeune homme. Atlans

écarquilla les yeux de stupeur et Mérisian gémissa de douleur. Il avait le torse marbré de

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 175


griffures. Galatée descendit de cheval et courut vers le jeune homme qui visiblement,

souffrait beaucoup. Elle lui ôta doucement les mains de son torse sanguinolent et put admirer

cinq balafres rouges et profondes parfaitement symétriques. Elle ferma les yeux et sut

d’instinct ce qu’elle devait faire, elle posa simplement ses mains au-dessus des plaies et elle

ordonna leur guérison. En un instant, les plaies se refermèrent et Mérisian n’eut plus mal. Il

allait remercier la petite fille quand elle s’effondra dans ses bras. Inquiet, il ne savait quoi

faire lorsqu’Atlans se saisit du petit corps et la souleva doucement.

— Elle ne dose pas encore correctement ses actions, alors elle y met toute son énergie

et elle s’écroule. Rassure-toi, ce n’est pas la première fois que ça lui arrive, expliqua Atlans,

elle va se réveiller dans peu de temps, morte de faim. Alors, si tu as quelque chose à lui mettre

sous la dent, trouve vite, car elle a besoin d’énergie.

Effectivement, Galatée ouvrait déjà les yeux et son teint pâle reprenait un peu de

couleurs. Mérisian fouilla dans une sacoche et sortit pêle-mêle, une pomme, un morceau de

chocolat et un bout de fromage. Galatée prit le chocolat et se mit à manger avec avidité, puis

elle enfourna le fromage à grosses bouchées et enfin, elle se mit à dévorer la pomme à belles

dents.

— Ah ! Ça va mieux, fit-elle en souriant, et toi ?

Mérisian se palpa le torse, rien, il n’avait plus rien. Maudite chatte, que me veut-elle,

pourquoi me déteste-t-elle tant ?

— Elle t’aime bien au contraire, fit une voix au-dessus de lui. Simplement, ton

indifférence l’agace, alors elle te le montre par tous les moyens. Je suis Herras et cette jeune

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 176


personne, continua-t-il en montrant Cassandre, m’a déjà un peu parlé de vous trois, aussi je

sais que j’ai devant moi, Atlans, Galatée et Mérisian. Je suis venu à votre rencontre pour vous

faciliter le chemin. Nous avons encore quelques mètres à faire avant d’être arrivés. Comment

se porte notre jeune amie ?

— Mieux, répondit Galatée en s’étranglant à moitié sur sa pomme.

Elle posait un regard ébahi sur le géant et sa monture qui venaient de surgir devant

eux.

— Bien, alors nous pouvons avancer.

Il descendit de cheval et tendit les rennes à Galatée.

— Tiens, prends mon cheval, cela te reposera, conseilla-t-il à la jeune fille, et si vous

le permettez, Cassandre montera sur Berthe. Mérisian, Atlans et moi cheminerons ensemble,

proposa-t-il. Il me semble que ton cheval a besoin de repos, ajouta-t-il en toisant la monture

d’Atlans.

Tous firent oui de la tête, aucun ne songea à contester l’autorité naturelle de Herras.

Ses yeux bleus chaleureux les rassuraient. Du haut de son cheval, Cassandre babillait sans

cesse, excitée et heureuse, elle avait trouvé sa famille. Oh, bien sûr, son père et sa mère lui

manquaient, mais ici ce n’était pas pareil, là elle était complète, entière.

— J’ai dit à Herras que nous nous étions rencontrés seulement ce matin et que mon

grand-père était parti dans la forêt rejoindre grand-mère à qui je ressemble. Et il m’a dit que

lui, il était logisticien, il fait des routes.

Elle se pencha vers Herras d’un air interrogateur.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 177


— C’est ça hein ?

Herras retint un sourire. La petite fille lui plaisait, elle parlait sans cesse et en savait

trop pour son âge, mais sa vivacité et sa gentillesse compensaient son babil incessant.

— Des routes ? Non, je crains que non, contredit Herras, disons que je crée des

passages, mais cela est assez compliqué, je vous expliquerai en quoi consiste mon travail plus

tard. Et vous ? s’empressa-t-il d’ajouter afin d’éviter que Cassandre reprenne la parole.

Mérisian ?

— Oh, je suis avec Cassandre depuis le début, ou presque, je suis allé à sa rencontre,

il fallait que je l’accompagne. Mais je viens de l’Astrée, je faisais partie du clan des Arcs

d’Acier, l’empereur a décidé que les clans devenaient trop libres à ses yeux. Alors, il nous a

déclaré la guerre. Mon père, le général Arcien, est mort dans la guerre des Vallées et tout

mon peuple avec lui. Je ne sais pas ce que sont devenus les autres clans, ils sont très

nombreux et établis un peu partout sur Elwhinaï. Mais une chose est certaine, c’est qu’ils

vont se regrouper et déclarer la guerre à l’empire d’Astrée, tout cela ne fait que commencer,

j’en ai peur. Je suis désolé de vous apprendre ces tristes nouvelles, mais cela fait plus de trois

semaines que je suis sur les routes et je n’en sais pas davantage.

— Rassure-toi, mon jeune ami, fit Herras, nous savons tout cela et t’en dirons bien

davantage, je suis désolé pour ton père, mais une bonne nouvelle t’attend là où nous allons.

Et toi, ma petite Galatée ?

La petite fille resta silencieuse un moment, ne sachant pas par où commencer, puis

elle décida que la vérité serait plus simple.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 178


— Mon village s’appelait Goule, il y a dix jours ou plus, des hommes armés sont venus,

ils nous accusaient de faire commerce avec les rebelles du clan des Arcs d’Acier et qu’à cause

de cela, nous devions tous périr. Ils ont massacré un à un tous les villageois, femmes et

enfants, tout le monde, raconta Galatée la voix brisée. J’ai réussi à me cacher sous un lit, mais

les hommes sont revenus au village dans la nuit et l’un d’eux m’a trouvée. J’ai cru que j’allais

mourir à mon tour, mais cet homme m’a sauvée et je crois qu’il s’est sauvé lui-même, acheva

la petite fille avec des sanglots dans la voix.

Honteux, Atlans baissait la tête, il se sentait coupable et s’en voulait terriblement, il

aurait donné sa vie pour revenir en arrière. Alors, il parla à son tour et raconta son histoire,

l’histoire des guerriers du mal, les satanistes de l’empereur.

— Je faisais partie de l’armée de l’empereur et j’étais dans l’unité de Gourme, l’un des

chefs de troupes du Chevalier Noir. Nous avions pour ordre de détruire, violer, tuer et piller

tout ce qui se trouvait sur notre passage. Les ordres étaient précis, nous devions semer la

terreur et la violence. Il va sans dire que l’accusation portée contre les clans ou les villageois

n’avait pas de sens, car ce que voulait l’empereur, c’était dominer dans la peur et le sang. Il

est fou et ses commandants le sont tout autant que lui. Il s’est entouré de mercenaires sans

foi ni loi et j’étais l’un d’eux, jusqu’à ce que je rencontre Galatée et que son regard pur me

force à me voir tel que j’étais.

Tout le monde resta un moment silencieux, que pouvait-on dire face à cela ? Personne

ne pouvait juger et tout le monde avait ses propres souffrances. Mérisian aurait dû ressentir

de la haine, mais comment haïr un homme qui éprouvait tant de remords ? Et puis surtout,

celle qui aurait dû le détester plus que tout était là, près de lui, sa petite main posée dans la

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 179


sienne, dans un geste de confiance absolue. Oui, Atlans avait sauvé la petite fille, mais comme

elle l’avait si bien dit, il s’était surtout sauvé lui-même.

— As-tu connu le Chevalier Noir ? demanda Mérisian.

— Oh oui, reconnut amèrement Atlans. C’est un homme jeune, cruel et sans âme. Il ôte

rarement son heaume d’acier et lorsqu’il le fait, ses yeux sont si froids que même ses hommes

préfèrent le voir avec son armure de fer. Il est entouré de fanatique et de fous. Mais il est des

choses que je sais et qu’il vaut mieux taire devant l’innocence d’une toute petite fille.

Mérisian hocha la tête silencieusement, il sentait que le Chevalier Noir était important

dans sa vie et qu’il aurait bientôt des choix à faire le concernant, ne serait-ce que pour

permettre sa guérison psychique. L’ambiance lourde fut soudain brisée par l’intervention de

Cassandre. Elle descendit de cheval au risque de se rompre le cou une nouvelle fois et se mit

de nouveau à courir vers le centre d’une magnifique clairière. Les cœurs sombres

s’apaisèrent et les idées se firent plus claires. Galatée avait rejoint Cassandre et les deux

petites filles s’extasiaient sur la beauté des lieux. Herras emmena les chevaux dans un endroit

construit pour eux, Mérisian et Atlans, côte à côte, ouvraient des yeux émerveillés. Ce site

était splendide, fait de bois, de lianes et de lierre, il offrait un aspect reposant et sûr à leurs

yeux.

— Nous sommes arrivés, murmura Mérisian, d’un ton respectueux.

— Oui, nous le sommes, confirma simplement Atlans.

— Atlans ! appela Mérisian en se mettant face au jeune homme. J’ai besoin de te dire…

Atlans se mit à craindre le pire, il pensait que le garçon allait lui jeter sa haine à la

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figure. Alors, il se voûta et attendit.

— Voilà, j’ai besoin que tu me parles du Chevalier Noir et de ses hommes, tu

comprends, toi tu l’as vu, tu l’as côtoyé de près, tu auras sans doute une opinion juste, alors

si cela ne te dérange pas, j’aimerais qu’on en parle tous les deux, quand tu seras prêt, bien

sûr. Je ne voudrais pas que cela t’ennuie, car ce doit être douloureux pour toi aussi.

Atlans en fut interloqué, non seulement le garçon ne lui en voulait pas, mais il lui

demandait son aide et le ménageait. Atlans se dit qu’il était tombé dans un drôle d’endroit. Il

se demanda un instant s’il ne rêvait pas. Mais le regard insistant de Mérisian le ramena à la

réalité.

— Quand tu veux mon garçon, accepta Atlans, c’est le moins que je puisse faire non ?

— Merci, répondit simplement Mérisian. Bon, ajouta-t-il un peu gêné, allons rejoindre

les deux gamines, j’ai hâte de voir l’endroit où nous allons vivre quelque temps.

Atlans secoua la tête, entendre un gamin de onze ans appeler des fillettes à peine plus

jeunes que lui des gamines, il y avait de quoi rire. D’ailleurs, il se permit un petit sourire et

rejoignit le petit groupe.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 181


Le clan des Brumes

L’empereur Rathen trépignait de rage, son général des Armées avait pris du retard

dans le rapatriement de ses troupes et cela avait donné le temps à de nombreux clans de se

concerter et de se rallier les uns aux autres. Il recevait chaque jour des lettres de rejet de son

autorité, sans parler des déclarations de guerre ouvertement écrites. Il était exaspéré et avait

envie de tout casser.

Se reprenant, il regarda par la fenêtre, il avait une vue plongeante sur ses casernes.

Un gigantesque bâtiment scindé en plusieurs parties servait de base à ses commandants et à

une grosse partie de ses troupes. L’autre partie de son armée était installée hors du château

dans des tentes spécialement conçues pour cela. Il possédait une armée imposante, ce qui

aurait dû le rassurer. Alors pourquoi était-il si inquiet ? Tout simplement parce que depuis

plus de quinze jours maintenant que Féniel était parti, il ne s’était jamais senti aussi démuni

et seul. Il n’avait plus accès à la magie noire et les rares fois où il avait essayé, il avait failli

mourir coupé en deux par les griffes acérées d’un démon sorti de l’outre-monde. Depuis, il

s’abstenait de jouer à l’apprenti sorcier.

Il eut un rire dément, dire que tout le monde pensait qu’il traficotait avec la

nécromancie ! Il y avait de quoi se tordre de rire. Lui, un sataniste renommé, un suppôt du

Mal qui n’arrivait même pas à faire venir un démon inférieur. Le vrai mage était Féniel, c’est

lui qui invoquait, créait des potions mortelles, manipulait les hommes et jouait avec les

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 182


morts. Mais lui, le pauvre empereur ? Il ne possédait aucun don, rien, sans Féniel il ne pouvait

rien faire. Il en aurait pleuré de dépit.

Un page entra en essayant de se faire le plus petit possible, il sentait que l’humeur de

l’empereur était dangereuse pour lui. Il annonça le Chevalier Noir rapidement et s’éclipsa

tout aussi vite. L’homme tout de noir vêtu entra, le casque sous le bras et le visage empreint

de respect. Il savait l’empereur en colère et cela pouvait lui être fatal. C’est pourquoi il entra

directement dans le vif du sujet.

— Majesté, fit Gairn, je voulais vous annoncer le départ de nos troupes dès ce matin,

tout est enfin prêt. J’ai aussi une excellente nouvelle, ajouta-t-il avec fierté, nos troupes

basées dans le Nord et l’Est de l’Astrée, sont déjà installées dans les Deux Vallées, fortes de

plus de deux mille hommes. Ainsi, les clans réfléchiront à deux fois avant de nous attaquer.

Nous allons ratisser large et commencer dès ce soir, car j’ai appris que le clan des Brumes

vivait à proximité de la forêt des Anciens. Nous y serons à la tombée de la nuit et leur

tomberons dessus par surprise.

L’empereur, qui s’apprêtait à piquer une grosse colère, venait de comprendre que

tout s’arrangeait et qu’il pouvait enfin se détendre. Fidèle à lui-même, son général avait su

gérer la situation. Cette histoire avec Féniel l’empêchait de penser sereinement. Pour un peu,

il aurait mis à mort son fidèle chef des Armées. Il était sur les nerfs ces derniers temps, il

fallait qu’il fasse quelque chose et vite, pour se calmer.

— Parfait, parfait, s’enthousiasma l’empereur, je vous souhaite une bonne campagne

et surtout, revenez-moi en vie.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 183


— J’y compte Majesté, j’y compte bien.

Le Chevalier Noir salua une fois encore l’empereur et quitta la salle des audiences

l’esprit apaisé. Il le savait enclin aux châtiments expéditifs et avait conscience d’être dans le

collimateur, c’est pourquoi il était heureux de s’en aller et de s’en tirer avec la vie sauve. Il

traversa les nombreuses salles du château en coup de vent, déjà en pensées sur les routes.

Une fois dans la cour des Armées, il respira à fond et cria au regroupement d’une voix forte

et assurée. Il donna ses dernières recommandations à ses commandants et chargea chacun

d’entre eux de rassembler ses troupes pour le départ.

— Chaque commandant de troupe possède un Passeur. Vous l’utiliserez plusieurs fois

par jour pour faire passer une troupe de mille hommes d’un lieu à l’autre. Une fois toutes les

troupes réunies en un endroit, nous recommencerons jusqu’à atteindre les Deux Vallées.

Dans l’immédiat, je laisse le commandement à Rudolph, mon second. Je pars de mon côté

avec une troupe de deux mille cavaliers pour une mission importante. Je vous rejoindrai en

cours de chemin. Que tout le monde s’active, nous partons.

Il eut une pensée pour son oncle disparu soudainement sous ses yeux, mais décida de

s’en occuper plus tard, il avait d’autres chats à fouetter et ses recherches n’avaient abouti à

rien. Le seul qui aurait pu éclairer sa lanterne s’était volatilisé lui aussi. Il talonna sa monture

et remonta la file de ses hommes qui s’ébranla à son tour. Ils étaient prêts à en découdre.

Du haut de sa fenêtre, l’empereur observait les mouvements de ses troupes, les

hommes à cheval, les hommes à pied, ceux qui transportaient les vivres dans les chariots, les

arbalétriers, les archers, les épéistes, il ne manquait rien. Satisfait, il regardait son armée

partir à la guerre dans un vacarme impressionnant. Les va-et-vient d’hommes sanglés dans

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 184


leur uniforme aux couleurs sang et or durèrent un long moment. Fiers et résolus, ils

marchaient d’un bon pas, avides d’en découdre avec l’ennemi. Enfin, ce fut le silence, un

silence tellement grand que pendant un instant, Rathen se crut seul au monde. Il eut soudain

peur et appela frénétiquement un page.

Un tout jeune garçon arriva en courant, manquant de s’étaler de tout son long sur le

tapis. L’empereur agité et apeuré s’en prit au pauvre malheureux qui n’y comprenait rien.

Rathen lut la peur sur le jeune visage et cela lui plut beaucoup, il força le jeune garçon à

s’agenouiller et tourna autour de lui en lui balançant une gifle de temps en temps. Voilà un

nouveau jeu qui va me détendre, se dit-il. Puis, tout émoustillé, il ordonna au garçon qui devait

à peine avoir neuf ans, de se relever.

Tout tremblant, l’enfant s’exécuta. Il mourait de peur. L’empereur s’approcha de lui,

très près, si près que le page put voir les boutons rouges qui couvraient une vilaine peau très

pâle. Il pouvait aussi sentir l’haleine fétide de l’empereur et son odeur corporelle

nauséabonde. Il éprouva une soudaine envie de vomir qu’il contint difficilement. De plus en

plus excité, Rathen hésitait entre frapper le garçon violemment ou au contraire, faire durer

le plaisir. Il choisit la deuxième solution. Il attrapa le long couteau qu’il portait toujours sur

lui, attaché à sa ceinture, découpa d’une main vive le pantalon du garçon et déchira son

caleçon avec. Puis, lentement, sans quitter l’enfant des yeux, il ôta son ceinturon et lui donna

quelques coups sur les épaules pour se défouler, puis sur les fesses. Le jeune garçon pleurait

et se tortillait pour échapper à la douleur.

— Si tu ne cesses pas tes jérémiades, je te tue !

Le garçon cessa immédiatement de pleurer, seuls quelques soubresauts montraient à

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 185


quel point il était choqué. Rathen retourna sauvagement le jeune garçon et lui balança

plusieurs coups de poing en plein visage, de plus en plus violents. L’enfant tomba, Rathen ne

se contrôlait plus, il frappait et donnait des coups de pied à l’enfant qui gémissait de plus en

plus fort, recroquevillé sur le sol.

Les cris de l’enfant se répercutaient dans les couloirs, il hurla longtemps, puis cessa

d’un coup. Dans le château, les pages et les serviteurs se jetaient des regards affolés. Ils

plaignaient le pauvre être qui était entre les mains de l’empereur. Ce dernier s’acharnait sur

le page qui ne bougeait plus et avait arrêté de crier, ce qui était moins drôle. Rathen aimait

la peur, les cris de douleur et de souffrance. Il avait tout de même pris plaisir et se sentait

apaisé. Sa rage s’était calmée. Lorsqu’il réalisa pourquoi l’enfant ne criait plus, il s’en étonna,

il ne pensait pas avoir frappé si fort. Mais cela lui avait fait beaucoup de bien et il se promit

de renouveler l’expérience.

Satisfait, il repoussa le corps d’un coup de pied désinvolte, se réajusta tranquillement,

toute cette agitation l’avait rendu à moitié hirsute, les vêtements froissés et sortis du

pantalon. Il fallait y remédier rapidement, il ne pouvait pas se montrer ainsi. Alors, il fit

sonner son serviteur personnel, fidèle depuis de nombreuses années, qui saurait se montrer

discret. Car tout dément qu’il était, l’empereur avait conscience que ce qu’il venait de faire

devait rester secret. Andres arriva très vite, il savait que l’empereur n’aimait pas attendre.

— Oui, votre Grâce, fit-il la tête basse.

— Débarrasse-moi de ça, j’ai horreur du désordre. Et puis, fais venir une servante, j’ai

besoin de vêtements propres, ordonna-t-il en réalisant que sa jolie chemise était souillée de

sang. Et peut-être aussi d’une bassine d’eau, non ? Il me semble avoir quelques éclaboussures

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 186


sur le visage. Allez, fissa !

Andres eut un petit sursaut qu’heureusement l’empereur ne vit pas, il sortit

précipitamment de la pièce, héla une servante qui passait en lui ordonnant d’apporter de

l’eau et du linge propre à son monarque et retourna dans la salle de travail de l’empereur

pour accomplir sa macabre tâche. Sans oser regarder Rathen, il s’agenouilla et prit l’enfant

dans ses bras, il ne pesait pas bien lourd. Puis, le cœur étreint d’une pitié sans nom, il sortit

hors de la pièce aussi vite qu’il le put. Une fois hors de vue, il posa délicatement l’enfant au

sol, le réajusta de son mieux et lui ferma les yeux. Il pleura sans retenue sur celui qui avait

été son neveu. Le petit Nigel, un enfant rieur et joyeux que son père avait fait entrer au

château un mois plus tôt. Andres reprit l’enfant dans ses bras et utilisa les passages secrets

qu’il connaissait afin de passer inaperçu. Il savait que si cela arrivait aux oreilles du peuple

ou d’un noble, c’est sa vie qui serait menacée. Aussi, il se résigna à cacher cet acte ignoble,

sachant que dans ces sombres couloirs il ne rencontrerait personne.

Pourtant, au détour d’un angle, il vit un homme étrange qui avait posé ses mains bien

à plat contre le mur et semblait écouter quelque chose. Il était vêtu d’habits de voyage et

respirait l’aisance. Que faisait-il ici ? Lorsque l’homme ôta ses mains du mur pour avancer un

peu, il détourna la tête et le serviteur eut un hoquet de surprise, car il reconnaissait l’intrus.

Il s’agissait du prince Idriss du Livandaï, continent où il était prince régnant.

Il s’arrêta, subitement indécis, ne sachant que faire avec le corps de son neveu mort

dans les bras. Pourquoi le prince était-il ici ? Dans les parties secrètes du château ? Lorsque

le visiteur le vit à son tour, il ne laissa rien paraître de sa surprise.

— Que se passe-t-il ici ? demanda le prince, j’ai entendu des cris horribles et j’ai couru

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 187


aussi vite que j’ai pu.

Le serviteur restait silencieux, ne sachant que dire. Voyant sa peur, le prince

s’approcha et vit un enfant au teint pâle dans ses bras.

— Cet enfant est-il souffrant ? Pourquoi le portez-vous ?

— L’enfant est mort, votre Grâce, balbutia l’homme, je le ramène à sa famille.

Le prince trouvait l’attitude du serviteur étrange alors il s’approcha de l’enfant, vit

que celui-ci était très jeune et qu’il avait le corps couvert de sang. Son visage était presque

méconnaissable.

— Que lui est-il arrivé ? demanda le prince d’une voix froide.

— Sa Majesté l’empereur a été…

L’homme ne put continuer, déchiré entre sa loyauté envers son souverain et son

amour pour l’enfant. Le prince prit doucement l’enfant des bras du serviteur et le déposa au

sol. Il scruta ensuite longuement le corps du garçon. Lorsqu’il vit les traces de sang sur les

joues, les yeux tuméfiés, les lèvres déchirées et le cou marbré de violet, il comprit. Le

serviteur n’avait pas à aller plus loin. Il fut pris d’une rage froide et destructrice. Faire ça à

un enfant ? Quel genre de monstre pouvait agir ainsi ? Oh, pas besoin d’interroger le

serviteur, il suffisait de voir sa tête. Il savait l’empereur de l’Astrée à moitié fou, mais là, il en

avait la preuve. Il décida qu’il en avait assez vu et qu’il était temps pour lui de partir d’ici. Il

était venu sans que personne ne le sache et il voulait que son départ soit aussi discret que

possible.

— Puis-je avoir confiance en vous ? demanda le prince au serviteur de plus en plus

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 188


affolé. Je sais que vous m’avez reconnu et cela doit rester entre nous, vous m’entendez ? Vous

m’avez déjà vu, car vous êtes Andres, le serviteur personnel de l’empereur, et cet enfant, qui

est-il pour vous ?

— Mon neveu, avoua Andres avec douleur.

— Alors nous sommes liés par un douloureux secret, vous par ce meurtre et moi par

la discrétion que je vous demande. Vous vous doutez bien que je n’ai rien à faire ici, et dans

ces couloirs en particulier n’est-ce pas ? Il en va de votre vie et de la mienne. Puis-je vous

faire confiance ? redemanda le prince pour la seconde fois.

Cette fois, le serviteur ne faiblit pas, il hocha la tête et prêta serment en se scellant les

lèvres du doigt. Rassuré, le prince Idriss caressa doucement le front encore tiède de l’enfant

et d’un geste brusque, recouvrit sa propre tête d’une capuche et s’enfuit d’un pas rapide.

Andres resta un moment dans le couloir, éperdu. Le geste du prince pour son neveu

l’avait ému et parce que l’homme avait eu un vrai geste humain, il se promit de garder le

silence à tout jamais sur ce qu’il venait de découvrir.

Il reprit le corps de son neveu dans ses bras et descendit un escalier abrupt caché au

fond du couloir par une tapisserie. Après un long moment, le corps fourbu, il déboucha dans

les jardins royaux. Là, il s’assura que personne n’y était et il s’enfonça dans les épais massifs

de fleurs, le corps de Nigel étroitement serré contre lui. Il aurait eu neuf ans dans quelques

semaines et était plutôt petit pour son âge, pensait Andres, le cœur ravagé. Il posa l’enfant à

terre, prit une bêche et creusa un trou assez profond pour contenir le corps. Peinant et

soufflant, il regardait de temps en temps autour de lui pour être certain d’être bien seul. Il y

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 189


avait peu de risques que quelqu’un le surprenne ici, mais on ne savait jamais. Les jardiniers

ne venaient que la nuit pour laisser l’empereur y venir le jour sans personne pour lui gâcher

la vue. Alors étant donné qu’il était là-haut dans la salle des audiences, il y avait fort à parier

qu’il y resterait un moment, savourant sa petite friandise du jour.

De rage et de haine, Andres creusa plus profond. Bientôt, il eut une fosse suffisante

pour le corps de l’enfant. Alors, il ôta sa veste de velours rouge, enroula tendrement le corps

de son neveu du mieux qu’il put et mit Nigel dans le trou. Il reboucha le tout en se maudissant

et s’enfuit très vite. Il savait que ce qu’il venait de faire le poursuivrait tout le reste de sa vie.

Le prince Idriss avait déjà quitté le château lorsque le corps de l’enfant fut enseveli, il

était désormais près d’un petit bois, où il ne risquait pas d’être reconnu. Il siffla doucement

et aussitôt, un cheval immense couleur de nuit vint à sa rencontre. Il l’enfourcha souplement

et ils galopèrent dans la vaste plaine.

Idriss devait faire très attention, car il savait que si le plus gros des troupes de Rathen

était en route vers les Deux Vallées, un groupe de cavaliers se dirigeait vers la forêt des

Anciens et c’était précisément là où il se rendait, lui. Il avait rendez-vous avec le chef du Clan

des Brumes, qui vivait dans cette forêt. Irún, son frère, l’attendait et il n’était pas question de

lui faire faux bond. Il galopa une grande partie du jour et arriva avant que la nuit ne tombe.

Il avait fait un voyage harassant, mais était arrivé à temps. Les troupes de cavaliers du

Chevalier Noir ne seraient pas là avant quelques heures.

Il descendit de cheval, siffla un air modulé sur plusieurs tons et attendit. Surgissant

de nulle part, un groupe d’hommes armés d’arcs et de flèches fut devant lui en un instant. Le

plus vieux d’entre eux se détacha du groupe et vint à sa rencontre.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 190


— Alors mon frère, j’ai failli t’attendre !

Il se mit alors à hurler comme un loup et souleva Idriss du sol en le serrant contre sa

large poitrine. Il le reposa rudement à terre, un large sourire sur sa face rude.

— Alors, les nouvelles ?

— Ils seront là cette nuit, armés jusqu’aux dents et haineux jusqu’à la moelle, se

contenta de dire Idriss.

— Nous saurons les accueillir, rugit Irún, ils ne connaissent pas cette vieille forêt, nous

si. Nous avons préparé quelques surprises de bienvenue. C’est pourquoi tu vas me suivre pas

à pas, sinon tu risques de perdre quelques jolies parties de ton anatomie de prince. Allez

Majesté, suis-moi, Rives s’occupera de faire passer ton cheval par un chemin connu de lui

seul. Toi et moi, continua-t-il une lueur moqueuse au fond du regard, on va monter par la

voie des airs.

Idriss leva le nez vers un arbre, il doutait de pouvoir monter dans celui-ci, le tronc

paraissait lisse comme les fesses d’un nouveau-né. Et pourtant, il vit son frère y monter avec

une facilité déconcertante, vu sa stature.

— Hé ! appela Irún, il y a des prises, tu penses bien ! Touche le tronc et sens le bois, il

te montrera comment faire.

Idriss ne se posa pas plus de questions, il savait le clan des Brumes étrange, ils

pratiquaient une forme de communion avec la nature qui leur permettait de faire des choses

que les autres hommes qualifiaient de magiques et qu’eux appelaient le bon sens. Il posa

donc ses mains sur le tronc lisse et ferma les yeux, livrant son sens du toucher à l’arbre tout

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 191


entier. Très vite, il sentit des aspérités, petites, mais bien là. Suffisantes en tout cas pour

grimper. Il entama son ascension avec facilité, tandis qu’au fur et à mesure de sa montée,

d’autres aides apparaissaient. Il arriva en haut de la cime rapidement et croisa le regard fier

de son frère.

— Tu apprends vite, ce n’est pas pour rien que nous avons la même mère, hein petit

frère ?

— Oui, tout cela à un sens, reconnut Idriss. Alors, où allons-nous maintenant ?

demanda-t-il en jetant un regard dubitatif aux alentours.

Il se demandait tout de même comment ils allaient passer d’un arbre à l’autre sans se

jeter dans le vide, la forêt avait ses petits secrets mais là, il ne voyait pas comment faire.

— Tu doutes trop, remarqua son frère en hochant la tête. Regarde et apprends !

Idriss vit Irún sauter dans le vide et attraper une liane qui venait d’apparaître

soudainement. Il vola un petit moment dans les airs, tenu par ce lien ténu et atterrit

souplement sur la grosse branche d’un chêne un peu plus loin. Idriss respira profondément

et les jambes un peu tremblantes, s’élança à son tour gardant cette fois les yeux grands

ouverts et les mains bien écartées pour ne rien manquer. Il sentit une liane glisser entre ses

doigts et il s’accrocha de toutes ses forces. Il atterrit maladroitement à côté de son frère qui

riait aux éclats.

— Ah ça alors ! Je n’avais jamais vu ça ! Tu aurais pu t’éclater en bas, tu sais ?

Heureusement que Van était un peu plus bas et qu’il a eu le réflexe de te lancer une liane,

sans ça…

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 192


Il se tut, conscient que son frère était passé très près de la mort et que cela était un

peu de sa faute, il aurait dû prendre le temps de lui expliquer au lieu de jouer les fanfarons.

Idriss avait les yeux exorbités, encore tout retourné par son plongeon dans les airs. Il venait

de comprendre son erreur et il déglutit péniblement.

— Regarde, reprit Irún, tu vois là ? Les lianes sont lumineuses si tu sais bien regarder,

tu en choisis une qui va dans la direction que tu souhaites et tu sautes en calculant bien

comment l’attraper. Ensuite, ça va tout seul, ce n’est pas la liane qui vient à toi, c’est toi qui

la cherches.

Le prince fouilla la nuit du regard et peu à peu, ses yeux s’habituèrent à l’obscurité et

distinguèrent des reflets d’argent qui apparaissaient çà et là. Il adressa un sourire à son frère,

calcula rapidement sa trajectoire, s’élança dans le vide, attrapa vivement une liane et sauta

souplement sur la branche d’un hêtre situé de l’autre côté. Son frère le rejoignit très vite.

— Tu apprends vite gamin, très vite ! La forêt t’aime bien. Bon, allons-y, ils nous

attendent là-bas et j’ai faim.

Ils firent le reste du trajet rapidement, repérer les lianes s’apprenait très vite et Idriss

aimait beaucoup la sensation qu’il éprouvait. Ils arrivèrent enfin dans le camp proprement

dit et une fois encore, Idriss éprouva une admiration sans bornes pour ce peuple qui avait

réussi à construire tout un village dans les arbres.

Ils vivaient à quinze mètres du sol, invisibles d’en bas, tout en jouissant de tout le

confort possible. Le feu était interdit et ils étaient pour la plupart végétariens. Ils vivaient en

famille ou en groupe d’amis et rares étaient les solitaires. Le village du clan des Brumes

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 193


s’étalait sur plusieurs kilomètres et en plein jour, c’était un spectacle grandiose de voir toutes

ces maisons au-dessus du sol. Il n’y avait jamais d’accidents, les tout petits enfants étaient

attachés à de grosses lianes pour éviter les chutes et des filets de protection étaient disposés

un peu partout.

Idriss était fasciné par cette forêt sans âge, il se disait que certains arbres pointaient

leur cime à plus de huit cent mètres et possédaient des troncs gigantesques. Pour sa part, il

n’avait jamais rien vu de tel, mais son frère lui avait raconté que plus loin, dans les abysses

de la forêt, de tels arbres existaient. Rares étaient ceux qui osaient s’aventurer dans ses

profondeurs, seul son frère osait de tels voyages et à chaque fois, il en revenait un peu plus

différent. Plus sauvage, plus intuitif, plus animal en quelque sorte, mais toujours meilleur,

comme si la forêt s’imprégnait en lui.

Idriss eut un sourire un peu triste, le général des Armées de Rathen le Fou ne savait

vraiment pas à qui il avait affaire. Il n’était pas près de trouver le clan et encore moins de le

décimer, la forêt possédait un pouvoir ancien et puissant que peu de mortels pouvaient

vaincre.

Irún surgit à ses côtés le coupant dans ses pensées, il observa le visage émerveillé de

son frère avec bonheur, il savait qu’Idriss aurait aimé vivre parmi eux, mais que sa fonction

l’empêchait de réaliser son rêve. Il était prince d’un royaume et ne pouvait pas abandonner

son peuple, il avait de lourdes responsabilités. Heureusement, son frère venait souvent le

voir, habituellement en plein jour, mais à situation exceptionnelle, voyage exceptionnel, et il

était certain qu’Idriss appréciait cette nouvelle facette de la forêt des Anciens.

— Le Conseil t’attend, annonça simplement Irún.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 194


Ils entrèrent dans une maison plus grande que les autres où étaient déjà installés un

grand nombre d’hommes et de femmes. Tous connaissaient le prince Idriss et tous l’aimaient

beaucoup. Ils connaissaient l’affection qui unissait les deux frères et si en règle générale, les

étrangers n’étaient pas les bienvenus, Idriss faisait exception. Le prince salua l’assemblée et

s’installa près de son frère. Un grand silence régnait, tout le monde attendait qu’il parle.

Idriss s’éclaircit la gorge et commença son récit d’une voix haute et claire.

— Le Chevalier Noir est en route, il veut vous trouver et décimer le clan des Brumes

pour donner une bonne leçon aux autres. Assassiner et détruire le clan des Arcs d’Acier ne

lui a pas suffi, il veut plus, pour montrer à son empereur combien il lui est attaché. C’est un

gamin, mais un gamin cruel et malsain, il faut se méfier de lui. Je l’ai vu tête nue ce matin

même et j’ai entendu la conversation qu’il a eue avec l’empereur, cet homme ne vit que pour

lui et fera n’importe quoi pour lui. Ses yeux brûlent de haine et de vengeance, car il a fait

sienne la haine de son Souverain. Ils ont eu connaissance de votre clan je ne sais trop

comment, mais une chose est certaine, il a eu vent de votre existence et pour une raison

inconnue, il a décidé qu’il était primordial de vous exterminer tous. J’ai dans l’idée que sa

venue ici n’est pas due au hasard, elle est voulue, il doit venir ici. Ne me demandez pas

pourquoi, mais c’est comme cela que je le vois. Cependant, il ne sait presque rien de vous, il

ne connaît que le nom et l’emplacement de la forêt. Il s’engage vers une défaite et ne le sait

pas encore. Il sait juste que vous avez installé votre village dans les bois, mais n’imagine

même pas que vous vivez à quinze mètres au-dessus du sol. Ah, une autre chose, il vous

connaissait de nom, il savait quoi chercher. Je le répète, quelqu’un a voulu qu’il vienne ici.

Un murmure s’éleva dans la salle, tous avaient compris que le danger s’approchait et

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 195


qu’il allait modifier leur vie d’une manière ou d’une autre, car jusqu’à présent, ils avaient

réussi à passer inaperçus aux yeux des étrangers, c’est-à-dire aux personnes extérieures aux

clans. Et même certains clans ne connaissaient pas leur existence. Ils vivaient reclus et

protégés par la forêt. Alors qui avait pu les trahir ? Un des leurs ? Impensable. Le prince avait

sans doute raison, les forces extérieures agissaient dans l’ombre.

— Une troupe composée de deux mille cavaliers vient ici, les autres ont pour mission

d’aller dans les Deux Vallées, ils ont encore un bon mois de voyage devant eux à cause de leur

lourde artillerie et de leurs chariots à provisions. Nous aurons donc le temps de prévenir les

autres clans et mieux encore, de nous préparer.

Quelques exclamations de surprise fusèrent, un mois c’était rapide, comment cela

était-il possible ? Idriss leva la main pour demander le silence.

— Ils utilisent des Passeurs, révéla-t-il, cela leur permet de contracter le temps ou de

le modifier, je ne sais pas exactement. Mais grâce à ces artefacts, ils voyagent plus vite. C’est

pourquoi les cavaliers seront ici cette nuit, ils sont rapides et le Chevalier Noir ne leur laisse

pas le temps de se reposer. Ils seront fatigués mais hargneux, le combat ne sera pas facile.

Voilà ce que j’ai pu glaner çà et là, conclut-il.

— Tu aurais pu faire partie de la caste des espions, lança un homme hirsute, tu glanes

les renseignements mieux qu’eux. Mais une chose m’interpelle, comment toi, es-tu arrivé si

vite ? Car tu arrives tout droit de Serthas, n’est-ce pas ?

— Disons que je possède une monture un peu spéciale, offerte par le peuple des

Montagnes pour services rendus. Elle possède d’étranges qualités, dont celle de galoper plus

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 196


vite que le vent. Je ne peux en révéler plus, car même pour moi, cela reste mystérieux.

Idriss réprima un sourire, l’homme était perspicace, il ne croyait pas si bien dire en le

qualifiant d’espion. En fait, le prince était plus complexe qu’il n’y paraissait et sa mère avait

veillé à lui fournir une éducation riche et variée. Il était prêt à toutes les éventualités.

— Tu auras une bonne bière pour ta peine, tiens ! lui promit son frère en lui tapant

sur l’épaule. Dès qu’on aura mis en fuite les vauriens qui veulent nous envahir. Des

questions ? demanda-t-il à la ronde.

— Oui, moi ! fit Armelle, une femme grande et mince connue pour son habileté à l’arc.

Tu dis que le Chevalier Noir a eu connaissance de notre peuple par l’intermédiaire d’une

autre personne. Pourquoi nous ? Qu’avons-nous d’intéressant pour eux ?

Idriss s’était posé la même question et n’avait pas trouvé de réponse convaincante, il

savait que le clan des Brumes était l’un des plus secrets et que peu de gens connaissaient son

existence. Pourtant, quelqu’un s’était donné la peine de les trahir. Qui ? Il n’en savait rien.

— Je me suis posé la même question, avoua Idriss, et j’avoue que je bute, je ne sais pas

pour quelle raison votre clan revêt une telle importance aux yeux du Chevalier Noir et encore

moins qui l’a mis au fait de votre existence. Une chose est certaine, des choses étranges se

produisent un peu partout sur ce monde et nous ne sommes qu’au début d’un long processus

de transformation. D’autres questions ?

Personne n’en avait d’autres. Aussi, on passa aux choses sérieuses. Irún donna à

chacun son rôle à jouer pour la nuit à venir. Il détacha un groupe spécialement dévolu aux

pièges et les autres furent placés en plusieurs points stratégiques. Tout fut dit dans le calme

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 197


et la concentration, les hommes et femmes du clan des Brumes étaient disciplinés, posés et

silencieux. Ils respectaient les bruits de la forêt, écoutaient le chant du vent, suivaient le

rythme des saisons et vivaient au souffle de la terre. C’est à peine si les feuilles bruissaient à

leur contact lorsqu’ils volaient de branche en branche.

Les enfants furent mis en sécurité dans le coin le plus reculé de la forêt sous la garde

attentive des aïeuls et le reste du village fut éparpillé. Dans ce clan, les femmes et les hommes

tenaient la même place, il n’y avait pas de différence, hormis celles qu’imposait la nature.

Avant Irún, sa mère Eléa avait été le chef du village et c’est tout naturellement que le conseil

avait voté pour lui lorsqu’Eléa avait décidé qu’il était temps de laisser la place à la jeunesse.

Depuis, elle vivait entre la capitale du Livandaï et la forêt des Anciens où ses deux fils

habitaient. C’est pourquoi, ce soir-là, Idriss ne fut pas étonné lorsqu’il la croisa en tenue de

combat et l’arc à la main. Elle était l’une des meilleures au tir et son concours ne serait pas

de trop. Elle eut un tendre sourire à l’intention de son fils, mais ne s’attarda pas, ils auraient

le temps de se voir plus tard. Elle sauta souplement sur une branche, puis fonça dans la nuit,

invisible pour celui qui ne savait pas regarder.

Idriss fit un signe à son frère et à son tour, il se rendit là où on l’avait assigné. Ici, il

n’était plus un prince dirigeant un royaume, mais seulement un homme qui obéissait à son

chef et il aimait ça. Il se posa donc en haut d’un arbre, tout près de l’entrée sud de la forêt.

D’ici, il ne pouvait manquer l’arrivée du Chevalier Noir et de ses troupes. C’est lui qui

donnerait le premier signe d’alerte.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 198


Gairn

Gairn avait poussé ses cavaliers aussi vite qu’il l’avait pu, ils avaient utilisé deux fois

l’artefact qui leur permettait de contracter le temps et l’espace, mais un tremblement de terre

aussi soudain que violent l’avait coupé dans son élan. Aussi, il hésitait à l’utiliser davantage.

Il avait vu un gigantesque cratère se former au loin et pour éviter d’être englouti, il avait

poussé ses cavaliers à aller plus vite. Il voulait combattre dès la nuit, il avait hâte de montrer

de quoi il était capable. Il souhaitait une vraie bataille, pas un piètre combat contre des

paysans apeurés.

Oh, il avait bien eu la bataille des Vallées, mais rien de comparable avec ce qu’il allait

vivre à partir de ce soir et des jours à venir. Le clan des Arcs d’Acier n’avait pu lutter contre

une armée plus forte que lui. Sans l’aide des autres clans, livrés à eux-mêmes, la défaite avait

été inéluctable et la victoire trop facile. Cependant, il fallait bien admettre que son but

premier était de tuer son père de ses propres mains. Décimer son peuple était la cerise sur

le gâteau. Maintenant, la guerre était déclarée contre tous les clans, et en toute logique, ils

étaient désormais prêts et solidement armés. Il connaissait suffisamment les siens pour

savoir de quoi ils étaient capables une fois prévenus et préparés. Chaque clan avait son lot

de combattants aguerris et rudes au combat et c’est cela qu’il recherchait, la victoire grâce à

une bataille digne, une guerre propre. La gloire grâce à un combat équilibré qui montrerait

à tous, sa force et son courage. Il voulait la guerre, il voulait du sang et il allait droit devant

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 199


son désir le plus cher.

Pour le moment, il avait une troupe à diriger et un combat à mener contre un clan

dont il n’avait appris l’existence que quelques jours plus tôt. Son empereur avait bien raison

de leur déclarer la guerre à tous ces gueux sans morale.

Ses hommes le suivaient sans mot dire, ils l’auraient suivi en enfer s’il l’avait fallu. Il

n’avait pris avec lui que les meilleurs, les plus solides, les plus aguerris. À ses côtés, Ghens

cravachait sauvagement sa monture. Le capitaine était arrivé depuis trois jours après une

mission d’éclaireur. Il en était revenu épuisé, mais avec une mine de renseignements.

Pourtant, il était de nouveau prêt, avide de faire couler le sang. La troupe de plus de deux

mille hommes faisait un bruit d’enfer, ils soulevaient des tonnes de poussière à leur passage

et un brouhaha incessant leur vrillait les tympans, mais ils continuaient, galvanisés et la rage

au ventre.

Soudain, alors que les chevaux montraient des signes d’épuisement, Gairn aperçut la

forêt, immense et sombre. Il eut un curieux pressentiment et arrêta sa monture qui tremblait

de fatigue, l’écume aux lèvres. Il leva le bras bien haut pour faire arrêter tout le monde. Les

chevaux piaffaient et trépignaient sur place. Les cavaliers posèrent pied à terre sur ordre de

leur commandant. Gairn descendit lui aussi de cheval et scruta longuement la forêt. Elle était

située encore à un bon kilomètre, mais il pouvait en sentir la force. Un silence étrange régnait,

seulement dérangé par les piétinements des sabots de chevaux et les murmures des

hommes.

— Deux chevaux frais ! ordonna-t-il.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 200


Immédiatement, un homme approcha avec deux montures moins épuisées. Gairn fit

signe à Ghens de venir avec lui, il sauta à cheval et s’avança vers la forêt. Il voulait savoir de

quoi elle avait l’air de plus près. Ils chevauchèrent en silence, appréciant sans l’admettre le

calme environnant. Seul le hululement intermittent d’une chouette brisait la quiétude. Ils

s’arrêtèrent à la lisière de la forêt. Rien, pas un bruit suspect, pas de voix d’hommes, rien qui

trahissait la présence d’un village.

— Il faut que nous nous enfoncions dans la forêt, dit le Chevalier Noir d’une voix

froide, ils doivent se terrer comme des lapins dans des taudis humides et froids. Comment

peut-on vivre dans une telle forêt ? Je pense que nous aurons affaire à des animaux à peine

dégrossis. Cependant, méfions-nous, car ils pourraient mordre, ou pire, nous tuer avec des

jets de pierre.

— Alors nous allons les déterrer, annonça Ghens qui ne savait pas si son général

faisait de l’humour ou pas.

Difficile de savoir avec lui. Il décida qu’il s’en foutait et se promit d’allonger sa liste de

victimes.

Et, sans se concerter, ils rebroussèrent chemin, ils allaient chercher le reste de la

troupe. Ils mirent au point une petite stratégie, ils supposaient que le village était situé à deux

kilomètres environ et vers le sud, près de la route qui contournait la forêt. Ils remontèrent à

cheval, firent le dernier kilomètre et s’arrêtèrent. Gairn ordonna aux cavaliers de descendre

de leur monture. Ils formèrent dix groupes de deux cents hommes sur une ligne droite et

avancèrent à pied, persuadés de la victoire. C’est donc sans se méfier qu’ils pénétrèrent dans

la forêt des Anciens.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 201


Les premiers pièges se déclenchèrent très vite, des trous creusés profondément et

recouverts de branches et de feuilles mortes s’ouvrirent sous les pieds de cavaliers et

beaucoup furent tués, le corps transpercé de pieux, d’autres furent accueillis par une poix

collante et étouffante qui se solidifiait au moindre mouvement. Il y eut des hurlements, des

cris de fureur et de souffrance. Puis, dans le même mouvement, une pluie de flèches s’abattit

sur eux et avant que les hommes ne se décident à rebrousser chemin, un grand nombre

d’entre eux moururent.

Le Chevalier Noir fut l’un des premiers à sortir de la forêt, suivi de près par Ghens,

l’un et l’autre stupéfaits par cette soudaine attaque. Ils retrouvèrent leurs chevaux et

foncèrent loin de cette forêt maudite. Le souffle court, la peur au ventre, les hommes avaient

peine à comprendre ce qui se passait. On leur avait promis une victoire rapide et facile et ils

se faisaient tuer comme des lapins.

— Combien ? rugit Gairn d’une voix furieuse, je veux connaître le nombre d’hommes

encore en vie ! hurla-t-il.

Les groupes se reformèrent et chacun compta du mieux qu’il put dans une ambiance

de peur et de déroute. Ghens s’efforçait de récupérer les chiffres que donnait chaque division.

Le résultat était catastrophique, car en moins de dix minutes, ils avaient perdu plus de quatre

cents hommes, une hécatombe. Gairn fut pris d’une rage froide, meurtrière. Comme un

débutant, il s’était jeté tête baissée dans un piège soigneusement monté. Indécis, il hésitait

entre retourner à la bataille ou fuir. Fuir ? Quelle image donnerais-je à mes hommes ? Non, je

ne peux pas faire cela, je suis obligé d’aller jusqu’au bout, je ne peux plus faire marche arrière.

Il me faut un plan.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 202


Il se tourna alors vers Ghens et ce qu’il lut dans le regard de l’homme le remplit d’une

rage froide. De la pitié et du doute, pour la première fois, Ghens doutait de lui.

Ghens regardait son chef, pour la première fois avec les yeux ouverts. Et il voyait un

homme encore très jeune, dépassé par les événements. Oh ! il était un tacticien hors pair dans

une bataille, il l’avait prouvé aux Vallées, mais là, il ne savait plus quoi faire et cela se voyait.

Alors Ghens sembla se réveiller d’un cauchemar et regarda autour de lui, il vit des hommes

apeurés pour certains, livides de rage pour d’autres, mais une totale incompréhension se

lisait sur les visages. Que faisons-nous ici ? Quel est le but de tout cela ? Traquer des gens un

peu partout et les tuer ? Ghens ne savait plus que croire. D’un côté, il ne reniait pas ce qu’il

était, un mercenaire sans foi ni loi, mais là ? Ils devaient attaquer un village, soi-disant tenu

par des guerriers rudes et sauvages mais faciles à combattre, et ils se retrouvaient à fuir,

morts de peur. Où était la stratégie dans tout cela ?

— Nous devons y retourner, fit le général en croisant le regard de Ghens. Nous devons

les combattre et vaincre, nous n’avons pas le choix.

Ghens hocha la tête, il était d’accord, mais que resterait-il de leurs troupes ? Il se le

demandait. Il n’avait plus confiance en son chef et cela lui posait un curieux cas de conscience,

qu’allait-il arriver à ses hommes ? En même temps, il s’agissait de sa réputation à lui aussi et

il ne pouvait pas fuir, non, pas ainsi. Alors il se rangea à l’avis de Gairn, pas pour les mêmes

raisons, mais dans un même but. Celui de ne pas perdre la face.

Sans se concerter, ils regroupèrent les hommes et se mirent d’accord pour faire une

pause. Se battre en pleine nuit dans une contrée inconnue n’était pas le plus adapté. Ils

pensaient bénéficier d’une attaque-surprise, mais ils s’étaient fait surprendre. Il fallait tout

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 203


repenser et réfléchir à la suite du combat. Ils décidèrent de reprendre l’assaut le matin à

l’aube, ils y verraient mieux.

Ghens se dit que de toute façon, attaquer un village de nuit et qui plus est dans une

forêt était plutôt suicidaire, il en avait la preuve. À quel moment avaient-ils manqué de

jugeote pour se mettre dans une situation pareille ? Ils ne contrôlaient plus rien, voilà la

vérité et ils prenaient conscience de cette réalité de plein fouet. Ils n’avaient pas le choix,

alors il s’empressa de rassembler ses troupes et de compter les survivants.

Les hommes grommelèrent un peu, les blessés furent soignés, mais dans le fond, ils

étaient meurtris et vexés de s’être fait battre si vite. Ils installèrent un campement de fortune

et tentèrent vainement pour la plupart de dormir.

Debout, Gairn scrutait la forêt à la recherche du moindre mouvement. Ils étaient

attendus, leur attaque n’était pas une attaque-surprise comme prévu. Mais qui les avait

prévenus ? Qui avait eu l’information et le temps de les avertir ? Il avait beau se creuser la

tête, il ne voyait pas. Gairn maudit sa naïveté d’avoir cru les clans si faciles à combattre. Il

aurait dû se méfier et savoir qu’ils étaient tous différents et n’obéissaient qu’à leurs propres

règles. Ce n’est pas parce que lui avait vécu dans un clan pacifique et sédentaire, que tous

fonctionnaient de cette manière. Il savait pourtant que certaines tribus ne se composaient

que de guerriers et il se pouvait que le clan des Brumes fût l’une de celles-là. Épuisé et

désabusé, il s’assit dans l’herbe fraîche en écoutant les bruits de la nuit. Il craignait une

attaque-éclair, car ils étaient en état de faiblesse et il se pouvait que leurs ennemis profitent

de cet avantage.

C’est lorsqu’il entendit un sifflement proche de ses oreilles, qu’il sut qu’il avait deviné

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 204


juste. Ils étaient assaillis ! Les hommes réagirent vite, mais pas assez. Ils n’y voyaient rien et

les flèches pleuvaient sur les têtes. Beaucoup tombaient sans même savoir d’où provenaient

les projectiles. Occupés à se protéger ou à chercher leur arme, ils perdaient un temps fou. Et,

lorsqu’une horde de guerriers rapides, vifs et efficaces fonça sur eux l’épée à la main, ils

furent vite dépassés. Rares étaient ceux qui arrivaient à toucher une cible. Ils se battaient

pourtant avec ferveur, mais même en surnombre, ils ne pouvaient lutter contre cet ouragan

humain.

Le combat dura toute la nuit et lorsque le soleil se leva enfin, les morts se comptaient

par centaines, les survivants étaient peu nombreux. Parmi eux, Gairn l’épée à la main, titubait

de fatigue et essayait de sauver sa vie.

Un sifflement retentit et le combat cessa. Un homme grand et massif se tint devant lui,

une moue de mépris affiché sur les lèvres.

— Alors c’est vous le grand général qui fait trembler les villages ? Le meurtrier

d’enfants ? D’hommes et de femmes innocents ? Vous avez bien piètre allure pour un homme

si puissant.

Irún cracha au pied de Gairn qui ne broncha pas.

— Tuez-moi, fit Gairn d’une voix tremblante de fatigue, les yeux rouges et le teint pâle.

Je n’ai pas peur de mourir pour mon empereur.

— Et tu as bien raison, approuva Irún d’une voix tonitruante, ton empereur est digne

de toi, violeur et tueur de petits enfants. Oui, vous êtes faits pour être ensemble. Mais

rassure-toi, valeureux guerrier, ironisa Irún, te donner la mort n’est pas ma priorité. Tu vas

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 205


aller aux Deux Vallées, si tel est ton destin. Fais ta guerre, tue encore des innocents, massacre

des vieilles femmes, ce n’est pas de mon ressort de t’empêcher de faire cela. Je devais

défendre mon peuple, ce qui est fait. Mais ne remets jamais les pieds ici, jamais, tu

m’entends ? Pars loin de mon village et surtout n’oublie pas une chose : tu as tué ton père de

tes propres mains, ce sang tu l’as en toi, il te souillera l’âme.

Sur ces mots, il se détourna et fit signe à ses guerriers de le suivre. Ici, tout était fini,

les charognards feraient le ménage. Ils pénétrèrent dans la forêt et disparurent aux yeux des

rescapés.

Le clan des Brumes n’avait perdu aucun combattant, alors que le Chevalier Noir était

l’un des rares survivants qui tenaient encore debout. Il s’appuya lourdement sur son épée, le

corps secoué de soubresauts. Il n’osait regarder le carnage autour de lui, tous, ou à peu près,

avaient été tués alors qu’ils auraient dû remporter la victoire haut la main.

Les hommes encore en vie se regardaient, hébétés, blessés pour la plupart et ivres de

fatigue. Ils attendaient que leur chef leur donne un ordre, un sens à tout cela. Mais Gairn était

incapable de réfléchir, de penser avec cohérence, il se sentait vide.

Il rengaina son épée dans son fourreau d’un geste machinal, puis marcha, sans

regarder ni devant ni derrière, il s’en allait loin de tout ce gâchis. Ghens était mort, tous ses

hommes avaient péri, à quoi bon continuer ? Les survivants regardèrent leur chef s’en aller,

sans même leur jeter un regard ou leur dire un mot, alors ils lui emboîtèrent le pas sans

savoir quoi faire d’autre.

Gairn marchait devant, humilié et détruit. Il venait d’apprendre une dure leçon, mais

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 206


le pire serait d’annoncer cela à son empereur. Il s’arrêta subitement et sentit la présence de

ses derniers hommes à ses côtés. Eux ne l’avaient pas abandonné, alors il était de son devoir

d’en faire autant. Il se redressa et osa enfin croiser leur regard, il y lut de la douleur, de

l’angoisse, mais aucune accusation, car la guerre c’était aussi cela, le risque de défaites

sanglantes. Il venait d’essuyer son premier échec, un échec cuisant et douloureux, mais il se

jura que c’était la dernière fois.

— Comment t’appelles-tu ? demanda-t-il à un garçon encore jeune et à peu près en

bon état.

— Mick, mon commandant, répondit le jeune homme.

— Alors Mick, nous avons besoin de montures et je suppose que les nôtres ont dû

s’éparpiller dans la nature, tu connais le signal de ralliement des chevaux ?

— Oui commandant, un coup long et deux coups courts de ce sifflet que nous portons

tous autour du cou.

— Bien, alors je te charge de récupérer une dizaine de montures, cela suffira pour

rejoindre le gros de la troupe. Allez, ordonna-t-il d’une voix plus ferme, nous avons perdu

assez de temps !

Heureux d’être de nouveau sous les ordres d’un chef, Mick reprit courage, il rassembla

ses dernières forces et partit droit devant lui, avec un peu de chance, il ramènerait des

chevaux rapidement. Pendant ce temps, Gairn ordonna au reste des hommes de panser leurs

plaies et de reposer un peu. Ils n’avaient rien sur eux à part leurs armes et ils commençaient

à avoir faim et soif. Mais la fatigue l’emportait sur tout, alors ils cherchèrent un coin où se

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 207


reposer, assez visible pour que Mick puisse les retrouver.

Ils trouvèrent un amas de gros rochers posés un peu plus loin et s’y rendirent. Cela

leur offrirait un abri sommaire, mais suffisant. Installés du mieux qu’ils pouvaient, c’est sans

même s’en rendre compte qu’ils s’enfoncèrent dans le sommeil. Pas un ne trouva étrange de

s’endormir non loin de la forêt des Anciens, à quelques centaines de mètres du lieu de la

bataille, au risque de se faire tuer. Ils savaient d’instinct qu’ils ne risquaient rien, n’étant eux-

mêmes plus un danger pour le clan des Brumes.

Mick marchait depuis une bonne demi-heure lorsqu’il aperçut au loin un cheval, il pria

de toutes ses forces pour ce que soit une de leurs montures. Elles seules répondraient à

l’appel du sifflet. Il porta l’instrument à sa bouche et souffla de toutes ses forces. Un bruit

strident retentit, puis il cessa et recommença deux fois sur un mode plus court. Il crut pleurer

de soulagement quand il vit la jument lever la tête, bouger les oreilles et enfin s’approcher

au petit trot vers lui. Et sa joie n’en fut que plus vive lorsqu’il vit d’autres montures venir à

lui, elles étaient cachées par une énorme haie. Finalement, elles n’étaient pas bien loin,

remarqua-t-il avec étonnement. Il s’empressa de les attacher les unes aux autres et fut

heureux de constater qu’il y en avait plus de dix. Il prit la longe du cheval de tête et retourna

sur ses pas, tout fier de lui.

Mick en avait vu des horreurs, mais cette nuit avait été un cauchemar pour lui, il avait

encore du mal à réaliser que presque tous ses camarades étaient morts au combat. C’était sa

toute première bataille, il était l’un des rares à avoir été admis par recommandation dans la

cavalerie personnelle du Chevalier Noir. C’était un grand privilège qu’ils avaient payé bien

chèrement. Il ravala ses larmes et enfourcha le cheval pour aller plus vite. C’est au trot qu’il

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arriva à l’endroit où il avait laissé ses compagnons et connut un moment de frayeur en ne

voyant plus personne. Il scruta les environs et aperçut un groupe d’hommes étendus à terre

près de gros rochers. Mick s’approcha et fut obligé de constater que tous dormaient à poings

fermés. Il attacha solidement les chevaux à un arbre à proximité puis il s’allongea à son tour,

le corps fourbu. Au point où il en était, il pouvait dormir et même tué pendant son sommeil,

il s’en moquait. Il était trop épuisé pour réfléchir sainement.

Lorsque Gairn se réveilla, le soleil était haut dans le ciel, il se sentait mieux, reposé et

l’esprit plus clair. Il se redressa, vit ses hommes endormis et reconnut le jeune Mick qui

dormait en position fœtale. Un hennissement lui fit comprendre que le jeune homme avait

mené sa mission à bien. Il se leva et se dirigea vers les chevaux. Il espérait que son propre

cheval, Azur, fasse partie du lot, mais il n’y était pas. Il étouffa un sentiment de regret, il savait

la bête un peu sauvage et de caractère difficile. Il fut soudain poussé violemment en avant et

se retourna d’un bond l’arme au poing, prêt à se battre quand il se trouva nez à nez avec des

naseaux frémissants. Azur se tenait devant lui, les oreilles couchées sur la tête et l’œil

goguenard.

— Te voilà sale bête, murmura Gairn, ému de le revoir.

Il aimait cet animal, cadeau de l’empereur pour la capture d’un prisonnier particulier.

Il l’avait dressé, choyé et était très attaché à lui. C’était son seul et véritable ami. Il caressa

doucement l’encolure de l’animal, heureux et apaisé.

— Mon général ? fit une voix juvénile derrière lui.

Gairn se retourna brusquement, gêné d’avoir été surpris durant ce moment de laisser-

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 209


aller.

— Oui ?

— J’ai retrouvé des chevaux et leurs fontes sont remplies de vivres et d’eau. Si vous le

souhaitez, je peux préparer de quoi nous remettre d’aplomb.

— C’est une bonne idée, admit Gairn froidement, fouille et prends ce dont tu as besoin.

Peu à peu, les hommes se réveillaient, courbaturés et mal en point, mais dans un état

moins pire que le matin. Ils s’émerveillèrent de la présence des chevaux et certains se

proposèrent pour aider Mick. Rapidement, un repas peu savoureux mais reconstituant fut

prêt. Ils s’installèrent en rond et firent passer les fruits secs, la charcuterie un peu dure sous

la dent, du fromage un peu moisi et du pain rassis. Ce n’était pas fameux au goût, mais ça

tenait au ventre et c’était bien là l’essentiel.

Ils mangèrent rapidement, puis pressés par leur chef qui souhaitait rejoindre le gros

de ses troupes au plus vite, ils remballèrent le tout, firent des pansements de fortune et

enfourchèrent les chevaux frais. Ils galopèrent en direction des Deux Vallées, c’est là qu’ils

laveraient l’affront qu’ils venaient de subir.

Au loin, caché dans les arbres, Idriss avait longuement observé le chef de cette triste

troupe, il avait vu l’homme marcher droit devant lui, sans but, suivi de ses hommes tout aussi

perdus. Puis, ils avaient fait une longue pause, se payant même le luxe de dormir à quelques

mètres de la bataille. Idriss trouvait l’attitude de leur chef inconsciente, étrange et immature.

Cet homme se conduisait comme s’il jouait à la guerre avec des soldats de plomb. Les vies

humaines étaient peu importantes à ses yeux. De quoi est fait cet homme ? Une énigme de plus

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 210


à résoudre. Il se redressa sur sa branche lorsqu’il vit le petit groupe s’agiter et enfourcher les

chevaux. Ça y est, ils partent. Le prince savait qu’ils se rendaient aux Deux Vallées, car les

clans amis du clan des Arcs d’Acier voulaient venger les leurs à l’endroit même où ils avaient

été massacrés. C’était un signe fort pour eux et Idriss se demandait à quel point ce jeune fou

avait compris le message. Il en doutait, tout comme il doutait maintenant des compétences

réelles de l’homme. Comment un gamin avait-il pu accéder à un poste aussi prestigieux que

celui de général des armées de l’empereur ? Mais surtout, comment Arren s’était-il laissé

évincer aussi facilement ? Il se passait des choses vraiment étranges dans l’Astrée et le prince

se demandait à quel point les hommes forts en place étaient libres de leurs mouvements.

Idriss se leva à son tour et rejoignit le village, il était temps pour lui de leur dire au

revoir, il avait une autre mission à accomplir. Il croisa sa mère qui visiblement l’attendait, un

sourire énigmatique sur son doux visage.

— De nouveau en partance, mon fils ?

Idriss hocha la tête silencieusement, il se demandait comment une femme si menue

avait pu mettre au monde deux enfants si grands et si forts, surtout son frère. Puis, il lut la

force de caractère dans les prunelles grises de sa mère et sut que le physique n’était rien sans

une volonté de fer.

— Une autre mission, répondit laconiquement Idriss.

— Ah… Eh bien, pars, mais laisse-moi encore un peu de ton temps, et ensuite va aussi

vite que le vent. J’ai le sentiment que cela ne serait pas bon pour le bien de notre avenir à

tous que tu perdes trop de temps, mais ce que j’ai à te dire est important.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 211


Idriss savait que sa mère pouvait parfois voir le futur, depuis toute petite elle avait

des visions qui s’avéraient toujours justes. Idriss décida donc de l’écouter. Contrairement à

son habitude, Eléa l’observait avec une expression étrange sur le visage. Ce qu’elle avait à lui

dire était difficile à annoncer. Idriss comprit que c’était même compliqué pour elle, car

rarement il l’avait vue hésiter à ce point.

Il s’approcha d’elle et lui prit doucement les mains. Eléa leva sur son fils un regard où

se mélangeaient la douleur et la fierté. Idriss en fut tout remué, il n’aimait pas cela. Il savait

sa mère forte, parfois dure, mais c’était souvent pour cacher l’amour qu’elle portait à ses

enfants, car depuis leur naissance elle connaissait leur destin. Ils avaient reçu beaucoup

d’amour, mais elle les avait avant tout préparés à ce qui allait venir.

— Mon fils, commença-t-elle, nous ne nous reverrons plus, c’est ici que s’achève notre

route commune. Ce village, précisa-t-elle en balayant les nombreuses maisons d’un geste

large, va disparaître, une grande partie de notre peuple va mourir… Attends avant de

m’interrompre, pria-t-elle, laisse-moi te raconter jusqu’au bout. Tu dois te dire que tout cela

est insensé, pourquoi avoir défendu un village voué à disparaître ? Tout simplement parce

que quelques-uns d’entre nous doivent être protégés pour continuer dans l’autre temps. Le

monde tourne mal, toi-même tu t’en es rendu compte. Cette bataille, lâcha-t-elle amèrement,

à quoi rimait-elle ? As-tu compris l’attitude de ce garçon, le Chevalier Noir ? C’était le fils

d’Arcien, qu’il a tué de ses propres mains. Je connaissais le destin du général depuis

longtemps, car il était l’un de mes proches et des visions de mort le concernant me venaient

très souvent. Son fils lui a causé des problèmes depuis sa naissance. Regarde, cet homme

n’avait aucune organisation, il était dépassé, surpris et surtout incompétent. Il a envoyé ses

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 212


hommes à la mort sans même chercher à comprendre. Il pensait la victoire facile, dans une

forêt. La nuit tombée et sans lumière. Mais qu’avait-il dans le crâne ?

Eléa secoua la tête, une profonde tristesse inscrite sur son visage.

— Idriss, continua-t-elle, tu dois t’en aller, car tu es l’une des clés, mais avant tout, tu

dois accepter ce que je vais t’offrir.

— Mais mère ! ne put s’empêcher de s’exclamer Idriss.

— Attends, le rassura-t-elle d’une voix douce, tu vas comprendre. Au seuil de la mort,

les femmes du clan des Brumes doivent transmettre à leurs enfants le don de double vue, et

je vais mourir, ton frère aussi, mais ce n’est pas seulement pour cela que mon choix s’est

porté sur toi. Je t’ai choisi, car tu es celui qui est le plus apte. Penche-toi !

Atterré, Idriss se baissa jusqu’à toucher le front de sa mère de son propre front. Eléa

ferma les yeux et peu à peu, Idriss sentit les siens se fermer aussi. Un bref courant de chaleur

le traversa de part en part et ce fut fini. Eléa s’écarta de son fils et le regarda droit dans les

yeux.

— Irún ? ne put que demander Idriss d’une voix éteinte.

Eléa hocha doucement la tête, affirmativement. Alors, sachant que sa mère disait

toujours la vérité, Idriss laissa couler ses larmes de douleur, de frustration et de colère.

— Mais pourquoi ?

Eléa soupira, elle ne savait comment atténuer la peine de son fils. Lui dire que les

hommes étaient devenus fous ? Que le monde était soumis à une telle énergie négative qu’il

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 213


allait finir par les rejeter, eux les humains ? Que l’Équilibre était rompu ? Et qu’il était trop

tard pour tout réparer ?

— Tu as encore un peu de temps devant toi et nous aussi, se contenta-t-elle de dire.

Va faire tes adieux à ton frère et reviens vers moi.

Le cœur lourd, Idriss alla dans la maison de son frère qui l’attendait, une chope de

bière dans chaque main.

— Tu fais toujours un boucan d’enfer quand tu débarques ici, même un sourd

t’entendrait, s’esclaffa son frère.

Puis il croisa le regard d’Idriss et sut que son frère avait eu la fameuse discussion avec

leur mère.

— Bien, c’est une bonne chose de faite, j’ai horreur des pleurnicheries et des départs

mouillés, alors buvons un grand coup et pars, déclama-t-il avec vigueur.

Idriss prit la chope tendue, but à longs traits la bière fraîche et reposa la chope, le

souffle coupé.

Puis, sans donner à son frère le temps de réfléchir, il l’empoigna par les épaules et le

serra longuement contre lui. Irún ne le repoussa pas, bien au contraire, lui qui aimait les

rudes accolades, serra longuement son petit frère contre lui. Enfin, ils se séparèrent, Irún lui

encercla le visage entre ses grosses pognes et l’embrassa sur le front comme lorsqu’il était

petit.

— Tu prendras soin de mon fils, fit-il simplement. Tu reviendras vers lui le moment

venu. Ta place est ici.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 214


— Tu as ma promesse, je reviendrai le chercher, répondit Idriss.

Ils se séparèrent enfin et le prince du Livandaï partit sans se retourner. Sa mère

l’attendait au même endroit, droite et fine. Elle lui tendit son sac de voyage, puis le serra un

moment contre elle. Eléa n’était pas du genre affectueux, elle montrait son amour autrement,

mais là elle avait besoin de sentir les bras de son fils autour d’elle, de sentir une dernière fois

son odeur. Afin de ne pas lui laisser le choix, elle s’écarta brusquement et plongea dans le

vide, saisissant une liane qui l’entraîna loin de la douleur qu’elle ressentait. Idriss eut juste

le temps de cueillir une larme avant de la voir disparaître.

Les yeux brillants, il s’en alla à son tour. Il arriva rapidement à l’orée de la forêt, là où

l’attendait Ahïne, sa jument. Il lui flatta l’encolure, puis monta d’un mouvement souple sur

son dos. Ensemble, ils avaient un long voyage à faire et celui-ci serait le plus dangereux. Il

partit au galop, les cheveux au vent, laissant derrière lui les personnes qu’il aimait le plus au

monde et qu’il était certain de ne jamais revoir.

— Il s’en sortira, affirma Irún qui se tenait silencieusement derrière sa mère.

Eléa avait sauté de branche en branche afin de se rendre là où attendait la jument de

son fils. Discrètement, Irún l’avait suivie, persuadé qu’elle ne pourrait pas laisser partir Idriss

sans le regarder une dernière fois.

— Oui, il est débrouillard et courageux.

Elle se tourna vers son fils aîné.

— Je ne devrais pas dire cela, mais je suis heureuse d’être à tes côtés, tu es mon fils et

j’aurais détesté mourir loin des miens. Lui as-tu dit pour Hélian ?

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 215


— Oui, il reviendra le chercher, il saura le retrouver, j’ai confiance en lui.

— Oui, il saura, fit doucement Eléa.

Puis elle soupira et se força à sourire.

— Allez mon fils, viens, nous avons tant de choses à faire et si peu de temps qu’il nous

faudrait au moins deux paires de bras supplémentaires.

Irun regarda la silhouette de son frère qui s’amenuisait au loin, il prononça une

dernière prière pour lui et disparut dans les bois.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 216


Les clans

Lorsque les troupes de l’empereur avaient commencé à s’attaquer aux clans, la

nouvelle avait vite fait le tour des tribus et l’anéantissement du clan des Arcs d’Acier avait eu

un impact violent auprès de leurs chefs. Dispersés partout sur Elwhinaï, ils n’en disposaient

pas moins d’un excellent moyen de communication grâce à la caste des Voyageurs, qui

montaient à cheval comme personne, allaient vite, connaissaient de nombreux passages

secrets et utilisaient des oiseaux pour les messages urgents.

Ulrich, du clan des Ombres, venait d’en recevoir un qui lui mettait du baume au cœur.

Enfin une bonne nouvelle. Il s’empressa d’aller avertir les chefs de clans réunis dans son

village. Situé entre la frontière de l’Astrée et celle du Volnay, le village du clan des Ombres

offrait une situation stratégique et une sécurité qui ne manquaient pas d’attrait. C’est la

raison pour laquelle tous les chefs s’étaient donné rendez-vous en ce lieu. Ils n’avaient pas

oublié de venir avec leurs guerriers et cela donnait une gigantesque armée disséminée sur

plusieurs kilomètres. L’empereur voulait la guerre ? Il allait être servi !

La maison du chef Ulrich était une grande bâtisse en bois construite sur deux étages.

En haut étaient situées les chambres et en bas, les cuisines et les salles à manger. Comme il

recevait beaucoup, il lui fallait énormément d’espace, autant pour ses invités que pour sa

propre famille. Il entra par la porte principale et fut tout de suite assailli de questions,

pratiquement tous les chefs de clans étaient présents et tous avaient une chose importante

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 217


à dire. Ulrich demanda aussi courtoisement qu’il le put le silence en poussant un rugissement

sonore.

— La ferme tout le monde !

Une fois le calme revenu, il entra dans la salle commune et s’installa confortablement

sur une chaise. Ainsi, il serait mieux pour dire ce qu’il avait à dire. Puis il déplia

soigneusement la lettre qu’il venait de recevoir et lut avec application, savourant les mots.

« Mon cher Ulrich, j’ai su que les clans étaient réunis près des Deux Vallées alors j’en ai

conclu que la guerre était proche. Nous avons eu une première visite hier soir et le Chevalier

Noir est reparti la queue entre les jambes. Nous lui avons collé une défaite qu’il n’est pas

près d’oublier, crois-moi. Mais tu connais le dicton : "un homme averti en vaut deux", alors

sois prudent, il est haineux et plein de désir de vengeance. Il est fort d’une armée de plus de

six cent mille hommes, à cheval, à pied ou en chariot. Ils avancent la haine chevillée au corps.

Ah ! Et aux dires de mon frère, ils ratissent large et cherchent à détruire le plus de villages

possible pour vous empêcher de vous ravitailler. D’ailleurs, sache que l’attaque du clan des

Arcs était un message adressé à tous les autres. Ils en ont profité pour décimer les quelques

villages et annexé les villes qu’ils croisaient sur leur chemin au passage. Les troupes

auxquelles ont eu à faire les Arcs n’étaient que les prémices de quelque chose de plus grand

qui se prépare depuis huit mois. Des troupes composées de mille à deux mille cavaliers ont

parcouru l’Astrée afin de semer la terreur et l’angoisse, une mise en bouche en quelque

sorte. Mais l’armée qui se dirige vers vous est composée de guerriers sans foi ni loi. Ils usent

de magie pour avancer vite, car comment expliquer la vitesse à laquelle ils se déplacent ? Un

mage du nom de Féniel leur a fourni un artefact qui contracte le temps, ou qui crée des

portes, je ne sais pas exactement. Enfin, c’est tout ce que j’ai pu glaner çà et là. Donc, soyez

prêts, car eux le sont. Enfin, sache que nous sommes de tout cœur avec vous et que nos
Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 218
"voyageurs" sont à votre disposition.

Bien à vous tous.

Irún, chef du clan des Brumes. »

Un concert d’applaudissement s’éleva dans la salle. Tous les chefs tapaient des mains

avec un enthousiasme débordant. Ils n’attendaient qu’une chose, planter la tête du

Chevalier Noir sur une pique. Et savoir que le clan des Brumes lui avait infligé une cuisante

défaite les comblait de joie.

Plus prosaïque, Ulrich regardait ses amis exprimer leur joie, lui aussi était heureux de

savoir que le clan des Brumes était sauf. Il connaissait les raisons pour lesquelles ils ne

seraient pas présents sur les lieux de la bataille et cela le rendait triste, même s’il n’avait pas

tout compris du message qu’Eléa lui avait envoyé. Il pressentait que la situation était grave,

pour eux tous. Mais ils avaient fait leur part de travail en détruisant une petite partie de

l’armée du Chevalier Noir. Ulrich était satisfait, parce que ces nouvelles lui laissaient

entendre que ce chevalier n’était qu’un enfant naïf d’une part, et que d’autre part, ils avaient

un peu de temps devant eux pour se préparer au combat. Il allait envoyer des messages là où

il fallait et artefact temporel ou pas, ils ne se laisseraient pas surprendre comme le clan des

Arcs. Eux aussi pouvaient dominer le temps quand le besoin s’en faisait sentir. Pourtant, il

remarqua au fond un homme silencieux, qui se contentait d’observer froidement ses

compagnons.

Khalil, du clan des Sables, n’était pas aussi joyeux que les autres et son attitude

intriguait Ulrich qui se promit d’avoir une discussion avec lui. Khalil dut sentir le regard

d’Ulrich, car il tourna la tête dans sa direction et lui adressa un sourire de connivence.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 219


Puis, le silence revenu, ils purent décider de leur emploi du temps pour les prochains

jours. Tout le monde s’accorda sur le fait qu’il fallait continuer à se préparer, entraîner leurs

hommes et surtout rester sur la défensive, car tout gamin qu’il était, l’homme n’en constituait

pas moins une menace réelle. Il y aurait des morts, des blessés, il ne fallait pas oublier que

leur vie serait forcément bouleversée. Chacun partit donc vers son campement, là où étaient

dispersés les hommes de leurs tribus respectives. Ulrich salua chacun d’eux courtoisement

et leur donna rendez-vous pour le soir même dans la salle des banquets pour un repas

collectif. Lorsque tous furent sortis, il put enfin réfléchir à son aise. Ulrich était un homme

calme et posé qui aimait le silence. Il se mit à cogiter intensément, tête baissée, sans se rendre

compte qu’il triturait la missive d’Irún.

— Elle va bientôt ressembler à un torchon inutile si tu continues à t’acharner sur elle,

fit une voix devant lui.

Il leva la tête et ne fut pas étonné de découvrir Khalil. L’homme était grand et très sec.

Il avait un beau visage mince marqué par la vie rude du désert. Sa tête était recouverte d’un

keffieh blanc et il portait une djellaba blanche sur des pantalons noirs de soie fluide. Ses yeux

noirs brillaient d’intelligence, il était l’un des rares chefs de clan à avoir parcouru Elwhinaï

de long en large. Il connaissait sa planète aussi bien qu’un homme le pouvait en ayant autant

voyagé et pour l’heure, il était inquiet. Il avait vu d’étranges choses, la terre changeait vite et

pas forcément en bien. Il sentait que la guerre des Deux Vallées allait avoir des conséquences

funestes, mais qu’ils ne pourraient rien faire contre. Il fallait qu’il en parle à une personne

sensée et Ulrich était exactement l’homme qui lui fallait. Car Khalil voyait au-delà des

apparences et savait que sous son air bonhomme, un peu grossier, le géant roux aux cheveux

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 220


longs et au ventre proéminent cachait une âme généreuse et surtout une intelligence hors du

commun. Il savait analyser une situation comme personne et son intuition était grande.

— Viens mon ami, proposa-t-il à Ulrich, nous avons à parler et je crois qu’une petite

balade nous fera du bien.

— Je te suis, accepta Ulrich en se levant.

Ils sortirent de la maison et furent accueillis par un vent chaud et sec. La belle saison

arrivait à grands pas, le mois des moissons serait bon, du moins ils l’espéraient. Ils

s’engagèrent sur une petite route en direction du ruisseau des saules, appelé ainsi à cause

des grands arbres qui le bordaient sur plusieurs kilomètres. C’était un endroit calme et

serein, là, ils pourraient discuter en paix.

— Tu sais, commença Khalil d’une voix douce, que je parcours cette planète depuis

que je suis en âge de monter à cheval et crois-moi, cela fait un bout de temps. J’ai bientôt

cinquante ans, je ne suis plus très jeune, mais pas assez vieux pour vouloir mourir bêtement.

Notre monde n’est pas si grand, cinq continents, de vastes plaines, une île, quelques forêts

imposantes, un lac immense et un vaste désert, mais avec de bons chevaux, en trois ou quatre

ans, tu peux tout visiter. À condition d’aller très vite bien sûr, mais bon, c’est faisable. Ah,

j’oubliais bien entendu la grande mer du Vent qui relie le continent du Livandaï à celui du

Volnay. Personnellement, je n’aime pas trop la mer, mais ce voyage je l’ai fait aussi. Et

finalement, ce n’est pas si mal.

Ils étaient arrivés près du ruisseau et s’assirent sans se concerter sur l’herbe fraîche.

Khalil continua son récit.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 221


— Notre monde est rond, sans détour et d’une superficie de plusieurs milliers de

kilomètres, mais il est accessible, équilibré et sain. Enfin, il l’était jusqu’ici. Car les choses

changent mon ami, et elles changent dans le mauvais sens.

— Que veux-tu dire par là ? s’inquiéta Ulrich.

— J’y viens, j’y viens, tu connais le clan des Sables, nous sommes des conteurs, nous

aimons raconter nos histoires lentement et avec précision, alors accorde-moi ce plaisir,

ensuite les questions viendront.

Ulrich accepta volontiers, d’autant que le récit de Khalil le passionnait. Ses propos

rejoignaient ce qu’il ressentait depuis quelque temps.

— Il existe une légende, reprit Khalil, qui dit que notre monde est Équilibre et que si

cet équilibre venait à être rompu, une grande énergie serait libérée et causerait de grandes

catastrophes. Jusqu’à présent, l’Équilibre était respecté, nous agissions dans le bon sens et

n’abusions pas des ressources d’Elwhinaï. Mais parfois, quelques hommes peuvent dérégler

une harmonie, seulement par la pensée. Et malheureusement, nous allons contribuer à

accentuer cela. Oh, l’incidence serait néfaste, mais facilement compensable s’il ne s’agissait

que de nous, les hommes, mais je crains que cette fois, ça n’aille plus loin et que nous soyons

impuissants. Soraya notre Rêveuse est ma grand-mère, comme tu le sais. Elle a rêvé tout

récemment d’un homme puissant, mais encore enfant, qui manipulerait les énergies sans

savoir les contrôler, c’est lui qui sera à l’origine de notre destruction. Et ce n’est pas parce

que le même sang coule dans nos veines que je prête foi à ses prédictions, non, je la crois

parce que tout ce qu’elle a annoncé s’est révélé exact tout au long de sa vie. Elle ne rêve pas

de choses sibyllines où il faut décrypter des symboles avant de découvrir le message, ses

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 222


rêves sont précis et très clairs.

— Alors à quoi devons-nous nous attendre ? interrogea Ulrich.

Khalil soupira, il hésitait à dire toute la vérité à son ami, mais à quoi cela servirait-il

de la lui cacher ? Aussi, il prit une grande inspiration et continua.

— À la fin de notre monde tel que nous le connaissons, annonça calmement Khalil.

Ulrich se gratta pensivement la barbe qu’il avait riche et fournie, vrilla ses yeux verts

dans les yeux noirs de Khalil et sut que son ami disait vrai.

— Tu sais, avoua-t-il à voix basse, je me doutais bien que quelque chose n’allait pas,

regarde autour de toi. Ne vois-tu pas que quelque chose a changé ici ?

Khalil laissa son regard errer vers le ruisseau, puis sur les saules et cela lui sauta aux

yeux comme une révélation. Les arbres, autrefois droits et fiers, courbaient l’échine et une

multitude d’excroissances parcouraient leurs troncs naguère lisses.

— Que s’est-il passé ici ? demanda-t-il abasourdi.

Ce n’est pas tant de voir les arbres aussi métamorphosés qui l’étonnait, mais c’était

surtout de ne pas s’en être rendu compte avant. Ils étaient là depuis maintenant presque une

demi-heure, il avait observé la nature autour d’eux et tout lui avait paru naturel. Alors que

tout avait changé, la nature se modifiait presque à vue d’œil, mais il n’avait rien remarqué. Il

avait fallu que son ami lui en fasse la remarque pour qu’il le perçoive à son tour. Soit ils

s’habituaient au mal avec une rapidité déconcertante, soit il se passait des choses encore plus

graves.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 223


— Étonnant, hein ? Moi aussi j’ai mis du temps avant de voir et le pire, c’est qu’il a

fallu que mon fils Iruan d’à peine quatre ans m’ouvre les yeux ! Un comble ! Je ne sais pas

trop ce qui se passe ici, mais c’est effrayant. En fait, un homme, le vieux Basile a bien une

explication, mais j’avoue que j’ai un peu de mal à comprendre. Si tu veux allons lui rendre

visite, il habite tout près d’ici dans une cabane, c’est un solitaire qui aime faire des

expériences farfelues, une sorte de savant quoi, mais j’ai confiance en lui.

Ulrich et Khalil se levèrent et se dirigèrent vers la maison du vieux Basile. Un peu plus

loin, ils virent le vieil homme un peu dépenaillé qui fumait une pipe, installé paisiblement

sur les marches de son perron. Il leur adressa un petit salut de la main. Ils avancèrent à sa

rencontre et il se leva vivement.

— Je vois que notre chef à de la visite, sourit Basile de toutes ses gencives sans dents.

— Oui, mais celui-là est particulier Basile, car je pense qu’il doit être le seul à pouvoir

comprendre ce que tu m’as dit l’autre jour, tu sais l’énergie tellurique et tout ça.

Basile se gratta le front et son sourire s’élargit encore plus. Il aimait qu’on s’intéresse

à ses théories et la dernière qu’il forgeait était la meilleure à ses yeux. Il toussa, plus pour se

donner du temps que par nécessité, puis invita ses hôtes à boire un thé pendant qu’il

raconterait ce qu’il avait à dire.

Ils entrèrent dans la cabane, Khalil redoutant le pire. L’aspect négligé du vieil homme

l’inquiétait sur l’état de la maison. Mais il eut la surprise de découvrir un logis petit, mais

bien rangé et surtout très propre. Une petite table en bois trônait au milieu de la pièce et un

poêle, sur lequel était posée une casserole frémissante d’eau, ronflait doucement dans un

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 224


coin. À croire que le vieux les attendait. Il leur indiqua trois fauteuils placés en rond autour

d’une petite table basse et il se détourna pour préparer le thé.

— Je sais que vous les Voyageurs, vous aimez le thé vert, celui qui éclaircit les idées

alors j’en ai fait. Installez-vous, je reviens avec ce qu’il faut. Pour ce que j’ai à dire, il faut du

temps et du confort et vous aurez l’un et l’autre chez moi. Eh oui, pour répondre à votre

question prince Khalil, je vous attendais. Une sorte d’intuition, si vous voulez.

Il se dirigea vers sa casserole prête à recevoir le thé. Khalil et Ulrich se regardèrent,

les yeux d’Ulrich brillaient de malice, le grand chef de clan s’amusait comme un fou. Il savait

que Khalil était un homme réservé et que le franc-parler de Basile pouvait heurter la

sensibilité de l’homme du désert et cela l’amusait beaucoup. Ils entendirent Basile s’agiter

bruyamment pour enfin apparaître de nouveau, un large plateau dans les bras. Il le posa

délicatement sur la table basse et fit le service.

— Quand on vit seul, faut bien s’y mettre, expliqua-t-il en voyant leur air interloqué.

Comme une vraie petite ménagère accomplie, il posa devant eux des tasses, du miel,

des petits gâteaux et un énorme pot à thé qui sentait délicieusement bon, parfumé et odorant.

Le vieil homme était surprenant.

— Bon, le service, c'est chacun pour soi, précisa Basile en s’asseyant lourdement dans

le dernier fauteuil. Chacun fait comme il veut. Moi je vais commencer à raconter ma théorie

et puis après, je ferai une pause pour le thé et les questions. Prêts ?

Les deux hommes hochè rent la tê te à l’unisson.

— Bien, fit le vieil homme en se frottant les mains. Les arbres que vous avez vus en

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 225


bas près du ruisseau sont devenus comme cela depuis à peu près trois ans, avant ils étaient

beaux et sains. Mais le ruisseau aussi a changé. Hé oui ! fit-il en voyant l’air étonné d’Ulrich,

on y trouve moins de poissons et plus de bestioles et de choses qui poussent. Ainsi, une drôle

d’algue qui bouffe toutes les bonnes plantes est apparue il y a quelques mois. Bref, le ruisseau

est en mauvais état et je serais à votre place, j’éviterais de boire son eau. Enfin, l’herbe pousse

moins et plus dru, même les vaches ont du mal à paître et leur lait a moins bon goût, je trouve.

Et puis tout ce qu’on cultive n’est plus aussi bon qu’avant, ni même assez gros. Alors j’ai

étudié la terre, j’ai fait des comparaisons et puis surtout, j’ai cherché des endroits où les

arbres étaient devenus comme nos saules. Et j’en ai trouvé ! Oh oui ! Et certains avec un

aspect encore plus repoussant. C’est étrange, parce qu’il m’a fallu du temps avant de voir

quelque chose, à croire que j’avais les yeux bandés. Mais quand j’en ai vu un, j’ai commencé

à en voir de plus en plus et depuis, mon regard ne cesse de traquer les changements.

Il s’arrêta, regarda les deux hommes, claqua la langue et continua.

— Je me suis rendu compte que lorsque j’allais dans certains endroits, je ressentais

comme des fourmillements dans les jambes et que j’étais très fatigué, mais vraiment fatigué.

Et c’est là que j’ai compris ! s’exclama-t-il victorieux. La terre s’était mise à dégager une

énergie nocive. Alors je suis allé à la capitale et j’ai lu des tonnes de livres à la bibliothèque,

j’ai discuté avec des savants et j’en suis arrivé à la conclusion que la terre nous envoyait son

énergie tellurique par paquets, parce qu’elle ne pouvait plus la contenir. Le mal que nous

faisons en haut se répercute en bas et le trop-plein nous est retourné. Voilà pour faire simple,

conclut-il, satisfait.

Il se pencha, prit le pot à thé et se servit une tasse qu’il prit délicatement et qu’il but à

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 226


petites gorgées. Il attendait la réaction des deux hommes.

Ce fut Khalil qui prit la parole le premier et à la surprise de tous, il abonda dans le

sens du vieil homme. Il comprenait ce que voulait dire Basile. Sa propre grand-mère lui avait

tenu plus ou moins le même discours avec des termes différents, mais l’idée était la même.

Cependant, il avait besoin d’éclaircir une petite chose avant d’avoir une idée plus nette de la

situation.

— Alors, pouvez-vous nous expliquer ce que nous risquons ?

— En temps normal, il ne se passerait rien de plus que ce qui s’est déjà produit à

intervalles réguliers, admit Basile. Ce n’est pas la première fois que cela arrive et à chaque

fois, nous en avons souffert. Des proches sont morts, certains ont tout perdu, leurs maisons,

leurs cultures, leurs troupeaux, des villages entiers ont été effacés de la planète, c’étaient des

catastrophes terribles, mais qui pouvaient se réparer en fin de compte. On allait de l’avant,

on enterrait nos morts et finalement, la vie continuait. Mais là, rien à faire, fit-il en secouant

sa tête neigeuse, la planète va disparaître purement et simplement, nous allons tous y laisser

notre peau.

— Qu’est-ce qui vous permet d’affirmer une telle chose ? demanda Khalil.

Basile planta ses yeux gris dans les yeux noirs de l’homme du désert. Il allait s’esclaffer

bruyamment pour conjurer sa frayeur, mais il se contint, à quoi bon ? Ils étaient condamnés

de toute façon. Et puis lui, il avait déjà un pied dans la tombe, alors il n’avait plus rien à

perdre. Mais les autres ? Tous les autres ? Il poussa un soupir de tristesse.

— Il suffit de regarder autour de vous, mon garçon, tout change et à grande vitesse,

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 227


les gens deviennent plus violents, regardez les pauvres gars du clan des Arcs d’Acier, plus

rien ! Ils ont tous été tués jusqu’au dernier, comme ça, en quelques jours. Une armée est

apparue, semant sur son passage mort et violence et je suis gentil quand je parle. Ils

possèdent une magie puissante et démoniaque et à chaque fois qu’ils l’utilisent, une

catastrophe se produit. Quelques heures, peut-être un jour avant la bataille des Deux Vallées,

un effondrement s’est produit près de Coryse, plusieurs maisons ont été détruites et les

habitants tués net. Et vous voudriez me faire croire que tout cela est naturel ? J’ai eu d’autres

témoignages sur ce phénomène qui apparaît dès que l’armée de l’empereur est dans les

parages. Des volcans qui se réveillent, des arcs lumineux qui brûlent tout sur leur passage

pour ne citer que cela.

Il secoua la tête de gauche à droite.

— Les émotions sont exacerbées, la violence est là en nous, montra-t-il en se tapant

le torse du poing. Et pour arranger le tout, notre empereur est complètement fou. Ce n’est

pas seulement la nature qui dérive, l’âme humaine aussi. Nous sommes dans une période

noire, il suffit de regarder avec les yeux grands ouverts. Et même la magie blanche qu’utilise

notre chef pour transporter ses messages urgents a un impact sur ce monde, termina-t-il sur

un ton funeste.

— Et ton rêve ? demanda Ulrich d’une voix douce.

— Ah… fit Basile, une étrange lueur dans le regard. Je n’aurais pas dû en parler… Déjà

qu’on me prend pour un fou… Mais bon, à lui, continua-t-il en montrant Khalil du doigt, je

veux bien. J’ai rêvé d’un homme, jeune encore, qui jouait avec l’énergie comme un enfant joue

avec un ballon. Il la manipulait avec les mains et la dirigeait là où il le souhaitait. Il avait le

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 228


regard fou et le visage plus terrifiant encore. Mais ce qui m’a vraiment fait peur, c’est que

l’énergie devenait forte, très forte, d’une puissance telle qu’il en perdait le contrôle et que

tout partait en miettes. Je me suis réveillé en sursaut, le corps transi de froid et l’âme glacée.

Cet homme sera la cause principale de notre disparition. Et il est inutile d’essayer de le

retrouver pour l’en empêcher, car il est désormais trop tard.

Khalil et Ulrich restèrent silencieux un moment, ils réfléchissaient chacun de leur côté

aux paroles de Basile. Ils sentaient que les explications du vieil homme, aussi simplistes

qu’elles étaient, reflétaient exactement la vérité. Ils étaient prisonniers d’un destin sur lequel

ils n’avaient aucun contrôle.

— Bien, s’avança l’homme du désert, je comprends mieux maintenant, l’énergie

positive contre l’énergie négative. Oui, je crois savoir à quoi vous faites allusion. Alors

puisque nous ne pouvons rien changer à notre sort, allons vers lui le cœur vaillant. Je dois

préparer mes hommes à la future bataille. Il est certain que cela ne va pas améliorer les

choses, mais nous pouvons peut-être bousculer un tout petit peu le destin et c’est cette petite

altération qui pourrait faire la différence.

Basile hocha la tête avec compréhension, il espérait que l’espoir de l’homme du désert

ne serait pas déçu. Ils avaient peu de chance de faire évoluer la situation dans le bon sens,

mais peut-être qu’un tout petit grain de sable dans la machine pourrait faire basculer

légèrement les choses. Qui sait ? Basile haussa mentalement les épaules, il restait tout de

même pessimiste. Ils finirent leur tasse de thé en silence et se levèrent tous trois d’un même

mouvement. Ils n’avaient rien de plus à se dire. Basile et Khalil saluèrent le vieil homme avec

beaucoup de respect, conscients qu’ils ne se reverraient plus.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 229


— Je pars près de la forêt des Sylves dès demain, annonça Basile. C’est curieux, mais

je crois que c’est là-bas que se jouera le destin de l’homme. Je dois suivre le même chemin

que l’être démoniaque, celui qui pratique la magie noire. Ne me demandez pas pourquoi,

mais je le sais. Je dois le trouver et déterminer à qui nous avons affaire. Il est peut-être

possible d’aider ceux qui vont survivre.

— C’est un long trajet, fit remarquer Khalil.

— Ah ça oui, renchérit Ulrich, tu ne peux pas partir comme ça, juste avec tes pieds,

c’est impensable, tu n’y arriveras jamais. De plus, avec les troupes qui arrivent, tu risques de

croiser de mauvaises gens sur ta route et un homme seul risque trop.

— Peut-être, rétorqua Basile, mais je dois y aller !

— Je ne dis pas le contraire, le rassura Ulrich sur un ton apaisant. Je te dis simplement

que seul, c’est dangereux, alors j’ai peut-être une idée. Je vais te donner une monture pour

commencer et puis une escorte, deux de mes fils vont t’accompagner. Les plus âgés, je pense.

Oh ! rassure-toi, ils sont débrouillards et savent monter à cheval comme personne. Et puis

surtout, ils savent se battre !

— Mais je n’ai pas besoin…

— Il me semble que je suis ton chef, coupa Ulrich avec énervement. Alors…

— Très bien, très bien, je capitule, envoie-moi tes fils et la monture et nous partirons

tous ensemble.

Basile venait de comprendre qu’Ulrich cherchait tout simplement à éloigner ses fils

de la guerre qui s’annonçait et qu’il lui donnait une bonne raison de le faire sans les humilier.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 230


Et puis tout compte fait, il n’était pas mécontent d’avoir de la bonne compagnie sur les routes.

Qui sait ? Le Destin était peut-être en marche, mais l’action de chaque homme pouvait

changer un tout petit peu les choses…

Satisfait, Ulrich remonta son pantalon, salua Basile de la tête et sortit de la petite

cabane l’esprit plus léger, suivi d’un Khalil soucieux. Ils rejoignirent le village sans échanger

une parole, chacun plongé dans ses pensées. Puis, arrivé près de la maison d’Ulrich, Khalil lui

posa une main ferme sur le bras.

— Je vais rejoindre mon clan, nous nous reverrons bientôt, mon ami. Il nous faut nous

préparer au pire et je doute d’y arriver.

Ulrich posa sa main sur celle de Khalil en un geste rassurant, il le comprenait d’autant

mieux qu’il éprouvait les mêmes craintes. Ce n’est pas la guerre qui les inquiétait, non, mais

ce qui en découlerait.

— Rassure-toi mon ami, bientôt nous combattrons côte à côte, de notre mieux. Que

pouvons-nous faire de plus ?

— Rien, admit Khalil.

Il s’éloigna d’un pas vif, détacha son cheval qui l’attendait un peu plus loin, l’enfourcha

d’un bond et partit au galop. Ulrich passa une main dans sa barbe, lesquels de ses fils choisir ?

Il en avait cinq, Iruan quatre ans, celui-là il en était hors de question ; ensuite venait Lilan,

onze ans, il était trop jeune ; puis Nathaniel, quinze ans, un âge où l’on pouvait commencer à

voyager, mais Ulrich répugnait à le laisser partir, surtout pour accomplir l’idée qu’il avait

derrière la tête. Restaient Alec et Luca, dix-sept ans tous les deux, les jumeaux.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 231


Ulrich sentit une boule d’angoisse lui serrer la gorge à l’idée de laisser ses deux plus

grands partir loin du foyer. Mais c’était la seule solution et peut-être l’unique chance de leur

sauver la vie. Son choix était fait. Il contourna la maison, certain de les trouver derrière dans

la cour, en train de s’entraîner au combat. Ils savaient se battre et rudement bien, d’ailleurs.

Ils maniaient l’épée avec souplesse et précision et dans leurs mains, un arc possédait des

pouvoirs étranges. Oui, à eux deux, ils étaient des adversaires féroces. Il les regarda jouter

un moment, bousculant un peu Nathaniel qui leur rendait coup pour coup. Puis il s’élança, il

ne fallait pas faire marche arrière, pas maintenant.

— Alec, Luca, venez ici, leur commanda-t-il, je dois vous parler.

Les jumeaux cessèrent immédiatement leur combat, le visage ébahi, rarement leur

père venait les déranger le matin. Il avait d’autres choses à faire et puis surtout, son visage

fermé ne leur disait rien qui vaille. Ils se forcèrent à sourire vaillamment, convaincus qu’une

de leurs bêtises venait d’être découverte. Cela allait forcément chauffer pour eux. Nathaniel

eut un ricanement moqueur derrière eux, il savourait déjà la déconfiture de ses deux frères.

Ulrich les observa tour à tour et constata avec une pointe de regret que ses fils avaient

encore grandi, ils lui arrivaient presque au menton, alors que lui frisait les deux mètres. Deux

beaux gaillards, se dit-il avec fierté.

— Il faut que nous parlions, j’ai une mission pour vous.

— Une mission ! s’écrièrent les jumeaux d’une même voix.

— Oui, venez.

Il les poussa vers la maison, pressé d’en finir. Basile partait le lendemain et il voulait

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 232


être certain que ses enfants l’accompagneraient dans les meilleures conditions possibles. La

tâche qu’il allait leur confier pouvait sauver l’humanité et il avait conscience de mettre une

charge énorme sur leurs jeunes épaules. Alec et Luca jetaient des coups d’œil furtifs à leur

père, impatients d’en savoir plus. Jusqu’à présent, leur père ne leur avait jamais confié quoi

que ce soit d’important à faire. Ils étaient énervés, fébriles, mais aussi réalistes, ils

n’imaginaient pas une mission d’importance capitale. Ils entrèrent tous les trois dans la

grande maison, puis Ulrich les dirigea vers sa pièce personnelle, celle où seuls les chefs et les

gens importants étaient admis. Alec et Luca se jetèrent des regards interloqués, ils étaient de

plus en plus intrigués et un peu inquiets quand même.

— Mettez-vous là les garçons, leur recommanda-t-il en leur montrant un gros canapé.

Il s’installa face à eux dans un fauteuil. Ainsi, il les avait tous les deux sous les yeux. Il

pouvait donc observer toutes leurs réactions. Pour l’heure, ses enfants étaient intrigués et

excités.

— Basile, le vieil homme dans la cabane près du ruisseau, doit partir pour un long

voyage vers la forêt des Sylves. Je veux que vous l’accompagniez, que vous le protégiez en

quelque sorte.

— Près du Livandaï ! s’exclamèrent les jumeaux. Jamais ils n’étaient allés si loin.

Le clan des Ombres était sédentaire, rares étaient ceux qui allaient au-delà des

frontières de l’Astrée, alors au Livandaï ! Ils trouvaient l’idée excellente.

— Quand ? demanda avidement Alec.

— Demain matin, répondit laconiquement Ulrich.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 233


Il savait qu’Alec réagirait de cette façon, il était le plus aventureux, alors que Luca était

plus fin, plus réfléchi. Luca était la tête et Alec la force. D’ailleurs, ce fut lui qui posa la

question dérangeante.

— Et la bataille ici ? Tu n’as pas l’intention de nous en éloigner n’est-ce pas ?

— Oh non, ce n’est pas mon intention, d’ailleurs la mission dont je vous parle n’est pas

seulement d’accompagner Basile, même si vous allez dans la même direction. J’ai dans l’idée

que le vieil homme cherche quelqu’un et je veux que vous trouviez cette personne aussi.

— Pourquoi ? demanda Luca.

— Mon garçon, poursuivit Ulrich en cherchant les mots justes pour ne pas affoler ses

fils. Cette personne est un homme jeune, Basile vous donnera plus de détails sur lui. Il

représente un danger énorme pour notre monde.

Soudain, il eut une idée de génie. Il savait ce qu’il allait dire à ses enfants. Il reprit avec

plus d’entrain.

— Cet homme pratique la magie interdite, celle des nécromants, et quand une Grande

Guerre comme la nôtre se prépare, son pouvoir est décuplé. Pire que tout, il travaille pour

l’empereur et est donc très dangereux pour nous. Pas seulement notre clan, martela-t-il en

épelant chaque mot, mais pour tous les clans. Vous devez le trouver et savoir comment le

neutraliser avant qu’il ne cause de grands dégâts. Vous serez des espions en quelque sorte et

glanerez toutes les informations que vous pourrez à son sujet.

Luca et Alec le regardaient interloqués, leur père, toujours si maître de lui, venait de

s’exprimer avec une emphase impressionnante. Son visage avait viré au rouge brique, ses

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 234


yeux brillaient intensément et il fourrageait dans ses cheveux, les mains fébriles.

— Fantastique ! s’écria Alec, un peu d’action dans notre vie si terne !

— Tu trouves, toi ? s’indigna Luca. On n’arrête pas de bouger, de se battre, j’ai des

bleus partout et pas plus tard qu’hier, tu as failli me déboîter l’épaule. Alors moi, je trouve

que de l’action, il y en a assez dans notre vie !

— Oui mais là petit frère, on va partir loin, faire des rencontres, voir d’autres paysages

et surtout, on a une mission d’espions à mener à bien.

À ces mots, Ulrich réalisa que ses fils étaient encore jeunes et bien naïfs. Il douta un

moment de sa décision. Luca, qui ne quittait pas son père des yeux, lut le doute et le regret

sur son visage.

— Tout ira bien, père, assura-t-il d’un ton calme et serein. N’aie pas peur, nous avons

l’air un peu jeunes et peu dégourdis, mais nous savons nous défendre et nous ne sommes pas

bêtes. Si on doit retrouver un homme et le tuer pour le salut de notre planète, alors nous le

ferons.

— Bien dit, petit frère, approuva vigoureusement Alec.

— Je ne suis pas ton petit frère, maugréa Luca.

— Ah, je suis né le premier, m’a dit maman, alors logiquement tu es le petit, mon petit

frère, ajouta-t-il affectueusement.

Luca abandonna la partie, il savait que contre Alec, il ne s’en sortirait pas. C’était une

tête de mule et il avait une mauvaise foi légendaire. Pourtant, Luca ne put s’empêcher de

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 235


sourire, son frère était un véritable boute-en-train, toujours gai et de bonne humeur. Un peu

lourdaud et pas toujours très futé, mais on pouvait compter sur lui.

— Bien, fit Ulrich en se tapant sur les cuisses, alors voilà ce que nous allons faire.

Les deux garçons se turent et écoutèrent les conseils avisés de leur père. Et pour la

première fois de toute sa vie, Alec resta silencieux plus d’une demi-heure. Ils sentaient que

cet instant passé en compagnie de leur paternel était important et que plus tard, ils s’en

souviendraient avec nostalgie et bonheur. Ulrich leur expliqua comment voyager léger, mais

sans oublier l’essentiel. Puis il ouvrit une armoire imposante et se mit à fouiller à l’intérieur

avec vigueur. Il en sortit plusieurs objets, des sacs et il leur fournit à chacun une épée et un

arc neufs, des flèches et deux couteaux à la lame effilée. Ils firent leurs bagages avec lui et il

leur offrit à chacun une bourse remplie d’or.

Ils foncèrent dans leur chambre pour prendre une tenue de rechange, plusieurs sous-

vêtements et une cape légère. Comme les beaux jours approchaient, ils pouvaient se passer

de nombreuses choses qui prenaient de la place. Ils rejoignirent ensuite leur père, les bras

chargés de vêtements et autres objets qu’ils voulaient absolument emporter. Ulrich avait

déniché deux couvertures de voyage chaudes et légères, deux tapis de sol et plusieurs

paquets d’allumettes. Il avait trouvé aussi de l’amadou pour faire du feu et quelques

casseroles légères.

— Tu as voyagé souvent, papa ? demanda Luca en voyant toutes ces affaires.

Ils avaient de quoi faire un voyage de plusieurs mois. Ulrich avait même sorti une

tente.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 236


— Oui, j’ai accompagné Khalil une fois ou deux lors de ses voyages. C’est lui qui m’a

offert tout cet attirail, car pour lui, les voyages sont toute sa vie. Les membres de son clan ne

font que ça, alors ils savent faire léger et efficace. Tu vois ces casseroles ? Elles sont en métal

léger et maniable, tu peux les emboîter l’une dans l’autre et ça tient moins de place.

— Et ça ? demanda Alec avec envie.

Il tenait dans sa main une boussole ancienne sertie de diamants.

— Ah ça ! se rappela Ulrich avec nostalgie, c’est un cadeau du père de Khalil. Une fois,

j’ai sauvé la vie de l’un de ses fils, alors il m’a offert cette boussole en guise de remerciement.

Vous pouvez la prendre, on ne sait jamais, ça peut servir.

Il prit deux sacs à dos et commença à enfourner tout ce dont auraient besoin ses fils.

Il ajouta quelques objets pour faire bonne mesure, et satisfait, tendit le tout aux deux garçons.

Alec soupesa le sien en faisant la moue. Il pesait quand même assez lourd. Si c’est ça qu’on

appelait voyager léger…

— On a pris presque tout en double, on ne peut pas s’alléger un peu ?

— Non, ainsi, si vous êtes séparés l’un de l’autre, vous pourrez tout de même survivre.

Alec claqua la langue, il n’avait pas pensé à ça ! D’ailleurs, l’idée même d’être séparé

de son frère le répugnait. Il chassa vite cette pensée et passa à autre chose. Seul Luca médita

un moment sur les paroles de son père. Même si elle semblait relativement facile, leur

mission recelait quelque danger, sinon pourquoi leur père aurait-il dit cela ?

— Bon, maintenant il faut penser aux victuailles et ça, c’est le domaine de votre mère,

elle sait mieux que moi ce qui doit peut se conserver. En revanche, elle ne sait pas que vous

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 237


partez, alors laissez-moi un instant pour la préparer et puis venez me rejoindre dans la

cuisine. Pendant ce temps, allez dans les écuries et prenez vos chevaux, vérifiez que tout va

bien chez eux, pas de bobos ou quoi que ce soit, pour eux aussi il faudra prévoir le nécessaire,

alors faites vite, je m’occupe de votre mère.

Alec et Luca s’empressèrent, ils n’étaient pas impatients de rencontrer leur mère,

d’autant plus que selon eux, la nouvelle de leur départ n’allait pas l’enchanter. Ils foncèrent

vers les écuries en portant leurs sacs de voyage. Alec grommelait alors que Luca cherchait le

moyen de le porter le plus confortablement possible. Ulrich poussa un soupir en regardant

ses fils se hâter vers l’écurie. Lui, il allait au-devant d’une tempête qui avait pour nom Lula et

ce ne serait pas une mince affaire. Il se dirigea donc vers les cuisines la mine renfrognée.

Lula était installée devant une large table, un grand tablier recouvrait sa robe verte et

de la farine lui maculait les joues. Avant que son mari n’ouvre la bouche, elle sut qu’il avait

quelque chose de désagréable à lui dire. Elle continua néanmoins à pétrir sa pâte à pain d’une

poigne ferme et vigoureuse. Un ragoût mijotait dans plusieurs casseroles, des tartes doraient

au four, plusieurs pâtés cuisaient doucement et une ribambelle de tourtes de toutes sortes

finissaient de refroidir, elle était bien avancée dans ses préparatifs culinaires, elle pouvait

s’octroyer une petite pause. Elle fit signe à l’un des marmitons de la remplacer et s’écarta de

la table. Elle fourra une mèche blonde rebelle sous son bonnet, s’épousseta un peu et fit un

petit signe de la main à son nigaud de mari.

— J’ai besoin d’un thé, tu veux un café ? Il me semble qu’un petit remontant ne te ferait

pas de mal.

Ulrich lui jeta un regard de chien battu, il ne comprendrait jamais comment elle

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 238


devinait qu’il avait des choses difficiles à dire.

Lula l’entraîna au fond de la cuisine, dans un petit renfoncement où une petite table

et deux chaises avaient été disposées. C’est ici qu’elle se détendait après une dure matinée.

Elle s’assit délicatement sur une chaise, posa ses coudes sur la table et fixa son mari de ses

grands yeux bleus. Une servante vint leur apporter du thé, du café et un gros gâteau aux

pommes cuit le matin même et encore tout chaud.

— Bon, je suppose que tu n’es pas venu pour mes beaux yeux, et vu ta mine, je doute

que la nouvelle me réjouisse, alors buvons notre thé et café, mangeons et ensuite, discutons.

Elle joignit le geste à la parole en se servant une grande tasse de thé pour elle et une

de café pour lui, puis elle ajouta une généreuse cuillère à café de sucre et pour finir, coupa

deux volumineuses parts de gâteaux qu’elle se mit à dévorer à belles dents.

Souvent, Ulrich se demandait où elle casait toute la nourriture qu’elle avalait tant elle

était mince, car elle mangeait comme quatre. Elle avait mis au monde cinq beaux garçons et

elle restait belle et ferme comme au premier jour. Qu’il aimait sa femme !

Lula sut à quoi il pensait dès qu’il posa ses yeux sur elle, et son humeur s’adoucit, elle

savait qu’il traversait une période difficile et que les choix qu’il devait faire étaient

douloureux. Une guerre ne se préparait pas dans la joie et le bonheur. Elle l’aimait de tout

son cœur, mais parfois il l’agaçait prodigieusement, surtout quand il lui annonçait les

mauvaises nouvelles au dernier moment. Elle finit de boire son thé, avala sa dernière

bouchée de gâteau et attendit que son mari prenne la parole.

— Lula, commença-t-il, j’ai… Je…

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 239


Il se gratta la barbe, fit mine de boire une dernière goutte de café, reposa la tasse en

manquant de la broyer dans ses grosses mains, puis finalement, prit un grand souffle et se

lança.

— Nos deux garçons vont partir en voyage pour une mission, je veux les éloigner d’ici

et le vieux Basile m’en a donné l’occasion, annonça-t-il d’une traite.

Lula sentit sa poitrine se soulager d’un grand poids, elle avait tellement craint que ses

grands fils participent à cette guerre. Elle les savait en âge de combattre, dans les clans, les

jeunes étaient enrôlés dès l’âge de dix-huit ans. Ils avaient tous deux un an de moins, mais

s’ils avaient pris la décision d’aller se battre, il aurait été difficile de les en empêcher.

— Ouf, je me demandais comment on allait leur interdire d’aller dans les Deux Vallées.

Et ils vont partir où ?

Ulrich s’attendait à une tempête, attention, c’est ici qu’elle allait se mettre à hurler.

— Près de la forêt des Sylves, ils doivent chercher un jeune homme qui détient des

renseignements importants pour nous.

Il s’en voulait de mentir à sa femme, mais il n’avait pas vraiment le choix.

— Dans cette forêt, se contenta de répéter Lula. C’est loin. Mais est-ce suffisamment

loin pour qu’ils reviennent après la bataille ?

Ulrich ouvrit des yeux ronds, il s’attendait à tout, mais pas à ça. Non seulement Lula

ne criait pas, mais elle semblait d’accord avec lui. Elle l’approuvait même ! Ça le laissait sans

voix, tiens !

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 240


— Oui, répondit-il Ulrich. C’est assez loin, il faudra qu’ils cherchent et ensuite qu’ils

reviennent. Tout cela devrait prendre au moins trois mois, peut-être plus.

À cette pensée, son cœur se serra, il ne savait pas si ses fils auraient le temps de

revenir, peut-être qu’ils seraient déjà tous morts.

— Parfait, approuva Lula, alors ils partent quand ?

— Demain, lâcha Ulrich d’une toute petite voix.

Lula faillit éclater de rire quand elle vit la tête de son mari. Il s’attendait tellement à

ce qu’elle se mette en colère qu’il ne savait plus comment lui parler. Elle lui ébouriffa

gentiment les cheveux et l’embrassa sur le bout du nez. C’est ce moment-là que choisirent

ses fils pour apparaître. Ils s’exclamèrent bruyamment et firent semblant de vomir avant

d’enlacer leur mère dans une étreinte fougueuse.

— Comment peux-tu embrasser cette boule de poils ? demanda Alec d’un air dégoûté.

— Cette boule de poils est ton père, rétorqua Lula faussement sévère, et je te rappelle

que tu lui ressembles trait pour trait.

Alec eut un sourire ravi, il aimait qu’on le compare à son père, lui qui rêvait de lui

ressembler en tout. Il l’admirait profondément depuis tout petit et cette adoration ne s’était

jamais démentie. Le seul point faible qu’il lui trouvait concernait sa mère, il perdait tous ses

moyens en sa présence. Mais bon, quand il le fallait, son père était une vraie terreur, un

combattant terrible.

— Vous m’étouffez les garçons, se plaignit soudain Lula en s’éventant furieusement

de ses mains.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 241


Coincée entre la table et ses fils, elle avait du mal à respirer.

— Oh pardon maman, s’excusa Luca en s’écartant vivement.

Contrairement à son frère, il ressemblait beaucoup à sa mère, blond et fin, il avait les

traits harmonieux, la bouche pulpeuse et les yeux bleus. C’était un beau garçon qui faisait des

ravages dans le cœur des filles.

— Alors je dois préparer un sac de nourriture pour des voyageurs, je crois.

— Eh bien maman, on ne voudrait pas abuser de ton temps, mais si tu pouvais, nous

serions comblés, tenta Alec sur un ton badin.

— Allez oust, hors de ma cuisine, sales garnements ! Je vous prépare ça pour demain

matin. D’ici là, je ne veux plus vous voir ici.

Ils s’en allèrent vivement, non sans oublier de prendre le reste de gâteau, avant que

Lula n’ait pu dire un mot. Elle regarda ses fils s’en aller, une lueur de tendresse dans les yeux.

Elle se tourna ensuite vers son mari. Il lui adressa un sourire reconnaissant, puis il pencha

sa grosse carcasse vers elle et l’embrassa tendrement sur la bouche. Lula lui rendit son

baiser, qu’elle l’aimait cette grosse bête de mari ! Ulrich partit à son tour, la laissant seule à

méditer sur ce qui venait de se passer.

Tout content, il s’en alla retrouver ses troupes, il avait tout un tas de choses à

accomplir, mais le plus compliqué venait d’être fait. Ses hommes étaient déjà à

l’entraînement depuis un moment sous la bonne garde de leur commandant, son armée

valait largement celle de l’empereur, sans compter tous les autres clans. Oui, à eux tous, ils

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 242


avaient de fortes chances de remporter la victoire, mais après ? Il haussa les épaules, il ne

pouvait rien faire de plus.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 243


Le voyage d’Ariale

Ariale voyageait depuis plusieurs jours à pied. Lorsque la roulotte d’une troupe de

saltimbanques la dépassa, elle fut tentée un instant de se cacher puis haussa les épaules, que

pouvait-il lui arriver de pire que ce qu’elle avait déjà vécu ? Elle ne savait même pas où elle

était. Elle sentait bien un appel, mais tout était flou et parfois contradictoire. Le chariot de

tête s’arrêta à sa hauteur et un homme jeune l’interpella doucement.

— Hé jeune fille, il est dangereux de voyager seule sur ces routes, le sais-tu ?

Ariale leva ses yeux argentés sur l’homme qui eut un mouvement de recul en les

voyant. Puis il se reprit rapidement. La beauté de cette jeune fille était saisissante. Ariale

avait perçu son trouble et sa réaction. Elle n’eut aucun sourire, ne fit aucun geste, elle se

contenta de regarder l’homme jusqu’à ce que ce dernier détourne les yeux en se raclant la

gorge.

— Bon, je vois que tu n’as pas besoin d’aide, admit-il pitoyablement.

Ariale détourna les yeux et continua son chemin. Non, elle n’avait pas besoin d’aide ni

de lui ni de personne d’ailleurs. Elle devait suivre son chemin, aller là où elle devait se rendre

et leur dire qu’il ne fallait pas compter sur elle. En rien ! De cela, elle en était certaine. Son

cœur et son esprit s’étaient fermés à tout jamais.

Soudain, une grosse tête toute ronde passa entre les pans de l’ouverture de la roulotte

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 244


et deux yeux écarquillés la dévisagèrent avec beaucoup d’intérêt.

— Tu es une fille ? demanda la petite tête toute ronde.

— Rentre Dulci, tu vas prendre froid et d’ailleurs, cette jeune demoiselle n’a pas

besoin de nous.

Ariale, qui n’avait pu s’empêcher de lancer un regard vers la voix, fut étonnée

lorsqu’elle vit le reste du petit être sortir de la roulotte.

— Pause ! hurla l’homme de tête à la cantonade.

Il y eut des grincements, des claquements de langue, quelques injures et beaucoup de

bruit. Puis, le convoi fit une halte.

Presque sans s’en apercevoir, Ariale s’était arrêtée pour observer la créature qui

s’était assise devant le chariot en compagnie de l’homme. La tête énorme avec deux yeux

globuleux l’observait avec beaucoup d’intérêt. Une petite touffe de cheveux blonds couvrait

le crâne lisse et blanc et deux immenses oreilles complétaient le tout. Mais ce qui étonnait

davantage, c’était le corps d’enfant qui soutenait tout cela. Une bien étrange créature, se dit

Ariale avant de se détourner une fois de plus et de repartir d’un bon pas.

Dulci sauta prestement de la roulotte et courut vers la jeune fille qui avançait vite. Elle

devait lui parler, l’arrêter, lui dire de venir avec eux. Elle arriva enfin à sa hauteur et glissa sa

petite main d’enfant dans celle de la jeune fille. Celle-ci était froide et rêche et Dulci fut tentée

de retirer la sienne tant la sensation lui déplaisait. Mais elle se dit que ce serait une erreur,

aussi elle avala sa salive et serra plus fortement la main. Ariale s’arrêta enfin et toisa la

créature qui lui faisait face. Plus loin, elle pouvait sentir les regards de la troupe sur elle. Ils

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 245


devaient se demander ce qui se passait. Puis, elle vit l’homme s’approcher doucement d’elle.

Il avait les yeux fixés sur la chose qu’il avait appelée Dulci.

— Que me veux-tu ? demanda froidement Ariale, en retirant brusquement sa main de

celle de l’être qui lui faisait face.

— Je dois te dire une chose, répondit Dulci d’une voix hachée. C’est important pour

toi.

— Et que pourrait me dire d’important un être de ton genre ? demanda méchamment

Ariale.

Dulci eut un sourire triste, elle avait l’habitude qu’on la traite de cette manière et

même si la troupe la protégeait au mieux, elle tombait toujours sur des gens qui la blessaient.

Elle fut tentée de partir, mais tint bon, il fallait qu’elle aille jusqu’au bout de ce qu’elle devait

faire.

— Je t’ai vue dans mon sommeil, en rêve. Tu souffrais, tu étais en train de mourir et

les hommes qui t’entouraient étaient méchants et cruels. Alors il ne faut pas que tu ailles là-

bas toute seule, avec nous tu seras protégée, on connaît des chemins qu’ils ne soupçonnent

pas.

Ariale toisa Dulci d’un air mauvais. Les gens dont elle parlait, elle les connaissait et

même très bien, elle avait failli mourir, mais elle était toujours là. Elle renifla d’un air

méprisant et détourna la tête, puis elle réalisa que Grosse Tête lui avait repris la main. Elle la

lâcha avec une grimace de dégoût, de près l’étrange créature était pire à regarder. Puis, elle

se détourna et reprit sa marche, plus déterminée que jamais.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 246


— Ce n’est pas ce que tu crois, continua Dulci d’une toute petite voix en baissant la

tête. Ils sont différents et tu ne peux rien contre eux.

Ariale fit la sourde oreille, elle avait déjà oublié la troupe et tous ses membres, elle

allait droit devant elle, le visage fermé et les yeux froids.

Une main douce se posa sur l’épaule de Dulci, la petite fille restait plantée là sur le

chemin, des larmes de frustration ruisselaient sur ses joues. Elle détestait ne rien pouvoir

faire.

— Tu as essayé, assura la voix douce de Juan, mais son cœur est sec, froid, elle

n’entend pas et juge vite.

Dulci leva des yeux tristes sur son frère, elle adorait Juan, il était toujours là pour elle

à la consoler ou la câliner. Mais cette fois-ci, il devait comprendre combien il était important

de sauver cette fille.

— Juan, elle ne doit pas mourir, elle doit rester avec nous, sinon ce qui arrivera sera

pire encore. Il faut qu’elle soit sauvée, je l’ai vue dans mon rêve, si elle périt, nous sommes

tous perdus.

Juan serra sa petite sœur contre son cœur, il sentait sa peine et son désarroi, il

connaissait son don de voyance, il savait qu’elle se trompait rarement et si elle disait que

c’était important de sauver cette fille contre son gré, eh bien, il fallait le faire. Il se redressa

et vit que la jeune fille avait déjà pris une bonne avance, elle marchait vite.

— Bon, je vais voir ce que je peux faire, mais je ne promets rien, hein ?

— D’accord ! Personne ne peut te résister, ajouta-t-elle avec vigueur.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 247


Juan en doutait, mais il ne fit aucun commentaire, la joie inscrite sur le visage de sa

petite sœur lui suffisait. Il se mit à courir pour rattraper la jeune fille. Dulci le regardait le

cœur rempli d’espoir.

— Où court-il comme ça ? demanda Charme, qui venait de surgir silencieusement à

côté d’elle.

Dulci leva les yeux sur la femme et une fois de plus, fut émerveillée. Charme était belle,

d’une beauté sauvage et un peu animale. Comme une panthère, songea Dulci.

— T’inquiète, sourit la petite fille, il va juste la chercher pour l’aider, mais c’est toi qu’il

aime.

Charme partit d’un rire clair et joyeux, elle adorait cette enfant. Elle l’entoura

tendrement de ses bras et la serra doucement contre elle. Elle savait Dulci forte et fragile en

même temps et la petite fille aimait les marques d’affection, cela la rassurait. Charme lui

embrassa le sommet de la tête.

— Ça, je le sais, mais ton frère, lui, n’a pas l’air de le savoir.

— C’est parce qu’il a peur.

— Comme tous les hommes, renchérit Charme avec fatalisme.

Juan était arrivé à hauteur d’Ariale qui avançait encore plus vite, le visage froid. Il est

encore là, celui-là ! Que me veut-il à la fin ?

— Fichez-moi la paix ! le tança-t-elle sur un ton polaire.

Juan leva les mains bien haut et se plaça devant Ariale, un large sourire aux lèvres, en

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 248


marchant à reculons. À moins de le contourner ou de lui marcher dessus, elle n’avait pas

d’autre choix que de s’arrêter pour bien lui faire comprendre qu’elle voulait qu’on la laisse

tranquille. Et puis, même si elle avait un peu de mal à se l’avouer, elle commençait à avoir un

peu peur de tous ces gens.

— Je veux juste vous aider, plaida Juan, enfin c’est surtout ma sœur qui pense que

vous avez besoin d’aide.

— Cette chose-là, c’est votre sœur ? se moqua Ariale.

Elle vit le sourire de l’homme s’effacer, ses yeux si doux devenir froids et elle crut un

moment qu’il allait la frapper. Mais il se contint et lui parla de nouveau, mais son ton était

beaucoup moins chaleureux.

— Ma sœur est une personne admirable, douce et affectueuse, vous ne lui arrivez pas

à la cheville, alors quand elle me supplie de vous aider, je le fais. Il ne tiendrait qu’à moi, vous

pourriez pourrir au fond d’un ravin que ça ne changerait rien à ma vie. Alors écoutez bien,

Dulci pense que vous allez mourir cette nuit et que seule notre compagnie peut vous aider à

rester en vie. Maintenant, ajouta-t-il en lui tournant le dos, faites ce qui vous plaît, je m’en

fiche.

Et il s’en alla, laissant Ariale seule face à son dilemme. Elle restait plantée là, incapable

de faire un choix, car l’homme avait mis le doute dans son esprit. Il venait de lui annoncer sa

mort pour cette nuit même, comment pouvait-il savoir cela ? Elle lança un coup d’œil en

arrière et elle vit qu’il avait retrouvé les siens. Une femme lui parlait en faisant de grands

gestes. L’individu lui répondit en hochant la tête et il remonta dans sa roulotte. Il siffla et tous

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 249


se remirent en route, il tendit la main à la petite fille qui monta avec légèreté à côté de lui.

Elle paraissait triste, son visage lunaire était tout fripé de chagrin. Ariale soupira, se détourna

et soupira encore. Que faire ?

Elle entendit la roulotte s’ébranler et le convoi commença à avancer. La voiture de

tête s’avançait vers elle, mais l’homme ne lui accorda aucun regard, seule la petite fille

continuait à l’implorer silencieusement de venir avec eux. Soudain, Dulci lui tendit la main et

sans savoir pourquoi, Ariale s’en saisit, étonnée par la force de l’enfant. Elle empoignait

solidement Ariale, contrainte de courir à côté du chariot et de s’élancer pour atterrir un peu

lourdement sur le siège. Étonnée d’avoir cédé, elle s’installa le plus confortablement possible,

consciente qu’elle ne maîtrisait pas toute la situation. À ses côtés, Dulci battait des mains,

enchantée. Son visage était tout plissé de bonheur. Ariale se sentait un peu honteuse devant

la joie de la petite fille avec qui elle avait été si méchante.

Dulci observait la jeune fille avec émerveillement, la première fois, elle ne l’avait pas

bien regardée, mais là, assise à côté elle, elle pouvait voir à quel point Ariale était belle. Belle

et étrange, car jamais Dulci n’avait vu des yeux argentés et un teint si nacré. Mais bon, elle

n’avait pas non plus vu beaucoup de monde dans sa courte vie. Déjà parce que son frère

n’aimait pas qu’on la voie, il avait toujours peur de la réaction des gens et puis dans sa troupe,

tout le monde avait plus ou moins le même type. Ils avaient tous les cheveux et les yeux noirs.

Rien de bien original, mais qui donnait de beaux résultats quand on voyait son frère ou

Charme.

— D’où viens-tu ? demanda innocemment Dulci.

— De l’Astrée, répondit laconiquement la jeune fille.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 250


— De l’Astrée ! Mais c’est très loin ça ! Tu voyages depuis longtemps ?

— Depuis un certain temps oui, pourquoi ? Où suis-je, là ?

— Tu es dans le Livandaï, pas très loin de la mer des Vents.

Elle renifla bruyamment.

— Tu ne sens pas l’air marin ? Le sel ?

— Non rien. Je suis si loin… comment… Où allez-vous ?

Ce fut Juan qui répondit d’un ton bougon, il en voulait à la jeune fille pour son attitude

méprisante de tout à l’heure et s’il n’était pas spécialement rancunier, il avait quand même

ses humeurs.

— Nous allons dans le Quervan, nous devons y faire une représentation.

— Et vous passez par la forêt des Sylves ?

— Dedans non, mais à côté oui.

Il se demandait ce qu’une jeune fille pouvait bien avoir à faire dans la forêt des Sylves,

réputée dangereuse.

— Ah alors, c’est parfait, conclut Ariale avec un réel soulagement.

— Tu t’appelles comment ? lui demanda Dulci.

— Ariale, et toi ?

— Dulci et lui, c’est mon frère Juan, fit-elle en pointant un doigt long et fin dans sa

direction. Il est un peu grognon, mais il est très gentil.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 251


Ariale éprouva un moment de honte, après tout, ces gens voulaient juste l’aider et elle

s’était comportée comme une mégère. Elle avait été blessante, inutilement. Elle constatait

avec regret que son enfance était définitivement derrière elle et que jamais elle ne

retrouverait son insouciance d’avant. Elle s’éclaircit la gorge, ce qu’elle avait à dire n’était

pas facile.

— Pardonnez-moi pour tout à l’heure, disons que je suis un peu à cran et que parfois,

j’oublie que certaines personnes sont gentilles. Je ne voulais pas dire tout ce que j’ai dit,

termina-t-elle d’une toute petite voix.

Juan resta un moment silencieux, il se doutait que la jeune fille avait eu des problèmes,

car comment expliquer qu’elle soit sur les routes à son âge ? Elle devait avoir à peine quinze

ans, alors on ne pouvait pas lui en vouloir d’essayer d’éloigner les intrus par tous les moyens.

Il eut un sourire conciliant.

— C’est oublié Ariale, je peux t’appeler comme ça ?

— Bien sûr, confirma-t-elle, soulagée.

Tout à coup, elle se sentait mieux, plus libre, plus sereine. Elle osa un regard vers Juan

qui la regardait avec compréhension. Visiblement, il ne lui en voulait plus pour ses propos

blessants. Puis, ses yeux se posèrent sur Dulci qui s’agitait, tout excitée. Finalement, on

s’habituait vite à son visage étrange. Et puis, à bien y regarder, elle non plus n’était pas

ordinaire.

Le voyage continua dans la bonne humeur, la petite fille ne cessait de lui poser des

questions, parlait de tout et de rien et s’amusait de n’importe quoi. Elle était vive et très

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 252


intelligente.

— Quel âge as-tu ? lui demanda Ariale quand elle put enfin en placer une.

— Huit ans, hein Juan que j’ai huit ans ?

— Exact ma belle. Bon, il est temps de nous arrêter pour la nuit, le soleil va se coucher

dans une heure, nous devons nous installer et faire reposer les chevaux.

Il siffla longuement et toute la troupe se dérouta sur la gauche en direction d’un grand

champ herbeux.

— J’entends une source, glapit Dulci qui sauta d’un bond du chariot pour s’élancer

vers le bruit.

— Elle déniche de l’eau partout, expliqua Juan en souriant, c’est une véritable mine

d’or cette enfant !

— Comment a-t-elle su pour moi ? demanda Ariale en profitant d’un moment seule

avec Juan, pour en savoir un peu plus sur Dulci.

— Oh, c’est une Rêveuse, elle fait des songes prémonitoires et elle vous a vue dans son

sommeil.

— C’est étrange. D’ailleurs, c’est une petite fille étrange.

Juan tourna la tête vers elle, craignant une fois de plus que la jeune fille se moquât de

sa sœur, mais son air interrogateur le rassura. Ariale pensait juste que Dulci était une enfant

hors norme, pas seulement en raison de son physique.

— Oui, elle nous a sortis de plusieurs mauvais pas et à chaque fois que nous avons

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 253


besoin d’eau, elle sait où en trouver et je t’assure que pour les bêtes, c’est une chance énorme.

Bien, nous allons nous arrêter ici. C’est un bon coin et à entendre les cris, la source ne doit

pas être loin.

— Vous n’avez pas peur qu’elle se noie ? demanda Ariale avec anxiété.

— Oh non, c’est un vrai poisson, elle sait nager depuis quasiment sa naissance. Aucun

risque.

Juan plaça sa roulotte de biais et peu à peu, les autres roulottes vinrent se poser l’une

à côté de l’autre, formant un cercle parfait. Ainsi, ils se protégeaient contre les intrusions et

avaient de la place au milieu pour préparer le repas du soir tout en étant protégés du vent.

— C’est plus convivial ainsi, non ?

— Ah oui, approuva Ariale, et toutes ces couleurs, c’est beau !

— Chaque groupe a les siennes, expliqua Juan, nous sommes le rouge et or et je suis

équilibriste. Tu vois là, en face ? Ce sont les théâtreux, ils jouent une pièce très drôle, ils

portent les couleurs arc-en-ciel d’Arlequin, leur emblème. À côté d’eux, les clowns en bleu et

jaune et puis la roulotte argentée, ce sont les cracheurs de feu et troueurs de peau.

— Et là, ajouta une voix féminine, ce sont les illusionnistes, les magiciens, comme moi.

Je m’appelle Charme, fit la jeune femme avec le sourire et en s’inclinant. Alors, finalement ils

ont réussi à te convaincre de venir avec nous ? C’est une bonne idée je trouve, une jeune fille

comme toi ne devrait pas voyager seule.

— Parfois, on n’a pas le choix.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 254


Charme croisa le regard d’Ariale et comprit que la jeune fille avait souffert plus que

sa part. Toute son attitude exprimait le désarroi, la douleur et l’envie de se recroqueviller

pour oublier. Elle sentit tout cela et plus encore, mais elle garda ses pensées pour elle, se

jurant d’aller parler à cette toute jeune fille un peu plus tard.

— Oui, approuva doucement Charme, parfois on n’a pas le choix. Bon, ne reste pas

avec ce malotru, viens, je vais te présenter aux autres et ensuite, nous irons nous restaurer.

Elle jeta un coup d’œil à la silhouette longiligne d’Ariale.

— À quand remonte ton dernier vrai repas ?

Ariale sauta de la roulotte et suivit la fougueuse Charme, attirée malgré elle vers la

jeune femme.

— Encore une qui s’est fait prendre dans ses filets, railla une voix moqueuse.

Juan eut un sourire heureux à la vue de Rickel, son ami de toujours. Il avait placé son

chariot à côté du sien et s’échinait à mettre en place un auvent qui ne voulait pas tenir. Juan

sauta à son tour de sa roulotte pour lui donner un coup de main.

— Eh, que veux-tu ? Notre Charme est irrésistible.

— Et quand vas-tu te décider à lui faire la cour ?

— La cour ? s’esclaffa Juan. Tu plaisantes ? La cour ? À Charme ? Non mais des fois !

Tu m’as bien regardé ? Que pourrait-elle bien me trouver ?

Rickel secoua la tête d’un air navré, la mauvaise foi de son ami ne cessait de l’étonner.

Il était évident pour toute la troupe que Juan et Charme étaient faits pour vivre ensemble,

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 255


mais eux ne le savaient pas encore. Il observa plus longuement son ami et lut sur son visage

une inquiétude étrange. Soudain, il comprit sa réserve, il crevait de trouille.

— Pourquoi voudrais-tu que cela se reproduise ? Tu sais bien que c’était un accident,

il n’y a rien chez toi qui ne va pas.

— Peut-être, admit Juan sur un ton douloureux, mais je ne veux pas prendre de

risques inutiles.

— Tête de mule, rugit Rickel, quand comprendras-tu que Dulci est née normale et que

c’est ce dingue de Javier qui l’a rendue ainsi ?

— Je ne veux pas en parler, de toute façon.

Juan se renferma sur lui-même, la discussion était close. Parler de sa sœur avec lui est

une chose impossible, se dit Rickel, il va falloir que je trouve une solution, car si je ne m’en mêle

pas, mon ami risque de rester célibataire toute sa vie. Et puis, passer à côté d’une belle créature

comme Charme est criminel. Si elle avait daigné jeter ne serait-ce qu’un regard sur moi, je

n’aurais pas hésité une seconde et lui aurais fait une ribambelle d’enfants pour être certain

qu’elle reste avec moi. Quel gâchis !

— C’est qui la petite ? demanda Rickel pour rompre la glace.

— Une gamine qu’il faut sauver, d’après Dulci. Alors j’ai écouté et la voilà parmi nous

pour quelques jours. D’après ce que j’ai compris, elle va dans la forêt des Sylves.

— Eh bien, elle n’a pas peur ! Moi, je n’irais pas, même si on me payait une fortune.

— Toi et moi oui, mais elle, c’est là qu’elle veut aller. Alors si c’est son chemin, on peut

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juste l’aider à faire un bout de route et par les temps qui courent, ce n’est déjà pas si mal.

— Oui, admit son ami, ce n’est déjà pas si mal.

Ils savaient tous deux qu’une guerre se préparait et même s’ils n’étaient pas

directement concernés, ce qui se racontait à propos de l’armée de l’empereur avait de quoi

vous hérisser le poil sur la tête. La troupe connaissait quelques chefs de clans pour avoir déjà

fait des spectacles dans leurs villages et savait que déclarer la guerre à ces gens-là était du

suicide. Enfin, se dit Juan, ce n’est pas mon problème, moi je suis un artiste itinérant, je n’ai rien

à voir avec ces choses-là. Mais on ferait bien tout de même d’éviter l’Astrée pour quelque temps.

— Bon, on s’attaque au feu ? proposa Juan.

— Je m’occupe du gros bois et toi des brindilles, tu allumes et puis j’entretiens, ça te

va ?

— Ça me va !

Les deux amis s’éloignèrent un peu du camp à la recherche de bois sec pour passer la

nuit bien au chaud. Même si le printemps était là, les nuits étaient tout de même fraîches.

Plus loin, deux femmes les observaient discrètement, l’une parce qu’elle n’en pouvait plus

d’attendre que Juan s’intéresse à elle et l’autre, de crainte de se retrouver seule avec des

inconnus. Curieusement, Juan et Dulci la rassuraient alors qu’elle avait tout fait au début pour

les éloigner d’elle. C’est avec joie qu’elle sentit la petite main de Dulci se nicher dans la sienne.

La petite fille était revenue discrètement vers elles, personne ne l’avait entendue. Un large

sourire heureux éclairait sa face lunaire.

— J’ai trouvé de l’eau pour les chevaux, annonça-t-elle avec fierté.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 257


— Alors va le dire à Marques, il sera ravi de l’entendre, lui dit gentiment Charme.

Dulci lâcha la main d’Ariale, au grand regret de la jeune fille, et fit un tour complet sur

elle-même pour partir en courant. Charme la regardait d’un air affectueux, visiblement, elle

l’aimait beaucoup.

— Tu sembles étonnée, fit remarquer Charme. Pourquoi ?

Ariale ne pensait pas qu’on pouvait lire en elle aussi facilement, mais elle devait

admettre que ces derniers temps, la moindre émotion l’éprouvait vivement, elle avait

beaucoup de mal à tout cacher. Elle inspira profondément, veillant à ne pas dire n’importe

quoi et en pesant soigneusement ses mots.

— C’est que, c’est une enfant si étrange, si différente et vous semblez tous tellement

l’aimer ici. C’est comme si elle était un peu votre enfant à tous. Elle est heureuse, gaie et

épanouie, c’est plutôt rare pour une enfant avec ce physique.

— Je vois ce que tu veux dire. C’est vrai que si on s’arrête sur sa grosse figure toute

ronde et ses yeux globuleux, on passe à côté de l’essentiel. C’est une enfant précieuse, rare et

belle à l’intérieur. Tu sais, au bout d’un moment on oublie son physique, on ne pense plus

qu’à la joie qu’elle apporte autour d’elle. C’est notre équilibre à tous ici et son frère veille sur

elle comme sur un trésor.

— Pourquoi a-t-elle tant insisté pour que je vienne avec vous ? Oh, elle m’a bien dit

que je risquais d’être tuée et qu’elle m’avait vue morte dans un de ses rêves. Mais quelle

importance ? Je veux dire, pour vous ? Après tout, je suis une inconnue et ma mort ne

changera rien à votre vie.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 258


Charme resta un moment silencieuse, elle voulait aider la jeune fille à voir plus clair

en elle, mais ne pouvait pas faire grand-chose pour l’aider. Les rêves de Dulci étaient

prémonitoires et lui étaient envoyés pour tenter de changer le cours des événements. Mais

en ce qui concernait Ariale, elle pressentait que l’intérêt de Dulci à son égard était plus

important, pas seulement lié à un rêve. Cette jeune fille avait un rôle à jouer dans la vie de

Dulci, mais elle ne savait lequel.

— Depuis toute petite, Dulci rêve et souvent ce sont des prémonitions, elle sait par

avance ce qui va se passer et grâce à elle, nous avons pu éviter de nombreuses catastrophes.

Il est vrai que ses rêves concernent généralement notre troupe et rarement les étrangers.

Mais lorsqu’elle t’a vue, son comportement est devenu différent, il fallait absolument qu’elle

te sauve, qu’elle t’empêche de partir seule. Juan en sait sans doute plus que moi à ce sujet, tu

devrais l’interroger lui, conseilla la jeune femme.

— Il m’intimide un peu, avoua Ariale, je n’ai pas vraiment été agréable avec eux, tu

sais.

— Oh, si c’est cela qui t’inquiète, oublie ! Juan est un homme simple et pas rancunier,

il a déjà oublié votre querelle. Il aime la vie et les gens, tous les gens, quels qu’ils soient et

sous ses dehors un peu bougons, c’est un fin psychologue. Il a compris que tu avais eu ta part

de souffrances, ce qui explique ton attitude.

Encore une fois, Ariale fut étonnée par la capacité de ces gens à voir au-delà des

apparences ou alors, c’est qu’elle ne savait pas cacher correctement ses sentiments. Elle se

sentit soudain démunie et très seule. Elle avait envie de se confier à cette femme si

chaleureuse, mais un reste de pudeur l’empêchait de se dévoiler. Après tout, elle ne la

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 259


connaissait pas… Pourtant, parler lui aurait fait un bien fou. Elle avait vécu dans un brouillard

ces derniers temps et même si elle sentait que tout au fond d’elle-même un grand

changement s’opérait, elle était un être en souffrance qui avait besoin de soutien.

Charme dut sentir tout cela, car elle prit la main d’Ariale et la conduisit dans sa propre

roulotte, loin du regard et des oreilles des autres. La jeune femme avait un logement digne

de sa personnalité, chaleureuse et gaie ! Des couleurs partout ! À vous en donner le tournis.

Elle avait savamment disposé des coussins épais à même le sol autour d’une petite table en

bois où étaient disposées quelques fleurs fraîches. Elle disposait d’un tout petit coin cuisine

où elle pouvait se faire du thé ou du café si l’envie lui en prenait, mais guère plus. Elle avait

mis une grosse commode contre l’un des murs près d’une fenêtre et dans le coin le plus large

de la roulotte, trônait un gigantesque lit. Voyant le regard étonné d’Ariale, Charme partit d’un

grand éclat de rire.

— J’aime dormir à l’aise alors j’ai préféré le confort à tout un tas de meubles qui ne

me servent à rien de toute façon. Nous mangeons la plupart du temps tous ensemble, hiver

comme été. Et mes affaires personnelles tiennent dans cette grosse commode que tu vois là.

Et puis si les gens veulent s’asseoir, ils utilisent les coussins moelleux, en nombre suffisant.

J’aime bien ma roulotte, je m’y sens bien !

— Je te comprends, c’est très gai et chaleureux, je m’y sens bien aussi.

— Alors si tu veux, tu pourras y dormir ce soir, le lit est bien assez grand pour nous

deux. En attendant, assieds-toi, je nous prépare un thé et nous pourrons parler. Chut… je ne

veux pas entendre un mot. Avant de te replier dans ta coquille, tu vas t’installer et m’écouter.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 260


— D’accord, accepta Ariale un peu à contrecœur.

Elle s’installa sur un des coussins et constata qu’elle était parfaitement assise. De ce

fait, elle se laissa un peu aller. Charme observait Ariale l’air de rien et fut ravie quand la jeune

fille se vautra sur les coussins. Elle s’affaira à préparer le thé, il fallait qu’elle en sache un peu

plus sur cette jeune fille étrange. Elle sentait que leur destin était lié à elle et pas seulement

à cause du rêve de Dulci.

— Tu vois, commença-t-elle, nous sommes une famille très unie, rares sont les

étrangers qui intègrent notre groupe. Seuls les mariages apportent du sang neuf et les

naissances sont exceptionnelles aussi. Il y a peu d’enfants parmi nous, une dizaine tout au

plus, mais ils sont choyés et aimés. Nous préférons élever peu d’enfants, mais le faire bien.

Nous savons qu’un enfant par famille est largement suffisant si tu veux lui apporter tout le

confort dont il a besoin. Et puis, nous ne voulons pas être sédentaires, alors nous faisons tout

pour cela. Avec un groupe plus important, nous serions obligés de nous installer quelque part

et il en est hors de question. Ici, tu es en sécurité, il ne peut rien t’arriver, il existe une sorte

de passe-droit pour nous, les artistes. À moins de tomber sur une bande de voyous, nous ne

risquons rien. Et même si cela arrivait, nous savons nous défendre, nous sommes peut-être

des saltimbanques et des clowns, mais nous connaissons deux ou trois choses. Maintenant,

fit-elle en servant le thé et en s’installant face à Ariale, raconte-moi ton histoire.

Ariale resta silencieuse un moment, elle prit sa tasse maladroitement et but à petites

gorgées le liquide brûlant et parfumé. Elle ne savait pas quoi raconter. La vérité ? Cela lui

faisait encore peur. Et puis pourquoi Charme s’intéressait-elle à ce point à elle ? Elle reposa

la tasse, perturbée par le regard insistant de la jeune femme. Étrangement, elle se sentait à

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 261


fleur de peau, comme une gamine qui ne sait pas se contrôler. L’ambiance était étrange,

presque irréelle. Et c’est presque sans s’en rendre compte qu’elle commença son récit. Sa

voix était étonnamment neutre, comme si tout cela ne la concernait pas.

— Je viens d’un village situé à une centaine de kilomètres de Serthas la Noire, nous

savions que les troupes de l’empereur traversaient l’Astrée à la recherche des clans,

sédentaires ou non. Nous pensions être à l’abri, notre village a toujours été là, nous payions

nos impôts, nous obéissions aux lois de l’empire et jamais nous n’avons fomenté quoi que ce

soit en pensée ou en acte contre l’empereur. Alors quand la troupe du capitaine Kieran est

arrivée, nous ne nous sommes pas inquiétés, nous pensions qu’ils venaient pour un

ravitaillement ou une pause. Mon oncle, une sorte de chef de village, est allé à leur rencontre

pour leur proposer de se restaurer et se rafraîchir. Dans un premier temps, le capitaine a

accepté, il semblait plutôt sympathique. Les soldats étaient nombreux, plus d’une centaine je

crois, tous à cheval et armés jusqu’aux dents. Ils étaient impressionnants à vrai dire et

certains d’entre eux faisaient peur à voir. Les enfants ont commencé à s’approcher pour voir

d’un peu plus près les valeureux guerriers, certains ont même plaisanté avec eux. Puis, sans

raison, juste comme ça, Kieran a dégagé son arme de son fourreau et embroché mon oncle

qui marchait devant lui pour lui montrer le chemin. On était tous incrédules, personne n’osait

en croire ses yeux. Mon oncle s’est écroulé et ce fut le début de la boucherie. Le capitaine

s’est mis à hurler comme un fou et les cavaliers sont descendus de leurs montures pour tuer

tous ceux qui se trouvaient à leur portée. Les enfants furent les premières victimes, puis les

personnes âgées et les femmes trop vieilles pour les intéresser. Ils violèrent les jeunes filles

et les enfants qu’ils jugèrent assez âgés. Ils pillèrent et brûlèrent de nombreuses maisons et

prirent tout ce qui leur semblait avoir de la valeur. C’était une vision horrible. Moi, j’étais

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 262


allée chercher le pain, alors quand j’ai vu que tout tournait au cauchemar, j’ai voulu vite

rentrer à la maison pour prévenir mes parents. Je me suis enfuie de la boulangerie, je

connaissais les petites rues qui me permettraient de passer inaperçue. Mais lorsque je suis

arrivée chez moi, mon père était déjà presque mort, il avait tenté de défendre ma petite sœur

et ma mère, mais c’était une cause perdue, il avait devant lui des guerriers qui savaient

manier l’épée. Ma sœur gisait à terre, le cou brisé. Ils ne l’ont pas violée, c’est ma seule

consolation. Puis, j’ai vu ma mère, nue, morte. Je suis sortie en courant, le cœur au bord des

lèvres et l’esprit fou. Je ne savais plus où j’étais et j’ai couru droit devant moi pour fuir cette

folie, ce carnage. Mais le capitaine m’a repérée et a ordonné à ses hommes de me laisser, c’est

lui qui partirait en chasse cette fois. J’ai couru aussi vite que j’ai pu, mais il était à cheval, donc

m’a rattrapée rapidement. Il m’a battue et violée, puis comme je ne l’intéressais plus, il m’a

laissée en vie et prêtée à ses hommes. J’ai passé la pire nuit de mon existence, mais je crois

que le matin fut le plus horrible. Kieran m’a violée de nouveau et là, j’ai eu un spasme et je

me suis évanouie. Lorsque je suis revenue à moi, j’étais seule et encore en vie. J’ai dormi

longtemps et lorsque j’ai retrouvé mes forces, je suis partie.

Ariale avait raconté tout cela tête baissée, craignant de lire du mépris ou de la pitié

dans le regard de Charme. Une boule d’angoisse lui serrait la gorge, ses yeux la piquaient très

fort. Enfin, elle osa lever les yeux sur la jeune femme et lut toute la compassion du monde

sur son visage. Charme ne jugeait pas, elle se mettait à la place et souffrait pour elle. Alors,

comme une digue qui se brise, Ariale fut secouée de sanglots longs et profonds. Elle pleurait

enfin la perte des siens, de son innocence et de sa vie passée.

Sans dire un mot, Charme s’approcha de la jeune fille et l’entoura de ses bras. Elle

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 263


savait qu’Ariale lui avait caché une chose, mais elle avait réussi à parler et pour l’instant,

c’était cela le plus important. Le reste viendrait plus tard. Ariale avait juste besoin de

s’épancher, d’évacuer sa peine, ce n’était encore qu’une enfant qui en avait déjà trop vu. Alors

Charme la serra encore plus étroitement contre elle, sachant à quel point la jeune fille avait

besoin de réconfort et d’affection, même d’une personne qu’elle connaissait à peine.

Peu à peu, les sanglots d’Ariale s’espacèrent et firent place à quelques hoquets. Elle se

détacha lentement de Charme un peu gênée de s’être laissée aller, mais soulagée d’un grand

poids. De plus, elle avait le sentiment que Charme la comprenait. Les yeux rouges et bouffis,

elle eut un pauvre sourire de remerciement. La jeune femme prit un mouchoir et lui essuya

doucement les yeux et le nez, puis lui embrassa tendrement le front.

— Allez ma belle, il est temps de rejoindre les autres maintenant. C’est le meilleur

moment de la journée, celui où tout le monde se détend, on prépare le repas du soir, les

enfants jouent, il y a de la musique, des rires et de la joie et cela nous fera le plus grand bien

à toutes les deux.

Elle prit la main d’Ariale et ensemble, elles sortirent de la roulotte. Elles furent

accueillies par des cris, des hurlements de joie et une agitation incroyable. Ça bougeait dans

tous les sens, il y avait du mouvement partout, Ariale en fut tout étourdie. Elle vit Juan et un

autre homme attiser un gigantesque feu où rôtissait un énorme mouton. Une femme âgée

enroulait des pommes de terre dans du papier argenté et les jetait directement dans la braise.

Et plus loin, elle aperçut un feu plus petit où une énorme marmite bouillonnait. Plus loin

encore, des hommes et des femmes dressaient une immense table où étaient disposés verres,

assiettes et couverts, au petit bonheur la chance.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 264


— Chacun fait un peu ce qu’il veut ici, mais tout le monde a sa place et mange à sa

faim, expliqua Charme. Regarde, enjoignit-elle en tendant le doigt vers un groupe, ceux-là

vont nous faire un spectacle, ça va être une excellente soirée ! Je vais les voir, toi, fais le tour

du camp, apprends et regarde, tu en sauras plus qu’en posant des questions auxquelles ils ne

répondront pas de toute façon, conseilla-t-elle en s’éloignant vers un groupe vêtu de couleurs

criardes et qui gesticulait bruyamment.

Elle se mélangea à eux et ils l’accueillirent avec des cris de joie et de bienvenue.

— Viens, fit la petite voix de Dulci, je reste avec toi maintenant, j’ai fait ce que je devais

faire, j’ai tout le temps pour toi, et si tu me poses des questions, moi je répondrai.

— Oh, Dulci ! s’exclama Ariale, rassurée. Que je suis contente de te voir ! Tous ces

gens… Ils sont, impressionnants…

— Oh je sais, pouffa la petite fille, je les connais, ils font du bruit et bougent tout le

temps. Au début, ça peut étonner un peu, mais comme l’a dit Charme, observe et tu

comprendras beaucoup de choses. Mais bon, je veux bien t’éclairer.

— Alors, combien êtes-vous ?

Dulci plissa son petit front, réfléchit intensément et fit semblant de compter sur ses

doigts pour finalement lever des yeux triomphants sur Ariale.

— Au moins cent. Difficile à dire exactement, mais je pense que ça doit être ça. Tu sais,

on a l’air nombreux, mais en fait c’est parce qu’on prend beaucoup d’espace. Mais si tu

comptes les roulottes et que tu fais un calcul rapide, tu tombes à cent à peu près. On a vingt-

cinq roulottes et on est à peu près quatre par roulotte, sauf mon frère et moi, et puis Charme

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 265


qui vit seule. Et également la mère Senlis qui vit avec son petit-fils, mais il y en a comme la

famille Rodriguez qui sont six, et bientôt sept si j’en crois le gros ventre de Renata, mais en

gros, c’est ça !

— Je croyais que vous faisiez peu d’enfants ? s’étonna Ariale.

— Oui, c’est vrai, mais les Rodriguez, ce sont deux familles, la maman et le papa qui

sont âgés maintenant, et puis leurs deux fils et leurs femmes. Et bientôt, le bébé.

Elles firent quelques pas dans le camp, le mouton sentait délicieusement bon et Ariale

sentit son ventre gargouiller, elle avait faim. Juan lui fit un clin d’œil lorsqu’elle le croisa et

l’homme qui était avec lui la salua de la tête. Elles marchaient lentement, savourant les

odeurs, les couleurs et la bonne ambiance générale. Ariale se sentait mieux, presque bien en

fait. Tous ces gens paraissaient si heureux de vivre, cela lui donnait envie de se battre contre

l’apathie qui la saisissait parfois. Elle fut tentée un instant de rester avec eux tout le temps,

de leur demander de l’adopter, mais elle savait que cela était impossible, elle devait se rendre

ailleurs, là où on l’attendait. Une fois là-bas, elle verrait bien ce qu’on espérait d’elle et là, elle

prendrait sa décision définitive. Mais quoi qu’il arrive, elle resterait libre, elle ne dépendrait

plus jamais de personne, elle avait pris une dure leçon de vie et cela lui suffisait amplement.

Elle resterait seule, ainsi elle ne pourrait plus souffrir comme elle l’avait fait ces derniers

temps.

Une part d’elle-même savait qu’elle raisonnait simplement et que son jugement était

faussé par sa récente épreuve mais pour l’instant, ça la rassurait de se dire que plus rien ne

pouvait la toucher et que son cœur et son cerveau étaient fermés à toutes les émotions. Ses

pleurs récents, ses sentiments violents n’entraient pas en ligne de compte, elle justifiait cela

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 266


par tous ces changements survenus dans sa vie. Pas un instant elle ne se dit que sa

personnalité profonde était ainsi et qu’il était difficile de transformer quelqu’un de bon et de

réceptif aux autres en une personne dure et inflexible.

Dulci trottinait à ses côtés, sans chercher à interrompre ses pensées, la petite fille était

très mature pour son âge et comprenait plus de choses que son apparence ne le laissait

entendre. Elles marchaient l’une à côté de l’autre, savourant la bonne humeur de la

communauté. Ariale se sentait enfin détendue et en sécurité. Elles furetèrent un peu partout

sans parler beaucoup, mais en appréciant la présence de l’autre. Chacun exprimait sa joie à

sa façon, l’un en déclamant une scène à l’humour noir, l’autre en faisant des cabrioles ou

encore des tours de magie. Charme faisait apparaître et disparaître au gré de ses envies tout

un tas d’objets que les enfants lui tendaient avec ravissement. Puis, une grosse cloche se mit

à sonner et tout le monde s’attroupa autour des tables pour le repas du soir, à la grande

satisfaction d’Ariale qui mourait de faim.

Elle imita Dulci qui remplissait avec enthousiasme une assiette de tout ce qu’elle

pouvait prendre sur la table. Visiblement, la petite fille avait l’habitude de tels repas. Les

assiettes pleines, elles se dirigèrent vers le mouton que Juan découpait avec art. Il servit

généreusement les deux filles et elles s’écartèrent de la cohue pour manger tranquillement

dans un coin, tout en observant l’agitation autour d’elles.

— C’est toujours comme ça ? demanda Ariale.

— Oui ! répondit Dulci la bouche pleine.

— Ah…

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 267


— T’inquiète, rassura Dulci en déglutissant, on s’habitue vite et puis c’est beaucoup

plus drôle comme ça. Tu vois, quand il pleut, on est obligés de manger froid et dans nos

roulottes et là, c’est triste, mais triste… Nous sommes nés pour faire la fête et donner de la

joie, c’est comme ça, conclut-elle en haussant les épaules.

Ariale se sentait un peu fatiguée et même si elle allait mieux, une bonne nuit de

sommeil serait la bienvenue. Elle repensa à la proposition de Charme de dormir avec elle

dans sa roulotte et elle décida d’accepter. Elle mangea rapidement son assiette et bâilla

longuement, elle avait eu une dure journée.

— Tu es fatiguée, hein ? Attends, reste ici, je reviens, ne bouge surtout pas, ordonna

gentiment la fillette.

Intriguée, Ariale regarda Dulci s’éloigner vivement en direction de Charme. La petite

fille lui tira sur la manche pour l’obliger à se pencher et lui murmura quelque chose à l’oreille.

Charme partit d’un grand éclat de rire, passa une main affectueuse sur la tête de Dulci, puis

jeta un regard vers Juan en hochant la tête. Elle était ravie ! Excitée et toute joyeuse, Dulci

revint vers Ariale.

— J’ai tout arrangé, toi et moi, on dort dans la roulotte de Charme et elle ira rejoindre

mon frère quand elle voudra se coucher. Tu sais, fit-elle d’un air conspirateur, ils s’aiment

depuis longtemps, mais ils n’osent pas se le dire, alors je pense que ce soir, ils vont peut-être

se décider. Et puis, comme tu es fatiguée et moi aussi, on va aller dormir et faire de beaux

rêves. Tu viens ?

Ariale suivit Dulci un peu interloquée, elle ne pensait pas la petite fille si

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 268


manipulatrice. Elles se frayèrent un chemin parmi les groupes assis par terre et traversèrent

le camp pour enfin entrer dans la roulotte de Charme. Ariale n’en pouvait plus.

— Oh ! j’ai laissé mon sac dans ta roulotte !

— J’y vais, proposa Dulci, c’est juste à côté et je dois prendre mes affaires pour la nuit.

Regarde, précisa-t-elle en lui montrant un petit coin dissimulé par un épais rideau. Ici, tu

peux te laver et aller aux toilettes. Les serviettes sont là et le savon, ici. Je reviens.

Dulci partit comme un courant d’air. Elle débordait d’énergie alors qu’Ariale n’en

pouvait plus. D’ailleurs, c’était étrange cette fatigue, elle qui avait marché si longtemps sans

presque s’arrêter. Elle n’était pas inquiète, mais intriguée, que lui arrivait-il encore ? Elle

était consciente qu’un grand changement était intervenu en elle. Sa guérison pour

commencer et puis son apparence physique. Tout chez elle avait été modifié, mais à quel

point ? Elle entra dans le coin toilette et put s’observer longuement dans le petit miroir

accroché au-dessus de la bassine en émail. Elle avait le teint nacré alors qu’avant, elle était

plutôt pâle, ses cheveux étaient plus sombres, noirs comme la nuit, presque bleutés, ses yeux

aussi étaient étranges, jamais elle n’avait vu une couleur pareille, ils étaient argentés et

brillants. Elle eut un mouvement de recul, qu’était-elle devenue ? Elle avait bien senti que

son corps évoluait, mais à ce point ?

— Tu es très belle, affirma Dulci.

Tout à sa découverte, Ariale ne l’avait pas entendue revenir. Elle tourna la tête vers

elle, fuyant son image. Dulci la regardait avec émerveillement, l’enfant la trouvait

merveilleusement belle.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 269


— Je suis… si… différente, articula lentement Ariale.

— Oui. Dans mon rêve, tu étais exactement comme ça et je t’ai aimée tout de suite.

— Raconte-moi, implora Ariale, j’ai besoin de savoir, car je suis certaine que tu ne me

dis pas tout.

Dulci eut un sourire malicieux et lui tendit son sac. Ariale s’en saisit, espérant une

réponse immédiate à toutes ses questions, sans réaliser qu’elle s’adressait à une toute petite

fille.

— D’abord la toilette, ordonna Dulci. Ensuite au lit et je raconterai tout ce que tu veux.

Ariale obtempéra sans discuter, en évitant soigneusement de croiser à nouveau son

regard dans le miroir, elle en avait assez vu pour le moment. Elle se frotta vigoureusement

le visage au savon, puis se rinça abondamment avec l’eau d’un pichet posé à côté. L’eau

fraîche lui fit beaucoup de bien. Puis elle passa à la toilette du corps et enfila une chemise

propre sortie de son sac. Enfin prête, elle sortit pour se faufiler jusqu’au lit. Dulci la remplaça,

vida l’eau de la bassine, alla remplir le pichet et fit sa toilette en veillant à faire le plus de

bruit possible. Elle détestait le silence. Puis, enfin prête, elle rejoignit Ariale qui s’était

emmitouflée dans les draps. Les deux filles se collèrent l’une à l’autre pour se réchauffer puis

restèrent silencieuses un moment, elles écoutaient les bruits du dehors, les rires, les chants

et la musique. Dulci adorait entendre tout cela. Puis, sentant l’impatience de sa compagne,

elle commença son récit d’une voix étrange. Elle se concentrait, Dulci était loin, très loin au

fond d’elle-même, là où les rêves prennent leur sens. Elle ne savait pas qu’elle entrait dans

une sorte de transe qui lui faisait voir le futur, mais elle le faisait avec une facilité

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 270


déconcertante.

— Lorsque j’ai rêvé de toi la première fois, tu étais différente de maintenant, tu étais

plus normale, enfin comme nous, bon les autres, parce que moi… Bon, tu comprends. Alors

j’ai vu les hommes et ce qu’ils t’ont fait, mais ce n’est pas le plus important, même si pour toi

ça a été une rude épreuve. Non, le plus important dans le rêve, c’est ce qui s’est passé ensuite.

Tu dormais et ton corps changeait, il guérissait très vite et ton apparence se modifiait, puis

le rêve s’est terminé. La seconde fois, tu étais réveillée et tes yeux argent brillaient, tu avais

l’air si puissante ! Tu étais devenue une autre et pourtant je t’ai reconnue, car au fond de toi,

tu es restée la même. Et j’ai rêvé une troisième fois de toi, tu étais encore différente,

physiquement la même, mais tu possédais des pouvoirs immenses. Tu dois encore évoluer,

tu dois te laisser aller, la flamme qui brûle en toi doit grandir encore, car grâce à toi, le monde

sera modifié.

Dulci tourna sa petite tête toute ronde vers Ariale, un large sourire aux lèvres.

— Rien que ça ! s’exclama Ariale ironiquement. Je dois modifier le monde ! Et puis

quoi encore ? D’ailleurs, qu’est-ce que cela veut dire, modifier le monde ?

Dulci fut blessée par le ton de la jeune fille et sa petite figure si joyeuse se plissa de

tristesse. Ariale ne la croyait toujours pas. Comment lui faire comprendre alors ?

En voyant la peine qu’elle causait à Dulci, Ariale se traita d’idiote, comment pouvait-

elle faire cela à cette si gentille petite fille ? Et puis, il fallait admettre que son histoire n’était

pas totalement fausse, elle avait bel et bien subi des violences et un changement important.

Bon, et puis ? Que devait-elle croire ?

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 271


— Pardonne-moi Dulci, je ne voulais pas te faire de la peine, mais mets-toi à ma place,

ce que tu viens de me dire est difficile à croire, non ? Bien sûr, tu as raison pour certaines

choses, mais de là à changer le monde… Et puis le changer pour quoi d’ailleurs ? La guerre ?

Qu’y puis-je ?

— Non ce n’est pas ça, c’est plus grave que la guerre. Il y en a d’autres comme toi, tu

sais, pousuivit-elle en se redressant sur le lit. Ils sont nombreux, je ne sais pas exactement

combien, mais je sais qu’ils sont beaucoup. Ce sont eux que tu dois rejoindre…

— Mais qui es-tu, toi ? demanda Ariale, une lueur de crainte dans les yeux, car la petite

fille commençait à lui faire peur.

— Mais une Rêveuse ! répondit Dulci comme si cela était évident. Je fais des rêves

prémonitoires, m’a dit mon frère, et je peux le faire à volonté. Mais parfois, les rêves viennent

à moi, comme pour toi.

— Écoute, je ne sais pas de quoi tu parles. Je sens que je dois aller dans un endroit

précis, mais je n’ai jamais entendu parler d’autres personnes comme moi et je ne sais même

pas ce que je dois y faire.

— Mais moi je sais ! Je peux t’aider ! D’ailleurs, je crois que tu es là aussi pour ça.

Ariale se redressa à son tour, l’esprit en ébullition, Dulci lui en disait trop ou pas assez.

Il fallait qu’elle en sache davantage, mais la petite fille semblait parler par énigmes.

— Et comment peux-tu m’aider ?

— Ça, c’est facile, il suffit que tu viennes dans mes rêves. Là, tu comprendras tout.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 272


Ariale ferma les yeux un instant, désarçonnée, Dulci rêvait tout éveillée et elle prenait

ses désirs pour la réalité. D’un côté, elle disait certaines choses sensées et de l’autre, elle

annonçait des évènements complètement farfelus. Elle soupira de frustration, elle

n’apprendrait rien de plus ce soir. Tant pis, demain peut-être ? Elle ouvrit les yeux et fut

étonnée et vaguement peinée de voir que Dulci s’était rallongée et dormait profondément.

D’un coup, la petite fille s’était effondrée. C’était à peine croyable. Résignée, Ariale ferma les

yeux, persuadée que le sommeil allait la fuir.

— Je vais te guider, fit la petite voix de Dulci à ses côtés.

Elle sentit la petite main de la fillette prendre la sienne et l’entraîner très loin. Elle

ouvrit les yeux et ne vit rien, absolument rien ! Elle paniqua un instant, serrant plus fort la

main de Dulci.

— Hé pas si fort, tu me fais mal !

— Oh pardon, mais je ne vois rien.

— Forcément, tu fermes les yeux, je vais t’expliquer. Il faut que tu imagines ouvrir les

yeux et non pas que tu ouvres les yeux, tu comprends ?

— Euh non…, reconnut Ariale de plus en plus paniquée.

— Bon, alors ferme les yeux… Vas-y !

— C’est fait.

— Bien. Alors maintenant, imagine que tu les ouvres, comme si tu rêvais.

Ariale imagina ouvrir les yeux et ce qu’elle vit la stupéfia. Elle se trouvait dans un

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 273


champ inondé de fleurs où une petite fille courait derrière un papillon. La petite fille s’arrêta

soudain et fit un signe de la main à Ariale. Puis, dans un éclat de rire, elle courut la rejoindre.

— Tu vois, c’est facile !

Ariale regardait la petite fille d’un air interloqué, elle ne l’avait jamais vue, mais

pourtant, cette dernière semblait la reconnaître. C’était une très belle petite fille aux traits

fins, aux yeux bleus lumineux et aux longs cheveux blond-roux. Son teint pâle était parfait et

ses lèvres douces bien ourlées. C’était un être parfait qui l’observait avec une lueur de malice

dans les yeux.

— Dulci ! s’exclama Ariale. Mais comment…

— C’est mon rêve, je fais ce que je veux dans mes rêves, ici je suis une petite fille

parfaite et mon monde est parfait.

— Oh, je vois, fit Ariale qui n’y voyait rien du tout en fait.

— Je peux emmener qui je veux dans mes rêves, ici tu ne risques rien et tu pourras

comprendre plus de choses, c’est plus facile dans mon monde. Sur Elwhinaï, je suis un peu

handicapée par mon physique et puis parfois, j’ai du mal à exprimer correctement tout ce

que je veux dire, ici ce n’est pas pareil, ici je suis chez moi.

Dulci s’assit au milieu des fleurs et invita Ariale à en faire autant. Un doux parfum

flottait dans l’air. Ariale se faisait peu à peu à l’idée que son corps dormait alors que son

esprit avait rejoint celui de Dulci dans son monde.

— Je crois que tu commences à comprendre, hein ?

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 274


— Oui, je ne sais pas pourquoi, mais ici tout me semble plus réel, plus acceptable aussi.

— Oui, le monde des rêves est un monde à part, plus accessible et en même temps

plus lointain. On peut y faire tout ce que l’on désire sans que cela ait le moindre impact et ici,

je peux voir l’avenir. J’y vais tous les soirs et je regarde. Parfois je rencontre des personnes,

mais c’est assez rare, c’est pour cela que je sais que vous êtes nombreux.

— Alors, qui suis-je ? demanda Ariale avidement.

— Ça, je ne peux pas te le dire, tu dois le découvrir par toi-même. Par contre, je peux

t’aider à devenir ce que tu dois être. Ici, tu pourras accélérer les choses et moi je peux

t’orienter si tu le désires.

— Bien, alors que dois-je faire ?

Elle se disait que quoi qu’il arrive, elle rêvait et qu’ici il ne pourrait rien lui arriver de

mal, alors pourquoi ne pas entrer dans les divagations de Dulci ?

— Pour commencer, tu dois regarder au fond de toi, tu dois chercher la flamme, celle

qui alimente ton énergie. Tu dois lier cette flamme à ton âme, tu dois maîtriser l’énergie.

— Tout cela ?

— Oui, commence par trouver ta flamme, ensuite nous verrons.

Elle sentait qu’Ariale n’était pas complètement convaincue et l’esprit obtus de la jeune

fille ne l’amusait plus. Ici, dans son monde, elle était différente, plus mûre, plus altruiste, mais

aussi moins naïve.

Ariale avait senti au ton de Dulci que la petite fille ne jouait pas et que son attitude

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 275


commençait à la lasser. Elle se faisait l’effet d’être la petite fille et Dulci l’adulte. De fait, Dulci

semblait plus mature, moins manipulable. Oui, le monde des rêves était le sien et elle y vivait

comme un poisson dans l’eau. Par conséquent, elle cessa de se comporter comme une enfant

et décida d’écouter Dulci. Qu’avait-elle à perdre ? Elle se concentra et chercha la fameuse

petite flamme au fond d’elle. Curieusement, elle la trouva rapidement, mais elle fut étonnée

de ne voir qu’un tout petit bout de flamme nacrée qui scintillait faiblement. Son énergie était

bien faible.

— Ta flamme s’épuise, tu as donné beaucoup de toi ces derniers temps. Rassure-toi,

elle ne peut s’éteindre complètement, car ce que tu vois est le reflet de ton âme. Il faut que tu

t’accomplisses pour qu’elle te nimbe complètement. Tu veux voir la mienne ? proposa Dulci.

— Volontiers !

Dulci se nimba tout d’un coup d’un bleu limpide. Elle était lumineuse, pure et irréelle.

— Que c’est beau ! s’exclama Ariale. Tu es magnifique !

— Merci, répondit simplement Dulci.

— Pourquoi du bleu ?

— C’est la couleur de mes rêves, c’est ma couleur, celle qui me ressemble le plus.

Chacun développe ses propres dons et toi, tu dois trouver ton équilibre.

— Tout le monde possède une flamme ?

— Oui, bien sûr, mais peu de gens s’en servent et rares sont ceux qui savent la faire

jaillir et l’utiliser comme il se doit. Certains l’emploient même très mal, pour faire de vilaines

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 276


choses.

— C’est une forme de magie, en quelque sorte.

— C’est l’essence même de la magie, mais ce mot signifie tout et son contraire. Qu’est-

ce que la magie ? L’art d’exécuter des choses extraordinaires ? Regarde Charme, à sa façon

elle fait de la magie, mais elle est réduite, elle se limite à ses capacités physiques alors que la

magie que je te propose de développer est illimitée puisqu’elle utilise des capacités mentales.

D’ailleurs, pourquoi appeler magie quelque chose qui devrait se faire naturellement ? Mais

bon, c’est le mot utilisé alors j’en fais autant, c’est plus simple.

— Je comprends.

— Oui, je crois que tu commences à comprendre. Prête à aller plus loin ?

Ariale hocha simplement la tête, oui, elle voulait aller plus loin, apprivoiser cette

puissance qu’elle sentait grandir en elle. Elle se concentra donc sur sa petite flamme

vacillante et l’imagina plus grande, plus forte, plus lumineuse aussi.

— C’est exactement cela, approuva chaleureusement Dulci. Tu vas y arriver très vite.

C’est assez simple quand on sait où chercher.

Ariale ne répondit pas, tout occupée à faire grandir son énergie. Elle fut rapidement

entourée d’un halo nacré qui vibrait de l’intérieur. Elle avait retrouvé toute sa puissance, elle

se sentait merveilleusement forte et complète. Elle leva un visage victorieux sur Dulci.

La petite fille lui sourit en retour, consciente que pour Ariale, cette victoire avait une

importance énorme. Peu à peu, la jeune fille reprenait confiance en elle.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 277


— Maintenant que tu as compris l’essentiel, il faut aller encore plus loin.

— Que dois-je faire ?

— Là, tu contemples ton énergie, tu lui donnes de la ressource en quelque sorte, mais

il faut que tu ailles à son contact pour la maîtriser et cela, toi seule peux y arriver, je ne

pourrai pas t’aider.

— Mais pourquoi ?

— Parce que moi, je ne suis pas autorisée à aller jusque-là, je n’en ai pas les moyens.

Je devais développer mon don des rêves et c’est chose faite, je ne peux aller au-delà.

— Tu veux dire que tout le monde a ses limites ?

— Bien sûr !

— Alors pourquoi certains arrivent à maîtriser leur énergie pour faire le mal ?

— Je suppose qu’il faut de tout pour que l’équilibre existe et honnêtement, je ne me

pose pas ce genre de question.

— Alors comment…

— Cesse de poser des questions et agis !

Alors Ariale cessa de parler pour se concentrer davantage sur l’énergie qui nimbait

son corps. Elle s’imagina au cœur même de cette force et s’amusa à la diriger là où elle le

souhaitait. Elle entra au cœur de la flamme, l’apprivoisa et fusionna totalement avec elle.

Dulci observait la scène avec un mélange de joie et d’envie, ce qu’elle voyait prouvait à quel

point la majorité des hommes avaient peu évolué. Ariale n’avait plus conscience de ce qui

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 278


l’entourait, elle était devenue énergie pure, elle pouvait se transformer en ce qu’elle voulait.

Son corps et son esprit ne faisaient qu’un. Elle avait passé l’étape de la fusion avec une

étonnante facilité, mais elle y était préparée, son corps ravagé avait été le déclencheur de

tout cela. Cette épreuve douloureuse avait débloqué des verrous qui sans cela seraient restés

fermés. Ariale avait su au moment crucial préserver son esprit et son âme et grâce à cela

avait connu une première transformation. Dulci se demandait si la mutation passait

obligatoirement par la douleur. Il lui semblait que oui pour certains cas. Sans doute une

question d’évolution personnelle. Une fois de plus, elle repensa à sa propre condition

physique. Jamais elle ne pourrait atteindre un tel niveau, mais le voulait-elle vraiment ? Si

elle devenait ce qu’elle souhaitait, pourrait-elle rester la rêveuse simple et affectueuse qu’elle

était dans la réalité ? Cela n’était pas si sûr. De plus, son monde onirique lui permettait de

garder un équilibre parfait entre ce qu’elle était au fond d’elle-même et ce qu’elle reflétait,

c’est l’une des raisons pour laquelle tout le monde l’aimait. Dulci avait trouvé sa place et

voulait la garder.

Son regard se posa de nouveau sur Ariale qui redevenait peu à peu elle-même et autre

chose. Son aura nacrée aux reflets argentés brillait d’un feu profond, comme une boule

incandescente nichée au creux de son ventre. Ses yeux d’argent brillaient de larmes à peine

contenues, elle était en harmonie avec l’univers, avec elle-même. Toutes ses blessures

n’étaient pas refermées, car sa nature humaine était encore là, bien présente, mais elle

n’éprouvait plus de crainte ni d’angoisse, elle était libérée.

— Je crois que tu as achevé ton cycle d’évolution, remarqua simplement la fillette.

Ariale eut un large sourire, puis éclata subitement de rire avant de se lever, entraînant

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 279


la fillette dans une ronde folle. Puis, essoufflée et échevelée, elle enlaça tendrement Dulci et

la serra longuement contre elle avant de s’écarter pour lui embrasser doucement le front.

— Merci, Rêveuse.

Dulci eut un sourire reconnaissant et, fidèle à son habitude, prit la main d’Ariale dans

la sienne et la serra doucement.

— Il est temps de rentrer maintenant.

Dulci se réveilla la première, bougeant son corps avec douceur, elle était tout

ankylosée, reposée, mais le corps tout raide. Elle fit quelques mouvements lents, puis de plus

en plus amples. Enfin, elle put s’asseoir doucement. À ses côtés, Ariale se réveillait aussi. La

jeune fille leva la tête brusquement et retomba aussi rapidement sur les oreillers, sa tête

tournait à toute allure.

— Vas-y doucement, conseilla Dulci, nous sommes restées endormies plus de

soixante-douze heures et notre corps a besoin d’être remué sans mouvements brusques.

— Soixante-douze heures ! s’exclama Ariale. Mais cela m’a semblé durer seulement

deux heures !

— Oui, c’est comme cela dans le monde du rêve, le temps est différent. Et

heureusement, car pour toi, c’était plus facile.

Ariale remua les orteils, veillant à ne pas trop les bousculer, puis voyant que tout allait

bien de ce côté, elle osa les chevilles, puis les jambes. Parfait ! Elle bougea aussi les doigts, les

mains puis les bras, tout allait bien là aussi. Elle souleva doucement sa tête et stabilisa

rapidement son regard. De mieux en mieux ! Elle se redressa avec prudence et fit une pause.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 280


Dulci se moquait largement de ses précautions, elle était déjà assise et envisageait

sérieusement de se mettre debout, une envie pressante la tenaillait. Un peu vexée, Ariale se

leva d’un bond et faillit se vautrer à terre, ses jambes étaient en coton.

— N’oublie pas que tu n’as pas mangé, intervint Dulci en veillant à garder un ton

neutre pour ne pas froisser la jeune fille.

— Hum, ronchonna Ariale, ces voyages dans le monde onirique sont un peu difficiles

au réveil, mais bon, s’il suffit de patienter, alors pas de problème !

La porte de la roulotte s’ouvrit brusquement et la tête de Charme apparut, ses yeux

pétillaient de malice et de joie.

— Alors les deux marmottes, bien dormi ? Je suppose qu’avec trois nuits et deux jours

de sommeil, ça doit aller ! Vous devez mourir de faim non ?

Elle n’attendit pas de réponse et s’affaira dans sa petite cuisine. Rapidement, une

bonne odeur de thé vint chatouiller les narines des deux filles. Dulci était maintenant debout,

les jambes vacillantes et se dirigeait vers les toilettes. Un peu plus faible, Ariale la regardait

d’un air morne, elle détestait être dans cet état. Charme lui tendit une tasse de thé qu’elle prit

précautionneusement entre ses mains tremblantes. Le thé chaud et très sucré lui fit tout de

suite un bien énorme.

— J’ai mis beaucoup de miel, tu as besoin de reprendre des forces. Tu iras rapidement

mieux.

Au même moment, Dulci revint des toilettes, la démarche assurée et l’œil vif. Elle

attrapa la tasse de thé que lui tendait Charme avec avidité et but d’un trait, manquant de se

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 281


brûler la langue et le gosier.

— C’est délicieux, une autre s’il te plaît.

Ariale s’était levée et avait entamé son parcours jusqu’aux toilettes, sa vessie n’en

pouvait plus. Elle avait peur de s’écrouler au moindre pas. Elle y arriva pourtant et toute fière

poussa un cri de victoire. Pendant ce temps, Charme et Dulci – qui avait récupéré à une

vitesse étonnante – préparaient un petit déjeuner consistant. Ariale les trouva toutes deux

installées sur les gros coussins posés à terre, la petite table basse jonchée de victuailles. Du

pain, des noix, des gâteaux secs, du lait, du thé, du miel et du beurre. De quoi se faire un bon

festin. Affamée, Ariale attaqua le repas à belles dents, suivie de Dulci qui n’était pas en reste.

Charme les regardait s’empiffrer, un sourire heureux aux lèvres. Elle avait une nouvelle à

leur annoncer. Ce fut Dulci qui la première remarqua son air un peu étrange. Puis, Ariale s’y

intéressa aussi dès qu’elle ne put plus avaler une bouchée supplémentaire.

— Pourquoi tu souris tout le temps ? demanda Dulci.

— C’est vrai ça, tu n’arrêtes pas depuis que tu es entrée. Que se passe-t-il ? renchérit

Ariale.

Le sourire de Charme se fit plus large encore et elle attendit dix bonnes secondes

avant de craquer et de leur annoncer la bonne nouvelle.

— Je vais me marier !

— Avec qui ? demanda Ariale un peu stupidement.

— Mais avec mon frère ! fit Dulci en lui lançant un grand coup de coude dans les

côtes.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 282


Puis, réalisant ce qu’elle venait de dire, elle bondit sur ses pieds et se jeta au cou de

Charme.

— Tu seras comme ma sœur, on formera une vraie famille, on pourra enfin vivre

ensemble !

Dulci sautait sur place, ivre de joie et excitée comme une puce. Cette nouvelle la

rendait folle de bonheur.

— Oh, je suis si heureuse pour vous deux ! Quand ?

Ariale, qui suivait la scène des yeux, était interloquée devant la réaction de Dulci, elle

n’imaginait pas qu’une telle nouvelle pouvait faire autant plaisir à quelqu’un. Charme tentait

de cacher son émotion, mais on voyait bien qu’elle était touchée au-delà des mots.

— Dans trois jours, pour la fête du printemps.

— Ce sera la plus belle fête de toute ma vie, assura Dulci avec ferveur.

Elle serra encore une fois Charme contre son cœur et fonça s’habiller, il fallait qu’elle

aille voir son frère, et vite. Puis, comme si une idée venait subitement de germer dans son

cerveau, elle s’arrêta et fixa la jeune femme droit dans les yeux.

— Il n’a plus peur ? demanda la fillette avec crainte.

Le regard de Charme s’embruma, elle avait craint cette question. Si, il était terrifié,

mais elle lui avait fait une promesse qui avait été la clé lui permettant d’accéder enfin à son

cœur. Ils n’auraient pas d’enfant. Dulci serait leur seule enfant, mais elle ne pouvait pas dire

cela à cette petite fille au cœur si tendre.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 283


— Disons que nous avons pris une décision qui l’a rassuré, mais c’est un choix d’adulte

qui ne te concerne en rien, ma petite Dulci.

Dulci comprit parfaitement le message, elle savait que certaines choses ne pouvaient

être dites à des enfants et celle-ci ne concernait que Juan et Charme. Même si elle se sentait

responsable de cette situation.

— D’accord, dit-elle simplement.

Elle sortit rapidement de la roulotte, il fallait qu’elle voie son frère de toute urgence,

elle avait tant de choses à lui raconter.

Restées seules, Ariale et Charme se regardèrent longuement sans échanger une

parole, l’intensité de leur regard suffisait. Charme sut à quel point la jeune fille avait changé

et Ariale comprenait à quel point Charme souffrait.

— De quoi a-t-il peur ? demanda simplement Ariale.

Charme poussa un profond soupir, des larmes de douleur brillaient dans ses yeux

noirs. Elle hésitait à se confier à cette jeune fille, si jeune encore, et pourtant elle sentait

qu’elle pouvait la comprendre. Aussi, elle décida de se lancer, parler lui ferait du bien et elle

avait besoin de se confier, de lâcher un peu de ce poids qui lui compressait le cœur.

— Il a peur d’avoir un enfant, un enfant qui serait comme sa sœur. Oh ! Ne te

méprends pas, il aime sa sœur profondément et il souffre pour elle, car il sait que jamais elle

n’aura de compagnon, elle est condamnée à rester seule toute sa vie et crois-moi, il n’y a rien

de pire que d’attendre un amour qui ne vient pas. Elle grandira et tombera forcément

amoureuse, un amour qui ne sera pas réciproque, car qui voudrait d’une fille comme elle ?

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 284


Soyons réalistes, nous l’aimons car nous la connaissons et que c’est une enfant, mais un

homme prendra-t-il le temps de découvrir toutes ses qualités ? Oh non, elle sera jugée et

repoussée avant même d’ouvrir la bouche. Enfin, nous serons là, la communauté sera là pour

elle et elle sera un peu comme notre propre enfant, conclut la jeune femme avec tristesse, les

larmes coulant librement sur ses joues mates.

— Que lui est-il arrivé exactement ? demanda Ariale avec beaucoup de douceur.

— Difficile de savoir, ma mère, aujourd’hui décédée, m’avait affirmé que lorsque Dulci

était née, elle était parfaitement normale, un beau bébé, tout rond, tout blond. Une nuit, alors

que la mère de Dulci était sortie, le bébé s’est retrouvé seul dans la roulotte familiale, il s’est

alors produit quelque chose, on ne sait quoi. Tout ce que j’ai pu savoir, c’est que Dulci était

violette lorsque sa mère est revenue et qu’elle était inconsciente. La mère a réussi à réanimer

le bébé, mais quelque temps plus tard, elle a fait une grosse fièvre qui a eu un impact sur son

cerveau, sa tête a grossi d’un coup, sa peau est devenue toute fripée et ses yeux globuleux.

On ne sait pas ce qui est exactement arrivé, alors Juan pense qu’il s’agit de quelque chose de

génétique ou pire, d’une malédiction.

— Mais je ne comprends pas. En quoi cela vous empêche-t-il d’avoir des enfants ? Si

ce malheur est arrivé après la naissance, vous n’y êtes pour rien ! Visiblement, l’enfant a été

victime d’une maladie qui a touché certaines parties du cerveau, je ne vois pas en quoi cela

doit vous effrayer.

— J’ai déjà pensé à tout cela, j’ai retourné et retourné la situation mille fois dans ma

tête, mais Juan est bloqué, il ne veut pas admettre que Dulci était un bébé normal et que c’est

peut-être à cause de leur mère qu’elle est devenue comme cela. Il préfère croire que tout est

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 285


lié à leur sang. Ou pire.

Ariale secoua la tête interloquée, comment pouvait-on être aussi obtus ? Il était

évident que l’enfant avait attrapé une maladie, rien de plus, rien de moins, c’était dramatique,

mais cela arrivait souvent malheureusement.

— Qu’est-il arrivé à leur mère ?

Charme eut un moment d’hésitation, elle ne voulait pas trop en dire à Ariale, car

certains secrets devaient justement le rester. Mais elle avait déjà dévoilé beaucoup de choses

et la jeune fille ne faisait pas partie de la communauté, donc le secret serait bien gardé.

— Tu sais, la mère de Juan souffrait d’un problème d’alcool, elle buvait beaucoup et

en compagnie de n’importe qui. Pour te donner un exemple, on ne sait pas qui sont les pères

de Juan et de Dulci, elle n’a jamais voulu le dire et on se doute que ce sont des gens hors de

la communauté, des rencontres d’un soir en quelque sorte. Bref, elle était comme cela, belle,

sans attaches et malheureuse, car toujours insatisfaite. Elle aurait voulu quitter la

communauté, mais pour aller où ? Elle n’a jamais voulu vivre comme une nomade, à toujours

voyager sur les routes, elle voulait une maison, un mari, une vie sédentaire et aisée. Mais elle

n’a rencontré que des hommes attirés par sa beauté et peu enclins à l’épouser. Lorsque Dulci

est née, elle s’est un peu calmée, elle vivait plus simplement et ne buvait plus, sauf la fameuse

nuit où le drame est arrivé. Elle est sortie un soir en compagnie d’un homme douteux et avait

laissé Dulci seule. Lorsqu’elle est revenue dans sa roulotte complètement saoule et qu’elle a

vu son bébé inanimé dans le berceau, elle a fait ce qu’elle a pu pour lui redonner un souffle

de vie, mais Dulci a gardé des séquelles. Ensuite, Dulci est tombée malade, ce qui a rendu sa

mère complètement folle. Elle s’est mise à boire de plus en plus et un jour, on l’a retrouvée

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près de sa roulotte, le nez dans son vomi, morte. Juan, qui avait à peine douze ans, s’est

occupé de tout, d’enterrer sa mère pour commencer, puis il a pris soin de sa sœur et l’a élevée

comme il a pu. La communauté l’a aidé bien sûr, mais pour un tout jeune homme, cela n’a

pas été facile. Il a énormément souffert, pourtant jamais il ne s’est plaint. Je crois que c’est de

là que viennent tous ses blocages, il s’est dit que le bonheur n’était pas pour lui et que s’il

voulait être un peu heureux, il fallait faire beaucoup de sacrifices. Mais je l’aime et si pour

l’avoir je dois abandonner mon désir d’enfant, alors le choix est fait. Juan a besoin de moi

comme j’ai besoin de lui, c’est aussi simple que cela.

Ariale resta songeuse un moment, elle comprenait la logique de Juan tout en la

trouvant complètement ridicule, d’ailleurs il suffisait de réfléchir un peu pour comprendre à

quel point ses convictions ne tenaient pas debout. Il avait d’énormes qualités humaines, mais

il était aussi têtu qu’un âne. Comment lui faire comprendre ? Il devait bien exister un moyen

de lui faire entendre raison. Ils l’avaient aidée elle, à son tour maintenant de leur apporter

un peu de soutien.

— Bon, je pense que la situation est difficile, mais pas désespérée, comme disait mon

père. Il doit bien exister une solution quelque part, laisse-moi réfléchir et je te dis ce que je

pense de tout ça, d’accord ? Et puis, tu dis que Dulci a eu le cerveau touché, mais en quoi ?

C’est une enfant intelligente, très même…

— Ne te tracasse pas avec ça, coupa Charme, ça m’a fait du bien de t’en parler, car je

sais que ce qui s’est dit ici restera entre nous. Ici, dans notre communauté, les soucis des uns

sont aussi les soucis des autres et parfois, c’est un peu lourd à porter, alors un peu de

discrétion ne fait pas de mal.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 287


— Compte sur moi, promit Ariale. Je sais garder un secret. Et puis, à qui le raconter ?

À part toi, Dulci et Juan, je ne connais personne.

— C’est un peu pour cela que je me suis épanchée, avoua Charme avec un sourire

dévastateur.

Ariale éclata de rire, elle aimait bien cette femme chaleureuse, franche, forte et fragile

à la fois. Dans un autre contexte, elles auraient pu devenir amies. Elle devait avoir à peine

plus de cinq ou six ans qu’elle.

— Bon, je vais m’habiller en essayant de ne pas m’écrouler et ensuite, je suis

disponible pour toute l’aide que vous voudrez.

— Ce soir, nous avons une représentation dans le château du seigneur du pic des

Sœurs, c’est un homme étrange. Il est chaleureux, courtois et affable, mais je ne lui fais pas

confiance. Tu devras te méfier de lui et rester le plus possible cachée, car il repère vite les

jeunes filles comme toi et elles disparaissent subitement. On dit de lui qu’il est amateur de

chair fraîche et qu’il en consomme en grande quantité. Je ne veux pas te donner d’ordre ou

quoi que ce soit, mais à ta place, je ferais très attention.

Les yeux d’Ariale brûlaient de haine, elle détestait les gens comme ce seigneur, elle

savait de quoi ils étaient capables et de toute façon, il était hors de question qu’elle s’aventure

hors de la communauté. Elle resterait sagement dans la roulotte, se mêler aux autres ne

l’intéressait guère.

— Je n’ai pas l’intention de m’éloigner du camp et s’il y a le moindre danger pour moi,

je resterai ici, enfin si tu m’autorises à demeurer dans ta roulotte.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 288


— Ma roulotte est la tienne, accepta de bon cœur Charme, d’autant qu’en ce moment,

je vis dans celle de Juan. D’ailleurs, Dulci te tiendra compagnie. Elle non plus ne doit pas se

montrer, pour les raisons que tu devines. Bon, il faut que je prépare le spectacle de ce soir,

j’ai du travail et des répétitions, si tu veux te rendre utile, range et nettoie un peu la roulotte,

ça me rendra bien service.

Puis, elle se leva d’un mouvement souple et fluide, lui fit un salut ironique et s’en alla.

Restée seule, Ariale eut tout le temps pour réfléchir à tout ce qui lui était arrivé depuis qu’elle

était ici. Elle retourna dans la petite pièce des toilettes et s’observa calmement dans le miroir.

Il est vrai qu’avec ses yeux argent et son teint nacré, elle ne pouvait passer inaperçue, mais

elle trouvait son apparence plutôt satisfaisante, elle ne se faisait plus peur en tout cas. Elle

essaya de visualiser la petite flamme qui brillait en elle et faillit s’évanouir. Elle avait oublié

à quel point elle était faible. Bon, elle verrait cela plus tard.

Avec des mouvements lents, elle fit sa toilette et s’habilla. Elle se sentait beaucoup

mieux ! Elle jeta un coup d’œil à la fenêtre et fut amusée par toute l’agitation qui régnait dans

le camp. Tout le monde était dehors et s’entraînait à qui mieux mieux. Ce n’était plus la

joyeuse animation des soirées, mais le sérieux et la concentration d’une répétition. Là, il

s’agissait d’artistes véritables et non plus de simples nomades. Elle resta un long moment à

les contempler avant de réaliser qu’elle avait de nouveau faim. Au même moment, Dulci entra

les bras chargés de nourriture, cette petite fille était réellement une bénédiction.

— On a toujours très faim après un grand rêve, alors j’ai apporté tout un tas de

nourriture, après on pourra un peu ranger la roulotte et puis si tu veux, on pourra aller se

promener. Tant que la répétition a lieu, nous ne pouvons pas faire grand-chose et puis il vaut

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 289


mieux se faire discrètes.

— Je sais, Charme me l’a dit, mais quelle bonne idée, la nourriture ! Je meurs de faim !

Dulci posa tout ce qu’elle avait dans les bras sur la petite table basse et Ariale

s’empressa de débarrasser un peu la vaisselle sale. Elles s’empiffrèrent joyeusement sans

presque parler pendant au moins une bonne demi-heure. Puis, rassasiées, elles décidèrent

de la suite de l’après-midi.

— On range, pour commencer, proposa Ariale.

— Bonne idée, reconnut Dulci.

Elles se mirent au travail. Ariale n’avait plus de vertiges et semblait avoir retrouvé

son énergie, elle rangeait avec entrain et la petite roulotte fut vite propre et rutilante. Dulci

s’était chargée de la vaisselle et de ranger les restes de nourriture. Tout était parfait. Elles

décidèrent ensuite de se promener un peu au bord du ruisseau. Que faire d’autre ?

— Attends, tu vas mettre ça sur tes cheveux, proposa Dulci. Souvent, les gens de notre

troupe portent un foulard sur la tête, c’est un peu comme une tradition, et Charme en possède

tout un tas, elle ne verra même pas que tu as pris celui-là.

Elle lui tendit un magnifique foulard de soie noire. Ariale s’en empara, hésitant à s’en

couvrir la tête, elle aimait avoir les cheveux au vent et elle détestait être entravée, mais l’idée

de Dulci était bonne, comme ça, elles pourraient se promener un peu et voir ce qui se passait.

Elle s’enveloppa la tête et, satisfaite du résultat, rejoignit Dulci qui était déjà dehors et

l’attendait en piaffant d’impatience.

Elles allèrent au petit bonheur la chance, ravies de découvrir un petit peu du spectacle

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 290


de ce soir. Elles passaient d’un groupe à un autre s’émerveillant à chaque fois un peu plus.

L’après-midi passa rapidement et c’est lorsqu’elles virent les groupes se rassembler et

ramasser leurs affaires qu’elles réalisèrent à quel point le temps s’était écoulé rapidement.

La nuit allait bientôt tomber. La roulotte du spectacle était pleine de tout le matériel dont ils

avaient besoin pour la représentation du soir. Elles eurent le temps d’apercevoir Charme et

Juan qui marchaient devant le groupe, impatients de montrer tout leur talent. Elles suivirent

longuement des yeux la progression de la troupe jusqu’à ce qu’ils fussent trop loin pour

qu’elles puissent voir quoique ce soit.

— Viens, rentrons, proposa Dulci, nous pouvons nous restaurer, je sais où aller

chercher de la nourriture et puis après, nous verrons si tu sais retrouver ton centre d’énergie

toute seule. Nous ne risquons rien ici, car même si tu ne peux les voir, le camp est gardé par

des hommes, personne ne pourrait venir ici sans qu’ils le sachent, ils sont très doués en tant

que sentinelles.

— D’accord, j’ai froid et j’ai faim de toute façon, mais qui sont ces hommes dont tu

parles ?

— Ah, c’est notre secret, gloussa Dulci en pouffant. Attends, je vais chercher de quoi

manger et ensuite je t’explique. Va dans la roulotte de Charme, on ne sait jamais, parfois des

gardes du seigneur du pic furètent un peu pour espionner et s’ils te voient, je crains le pire,

il vaut mieux rester prudentes.

— J’y vais, j’y vais, grommela Ariale, en se dirigeant vers on nouveau foyer provisoire.

Elle trouvait que la petite en faisait un peu trop avec elle, tout en reconnaissant qu’elle

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 291


avait sans doute raison.

Dulci fut très rapide, elle revint avec un lourd paquet dans les bras. Les joues rouges

et le souffle court, elle lui fit signe de se taire.

— Il y a un groupe de cavaliers là-bas, chuchota la fillette, ils ont l’air normaux, mais

on ne sait jamais avec ces gens-là. C’est drôle, on dirait qu’ils cherchent quelqu’un, un

malfaiteur d’après ce que j’ai compris, mais bon, il vaut mieux qu’ils ne te voient pas de toute

façon. Tiens, regarde, Juan m’a laissé ça dans sa roulotte, fit-elle en ouvrant le paquet rempli

de victuailles, il pense à tout mon grand frère, hein ?

Dulci cessa soudain de parler, l’oreille aux aguets. Elles entendirent des pas de

chevaux, puis des voix. Elles perçurent très clairement une voix plus forte que les autres, sans

doute celle du chef. Intriguée, Ariale se pencha discrètement vers la vitre. Elle vit trois

hommes à cheval qui scrutaient le camp. Ils se rapprochaient de leur roulotte, comme attirés

vers elle. Étrangement, Ariale n’éprouvait aucune crainte, les hommes paraissaient normaux,

enfin ils n’avaient pas l’air de brigands. Un vieil homme semblait commander la petite troupe,

il parlait haut et fort.

— Elle est là, j’en suis certain !

— Oui, moi aussi je sens sa présence, affirma une voix plus jeune.

— Eh bien, continuons à chercher encore un peu et ensuite, filons d’ici avant que les

veilleurs ne nous tombent dessus, ordonna un homme blond assez imposant.

— Bon, alors cherchons encore un peu, se résigna le vieil homme d’un ton âpre.

À l’écouter, il n’avait pas l’air enchanté de la situation.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 292


Amusée par le trio, Ariale les écoutait avec intérêt, ce n’est pas un brigand qu’ils

cherchaient, mais une femme, sans doute une fugueuse qui allait se faire tancer par son

grand-père qui semblait bougon.

— Ils ont l’air plutôt sympathiques, non ? demanda Ariale à voix basse.

Dulci hocha la tête, elle aurait aimé les aider dans leur recherche, leur dire que

personne ne s’était caché chez eux. Et, fidèle à elle-même, elle fonça hors de la roulote pour

les rattraper, au risque de se briser quelque chose en courant derrière les chevaux comme

une dératée.

— Eh ! je peux vous aider ? proposa Dulci en hurlant avec enthousiasme.

Le trio s’arrêta immédiatement, étonné de voir surgir une petite fille haute comme

trois pommes leur barrer le chemin. Elle les observait un immense sourire sur la figure.

— Ça dépend, grommela le vieux.

— Avec plaisir, accepta le plus jeune en ôtant la capuche qui lui couvrait les cheveux.

Et là, Dulci qui n’était jamais à court de mots resta sans rien dire. Elle venait de voir

le plus beau garçon de la Terre.

— Je vois que le jeune Mérisian a encore frappé, fit la voix moqueuse du vieil homme.

Mérisian lui jeta un regard exaspéré, depuis le matin qu’ils étaient à cheval, pas une

seule fois, Rafiel n’avait cessé de bougonner et de ronchonner. Mérisian savait que le vieil

homme jouait un rôle, mais au quotidien, il était épuisant. Il se demandait souvent comment

Farielle pouvait le supporter.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 293


— Bonsoir, je m’appelle Mérisian. Et toi ?

— Du… Du… Dulci, répondit la petite fille en bégayant d’émotion.

— Enchanté Dulci, fit Mérisian en descendant de cheval.

Il s’approcha de la petite fille et lui présenta solennellement sa main. Éperdue, Dulci

la serra maladroitement. Elle venait de tomber amoureuse pour la première fois de sa vie et

le choc était intense. Rouge d’émotion, elle en perdit toute sa verve coutumière. Herras

descendit à son tour de cheval et se présenta à la petite fille, autant pour lui faire reprendre

pied avec la réalité que pour être poli. Inconscient de l’effet qu’il faisait, Mérisian continuait

de sourire à la petite et attendait qu’elle veuille bien lui lâcher la main.

Comprenant qu’elle se comportait de façon ridicule, Dulci s’efforça de détacher son

regard de Mérisian. Elle fut reconnaissante au grand homme qui disait s’appeler Herras de

venir à son secours. Puis, l’arrivée du vieil homme la tira un peu de sa léthargie.

— Alors petite Dulci, tu veux nous aider, hein ?

Dulci hocha vigoureusement la tête, elle voulait tout ce que Mérisian désirait et si le

vieux monsieur un peu grognon était son ami, eh bien, elle l’aiderait lui aussi.

— Nous cherchons une jeune fille, expliqua Mérisian, nous sentons sa présence parmi

vous et nous avons besoin d’elle, tout comme elle a besoin de nous. Nous sommes venus à sa

rencontre, car elle tarde à venir.

— Elle est comment cette jeune fille ? demanda Dulci qui s’était un peu reprise.

Rafiel secoua la tête de dépit. Ah ça ! Ils aimeraient bien savoir à quoi elle ressemble.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 294


Ça leur faciliterait bien la tâche.

— Eh bien, on ne sait pas, reconnut Rafiel, on ne l’a jamais vue. Tout ce que l’on sait

d’elle, c’est qu’elle est comme lui, fit-il en montrant Mérisian du doigt, c’est une Éveillée, tout

comme toi tu es une Rêveuse.

Si Dulci fut surprise par les propos de Rafiel, elle n’en laissa rien paraître, elle devinait

plus ou moins à quoi il faisait allusion et le terme de Rêveuse était beaucoup trop vrai pour

être inventé. Cet homme connaissait beaucoup de choses, Dulci était convaincue qu’elle

pouvait lui faire totalement confiance, c’est pourquoi elle comprit instinctivement de qui il

parlait. Elle montra la roulotte du doigt, invitant les trois hommes à entrer. Mérisian fut le

premier à pénétrer à l’intérieur suivi d’un Rafiel un peu plus optimiste. Herras se contenta

de prendre les chevaux par la longe et d’attendre à l’extérieur, il sentait que la quête n’allait

pas prendre fin immédiatement, mais qu’ils étaient proches du but.

Curieusement, les veilleurs sentinelles ne s’étaient pas montrés et Herras s’en

félicitait, même s’il savait que Rafiel devait y avoir mis son grain de sel. Il s’adossa à la

roulotte, heureux de se savoir bientôt de retour dans sa forêt. Depuis qu’il y habitait, il s’y

sentait en sécurité et détestait s’aventurer ailleurs. Il entendit quelques cris, puis des

murmures et enfin un long silence, Rafiel avait encore fait des siennes se dit-il, à moins que

ce ne soit Mérisian.

Entré en premier, Mérisian eut la surprise de découvrir une toute jeune fille, plus âgée

que lui, mais à peine, le dévisager avec frayeur.

— Ne t’inquiète pas, nous ne te voulons pas de mal, tenta de la rassurer Mérisian.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 295


Nous sommes ici pour t’aider.

— M’aider ? s’étonna Ariale, mais en quoi ? Je n’ai pas besoin d’aide et encore moins

de la vôtre.

— Charmante, commenta Rafiel qui avait surgi derrière Mérisian. Bon, tu vois, elle

peut se débrouiller toute seule, elle maîtrise son énergie, connaît tous ses pouvoirs et n’a pas

envie d’en savoir davantage, alors nous n’avons plus rien à faire ici. Filons avant que le soleil

ne soit complètement couché, j’ai horreur de monter une tente sous la lune.

Mérisian, qui commençait à comprendre comment fonctionnait Rafiel, se contint de

sourire, il savait que le vieil homme était fin psychologue et surtout manipulateur comme

pas un. Il savait au premier coup d’œil à qui il avait affaire et sous son air un peu ronchon et

désinvolte, il cachait une personnalité riche et profonde. Alors, sans dire un mot de plus,

Mérisian lui emboîta le pas vers la sortie. Il eut le temps tout de même de voir le regard affolé

de la jeune fille. Ils sortirent rapidement et rejoignirent Dulci et Herras qui discutaient

joyeusement comme s’ils s’étaient toujours connus.

— Ça a été rapide, dites donc, remarqua Dulci.

— Nous avons trouvé celle que nous cherchons, mais vu son accueil, on se passera de

ses services, annonça Rafiel avec bonne humeur.

— Mais elle a besoin de vous, elle est comme Mérisian, ils doivent s’allier !

— Oui, c’est vrai, mais rassure-toi Dulci, nous sommes déjà tous réunis et nous y

arriverons sans elle.

Ariale, qui ne perdait pas une miette de la conversation, était encore toute remuée

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 296


par l’apparition de Mérisian. Elle qui se trouvait métamorphosée, que devait-il se dire, lui ?

Il était étrange et en même temps si beau, elle avait tout de suite vu qu’ils étaient semblables,

qu’ils avaient connu un changement similaire, mais alors pourquoi l’avoir rejeté ? La peur,

elle mourait de peur. Que devait-elle faire ? Dulci semblait trouver tout cela normal et était

même désolée qu’elle ne veuille pas les suivre. Elle se sentait trahie. Car après tout, c’est elle

qui venait de leur dire où elle était. Une véritable amie n’aurait jamais dévoilé cela à des

inconnus. Elle vit les hommes remonter sur leurs montures, seul Mérisian s’entretenait

encore avec Dulci à voix basse. Il paraissait content et Dulci lui souriait benoîtement. Il

remercia chaleureusement la petite fille, lui embrassa la joue et monta lui aussi sur sa

monture.

Dulci plaqua sa main droite sur la joue que Mérisian avait embrassée et les salua

longuement de la main gauche. Des larmes de joie perlaient à ses paupières. Lorsqu’ils furent

hors de vue, elle remonta dans la roulotte. Elle vit Ariale, debout près de la fenêtre, le regard

et le visage durs.

— Pourquoi leur avoir dit où j’étais ?

— Parce qu’il le fallait.

— Ah oui, hein ? Et toi, tu sais tout ? Tu diriges ma vie sans rien me demander comme

une bonne petite fille bien gentille, hein ? Mais pour qui te prends-tu ? Tu imagines que parce

que tu es une petite fille horrible à faire peur, tu peux tout te permettre et trahir tes amis ?

Je te déteste ! termina Ariale en lui tournant le dos.

Elle avait conscience que la peur lui faisait dire des choses horribles, mais une partie

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 297


d’elle aimait cela. Elle se rendit compte avec stupeur que faire souffrir Dulci la soulageait.

Mais qu’est-ce qui ne tournait pas rond chez elle ?

Dulci resta silencieuse un long moment, le souvenir du baiser que lui avait donné

Mérisian sur la joue l’empêchait de mourir de tristesse. Il lui avait dit de belles choses et un

espoir immense était né en elle et ça, personne ne pourrait le détruire. Alors, elle respira

profondément et décida de dire ce qu’elle pensait sans détour.

— Tu es une personne égoïste et méchante et ça, je le mets sur le compte de ta

personnalité profonde. Tu as souffert, terriblement souffert et tu éprouves de la colère et je

le comprends. Mais faire souffrir sans raison juste pour calmer ta colère est injuste. Il existe

des choses qui te dépassent, des événements vont se produire dont tu n’as aucune

conscience, car tu es repliée sur toi, sur ton propre bien-être. Tu juges, tu condamnes sans

appel et je souhaite vivement que les gens que tu vas croiser n’aient pas la même dureté à

ton égard. Tu étais la bienvenue ici, mais tu ne l’es plus, j’ai terminé ce que je devais faire

avec toi. Les trois cavaliers t’attendront jusqu’à l’aube à trois kilomètres d’ici, vers le nord,

tu les trouveras facilement, ils feront brûler un feu de camp assez haut toute la nuit pour que

tu puisses te diriger. Maintenant, fais ce que tu veux, prends tes affaires et quitte le camp. Tu

peux prendre de la nourriture là, au cas où tu décides de ne pas les rejoindre. Ils sont comme

toi, mais ils ont plus de cœur, surtout Mérisian.

Sur ces mots, Dulci sortit de la roulotte et alla rejoindre Adrien, son ami, qui surveillait

le camp avec ses compagnons. Il lui avait indiqué où il était au cas où elle voudrait le

retrouver dans la soirée comme cela lui arrivait souvent lors des représentations où elle se

retrouvait sans Charme ou son frère. Et ce soir, elle sentait que son amitié lui ferait beaucoup

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 298


de bien.

Restée seule, Ariale eut envie d’aller la rejoindre pour se faire pardonner une nouvelle

fois, mais à quoi bon ? Elle n’était qu’à moitié sincère. Elle prit donc son sac, enfourna ses

affaires dedans, puis puisa dans la réserve de nourriture. Elle n’avait pas l’intention de

rejoindre les hommes qui l’attendaient, qu’ils se débrouillent sans elle. Elle en avait soupé

des gens qui voulaient l’utiliser ou décider à sa place ce qui était bon pour elle. Elle sortit de

la roulotte en humant l’air, il faisait bon, au moins elle n’allait pas mourir de froid. Elle

marcha d’un bon pas, à l’opposé de la forêt des Sylves.

Cachée dans un fourré, blottie contre Adrien, Dulci regardait avec tristesse Ariale s’en

aller dans la direction opposée à ceux qui pouvaient réellement l’aider. Elle eut un soupir de

lassitude, certaines personnes ne comprenaient jamais rien. Un bras amical lui entoura les

épaules, une fois de plus, Adrien comprenait sa détresse.

Plus loin, Herras avait monté le camp, il avait placé trois tentes l’une contre l’autre et

allumé un bon feu qui montait bien haut, comme ça la gamine ne pourrait pas les manquer.

Assis près de la flambée, Rafiel était songeur, il savait que la petite ne viendrait pas comme

ça, elle était en colère et pire que tout, elle était arrogante et fière, une combinaison

dangereuse. Il lui fallait donc un coup de pouce pour la remettre sur le bon chemin. Il se

concentra sur elle et la localisa très facilement. Comme il le craignait, elle s’en allait et à

l’opposé du camp, elle n’avait donc pas l’intention de venir les rejoindre. Bien, il allait donc

l’aider un peu. Il aimait les tâches difficiles et celle-ci était de son niveau. Un sourire ravi

naquit au coin de ses lèvres et il se concentra davantage. Et puis, ce n’était pas la première

fois qu’il lui ouvrait le chemin. Contrairement à ce qu’elle croyait, sa rencontre avec Dulci

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n’avait rien de fortuit. La Rêveuse devait lui apprendre à voyager dans les rêves afin de

découvrir sa flamme intérieure. Elle seule avait la capacité d’émouvoir suffisamment Ariale

pour la mener sur le bon chemin sans qu’elle ne soit davantage corrompue. Il s’était donc

arrangé pour les faire se rencontrer. Dulci avait réussi là où personne d’autre n’aurait pu

triompher. Son rôle précieux à présent terminé, la petite pouvait reprendre le cours de sa

vie.

Herras, qui le regardait du coin de l’œil, vit son ami sourire et plaignit la pauvre fille

de tout son cœur. Elle n’allait pas gagner ce combat, cela était certain.

— Que fait-il ? demanda Mérisian qui s’était approché d’Herras.

— Il la localise et l’oblige à venir vers nous.

— Comment ?

— Oh ! pour ça, il est très fort, la gamine ne se rendra compte de rien et elle sera là,

demain matin, tremblante et heureuse de nous accompagner. Enfin, heureuse est un bien

grand mot, je dirais donc tremblante et pas mécontente de venir avec nous.

— Mais comment va-t-il faire ?

— Ah ça, tout le monde à ses petits secrets et celui-là, crois-moi, il est bien gardé. Mais

tu sais, avec la magie de la Pierre, tu pourras bientôt en faire autant.

— Ouais, pour l’instant j’arrive à m’endormir, c’est déjà pas mal, ironisa Mérisian.

Depuis qu’il était arrivé dans la forêt des Sylves, il avait peu progressé en magie, il

n’arrivait pas à maîtriser la magie de la Pierre. Farielle lui disait que c’était parce qu’il n’y

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 300


croyait pas vraiment et elle avait peut-être raison. Il doutait plus de lui que de la Pierre. Mais

voir la magie à l’œuvre était une chose étonnante et Rafiel était doué, terriblement doué. Il

sentait crépiter autour de lui l’énergie à l’état pur, de temps à autre, des petites étincelles

jaillissaient tout autour de lui. Farielle lui avait expliqué qu’en fonction de la magie qu’on

utilisait, l’énergie déployée était différente et Rafiel utilisait beaucoup celle de l’air. Mérisian

ne savait pas encore pour quelle magie il était fait, mais il le saurait un jour, il le fallait.

Rafiel, les yeux fermés, gloussait doucement, il était heureux et cela se lisait sur son

visage. Il adorait manipuler les éléments et plus que tout, il adorait se jouer des gens un peu

obtus. Il voyait très clairement Ariale avancer d’un pas assuré sur un étroit chemin, elle avait

le visage dur et les yeux secs. Cette fille est un roc, avec un peu d’humanité, elle serait un être

exceptionnel.

Il commença par faire souffler un vent très doux, puis froid et de plus en plus violent.

Ariale serra les bras autour d’elle, et quelque temps plus tard, elle s’arrêta pour fouiller dans

son sac et en retirer une laine. Elle l’enfila rapidement et reprit sa marche, le visage plus

fermé que jamais.

Alors, Rafiel décida de passer à la deuxième étape, il fit tomber une pluie fine et froide

sur Ariale qui pesta et jura contre le temps capricieux. Elle leva les yeux au ciel et jugea à tort

que cela n’allait pas durer. Afin de corser un peu le tout, Rafiel fit souffler le vent plus fort et

fit tomber une averse. Ariale s’arrêta une seconde fois et sortit de son sac une cape contre

l’eau qui s’infiltrait partout et continua sa marche, le visage ruisselant. Le vent soufflait

violemment et elle avait du mal à voir très loin. Le sol devenait bourbeux et ses pauvres

sandales étaient gorgées d’eau. Elle chercha un coin pour se protéger de cette eau qui tombait

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 301


sans discontinuer maintenant. Elle commençait à avoir froid et claquait des dents. Elle tenta

de fouiller dans son sac pour en sortir une paire de chaussures de marche, mais elle ne fit

que tremper ses vêtements car elle n’y voyait rien. Elle remisa son sac sur ses épaules et

décida de continuer à marcher, tant qu’à être mouillée, autant y aller. Elle hésita un moment

sur le chemin à prendre avant de se lancer. Elle crut entendre un glapissement de satisfaction

avant de se dire que c’était sans doute le vent dans les arbres. Elle continua donc sa route

sous une pluie diluvienne, sans se rendre compte qu’elle venait de rebrousser chemin à la

grande satisfaction de Rafiel qui ne perdait rien du spectacle.

Ariale avait froid, elle marchait avec difficulté, ses pieds collaient au sol. Elle se

déchaussa et fourra ses sandales dans une poche de sa cape. Pieds nus, elle irait aussi vite.

Mais rapidement, ses pieds furent glacés et elle décida d’une pause pour se réchauffer. Elle

avisa un buisson qui paraissait relativement sec et s’y faufila, espérant être la seule

occupante des lieux. Elle claquait des dents et ses vêtements mouillés n’étaient pas près

d’être secs. À l’abri, elle cessa de trembler et peu à peu, son corps se réchauffa. Une douce

torpeur envahit ses membres et elle s’endormit sans même s’en rendre compte.

Rafiel veillait au confort d’Ariale, il voulait qu’elle vienne avec eux, pas qu’elle tombe

malade. Il fit souffler un vent chaud et discret qui la réchauffa, augmenta sa température

corporelle, sécha ses vêtements et l’envoya au pays des rêves. Satisfait, il se frotta les mains

et réalisa qu’il mourait de faim. Il se détacha lentement d’Ariale, ne gardant qu’un contact

diffus avec elle, afin qu’elle ne lui échappe pas. Il ouvrit grand les yeux et croisa deux paires

de prunelles qui l’observaient avec beaucoup d’intérêt.

— Elle n’est pas loin et elle dort comme un bébé, elle sera avec nous dès demain. Bon,

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 302


il se fait tard et j’ai faim, qu’y a-t-il à souper ?

— Oh deux, trois choses, s’empressa Herras qui attendait impatiemment que Rafiel

revienne à lui pour commencer à manger.

Ils se restaurèrent donc avec appétit d’un repas froid fait de pain, de fromage, de

charcuterie et de fruits sans oublier les petits gâteaux secs dont raffolait Rafiel. Ils parlèrent

de tout et de rien, riant de bon cœur, tout simplement heureux d’être ensemble. Puis,

Mérisian alla se coucher, il était épuisé et n’était au fond encore qu’un enfant. Restés seuls,

Herras et Rafiel purent discuter de sujets plus délicats.

— Que penses-tu de la nouvelle arrivante ? demanda Herras avec beaucoup de

suspicion.

Rafiel se gratta la barbe, renifla bruyamment et réfléchit un court moment avant de

répondre, il savait que son opinion aurait un impact important sur Herras.

— Elle est bourrée de qualités, elle est volontaire, tenace, intelligente, douée, car elle

a trouvé son point d’énergie et a réussi à le contrôler en partie assez rapidement. Elle est

prometteuse, très prometteuse, une puissance énorme et une personnalité incroyable.

Mais…

Il leva les yeux sur Herras.

— Oui, elle est aussi têtue, arrogante, mauvaise et revancharde. Elle n’aime pas qu’on

lui résiste et peut manipuler à sa guise pour arriver à ses fins. C’est une rude jeune fille, mais

si on arrive à briser sa carapace, elle fera une femme hors du commun.

— Il ne faut tout de même pas oublier que c’est grâce à Dulci qu’elle a réussi à trouver

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 303


son point d’énergie. Sans cette petite fille, elle n’y serait pas arrivée si vite, rectifia Herras.

Elle est douée, mais pas tant que ça finalement.

— Oui, tu as raison mon ami et cette petite Dulci aurait mérité d’être parmi nous, mais

son destin est autre et je n’y peux rien. Pour en revenir à notre jeune amie, je sais que

l’arrogance et la cruauté t’horripilent, mais laisse-lui un peu de temps et nous verrons. Quoi

qu’il arrive, il faut l’aider, seule ce serait pire, n’est-ce pas ?

— Tu as raison une fois de plus, alors allons-y. De toute façon, nous avons besoin

d’elle.

— Il est tard, nous devons nous reposer un peu et partir à l’aube, je me charge de

contrôler et de faire venir la petite d’ici là. Nous avons trois bonnes heures pour dormir.

— C’est plus qu’il nous en faut !

De nouveau seul, dans sa tente, Rafiel réfléchit à la situation. Il aimait les tâches

difficiles, mais il reconnaissait que cette petite le dérangeait. Elle était capable de bonté

comme de méchanceté, une ambivalence qu’il fallait prendre au sérieux, cela pouvait vouloir

dire que sa personnalité profonde était plus complexe qu’il n’y paraissait. Elle avait manipulé

Dulci, inconsciemment ou non, pour accéder au domaine de la Rêveuse, mais comment avait-

elle su ? Tout cela n’avait-il été qu’un concours de circonstances favorables ? Quel avait été

le rôle réel de Dulci ? Tout cela s’imbriquait trop bien pour que ce soit le seul fruit du hasard.

Rafiel se doutait qu’il y avait une puissance plus forte au-dessus d’eux tous, mais qui était

cette puissance et à quoi jouait-elle ? Et dans quel but ? Il se savait lui-même dépendant de

cette force, car c’est sur son impulsion qu’il avait fait se rencontrer Dulci et Ariale. On lui

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 304


avait recommandé d’agir ainsi et il se demandait bien pourquoi. Sur ces pensées un peu

sombres, il s’enfonça dans le sommeil.

Rafiel s’éveilla brusquement lorsqu’il sentit qu’Ariale bougeait, il plongea au fond de

lui-même et de nouveau, il fut en compagnie de la jeune fille. Elle semblait de mauvaise

humeur, mais ne claquait plus des dents. Elle fouillait dans son sac à la recherche de

nourriture et jurait copieusement contre la pluie qui lui avait mouillé toutes ses affaires. Elle

jeta un air dégoûté à un morceau de pain trempé, trouva une pomme de bonne allure et

croqua dedans avec bonheur. Elle roula la cape, trouva ses chaussures de marche devenues

inutiles maintenant que la pluie s’était arrêtée. Puis en voyant l’aube se colorer d’orange, elle

regarda vers l’est et vit le soleil se lever. Elle se leva en croquant sa dernière bouchée de

pomme, jeta le trognon, ferma son sac et le cala sur son dos. Puis, d’un air décidé, elle se

dirigea vers l’est. Là, elle ne risquerait pas de croiser quelqu’un. Ce n’est que quelques mètres

plus loin qu’elle remarqua les trois tentes, pile sur son chemin. Les trois hommes qu’elle

cherchait à fuir étaient assis devant un feu de camp à siroter un café. Ils piochaient dans un

sac de papier de délicieux gâteaux secs. Ariale sentit son estomac se nouer et elle saliva

abondamment. Elle mourait de faim, elle n’irait pas bien loin le ventre vide, alors elle

s’approcha des trois hommes le visage austère et décida le cœur lourd de leur quémander

un repas.

Elle s’approcha davantage du feu, mais les hommes faisaient mine de ne pas

remarquer sa présence. Elle les avait rejetés, mais bon, il ne fallait pas non plus exagérer. Une

fois encore, elle fut fascinée par l’apparence de Mérisian, encore plus étonnante en plein jour.

Il était terriblement beau et paraissait si jeune, il devait à peine avoir onze ans. Intriguée et

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 305


affamée, elle s’approcha de lui. Il leva enfin ses yeux bleus en amande sur elle et lui sourit

doucement.

— Tu veux te joindre à nous ?

Elle hocha simplement la tête et s’assit lourdement à ses côtés, faisant tomber son sac

dans un grand fracas. Mérisian lui tendit le paquet de gâteaux et Herras lui proposa un

gobelet de café qu’elle s’empressa de prendre. Elle but à grandes gorgées le liquide chaud qui

lui fit beaucoup de bien. Elle prit également une grosse poignée de gâteaux et mangea

goulûment. Les trois hommes la regardaient sans parler, le visage neutre. Rassasiée, elle

cessa enfin de manger et leur retourna leur regard. Elle se comportait comme une idiote, le

savait, mais ne pouvait pas s’en empêcher.

— Bon, merci pour ce déjeuner, mais je vais vous laisser…

— Pour aller où ? coupa Mérisian d’une voix dure.

Étonné, Rafiel décida de rester silencieux, rarement il n’avait jamais vu le jeune

garçon prendre un ton si dur pour parler à quelqu’un.

— Eh bien, répondit la jeune fille un peu interloquée, mais une lueur moqueuse dans

les yeux, je ne sais pas encore, disons que je vais là où mes pas me portent.

— C’est très bien tout cela, mais encore ? Que comptes-tu faire de ta vie ? Blesser les

gens qui t’aiment ? Insulter tes amis ?

— Eh, le gamin, je ne te permets pas de m’insulter ou de me juger, vociféra Ariale

rouge de rage. Tu ne me connais pas ! Je m’en vais, d’accord ? Et merci pour cet agréable

déjeuner.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 306


— Tu n’iras nulle part, répondit froidement Mérisian, tu viens avec nous, nous avons

besoin de ton aide et pour une fois, au lieu de ne penser qu’à toi, pense aux autres.

Mérisian se leva soudain et se tint debout devant Ariale, ses cheveux étaient devenus

d’un beau bleu lumineux et ses yeux brillaient d’un éclat incroyable, mais ce qui était le plus

étonnant, c’était la pierre qu’il avait au front. Elle pulsait de plus en plus fort et sa lumière

verte irisée de bleu illuminait le visage de Mérisian.

— Je suis le maître de la Pierre, rugit Mérisian d’une voix sourde et pourtant claire, tu

ne peux faillir à ta tâche et je t’ordonne de me suivre, sinon la magie que tu portes en toi

s’éteindra d’elle-même !

Puis, il s’écroula d’un coup. Rafiel accourut vers lui et lui tâta le pouls. Mérisian allait

bien, il était affaibli par toute cette débauche de magie, mais il vivait, il avait su s’arrêter à

temps. Rafiel porta son attention sur Ariale qui était restée à la même place, immobile,

comme pétrifiée. Herras s’approcha à son tour de Mérisian et l’entoura d’une couverture bien

chaude, le prit dans ses bras et l’installa du mieux qu’il put sur son propre cheval, l’enfant ne

pesait pas bien lourd, cela devrait aller. Il fit signe à Rafiel qu’ils pouvaient y aller, Mérisian

avait besoin de repos et d’aliments nourrissants. Il n’y avait pas urgence, mais il avait tout de

même besoin de soins appropriés et seule Elena saurait exactement quoi faire et surtout,

leur expliquer ce qui venait de se passer. Rafiel, qui pendant ce temps avait rapidement rangé

le camp et éteint le feu, se tint devant Ariale toujours statique et livide.

— Tu viens avec nous ? Ou tu restes ? demanda le vieil homme, qui lui aussi

commençait à perdre patience.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 307


Ariale avait peur, terriblement peur, Mérisian était allé au cœur de sa propre magie à

elle, il lui avait parlé avec des mots, mais de façon à ce que sa magie l’entoure d’un tel halo

de puissance qu’elle s’était sentie toute petite et insignifiante. Elle savait tout au fond d’elle

que Mérisian disait vrai, que sans eux, sa magie disparaîtrait et qu’elle se retrouverait de

nouveau faible et impuissante. Et elle ne voulait pas perdre tout cela. Non, pour rien au

monde, alors elle décida de faire un effort et accepta de suivre cet étrange trio.

— Je viens…

— Alors prends le cheval de Mérisian. Dans l’état où il est, je doute qu’il puisse monter

jusque-là où nous allons.

Ariale sentit la colère de Rafiel dirigée contre elle et si elle s’en offusqua, elle ne le

montra pas, il serait temps plus tard de remettre les choses à leur place. Dans l’immédiat, elle

avait besoin d’eux et eux d’elle, sinon ils n’auraient pas insisté à ce point pour qu’elle les

accompagne. Elle possédait un avantage et comptait bien l’utiliser au moment voulu. Quelle

sorte de pouvoir détenait Mérisian ? Cela, elle voulait aussi le savoir et surtout, elle désirait

ardemment se l’approprier, oui elle le désirait plus que tout. Elle monta donc sur le cheval

sans dire un mot et avança au trot derrière Rafiel qui bougonnait toujours.

Rafiel était furieux, contre lui et contre cette gamine ingrate. Il savait que Mérisian

était allé puiser au fond de lui la seule manière de faire pencher la balance en leur faveur.

Jamais la fille ne serait venue sans cette démonstration de pouvoir. D’un côté, cela avait été

bénéfique, car grâce à cela, Mérisian avait fait appel à ce qu’il avait de plus puissant en lui.

Une énergie énorme et pourtant encore balbutiante et mieux encore, il l’avait en partie

maîtrisée. Seule Elena serait en mesure de comprendre exactement ce qui lui était arrivé.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 308


Mais cela laissait présager un mage de grande envergure, un maître sans aucun doute. Et

puis, en dépit de tout, Ariale était là, le groupe était désormais au complet. Malgré tout, Rafiel

était tout de même en colère, car il sentait qu’Ariale n’avait pas fini de leur en faire voir de

toutes les couleurs. Il avait lu dans ses yeux ce qui l’intéressait vraiment et c’était le pouvoir,

le pouvoir de la magie. Qu’était-elle prête à faire pour l’obtenir ? C’est cela qui tracassait

Rafiel. Il décida de garder ses doutes pour lui, il allait la surveiller de près, de très près et on

verrait où cela les mènerait.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 309


Le combat du Chevalier Noir

Le Chevalier Noir, accompagné de sa dizaine d’hommes, chevauchait jour et nuit pour

rattraper le gros des troupes, ils changeaient de cheval à chaque fois qu’ils en avaient besoin

et dormaient peu. Les hommes étaient épuisés, ils n’en pouvaient plus, mais ils touchaient au

but. Ils étaient à mi-parcours des Deux Vallées, ils ne devraient pas tarder à voir leurs

troupes. Il avait bien essayé de voyager avec l’artefact, mais le Passeur n’avait pas fonctionné.

À croire que sa magie s’était épuisée. Gairn avait donc décidé de pousser les montures pour

atteindre leur but et n’avait pas oser réutiliser le médaillon. Quelque chose clochait et il

préférait éviter de jouer avec sa vie et celle des quelques rares survivants qui composaient

sa troupe. Mais là, une halte serait la bienvenue.

Ils firent donc une pause afin de se restaurer un peu. Il n’avait pas desserré les dents

depuis leur défaite dix jours plus tôt, il n’avait toujours pas admis avoir fait une erreur

monumentale de jugement. Du haut de son arrogance, il s’imaginait avoir été victime d’une

conspiration. Depuis qu’il avait failli succomber au désespoir, il s’était forgé une explication

rassurante qui le déculpabilisait un peu. Il avait été manipulé, on l’avait trahi, quelqu’un de

son camp avait vendu des informations importantes sur leur stratégie. Pas un instant il ne se

remit en cause, il ne voulait pas admettre qu’il avait été présomptueux, inconscient,

incompétent et profondément immature. Une guerre ne se jouait pas sur un coup de tête, il

avait juste oublié qu’il avait face à lui des hommes sensés qui combattaient pour survivre et

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 310


tuer. Sa première victoire aux Deux Vallées lui était montée à la tête, il s’était cru invincible,

là encore, il avait négligé le fait que le clan des Arcs d’Acier était sédentaire, à la population

peu nombreuse et composée de femmes et d’enfants pour la moitié. Ils s’étaient battus contre

une poignée d’hommes, certes aguerris, mais que pouvaient-ils faire contre une armée de

plus de mille hommes ? La guerre était gagnée d’avance, ne serait-ce que par le nombre.

C’était un homme présomptueux et fier, jamais il n’aurait admis que seul leur grand

nombre leur avait permis une victoire facile. Ses capacités de chef des Armées n’y étaient pas

pour grand-chose. Oh, il avait des compétences, c’était un chef né, mais il manquait

d’expérience et sa défaite avec le clan des Brumes aurait dû le faire réfléchir davantage. De

fait, au lieu de prendre cela comme une leçon d’humilité, il était plus dur que jamais, il voulait

se venger de cette cruelle défaite et sa haine n’avait pas de limites. Ses hommes l’observaient

à la dérobée, inquiets de le voir si sombre et lointain. Eux, qui avaient subi plus qu’ils ne

pouvaient endurer, auraient eu besoin de soutien, de mots pour soulager leur peine et leur

désarroi. Pourtant, ils étaient là, tous présents, et étaient prêts à donner leur vie pour

l’empire et leur chef. Ils espéraient de tout cœur retrouver bientôt les troupes de l’empereur,

car le silence perpétuel de leur général leur glaçait les sangs.

Mick, le plus réaliste et le plus audacieux des cavaliers, prit sur lui de distribuer les

tâches le temps de la pause. Les autres cavaliers lui en furent reconnaissants, car ils savaient

que leur chef appréciait les initiatives du jeune capitaine. Ils firent boire les chevaux et les

emmenèrent dans un endroit herbeux pour qu’ils puissent manger un peu. Puis, ils

préparèrent un repas rapide. Heureusement, durant toute leur chevauchée, ils avaient pu se

réapprovisionner régulièrement, ce qui leur avait permis de tenir un peu mieux le coup, en

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 311


dépit de la fatigue. Ils mangèrent dans un silence pesant, n’échangeant que des regards las,

ils se demandaient ce qu’il allait advenir d’eux. Quelle serait leur place dans l’armée de

l’empereur ? Et, sans oser se l'avouer, ils commençaient à avoir peur de leur chef.

Gairn dut sentir la lassitude et le désarroi de ses hommes, il fallait qu’il leur parle, qu’il

les rassure, mais il ne trouvait pas les mots, seule la haine brûlait en lui comme un feu

incandescent. Centré sur sa propre personne, il ne trouvait pas le moyen de s’intéresser aux

autres. Pourtant, il devait les rallier définitivement à sa cause s’il ne voulait pas qu’ils parlent.

Eux avaient participé au désastre, ils connaissaient la vérité et le Chevalier Noir se savait en

position de danger, car il avait beau renier la réalité, il connaissait au fond de lui-même la

triste vérité. S’il ne trouvait pas un moyen de rassurer ses hommes, il ne donnait pas cher de

sa peau. Jamais l’empereur ne lui pardonnerait cette défaite, il fallait qu’il se rachète et que

le peu d’individus qui lui restait soit à sa botte, complètement. Il leva les yeux sur ses

hommes, tout comme lui, ils étaient harassés, ivres de fatigue et la peur et l’incertitude

pouvaient se lire dans leurs yeux. Le teint gris et les joues creuses, ils auraient mérité un peu

de compassion et de chaleur. Gairn eut un rictus de haine, il fallait qu’il trouve le moyen de

retrouver sa position de chef, il devait sortir de cette impasse. C’est alors qu’il eut une idée

qui lui redonna de l’espoir et la certitude de s’en sortir.

— Nous allons former une compagnie ! déclara-t-il subitement devant ses hommes

éberlués. Nous serons les premiers guerriers d’une troupe hors du commun. Une guilde au

service de l’empereur ! Nous serons ses tueurs, les tueurs de clans ! Nous allons rejoindre les

troupes et je mettrai en place cette guilde dès que nous aurons regroupé suffisamment

d’hommes. La guilde des Tueurs au service de l’empereur, qu’en pensez-vous ?

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 312


Une fois de plus, ce fut Mick qui prit la parole pour les autres. Il aimait cette idée de

guilde, le mot lui plaisait, car il avait entendu dire bien des choses sur une ancienne guilde

des marchands qui aurait existé voilà des années. Les guildes avaient été démantelées une à

une sur avis de l’empereur Arthen qui voulait tout contrôler. Cependant, il avait entendu dire

que dans d’autres régions elles existaient encore et que la guilde des Espions était l’une des

plus réputées. Un bruit courait que le prince du Livandaï était à sa tête. Oui, cette idée lui

plaisait vraiment, mais cela nécessitait du temps, une formation et de l’organisation et il

doutait qu’ils aient tout cela devant eux. La guerre se profilait au loin, l’empereur avait besoin

de soldats. Une guilde oui, mais pas tout de suite. Pourtant, il ne voulait pas froisser Gairn, au

contraire, il voulait le rassurer, lui faire comprendre qu’ils étaient de son côté.

— Je pense que c’est une très bonne idée mon général, répondit Mick sur un ton

réservé.

Il se méfiait des sautes d’humeur de son chef. Pourtant, à son grand étonnement, ce

dernier lui adressa un sourire reconnaissant. Mick se rendit compte à cet instant que le

Chevalier Noir devait être à peine plus âgé que lui et cela lui procura un curieux sentiment

de malaise. Comme si quelque chose ne tournait pas rond. Il chassa cette idée de sa tête et

rendit son sourire à son commandant.

— Alors nous allons retrouver les nôtres et je vais laisser le commandement de

l’armée au général Gourne qui sera sans doute ravi de sa promotion. Quant à nous, mes amis,

ajouta-t-il avec entrain, nous serons les premiers d’une grande guilde ! Et chacun d’entre

vous aura le grade de chef de troupe et la solde qui va avec, bien entendu.

Mick remarqua que ces dernières paroles eurent plus d’effet sur le groupe que

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 313


l’annonce de la création de la guilde des Tueurs. D’ailleurs, aucun d’entre eux ne se sentait

réellement un tueur, un guerrier peut-être, mais un tueur ? Oh bien sûr, ils avaient tué et

souvent salement. Ils avaient massacré des femmes et des enfants et de cela, Mick n’était pas

fier. Mais étaient-ils pour autant des tueurs ? Pour cela, il aurait fallu posséder d’autres

qualités que celles de savoir monter un cheval pendant des jours sans tomber et tenir une

épée sans plier sous son poids. Mick eut un rictus de dépit, il se demandait dans quoi il se

fourrait encore. Il n’avait qu’une confiance limitée en Gairn et son instinct lui soufflait que la

guilde ne ferait pas long feu. Quelque chose se tramait et ce n’était pas bon. Il haussa

intérieurement les épaules se disant que de toute façon, il était dedans jusqu’au cou et qu’il

ne pouvait rien y changer.

— Commandant… osa l’un des cavaliers, j’ai juste une question… On va faire quoi au

juste ?

Mick épia la réaction de Gairn et vit que celui-ci réfléchissait intensément.

Visiblement, il n’avait aucune idée de ce qu’ils allaient faire, aussi il fut étonné d’entendre le

Chevalier Noir répondre avec assurance.

— Nous irons au-devant des troupes pour leur faciliter la tâche, en tuant les éclaireurs

des clans, puis en récoltant des informations sur leurs positions.

— Mais… à quoi servent nos propres éclaireurs, alors ? récidiva le même homme.

— Oh, ils sont utiles, rétorqua le Chevalier Noir avec placidité, mais nous ferons

mieux, car nous éloignerons le danger de nos troupes. Bon, conclut-il avec emphase, il est

temps de plier le camp et de retrouver nos amis, une fois là-bas, nous pourrons commencer

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 314


notre nouvelle mission.

Les hommes rangèrent leur barda sans un mot de plus, ils savaient quand ils devaient

arrêter de poser des questions et le moment était arrivé. Ils se remirent donc en selle et le

voyage harassant recommença. Seul Gairn semblait avoir retrouvé un peu d’énergie et son

maintien en selle montrait sa toute nouvelle assurance. Derrière, un peu en retrait, Mick

réfléchissait furieusement, il doutait de la raison de leur commandant. Il sentait que leur chef

perdait la raison, mais que faire ? Déserter ? Il aurait la tête coupée et n’était pas certain de

pouvoir s’échapper : il parcourut des yeux le reste de la troupe, épuisés et perdus, comme

lui, les hommes obéissaient aveuglément, car ils n’avaient aucun autre choix. Mais si lui leur

donnait une bonne raison de s’échapper, de fuir loin de toute cette folie, il était presque

certain qu’ils le suivraient. Néanmoins, il ne savait pas comment s’y prendre. Mick savait que

les guildes étaient puissantes dans certaines régions et cette idée lui plaisait beaucoup,

toutefois pas sous les ordres de cet homme qui ressemblait de moins en moins à un chef.

Alors que faire ?

Il s’approcha discrètement de Rodrès, un guerrier puissant sur lequel on pouvait

compter. Il devait savoir ce qu’il pensait de tout cela. Rodrès lui jeta un regard las lorsque sa

monture fut à hauteur de la sienne. Mick lui fit un signe de tête et vérifia par la même occasion

qu’ils n’étaient pas à portée de voix.

— Que penses-tu de tout cela ? attaqua Mick.

Rodrès le regarda longuement sans prononcer un mot, puis il dut apprécier ce qu’il

voyait, car un sourire goguenard éclaira sa face rude.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 315


— Rien de bon, lâcha-t-il. Mais avons-nous le choix ?

— On a toujours le choix, répondit finement Mick.

— Ah oui ? Lequel ?

— Se tirer d’ici, aller voir ailleurs, j’ai entendu dire que dans le Livandaï, les hommes

comme nous étaient les bienvenus.

— Les hommes comme nous ? coupa Rodrès, que veux-tu dire par là ?

Mick prit le temps de réfléchir un peu, pour l’instant Rodrès ne lui avait pas dit d’aller

se faire foutre, ce qui était plutôt bon signe. Il décida de jouer le tout pour le tout, il en avait

assez de tout ce cirque et le Chevalier Noir lui foutait la trouille.

— Des hommes qui ne veulent pas mourir, qui veulent comprendre pourquoi on

assassine des gens innocents, pourquoi on détruit tous ces villages.

— Des gens innocents ? Ah ! tu en as de bonnes, toi ! Tu trouves qu’ils avaient l’air

innocents ceux qui ont décimé notre armée, victoire facile hein ?

— Doucement, fit Mick d’un air affolé, il pourrait nous entendre.

— Et alors ? Que peut-il faire de plus ? Nous tuer tous ? continua-t-il plus bas.

— On peut sauver notre peau ! Et tu pensais quoi ? Que ces gens allaient se laisser

tuer sans broncher, pour faire plaisir à l’empereur ? Tu aurais attaqué de nuit, toi ?

Rodrès se gratta la barbe, le gamin avait raison, ils étaient dirigés par un enfant

haineux qui ne voyait pas plus loin que le bout de son nez. Il en avait assez de tout cela, il

rêvait d’un bon lit, d’un bon repas et de repos. Et pourquoi pas ? Il n’avait pas de famille, il

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 316


était libre comme l’air et pour être honnête, il se fichait royalement de l’empereur.

— Bon, tu proposes quoi ?

— On se tire de là. Cette nuit, on profite du sommeil des autres et on part le plus loin

possible, on va dans le Livandaï, là-bas on trouvera du boulot et on sera en sécurité, je

connais un peu de monde.

— Ouais, ça me paraît une bonne idée. Bon, écarte-toi maintenant, ça fait trop

longtemps que tu es près de moi, je ne voudrais pas qu’on croie que tu me dragues.

Mick freina un peu sa monture, le sourire aux lèvres. Finalement, Rodrès était plus

intéressant qu’il n’y paraissait. Ils continuèrent leur route tout le reste de la journée et mirent

pied à terre à la nuit tombée. Il fit comme à son habitude, distribua les ordres, prépara le

campement et s’attela au repas pendant que les autres s’occupaient des chevaux, faisaient

du feu et cherchaient de l’eau. Seul Gairn restait en retrait, la mine songeuse, marmottant

dans sa barbe une suite de mots incompréhensibles.

Ils mangèrent autour du feu sans parler, ils étaient épuisés et inquiets du

comportement de leur chef dont l’état se dégradait sérieusement. Le Chevalier Noir fut le

premier à s’étendre sur sa couche. Les mains croisées derrière la tête, il songeait à sa future

mission, persuadé d’être sur le bon chemin. Il ferma les yeux et peu à peu, il sombra dans le

néant. Il avait le sommeil lourd, peuplé de rêves de vengeance et les faits et gestes de ses

hommes lui importaient peu, car il croyait avoir été convaincant avec son idée de guilde. Ce

fut son ultime erreur.

Mick, lui, ne dormait pas en dépit de sa fatigue, il attendait son heure. Il épiait du coin

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 317


de l’œil l’attitude de son commandant. Il patienta deux longues heures et enfin certain qu’il

ne se réveillerait pas, il se leva doucement, alla vers Rodrès et lui secoua légèrement l’épaule.

Le guerrier se réveilla d’un coup, l’esprit en alerte. Sans un mot, il suivit Mick sans faire de

bruit.

Le jeune homme avait pris soin de faire attacher les chevaux un peu plus loin, sous

prétexte que l’herbe était plus fraîche et il s’était arrangé pour remplir les fontes de choses

utiles. Il avait tout ce qu’il fallait pour fuir sans manquer de rien pendant un moment. Il

détacha son cheval qui hennit doucement tout heureux de voir son maître et l’enfourcha d’un

mouvement fluide. De son côté, Rodrès n’avait pas perdu son temps et était déjà installé sur

sa monture. D’un signe de tête, ils se donnèrent le signal de départ et s’enfoncèrent dans la

nuit.

Ils parcourent ainsi une bonne dizaine de kilomètres avant d’entendre des bruits de

sabots derrière eux. Ils se jetèrent des regards affolés, ils avaient été repérés et le Chevalier

Noir allait leur faire payer très cher leur désertion. Ils arrêtèrent leur monture, il était inutile

de continuer à galoper et d’épuiser les bêtes, l’affrontement aurait lieu de toute façon, alors

autant faire vite, puisqu’ils ne pouvaient se cacher. Ils posèrent pied à terre en empoignant

leur arme et virent arriver au loin six cavaliers. Gairn avait envoyé tous ses soldats à leur

poursuite, songea ironiquement Mick.

Arrivés à leur niveau, les cavaliers firent halte, mais contre toute attente, ils restèrent

sur leur monture, sans montrer d’agressivité. Mick reconnut Elroy, un soldat tout juste sorti

de l’enfance.

— Eh ! Vous pensiez fuir sans nous ? Heureusement que je vous ai entendus tout à

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 318


l’heure. J’ai prévenu les autres et comme on était tous d’accord, on a attendu et on vous a

suivis. Et nous voilà, fit-il d’un air triomphant, un rien goguenard.

Mick cacha son soulagement. Finalement, tout se passait bien. Cela dit, il ne fallait pas

traîner.

— Bon, faut pas s’attarder, intervint Rodrès qui avait suivi ses pensées, parce qu’à

mon avis, vous avez dû faire un raffut du diable et le chef ne va pas tarder à rappliquer.

Tout le monde fut d’accord et la petite troupe reprit son chemin. Mick était stupéfait,

s’il avait su, il aurait proposé de fuir plus tôt. Et Gairn dans tout cela, qu’allait-il faire ? Il

secoua la tête, ça n’était plus son problème, désormais, il vivait pour lui. Il parcourut des yeux

la petite troupe qu’ils formaient, oui, tout était possible, une nouvelle vie commençait. Ils

galopèrent toute la nuit, mettant le plus de distance possible entre eux et le fou à qui ils

avaient obéi aveuglément tout ce temps. Et surtout, entre eux et cette guerre stupide.

Le soleil se leva sur un camp étrangement silencieux. Habituellement, le Chevalier

Noir était dérangé par le bruit des casseroles, la bonne odeur du café et les chuchotements

de ses soldats. Là rien, seul le chant des oiseaux lui tenait compagnie. Il se leva d’un bond et

ouvrit des yeux effarés sur un camp vide. Ses soldats avaient disparu, ils s’étaient enfuis

pendant la nuit, réalisa-t-il avec étonnement, puis avec rage. Ces couards avaient déserté,

tous ! Les huit derniers hommes qui formaient sa compagnie et qui devaient composer la

guilde de Tueurs de clans s’étaient enfuis pendant la nuit. Il tomba à genoux, se prit la tête

entre les mains et hurla longuement. Il manquait peu de choses pour le pousser dans la folie,

c’était chose faite. Il hurla longtemps, puis épuisé et perdu, il se laissa sombrer dans le

sommeil.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 319


Féniel sur les routes

Bien installé, Féniel jouissait du paysage qu’il avait sous les yeux, il s’était rarement

senti aussi bien. Détendu, sans rien d’autre à penser que lui et ses précieux livres. Il avait eu

le temps de regarder un peu et son intérêt avait été éveillé. Il était impatient d’arriver près

de la forêt des Sylves et de s’atteler à ses études. Cela allait lui prendre un temps

considérable, mais il y arriverait, il le savait ! Il était sur les routes depuis presque dix jours

et durant ce temps, il avait fureté dans les livres, chaque jour plus heureux de ses nouvelles

possessions. Rafiel lui avait fait un cadeau magnifique qu’il regretterait sans doute un jour.

Il cahota encore une petite heure avant de voir une auberge sur le bord de la route.

Parfait ! Il allait pouvoir dormir dans un bon lit ce soir. Il arrêta sa calèche et sauta

prestement sur le sol. Il se dégourdit les jambes, étonné de ne voir personne venir à sa

rencontre. Il avait l’habitude d’un peu plus de considération. Il entra dans une cour propre

et bien entretenue où quelques poules picoraient. Il s’engagea plus avant et vit enfin l’entrée

de l’auberge, qui avait plus l’air d’une grosse ferme, d’ailleurs.

Il ouvrit la porte et fut accueilli par un brouhaha impressionnant. Le lieu était plein à

craquer. Il héla une jeune fille qui posa à peine un regard sur lui.

— Je reviens dans un instant ! lui hurla-t-elle en s’empressant de servir une table.

Elle tenait un plateau chargé de victuailles et boissons.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 320


Féniel réalisa qu’il avait faim en sentant l’odeur de nourriture. Il chercha des yeux un

coin libre, mais toutes les tables étaient prises, il se résigna à aller au bar, où déjà un bon

nombre d’individus passablement éméchés étaient vautrés. Il s’inséra entre un jeune barbu

qui engloutissait un sandwich énorme entre deux grosses lampées de bière et un vieux qui

titubait sérieusement. Féniel se dit qu’avec un peu de chance, le vieux sombrerait rapidement

et laisserait un peu plus de place.

Un gros homme à la face lunaire surgit soudain devant lui. Il avait le visage rouge et

luisant de sueur et son odeur corporelle était à l’avenant.

— Et il veut quoi, le jeune homme ?

— Une bière, ce sera parfait, répondit Féniel.

L’homme se contenta de hocher la tête et une seconde plus tard, Féniel avait devant

lui une bière fraîche dans un verre qui paraissait à peu près propre. Il en but une longue

gorgée avant d’oser de nouveau demander quelque chose au gros monsieur qui s’agitait

comme un beau diable. Il put enfin de nouveau tenter sa chance lorsque l’individu passa

devant lui.

— Un repas, c’est possible ?

L’homme hocha la tête et siffla bruyamment. Immédiatement, une jeune fille se

matérialisa à ses côtés. Blonde et très jolie, Féniel prit beaucoup de plaisir à la regarder.

— Oui ? demanda la fille, une moue de lassitude accrochée aux lèvres.

— Oh pardon, je rêvais.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 321


Il n’avait pas l’habitude d’être négligé par les femmes, c’était plutôt le contraire, alors

la réaction de celle-ci était surprenante.

— Je voudrais un repas chaud. C’est possible ? demanda-t-il froidement.

— C’est une auberge ici, alors oui c’est possible, répondit-elle avec sécheresse.

Et avant qu’il ne puisse réagir, elle ajouta très vite :

— Nous avons des pommes de terre au four, des côtes de porc et une tarte aux fruits

rouges, ça ira ?

— Parfait.

— Alors, suivez-moi.

Elle se retourna et avança d’un pas vif entre les tables, sans même vérifier s’il la

suivait. Elle le conduisit à l’autre bout de la pièce et là, elle souleva une tenture qui donnait

sur un endroit spacieux et moins bruyant.

— Voici le restaurant. Choisissez une table, vous avez le choix.

Effectivement, quelques tables étaient occupées, mais il pouvait s’installer où il le

voulait. Il se dirigea vers le coin le plus calme, près d’une grande cheminée où crépitait un

bon feu. Il s’installa enfin, savourant le calme de l’endroit. Il était affamé et fourbu. Il chercha

la fille des yeux et constata avec dépit qu’elle avait disparu. Il haussa les épaules et parcourut

la pièce du regard. Vu de dehors, l’auberge ne paraissait pas si grande. Ce bâtiment était

étonnant. Il eut à peine le temps d’étudier la grande cheminée que la jeune fille réapparaissait

avec un plateau chargé. Elle posa brusquement une assiette remplie de pommes de terre et

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 322


de côtes de porc devant lui et une autre où trônait une belle part de tarte.

— Et voilà, fit-elle, prête à s’enfuir de nouveau.

— Attendez, demanda gentiment Féniel.

Cette fille commençait à lui chauffer les oreilles, il n’aimait pas les gens irascibles.

— Oui ? demanda-t-elle avec impatience.

— Vous avez des chambres ? Pour une nuit ?

— Il en reste une, je vous la réserve ?

— S’il vous plaît.

Et sur cet échange édifiant, la fille s’évapora de nouveau. Féniel soupira, mais n’insista

pas, il avait faim. Il mangea de bon appétit tout en se promettant de s’occuper d’elle plus tard.

Aucune femme ne lui résistait et ce n’est pas aujourd’hui que ça commencerait.

Mehielle s’accouda un instant au comptoir du bar. Elle avait mal aux pieds et tous ces

gens la saoulaient un peu. Ils étaient gentils pour la plupart, mais un peu lourds. Surtout

l’autre noble dans la salle à manger qui se prenait pour le roi du monde. Un mage sans doute,

il suait la magie par tous ses pores. Et elle était certaine aussi qu’il fricotait avec le mauvais

côté.

— Alors ma belle, fatiguée ? lui demanda Youri d’un ton bourru.

— Il y a beaucoup de monde, non ?

Youri regarda autour de lui d’un air songeur. Oui, c’était une grosse journée, surtout

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 323


pour un jour de semaine. Des choses étranges se passaient ces derniers temps et il ne se

sentait pas en sécurité. Il regarda longuement la jeune fille qui lui faisait face. Son petit

menton pointu et volontaire et ses incroyables yeux gris pleins de franchise le scrutaient

aussi. Youri eut un sourire attendri, il adorait cette gamine fougueuse et sauvage. Ils l’avaient,

lui et Soraya, recueillie il y a de cela quinze ans et ils savaient qu’elle était la plus belle chose

qui leur était arrivée.

— Ne t’inquiète pas ma poulette, ils vont bientôt partir et tu pourras aller dans ton

repaire. Tu auras largement le temps.

Mehielle eut un sourire mutin, Youri la connaissait très bien, il savait qu’elle ne vivait

que pour sa chère forêt.

— Mon cher père, tu es devin, je n’aspire qu’à cela, mais avant, il va falloir nettoyer

toutes ces saletés et sortir la viande saoule.

— Ah ça, c’est le rôle de ton père ! affirma la voix fluette de Soraya.

Petite femme d’à peine un mètre soixante, Soraya dégageait une énergie incroyable.

Elle posa sur sa fille des yeux pleins de tendresse. Qu’elle aimait cette jeune fille si étrange !

— Nous avons du personnel pour le rangement et le reste, nous nous en chargeons.

Allez, file !

Mehielle sauta au cou de sa mère, lui planta un gros bisou sur la joue et fit de même

avec son père. Elle les aimait tous les deux profondément, c’étaient des gens merveilleux. Elle

fronça le nez et eut un sourire moqueur.

— Une bonne douche papa, c’est indispensable.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 324


Youri grommela pour la forme, il se démenait depuis le matin entre les chevaux, les

vaches, les poules, les cochons et les moutons, sans parler de l’auberge et des clients

exigeants. Oui, il sentait mauvais, mais c’était de la bonne sueur, celle du travailleur. Il haussa

les épaules, renifla un peu et croisa le regard moqueur de Soraya.

— C’est bon, j’y vais, fit-il sur un ton résigné. Mais avant, je range les tables et les

retardataires.

Il s’en alla d’un pas joyeux, Youri était toujours de bonne humeur. Soraya poussa un

soupir. Entre son mari, un grand enfant au cœur tendre, et sa fille sauvageonne, la vie n’était

pas de tout repos, mais elle n’en changerait pour rien au monde. Elle ramassa un torchon

tombé à terre et se dirigea vers la cuisine, son refuge. Les employés savaient quoi faire, elle

n’avait pas besoin d’être derrière eux. Tout en rangeant les ustensiles, les casseroles et les

ingrédients, elle repensa au jour où ils avaient découvert un panier vagissant devant leur

porte. Ils étaient tout jeunes mariés et ils ne savaient pas encore que ce joli bébé serait le seul

qu’ils auraient. Soraya avait fondu devant les étranges yeux gris et Youri avait craqué devant

le sourire incroyable qu’elle lui avait adressé. Ils l’avaient appelé Mehielle et depuis, elle

éclairait leur vie. Ils ne savaient pas d’où elle venait, mais Soraya se disait souvent que

l’amour que la jeune fille portait à la forêt des Sylves avait sans doute son importance. Tant

que Mehielle était avec eux, tout allait bien. Elle regarda l’heure et fut effarée de voir que le

temps était passé si vite. Elle avait devant elle encore beaucoup de travail. Le repas du soir à

préparer et les chambres à vérifier. Elle avala vite fait un thé et se remit au travail avec

entrain.

Mehielle enfourcha Mutine sa jeune pouliche et galopa vivement jusqu’à la forêt. Elle

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 325


n’avait pas beaucoup de temps devant elle, sa mère aurait besoin d’aide ce soir, car elle

sentait qu’il y aurait autant de monde. Les gens avaient besoin de se regrouper, de se voir, il

se passait de drôles de choses, des mauvaises, et dans ces cas-là, tout le monde cherchait du

réconfort. Elle accéléra un peu et très vite, elle aperçut l’orée du bois. Elle arrêta son cheval

et sauta à terre, impatiente. Elle flatta l’encolure de sa jument qui lui souffla doucement dans

le cou.

— Tu ne bouges pas, hein ? Je reviens dans peu de temps.

Mutine hennit joyeusement, elle secoua sa crinière et commença à brouter, elle

attendrait sa maîtresse le temps qu’il faudrait. Rassurée, Mehielle entra dans la forêt. Très

vite, elle repéra le chemin et les signes. Enfin, elle allait la revoir. Elle marcha un petit

moment encore avant de remarquer une petite construction de fougères. Elle y entra et fut

étonnée de constater à quel point elle paraissait solide et spacieuse. Une petite toux discrète

se fit entendre dans son dos. Elle se retourna lentement et vit un homme qui lui souriait

gentiment.

— Elle va revenir, elle m’a dit de vous attendre. Je m’appelle Rufus. Et vous ?

— Mehielle. Que faites-vous ici ? C’est la première fois que je vois une personne dans

cette forêt, habituellement les gens en ont peur.

— Et vous ? lui répondit doucement Rufus.

Mehielle rit avec bonne humeur, cet homme lui plaisait, il paraissait très âgé quand

on plongeait ses yeux dans les siens et en même temps, jeune. Il était étrange, mais de la

même façon que l’était la forêt.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 326


— Je viens souvent ici pour m’imprégner de la forêt, sentir sa force, son odeur, ses

émotions. Je suis comme elle, enfin en partie tout au moins. Regardez, fit-elle en montrant

ses oreilles un peu pointues et légèrement décollées.

Elle avait soulevé sa longue chevelure blonde cendrée et Rufus remarqua un signe

très étrange tracé sur sa nuque. Elle relâcha ses cheveux et Rufus put aussi constater que la

jeune fille avait les yeux très en amande et les pommettes hautes. Une drôle de créature en

fait. Il réalisa soudainement que la fille ressemblait à Cassandre, d’une certaine manière. Il

en était à cette réflexion lorsque leur hôtesse fut devant eux, souriante et mystérieuse.

— Le temps des explications est venu, commença-t-elle. Si vous êtes ici tous les deux

aujourd’hui, c’est que le moment est arrivé.

Elle s’avança vers eux, les prit par la main et les entraîna à sa suite. Elle les fit s’asseoir

sur un lit de mousse odorant et s’installa face à eux.

— Mais que… commença Rufus.

Il n’eut pas le temps d’en dire plus, car elle lui mit délicatement un doigt sur les lèvres.

— Mon nom est Elwhinaï, je suis l’Esprit Créateur de cette planète, je suis un libre

esprit, mais attaché à ce monde. Et ce monde va mourir. Non, laissez-moi finir, les questions

viendront plus tard. Écoutez plutôt.

Elwhinaï s’installa plus confortablement, étalant sa longue robe autour de ses jambes

gracieuses. Mehielle était fascinée par ce qu’elle voyait, rarement elle avait eu l’occasion

d’être aussi près d’elle. L’être étrange qui lui faisait face ne ressemblait à aucun humain ni à

rien de ce qu’elle connaissait, d’ailleurs. Oui, Mehielle était prête à croire que cette jeune

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 327


femme était ce qu’elle prétendait être.

— Toi, Mehielle, tu es l’enfant de la Terre, mon enfant, créée par moi dans le creux de

mon ventre avec l’aide des Élémentaux. Tu es fille de l’air par tes étranges yeux gris ; fille de

l’eau pour ton âme pure ; fille du feu pour tes cheveux blond-roux ; fille de la terre pour ta

matrice, car tu as le pouvoir de créer, tout comme la terre. Tu es ma fille, fille du Temps, donc

immortelle. Tu donneras naissance à une race à part, celle des faÿs, qui sera la plus proche

de moi, la race des elfes. Mais le temps n’est pas venu, un jour, tu sauras quoi faire. Pour le

moment, je dois disparaître de ce monde, mon rôle se termine ici, tu es celle qui me

remplacera.

Avant que Mehielle ne puisse ouvrir la bouche, elle se tourna vers l’homme qui la

contemplait bouche bée, il paraissait désemparé, anéanti.

— Toi, Rufus, tu as été mon amour, le seul être qui a su me donner avant de prendre

et pour cela, je te propose de venir avec moi. Cassandre est un peu la sœur de Mehielle, elles

sont liées très fortement, elles se retrouveront en temps voulu, l’une fée, l’autre elfe. Que ton

âme soit rassurée mon aimé, tu ne partiras pas sans la savoir en sécurité. Mais ton temps

n’est pas encore advenu, tu reverras Cassandre avant de venir à moi. Maintenant, Rufus,

laisse-moi avec Mehielle, car je dois parler à mon enfant.

Rufus se leva, une expression confuse inscrite sur son visage. Que devait-il faire ? Il

sortit d’un pas chancelant, le teint livide. Que signifiait tout cela ? Il s’affaissa sur une grosse

pierre et les yeux perdus dans le vide, il attendit. Que faire ?

Mehielle bouillonnait d’impatience, elle savait qu’elle était différente, il suffisait

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 328


qu’elle se regarde dans un miroir pour s’en convaincre, mais fille de la Terre ? Elwhinaï se

leva et s’approcha d’un pas fluide vers sa fille. Elle contempla gravement cette jeune fille née

de son corps et se demanda pour la énième fois si elle avait eu raison. Mais il était trop tard

pour le regretter et lorsqu’elle voyait le petit visage si pur levé vers elle, elle ne doutait plus.

Elle prit le visage de sa fille entre ses mains et le posa contre son cœur. Pour la première fois,

elle s’autorisa un geste maternel. La jeune femme n’osait bouger ni respirer, elle savourait

cette étreinte, enfin elle se sentait chez elle. Elles restèrent un très long moment dans cette

position, puis Elwhinaï se détacha doucement.

— Nous avons peu de temps et beaucoup de choses à nous dire, tu dois être prête à

utiliser ton savoir et ton pouvoir. Tu es née de la Terre, tu es une enfant unique, et si j’ai pu

estomper certaines de tes particularités physiques, elles seront effacées le jour où tu seras

toi-même pleinement. Tu es encore jeune, tu grandiras moins vite que les humains, mais tu

es immortelle, alors il faudra te protéger. C’est pour cela qu’il me faut t’apprendre vite

certaines choses.

Avant que la jeune fille puisse lui poser des questions, elle continua :

— Le monde tel que tu le connais est destiné à mourir, et c’est sur un Nouveau Monde

que tu devras te construire. Alors, regarde-moi, pose tes mains sur mes tempes et concentre-

toi, je vais ouvrir mon esprit au tien et je te transmettrai tout mon savoir. Ensuite, je

verrouillerai ton esprit pour te protéger, mais le jour où tu auras besoin de ce savoir, il se

mettra à ta disposition. Il est nécessaire dans un premier temps que tu te fondes parmi les

humains. Il faudra te méfier d’eux, être très prudente. Bon, commençons.

Mehielle fit ce que sa mère lui demandait, elle plaça ses mains les doigts bien écartés

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 329


sur les tempes d’Elwhinaï et peu à peu, tout un flot de connaissances lui parvint, tellement

vite qu’elle avait du mal à en saisir le sens. Affolée, elle se laissa pourtant guider et c’est à

peine si elle se rendit compte que sa mère s’était éloignée d’elle. Elle n’avait plus aucune

notion du temps et sa tête la faisait affreusement souffrir. Elle sentit des lèvres douces et

chaudes sur son front, puis sombra dans l’inconscience.

Elwhinaï sortit prendre un peu l’air, établir un contact si étroit avec sa fille lui avait

procuré un bien immense, mais aussi une grande douleur. La douleur de savoir que plus

jamais, elle ne pourrait revivre cela. Elle eut un cri de désespoir et rejoignit Rufus qui lui

jetait des regards interrogateurs. Sentant sa détresse, il se leva et lui entoura les épaules.

Elwhinaï donnait beaucoup et ne savait pas demander, encore moins recevoir, il fallait être

prudent. Pourtant, là, elle se laissa faire, cherchant même à prolonger le contact.

— Il faut que nous partions, mais avant, Mehielle doit rejoindre son monde. Peux-tu

l’y amener ? Elle dort profondément et risque de faire un peu de fièvre, elle ne doit pas rester

ici seule, il lui faut l’entourage de ses parents adoptifs. Ils sauront s’occuper d’elle. Ensuite,

reviens, notre tâche n’est pas terminée, nous devons rencontrer un Gardien.

— Un Gardien ? osa demander Rufus.

— Oui, un de ceux qui protègent et enseignent. Ce sont des humains comme toi, mais

ils sont juste un peu plus éveillés. Nous devons parler à l’un d’entre eux. Fais vite ! implora-

t-elle.

Rufus s’en alla, des questions plein la tête. Il prit Mehielle dans ses bras, tout étonné

de la sentir si légère. La jeune fille dormait profondément, mais son sommeil paraissait agité.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 330


Il alla vers l’orée du bois, sachant qu’elle était venue par là, tout comme lui, il y a quelques

jours. Il avait perdu la notion du temps et depuis, beaucoup de choses étranges étaient

intervenues dans sa vie. Il ne lui avait pas fallu longtemps avant de retrouver Elwhinaï, elle

l’attendait un peu plus loin et une fois de plus, il s’était laissé emporter par la magie de sa

voix, de ses gestes. Il ne l’avait jamais oubliée et il fut heureux de constater qu’elle non plus.

Au début, il avait eu un peu honte de se montrer si vieux devant elle, alors qu’elle

n’avait pas changé d’un pouce. Elle était toujours aussi belle et mystérieuse. Elle l’avait

rapidement rassuré sur ce point en lui redonnant l’aspect qu’il avait à trente ans. Pour elle,

cela n’avait aucune importance, elle ne s’attachait pas à cela, seuls l’âme de Rufus et son

esprit l’avaient séduite, mais comme pour lui, cela avait de l’importance, elle avait exaucé son

souhait. Tout à ses pensées, c’est à peine s’il se rendit compte qu’il était déjà là où il devait

laisser la jeune fille. Encore un tour d’Elwhinaï, elle arrivait à faire à peu près n’importe quoi

dans cette forêt et n’importe où aussi. Et lui ? Que pouvait-il apporter à une telle créature ?

Il eut un soupir résigné, il l’aimait. Il déposa délicatement Mehielle sur le dos de la jument

qui ne broncha pas, puis il s’en retourna d’où il venait.

C’est à peine surpris qu’il se retrouva près d’Elwhinaï en un clin d’œil. Elle lui sourit

avec beaucoup d’amour et de compréhension. Elle connaissait ses doutes sans les

comprendre vraiment, mais elle savait la nature humaine complexe.

— Je suis bien avec toi, tu es celui qui me donne, celui qui me réconforte et cela n’a

pas de prix à mes yeux. Nous allons disparaître de ce monde, mais nous serons ensemble,

toujours, dans un ailleurs plus doux, plus fort aussi. Es-tu prêt à vivre ? Vraiment ?

Rufus ne comprenait pas tout ce qu’elle lui disait, mais pour elle, il était prêt à tout.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 331


Alors il se contenta de lui sourire. Que dire de plus ?

Elle lui prit la main et de nouveau, il fut emporté comme un fétu de paille. Ils allaient

boucler la boucle, le temps d’Elwhinaï était terminé sur ce monde mourant.

Mehielle se réveilla sur le dos de Mutine, la tête en feu. Elle se souvint vaguement d’un

échange très fort, mais c’était à peu près tout. Elle se sentait mal, fourbue et nauséeuse. Elle

arriva à l’auberge toute tremblante et frissonnante. C’est sa mère la première qui l’aperçut,

et voir sa fille couchée en travers de la jument lui affola le cœur. Elle accourut pour

l’empêcher de tomber, car Mehielle était pâle comme un linge et tenait à peine debout.

— Youri ! appela-t-elle d’une voix fébrile. Viens vite !

Youri arriva à toute allure et en voyant sa femme retenir leur fille, son cœur fit un

bond dans sa poitrine. Que s’était-il passé ? Il prit Mehielle dans ses bras et la porta à l’étage,

elle tremblait de tous ses membres et semblait inconsciente. Il la posa doucement sur son lit

et laissa Soraya lui prodiguer les premiers soins. Elle toucha le front de sa fille, il était brûlant.

La petite avait dû attraper froid, à force de se promener par tous les temps avec une simple

chemise.

— Va chercher une bassine d’eau froide, un linge propre et apporte-moi mes herbes.

Ah, et de l’eau bouillante ! Nous allons nous occuper de cette vilaine fièvre et ensuite nous

verrons. Je suis certaine que ce n’est rien, juste un coup de froid.

Soraya gardait ses craintes pour elle, car c’était la première fois que leur fille tombait

malade. La toute première fois. Elle la déshabilla, ne lui laissant que sa culotte et lui enfila du

mieux qu’elle put une chemise légère. Puis elle la mit sous les draps en ôtant les couvertures.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 332


Youri revint avec tout ce qu’elle avait demandé.

— Va en bas, recommanda Soraya, pour l’instant je n’ai pas besoin de toi et les clients

ne vont pas tarder à arriver. Heureusement, le repas est prêt, dis à Maris de s’occuper de la

cuisine, elle fera cela très bien, dis-lui que j’arrive dès que je le peux.

Youri hocha la tête et se pencha pour embrasser leur fille sur le front. Il eut un

mouvement de recul, il était brûlant. Inquiet, il s’en alla à son comptoir. Soraya prit un linge,

l’humidifia et le posa délicatement sur le front de Mehielle qui soupira légèrement. Puis, elle

broya quelques herbes, prit l’eau bouillante et les fit infuser. Une bonne odeur d’herbes

fraîches se fit sentir dans la chambre. Elle mit l’infusion dans une tasse et à l’aide d’une

pipette, elle fit avaler la potion à sa fille. Cela prit du temps, mais elle y parvint. L’odeur

d’herbes associée à l’infusion allait faire beaucoup de bien à Mehielle. Soraya soupira, posa

un baiser sur la joue de la jeune fille et descendit à son tour, elle ne pouvait rien faire de plus

dans l’immédiat, alors autant se rendre utile.

En bas, c’était le chaos, tout le monde se bousculait, toutes les places étaient prises et

même la salle du restaurant était pleine. En quelques minutes, elle mit de l’ordre autour

d’elle, au grand soulagement des employés et de son mari. Ils travaillèrent jusque tard dans

la nuit. C’est épuisés et inquiets, qu’ils eurent la surprise de voir un homme riche d’aspect les

interpeller froidement.

— J’attends la clé de ma chambre depuis ce midi, peut-être pourriez-vous…

Soraya l’observait d’un air effaré, effectivement elle se souvenait de lui, il avait dîné

puis était resté dans la salle à manger à lire, l’air ailleurs.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 333


— Oh, vous aviez réservé une chambre ?

— C’est bien cela oui, rétorqua l’homme. À une jeune fille…

— Mehielle, elle a dû oublier de nous en parler et elle est rentrée de sa promenade

malade, c’est sans doute la raison pour laquelle… Oh je m’égare, vous devez être épuisé, je

suis désolée, venez je vous accompagne dans votre chambre et si vous avez des affaires à

transporter, mon mari…

— Inutile, coupa l’inconnu, je me charge de mes bagages, je souhaite juste me reposer

pour cette nuit.

— Oh, oui bien sûr, balbutia Soraya.

Elle prit une clé dans un tiroir et la tendit à un Féniel particulièrement excédé. Il la

prit avec brutalité et haussa un sourcil.

— Quel numéro de chambre ?

— Euh, la 10. Sur le palier, intervint Youri, que l’attitude de l’homme agaçait.

Il comprenait sa colère, mais cela ne lui donnait pas le droit d’être impoli.

— Suivez-moi, je vais vous montrer.

Soraya lui sourit avec reconnaissance, soupira et fonça dans la chambre de sa fille.

Elle n’avait cessé de penser à elle de toute la soirée.

La chambre était plongée dans la pénombre, seule une bougie éclairait un peu la pièce.

Mehielle paraissait dormir profondément. Soraya toucha son front, tout semblait redevenu

normal. Mehielle ouvrit un peu les yeux, sourit à sa mère et replongea dans le sommeil.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 334


Rassurée, Soraya sortit sur la pointe des pieds et rejoignit sa propre chambre. Elle se

déshabillait lorsque Youri fit irruption dans la chambre.

— Alors ? s’enquit-il.

— Elle va mieux, la fièvre est tombée, je pense que notre fille grandit et que par

moments, le corps réagit de cette manière. Si cela avait été plus grave, elle serait encore

malade. Là, elle se reposait. Son front était tiède et elle paraissait sereine.

— Alors je suis soulagé. J’avoue n’avoir pensé qu’à ça de toute la soirée. Et cet homme,

cet étranger si hautain ne m’inspire pas confiance, il est bizarre et il a des airs de grand

seigneur qui me hérissent. J’espère qu’il ne va pas s’éterniser ici.

Soraya regarda son mari avec étonnement, il était rare qu’il juge un client de cette

manière. Même si les affaires étaient bonnes, une chambre occupée le plus longtemps

possible n’était pas à dédaigner. Pourtant, elle aussi partageait son sentiment. L’étranger lui

donnait la chair de poule.

— T’a-t-il donné son nom ?

Youri se gratta le menton, en fait non. L’inconnu n’avait donné aucun nom, il s’était

montré impatient, discourtois, mais rien d’autre. Youri admettait aussi que le fait d’attendre

sa clé toute la journée n’avait pas dû arranger son humeur.

— Non, je ne sais rien de lui, sinon qu’il doit avoir les moyens, vu ses vêtements et la

calèche dans laquelle il voyage. Bon, ajouta-t-il en finissant de se déshabiller et se mettant au

lit, on verra cela demain, je suis épuisé. Et tu dois l’être aussi, ma chérie.

Youri passa une main affectueuse sur la joue de sa femme, que ferait-il sans elle ?

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 335


— Oh oui, une bonne nuit de sommeil me fera le plus grand bien, j’ai dans l’idée que

demain, nous n’allons pas chômer non plus.

Soraya se blottit contre son mari et elle sombra instantanément dans le sommeil.

Youri éteignit la bougie, mais resta un long moment les yeux ouverts dans le noir à réfléchir.

Les temps changeaient et il n’était pas certain d’aimer cela. Il soupira, ôta délicatement le

bras de sa femme qui lui barrait la poitrine, se tourna sur le côté et enfin, sombra dans le

sommeil.

Dans sa chambre, Mehielle rêvait, son esprit en ébullition s’était apaisé, elle voyageait

et son périple comportait d’étranges scènes de vies. C’était elle et en même temps une autre,

plus âgée, plus libre, elle était dans une ville portuaire, puis sur un bateau, des bribes de

conversations lui revenaient en mémoire, deux filles revenaient régulièrement dans ses

songes. Qui étaient-elles ? Mehielle aimait cette sensation étrange de vivre une autre

existence, de voyager dans le temps, car elle était certaine que ce rêve était réalité.

Elle se réveilla le lendemain matin, l’esprit reposé et l’âme en paix, elle savait enfin

qui elle était. Restait maintenant à comprendre pourquoi elle « voyageait » de cette façon.

Quel était le but de tout cela ? Pourquoi ces deux filles en particulier ? Il fallait qu’elle

apprenne et peu à peu, le dessein du Façonneur lui apparaîtrait. Elle prit une bonne douche,

s’habilla rapidement et fonça dans les escaliers. Son père et sa mère étaient à pied d’œuvre,

Soraya confectionnait tartes et gâteaux, son père rangeait la salle, Soraya s’arrêta de

travailler dès qu’elle l’aperçut. Elle s’essuya les mains sur son tablier et Mehielle se jeta dans

ses bras et lui planta un gros baiser sur la joue.

— Je meurs de faim !

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 336


— Ah, c’est une bonne chose ! intervint son père qui l’avait entendue. Tiens, je

prendrais bien un petit en-cas moi aussi !

— Tu as assez mangé gros gourmand, mais bon, un petit café et quelques petits

gâteaux ne te feront pas de mal, je pense. Et toi ma chérie ? Un bon chocolat ? De la brioche

toute fraîche ?

— Oui, tout ça ! s’exclama-t-elle joyeusement en s’écartant de sa mère et en se jetant

au cou de son père.

— Ah ! roucoula Youri de bonheur, en serrant sa fille tendrement. On va se régaler !

Ils s’attablèrent et entamèrent un copieux petit déjeuner. Ils discutaient joyeusement

entre deux bouchées, savourant le bonheur d’être ensemble. Soraya regardait le tableau que

formaient le père et la fille et ne put s’empêcher de remarquer leurs différences. Youri grand

et fort, aux larges épaules, les cheveux et yeux noirs et le teint mat et à côté, leur fille longue

et fine, toute en muscles, aux cheveux blond-roux et aux étranges yeux gris. Opposés, mais

débordants d’affection l’un pour l’autre. Elle eut un sourire attendri, elle aurait aimé que ce

moment de complicité dure toujours. Un claquement de porte la sortit de sa rêverie, au pas,

elle reconnut Gails, un de leur employé. La journée démarrait cette fois pour de bon.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 337


Isthir et Lilia

Lilia galopa un long moment le premier jour, elle voulait aller vite. Puis, peu à peu, elle

décida de prendre un peu son temps, elle avait besoin de réfléchir avant de rencontrer les

autres. Elle voulait aussi en apprendre un peu plus sur sa sœur et profiter de ce moment

privilégié le mieux possible. Elle voyageait à cheval et dès qu’elle le pouvait, elle dormait dans

des auberges. Le plus souvent, elle trouvait des endroits où poser son campement et elle était

heureuse de partager ces moments d’intimité avec elle. C’était parfois un peu étrange et

effrayant de parler avec un esprit, mais elle s’y faisait et surtout, Isthir lui donnait le courage

nécessaire pour avancer. Elle ignorait exactement ce qui l’attendait là où elle était appelée,

mais elle se doutait que beaucoup de choses allaient changer pour elle et surtout, elle savait

intuitivement que la planète elle-même se modifiait. Tout autour d’elle, la nature n’était plus

aussi belle ni aussi attrayante. Heureusement qu’elle avait de quoi se nourrir et suffisamment

d’argent, car elle trouvait rarement des fruits sur des arbres qui autrefois en regorgeaient et

puis sa sœur était une mine de renseignements. En tant qu’esprit, elle pouvait accéder à un

niveau de savoir peu accessible aux humains.

— Tu ne trouves pas qu’ici tout est plus sombre ? demanda Isthir qui promenait son

regard lumineux sur le paysage qui l’entourait.

— Oui, c’est vrai, acquiesça Lilia, depuis que nous sommes sur la route des Ports, c’est

comme cela.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 338


— Ça me donne des frissons, j’ai hâte de prendre le bateau.

— Un voyage en mer ! s’extasia Isthir. Je crois que je vais adorer cela.

— Oh pas moi, se plaignit sa sœur, je pense que je vais être malade. Tu te rappelles

comment maman s’était plainte de la croisière que notre père avait organisée pour elle ?

Malade à l’aller et au retour, j’ai peur d’être comme elle.

— Et si tu étais comme papa, plutôt ? Lui, il a adoré naviguer, il aime l’eau.

— Bon, on verra. De toute manière, je n’ai pas le choix donc…

— Je ne suis pas inquiète, rassura sa sœur, tu as beaucoup changé et je crois que ce

genre de désagréments ne te touchera plus.

— Fasse que tu aies raison, soupira Lilia.

Elles continuèrent leur chemin, pressées maintenant d’arriver au port, cet endroit ne

leur plaisait pas, il suintait le mal, comme si quelque chose de grave s’était passé ici. Pourtant,

leur continent n’était pas encore touché par la guerre, l’empereur Rathen n’avait pas encore

envoyé ses troupes chez eux. Mais cela n’allait pas tarder, il était trop avide de pouvoir, bien

que la mer des Glyphes soit un obstacle non négligeable. La traversée serait difficile pour des

guerriers lourdement armés. Elles restèrent silencieuses un long moment, cet endroit les

oppressait.

Puis, peu à peu, une odeur d’iode chatouilla leurs narines, l’air marin leur remit les

idées en place et c’est le cœur plus léger qu’elles entrèrent dans le port des Urnes. C’était une

petite ville portuaire construite tout en longueur, qui regorgeait de tavernes, auberges,

échoppes et boutiques en tous genres. Les habitations avaient volontairement été

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 339


construites loin du port afin d’éviter aux habitants les dérangements qu’un endroit de ce

genre pouvait causer. C’était une petite ville bruyante, vivante et un peu impressionnante

pour deux jeunes filles peu habituées à voyager et encore moins à rencontrer des individus

peu recommandables.

Elles ne savaient par où commencer et la peur de se faire dévaliser, ou pire,

commençait à les titiller. Elles optèrent pour demander de l’aide. Mais à qui ? Ici, tout le

monde avait un air plus ou moins louche. Des hommes et des femmes qui n’inspiraient pas

confiance, pour la plupart d’entre eux. Elles ne savaient où se renseigner. L’air perdu de Lilia

aurait pu leur attirer des ennuis si une jeune fille ne les avait repérées.

Mehielle vit arriver Lilia de loin. Juchée sur un bon cheval, elle ne passait pas

inaperçue. L’étrangère dans toute sa splendeur, se dit la jeune fille en secouant la tête, une

voyageuse imprudente ! Ici, elle ne fera pas long feu ! Aussi, Mehielle se porta volontaire pour

lui venir en aide, après tout elle était là pour ça… Elle s’approcha de la fille d’une démarche

féline et assurée. Tout le monde sur le port connaissait Mehielle et tous savaient qu’il ne

fallait pas se mettre en travers de son chemin lorsqu’elle avait décidé quelque chose.

Beaucoup eurent des regrets en la voyant se diriger vers la jeune fille. Une jeune

colombe à détrousser qui leur passait sous le nez était rageant. Mais aucun ne chercha de

noises à la jeune femme qui avait jeté son dévolu sur elle. Mehielle de la Treille, fille du roi

du même nom, venait de marquer son territoire. Elle se posa à hauteur de Lilia armée de son

plus beau sourire.

— Je suppose qu’un peu d’aide serait la bienvenue, vous me semblez un peu perdue.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 340


Lilia posa des yeux écarquillés sur la jeune fille qui venait de les interpeller. Elle

n’avait jamais rien vu de tel ! Isthir, tapie dans le col du manteau de sa sœur, observait la

scène avec grand intérêt. L’énergie que dégageait la jeune fille était incroyable.

— Oh, ce n’est pas de refus, je suis un peu égarée et je ne sais pas comment faire pour

prendre un bateau.

— Alors vous êtes tombée sur la bonne personne. Je vais vous servir de guide si vous

le voulez bien, proposa Mehielle avec son plus beau sourire.

— Oh, vous feriez cela ? Comme c’est aimable !

— N’est-ce pas ? se moqua un peu Mehielle. Pour commencer, vous devriez vous

débarrasser de votre monture, vous ne pourrez pas l’embarquer. Ensuite, nous trouverons

une bonne auberge, car vous ne trouverez pas de bateau au départ aujourd’hui.

— Nous, je… se reprit vivement Lilia, ne pourrai pas voyager aujourd’hui ?

— Eh non ! répondit Mehielle en plissant les yeux, ici les départs pour les longues

traversées ont lieu à l’aube pour la plupart. Les bateaux entrent à tous moments, alors il faut

bien planifier tout ça pour que le port ne soit pas embouteillé. Descendez et suivez-moi, on

va d’abord s’occuper du cheval.

Elle se promit de chercher un peu plus tard la signification de ce « nous ». Sans plus

attendre, Mehielle s’éloigna d’un pas rapide. Isthir observa d’un air dubitatif cette fille longue

et tout en muscles s’éloigner d’elles, mais décida de rester invisible. Lilia descendit de cheval

tout en se demandant si elle ne commettait pas une bêtise en faisant confiance à cette fille

étrange. Mais comme elle n’avait pas d’autres solutions, elle la suivit.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 341


— Sois prudente, chuchota-t-elle à sa sœur, on ne connaît personne ici, on ne sait pas

sur qui on peut tomber.

— Elle a l’air étrange, mais honnête, répondit Lilia. Et son idée d’auberge me plaît

beaucoup. Je suis fourbue et je sens mauvais.

— Pourquoi pas, après tout ? capitula Isthir. Tu es fatiguée et nous ne savons pas où

aller, tentons donc de lui faire confiance.

Lilia prit la bride de son cheval et suivit la jeune fille qui marchait d’un bon pas, à

quelques mètres d’elle. Elles passèrent par des ruelles aux odeurs plutôt fortes et entrèrent

dans une impasse. Isthir lança un regard affolé à Lilia qui lui adressa un sourire mutin. Elle

se sentait en sécurité avec elle, sans savoir exactement pourquoi. Au grand soulagement

d’Isthir, elles entrèrent dans une cour intérieure où piaffaient plusieurs chevaux. Au moins,

elles étaient au bon endroit pour vendre leur monture.

La jeune fille parlait avec un homme grand et fort qui faisait de grands gestes. Puis,

l’homme s’approcha du cheval sans même adresser un regard à Lilia. Il palpa la bête, vérifia

les dents, les oreilles, les yeux et les pattes. Finalement, il fit un signe de la main à la jeune

fille, l’affaire était conclue. Ravie, Mehielle lui adressa un grand sourire, elle aimait que les

choses tournent comme elle le désirait et puis le vendeur de chevaux faisait une belle affaire.

— Voilà, votre cheval est vendu ! Prenez vos affaires, moi je vais chercher l’argent.

Ensuite, nous irons à l’auberge, je crois qu’un bon bain et un peu de repos vous feraient le

plus grand bien. Ah, je m’appelle Mehielle et vous êtes Lilia, non ? Je vous attendais un peu

plus tôt… Mais bon vous êtes là, c’est l’essentiel. Attendez-moi là.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 342


Elle se dirigea vers l’homme qui tenait dans la main une liasse de billets. Elle le

remercia chaleureusement et prit l’argent. Puis, elle revint vers Lilia et lui tendit l’argent sans

un mot.

— On y va, ce n’est pas très loin.

Lilia se mit à sa hauteur en tenant les billets. Elle se demandait comment cette fille

savait qui elle était.

— Mais vous avez dit m’attendre… Comment est-ce possible ?

— Votre père a envoyé un messager à mon père et voilà. Apparemment, il savait que

vous deviez prendre le bateau, il m’a suffi de me rendre au port le plus proche.

— Notre père et le vôtre se connaissent ?

— Oui, très bien même et je crois pouvoir dire qu’ils sont amis de longue date.

— Mais pourquoi ? Et qui est-ce ? s’étonna Lilia.

Mehielle soupira, cette fille était très naïve et pas du tout aguerrie pour faire face au

monde. Elle leva un sourcil et toisa Lilia avec une moue sceptique. Elle se demandait ce

qu’elle faisait là, cela cachait quelque chose et elle était très curieuse.

— Allons d’abord à l’auberge et je vous expliquerai tout.

Lilia se tut et suivit Mehielle sans ajouter un mot. Le ton de la jeune fille avait suffi à

lui faire comprendre que ce n’était pas le moment des questions. Mehielle était sur ses gardes

et même si elle savait que les malfrats du port ne lui chercheraient pas d’ennuis, elle doutait

que les détrousseurs venus d’autres contrées soient aussi conciliants. Elle gardait l’œil

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 343


ouvert et la main serrée sur son épée, juste au cas où. Pour aller à l’Auberge de la Licorne

Noire, il fallait traverser une ruelle malfamée et elle se méfiait des gens qui la fréquentaient.

Heureusement, elles ne furent pas inquiétées, le bouche-à-oreille avait dû circuler et

une fois de plus, sa réputation l’avait précédée. Enfin, elles entrèrent dans la partie de la ville

la plus opulente. Toute de suite, Lilia se sentit chez elle, les boutiques ressemblaient à ce

qu’elle connaissait et à sa grande joie, elle vit même des pâtisseries.

— J’ai une idée, lâcha soudain Mehielle. On va changer vos vêtements, car des robes

sur un bateau, ce n’est pas pratique, surtout entourées de marins parfois peu reluisants.

— Que voulez-vous dire ? s’alarma Lilia.

— Simplement qu’un bon pantalon, des bottes et une chemise permettent plus de

mouvements. D’ailleurs, je me demande comment vous avez fait pour chevaucher dans votre

accoutrement.

— Oh c’est très facile, nos jupes sont faites pour cela, contra Lilia. Mais je ne vais pas

m’habiller comme vous tout de même ? s’affola-t-elle.

Mehielle eut un large sourire. Elle aimait bien cette Lilia, si fraîche et si rose. Naïve et

sans doute très attachée à ses jupes.

— Si, exactement ! Ainsi, vous passerez un peu plus inaperçue et en plus, vous pourrez

vous déplacer plus vite. Venez, je connais une boutique où vous serez bien accueillies et

conseillées.

— Euh… Je ne crois pas que ce soit une bonne idée, tenta Lilia.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 344


— Si, en fait, si, l’idée me paraît bonne au contraire, coupa Isthir en apparaissant

soudainement, nous avons encore du voyage à faire et sans ces jupes volumineuses et

inconfortables, tu t’en sortiras mieux. Rappelle-toi à quel point c’était gênant quand il fallait

dormir à la belle étoile, pour tes ablutions et sans parler du reste. Mehielle a raison, il nous

faut voyager plus léger et plus pratique. Regarde-la, elle a l’air parfaitement à l’aise et c’est

confortable en plus.

Dépitée, Lilia baissa la tête, elle savait qu’Isthir avait raison. Pourtant elle adorait ses

jolies robes. Enfin, un pantalon pouvait sans doute être drôle à porter. Soudain, elle se rendit

compte de ce que venait de faire Isthir. Elle mit une main devant sa bouche en regardant

Mehielle les yeux ronds.

Mehielle se contenta de hausser les épaules et lui fit un clin d’œil, visiblement cela ne

la perturbait pas plus que cela de voir un esprit.

— Nous parlerons de cela plus tard. Je vous suggère en attendant de rester cachée,

conseilla-t-elle à Isthir.

Isthir s’empressa de suivre ce conseil et retourna dans les cheveux de Lilia. Elles

arrivèrent rapidement devant une boutique qui époustoufla Lilia, elle ne pensait pas qu’il

puisse exister de tels endroits. Tout était immense et la petite femme qui vint vers eux en

tendant les bras vers Mehielle n’avait rien de la vendeuse habituelle. Elle portait un pantalon

de cuir moulant, une chemise blanche très large et une épée courte pendait le long de sa

cuisse gauche.

— Mehielle, quelle joie de te voir ! fit-elle en serrant la jeune fille contre son cœur. Tu

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 345


m’amènes une amie ? Voyons voir ça, jaugea-t-elle en se reculant et en scrutant longuement

la jeune fille.

— Carina, je suis heureuse de te voir moi aussi. Oui, ma compagne aurait besoin d’une

tenue un peu plus pratique et d’une autre de rechange. Je pense que quelques chemises en

plus, une cape bien chaude pour la traversée et de quoi dormir sur un bateau lui seraient très

utiles aussi.

Elle fronça les sourcils et ajouta :

— Pas d’armes, je serai là en cas de soucis.

— Oh, vous venez avec moi ? s’exclama Lilia. Mais pourquoi ?

— J’ai des choses à faire dans la forêt des Sylves. C’est là que vous vous rendez, il me

semble ?

— Euh… oui, balbutia Lilia un peu décontenancée.

Elle ne savait pas elle-même où elle allait exactement.

— Mais qui êtes-vous ? finit-elle par demander.

Mehielle eut un sourire en coin, elle aimait cultiver le mystère et puis ça l’amusait de

cacher sa véritable identité.

— Quoi ? Tu ne lui as rien dit ? gronda Carina affectueusement. Allons Mehielle, quand

cesseras-tu de jouer ? Dis-lui qui tu es, ne vois-tu pas qu’elle est inquiète ?

Carina secoua la tête

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 346


— Vas-tu grandir enfin ?

— J’ai bien le temps pour cela, j’ai toute une portée de cousines qui se chargent d’être

très grandes à ma place et mes frères sont suffisamment matures pour quatre, rétorqua

Mehielle. Mais bon, tu as raison, elle finira par le savoir de toute façon.

Elle se tourna vers Lilia, une lueur joyeuse dans les yeux.

— Je suis la fille du roi d’Arakan, Mehielle de la Treille pour vous servir, annonça-t-

elle en esquissant une courbette.

Lilia en resta bouche bée et sentit un frémissement dans ses cheveux, Isthir devait

être estomaquée aussi, car une princesse ne pouvait pas se comporter de cette manière !

Non ! Impossible… Habillée en garçon et portant une arme, qui plus est ! Comment son père

pouvait tolérer tout cela ? Puis, Lilia se dit que sa situation n’était pas si différente, elle aussi

se déplaçait seule et ne se comportait pas comme une fille de bonne famille.

— Cela explique votre comportement étrange, vous êtes une fille peu commune,

Mehielle de la Treille, et je crois que votre aide sera la bienvenue. Oh oui ! s’enthousiasma-t-

elle, vous êtes tellement différente et j’aime découvrir de nouvelles choses.

— Bien, fit Mehielle, voilà une bonne chose de faite. Maintenant les vêtements et

ensuite l’auberge, demain nous avons une grosse journée et si vous n’êtes pas habituées à

voyager en bateau, il va vous falloir des forces.

— La traversée dure combien de temps ? interrogea Lilia.

— Cinq jours ou une semaine maximum si tout va bien. Le passage du Trans qui va

vers le port des Galates est assez difficile, mais si le temps est clément, cela ira assez vite.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 347


Pendant que les filles faisaient connaissance, Carina s’activait au fond de la boutique,

elle triait, prenait, reposait pour enfin revenir avec les bras chargés de vêtements. Elle

installa le tout sur une grande table et tendit un ensemble à Lilia.

— Allez m’essayer cela, commanda-t-elle, je pense que c’est à votre taille et si tout va

bien, je vous fais un paquet avec le reste. J’ai choisi du fonctionnel et de quoi vous changer.

Ah, et j’ai mis quelques sous-vêtements de coton, plus commodes lorsqu’on voyage.

Lilia alla dans une cabine pour essayer sa nouvelle tenue. Elle était excitée et

impatiente de voir de quoi elle avait l’air en pantalon. Carina en profita pour questionner un

peu Mehielle. Cette fille vadrouillait partout et était une mine de renseignements.

— Pourquoi pars-tu avec elle ?

Mehielle soupira et son regard se fit plus grave. Un peu fantasque et insouciante,

c’était en fait une jeune fille responsable et volontaire. Très tôt, elle avait montré des

capacités pour le combat et le renseignement. Peu de gens le savaient, mais Mehielle

travaillait pour son père, elle parcourait le monde depuis l’âge de dix-sept ans. Aujourd’hui,

à vingt-deux ans, elle en savait long sur la nature humaine et ses penchants malsains.

— Les clans sont en guerre, dévoila Mehielle, mais cela n’est pas le pire, il se passe des

choses étranges et effrayantes, c’est pour cela que je pars avec Lilia, je veux voir par moi-

même l’étendue du désastre.

— C’est si grave que cela ? s’inquiéta Carina.

— D’après Ritys oui, il pense que nous allons vers un changement radical de vie, que

le monde tel que nous le connaissons est sur le point de disparaître.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 348


Carina eut un hoquet de stupeur et la peur s’inscrivit sur ses traits. Elle savait que

Ritys n’était pas du genre à dévoiler des événements sans être certain de son fait. S’il

annonçait de grands malheurs, c’est qu’ils allaient arriver. Elle allait poser une nouvelle

question lorsque Lilia revint vers elles, rougissante.

— Vous êtes superbe ! assura Carina avec effusion. Cela vous va à ravir. Bon, je vous

fais un paquet de tout cela, dit-elle en emballant les effets d’une main habile.

Elle s’activait fébrilement, inquiète de ce que lui avait révélé Mehielle et impatiente

d’aller consulter son propre réseau d’informations. Sur Arakan, les femmes avaient autant

d’importance et de responsabilités que les hommes et elles en profitaient largement. Il n’était

pas rare de voir une femme dans les armées du roi ou encore posséder son propre réseau

d’informations et de renseignements, ce qui était le cas de Carina. Sa boutique était une

couverture, rentable et sûre. Elle eut vite fait de tout empaqueter et tendit le tout aux jeunes

filles. Mehielle lui fit un clin d’œil rassurant, la paya largement et s’en alla avec une Lilia

passablement énervée et un peu gênée.

Pourtant, une fois dehors, pas un regard accusateur ne se posa sur elles, ici les gens

en avaient vu d’autres. Elle se détendit peu à peu et c’est complètement rassurée qu’elle entra

dans l’Auberge de la Licorne Noire plutôt vide à cette heure de la journée. L’aubergiste, un

homme rond comme une barrique, s’avança vers elles, ravi d’avoir de la clientèle. Mehielle

de la Treille était une bonne cliente, exigeante, mais qui payait rubis sur l’ongle.

— Majesté, quel plaisir de vous revoir ! Votre chambre est disponible, selon votre

désir.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 349


— Parfait Javier, elle se tourna vers Lilia, une chambre avec bain ? demanda-t-elle.

Lilia n’eut pas besoin de réfléchir longtemps pour se décider. L’aubergiste eut un

sourire plus large encore et leur demanda de le suivre. Ils montèrent un large escalier en

colimaçon et débouchèrent sur un corridor qui desservait six chambres. Mehielle prit la clé

que lui tendait Javier et se dirigea vers sa propre chambre. Lilia fit de même, la sienne se

situait juste à côté. Javier leur demanda si elles avaient besoin d’autre chose et s’éclipsa

discrètement lorsque les filles lui firent non de la tête.

Enfin seules et en sécurité, Lilia profita de ce moment de répit pour se préparer un

bain moussant somptueux. Enfin détendue, elle pouvait repenser sereinement à tout ce qui

leur était arrivé ces derniers jours. Au sortir de son bain, elle remarqua un mot de Mehielle

glissé sous sa porte qui lui proposait de se retrouver un peu plus tard dans la soirée pour le

repas et lui conseillait de se reposer un peu.

Pendant ce temps, la princesse de la Treille n’était pas restée inactive. Elle s’était

rendue au port pour réserver deux places sur un bateau en partance pour le continent de

l’Astrée dès le lendemain. Puis, elle avait rendu visite à quelques amis et s’était chargée de

quelques courses. Sur un bateau, mieux valait prévoir un peu de tout. Elle avait rejoint

ensuite Lilia à l’auberge. Elle trouvait cette fille étrange et plus particulièrement l’esprit

qu’elle promenait avec elle. Elle la trouvait un peu naïve aussi, mais quelque chose lui disait

qu’elle saurait se défendre en cas de nécessité. Sa présence était justement requise pour

éviter cela. Son intuition lui soufflait que Lilia devait rester aussi discrète que possible.

Lilia descendit dans la salle à manger de l’auberge en début de soirée. Elle espérait

que Mehielle ne tarderait pas, elle avait très faim. Elle s’installa à une table près de l’entrée

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 350


pour ne pas la rater et fut soulagée lorsqu’elle l’aperçut enfin. Elle lui fit un signe de main

enthousiaste et l’invita à la rejoindre. Affamée, Mehielle ne se fit pas prier.

Elles mangèrent en discutant joyeusement, Lilia était de bonne compagnie et Mehielle

avait besoin de se détendre un peu.

— Nous prenons le bateau demain matin tôt.

— Comment as-tu fait ?

— Rien de plus facile, les bateaux qui partent le matin se préparent l’après-midi, il

suffit de se renseigner un peu et de chercher celui qui n’a pas les cales pleines et qui va là où

on a besoin d’aller. Finalement, la traversée va durer une bonne semaine, je crois, car le

capitaine a prévu un petit détour pour éviter un passage dangereux. Ce n’est pas une bonne

période pour naviguer, les courants sont parfois violents à cette époque de l’année. Nous

partons à l’aube, alors une bonne nuit de sommeil sera la bienvenue, car sur un bateau on

dort assez mal.

Elles se levèrent toutes les deux, conscientes que le trajet ne serait peut-être pas une

partie de plaisir. Elles montèrent dans leurs chambres silencieusement, chacune plongée

dans ses pensées.

Une fois seule, Mehielle repensa à la conversation qu’elle avait eue avec Lilia. Elle avait

appris beaucoup, plus qu’elle n’en avait dit, mais le mystère Isthir restait entier et la curiosité

de Mehielle n’en était que plus vive. Comment une telle chose était-elle possible ? Devenir un

esprit conscient en ce monde ? Elle se promit d’éclaircir cette énigme plus tard. Pour le

moment, elle avait des choses plus urgentes à faire. Elle fit le point sur sa propre mission et

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 351


satisfaite, se coucha. À peine plongée dans le sommeil, elle se retrouva une fois encore dans

la forêt des Sylves avec un étrange sentiment de bien-être. Dans ses rêves, souvent intenses,

elle voyait les mêmes personnes, la même auberge et possédait un cheval nommé Mutine. À

son réveil, elle eut la sensation d’avoir vécu une autre histoire, d’avoir fait un saut dans le

temps. Elle faisait ces étranges rêves depuis… Depuis toujours en fait, réalisa-t-elle, et cela lui

procurait beaucoup de plaisir, elle adorait ce qu’elle y faisait. Elle fit une toilette rapide,

s’habilla, prit son sac et alla réveiller Lilia.

Lilia se leva d’un bond en entendant les coups portés à la porte et se prépara

rapidement. Encore un peu gênée par son accoutrement, elle descendit dans la grande salle,

espérant qu’il n’y aurait personne. Elle fut accueillie par Mehielle et eut la surprise de trouver

la salle comble.

— Tous les marins prennent un dernier bon repas avant d’embarquer et cette

auberge sert les meilleurs petits déjeuners de la ville, lui expliqua-t-elle en voyant l’air ahuri

et mal à l’aise de la jeune fille. Viens, j’ai trouvé une table, mange tout ce que tu peux,

conseilla-t-elle, parce que je ne suis pas certaine que tu puisses le garder longtemps.

— On risque d’être malades ? s’inquiéta Lilia.

— Certains ont le mal de mer, reconnut Mehielle. Mais je ne pense pas que ce soit ton

cas, l’histoire que tu m’as racontée hier soir me dit que tu es immunisée contre ça. Contre

beaucoup de choses d’ailleurs, ajouta-t-elle.

— Que veux-tu dire ?

— Juste que vous êtes deux jeunes filles spéciales et que votre histoire n’est pas

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 352


banale. Mais ce n’est pas l’endroit ni le moment pour en parler. Je suis encore avec toi pour

une certaine durée, nous pourrons nous raconter nos petits secrets.

Lilia acquiesça de la tête, soulagée que personne ne fasse attention à elle. Elle aussi

avait beaucoup de questions à poser à Mehielle. Elle se doutait que la jeune fille était

particulière, peut-être même plus qu’elle et sa sœur. Une princesse ne se comportait pas de

cette manière. Elles mangèrent rapidement, firent leurs bagages, payèrent la note et s’en

allèrent dans les ruelles encore sombres. Le soleil n’allait pas tarder à se lever. Elles

arrivèrent au port et Mehielle les conduisit vers un bateau somptueux, un voilier à trois-mâts,

spacieux et visiblement bien entretenu. Elles furent accueillies par le capitaine en personne.

— Majesté, fit l’homme en esquissant une légère courbette.

— Oh, Stéphane, arrêtez vos simagrées, vous me connaissez depuis suffisamment

longtemps pour m’épargner cela.

— Effectivement princesse, alors je dirai simplement bienvenue à bord !

— Merci capitaine. Je vous présente Lilia, elle vient de la cité d’Aystar et se rend sur

le continent pour affaires.

— Bonjour mademoiselle, soyez également la bienvenue à bord, suivez-moi je vais

vous montrer vos cabines. Vous avez de la chance, sur ce bateau je n’aurai que vous deux

comme passagères. Vous serez logées sur le pont privé, ainsi les marins ne vous dérangeront

pas. Et si vous le souhaitez, vous pourrez prendre vos repas en ma compagnie et celle de mon

second, Henry. Installez-vous comme vous le voulez, il me semble que votre préférence se

porte sur cette cabine, dit-il à Mehielle en montrant une porte.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 353


— Effectivement, sourit la jeune fille.

Elle poussa la porte et entra dans une cabine spacieuse, dotée d’un lit assez grand,

d’un petit bureau et d’une commode. Ici, elle se sentait bien. Lilia entra dans la sienne en

poussant des cris de joie. Elle était ravie du confort qu’on lui proposait.

Elle posa ses affaires sur son lit en se disant que Mehielle était une jeune fille pleine

de surprises. Elle qui s’imaginait voyager sur un bateau miteux et mal fréquenté se retrouvait

sur un bateau magnifique et dans une cabine privée. Que leur avait-elle encore caché ? Isthir

était sortie de sa chevelure et voletait autour de la cabine, une lumière bleu clair crépitait

autour d’elle et Lilia, qui commençait à décrypter un peu les auras de sa sœur, en conclut

qu’elle était heureuse.

— C’est fantastique ! Nous avons eu beaucoup de chance d’avoir rencontré Mehielle,

n’est-ce pas ?

— C’est elle qui nous a rencontrées si tu te souviens bien, répondit Isthir. Et je me

demande dans quel but.

En dépit de la gentillesse de la jeune fille, elle ne pouvait s’empêcher d’émettre une

certaine réserve.

— Elle prend soin de nous, n’est-ce pas une bonne chose ?

— Oh si bien sûr, mais je trouve cela bizarre, c’est une étrangère, alors pourquoi se

donner tant de mal ?

— Notre père…

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 354


— Oui, coupa Isthir, notre père est sans doute derrière tout cela. Il voulait sûrement

nous protéger. Mais je trouve tout cela, fit-elle en faisant un large geste de sa petite main

lumineuse, un peu trop.

— C’est normal, confirma la voix de Mehielle derrière elle, vous êtes sur l’un des

voiliers de mon père, il ne voulait pas que sa fille voyage en mauvaise compagnie, alors il m’a

prêté un équipage. Jusqu’à ce matin, je ne savais pas si cela serait possible. Le Mutant est

arrivé au port dans la nuit, nous avons eu beaucoup de chance. Le capitaine est un ami et sa

nouvelle mission est de nous emmener à bon port, c’est aussi simple que cela. D’ailleurs, nous

allons quitter le port, si vous voulez voir le départ du pont, vous êtes bienvenues.

Un peu honteuse, Isthir se faufila dans les cheveux de sa sœur et Lilia suivit Mehielle,

qui ne paraissait pas offusquée des propos entendus. Elles se dirigèrent sur le pont et

observèrent la levée de l’ancre avec beaucoup d’intérêt. Lilia avait bien senti le bateau

tanguer un peu en montant à bord, mais là, il bougeait beaucoup plus. Lilia éprouva un

sentiment d’irréalité pendant un bref instant avant que son cerveau n’enregistre les

changements et qu’elle se sente de nouveau elle-même. Le bateau s’éloigna de quelques

kilomètres du port en très peu de temps, le vent était fort et les voiles gonflées.

Lilia fut étonnée de se sentir tout de suite à l’aise sur le bateau, elle sentait le roulis

des vagues, mais ses pieds trouvèrent la position idéale immédiatement et elle se sentait

bien. Mehielle avait eu raison, elle s’adaptait parfaitement à la situation.

Cette dernière se tenait à la proue du bateau, les cheveux au vent, le visage rose

d’émotion, visiblement elle aimait être en mer. Lilia se dit que la jeune femme était très belle,

son visage fin aux traits réguliers exprimait beaucoup de caractère et ses étranges yeux gris

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 355


reflétaient tous les mystères du monde. Elle avait le corps svelte et musclé et ses longues

jambes gainées de cuir laissaient deviner une grande sportive. Pourtant, en cet instant, elle

paraissait si jeune, si fragile que Lilia en éprouva une douleur presque physique. Puis, cette

impression disparut pour ne lui montrer qu’une très belle femme, qui se promenait de par le

monde comme si elle n’avait aucune attache. Celui qui saurait l’apprivoiser aurait une

compagne merveilleuse. Mais qui pourrait dompter cet esprit si libre ? Étonnée de ses

pensées, Lilia ferma les yeux et se concentra sur ses propres sentiments.

Sur l’eau, elle se sentait en harmonie avec la planète, avec le monde. Elle éprouvait

des émotions fortes, puissantes, ici tout paraissait plus vrai, plus intense. Pour la première

fois depuis longtemps, elle se sentait en paix avec le monde. Elle rejoignit Mehielle, la jeune

femme avait les yeux brillants de joie. Elle éprouvait la même chose.

— Ici, le mal n’a pas encore de prise. Nous sommes au centre du monde et si un jour

tout s’écroulait, c’est ici que nous serions le plus en sécurité, en pleine mer.

— Oui, tu as raison, approuva Lilia, ici tout est pur et serein.

Elles restèrent un long moment sur le pont, le vent et les embruns leur fouettaient le

visage, mais elles se sentaient bien, mieux que jamais.

Les jours passaient à une vitesse singulière. Elles appréciaient beaucoup la traversée

et le temps leur fut favorable, c’est donc un peu déçues qu’elles virent arriver la terre ferme.

Le débarquement se fit néanmoins dans la bonne humeur, car elles se savaient près de leur

but. Elles dirent au revoir au capitaine et à son second avec beaucoup de reconnaissance. Les

deux hommes s’étaient montrés courtois et chaleureux et avaient fait preuve d’une grande

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 356


tolérance face aux innombrables questions de Lilia. Mehielle pour sa part était restée un peu

à l’écart, étudiant des cartes, prenant des notes et s’entraînant à l’épée avec qui voulait bien

être son partenaire. Sa force et sa rapidité étaient surprenantes.

Lorsqu’elles furent à terre, elles restèrent un petit moment sur le quai, ne sachant pas

trop dans quelle direction aller, même Isthir, jamais à court de conseils, restait silencieuse.

Et une fois de plus, Mehielle vint à leur secours.

— Venez, leur proposa-t-elle, nous avons besoin de chevaux et de provisions. Ici, il

faut faire très attention, nous sommes en territoire hostile. Les gens sont prudents, ils ont

peur et ne font confiance à aucun étranger. J’ai un peu étudié les cartes des continents et si

j’en crois les informations que j’ai eues, nous devons aller vers l’ouest, la forêt des Sylves se

situe là-bas.

— Mais comment pouvez-vous savoir tout cela ? interrogea Isthir.

— Chaque chose en son temps, je vous dirai tout le moment venu et il n’est pas encore

là. Je vous le promets, ajouta-t-elle en voyant un léger crépitement rouge émaner des

cheveux de Lilia, tout sera dit en temps et en heure.

— Bien, encore une fois, nous décidons de te faire confiance, capitula la jeune fille,

mais il faudra bien nous dire ce que tu attends de nous.

— Je n’attends rien de vous, répliqua sèchement Mehielle, soudain préoccupée sans

trop savoir pourquoi. Ma quête rejoint la vôtre pour un temps, voilà tout. Ne restons pas là.

Nous attirons l’attention.

— Tu connais la ville ? s’informa Lilia.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 357


— Un peu, ici vous êtes à Galates, une ville côtière réputée pour ses poissons. Cela dit,

nous n’aurons pas le temps de goûter aux spécialités locales, nous devons quitter cet endroit

rapidement, ajouta-t-elle en se mettant en route.

Lilia prit leur balluchon et lui emboîta le pas. Elles marchèrent vingt bonnes minutes

avant de faire une halte devant une ferronnerie. On pouvait entendre le bruit du marteau

tapant sur l’acier. Mehielle entra dans le magasin et leur fit signe de la suivre. L’endroit était

sombre et sentait la sueur et d’autres odeurs qu’elles ne surent identifier. Mehielle alla à la

rencontre d’un homme immense qui tapait furieusement sur une lame. Elle siffla d’une drôle

de façon et l’homme s’arrêta immédiatement. Il se tourna, ouvrit de grands yeux et poussa

un hurlement. Il lâcha son marteau et s’avança à grands pas vers Mehielle, qu’il souleva de

terre en la serrant dans ses gros bras.

— Enfin, tu es là ! Je me suis fait un sang d’encre ! Où étais-tu passée ?

— Sur l’île d’Arakan, j’avais une mission. Repose-moi Raggart, tu vas m’écraser.

— Ah pardon. Une mission hein ? fit-il en plissant les yeux et remarquant enfin la

jeune fille qui se tenait timidement dans l’entrée.

— Oui, et j’ai besoin de deux ou trois choses pour la mener à bien.

— Comme ? demanda Raggart de plus en plus intrigué.

— Des chevaux, de la nourriture, un arc…

— Je vois… Bien, allons à l’arrière, je crois avoir une partie de ce qu’il vous faut.

Il ouvrit une porte qui donnait sur une large cour et là, elles eurent la surprise de voir

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 358


six chevaux attachés à une potence, près d’une mangeoire.

— Ils sont à vous, servez-vous, sauf le jais, il est à moi. Pour le reste, je vous conseille

Brunis, la baie que vous voyez là et Furie pour toi Mehielle, fit-il en caressant les naseaux

d’un cheval blanc, et ici Rock, un cheval à toute épreuve.

— C’est vendu ! répondit Mehielle avec entrain.

— Pour l’arc, j’en ai un qui vient des monts de Clairs, il est splendide et je crois qu’il

t’ira parfaitement bien. Et pour les vivres, on va aller chez Muguette, elle saura être discrète

et possède à peu près tout ce dont nous aurons besoin.

— Nous ? fit malicieusement Mehielle.

— Tu crois que je vais te laisser partir toute seule ? Hors de question ! Tu m’as

abandonné la dernière fois, je ne te quitte plus.

— Je capitule. De toute façon, j’y comptais bien !

— Tu mériterais que je….

— Oui, tu as raison, je n’aurais pas dû m’enfuir sans te prévenir, coupa Mehielle,

disons que j’ai eu une urgence et que je n’avais pas le choix.

— C’est bon, accorda Raggart un peu radouci. Bon, tu me laisses deux minutes pour

préparer l’arc et deux ou trois petites choses et on y va.

— Je m’occupe des chevaux pendant ce temps-là.

Raggart partit en courant, Mehielle entreprit de seller les chevaux, puis elle chargea

les fontes de foin, de carottes et de quoi prendre soin d’un cheval. Elle ajouta des couvertures

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et des casseroles, de l’amadou et une pierre de silex. Puis, elle détacha les montures et les

conduisit à l’abreuvoir. Raggart revenait déjà, un sac dans chaque main. Il en attacha un sur

son propre cheval et l’autre sur celui de Mehielle.

— Muguette nous prépare un paquet pour quatre jours, ensuite il faudra trouver en

chemin ce qui nous manque. Tiens, fit-il en tendant un carquois rempli de flèches et un arc à

Mehielle. Comme tu le remarqueras plus tard, il n’apparaît que lorsque le besoin se fait sentir.

Il te suffira de prononcer ces trois mots : Irum Dai Vim, ne me demande pas ce que cela veut

dire je n’en sais rien, mais la personne qui me l’a donné m’a dit que c’était de cette façon qu’il

apparaissait. Je te l’offre à mon tour, désormais il ne répondra qu’à ton appel.

— Oh, merci Raggart ! Il est splendide !

Mehielle observait, émerveillée, l’arc magnifique qui venait d’apparaître entre ses

mains. Il était fait de bois précieux, noir veiné d’ivoire. Sa corde parfaitement tendue avait

été créée à partir du boyau le plus fin et le plus résistant, elle pouvait entendre son chant.

C’était un cadeau splendide.

— Je n’y suis pour rien, celui qui me l’a donné m’avait dit que le moment venu, je

saurai à qui l’offrir, voilà qui est fait. Ah, les mots qui le relient à toi peuvent être dits en

silence.

Irum Dai Vim. Mehielle était songeuse, elle se demandait qui était l’heureux donateur,

un tel artefact ne devrait pas exister normalement, car il s’agissait d’une magie très

puissante. Un mystère de plus à éclaircir.

— Bon, et si tu me présentais ta compagne ?

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— Bien sûr ! Désolée ! Alors Raggart je te présente Lilia, qui doit se rendre dans la

forêt des Sylves.

Raggart salua avec beaucoup d’empressement la jeune fille qui le regardait, éberluée,

elle avait l’impression que la situation lui échappait complètement. Elle qui devait voyager

seule, enfin en compagnie d’un esprit, se retrouvait avec deux inconnus. Elle ouvrait la

bouche pour poser une question quand un jeune garçon, maigre comme un clou, fit son

apparition les bras chargés de paquets.

— C’est pour vous maître Raggart, la mère Muguette m’a prié de me dépêcher, alors

voici.

Il posa les paquets à terre et repartit en courant.

— Pourquoi va-t-il si vite ? Il ne s’est même pas arrêté pour être payé ! s’étonna Lilia.

— C’est un coursier, il est payé au nombre de courses qu’il fait dans la journée, alors

forcément, il ne perd pas son temps, expliqua Raggart qui empoignait les paquets et les

attachait sur les chevaux. Bon, tout est prêt, nous pouvons y aller. Et puis pour répondre à ta

question, tout est réglé à l’avance avec la mère Muguette, elle a le sens des affaires, la vieille,

ajouta-t-il en hurlant de rire.

Mehielle leva les yeux au ciel, plaça le carquois dans son dos et subitement, l’arc qui

était encore dans ses mains, ne fut plus là. Elle monta sur son cheval et enjoignit Lilia de faire

de même. Une fois de plus, elle fut contrainte de tenir sa langue, mais les explications ne

tarderaient pas, elle en était convaincue.

Mehielle ouvrait la marche et Raggart restait en arrière. Ils traversèrent une partie du

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village avant de se retrouver vers la sortie ouest. Ils s’engagèrent sur la route qui menait aux

Deux Vallées. Ils passeraient à proximité, mais ne s’en approcheraient pas, car des rumeurs

de guerre imminente sur ce territoire circulaient un peu partout. Les clans voulaient venger

la perte du clan des Arcs d’Acier.

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La forêt des Sylves

Rafiel grommelait tant qu’il pouvait depuis qu’il avait récupéré Ariale, cette petite

était impossible. Une boule de mauvaise foi et agressive avec cela. Durant tout le trajet

jusqu’à la clairière, elle n’avait cessé de les regarder d’un air mauvais et belliqueux. Herras

restait silencieux, il se demandait si la présence de la jeune fille n’était pas une erreur.

Cependant, il se dit que sa magie était bien réelle, il le sentait, c’était une Éveillée elle aussi,

et il aurait été dangereux de la laisser livrée à elle-même. Pourtant, Mérisian avait soulevé

une question cruciale : « Pourquoi la magie que la jeune fille portait en elle s’étiolerait si elle

ne les rejoignait pas ? » Il posa un regard songeur sur Rafiel qui lui fit un clin d’œil complice,

lui aussi avait retenu cela. Mérisian serait-il le catalyseur ? Celui qui contrôlerait la magie ?

Herras eut un frisson, un enfant doté de tels pouvoirs ? Puis il se rassura en se disant que la

forêt des Sylves ne laissait entrer que ceux qui étaient censés s’y trouver, n’est-ce pas ?

Ils arrivèrent dans la clairière assez rapidement, visiblement la forêt avait décidé de

leur faciliter le voyage. Ils furent accueillis par Elena qui prit immédiatement soin de

Mérisian et, chose surprenante, ne jeta pas un seul regard à Ariale.

— Si tu veux bien nous suivre ? demanda sèchement Rafiel à la jeune fille.

Elle lui adressa un regard peu amène, mais elle descendit de cheval et les suivit. Sans

pouvoir s’en empêcher, elle jetait des regards étonnés autour d’elle. Elle aimait déjà cet

endroit et cela lui faisait peur, car elle voulait rester libre. Une jeune femme aux yeux bridés

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vint vers elle en souriant gentiment.

— Je m’appelle India, je vais m’occuper de toi aujourd’hui, il faut te familiariser avec

cet endroit avant de rencontrer les autres. Il me semble qu’un petit moment de répit sera le

bienvenu, je me trompe ?

— Oui, vous vous trompez, répondit-elle avec agressivité, je veux savoir ce que je fais

ici. Je ne voulais pas venir, le vieux là-bas m’a obligée à le suivre.

India resta silencieuse un moment, elle observa longuement la jeune fille, le sourire

toujours accroché aux lèvres, mais les yeux glacés.

— Je vois, répondit-elle calmement, alors pour commencer, le vieux se prénomme

Rafiel, c’est un homme bon et généreux et il pardonne facilement, lui. Mais moi, je ne tolère

pas la méchanceté gratuite. Je ne sais pas ce qui s’est passé dans ta vie et cela ne me regarde

pas, mais ici tu respectes les gens qui sont avec toi, est-ce clair ? Tu feras ce que bon te semble

du moment que cela ne nuit à personne. Nous devons supporter ta présence alors nous

ferons avec, mais cela ne veut pas dire que nous devons tout accepter. Maintenant, fais ce

que tu veux, je suis dans la grande maison que tu vois là, si tu as besoin, tu sais où me

chercher, conclut-elle en faisant demi-tour.

India était désolée pour cette jeune fille, mais il était hors de question qu’elle la laisse

se comporter de cette manière. Elle entra dans sa maison accueillante avec un curieux

sentiment d’angoisse. Elle pressentait que cette jeune fille allait leur poser des problèmes.

Elle rejoignit le groupe que formaient Galatée, Atlans, Ivoisan, Sorial et Cassandre, ces cinq-

là se quittaient rarement et il ne manquait que Mérisian pour que la troupe soit au complet.

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— Alors ils l’ont ramenée ? fit la petite voix fluette de Cassandre.

— Oui, mais elle est un peu sauvage, il va falloir du temps avant de l’apprivoiser, tu

sais.

— Oh, je sais, rétorqua la petite fille avec aplomb. Mérisian lui a donné une leçon, pas

vrai ? Elle n’est venue que pour cela… La magie, expliqua-t-elle en voyant l’air étonné d’India.

Tu sais, ajouta-t-elle en prenant la main de la jeune femme, elle l’ignore encore, mais son rôle

est déjà déterminé, c’est la seule d’entre nous qui n’a pas le choix. Enfin si, mais elle a fait son

choix depuis bien longtemps.

— Que veux-tu dire ? intervint Atlans.

— Oh, je ne sais pas bien, tu sais mes visions ne sont pas toujours claires, parfois il me

faut du temps avant de les comprendre. Tout ce que je sais, c’est que cette jeune fille n’est

pas là pour les mêmes raisons que nous, c’est tout.

— Alors nous n’avons plus qu’à attendre pour savoir, se résigna Sorial avec

philosophie.

Il avait appris depuis leur arrivée voilà dix jours, qu’il ne servait à rien de bousculer

la petite avec un tas de questions, les réponses viendraient en leur temps.

— Alors, attendons de voir où cela nous mène, s’enjoua India. Comme je suis

disponible, si vous voulez étudier avec moi, je suis à vous.

— Oui, glapit Galatée, je n’arrive pas à visualiser les organes et pour guérir, il faut que

je sache où je dois travailler.

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Depuis qu’elle savait qu’elle possédait le don de guérison, Galatée n’avait de cesse de

se perfectionner. Cette enfant était incroyable, elle progressait à vue d’œil et si les soins

étaient sa prédilection, elle possédait des qualités énormes pour toutes les formes de magie.

Tout comme les autres d’ailleurs, se dit India. Elle pensa avec un peu de tristesse qu’elle allait

vite être dépassée et qu’il faudrait de ce fait, les quitter.

Elle chassa vite ces sombres pensées de sa tête et se mit au travail. Le groupe était

passionné, ils écoutaient tous ses conseils et travaillaient sans relâche. Elle s’attarda sur

Sorial, le plus éprouvé de tous. Cet homme qui avait tout perdu restait pourtant humain,

patient et affectueux avec la pétillante Cassandre, paternel avec la douce Galatée, très amical

avec Atlans qui doutait encore beaucoup de lui et protecteur vis-à-vis d’Ivoisan. Il était un

peu le ciment de leur groupe, et ce, sans même le savoir.

Lorsque Mérisian était là, l’énergie était telle qu’il lui fallait beaucoup de volonté pour

ne pas se laisser emporter. Il était le catalyseur de ce petit groupe et chacun en avait

conscience. Ils admiraient tous le jeune garçon et l’affection qui les unissait les uns aux autres

était énorme. India espérait qu’il en serait de même avec Ariale. Elle doutait que la jeune fille

qui venait d’arriver ait la même vision qu’eux.

Ariale était restée plantée là où India l’avait laissée, avant d’oser se promener un peu.

Elle regardait fréquemment vers la grande maison, mais il était hors de question pour elle

d’y entrer. Elle croisa plusieurs personnes sur son chemin, mais personne ne fit un pas vers

elle. Tout le monde agissait comme si elle était invisible. L’heure du repas approchait et elle

entendit son ventre gargouiller. Que faire ? Elle gâchait tout, sa relation avec Dulci, qui

pourtant avait été si gentille avec elle, et puis là, elle ne pouvait pas s’empêcher d’être

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agressive et méchante.

— C’est parce que tu nous considères tous comme des dangers potentiels, intervint

une voix dans son dos.

Ariale se retourna brusquement et se retrouva nez à nez avec Mérisian. Le jeune

garçon avait retrouvé des couleurs et la gemme verte qu’il avait sur le front pulsait

doucement. Il paraît si jeune, se dit Ariale, étonnée.

— Je n’aime pas qu’on me force la main. C’est tout, rétorqua froidement la jeune fille.

— Personne ne t’obligera à faire ce que tu ne veux pas, fit-il avec douceur. Nous avons

reçu l’appel, nous sommes les Éveillés et les Gardiens sont nos professeurs, enfin pour un

temps. Ici, tu comprendras ce que tu es devenue et surtout pourquoi. Enfin, si cela t’intéresse

évidemment.

— Bien sûr que je veux le savoir, mais je veux aussi qu’on respecte mes choix.

— Et toi ? Es-tu prête à nous respecter ou cela ne va-t-il que dans un sens ?

— Que veux-tu dire ?

— Eh bien, il me semble qu’en très peu de temps, tu as réussi à blesser beaucoup de

monde. Dulci pour commencer, puis sans doute son frère et Charme, sans parler de nous ici.

Tu es une jeune fille très susceptible et amère, mais n’oublie jamais qu’ici, nous avons tous

vécu des drames. Tu n’es pas celle qui a le plus souffert.

— Que sais-tu de moi ? cria Ariale avec rage.

Mérisian resta un moment silencieux, il se demandait comment annoncer à cette

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jeune fille si froide qu’il était resté suffisamment en contact avec elle pour savoir à peu près

tout de sa vie. Il doutait que cela lui fasse plaisir.

— Disons que lorsque ma magie est entrée au contact de la tienne, j’ai vu plusieurs

choses te concernant. Je sais que tu as souffert, terriblement, mais cela ne te donne pas le

droit de te venger sur nous, ni sur personne d’ailleurs.

Il vit le visage de la jeune fille se fermer, devenir dur comme la pierre, puis se détendre

peu à peu. Mérisian devinait le cours de ses pensées et cela lui donnait un goût étrange dans

la bouche. Cette jeune fille est peut-être perdue pour nous, réalisa-t-il. Il se remémora soudain

les étranges propos de Cassandre quelques jours plus tôt. La petite fille lui avait dit que le

Façonneur avait d’autres projets pour elle et qu’il ne fallait pas s’inquiéter, que tout allait

dans le sens qu’il souhaitait. Sur le moment, il s’était demandé qui était le Façonneur avant

d’oublier. Et cela lui revenait tout à coup. Curieux…

— D’accord, dit-elle avec une lueur étrange dans les yeux.

— Bon, alors es-tu prête à me suivre ? À rencontrer les autres ?

— Non, répondit Ariale avec franchise, mais je vais essayer.

— Allez, viens.

Ils entrèrent dans la grande maison où une table immense était dressée et autour de

laquelle plus d’une dizaine de personnes s’affairaient. Certains mettaient la table, d’autres

posaient des plats fumants, mais tous participaient d’une façon ou d’une autre. Ariale

reconnut India, Rafiel et Herras, mais elle fut surprise de voir d’autres enfants, deux petites

filles qui se chamaillaient affectueusement. Soudain, l’une d’elles, la plus petite, la regarda

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fixement. Ses petits yeux bleus ne cillaient pas et aucune chaleur ne s’en dégageait. Ariale en

éprouva un étrange malaise, il lui semblait que la petite fille pouvait lire jusqu’au fond de son

âme. Puis, son amie la poussa un peu et Ariale fut libérée de ce regard pesant.

— Tu viens de subir l’inquisition de notre petite Cassandre, précisa Mérisian qui

n’avait rien perdu de l’échange.

— Elle est…

Elle ne put terminer sa phrase. Pour une fois, les mots lui manquaient.

— Oui, je vois ce que tu veux dire, mais rassure-toi, c’est une petite fille très douce. À

ses côtés, c’est Galatée, puis le grand garçon dans le fond qui tient un plat de viande… tu vois ?

Ariale fit oui de la tête.

— C’est Ivoisan, le plus pur de nous tous, expliqua-t-il pensivement.

Puis il reprit.

— Le grand aux cheveux rouges est Atlans et l’homme à ses côtés, Sorial.

Voyant l’air perdu de la jeune fille, il fit une pause.

— Viens, asseyons-nous, tu apprendras au fur et à mesure.

Il lui proposa une place et immédiatement, Cassandre vint s’asseoir près de lui. Ce fut

comme si un signal était donné et peu à peu, toutes les places se retrouvèrent occupées. Rafiel

tapa doucement sur un verre et le silence se fit. Il regarda brièvement Mérisian, mais ce

dernier comprit le message. Il s’éclaircit la voix et se chargea de présenter la nouvelle recrue.

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— Je vous présente Ariale. Certains d’entre vous la connaissent déjà, alors je vais

écourter le discours. Nous verrons après le repas.

— Bien parlé ! confirma Rafiel. J’ai une faim de loup, commençons.

Et, sans plus s’occuper d’elle, tout le monde se mit à manger. Ariale les regardait, un

peu étonnée de cet étrange accueil. Elle s’attendait au moins à un petit mot de bienvenue.

— Ils te rendent la monnaie de ta pièce.

Ariale eut un sursaut avant de réaliser que la chaise à ses côtés était occupée. Une

femme à l’air très doux la regardait attentivement.

— Je me nomme Elena, et si personne ici ne fait particulièrement attention à toi, c’est

qu’ils se mettent à ton niveau. Toute ton attitude hurle : « fichez-moi la paix ! ». Donc, c’est ce

qu’ils font. Ils n’ont pas spécialement envie de subir des rebuffades.

— Je suis si terrible que cela ?

— Non, mais ces gens ont d’autres chats à fouetter que d’essayer d’apprivoiser une

jeune fille imbue de sa personne.

— Mais, je ne suis pas…

— Oh si ! continua Elena avec douceur, mais cela ne nous dérange pas, ici tu es libre

d’apprendre ou pas, tu fais ce que tu veux, la seule chose que l’on va te demander, c’est de

respecter le choix des autres.

— Alors pourquoi me retenez-vous ?

— Nous ne te retenons pas, ta place est ici, c’est la seule chose que nous savons avec

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certitude, mais si tu souhaites réellement partir, la porte est ouverte. Nous avons fait ce que

nous avons pu pour te faire venir, mais nous ne voulons pas te retenir… Oh non !

— Je ne comprends pas…

— Vous êtes dix Éveillés, neuf d’entre vous sont attendus ici, huit d’entre vous pour

apprendre à utiliser la magie.

— Dans quel but ?

— Cela, nous ne le savons pas encore. Cela viendra en temps voulu, je suppose. Sur ce,

mange, car la magie demande beaucoup de forces et d’énergie, il faut te restaurer.

Ariale cessa de poser des questions et se concentra sur son assiette. De temps en

temps, elle jetait des regards autour d’elle. Une question la taraudait cependant. Qui était le

dixième ? Qui était celui qui avait refusé de venir ici ? Elle se promit de le savoir un jour. Elle

continua de manger en silence en prenant soin d’écouter les conversations autour d’elle.

Écouter et enregistrer tout ce qu’elle pouvait, ainsi, elle en apprendrait beaucoup plus, elle

pourrait utiliser sa magie et s’en aller d’ici très vite.

Rafiel, qui ne perdait pas une miette des faits et gestes de la jeune Ariale, eut la

tristesse de voir que la jeune fille restait murée dans sa haine et sa colère. Il fut tenté un

instant de plonger dans sa mémoire pour connaître la naissance du mal, mais se retint. Il

savait que Mérisian avait eu accès aux pensées profondes de la jeune fille. Il devait avoir une

discussion avec le garçon. Peu à peu, Rafiel cernait l’harmonie du groupe, le cœur en était

Mérisian. La magie de la Pierre sans doute, la plus puissante de toutes.

Le repas se termina dans la bonne humeur et peu à peu, chacun reprit ses activités.

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Habituellement, il n’était nul besoin de mots pour savoir ce que chacun avait à faire. Tout le

monde trouvait sa place. Ariale suivit Mérisian, elle semblait fascinée par le jeune homme et

ils passèrent tout l’après-midi ensemble. Cassandre, livrée à elle-même, regarda son ami

s’éloigner avec Ariale, elle sentait qu’il avait une tâche difficile à accomplir avec la jeune fille

et elle le plaignait de tout son cœur, car ce qu’il s’apprêtait à faire lui causerait beaucoup de

remords.

— Il n’a pas le choix, tu sais, la rassura Farielle en lui entourant les épaules.

Cassandre eut un sourire heureux, de tous les Veilleurs-Gardiens, c’était Farielle

qu’elle préférait. Même si elle les aimait tous, Farielle était différente, car elle était toujours

là, près d’eux. Et Farielle était toujours à ses côtés quand elle en avait besoin, comme

aujourd’hui.

— Oui, je sais, mais cela le rend malheureux, tu sais ?

— Oh, je me doute bien que le doux Mérisian n’est pas taillé pour ce genre de choses.

Mais il est plus fort qu’il n’y paraît. Allez, viens, je vais te montrer une chose étrange qui va

beaucoup te plaire.

— C’est quoi ? demanda impatiemment la petite fille.

Farielle regarda Cassandre avec tendresse, c’était encore une toute petite fille par

bien des côtés. Ici, beaucoup avaient tendance à l’oublier. Elle lui prit la main et la conduisit

hors de la maison. Puis, elles empruntèrent un chemin caillouteux. Elles marchèrent un petit

moment silencieusement. Chose étrange, car Cassandre était un moulin à paroles. Là, elle se

tenait calme et tranquille, sa petite main dans celle de Farielle, heureuse que la jeune femme

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prenne soin d’elle. Farielle s’arrêta et lui fit signe de rester silencieuse. Elle leva la tête et

montra un arbre qui ressemblait à un gros chêne, mais il avait le tronc tout blanc. Elle pointa

un endroit précis dans l’arbre, puis prit Cassandre dans ses bras pour que la petite fille voie

mieux.

Cassandre en frémissait de joie. Elle passa ses petits bras autour du cou de Farielle et

leva la tête. Elle scruta longuement l’endroit que lui montrait la jeune femme, en se

demandant ce qu’il fallait voir, avant de discerner une toute petite chose, lovée au creux

d’une branche. Une boule de poils toute blanche, pas plus grosse qu’un poing, semblait

dormir. Cassandre ouvrit de grands yeux émerveillés, cela ne pouvait pas être un chat, c’était

trop poilu et trop duveteux. Alors quoi ?

— Je peux le prendre ? chuchota-t-elle à l’oreille de Farielle.

— Non, il faut qu’il vienne à toi. C’est un petit animal très farouche, il en existe peu et

ils décident eux-mêmes qui doit devenir leur maître. Il est ici depuis deux jours, alors j’ai

supposé qu’il était là pour quelqu’un. Je me suis dit que cela pouvait être toi, car les Alwyhs

aiment les petites filles.

— Cela pourrait être Galatée.

— Oui, j’y ai pensé aussi, mais disons que mon instinct me prédit que c’est toi.

Soudain, la boule de fourrure bougea un peu. De petites oreilles apparurent, suivies

d’un petit museau tout noir surmonté de deux énormes yeux ronds. Cassandre en eut le

souffle coupé tellement le petit animal était mignon. Elle le regardait fixement, inconsciente

que l’Alwhys en faisait tout autant. Amusée, Farielle regardait l’échange entre les deux, elle

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savait que l’Alwhys sondait Cassandre, il se fondait en elle, testait pour être certain que la

petite fille était bien le Récepteur voulu. Il n’avait pas droit à l’erreur, sa vie en dépendait.

Peu à peu, il se déroula pour montrer un corps minuscule et entreprit de descendre de l’arbre

en mouvements lents. Ses petites griffes s’accrochaient sans hésiter. Il progressait lentement

sans quitter la petite fille des yeux. Arrivé à sa hauteur, il sauta sur Cassandre qui était

pétrifiée et alla se nicher dans son cou.

Tétanisée, la petite fille n’osait faire un geste. Farielle la reposa doucement au sol et

avança une main vers la boule de poils qui se laissa toucher en couinant de plaisir. Le bruit

du petit animal sortit Cassandre de son immobilisme. Elle ouvrit la bouche, la referma, ivre

de bonheur. Elle tendit alors sa petite main vers l’animal qui alla à sa rencontre.

— Il va falloir que tu lui donnes un prénom, conseilla Farielle.

— Je sais, je vais l’appeler Bisis, c’était le nom de mon doudou quand j’étais bébé. Un

jour Mouf, la chatte de mon grand-père, me l’a volé et l’a caché. On ne l’a jamais retrouvé, tu

sais ?

Elle leva des yeux brillants vers Farielle :

— Tu m’as fait le plus beau cadeau de toute ma vie, je t’aime Farielle.

— Oh, je n’y suis pour rien ma puce, c’est lui qui t’a choisie, je t’ai juste montré le

chemin. Allez, viens, nous devons rentrer, lui donner à manger, un endroit où dormir et puis

se renseigner pour savoir comment prendre soin de lui.

— Oh, je sais tout ça ! Il me parle…

— Il te parle ? Déjà ? s’étonna Farielle.

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— Enfin, pas avec des mots, mais je sais ce qu’il désire, je crois que c’est une sorte de…

de… mentaliste, tu sais il me transmet des pensées, des images…

— Oui, je comprends, il a effectivement cette réputation d’entrer en contact mental

avec son maître.

— Il mange des fruits et des légumes crus, il aime aussi les sucreries, mais il ne faut

pas trop lui en donner sinon ça le rend malade, ajouta Cassandre avec sérieux. Et il dormira

avec moi, il prend peu de place… S’il te plaît, supplia-t-elle.

Cassandre avait élu domicile chez Farielle, la petite fille avait sa chambre et toutes ses

affaires chez elle. Au début, Farielle avait trouvé la décision de Cassandre un peu étrange, car

elle se séparait rarement de Mérisian, mais elle se rendait compte que la petite fille avait eu

raison. Une présence féminine était essentielle au bon développement de sa magie et

Mérisian avait besoin de son intimité pour développer la sienne. Et Farielle devait admettre

que la présence de la petite fille lui réchauffait le cœur.

— Je suis d’accord, je suppose qu’il ne prendra pas de place.

— Il t’aime beaucoup…

— Et moi, je le trouve très mignon. Bon, rentrons, nous sommes restées ici un long

moment et nous avons encore un petit bout de chemin à faire.

Elles discutèrent de tout et de rien durant le trajet du retour, interrompues de temps

en temps par les commentaires de Bisis. Le petit animal, tout comme sa maîtresse, semblait

avoir un avis sur tout. Amusée, Farielle écoutait Cassandre lui traduire ce que « pensait »

Bisis. La petite fille était ravie, épanouie et pour la première fois depuis longtemps, la légère

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lueur de tristesse qui brillait dans ses yeux avait disparu.

Lorsqu’elles arrivèrent à la clairière, la nuit était presque tombée, la maison brillait

de mille feux.

— C’est déjà la nuit ? s’étonna Cassandre.

— Ici, le temps est élastique, lui répondit Farielle, la forêt fait un peu ce qu’elle

souhaite.

Cassandre haussa les épaules et courut vers la grande maison, pressée de montrer

son nouvel ami à ses compagnons. Farielle la suivit un sourire aux lèvres. Cette petite fille

était un vrai bonheur.

Toutes les lumières avaient été allumées et une bonne ambiance régnait dans la salle

à manger. Farielle aperçut son père qui discutait à voix basse avec Sorial et plus loin, Ariale

et Mérisian se tenaient côte à côte, silencieux. La jeune fille avait un air renfrogné et sa mine

défaite laissait penser que son après-midi ne s’était pas passée comme prévu. Dès que

Mérisian vit Cassandre, il se précipita vers elle et s’arrêta net lorsqu’il aperçut ce qu’elle

tenait dans la main.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un Alwyhs, fit Cassandre avec fierté. Il s’appelle Bisis et c’est Farielle qui me l’a

montré. Il m’a adoptée.

— Qu’il est mignon ! Je peux le toucher ?

— Oui, toi il veut bien.

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Mérisian approcha la main et la petite tête duveteuse se tendit vers lui. Dès qu’il eut

la main posée sur Bisis, la pierre de Mérisian se mit à luire doucement. Plus loin, Rafiel n’en

perdait pas une miette, intrigué par le phénomène. Mérisian ne cessait de le surprendre. Bisis

ronronnait comme un moteur, un bruit infernal sortait du tout petit corps. Cassandre rit de

bonheur, Bisis était très drôle. Peu à peu, un cercle se forma autour d’eux, tout le monde

voulait voir le nouvel ami de Cassandre. Mérisian retira sa main et le ronronnement cessa.

Puis Galatée s’approcha à son tour et regarda longuement Bisis.

— C’est un Élémental, s’exclama-t-elle. Oh, Cassandre, tu es une magicienne de la

terre, comme Mérisian, c’est pour cela que vous vous entendez si bien !

— Comment sais-tu cela ? intervint Rafiel.

Galatée haussa les épaules. Elle tendit la main vers Bisis qui se laissa faire avec plaisir,

il aimait qu’on le touche.

— Je ne sais pas, c’est comme cela. Tu nous as dit qu’il y avait quatre sortes de magie,

la terre, l’eau, l’air et le feu, lui, c’est un élément de la terre, un être magique. Moi je sais que

pour guérir, j’utilise un peu de tout, mais surtout l’eau, car pour guérir il faut utiliser

l’élément principal du corps et c’est l’eau. Voilà, conclut-elle.

— Eh bien ma petite fille, fit Rafiel avec contentement, je vois que mes leçons portent

leurs fruits. Tu es une excellente élève.

Ce qui enchantait particulièrement Rafiel, c’est que chacun trouvait peu à peu sa place

et que chaque magie prenait corps. Il se demandait comment la petite fille étoffait ses

connaissances. Il était évident qu’elle recevait des informations, mais par quel vecteur ?

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 377


— Un Élémental ? intervint à son tour Ivoisan. Je vois ce que vous voulez dire, sur mon

monde, il existe de tels êtres, nous les appelons esprits, ils sont plus volatils, mais leur

fonction est la même, ils peuvent revêtir n’importe quelle forme et sont issus de la terre. C’est

intéressant cette similitude.

— Et comment les faites-vous apparaître ? demanda Atlans.

— Certains d’entre nous ont une aptitude à entrer en contact avec eux, repérer leur

énergie et puiser dedans, ils peuvent ainsi demander de l’aide ou des informations.

— Et ces êtres sont toujours de bonne volonté ?

Rafiel écoutait cet échange avec beaucoup d’intérêt, il était rare qu’Atlans prenne la

parole, il était plutôt discret et avait du mal à s’imposer face aux autres. Il commençait enfin

à se sentir accepté et en confiance. Une porte venait de s’ouvrir, enfin.

— Oui, car ils sont choisis avec grand soin. Une énergie négative est très différente

d’une énergie positive et nos féticheurs savent la reconnaître. Toi, Atlans tu utilises la magie

du feu, et tu sais faire la différence entre le feu purificateur et celui qui détruit non ?

— Oui, je pense…

— Alors tu es en connexion avec les ressources cachées de la terre et tu ne peux pas

te tromper.

— Je vois ce que tu veux dire, confirma Atlans en obéissant soudain à une impulsion.

Il se concentra et fit apparaître subitement une petite créature ailée, faite de feu et de

flamme d’une étrange beauté.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 378


Bisis émit un couinement de pur bonheur, il darda des yeux émerveillés sur la petite

créature qui battait souplement des ailes. Atlans l’approcha doucement de Bisis et les deux

petits êtres batifolèrent un moment.

— Comment font-ils pour ne pas se brûler ? demanda Sorial.

— Le feu purificateur, expliqua Atlans, il est protecteur, il ne brûle pas, approche ta

main, tu verras.

Confiant, Sorial tendit la main et le petit être ailé sauta sur sa paume. Sorial n’éprouva

aucune douleur, juste une chaleur bienfaisante et apaisante. Il eut un sourire d’enfant, un

sourire lumineux, rarement il s’était senti autant en harmonie avec quelque chose. La jolie

créature le regardait avec curiosité, dans ses petits yeux brillait une flamme bleue.

— C’est une fille ou un garçon ? interrogea Sorial.

— Demande-le-lui, suggéra Atlans, elle semble t’apprécier.

— Comment ?

Atlans se tapota la tête et Sorial se souvint que les Élémentaux communiquaient grâce

aux pensées. Alors il se concentra et formula la question du mieux qu’il put. L’être cessa

d’agiter ses ailes, puis un petit couinement sortit de la bouche pleine de dents pointues.

Finalement, une image s’imprima dans l’esprit d’Atlans.

— C’est un être asexué, il n’est ni l’un ni l’autre ! s’exclama-t-il.

— Comment est-ce possible ? intervint Galatée, on est soit une fille, soit un garçon

non ?

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 379


— Euh, pas toujours l’informa Farielle, les êtres comme les Élémentaux choisissent ce

qu’ils veulent être.

— Ah ça, c’est pratique !

Sorial continuait à observer l’Élémental avec intérêt, il ne pouvait détacher ses yeux

de lui. Il se demandait ce qu’il allait devenir une fois disparu.

— D’où viennent-ils ? demanda-t-il.

— C’est difficile à dire, il existe d’autres mondes, intervint Rafiel. À chaque fois que

vous sollicitez un Élémental, vous voyagez en quelque sorte. Vous faites appel à un flux

d’énergie qui correspond aux êtres que vous sollicitez.

— Il doit repartir ? s’inquiéta Sorial.

— Je ne sais pas Sorial, c’est à lui qu’il faut demander, j’ai appelé, il est venu, mais j’ai

agi intuitivement, sans réfléchir.

De nouveau, Sorial se concentra et la petite créature s’agita un peu, leva sa petite tête,

battit des ailes et poussa un petit soupir.

— Elle doit rentrer, annonça Sorial avec tristesse, notre monde n’est pas fait pour elle,

pas pour l’instant.

— Je suis désolé mon ami, fit Atlans en lui tapotant l’épaule.

— Cela ira, rassura Sorial.

Il se tut, sembla écouter quelque chose et eut un sourire heureux.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 380


— Je crois que le passage est ouvert et qu’elle pourra nous rendre visite de temps en

temps, c’est ce que j’ai compris, je crois.

Soudain, aussi vite qu’elle était apparue, la petite créature s’en alla. Sorial resta un

long moment songeur, il venait de vivre une expérience unique, très belle, cela l’avait en

quelque sorte réconcilié avec la vie. Il sentait qu’il pouvait de nouveau vivre, espérer et

pleurer les siens sans éprouver de haine. Il venait enfin de retrouver la paix, grâce à une

petite chose fragile et pure. Il se tourna vers Atlans, l’attrapa et le serra très fort dans ses

bras.

— Merci mon ami. Tu as redonné un sens à ma vie.

— Alors j’en suis heureux, répondit Atlans la gorge nouée, peu habitué à ces échanges

d’affection.

D’autant qu’il se sentait encore coupable de ce qui était arrivé à sa famille. Son ami lui

avait raconté son histoire un soir où tout le monde était parti se coucher tôt et qu’ils s’étaient

retrouvés seuls, à siroter un verre de vin près de la cheminée. Atlans l’avait écouté sans

l’interrompre une seule fois, le cœur serré et l’âme torturée par le remords. Il n’avait pu

retenir ses larmes et à son tour avait raconté son histoire à Sorial tout en craignant son

jugement voire même sa vengeance. Mais Sorial n’avait rien fait de cela, il s’était contenté de

serrer son ami dans ses bras longuement, ils formaient une famille et le passé devait rester

là où il était. Ce soir, il lui prouvait encore non seulement son amitié, mais aussi son pardon

total. Et Atlans était fier d’être son ami.

Rafiel tapa dans ses mains, il avait faim et il était temps de passer à autre chose. Il

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 381


aimait bien que les siens se fassent des papouilles, mais cela ne devait pas durer trop

longtemps. Il croisa le regard de sa fille qui lui fit un clin d’œil ironique. Elle connaissait

suffisamment son père pour savoir ce qu’il pensait. Elfin intercepta cet échange et sourit à

son tour, il aimait bien cette ambiance bon enfant. Aleth lui tapa sur l’épaule.

— Tu me donnes un coup de main ? Tout est prêt, mais il me faut des bras pour tout

porter et vu l’ambiance, je doute de trouver suffisamment d’aide. À ce rythme, il va me falloir

passer la serpillière. Ah, ces quarts d’heure lacrymaux me donnent des crampes !

— Arrête, tu adores ça ! contra Elfin.

— Adorer, c’est un bien grand mot, disons que je les tolère. Bon, on y va ?

— D’accord. Hé Myrine, tu nous aides ? demanda-t-il à la jeune fille qui bêtifiait devant

Bisis.

Elle leva le nez et accepta à contrecœur, cette petite chose était si mignonne. Elle se

dirigea à son tour vers la cuisine. Elena et Aihnoa, qui avaient suivi l’échange, s’empressèrent

de dresser la table. Elles furent rapidement aidées par Farielle. Arren et Rafiel côte à côte

observaient tout le monde. Ils notèrent l’impassibilité d’Ariale.

— Cette fille va nous poser un problème, s’inquiéta Arren.

Rafiel se gratta le menton, il réfléchissait furieusement, il avait hâte d’avoir une petite

discussion avec Mérisian. Ce dernier était à côté de Cassandre et lui chuchotait à l’oreille, la

petite fille gloussait de bonheur. Galatée, elle, s’accrochait à Atlans en essayant de capter

l’intérêt du jeune homme. Il se pencha enfin sur la petite fille et après l’avoir écoutée, il opina

de la tête. La petite fille poussa un hurlement de joie et fonça vers India. Ces deux-là s’étaient

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 382


tout de suite entendues comme si elles se connaissaient depuis toujours et étaient très

complices. India eut un sourire attendri en écoutant la petite fille qui faisait de grands gestes.

Elle lui tendit des assiettes tout en continuant de l’écouter et Galatée mit la table tout en

continuant à jacasser.

— Que peut-elle bien lui raconter ? se demanda Rafiel tout haut.

— Tu as vu comment elle a bondi de joie lorsqu’Atlans lui a dit oui ? Je pense que c’est

lié à l’Élémental. Elle aussi voudrait un animal de compagnie.

Rafiel observa son ami avec attention. Sous son air un peu revêche et froid, Arren

possédait une psychologie et une sensibilité énormes et il avait sans doute raison.

— Oui, cela me semble logique, ça va devenir une véritable ménagerie ici, grommela-

t-il pour la forme. Et tu as aussi raison concernant la jeune Ariale, mais j’ai le sentiment que

tout ceci est voulu. Dis-moi, as-tu senti une présence dans la forêt des Sylves ?

— Oui, et même plusieurs en fait, depuis quelque temps la forêt regorge d’inconnus,

il me semble.

— Je pense que nos invitées ne vont pas tarder, alors.

— Nos ? s’étonna Arren en haussant un sourcil.

— Oui, deux jeunes filles qui viennent compléter le groupe et autre chose… Je n’arrive

pas à saisir ce phénomène…

— Que veux-tu dire ?

— Je ne sais pas, répondit rêveusement Rafiel, mais je pense que la forêt aurait refusé

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 383


qu’ils entrent s’ils devaient nous poser des problèmes…

— Pourtant Ariale…

— C’est différent, contra Rafiel, elle a un rôle à jouer. Une question d’équilibre…

— Bon, je suppose que tout sera plus clair dans quelque temps.

— Oui, mon ami. Je vois les deux filles… mais elles sont accompagnées.

Il secoua la tête pour s’éclaircir les idées, il le saurait bientôt.

La table était dressée et les plats posés, chacun prit une place et se servit. Tout le

monde parlait avec entrain, seuls restaient silencieux, Rafiel et Ariale. Arren ne cessait de

regarder le vieux mage qui paraissait songeur et il pouvait sentir la détresse d’Ariale qui se

sentait comme une intruse. Elle souffrait de l’indifférence des autres à son égard, mais elle

avait l’honnêteté de reconnaître que son attitude y était pour beaucoup. Même Mérisian, qui

pourtant s’était montré gentil avec elle, avait pris du recul.

Elle repensa à l’après-midi passée en sa compagnie. Elle savait que Mérisian avait vu

quelque chose qui lui avait déplu, et au lieu de chercher à savoir quoi, elle l’avait agoni. Elle

se maudissait de ne pas avoir su retenir sa langue. Elle avait été blessante et méchante

inutilement. À présent, il ne lui faisait plus confiance et elle allait devoir ruser pour

apprendre tout ce dont elle avait besoin. Elle posa un regard calculateur sur l’enfant nommée

Cassandre, la petite peste paraissait douée et assez naïve pour lui fournir quelques

renseignements utiles. Ariale se promit de s’en faire une amie.

Le repas prit fin, tout le monde se dispersa dans ses quartiers. Un peu indécise, Ariale

ne savait où aller, tous les autres avaient un bungalow à eux, mais personne ne lui avait

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 384


proposé quoi que ce soit. Seule, elle commençait à s’inquiéter un peu lorsque la porte de la

grande maison s’ouvrit. Elle vit le visage rond de Myrine et pensa méchamment que cette

blonde était particulièrement vilaine.

— Je viens te chercher pour te conduire dans tes quartiers, annonça la jeune femme

avec un bon sourire. C’est un peu la cohue ce soir, je suis désolée, mais maintenant tout est

prêt. Suis-moi, je pense que tu seras ravie.

Ariale en doutait, mais elle se força à sourire et suivit la grosse fille. Elle n’aimait pas

les gens gros, surtout depuis qu’elle était devenue si belle. Myrine marchait à ses côtés en

tenant une lanterne, elles se dirigèrent derrière la maison et Ariale fut étonnée de voir cinq

petits chalets construits à cet endroit.

— Ils apparaissent à mesure des arrivées, expliqua Myrine en voyant son air étonné.

Apparemment, la forêt en sait plus que nous sur les arrivants. Sur ta gauche, c’est celui de

Sorial, à côté tu as Atlans et Galatée qui n’a pas voulu se séparer de son « grand frère », ils

n’ont aucun lien de parenté, mais ils se sont adoptés en quelque sorte. Et celui du milieu, c’est

le tien.

Elles entrèrent dans le chalet et Ariale eut la surprise de découvrir un endroit

chaleureux et accueillant. Des bougies brûlaient un peu partout et un grand canapé occupait

une partie de la pièce. Il y avait peu de meubles, mais l’ensemble lui plaisait.

— Nous avons laissé un maximum de place pour que tu puisses choisir tes meubles,

ici tu peux imaginer à peu près ce que tu veux à condition que cela puisse se faire en fibres

naturelles. Il te suffit de demander et ça apparaît devant toi. Là, tu as la chambre et la porte

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 385


derrière donne sur une petite salle d’eau.

— Il n’y a pas de cuisine ? s’étonna la jeune fille.

— Euh… non, nous prenons nos repas tous ensemble. Tu peux te préparer des

boissons chaudes, mais pour ce qui est du reste, tu devras subir notre compagnie, je le crains,

ajouta froidement Myrine. Ici, tu es chez toi, c’est ton domaine privé. Je te laisse maintenant.

Passe une bonne nuit.

La jeune femme fit demi-tour et s’en alla sans rien ajouter. Le ton froid et l’air hautain

d’Ariale ne lui avaient pas donné envie de s’éterniser. Cette jeune fille était si différente des

autres, que faisait-elle ici ? Elle regagna son propre chalet avec bonheur, elle n’avait pas

apprécié cette fille si froide et distante.

Enfin seule et en sécurité, Ariale fit le tour de ses quartiers. Elle s’empressa d’imaginer

une décoration digne d’elle et bientôt, le chalet ressembla à un petit palais somptueux.

Satisfaite, Ariale alla dans la salle d’eau, une bonne douche s’imposait. Enroulée dans une

grande serviette, elle se demandait où avaient bien pu passer ses affaires avant de remarquer

son sac à dos au pied du lit. Elle fouilla dedans un peu dépitée de ce qu’elle y trouvait et se

dit qu’elle devrait demander qu’on lui prête quelques vêtements. Par curiosité, elle ouvrit la

grosse commode à côté de son lit et poussa un cri de surprise. Tout un tas de vêtements y

étaient soigneusement pliés. Elle choisit un pyjama confortable et sauta sur le lit. Puis, enfin

détendue, elle plongea dans le sommeil, la journée avait été épuisante.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 386


Bienvenue dans la forêt des Sylves

Raggart était descendu de cheval et inspectait la route qui s’étendait devant lui. Elle

traversait la forêt des Sylves et cela lui paraissait la meilleure solution pour continuer leur

chemin. Ils voyageaient depuis près de dix jours maintenant et si Mehielle et lui supportaient

bien le voyage, il voyait bien que Lilia était épuisée. Pourtant, elle ne se plaignait jamais, était

toujours de bonne humeur et allégeait le voyage de ses commentaires parfois très puérils.

Raggart s’était attaché à cette jeune fille, il l’appréciait beaucoup.

Plus loin, Mehielle s’était engagée dans la forêt, elle qui n’était jamais venue dans cette

région du monde paraissait la connaître comme sa poche. Raggart avait toujours trouvé

Mehielle un peu étrange, mais là, elle était devenue lointaine, pensive et distante avec eux.

Elle revint vers eux, souriant pour la première fois depuis longtemps. Raggart eut la joie de

retrouver son amie. Mehielle surprit l’éclair de soulagement qui passait dans les yeux bruns

de son ami.

— Je suis désolée Raggart, admit-elle avec sincérité, je ne peux pas tout t’expliquer,

mais un jour tu comprendras. Je te demande juste de me faire confiance.

— Tu peux compter sur moi, répondit Raggart, tout de même soulagé.

— Nous sommes arrivés, ajouta-t-elle, nous pouvons avancer un peu dans la forêt,

mais je pense que nous allons avoir de la compagnie d’ici peu.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 387


— Comment ça ? balbutia Isthir.

Puis elle se tut, à quoi bon ? Mehielle ne répondrait pas.

— Difficile à dire, à expliquer, fit pourtant la jeune fille, à la grande surprise d’Isthir.

J’ai des images qui me viennent dans la tête.

Elle porta la main à son front et fit la grimace.

— C’est douloureux ? s’inquiéta Lilia.

— Non, rassure-toi, c’est juste que… Ah, je ne trouve pas les mots…

Elle fronça les sourcils, renonça à ses explications, descendit de cheval et avança dans

la forêt. Lilia haussa les épaules et suivit Mehielle. Même si elle trouvait la jeune fille

singulière, elle avait appris à l’aimer et à respecter ses décisions. Elle s’empressa de marcher

à ses côtés, elle lui vouait une véritable dévotion. Amusé, Raggart lui tapota le bras.

— Elle fait cet effet-là à beaucoup de gens, tu sais, ne t’inquiète pas, elle ne fera rien

qui puisse te blesser.

— Je sais, je l’aime beaucoup, sans savoir pourquoi.

Ils entrèrent à leur tour sur le sentier qui menait à la forêt et restèrent un moment

silencieux. Plus loin, ils purent entendre la voix grave de Mehielle et soudain, ce fut le silence.

Intrigués, Raggart et Lilia pressèrent le pas et se retrouvèrent devant un homme immense

qui leur barrait la route. Prêt à intervenir, Raggart posa sa main sur le pommeau de son épée

avant de croiser le regard de l’inconnu. Rassuré, il se détendit.

— Je suis Aleth, je vous souhaite la bienvenue.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 388


— Il est des leurs, s’enthousiasma Mehielle, il est venu nous chercher. Je lui ai dit qui

nous étions, alors les présentations sont faites. On y va ?

— Cette jeune femme a raison, nous ferons plus ample connaissance, une fois arrivés

là-bas, confirma Aleth. Cependant, nous attendions deux personnes et vous êtes trois…

— C’est temporaire intervint Mehielle, je suis juste venue apporter un message et

mon ami Raggart m’accompagne. Et pour plus de précisions, nous sommes quatre…

Lilia eut la présence d’esprit de rester silencieuse, mais Aleth eut le temps de

remarquer le regard ahuri de Raggart. Visiblement, il n’était pas informé.

— Très bien, s’inclina le géant chauve, refusant de chercher plus loin. Veuillez me

suivre, nous ne sommes pas très loin.

Effectivement, ils marchèrent à peine dix minutes avant d’atteindre la clairière. Lilia

s’extasiait à chaque pas, ravie d’être enfin arrivée. Mehielle, plus posée, restait silencieuse.

Elle observait et enregistrait tout ce qu’elle voyait. C’est donc avec grand intérêt qu’elle vit

venir à eux un petit homme tout maigre et hirsute. Une étincelle de gaieté brillait dans ses

yeux. Il tendit les mains vers Lilia, rose d’émotion.

— Ah ! Voici Lilia je présume et vous devez être sa sœur, fit-il en lâchant la jeune et

en tenant Mehielle par les épaules. Quant à vous jeune homme, je ne crois pas avoir entendu

parler de vous, continua-t-il en abandonnant Mehielle pour se tourner vers Raggart.

Puis, Rafiel leva de nouveau les yeux sur Mehielle et plongea dans les yeux gris de la

jeune fille. Il eut un hoquet de surprise, porta la main à sa bouche puis la tendit en tremblant

vers elle. Mehielle avança à son tour et prit la main du vieil homme dans la sienne.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 389


— Elwhinaï, gémit Rafiel dans un souffle.

Inquiet, Aleth allait intervenir, il n’avait jamais vu Rafiel dans un tel état. Le mage

semblait ivre d’émotion et très perturbé. Pourtant, il leva le bras et fit signe à Aleth de rester

immobile. Mehielle porta la main du mage à sa joue, dans un geste plein d’affection. Rafiel

tremblait de tous ses membres et ne semblait pas en croire ses yeux. Puis, la jeune fille

murmura un mot et ils disparurent.

Aleth hurla le nom de Rafiel, Lilia poussa un cri strident et Isthir sortit de sa cachette

toute crépitante. Le hurlement de Lilia fit venir les autres qui attendaient dans la grande

maison.

— Que se passe-t-il ? demanda Herras avec inquiétude.

— Rafiel a disparu avec une fille, balbutia Aleth. Il semblait ensorcelé…

— Comment ça, disparu ? demanda Farielle.

— Comme ça, fit Aleth en claquant des doigts.

— C’est impossible, il n’aurait jamais permis une chose pareille. A-t-il dit quelque

chose ?

— Oui, il a murmuré Elwhinaï, intervint Isthir encore crépitante d’émotion.

— Elwhinaï ? répéta Farielle. C’est étrange. Et qui êtes-vous ? demanda-t-elle à la

boule d’énergie qui flottait devant ses yeux.

— C’est ma sœur, expliqua Lilia.

— Il la connaît, précisa la petite voix fluette de Cassandre, simplement il ne pensait

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 390


pas qu’elle allait se présenter devant lui, pas de cette façon en tout cas.

— Explique-toi mieux ma puce, demanda Farielle avec douceur en s’agenouillant

devant Cassandre. Car tu vois, Elwhinaï est le nom de cette planète, pas d’une personne…

— Mais si ! s’exclama Cassandre, frustrée.

Elle voulait tant leur expliquer, sans pouvoir le faire. C’était énervant d’être une petite

fille. Mais elle continua tout de même.

— C’est elle qui sait tout, elle est en contact avec lui depuis le début, avec nous tous

d’ailleurs. Mais elle le fait dans nos rêves, jamais en vrai, c’est pour ça qu’il a été surpris, mais

il l’attendait.

— Il l’attendait ?

— Oui, elle lui a dit qu’elle venait.

— Mais qui est Elwhinaï, Cassandre ?

— Le Créateur de ce monde ! répondit la petite fille comme si c’était une évidence.

— Je n’y comprends plus rien. À t’entendre, j’ai l’impression d’être un pion sur un

échiquier.

— Non, fit Cassandre en secouant la tête, ce n’est pas cela, elle protège son monde,

c’est tout. Elle essaie de sauver l’humanité. Mais si elle devait choisir, ses enfants auraient sa

préférence.

— Ses enfants ? osa demander Galatée.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 391


— Tu sais notre monde… est composé de plusieurs sortes de… gens. Enfin, il existe un

autre monde dans le monde. Je ne sais pas comment vous le dire… Mehielle est une enfant

d’Elwhinaï comme…

Elle se tut brusquement, car ce qu’elle s’apprêtait à dire devait rester secret.

— Bon, il commence à faire froid, intervint Elena, rentrons dans la maison et

attendons de voir ce qui va se passer. Rafiel est un mage de haut niveau et je doute que

quiconque puisse lui faire du mal. Et j’aimerais pour ma part en savoir un peu plus sur ce

mystère-là, fit-elle en montrant Isthir du doigt.

Tous la suivirent, seule Farielle resta un peu en arrière, inquiète pour son père. Il ne

se laissait jamais prendre au dépourvu, jamais.

— Il faut lui faire confiance, la rassura Mérisian. Cassandre nous a donné un début

d’explication. Ce que je peux te dire, c’est qu’Elwhinaï ou qui que ce soit, n’est pas un ennemi,

elle est différente de nous à un point que je ne saurais imaginer, mais elle ne nous fera pas

de mal, pas consciemment en tout cas.

— Tu as l’air de bien la connaître.

— C’est elle qui nous a éveillés…

— Je suis toujours dans le brouillard, mais je commence à entrevoir deux ou trois

petites choses. Viens, Elena a raison, il fait froid, rentrons, un bon thé nous fera du bien.

Dans la maison, les discussions allaient bon train, tout le monde était angoissé pour

Rafiel, mais la curiosité l’emportait. Les deux nouvelles venues distrayaient les esprits. Tout

le monde voulait tout savoir sur Isthir et Lilia et les deux jeunes filles, conscientes qu’elles

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 392


les aidaient à surmonter le choc de la disparition de Rafiel, répondaient volontiers à leurs

questions. Assis bien au chaud, Raggart observait tous ces gens avec beaucoup d’intérêt.

Savoir qu’il avait voyagé des jours entiers avec un esprit le perturbait plus que la disparition

de Mehielle et du vieux mage. Il savait que Mehielle était étonnante, elle lui avait déjà fait des

choses plus bizarres encore, mais là un esprit protecteur, ça, il n’avait jamais vu…

Curieusement, personne ne semblait prêter attention à ce colosse…

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 393


Féniel et Mehielle

Féniel passait de bons moments dans l’auberge, il y mangeait bien, la chambre était

propre et qui plus est, il n’avait pas envie de repartir, pas tout de suite en tout cas. Cette fille,

Mehielle, l’intriguait de plus en plus. Son physique pour commencer était assez particulier, il

avait glané quelques informations sur elle et savait qu’elle avait été adoptée et qu’elle était

toujours fourrée dans la forêt des Sylves, mais c’était à peu près tout. Les gens du coin

parlaient peu et il était difficile d’obtenir des renseignements valables. De plus, la jeune fille

semblait l’éviter, elle s’approchait rarement de lui pour le servir. Cette attitude pas

ouvertement hostile l’intriguait encore plus, il se demandait pourquoi elle ne l’appréciait pas.

Une autre chose l’intéressait grandement, il sentait la magie autour d’elle, quelque

chose de sauvage, d’impulsif. Oh pas une grande puissance, mais tout de même une énergie

conséquente. Il aurait bien aimé avoir une discussion avec elle.

Chose étrange, elle disparaissait souvent, ses parents lui laissaient une grande liberté.

Aujourd’hui encore, elle n’était pas là. Résigné, il alla dans sa chambre, il avait des livres à

lire, des choses à apprendre. Il possédait une mine d’informations incroyable et cela faisait

près d’une semaine qu’il apprenait sans relâche. Il devenait chaque jour plus puissant, il

maîtrisait de mieux en mieux l’énergie. Rafiel lui avait fait un cadeau merveilleux et il se

demandait parfois dans quel but. Il s’assit à son petit bureau et ouvrit un livre sur l’essence

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 394


de la magie. Il plongea dans la lecture et peu à peu, le monde autour de lui s’effaça.

Sitôt le repas englouti, Mehielle avait supplié ses parents de lui permettre de sortir.

Ils avaient accepté du bout des lèvres, car depuis quelque temps, ils la trouvaient encore plus

étrange qu’avant. Elle était souvent rêveuse, plongée dans ses pensées et rendait de moins

en moins service. Elle somnolait ou allait faire de longues balades. Soraya était très inquiète,

car si Mehielle avait toujours été fantasque et imprévisible, jamais elle ne s’était dérobée à

ses tâches. Et ces derniers temps, elle oubliait ou tout simplement ne les faisait pas. Allongée

sur son lit, elle semblait ailleurs. Youri, lui aussi, avait remarqué que sa fille paraissait plus

pâle, éthérée, comme si la vie s’échappait de son corps. Alors Soraya l’épiait, lui donnait à

manger de grosses parts, mais la jeune fille semblait toujours un peu plus pâle. Elle était

partie depuis plusieurs heures maintenant et ils ne pouvaient s’empêcher d’être angoissés,

leur fille s’échappait de plus en plus souvent et longtemps.

Ils se tenaient l’un en face de l’autre, tristes et apeurés. Ils perdaient leur fille, ils en

étaient certains. Même Youri, qui avait toujours bon appétit, mangeait moins.

— Nous ne pouvons pas la retenir, elle n’a jamais été à nous, soupira Soraya.

— Non, nous ne pouvons pas. Mais que lui arrive-t-il ? Elle semble si lointaine, si

fragile.

— Tu sais, j’ai toujours pensé que Mehielle venait de la forêt… Des rumeurs ont

toujours circulé… Et l’amour qu’elle porte à cet endroit n’est pas normal.

— Que veux-tu dire ? s’alarma Youri. Quelles rumeurs ?

— Oh, pas sur notre fille, mais tu sais la forêt, certains disent qu’elle est dangereuse,

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 395


qu’une créature étrange y vit.

— Ne dis pas n’importe quoi ! s’emporta Youri, notre Mehielle est une petite fille

normale qui aime la nature c’est tout.

— Comme tu veux, accorda Soraya sur un ton conciliant.

Ils restèrent silencieux quelques instants. Lui, n’osait ouvrir la bouche de peur de la

blesser et elle, refusait de s’engager dans ce type de discussion. Mehielle était son enfant, son

tout-petit, pas une créature des forêts. Le bruit de la porte d’entrée les tira de leur rêverie,

ils se lancèrent des regards étonnés, l’auberge était normalement fermée au public à cette

heure-ci. Ils se levèrent et allèrent à la rencontre de l’intrus. Une jeune fille se tenait sur le

pas de la porte, accompagnée d’un homme beaucoup plus vieux. Chose étrange, la jeune fille

parut familière à Soraya.

— Que puis-je pour vous ? demanda Youri d’un ton sec.

Il n’aimait pas beaucoup les intrus. Et son heure de repos était inestimable à ses yeux.

La jeune fille s’approcha, un grand sourire aux lèvres. Soraya porta une main à sa bouche

pour étouffer un cri et Youri écarquilla les yeux.

— Oui, c’est moi, affirma la voix douce de Mehielle. Je pense que vous attendez des

explications et j’ai besoin de votre aide.

— Mais comment ?

— Chaque chose en son temps, maman. Allons dans la cuisine, je meurs de faim et un

bon café sera le bienvenu pour tous. Peut-être même un petit alcool, ajouta-t-elle en voyant

la tête de son père.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 396


Youri continuait de regarder sa fille, l’air ahuri, il avait beaucoup de mal à croire ce

qu’il voyait. C’était elle et en même temps une autre, il avait toujours su au fond de lui qu’elle

était différente, mais à ce point ?

Youri et Soraya se laissèrent guider tels des enfants, ils s’assirent maladroitement et

pendant que Mehielle s’affairait en cuisine, le vieil homme s’installa face à eux. Il souriait

gentiment, conscient que cette situation ne devait pas être facile pour eux. Il avait lui aussi

eu son moment de stupéfaction et il venait à peine de s’en remettre. C’était la première fois

qu’il perdait ses moyens et à cause d’une gamine, en plus ! S’il n’était pas aussi épaté, il s’en

serait offusqué.

— C’est bien elle, tenta-t-il de les rassurer, elle est juste un peu différente, mais c’est

la même. Vous aurez peut-être du mal à comprendre qui elle est vraiment, mais faites

confiance à l’amour qu’elle vous porte.

Mehielle revint, les bras chargés. Elle posa tout sur la table, s’assit et prit les mains de

sa mère tout en la fixant.

— Il faut que je vous explique qui je suis vraiment, fit-elle d’une voix douce. Tout

d’abord, l’homme qui m’accompagne s’appelle Rafiel, c’est un mage de la caste des Veilleurs-

Gardiens, il est chargé d’apprendre à de jeunes mages à apprivoiser leurs pouvoirs. S’il est

ici, c’est pour vous expliquer certaines choses qui me seront difficiles à exprimer par des

mots.

Elle fit une pause pour servir tout le monde, coupa un énorme morceau de pain, le

tartina généreusement de beurre et confiture et mordit dedans à pleines dents. C’est ce geste

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 397


qui sortit Youri de son mutisme.

— La magie ? Je pensais que seuls les nobles avaient droit d’y toucher.

— Et c’est exact, opina Rafiel, je suis l’ancien mage du roi Rathen.

— Ah…

Que faisait sa fille avec un homme de cette classe sociale ? Rafiel poursuivit.

— Je vis dans la forêt des Sylves en compagnie des autres mages de l’école et de

quelques élèves. Mais ce qui m’intéresse, c’est l’homme qui s’est installé dans l’auberge

depuis près de dix jours. C’est un homme dangereux, il faut vous méfier de lui, mais qu’il soit

ici est voulu, je l’ai moi-même conduit là.

— Et pourquoi ?

— Nous devions le surveiller, il va être la cause de beaucoup de tourments et pour

contrer un peu ses actes, nous devons être à proximité de lui.

— Mais que vient faire notre fille là-dedans ? intervint Soraya.

— Je suis celle qui doit reconstruire. Je suis Elwhinaï, enfin une partie d’elle.

— Quoi ? s’exclamèrent en même temps ses parents.

Ils se regardaient, effarés, que voulait dire tout ce charabia ?

— Je suis un être de magie pure, maman. Ma mère biologique m’a créée à partir de

son essence magique, celle d’Elwhinaï. Je suis devenue Elwhinaï à mon tour et un peu plus…

— Je… je…

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 398


— Écoute… Elwhinaï est le nom de cette planète, mais c’est avant tout un esprit. Un

esprit de la terre qui ne fait qu’un avec elle, elle équilibre votre monde, tempère les énergies,

mais son temps est désormais terminé, elle ne peut plus intervenir, car le temps des Éveillés

est venu. Alors pour compenser cette perte, le Façonneur de mondes lui a donné

l’autorisation de donner naissance à des êtres issus à moitié de la magie et à moitié de la

terre. Je suis un de ces êtres, encore en sommeil, car nous sommes jeunes et inexpérimentés.

Pour nous aider à apprendre de votre monde, nous avons connu plusieurs vies pour certains

d’entre nous. Moi par exemple, je suis Mehielle de la Treille, fille du roi d’Arakan, mais aussi

Mehielle, fille de Soraya et Youri. Le temps n’a pas de prise sur nous, nous ne vibrons pas de

la même manière, ce qui explique que nous pouvons avoir de multiples apparences.

— Tu es quoi, alors ? balbutia Soraya.

— La magie pure… la Terre, une elfe, j’existe depuis toujours sous une autre forme et

Elwhinaï ma mère m’a donné un corps pour habiter votre monde physiquement.

Rafiel s’éclaircit la gorge, la petite allait un peu trop vite. Les pauvres gens n’y

comprenaient rien. Tout se mélangeait pour eux.

— Votre fille est un être créé pour donner vie à une autre race et pour reconstruire

un autre monde, tenta-t-il de tempérer. Celui-ci court un grand danger, depuis quelques

années, les énergies se déséquilibrent.

Voyant que Soraya et Youri l’écoutaient attentivement, il continua sur sa lancée.

— Vous avez dû remarquer que les saisons étaient décalées, les moissons moins

abondantes, que les arbres fruitiers produisaient moins de bons fruits. Sans parler des

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 399


tempêtes de plus en plus violentes, des chutes de température incroyables et toutes ces

catastrophes dites naturelles, qui s’accélèrent…

— Oui, c’est vrai, remarqua Youri, je me suis fait la même réflexion. Vous voulez dire

que Mehielle est là pour réparer tout cela ?

— Non, je crains que le mal ne soit déjà fait, nous n’y pouvons plus rien, nous pouvons

juste limiter les dégâts, moi et les miens, soupira Rafiel en secouant la tête. Votre fille, elle,

sera chargée de reconstruire, de redonner vie à un Nouveau Monde en quelque sorte.

Youri et Soraya se lancèrent des regards affolés. Ils allaient tous mourir ? Qu’est-ce

que tout cela voulait dire, que devaient-ils faire ?

— Alors, que doit-on faire ?

— Rester ici. C’est un endroit sûr et je veillerai sur vous, intervint Mehielle. À mes

yeux, vous êtes mes parents, ceux qui ont pris soin de moi et c’est très important pour moi.

Faites des provisions, construisez une cave très grande, mettez tout ce que vous pouvez

conserver dedans.

— Comment ? Pourquoi ?

Mehielle comprenait le désarroi de ses parents, à elle aussi, il avait fallu du temps

pour s’approprier sa toute nouvelle vie.

— J’ai tant changé ? J’ai choisi cette apparence, car elle me paraît plus adaptée à la

situation, mais si cela vous perturbe, je peux reprendre l’ancienne…

— Non, non s’affola Soraya, tout va bien, c’est juste qu’il nous faut un peu de temps

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 400


pour nous habituer.

En voyant leur mine défaite, Mehielle jugea qu’il était préférable de ne pas leur dire

qu’elle pouvait voyager dans le temps et modifier sa vie à volonté, pour avoir d’autres

identités, comme celle de Mehielle de la Treille… Elle avait découvert cela lors de son éveil

par sa mère. Étrange, les choses que l’on peut faire sans s’en rendre compte. Pendant des

années, elle avait eu d’autres vies qu’elle endossait pendant ses rêves, elle s’en souvenait très

bien maintenant, et pendant longtemps, elle avait seulement cru qu’elle avait des rêves

particulièrement vivaces. Elle était jeune et vieille, plus vieille que Rafiel lui-même, elle était

Elwhinaï, elle était tout…

— Ici, vous ne risquez rien, continua-t-elle, la forêt des Sylves saura prendre soin des

siens.

— Mais… et l’homme ?

— Lui doit rester ici, vérifiez juste qu’il reste bien en place, expliqua Rafiel. Cet homme

a son rôle à jouer et il doit se plaire ici, suffisamment pour ne pas vouloir s’en aller avant le

bon moment.

— Nous pouvons essayer en tout cas, intervint Youri. J’ai remarqué que la forêt des

Sylves exerçait un attrait sur lui, pourtant jamais il n’est entré dedans, il se promène juste à

l’orée du bois.

— Il ne peut pas y entrer, gloussa Rafiel, la magie qui y règne est trop forte pour lui, il

s’y brûlerait les ailes, cela doit le frustrer grandement.

— L’avantage, c’est qu’il va considérer cela comme une épreuve à surmonter, cela

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 401


pourrait suffire à le retenir ici, fit Mehielle songeuse.

— Oui, cela cadre bien avec le personnage, accorda Rafiel.

— Et toi, ma petite fille ? demanda Soraya. Que vas-tu faire ?

— Oh je vais aller çà et là, mais rassurez-vous, ma place est près de vous, je serai

toujours à vos côtés.

Rassurée, Soraya n’en demandait pas plus, elle se leva avec détermination, débarrassa

la table, puis sans se préoccuper des autres, elle commença la cuisine du soir. L’auberge

serait encore pleine, alors il fallait rassasier tout le monde. Youri haussa les sourcils, eut un

sourire un peu contraint et emboîta le pas à sa femme. Ils avaient besoin tous deux de se

remettre les idées en place et il n’y avait rien de mieux que le travail pour cela.

Mehielle et Rafiel restèrent assis un moment. Le mage avait encore une foule de

questions à poser à la jeune fille, mais ne savait pas par où commencer. Depuis qu’elle l’avait

emmené, il allait de surprise en surprise. Il comprenait à présent tout un tas de choses et cela

ne lui procurait pas que du bien. Il avait même la désagréable impression de n’être qu’un

pion sur un échiquier géant. Il se doutait bien qu’une puissance supérieure était au-dessus

d’eux, mais entre croire et savoir, vraiment il y avait un monde…

— Comment tout cela peut-il se terminer ? demanda le vieux mage avec lassitude.

— Oh, pour simplifier, Féniel va apprendre et jouer avec des énergies qu’il ne

maîtrisera pas, Elwhinaï va se révolter et expulser ce qui lui fait mal. Certains d’entre eux

vont survivre, l’espèce humaine va de nouveau se reproduire, d’autres vont évoluer, d’autres

vont périr, parce que pas assez forts.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 402


Elle se tut, en voyant l’air peiné de Rafiel, elle décida de modérer un peu ses propos

et reprit.

— L’être humain est appelé à évoluer, c’est dans l’ordre naturel des choses. Ceux qui

vont survivre seront parmi les meilleurs et à partir de cela, les Éveillés vont pouvoir les aider

à reconstruire ce nouveau monde. Je serai là pour les aider, je suis l’âme d’Elwhinaï, enfin en

partie.

— Si vous êtes l’âme d’Elwhinaï, pourquoi tout détruire ?

— Je suis une partie d’elle, mais je suis autre chose, ne l’oubliez pas. Seul le Façonneur

a le pouvoir de tout arrêter, mais il ne le fera pas, il a fait un choix différent. Elwhinaï m’a

créée dans le but de donner une chance aux hommes, de continuer sans elle. Mais sauront-

ils saisir cette chance ? Je suis l’âme d’Elwhinaï, la magie de la Terre et je suis aussi l’âme de

toutes les magies. C’est son cadeau d’adieu, elle voulait que ses enfants ne périssent pas tous.

— Où est-elle ? Qui est le Façonneur ? Je ne comprends pas ce que vous êtes, avoua-t-

il dans un murmure.

— Elle est encore sur ce monde, car son œuvre n’est pas terminée. Vous êtes l’un de

ses enfants, le savez-vous ? Je veux dire, du Façonneur. Il veille sur vous depuis toujours. Et

quant à moi, je suis née il y a exactement seize ans selon votre compte à vous. Mais pour ma

mère, cela a peu d’importance, car elle n’est pas soumise à cette notion de temps. Je suis jeune

et vieille, je n’ai pas d’âge en fait, car je possède toutes ses pensées concernant ce monde et

quelques autres… Je suis le Gardien de ce monde tel que le souhaitait ma mère, j’équilibre, je

veille sur les hommes… Je ne peux pas mieux m’expliquer, se désola-t-elle.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 403


Rafiel posa sur Mehielle un regard teinté de mélancolie et de pitié, il ne l’enviait pas,

elle aussi n’avait pas eu le choix, peut-être même son sort était-il pire que le leur. Il

comprenait, sans pouvoir les admettre, les propos de la jeune fille. Il déplorait son manque

d’empathie vis-à-vis des hommes, tout en admirant sa capacité de prendre soin de deux

personnes qui lui avaient servi de parents. Pourtant, il ne pouvait s’empêcher d’aimer cette

jeune fille si ambiguë et extraordinaire.

— Vous êtes amer Rafiel, reprit la jeune fille. Ne laissez pas cette amertume flétrir

votre âme. L’homme récolte ce qu’il sème. Voyez-vous, ma mère a éveillé certains d’entre eux

pour leur permettre d’apprendre, de comprendre, mais le monde qui les entoure a été

perverti par eux. Ils se font la guerre, se haïssent, tuent et torturent les leurs avec une

barbarie sans nom. Mais ils sont aussi capables d’amour, de compassion et d’actes héroïques.

C’est pour cela que ma mère vous laisse une chance.

— Je comprends, simplement, il est difficile pour moi d’accepter de telles choses. Il va

y avoir des milliers de morts et je suis loin du compte. Je ne sais pas ce qui nous attend, mais

je doute que ce soit agréable. Et vous avez raison, ils sont seuls fautifs.

Rafiel se leva, il alla se poster devant la fenêtre et observa longuement le soleil qui se

couchait. La fin était proche, il le sentait.

— Il est temps pour vous de rentrer, je voulais vous rencontrer, nous avions besoin

de parler et je voulais aussi vous faire part d’un pan de ma vie. Il est important que vous

compreniez que je peux moi aussi éprouver des sentiments humains, mais n’oubliez jamais

une chose Rafiel, je ne suis pas humaine et ne le serai jamais.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 404


Elle fit une pause et reprit.

— Je suis la première née d’une race supérieure. Une fois l’âme d’Elwhinaï partie, je

serai seule devant le chaos. Toute cette planète sera touchée et je ne connais pas encore

l’étendue de la catastrophe, mais je suis prête à y faire face, car je suis devenue l’âme

d’Elwhinaï, je suis sa mémoire, on m’a créée pour cela, c’est le seul souhait qu’a émis Elwhinaï

et que le Façonneur lui a accordé. C’est pourquoi j’ai ce corps, en tout cas, sur ce monde,

conclut-elle avec un doux sourire.

— Oui, je peux comprendre cela… Le Façonneur… J’aurais aimé le rencontrer. Il me

semble être à l’origine de tout.

— Oh, c’est arrivé ! s’esclaffa Mehielle. Vous souvenez-vous de votre première

rencontre ? Celle qui vous a laissé un sentiment amer d’abandon ?

— Non ! Pas elle !

— Hé si… Et votre maître de Magie, Fatick ? Lui aussi était une extension du

Façonneur. Il, elle peut prendre n’importe quelle forme et côtoyer les hommes sans qu’ils le

sachent, il aime cela, il aime vous regarder vivre.

— Alors ma magie… Elle me vient de lui ?

— Oui et non, il avait une forme d’affection pour vous, car vous étiez le premier être

né sur un monde dépourvu de magie et pourtant né magique. Vous avez trouvé la voie tout

seul et il trouvait cela distrayant et rassurant.

— J’en suis flatté, rétorqua Rafiel avec ironie.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 405


Mehielle rit doucement, elle aimait bien le vieil homme. Il avait accepté beaucoup de

choses sans trop poser de questions et maintenant qu’il avait certaines réponses, il se

demandait s’il n’était pas qu’un vieil idiot manipulé.

— Vous êtes plus que cela et vous le savez bien. En ce moment, vous vous sentez trahi,

démuni et inutile, mais pensez à vos élèves…

— Ils sont manipulés, tout comme moi ! répondit Rafiel avec colère. Vous pouvez

donner tous les noms que vous voulez à ce qu’elle nous a fait, le résultat est le même. Moi, les

autres, tous… Nous ne sommes que des pions !

Mehielle poussa un soupir. Elle comprenait le mage, il était difficile pour lui de

reconnaître son impuissance.

— Vous n’êtes pas concerné par ce qui va se passer sur ce monde, Rafiel. La

destruction d’Elwhinaï est amorcée depuis longtemps, mais ceux qui vont survivre vont

pouvoir décider de leur avenir. Ma mère a quitté votre monde pour vous laisser ce choix. Et

n’oubliez pas, je suis l’âme d’Elwhinaï maintenant.

— Que voulez-vous vous dire ?

— Qu’elle aurait pu rester et continuer à tout gérer à votre place, mais son rôle n’est

pas celui-là, elle a d’autres mondes à développer, à aider à grandir. Elle laisse une chance aux

humains, à eux de la saisir…

— D’autres mondes ? Je sais qu’il existe d’autres mondes, mais je ne pensais pas

qu’elle y avait un rôle à jouer.

— Oui, des mondes encore plus destructeurs que celui-ci ont disparu, d’autres ont

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 406


évolué vers quelque chose de très beau et vous… Elle est Esprit de la Terre et son essence

profonde la pousse à créer. Une fois l’équilibre atteint, elle porte son esprit ailleurs. Ce monde

aurait dû disparaître, cependant le Façonneur lui donne une dernière chance.

— Mais qui est véritablement Elwhinaï ? Votre mère ? Le Façonneur ?

— Le Façonneur est le Créateur de toutes choses. Et Elwhinaï est son Esprit

nourricier.

Rafiel en resta bouche bée, les propos de la jeune fille venaient de pénétrer son

cerveau. Le Façonneur de mondes était le grand Tout et Elwhinaï, l’Esprit qui permettait à sa

pensée de prendre forme. Une femme ?

— Ce n’est pas une femme, enfin pas comme vous le pensez, elle peut l’être, mais elle

est tout autre chose aussi.

— Vous lisez dans mes pensées ! s’indigna Rafiel.

Mehielle éclata de rire, Rafiel reprenait du poil de la bête. Il avait de nouveau son air

farouche et la petite étincelle de malice pétillait de nouveau dans ses yeux.

— Oui, ce que vous m’autorisez à lire, reconnut sincèrement la jeune fille.

— Ah… Bon, je préfère cela, pourquoi ne pas me l’avoir dit avant, hein ? Si j’avais su à

qui j’avais affaire dès le départ, tout cela m’aurait semblé plus clair, plus logique. Si vous aviez

commencé par là, on aurait évité bien du tracas.

— Oh, je suis désolée, s’excusa Mehielle, une lueur moqueuse dans le regard. Il est vrai

qu’annoncer de but en blanc que sa mère est l’Esprit Nourricier de toute chose est aisé et

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 407


souvent bienvenu.

— Oui, eh bien… disons que je m’emporte facilement. Voilà ! Bon, je suppose que nous

nous reverrons ?

Mehielle acquiesça.

— Alors je me sauve, les miens doivent se faire du souci, surtout ma fille.

— Je viens avec vous, je dois dire au revoir à deux amies et récupérer mon

compagnon.

— Ah, Isthir et Lilia…

Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase que Mehielle l’emportait dans un

tourbillon. Pendant le voyage, il vitupéra un peu, pour finalement se laisser faire, elle utilisait

la même énergie que lui quand il en faisait autant, sauf que la sienne était plus intense, plus

sauvage aussi. Ils se retrouvèrent dans la clairière en un clin d’œil. Rafiel épousseta sa robe

en grognant un peu pour faire bonne mesure et partit d’un pas rageur en direction de ses

quartiers, il avait besoin d’un peu de temps devant lui avant de rejoindre les autres.

Mehielle secoua ses longs cheveux et le suivit un sourire aux lèvres. Elle avait hâte

d’entendre les explications que le mage fournirait aux siens quand il serait prêt à les

transmettre.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 408


Le destin du Chevalier Noir

Gairn se réveillait par à-coups. Il vivait un cauchemar dans lequel il se retrouvait seul

et vaincu. Mais cela n’était pas possible, personne ne pouvait lui faire cela, pas à lui ! À son

réveil, il avait eu la désagréable surprise de se retrouver seul. Le campement était vide, les

salopards étaient tous partis ! Une colère noire l’avait saisi et il s’était mis à hurler comme

un dément. Saisissant son épée, il avait tranché dans le vide à grands coups de gestes

désordonnés. Il avait bataillé ainsi pendant une bonne partie de la journée avant de

s’écrouler ivre de fatigue. Il resta ainsi, le nez dans la poussière, recroquevillé sur lui-même

pendant des heures. Il s’éveilla de nouveau, tremblant de froid et de peur. Où était-il ? Il ne

se souvenait de rien. Il hurla dans la nuit qu’on vienne l’aider et c’est la voix brisée qu’il avait

sombré de nouveau dans le sommeil. Son esprit fragile venait de rompre et il sautait à pieds

joints dans une folie délirante.

Son corps était agité de soubresauts, il bredouillait des mots incompréhensibles et

bavait. Le soleil était haut lorsqu’il s’éveilla de nouveau, il mourait de soif. Il avait chaud et

ses vêtements trempés de sueur lui collaient à la peau. Il se leva maladroitement et tituba à

la recherche d’un peu d’eau. Sa conscience dérangée lui hurlait que l’eau n’était pas loin, qu’il

suffisait qu’il marche un peu. Il s’effondra de nouveau à quelques kilomètres de son camp, le

corps secoué de spasmes et la tête en feu. Son sommeil fut peuplé de cauchemars où des

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 409


monstres assoiffés de sang venaient réclamer leur dû.

Gairn se réveilla encore une fois à l’aube, la gorge sèche et la langue gonflée. Il

murmurait des sons bas et discordants, mais on pouvait clairement entendre une petite voix

d’enfant appeler son père. Dans son délire, Gairn voyait son père au loin qui lui faisait signe

de venir vers lui. Il gémissait, suppliait qu’il vienne l’aider, car il n’avait plus de forces. Mais,

son père continuait à l’appeler sans venir vers lui, il pleurait, il implorait, mais Arcien restait

inaccessible.

Alors, dans un sursaut de lucidité, il se souvint, c’est lui qui avait tué son propre père

de ses mains. Il poussa un gémissement de douleur et se recroquevilla en position fœtale. Là,

tout seul dans cette prairie, il allait mourir comme un chien. Il réalisa ses erreurs et son

arrogance. Il se maudit d’avoir donné son âme à ce pourri d’empereur.

— Pardon, pardon, père je te demande pardon…

Gairn eut la vision de sa mère penchée sur lui, puis celle de son père, enfin à ses côtés.

Le général Arcien tenait son fils par les épaules et l’aidait à se relever.

— Il est temps mon fils, fit la voix de son père.

— Je te demande pardon père, répondit Gairn.

Il était redevenu l’enfant éperdu d’amour qu’il avait cessé d’être.

— Viens, il est temps, nous pourrons parler plus tard…

Celui qui fut le Chevalier Noir eut un dernier soubresaut, poussa un ultime soupir et

s’en alla, le visage enfin apaisé. Tard dans la nuit, des charognards s’occupèrent de son corps.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 410


Il ne resta de lui que son armure.

De leur côté, Mick et ses amis galopèrent jour et nuit afin d’atteindre le Livandaï le

plus rapidement possible. Mick les avait convaincus qu’Idriss les accueillerait avec plaisir. Ils

avaient des informations à vendre et le prince avait la réputation d’être un homme juste. Lui

et les hommes étaient fourbus, ils commençaient à manquer sérieusement de nourriture et

les rares villages dans lesquels ils s’étaient arrêtés leur avaient fourni à peine de quoi tenir

une journée. Heureusement, ils ne manquaient pas d’eau et les chevaux avaient de quoi

paître. L’herbe n’était pas très abondante, mais elle suffisait.

Pendant qu’ils galopaient, Mick se demandait parfois s’il avait eu raison de fausser

compagnie au Chevalier Noir, des rumeurs circulaient quant à la victoire des armées de

l’empereur sur ses ennemis. Si c’était bien le cas, il ne donnait pas cher de leur peau. Il décida

de chasser ces sombres pensées et galopa de plus belle, poussant les chevaux à leur

maximum.

À deux jours de la frontière du Livandaï, ils décidèrent de faire une pause. Ils avaient

besoin de nouvelles montures et de prendre un bon repas. Ils virent un village au loin et s’y

rendirent, priant le ciel qu’il soit suffisamment grand et bien pourvu en tout. Jusqu’à présent,

ils n’avaient pas eu beaucoup de chance. Visiblement, El Casar était un gros bourg, constata-

t-il avec plaisir. Elroy, tout excité, dirigea son cheval vers l’entrée. Le jeune garçon avait

montré autant d’endurance que les autres et une bonne humeur à toute épreuve. Mick se

demandait d’où il sortait tout ça.

— Hé, tu crois qu’il y a des femmes ici ?

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 411


— Comment veux-tu que je le sache ? Je n’ai jamais mis les pieds ici. Mais vu la taille

du village, je dirais que oui. Tu pourras toujours tenter ta chance dans l’auberge où on va

s’arrêter. Mais attention, prévint Mick, pas de grabuge hein ? Ce n’est pas le moment de nous

faire repérer, si près de la frontière.

— Ne t’en fais pas, je sais rester discret, jubila Elroy qui s’éloigna tout guilleret.

— Il va nous mettre dans le pétrin avec ses histoires de fesses, fit la voix rauque de

Rodrès.

— Il a besoin d’un peu de distractions, cela fait des mois qu’il parcourt le continent

sans relâche.

— Comme nous tous, rétorqua Rodrès. Et toi ? Tu n’es guère plus âgé…

— Moi j’ai autre chose en tête, coupa Mick avec raideur, on verra la bagatelle plus tard,

quand tout sera plus clair.

Rodrès plissa des yeux, il se disait que le jeune homme lui cachait quelque chose, mais

quoi ? Il se promit de l’observer plus attentivement, après tout, il lui avait confié les rênes de

leur petite troupe sans savoir qui il était vraiment. Mick savait diriger, ça, c’était certain, mais

pour ce qui était du reste, il ne disait rien. Rien de personnel en tout cas.

Se sentant observé, Mick tourna la tête et croisa le regard suspicieux de Rodrès. Le

guerrier commençait à avoir des soupçons. Il hésita un court instant avant de se décider, il

ne voulait pas que l’homme se mette à douter de lui.

— Ma femme et mes deux enfants ont été emportés lors de la grande crue, dans la

vallée des Runes. J’ai tout perdu et j’étais désespéré, alors je suis venu m’enrôler dans l’armée

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 412


de l’empereur. Tu me crois trop jeune, hein ? J’ai trente ans mon vieux, ça fait deux ans que

je suis dans l’armée et j’ai été marié à vingt ans, mes deux enfants étaient petits, ils ne

savaient pas nager et ma femme a préféré se laisser mourir avec eux. Voilà pourquoi les

femmes ne m’intéressent pas pour le moment. La blessure est trop vive.

— Je suis désolé Mick, je ne voulais pas te blesser. Mais c’est vrai qu’à te voir, on

douterait de ton âge, tu ressembles à un gamin.

— C’est une particularité des gens de mon peuple. Mes parents vivaient dans le nord

de Bashia, près de Zantha, ils sont venus dans l’Astrée pour le plaisir de découvrir une autre

culture, un autre peuple, cela leur a tellement plu qu’ils y sont restés. Les Bashiens sont sans

âge, dit-on, à voir ta tête j’imagine que c’est vrai.

— J’ai entendu parler de ton peuple, c’est vrai qu’ils pratiquent un genre de combat

avec les mains et les pieds ?

Soulagé de changer de sujet, Mick fut ravi de répondre à Rodrès. Ses parents lui

avaient longuement parlé de leur propre culture et son père l’avait même initié à cet art du

combat dont parlait Rodrès.

— Oui, c’est vrai, cela s’appelle le Soki, c’est une forme de combat qui utilise la force

de l’autre pour son propre avantage.

— Et tu sais le faire ?

— Oui, un peu, mon père m’a appris quelques techniques et je me débrouille assez

bien, enfin avant, car si tu ne pratiques pas régulièrement, tu perds beaucoup.

— Ah, j’aimerais bien voir ça !

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 413


— Un jour, si tu veux.

— Je te rappellerai ta promesse, assura Rodrès en stoppant son cheval, car Elroy

s’était mis à beugler comme un âne en voyant une auberge droit devant.

Ils s’arrêtèrent tous en même temps et descendirent de cheval. Le village paraissait

animé et les passants ne les regardaient pas bizarrement, constata Mick avec soulagement.

Il avait craint que l’armée du Chevalier Noir n’eût fait des ravages ici aussi. Ils attachèrent

leurs chevaux à des potences situées devant l’auberge et observèrent les alentours.

— Pas mal hein ? fit Elroy tout content de lui.

— Ça ira, accorda Mick. Espérons juste qu’ils aient de la place. Je vais voir, restez ici.

Il allait entrer lorsque la porte s’ouvrit sur une femme grande comme un homme. Elle

lui adressa un regard peu amène.

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Euh, des chambres…

— Ah je me disais, je vous ai pris pour une autre bande, fit-elle en posant le gros bâton

qu’elle tenait dans sa main. Ils sont déjà venus trois fois et à chaque fois c’est pareil, ils

boivent et saccagent tout, alors je me méfie. Vous comprenez ?

— Oui, je vous comprends madame, mais nous voulons juste de quoi dormir pour une

nuit ou deux, manger et faire reposer nos chevaux.

— Alors vous êtes à la bonne adresse, s’exclama la femme avec un large sourire.

Puis elle regarda par-dessus l’épaule de Mick.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 414


— Pour les chevaux, faut aller dans la cour, Boris va vous les bichonner et puis on

verra pour les chambres parce que va falloir vous serrer un peu. J’en ai que six non occupées

et vous êtes huit… À vous de vous débrouiller.

— Merci bien madame, on trouvera un arrangement entre nous.

— Ah ! pas de madame chez moi, tout le monde m’appelle Cerise.

Sur ce, elle referma la porte. Interdit, Mick resta un petit moment les bras ballants sur

le palier. Un ricanement le sortit de sa surprise. Puis, un hurlement de rire retentit juste

derrière lui, Irdun se tordait de rire et peu à peu, tout le groupe fut pris d’un fou rire colossal.

Peu à peu, les soldats se calmèrent, détachèrent les chevaux et les conduisirent dans la cour

où un jeune palefrenier les attendait. Mick lui tendit les rênes de sa monture.

— Il s’appelle Azur et j’y tiens, précisa-t-il au gamin. Tu prends bien soin de lui et je te

récompense, dans le cas contraire, il t’arrivera des ennuis.

— Oh j’aime les chevaux moi, pas besoin de me menacer. Avec moi, ils seront bien

traités, répondit le garçon.

— Dis-moi, ta patronne s’appelle vraiment Cerise ? demanda Mick, un rien gêné.

— Ben oui. Pourquoi ?

— Oh pour rien. Juste comme ça par curiosité. Bon, eh bien Boris, je te laisse nos

chevaux…

Mick fit signe à ses hommes de le suivre, il trouvait ces gens un peu bizarres. Mais

après tout pourquoi pas ? Ils entrèrent dans l’auberge où un groupe d’hommes était déjà

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 415


attablé. La patronne leur fit signe de venir au bar où elle servait de grosses chopes de bière.

Rodrès en salivait d’avance.

— Les chambres sont à l’étage, on paye d’avance, c’est deux pièces d’or pour le séjour,

deux nuits et repas compris pour vous et les chevaux.

Mick fouilla dans ses poches et trouva de quoi payer, à ce rythme il serait bientôt

fauché. Mais ils avaient besoin de repos et de quelques bons repas. Il regarda ses

compagnons et fut conforté dans cette idée. Ils avaient tous de sales têtes. Cerise leur tendit

plusieurs clés et ils montèrent à l’étage. Elroy et Sid décidèrent de partager leur chambre et

les autres allèrent dans la leur. Mick claqua la porte derrière lui et soupira d’aise. Enfin seul !

Un peu d’intimité serait la bienvenue. Sans plus attendre, il fouilla son sac et prit quelques

vêtements de rechange. Il ôta ses nippes sales, les jeta au sol et fronça le nez à l’odeur, il ne

les remettrait pas de sitôt. Il fonça ensuite dans la salle d’eau et eut la surprise de découvrir

une baignoire dotée de tout le confort moderne. Visiblement, Cerise prenait soin de ses

clients. Quelle bonne femme étrange. Un nom de fruit délicat pour un mastodonte à qui il ne

fallait pas chercher des noises.

Il fit couler un bain très chaud et s’immergea avec bonheur. Cela faisait une éternité

qu’il ne s’était pas senti aussi bien. Il trempa dedans tant que l’eau fut à peu près bonne. Puis,

il se savonna avec vigueur, se rinça à l’eau froide et finit par sortir et c’est tout mouillé qu’il

tendit la main vers une grande serviette moelleuse. Le service était parfait. Il se frictionna

longuement et enfila des vêtements propres. Il se sentait revivre.

Il allait mieux, beaucoup mieux. Il sortit de sa chambre et alla frapper aux portes

voisines, il n’eut aucune réponse alors il descendit dans la salle commune. Ses hommes

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 416


étaient déjà là, une bière à la main et apparemment sérieusement éméchés. Mick décida de

ne rien dire, ils avaient besoin de se détendre un peu. Il commanda une chope à son tour et

trinqua avec eux. Ils se firent servir des repas et passèrent la soirée à rire, raconter des

histoires, se connaître un peu mieux. Elroy avait repéré la serveuse, une jolie petite brune

toute menue qui allait de table en table et ne paraissait pas s’offusquer de cet intérêt un peu

lourd.

Un peu plus tard dans la soirée, l’auberge se vida peu à peu et Mick monta se coucher.

Une bonne nuit de sommeil, voilà ce qui l’attendait. Il s’éveilla tard le lendemain et reposé

pour la première fois depuis longtemps. Il descendit déjeuner et ensuite il verrait bien. Peut-

être, visiterait-il un peu le village ou se reposerait-il. Il souhaitait ne rien faire, juste regarder

le temps qui passe. Rodrès descendit à son tour, suivi de Sid et d’Elroy.

— Bonjour les garçons ! clama Cerise avec bonne humeur. Bien dormi ? Le petit

déjeuner va être servi. C’est pour tout le monde la même chose, thé, café, lait, œufs, saucisses,

pain, brioche, tarte du jour, beurre et confiture, rien de plus, rien de moins, mais c’est

copieux.

— Ça nous va, fit Sid avec enthousiasme, je meurs de faim, alors je pourrais avaler

n’importe quoi.

Cerise le toisa avec un air songeur, elle en avait déjà vu des hommes étranges et ceux-

là avaient l’air de pauvres gosses en déroute.

— Ben voyons ! Myrtille va venir vous servir.

Elle regarda Elroy droit dans les yeux.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 417


— Celle-là, pas touche, toi, c’est la fille de mon frère.

— Euh, promis Cerise.

— Pour toi, ce sera madame.

— Oui, madame Cerise, répondit Elroy piteusement.

Cerise soupira et se détourna du jeune homme pour qu’il ne voie pas son sourire. Ce

garçon un peu niais était touchant.

Mick souriait de toutes ses dents, Elroy s’était fait remettre à sa place

vigoureusement, ainsi il n’y aurait pas de problème. Il envisageait de repartir le lendemain

matin, ils ne pouvaient pas se permettre de rester trop longtemps au même endroit, ils

avaient encore de la route à faire et ils étaient des fugitifs…

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 418



Le prince du Livandaï

Idriss était reparti dans sa capitale le plus vite possible, il fallait qu’il prépare

l’invasion de l’armée de l’empereur, car il était certain qu’il allait vouloir entrer dans le

Livandaï, l’occasion était trop belle et sa folie immense. En chemin, il eut le temps de se

remémorer la conversation qu’il avait eue avec sa mère, elle lui avait annoncé beaucoup de

choses, mais il était certain qu’elle lui en avait caché d’autres. Que voulait-elle dire par « la

disparition de leur monde » ? Et lorsqu’elle affirmait qu’il était une « clé » ? Affamé et épuisé,

il décida de faire une pause dans l’auberge de Cerise, une femme très étrange au demeurant,

mais une mine de renseignements et surtout une seconde mère pour lui. Et puis, un petit

détour de plus avant de rentrer chez lui était nécessaire, il le sentait.

Le village d’El Casar était encore endormi lorsque le prince franchit son seuil. Il se

sentait las et harassé. Il avait chevauché sans discontinuer pendant des jours et la fatigue

crispait ses muscles. Un bon lit serait le bienvenu. Il était passé par le village d’Arang où son

ami Davide lui avait appris d’étranges nouvelles, ses hommes avaient aperçu des cavaliers

de l’armée de Rathen le Dingue qui galopaient en direction de la frontière. Si cela n’inquiétait

pas fortement Idriss, il se posait tout de même des questions.

Plongé dans ses pensées, il faillit dépasser l’auberge. Il descendit de cheval, l’attacha

et passa directement par la cour. Il connaissait bien les lieux et était toujours le bienvenu. Il

entra par la porte de la cuisine où une bonne odeur de pain chaud flottait dans l’air. Cerise

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 419


lui tournait le dos, elle pétrissait un gros tas de pâte d’une main vigoureuse. Idriss observa

la femme pendant un petit moment et se dit qu’il n’aimerait pas être à la place de la pâte.

Soudain, une porte s’ouvrit et une jeune fille entra, elle poussa un petit cri à la vue du prince,

ce qui fit se retourner Cerise prête à en découdre. Son air revêche laissa place à une étrange

douceur lorsqu’elle reconnut Idriss.

— Majesté, dit-elle avec effusion, que me vaut le plaisir ?

Elle déplaça sa grande carcasse vers lui et le prit familièrement dans ses bras. Elle le

connaissait depuis qu’il était tout petit et il était hors de question pour elle de se comporter

autrement que la nourrice qu’elle avait été avec lui.

— Le plaisir de te revoir, rétorqua le prince en essayant de s’extraire de ses bras

vigoureux.

— Arrête de gigoter et laisse-moi en profiter encore un peu. Tu m’as manqué et après

toutes les années de torture que tu m’as fait subir, j’ai bien le droit à une petite compensation.

Elle l’écarta enfin de lui et le scruta longuement. Après sa mère, c’était sans doute

cette femme qui le connaissait le mieux.

— Tu es triste Idriss, je vois de la peine dans tes yeux. Que t’arrive-t-il ?

— Une longue histoire et peu de temps.

— Bon, tonna-t-elle Cerise en claquant la langue, commençons par te nourrir, ensuite

nous causerons.

Puis elle sembla changer d’idée.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 420


— Non tu vas te reposer avant, j’ai dans l’idée que tu n’as pas beaucoup dormi ces

derniers temps. Et puis, moi aussi j’ai des choses à te dire, mais cela peut attendre.

En même temps qu’elle parlait, Cerise s’était emparée d’un pain chaud sorti du four,

d’un pot de beurre, de confiture et de miel. Elle installa le tout sur un coin de la table et

s’empressa de faire du café. Puis, elle sembla s’apercevoir de la présence de la jeune fille qui

regardait le prince bouche bée depuis la porte d’entrée.

— Myrtille, ferme la bouche, ça te donne un air idiot, et viens nous préparer du café.

C’est la fille de mon frère, elle est ici depuis deux jours, elle a un peu de mal à s’y faire, mais

elle apprend vite, expliqua-t-elle au prince.

Idriss adressa un sourire amical à la jeune fille qui se mit à rougir furieusement. Elle

s’activa les mains tremblantes et Idriss se dit qu’elle devait être bien jeune pour réagir de

cette façon.

— Viens poser ton auguste fessier ici, lui proposa Cerise, je te prépare un bon petit

déjeuner et tu files te reposer dans ta chambre.

— Tu m’as gardé une chambre ? s’étonna Idriss.

— Mon prince ne dort pas dans le même lit que ces vauriens qui fréquentent mon

auberge, oui tu as ta chambre dans mes quartiers. Qui sait ? Un jour, peut-être, en auras-tu

besoin plus souvent ?

— Eh bien, que dire de plus ?

— Rien, rétorqua benoîtement Cerise, satisfaite d’elle-même. Mange, ordonna-t-elle,

tu es maigre.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 421


Idriss sourit, mais fit ce qu’ordonnait son ancienne nourrice. Il mangea avec appétit,

se resservit plusieurs fois et avala autant de café qu’il le put. Puis, repu et épuisé, il s’étira

longuement. Cerise regardait ce beau et grand garçon avec affection. Elle le considérait

comme son fils, il était l’enfant qu’elle n’avait jamais eu, un garçon sensible et généreux qui

avait trop de responsabilités sur les épaules. Des cernes sombres creusaient ses yeux et son

air épuisé en disait long sur la vie qu’il menait.

— Viens, je te montre ta chambre.

Le prince la suivit sans prononcer un mot, il était au bout de ses forces. Il entra par

une porte assez large et reconnut les lieux. Elle avait agrandi l’auberge depuis la dernière

fois où il était venu et à la place de l’ancienne ferronnerie, elle avait fait construire des

chambres.

— Ici, ce sont mes quartiers, j’ai trois chambres, un salon et une salle d’eau, tu peux

aller où tu veux, mais j’ai aménagé cette chambre pour toi avec une salle d’eau personnelle

et un grand lit. Voilà, tu es ici chez toi, je te laisse maintenant, j’ai du travail qui m’attend. Je

te réveillerai pour le déjeuner et là, nous pourrons parler.

Elle s’en alla puis se retourna subitement :

— J’ai mis des vêtements propres dans la commode, des choses que j’ai prises au

château avant de partir, au cas où.

Et, satisfaite, elle s’en retourna à ses fourneaux.

Une fois seul, Idriss referma la porte derrière lui, il était heureux d’avoir pris la

décision de faire une pause ici. Se faire dorloter un peu avait du bon. Il s’engagea directement

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 422


dans la salle d’eau et se déshabilla, il avait besoin d’une bonne douche pour commencer. Il

savoura l’eau chaude qui coulait sur ses épaules et délassait ses muscles, il se savonna

généreusement et enfin sortit du bac. Cerise avait eu la grande idée de faire installer ces

salles d’eau, une innovation bien pratique. Elles étaient encore peu courantes, mais

commençaient à devenir chose normale dans certains milieux. Il se sécha vigoureusement et

tout nu, il s’engouffra dans les draps du lit. Ils sentaient bon le propre et étaient doux au

toucher. À peine avait-il touché l’oreiller de sa tête que le prince s’endormit profondément.

Il se sentait en sécurité.

Dans la matinée, Cerise fit une pause pour aller voir le prince. Elle ouvrit doucement

la porte et entra. Idriss dormait, le visage serein. Ses longs cheveux noirs flottant autour de

sa tête lui donnaient un air angélique. Elle remarqua qu’il s’était étoffé depuis leur dernière

rencontre. Il avait les épaules plus larges et le corps musculeux. Elle fut tentée de le recouvrir

comme lorsqu’il était petit. Idriss avait toujours eu la mauvaise habitude de repousser ses

couvertures et draps durant son sommeil. Mais elle s’abstient de le faire de peur de le

réveiller. Elle ramassa les vêtements qui traînaient à terre. Sur ça, il n’a pas changé. Puis, elle

sortit de la chambre sans faire de bruit.

Dans la cuisine, les choses avançaient, les clients seraient satisfaits. Elle alla dans la

salle à manger et avisa les drôles de garçons arrivés deux jours plus tôt, ils étaient encore

attablés devant les reliefs d’un petit déjeuner tardif. Ils devaient partir aujourd’hui et à la

mine de certains, cela ne les réjouissait pas trop. Celui qui s’appelait Mick lui fit un signe de

la tête, curieusement elle aimait bien ce garçon. Elle s’approcha de leur table.

— Alors, contents de votre séjour ?

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 423


— Oh oui, merci ! D’ailleurs, nous nous demandions…

Il fit une pause et regarda ses compagnons un à un :

— Pourrions-nous rester une nuit de plus ?

Cerise remarqua le soulagement des autres. Visiblement, ils ne voulaient pas partir,

elle réalisa que ces hommes étaient perdus. Ils ne savaient pas où aller. Des fuyards ? Elle se

promit d’en parler à son prince.

— Pour la place, ce n’est pas un problème, mais ici on paye d’avance.

Mick fouilla dans sa tunique, en sortit une bourse et prit quelques pièces. Il fronça les

sourcils puis chercha de nouveau au fond de sa bourse. Ces garçons ne roulent pas sur l’or.

Elle vit Mick afficher enfin un sourire satisfait et tendre deux pièces d’or vers elle.

— Voilà madame Cerise, pour la nuit et les repas.

— Une suffira, plus on reste, moins on paye. C’est la règle ici.

Elle vit le soulagement se peindre sur le visage du jeune homme. Elle se dit une fois

de plus qu’il n’était pas un mauvais bougre. Rassurés, les autres avaient retrouvé leur bonne

humeur. Elroy lorgna Myrtille d’un œil lubrique, mais en croisant le regard mauvais de

Cerise, il s’empressa de regarder ailleurs. Amusée, Cerise s’en retourna d’un pas guilleret

dans sa cuisine. Elle fit des tartes, des tourtes, des gratins et plusieurs plats de viande avant

de réaliser qu’il était temps de dresser les tables. Les clients n’allaient plus tarder

maintenant. Elle fit appeler Matt, le jeune garçon responsable du restaurant depuis près de

deux ans maintenant, elle était ravie de l’avoir à son service. Il était honnête et travailleur,

un bon parti pour qui verrait plus loin que son visage rond et naïf.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 424


— Oui, Cerise ! fit Matt tout essoufflé.

— Les tables sont mises ? La salle prête ?

— Oui, tout est presque prêt, encore deux ou trois tables à préparer, mais tout va bien.

— Parfait ! s’exclama Cerise. Alors toi et Myrtille, vous allez me chercher les futs de

vin et de bière chez Miche, il a tout préparé, vous n’avez qu’à prendre Grisouille et la carriole.

— Tout de suite ! s’enthousiasma Matt.

Le jeune garçon était tout émoustillé à l’idée de passer un moment en compagnie de

Myrtille, la jeune fille lui plaisait beaucoup. Il était bien conscient de n’avoir aucune chance

avec elle, mais être son ami ne serait déjà pas si mal. Il était tombé amoureux dès que son

regard s’était posé sur elle. Elle était si belle. Myrtille était dans la salle à manger, occupée à

couper de larges tranches de pain qu’elle disposait dans des panières.

— Myrtille, ta tante veut que tu m’accompagnes chez Miche, il a préparé la boisson.

Myrtille leva la tête et sourit à Matt, elle aimait bien le garçon. Il était gentil et correct

avec elle. Elle le trouvait juste un peu timide, mais cela lui allait bien.

— D’accord, je finis ce pain et on y va.

— Je prépare Grisouille et la carriole pendant ce temps.

— Je te rejoins dans la cour, alors.

Matt prépara l’ânesse et l’attacha à la carriole, la brave bête obéissait sans rechigner,

car contrairement aux idées reçues, les ânes pouvaient être dociles. Il avait les mains moites

d’angoisse et dut s’y prendre à plusieurs fois avant d’attacher la carriole correctement.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 425


— C’est bon ? fit la voix amusée de Myrtille.

Elle avait remarqué le trouble du jeune homme et elle le trouvait mignon.

— Oui, on peut y aller, répondit Matt en se redressant.

Le trajet se déroula dans la bonne humeur et peu à peu, Matt retrouva une certaine

contenance. Myrtille se montrait aimable et agréable avec lui. Soulagé, Matt était plus

détendu et Myrtille découvrait un jeune homme plein d’humour et d’esprit. Elle se surprit à

l’observer avec plus d’intérêt. Il était étonnant. Ils s’arrêtèrent devant la cave de Miche où les

tonneaux de bière et de vin les attendaient déjà. En entendant la carriole arriver, Miche sortit

de sa boutique, un large sourire éclairant sa face barbue. Il portait un large tablier maculé de

vin sur sa grosse panse.

— Ah les enfants ! Toi Matt, tu m’aides à charger et toi Myrtille, prends les bouteilles

sur le comptoir, c’est de l’eau-de-vie de première qualité, ta tante va être ravie.

— J’y vais, fit Myrtille en sautant légèrement sur le sol.

Les deux hommes se mirent au travail rapidement, pendant ce temps Myrtille faisait

des allers-retours les bras chargés de bouteilles soigneusement bouchées à la cire. Les

tonneaux furent vite chargés et les deux jeunes gens purent reprendre le chemin du retour.

— À bientôt ! cria Miche en leur faisant signe de la main. Ah Myrtille, dis à ta tante que

je passerai la prendre ce soir après le coup de feu.

Myrtille hocha la tête les yeux ronds. Sa tante et Miche ? Un rendez-vous ? Elle aurait

dû se douter qu’il y avait anguille sous roche, Miche offrait toujours ses plus belles bouteilles

à Cerise et souvent, elle lui apportait des gâteaux ou des repas tout prêts. Myrtille eut un rire

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 426


joyeux, sa tante avait un amoureux !

— Qu’est-ce qui t’amuse ? demanda Matt.

— Ma tante et Miche, expliqua la jeune fille, je n’aurais jamais pensé qu’eux deux…

Elle laissa sa phrase en suspens. Elle trouvait cela plutôt charmant.

— C’est une bonne chose, ils sont seuls tous les deux et s’entendent bien.

— Oui, tu as raison, admit Myrtille, c’est une bonne chose. Et toi ?

— Quoi, moi ?

— Eh bien, as-tu une amie de cœur ?

Matt rougit furieusement. Il ne savait plus quoi dire et souhaitait ardemment être

ailleurs. Il sentait le regard curieux de Myrtille braqué sur lui.

— Euh… bafouilla-t-il piteusement. Non, pas encore… Je n’ai pas trouvé…

— Ah, tu es donc libre, alors ! Tant mieux !

Et, sur cette réflexion pour le moins étrange, elle sauta de la carriole, ils étaient

arrivés. Elle empoigna des bouteilles et se dirigea vers les cuisines. Elle se sentait joyeuse

sans trop savoir pourquoi. Derrière, Matt baignait en pleine confusion, qu’avait-elle voulu

dire ? Il haussa les épaules. Encore un truc de fille.

Il détacha Grisouille, la bichonna un peu et la laissa dans la cour. Elle pouvait aller où

bon lui semblait, elle revenait toujours. Il demanda de l’aide à Boris qui nettoyait les box des

chevaux. Ensemble, ils eurent vite fait de ranger les tonneaux dans la réserve et Matt put

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 427


retourner à ses occupations habituelles. Lorsqu’il entra dans la salle à manger, il sentit le

regard de Myrtille sur lui. Il évita soigneusement de la regarder, mais cela était difficile, elle

était toujours dans son champ de vision.

Myrtille observait Matt avec beaucoup d’attention, ce garçon quelconque lui plaisait

de plus en plus. Cerise entra, les bras chargés de plats. Elle posa le tout sur le large buffet,

non sans remarquer l’étrange comportement de sa nièce et de Matt. Puis, comprenant la

situation, elle se garda bien de faire une remarque. Ravie, elle retourna dans ses cuisines, sa

nièce ne pouvait pas mieux tomber. Tout à sa contemplation, Myrtille oublia de dire à sa tante

que Miche comptait passer le soir même.

Cerise continua à s’affairer dans sa cuisine pendant encore un moment avant de

décider de réveiller le prince. S’il voulait reprendre un cycle normal, il devait se lever. Elle lui

prépara une tasse de café et y alla. Elle frappa doucement à la porte, puis entra. Le prince ne

dormait pas, il était assis au bord du lit, les yeux gonflés de sommeil, mais le teint moins pâle.

Il lui adressa un sourire reconnaissant. Grâce à Cerise, il avait pu reprendre des forces. Elle

lui tendit la tasse et s’assit à côté de lui sur le lit. Idriss but le café à petites gorgées, il était

chaud et corsé comme il l’aimait.

— Tu as meilleure mine, remarqua Cerise avec satisfaction. Je voudrais te parler de

deux trois choses, mais avant je te conseille de t’habiller.

— Tu m’as déjà vu nu des centaines de fois, ce n’est pas cela qui va me déranger,

répondit le prince en finissant son café et en lui tendant la tasse vide. Bon, d’accord, je vais

épargner à tes yeux ce triste spectacle.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 428


— Tu trouveras des vêtements propres dans la commode, rappela-t-elle.

Idriss ouvrit le meuble et siffla de contentement. Il s’empara d’une chemise propre,

d’un pantalon et d’un caleçon. Puis en fouillant un peu, il ajouta des chaussettes et une veste

de cuir. Il enfila le tout rapidement et se retourna vers sa nourrice.

— Un coup de peigne et tu seras parfait !

Idriss fit sagement ce qu’on lui demandait et posa fièrement devant elle. Il aimait ce

sentiment d’être de nouveau un enfant. Se laisser aller de temps en temps avait quelque

chose de bon.

— Tu es très beau, Majesté. Mais on ne me la fait pas à moi. Viens, allons dans la

cuisine, tu dois avoir faim et là-bas nous serons bien.

Ils entrèrent dans la cuisine où il régnait déjà une grande activité. Les aides cuisiniers

s’agitaient dans tous les sens. Et même si Cerise faisait la plupart des plats toute seule, il

restait encore beaucoup à faire. Idriss fut étonné de voir autant de personnel, depuis la

dernière fois, l’auberge s’était agrandie et visiblement les clients affluaient.

— Les affaires sont bonnes on dirait.

— Je ne me plains pas, depuis quelque temps les gens viennent de plus en plus ici pour

manger. On dirait qu’ils ont besoin de contacts humains, d’une bonne ambiance, alors pour

faire face à tout cela, j’ai dû embaucher un aide cuisinier et quelques serveurs.

Elle fit signe à Idriss de s’asseoir et lui plaça une assiette garnie d’une énorme part de

tourte à la viande.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 429


— Mange ! ordonna-t-elle, que je te raconte ce qui me titille.

Idriss ne se fit pas prier, il commença à manger les oreilles grandes ouvertes. Cerise

avait toujours eu des informations utiles et son jugement était sûr. Le prince mangeait de

bon appétit, cela faisait longtemps qu’il n’avait pas avalé quelque chose d’aussi bon. Cerise

se plaça face à lui.

— Une troupe de huit hommes est arrivée il y a quelque temps, ils étaient affamés et

exténués. Depuis, ils restent dans l’auberge, sortant peu et évitant de se mêler aux villageois.

Leur chef est un jeune homme étrange, il paraît jeune, mais je crois qu’il vient de Bashia, il a

les yeux bridés comme eux, ça veut dire qu’il peut avoir n’importe quel âge. Ils portent des

uniformes de l’armée de Serthas la Noire. Tu sais, noirs avec un cœur sanglant brodé sur la

poitrine. Pourtant, j’ai l’impression qu’ils fuient. Ils n’ont pas l’air de guerriers sans foi ni loi.

Mais qui sait ? Ce sont peut-être des espions ? La frontière du Livandaï est proche et même

si l’empereur Rathen ne vous a pas déclaré la guerre, cela ne saurait tarder.

Cerise fit une pause, les yeux rivés sur Idriss. Elle avait noté son intérêt pour son récit.

Et en plus, son assiette était vide. Lorsqu’elle avait mentionné Serthas, Idriss avait écouté

avec plus d’attention. Il avait laissé sa nourrice continuer son discours sans l’interrompre. Il

voulait en savoir davantage. Effectivement, que faisaient ces hommes ici ? Cerise s’était levée

et avait remplacé l’assiette vide par une autre pleine de légumes et de viande. Inutile de

protester, elle ne le laisserait pas tranquille tant qu’il n’aurait pas tout avalé.

— Tu as raison pour l’empereur, ce n’est qu’une question de temps avant qu’il tente

de nous envahir.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 430


— Cet homme est fou. Il affame son pays, fait tuer et piller des villages qui ont commis

l’erreur de procurer des vivres aux clans. Ici, nous sommes encore protégés, mais jusqu’à

quand ? Oh, les rumeurs arrivent jusqu’à nous, tu sais ! On raconte que son armée a dévasté

le clan des Arcs d’Acier et qu’une grande bataille va avoir lieu près des Deux Vallées, là où a

eu lieu le drame. Les clans se sont rassemblés, ils veulent leur vengeance et le Chevalier Noir

leur fonce droit dessus. Et j’ai entendu d’autres choses pires encore. Que signifie tout ceci ?

Toi Idriss, que sais-tu ?

Idriss leva la tête de son assiette, il croisa le regard chargé de colère de Cerise. Sous

ses airs ronchons, elle avait à cœur le bien-être de ses proches. Elle se faisait du souci.

— Écoute Cerise, ce que je vais te révéler doit rester entre nous. Tu me connais depuis

suffisamment longtemps pour savoir que je ne suis pas qu’un prince. Mon réseau

d’information fonctionne bien et sans me vanter, je crois avoir le meilleur au monde. Pour

l’instant, seul le continent astréien est touché par la guerre, mais je doute que ce soit le seul

dans un proche avenir. Rathen a fait affréter des bateaux, il attend l’issue de la bataille contre

les clans pour décider de la prochaine étape de sa conquête du monde. Il est fou, tu l’as dit,

et il est entouré de gens aussi déments que lui ou plus encore. Mais ce qui est étrange dans

tout cela, c’est l’absence de cohérence.

— Cohérence !

— Attends, laisse-moi finir, coupa le prince doucement. Oui, cohérence. Le Chevalier

Noir est un gamin, il dirige une armée de plus de huit cent mille hommes au moins et ce n’est

qu’un gosse. Un enfant haineux et déséquilibré. Sans parler du conseiller de l’empereur, un

certain Féniel, aussi fourbe et malsain que son roi. Une bande de gamins qui jouent à la

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 431


guerre, voilà à quoi nous avons à faire face.

— Mais comment cela se peut-il ?

— La magie, je pense, expliqua Idriss. Il se passe de drôles de choses à Serthas la Noire,

et je doute que tout soit autorisé.

— Tu veux parler de magie noire, soupçonna Cerise, un soupçon de peur dans la voix.

Mais les mages ? L’école ?

— Elle n’existe plus, ils sont tous partis depuis plusieurs mois. Oui, je sais, c’est

curieux, car les mages étaient garants de la sécurité du royaume. Pourtant, ils ont disparu !

— Ils ont laissé Rathen commettre toutes ces atrocités sans même lever le petit doigt,

constata amèrement Cerise.

— Oui, je pense qu’on peut dire cela, pourtant je suis certain qu’ils ont leurs raisons.

Même Féniel a disparu et pour rien au monde, cet immonde individu n’aurait laissé

l’empereur sans surveillance. C’est lui, le principal instigateur de toute cette barbarie.

— Mais comment ?

— Magie noire, je ne vois que cela.

— Mais c’est interdit ! s’offusqua Cerise.

— Et qui va contrôler un empereur fou si les mages eux-mêmes baissent les bras ?

Cerise posa les coudes sur la table et prit son menton entre ses grosses mains. Oui,

cela se tenait et pouvait expliquer beaucoup de choses. Elle se souvenait de son grand-père

qui lui racontait comment la magie avait été interdite à toute la population après qu’un

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 432


démon invoqué fut responsable de la pire catastrophe qu’ait connue leur monde. Un simple

apprenti avait pu ouvrir les portes de l’outre-monde et Arach s’était manifesté

immédiatement. L’apprenti, trop jeune et incapable de contrôler une telle créature, avait

péri, et libre, le démon avait grandi en puissance et détruit tout sur son passage. Il avait fallu

toute la magie des grands mages pour le combattre et enfin le renvoyer dans son monde. Il

avait causé la mort de millions de pauvres gens. Depuis, l’étude de la magie était contrôlée et

limitée aux plus prometteurs.

— Cela paraît impensable, pourtant ce n’est pas si fou que cela. Que pouvons-nous

faire ?

Idriss secoua la tête, il ne savait pas trop par quoi commencer. Les prédictions de sa

mère lui faisaient croire que tout était joué, que l’humanité avait peu de temps devant elle

pour se préparer à la pire catastrophe qui soit. Il allait faire part de cette réflexion à Cerise

lorsqu’une vision fulgurante s’imposa à son esprit avec une force et une acuité terrifiantes. Il

vit des hommes et des femmes périr dans un incendie gigantesque, la terre engloutir des

villages, l’eau emporter des bateaux, la foudre briser des châteaux et il entendit des

hurlements glaçants de gens condamnés à mourir. La terre s’ouvrait sur une effroyable

coulée de lave qui détruisait tout sur son passage. Puis, tout cessa brusquement et Elwhinaï

fut plongée dans une nuit sans fin. Le prince battit des paupières et la vision cessa

brutalement. Cerise le regardait bizarrement. Elle avait déjà été témoin des visions de la

mère du prince, mais elle ne pensait pas qu’il pouvait en avoir également.

— Depuis combien de temps ?

— C’est la première fois, expliqua Idriss encore sous le coup de la vision.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 433


— Bien, tu as aussi le don et s’il est aussi puissant et juste que celui de ta mère, à ta

tête, je doute que ta vision soit de bon augure.

Le prince se leva brusquement, la tête en feu. Il comprenait ce qu’avait voulu dire sa

mère et l’heure n’était pas à la préparation d’une guerre, mais bel et bien à la protection de

l’humanité face à ce qui allait se produire. Il fallait qu’il retourne au Livandaï, et vite.

— Je dois partir, mais avant je dois rencontrer les hommes dont tu m’as parlé. J’ai

l’intuition qu’ils sont ici pour une raison précise. Quant à toi, Cerise, ajouta-t-il en prenant

ses mains dans les siennes, il faut que tu fasses des réserves de nourriture, beaucoup, autant

que tu le peux. De l’eau et tous les produits de première nécessité que tu trouveras. Tu as

encore un peu de temps devant toi, mais ne tarde pas. Lorsque tu sentiras la terre trembler,

reste dans l’auberge et accueille toute personne qui croira en toi, en tes paroles. Les autres

sont condamnées à périr…

— Mais de quoi parles-tu ? s’affola Cerise qui n’avait jamais vu le prince dans un tel

état d’excitation.

— Il faut que tu me fasses confiance. Le monde d’Elwhinaï tel que nous le connaissons

va disparaître. Il ne restera que quelques survivants et je sais que cette auberge sera

épargnée. Ne me demande pas pourquoi, je le sais, c’est tout. Lorsque tu as entrepris tous ces

travaux pour aménager les sous-sols, t’es-tu demandé ce qui te faisait agir ?

— Non, je l’ai fait, c’est tout, admit-elle.

— Tu as suivi ton intuition, expliqua Idriss. Elwhinaï veut protéger certains d’entre

nous, elle nous donne une seconde chance, à nous de la saisir.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 434


— Idriss…

— Je viens de comprendre Cerise, juste à l’instant ! s’exclama-t-il. Et si j’ai raison, alors

il me faut prévenir un maximum de personnes.

Cerise regardait le prince avec inquiétude, elle le trouvait agité et cette histoire de

seconde chance et de fin du monde lui semblait un peu grosse. Mais elle le connaissait depuis

si longtemps qu’elle voulait lui faire confiance. Elle leva enfin les yeux sur le prince qui ne lui

avait pas lâché les mains et ce qu’elle lut dans ses yeux acheva de la convaincre. Idriss n’avait

rien d’un illuminé, il venait juste d’avoir une vision très réaliste de ce qui allait se passer.

— Je ferai ce que tu me demandes, je vais m’occuper de ce village et faire des réserves.

Mais cela risque d’affoler les villageois si je commence à commander tout un tas de

nourriture.

— Dis que tu prépares une fête pour un grand événement, cela peut justifier l’achat

d’une grosse quantité de choses.

— Oui, tu as raison. Puis-je mettre un ami proche dans la confidence ?

— Si tu es certaine de lui, pourquoi pas ? Tu auras besoin d’aide de toute façon.

— Alors tout est dit. Bon, faut que j’aille travailler un peu, les clients arrivent et je

reste là à papoter comme une grand-mère.

Elle tapa sur l’épaule du prince de sa grosse main.

— Ne t’inquiète pas, je ferai ce qu’il faut. Et toi, mange de la tarte aux pommes, elle est

très bonne !

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 435


Idriss eut un sourire, il savait où il mettait les pieds maintenant et savoir que Cerise

ne mettait pas sa parole en doute était un soutien important. Il se laissa un moment de

réflexion seul, il fallait que les clans sachent ce qui allait se passer et même s’ils refusaient de

l’écouter, il aurait au moins essayé. Il avisa une tarte aux pommes posée sur la table et s’en

coupa une belle part, il ne risquait pas d’en manger de sitôt, alors autant se faire plaisir. Il

avait vu dans sa vision des châteaux s’écrouler sur eux-mêmes et il avait reconnu le sien, c’est

pourquoi il était urgent de mettre une partie de son peuple en sécurité même s’il ne savait

pas trop où.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 436


Rafiel : les débuts

Une fois seul, chez lui, Rafiel repensa à la conversation qu’il avait eue avec Mehielle. Il

n’avait pas envie de voir les autres tout de suite. Il avait besoin de faire le point. Ainsi, depuis

le début, le Façonneur s’était occupé de lui, l’avait formé et éduqué à la magie. Il repensa avec

nostalgie à leur toute première rencontre. Maintenant, il comprenait beaucoup de choses…

Il était assis sur un rocher au bord de la route. Il aimait particulièrement cet endroit

qui lui permettait de voir avant tout le monde tout visiteur assez fou pour s’aventurer dans

son village. En fait, les voyageurs étaient plutôt rares à venir, mais il ne perdait pas espoir

qu’un jour, un étranger suffisamment important vienne traverser le Clos-Perdu. Le jeune

garçon laissait son regard dériver autour de lui, il devait reconnaître que sa région était belle.

Un climat idéal toute l’année, à part peut-être en décembre où les nuits étaient fraîches, et

des forêts à perte de vue. Il aimait particulièrement cette dernière et toutes les merveilles

qu’elle contenait. Des fruits sauvages, du gibier et suffisamment de bois mort pour chauffer

les maisons quand la saison un peu fraîche arrivait. Mais tout de même, il aurait aimé voir un

peu plus d’animation, car s’il lui arrivait rarement de s’ennuyer, il devait reconnaître que de

temps en temps, une petite pointe de nostalgie lui serrait le cœur sans qu’il sache exactement

pourquoi.

Soudain, un bruit de sabots lui fit dresser l’oreille. Pourtant, il ne reconnut pas le pas

de la jument du maraîcher. Seul Julius possédait un tel animal, les fermiers avaient quelques

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 437


vaches, chèvres et cela leur suffisait pour ce qu’ils avaient à faire. Il en conclut donc avec une

certaine logique, qu’un visiteur venait vers lui. Excité et heureux comme un jeune chiot, il

s’engagea sur la route caillouteuse pour aller à la rencontre de l’inconnu. Pas un instant il ne

pensa que l’étranger pouvait être dangereux.

Il faut dire que le Clos-Perdu portait bien son nom. C’était un petit village de six cents

habitants, pour la plupart des paysans, perdu au fin fond du monde. On y trouvait un

forgeron, un boulanger, un rebouteux, une couturière, quelques boutiques pour s’alimenter

ou s’équiper correctement et une auberge qui servait surtout de point de rencontre et

occasionnellement de restaurant aux gosiers asséchés et aux ventres affamés après une dure

journée de labeur.

Rafiel eut la satisfaction de voir son souhait le plus cher se réaliser. Un cavalier, monté

sur un superbe cheval jais, venait dans sa direction. Il fut d’abord étonné de l’accoutrement

de l’étranger. Un manteau long à capuche recouvrait entièrement son corps et une bonne

partie de la croupe du cheval. C’est à peine s’il pouvait entrevoir le visage de l’inconnu. Il

jugea l’homme assez grand, mais menu, et les mains qui retenaient les rênes étaient

recouvertes de gants noirs. Drôle d’individu, mais il ne fut nullement impressionné. Après

tout, il était magicien, il savait se défendre. Il arriva à la hauteur du chevalier et le salua le

plus courtoisement possible.

— Bonjour noble chevalier, vous vous rendez à Clos-Perdu ?

Rafiel eut conscience qu’il posait une question idiote car où pouvait aller l’étranger si

ce n’était à Clos-Perdu ? C’était la seule route qui menait au village. Il se traita mentalement

de crétin et afficha une expression qu’il pensait intelligente.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 438


Le cavalier arrêta sa monture d’une simple pression de la jambe et tourna son visage

vers Rafiel. Il leva une main et ôta d’un geste nonchalant la lourde capuche qui lui recouvrait

le visage. Rafiel resta bouche bée devant l’apparition, il n’avait jamais rien vu d’aussi étrange

ni d’aussi beau. C’était une femme et une femme splendide, belle à couper le souffle.

D’ailleurs s’il ne se remettait pas rapidement à respirer, il allait s’étouffer. Un sourire un peu

moqueur étira les lèvres pulpeuses de la jeune femme. Visiblement, elle était habituée à ce

genre de réaction.

— Bonjour, fit-elle d’une voix chaude et agréable. Pour répondre à ta question, oui je

me rends à Clos-Perdu.

— Je peux vous y conduire si vous voulez, bredouilla Rafiel le cœur rempli d’espoir.

La cavalière sembla réfléchir un court moment avant de descendre de sa monture.

— Pourquoi pas ? accorda-t-elle, tu me serviras de guide.

Fasciné, Rafiel ne put que lui adresser un sourire idiot. Il se sentait comme sur un

nuage.

— Je m’appelle Rafiel annonça-t-il d’une voix chevrotante.

Il se sentait complètement stupide, mais à sa décharge, il n’avait jamais rencontré de

femme aussi belle. Bien sûr, certaines filles de son village méritaient qu’on s’y attarde un peu,

mais aucune ne lui avait jamais fait cet effet-là. Il se dit qu’elle devait le considérer comme

un parfait imbécile, mais tant pis, c’était plus fort que lui.

— Et moi Dionne, répondit-elle sur un ton malicieux.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 439


Puis elle ajouta, un rien moqueuse :

— Tu devrais fermer la bouche, tu vas finir par baver.

Rafiel rougit jusqu’aux oreilles, mais au moins sa remarque eut pour effet de lui

remettre un peu les pieds sur terre. Il redressa les épaules et regarda Dionne droit dans les

yeux.

— Si vous désirez passer la nuit au village, je peux vous amener à l’auberge.

— Non, je suis attendue.

Rafiel en resta coi, il se demandait qui pouvait bien attendre cette superbe créature.

Il n’osait le lui demander de peur de paraître impoli, déjà qu’il avait l’air idiot, il n’avait pas

envie d’en rajouter. Il se dit que seul le maire de la ville était un personnage suffisamment

important pour recevoir cette jeune dame.

— Je vous emmène à la mairie, Garry d’Épine vous recevra, car je suppose que c’est là

que vous vous rendez ?

— Tu supposes mal Rafiel, riposta Dionne, car j’ai rendez-vous avec Luluan, votre

rebouteux, si je ne me trompe ?

— Le rebouteux ? s’étonna le jeune garçon, mais pourquoi lui ? Il ne sait que soigner

les vaches et les enfants…

— Tu le juges bien sévèrement sans savoir, le coupa durement Dionne. Seule

l’apparence a donc de l’importance à tes yeux ?

— Non… non, bafouilla misérablement Rafiel, c’est juste que… Vous me paraissez…

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 440


— Encore ! s’exclama la jeune femme. Ne sois pas prompt à juger les autres, si tu ne

veux pas qu’on te juge aussi.

Rafiel ouvrit la bouche, puis la referma d’un air maussade. Il venait de se ridiculiser

une fois de plus. Mais le pire, c’était que Dionne paraissait réellement en colère contre lui. Il

se sentit plus misérable encore, il venait de perdre la seule chance de connaître mieux cette

femme magnifique.

— Tu boudes ? lui demanda Dionne avec un soupçon de rire dans la voix.

Il leva la tête, les yeux brillants d’espoir. Elle souriait et son visage était le plus

merveilleux du monde.

— Non, je me sens bête, ça fait deux fois que je vous déçois alors je me disais que si

j’arrêtais de parler, au moins je ne dirais pas de bêtises. Mais comment ?

— Ah ! Rafiel, coupa-t-elle amusée, tu es rafraîchissant ! Allez, conduis-moi chez ton

rebouteux, ce voyage m’a épuisée et j’ai hâte de faire une petite pause.

— Nous ne sommes pas très loin, il habite par-là, il a une boutique pas loin du centre

du village. Vous savez, les gens le tolèrent parce qu’il soigne les bêtes et leurs enfants, mais

ils ne veulent pas trop qu’il se mélange aux autres.

Dionne demeura silencieuse, elle connaissait ce genre de comportement. Les

personnes différentes faisaient peur et c’était sans conteste le cas de Luluan.

L’entrée du village était annoncée par un panneau tout simple posé sur le bord de la

route, juste avant la première habitation. Peu à peu, les maisons se firent plus nombreuses,

jusqu’à former un hameau fort sympathique. Les maisons étaient petites, mais confortables

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 441


et le centre-ville était surtout formé de boutiques diverses. C’était le cœur du village, l’endroit

où avaient lieu toutes les manifestations, fêtes et marchés que le Clos-Perdu organisait de

temps à autre. Toujours fleuri et propre, le village était un havre de paix où chacun avait sa

place. Ils passèrent devant la boulangerie et la bonne odeur de pain chaud fit gargouiller le

ventre de Rafiel, qui se rappela avoir sauté le repas de midi. Il se dit que sa mère allait lui

passer un sacré savon, elle détestait qu’il parte toute la journée sans la prévenir.

Ils arrivèrent enfin devant la boutique du rebouteux, un peu à l’écart. Il frappa

doucement à la porte, Luluan détestait qu’on le dérange, il était plutôt sauvage et son

mauvais caractère était connu de tous les enfants. Pourtant, il avait toujours fait une

exception pour Rafiel. Il l’accueillait toujours avec une certaine bonne humeur et répondait

à toutes les questions que lui posait l’enfant. Il lui avait même permis d’être son apprenti

magicien !

La porte s’ouvrit à la volée et un petit homme habillé d’une longue robe blanche fit

irruption devant eux. Ses petits yeux bridés pétillaient d’intelligence et chose rare, il souriait

de toutes ses dents.

— Dionne ! Je t’attendais ! Et je vois que tu as l’enfant avec toi, ajouta-t-il en posant un

regard bienveillant sur Rafiel. Entrez, entrez tous les deux, nous avons beaucoup de choses

à nous dire et peu de temps devant nous, je le crains.

Rafiel faillit rétorquer qu’il n’était plus un enfant, qu’il avait presque douze ans, mais

l’invitation à entrer lui cloua le bec. Intrigué, il entra à la suite de Dionne. Il aimait l’odeur de

la boutique de Luluan, un mélange d’épices et de menthe. Le désordre qui régnait, les

volumes étalés sur le bureau de chêne et les nombreuses bougies qui éclairaient l’ensemble

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 442


lui procuraient une sensation de bien-être. À part chez lui, c’est ici qu’il se sentait le mieux. Il

jeta un coup d’œil sur les fioles, les bocaux et les pots contenant les onguents, des potions

que Luluan fabriquait pour soigner et guérir les habitants de Clos-Perdu. Souvent, Rafiel se

demandait comment Luluan était arrivé ici.

— Une tasse de thé ? pépia le petit homme à la ronde.

Rafiel et Dionne hochèrent tous deux la tête. Le thé de Luluan était délicieux. Et avec

un peu de chance, il serait servi avec des gâteaux. Le vœu de Rafiel fut exaucé. Le rebouteux

les fit asseoir sur des chaises un peu branlantes, devant une table couverte de livres anciens.

Il la débarrassa à toute vitesse et posa les tasses, la théière et une assiette remplie de

pâtisseries odorantes. Rafiel tendit une main avide vers l’assiette, mais une tape sèche le

coupa dans son élan.

— Mais… vociféra-t-il en se frottant la main.

— Sale gosse mal élevé, ronchonna Luluan. Je déteste quand tu fais ça et tu le sais très

bien !

Rafiel eut un sourire penaud et se contint de répliquer vertement. Il voulait faire

bonne impression devant Dionne, mais le rebouteux ne perdrait rien pour attendre.

— Bien, passons aux choses sérieuses maintenant. Rien ne nous empêche de discuter

pendant le goûter, nous avons des affaires urgentes à traiter, révéla Dionne en regardant

Luluan avec intensité.

Luluan eut un long soupir, ce qu’il s’apprêtait à faire était difficile, il n’aimait pas du

tout cela, mais il n’avait pas vraiment le choix. Il était au Clos-Perdu pour cette raison et le

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 443


jour tant redouté était arrivé. Il allait devoir arracher un garçon attachant à sa famille.

— Pour commencer, toi Rafiel, tu vas aller chez tes parents, après avoir fini de manger

toutes mes pâtisseries, s’empressa-t-il de préciser. Tu vas leur remettre cette lettre.

Et joignant le geste à la parole, il sortit une enveloppe épaisse d’une des nombreuses

poches cachées dans sa robe.

Rafiel prit l’enveloppe avec précaution, un sceau étrange la scellait. Qu’est-ce que tout

cela signifiait ? Pourquoi tant de mystère ? Il sentit intuitivement que les questions seraient

malvenues, alors il s’empressa de finir son thé et d’avaler une dernière bouchée de sa brioche

au miel.

— J’y vais tout de suite ? demanda-t-il avec l’espoir qu’on lui dise de rester encore un

peu.

— Oui, et tu reviendras dès que ton père t’aura donné la réponse. À n’importe quelle

heure, fit le rebouteux en observant longuement l’enfant qui était presque un jeune homme

maintenant.

Il soupira et signala au garçon que c’était le moment de les laisser seuls, lui et Dionne.

Un peu déçu, mais tout de même heureux de savoir que bientôt il reverrait la belle visiteuse,

il s’engouffra dans les ruelles de Clos-Perdu sans même prendre le temps de saluer les amis

qu’il croisait. Habitué à ce genre de comportement de la part de Rafiel, aucun ne s’offusqua

de n’obtenir aucune réponse. Le jeune homme avait la réputation d’être un peu tête en l’air,

différent, mais tout le monde l’aimait ici, car il était profondément généreux et toujours de

bonne humeur. Rafiel courut jusqu’à la limite du village et aperçut enfin sa maison. C’était

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 444


une maison trapue, faite de pierre et de bois. Le toit de tuiles reflétait les rayons du soleil

couchant. Rafiel adorait regarder sa maison au soleil couchant, elle représentait à ses yeux

le summum de la sécurité et de la beauté. Il entra chez lui en coup de vent et faillit trébucher

sur sa petite sœur qui lui adressa un regard de reproche, vite démenti par un sourire

enjôleur. Livia adorait Rafiel et celui-ci le lui rendait bien.

— Maman est en colère contre toi, dit simplement la petite fille. Elle t’a cherché dans

tout le village pour le repas de midi. Et papa non plus n’est pas content, crut-elle bon

d’ajouter, un rien perfide.

Rafiel fit la moue, il haussa les épaules et prit la petite fille dans ses bras. Elle gigota

un peu pour la forme, mais entoura le cou de son frère de ses frêles petits bras.

— T’inquiète petite peste, avec ce que j’apporte comme nouvelle, ils vont vite oublier

leur colère.

Livia ouvrit de grands yeux ronds, elle se demandait ce qui pourrait éteindre la colère

de sa mère, d’autant plus que Léna était réputée pour ne pas mâcher ses mots quand l’envie

lui en prenait. Elle était impatiente de voir comment Rafiel allait se sortir de cette sale affaire.

Léna était dans la cuisine et préparait le repas du soir. À sentir la bonne odeur qui

flottait dans la cuisine, il estima que du pot-au-feu était au menu. Il en saliva d’avance. Deux

miches de pain chaud cuisaient dans le four, ainsi qu’une grosse tarte aux myrtilles. Sa mère

était un vrai cordon-bleu.

Sentant le regard de son fils peser sur ses épaules, Léna se retourna d’un bloc, son

regard vert brillait de colère. Elle était furieuse, mais son courroux retomba quand elle posa

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 445


les yeux sur le charmant tableau que formaient son fils et sa fille. Elle soupira de

mécontentement, mais se contenta de foudroyer son fils du regard. Rafiel eut un large sourire

sentant qu’il avait gagné la bataille sans même avoir levé le petit doigt.

— J’ai une lettre pour toi, de la part de Luluan. Il m’a dit qu’il attendait une réponse,

même tard, et que je devais lui communiquer, rapporta le jeune garçon d’une seule traite.

Léna essuya vivement les mains sur le tablier qui lui ceignait la taille et tendit

vivement la main. Son visage avait brusquement pâli. Inquiet, Rafiel posa doucement sa sœur

sur le sol et s’approcha de sa mère.

— Maman ? Ça va ? demanda le garçon d’une voix un peu tremblante.

Léna hocha la tête, mais prit appui sur le dossier d’une chaise. Visiblement, elle n’allait

pas si bien que ça. Affolé, Rafiel craignait qu’elle ne fasse un malaise, Léna était dotée d’une

santé de fer et jamais il ne l’avait vue dans cet état-là. Elle tremblait et son teint était devenu

terreux. Heureusement, son père fit son entrée au moment même où Rafiel pensait aller le

chercher. Druïn était un homme robuste sur lequel on pouvait compter, enfin en temps

normal, parce que pendant les accouchements de sa femme, il perdait tous ses moyens. Il

analysa la situation en un clin d’œil. Il prit sa femme entre ses bras et la tint serrée contre lui

jusqu’à ce que ses tremblements cessent. Pendant tout ce temps, il n’avait cessé de jeter un

regard irrité sur l’enveloppe qu’elle tenait entre ses mains. Peu à peu, Léna reprit ses esprits,

suffisamment en tout cas pour réaliser que sa petite fille la regardait avec des yeux apeurés.

Ses lèvres tremblaient et ses yeux clairs brillaient de larmes contenues. Rafiel semblait un

peu rassuré par la présence de son père, mais l’attitude de sa mère l’inquiétait. Elle leur

adressa un pauvre sourire.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 446


— Asseyez-vous les enfants, car il faut que nous ayons une discussion et cela vous

concerne tous les deux. Enfin l’un de vous deux, ajouta-t-elle avec un sanglot dans la voix.

Rafiel et Livia s’entre-regardèrent, mais firent ce que leur mère demandait. Léna posa

l’enveloppe devant elle, bien à plat sur la table et s’assit à son tour, seul Druïn préféra rester

debout. Il se contentait de foudroyer l’enveloppe d’un air mauvais. Rafiel se sentait tout à

coup moins heureux, une peur insidieuse venait de s’engouffrer dans sa vie et il n’aimait pas

ça. Sa mère souffla profondément plusieurs fois pour se donner du courage.

— Cette enveloppe est porteuse de tristesse, commença-t-elle d’une voix faible, car

l’un de vous va devoir nous quitter.

Avant que Rafiel ou Livia n’aient pu dire quoi que ce soit, elle leva la main pour les

faire taire.

— J’ai besoin de tout mon courage pour dire ce qui doit être dit, les questions

viendront ensuite.

Elle posa une main fébrile sur l’enveloppe et reprit son monologue.

— Donc, dans cette enveloppe se cache un lourd secret.

Elle baissa la tête et une nappe de cheveux blonds lui recouvrit la moitié du visage.

— L’un de vous deux devra nous quitter ce soir. La prophétie parlait d’un enfant du

village, mais personne ne savait de qui il s’agissait. Depuis toujours, nous savions que l’un

des nôtres serait désigné, Luluan nous avait prévenus. Mais cela fait si longtemps que nous

avions oublié, enfin décidé d’oublier. Dans l’enveloppe, se trouve le nom de celui qui doit

partir et j’ai peur, car je ne veux perdre aucun de vous deux, conclut-elle en s’effondrant en

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 447


larmes.

Ahuris, Rafiel et Livia regardaient leur mère pleurer, ils ne l’avaient jamais vu faire ça,

l’affaire devait être très grave. Comme sa mère ne reprenait pas la parole, Rafiel jugea que le

moment des questions était peut-être venu. Il interrogea son père du regard, ce dernier lui

fit un signe affirmatif. Il prit une grande inspiration et se lança.

— Maman, que signifie cette prophétie ? C’est insensé !

— Insensé, oui ! fit-elle avec véhémence en reniflant sauvagement, mais c’est ainsi. Il

est dit qu’un jour un enfant serait désigné pour devenir un grand mage, le plus puissant que

la terre d’Elwhinaï ait porté. Que cet enfant serait désigné par la venue d’une visiteuse

étrangère à notre village. Mais jamais il n’a été précisé de quel enfant il s’agissait, fit-elle en

regardant Rafiel droit dans les yeux. Il est dit aussi que le jour venu, une enveloppe serait

adressée au rebouteux et que celui-ci saurait à qui la donner. Mes pauvres enfants, il s’agit

de nous, de notre famille, le destin a désigné l’un de mes enfants, acheva-t-elle en s’étranglant

de douleur.

— C’est moi maman ? demanda Livia de sa petite voix fluette.

Léna secoua la tête, elle ne pouvait croire qu’une petite fille de six ans puisse être

l’élue, celle qui serait un mage puissant. Elle refusait de croire cela, tout comme elle refusait

de croire que son fils puisse l’être aussi. La prophétie devait se tromper, c’était évident. Mais

son cœur lui criait le contraire et tout au fond d’elle, elle savait depuis longtemps déjà que

son fils lui serait retiré un jour, elle l’avait su dès sa naissance, pour être honnête.

Elle observa longuement Rafiel, ce garçon si étrange parfois, qui possédait l’art de

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 448


sentir des choses que personne ne voyait. Déjà physiquement il était différent, plus grand

que la moyenne des hommes de Rinaë, il avait une chevelure particulière, longue et soyeuse,

mais surtout d’une étrange couleur, d’un blanc de neige avec de beaux reflets verts et violets.

Déjà là, elle aurait dû se douter que son fils était hors norme, mais elle avait fermé les yeux

refusant de croire l’inévitable. Puis, Rafiel avait grandi et sa personnalité particulière s’était

affirmée, il aimait l’étrange, tout ce qui était inexplicable et espérait un jour devenir un grand

rebouteux. Il s’était lié d’amitié avec Luluan et le vieil homme, pourtant réputé pour son

mauvais caractère, avait accueilli l’enfant avec bonne humeur. Oui, depuis le début elle savait

que son fils était différent, la vérité sautait aux yeux, mais comme toutes les mères, elle avait

préféré taire cette angoisse tapie au fond de son cœur. Elle n’avait pas besoin de lire le nom

caché dans l’enveloppe, elle savait que son fils était destiné à une autre vie.

— Non ce n’est pas toi Livia, soupira Lena avec un pauvre sourire… Ce n’est pas toi.

Elle se leva et alla prendre la petite fille dans ses bras. Elle aurait aimé prendre Rafiel

contre elle, le serrer fort dans ses bras, le retenir. Mais elle savait que tout cela était inutile,

que de toute façon, son destin était scellé. Rafiel devait partir, loin d’eux, pour toujours sans

doute. Elle serra Livia plus étroitement contre elle pour puiser un peu de force dans ce petit

corps si confiant.

Druïn, qui était resté silencieux jusque-là, tendit une main vers l’enveloppe. Il l’ouvrit

d’un geste sec et sortit un petit papier plié en deux. Léna retenait son souffle et Livia avait

enfoui son petit visage dans le cou de sa mère. Seul Rafiel attendait avec impatience que son

père lise le prénom de l’élu. Druïn sentit ses yeux s’embuer, il allait devoir faire la chose la

plus difficile de sa vie. Son fils unique devait partir, son Rafiel allait les quitter.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 449


— Rafiel, tu te doutes bien qu’il s’agit de toi. Il va te falloir beaucoup de courage, car à

partir de ce soir, tu ne nous appartiens plus. Luluan t’en dira plus, mais ce que je peux te dire,

c’est que tu dois partir loin de nous et ce, pour un très long voyage.

Druïn baissa la tête pour reprendre un peu de contenance, il ne voulait pas montrer à

son fils à quel point il souffrait, il voulait que Rafiel parte sans trop de douleur. Il releva la

tête et croisa le regard limpide de Rafiel et ce qu’il lut dans ces yeux si purs lui brisa le cœur.

Son fils n’était déjà plus là. Rafiel acceptait son destin sans rechigner, plus que cela, il était

heureux. Le jeune garçon ne comprenait pas l’importance de ce départ, ou au contraire, il le

comprenait trop bien. Druïn en ressentit une peine immense, mais finalement c’était peut-

être mieux ainsi.

— Je vais te préparer un sac de voyage, annonça Léna d’une voix morne, tu iras

ensuite rejoindre Luluan, il t’attend.

Rafiel était confus, il se sentait heureux de partir, il en rêvait depuis longtemps, mais

il était triste de laisser ses parents et sa sœur. Il ne comprenait pas très bien pourquoi il

devait s’en aller, mais comme il voulait vivre des aventures, cela tombait plutôt bien. Et puis,

il était content de savoir que la belle jeune femme était venue pour lui. Il avait envie de poser

des tas de questions, mais il sentait que ses parents n’en diraient pas plus. Il avait hâte de

partir, mais la peine de son père lui broyait le cœur. Il sentait aussi que sa peine aurait dû

être plus intense, plus forte, mais il n’arrivait pas à évacuer tous les sentiments confus qui

l’habitaient. Sans qu’il ne sache exactement pourquoi, il sentait confusément qu’il ne verrait

pas sa famille de sitôt. Mais lorsqu’il aurait vu assez le monde, il reviendrait ici près d’eux,

c’est sûr.

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Léna revint avec un sac à dos assez volumineux. Sans un mot, elle prit une grosse

miche de pain, de la viande fumée qu’elle mit dans un sachet, du fromage, des gâteaux secs

et quelques fruits.

— Je t’ai mis de quoi te changer pour plusieurs jours et une cape neuve. Tu as aussi

de la nourriture pour deux jours et des ustensiles de voyage.

Elle posa le sac sur la table de cuisine et regarda son fils les bras ballants. Ce fut lui

qui s’approcha de sa mère et l’enlaça fougueusement. Il souffrait, mais sans doute pas autant

qu’elle. Il n’envisageait pas encore toute la portée de cette séparation. Pour lui, l’aventure

commençait et elle se terminerait quand il en aurait envie. Ce en quoi il se trompait

lourdement, mais il fallait qu’il l’apprenne par lui-même. Il embrassa sa mère sur la joue et

la tint serrée encore un moment sur son cœur. Léna crut qu’elle allait défaillir, mais elle eut

la force de garder le hurlement de douleur qui bousculait ses lèvres.

Enfin, Rafiel se détacha de sa mère, fit un gros câlin à sa petite sœur qui pleurait à

chaudes larmes et enfin, se tint face à son père. Druïn regarda longuement son fils et un

sourire triste vint effleurer le visage honnête et bon. Alors il prit Rafiel par les épaules et le

serra fortement contre sa poitrine. Rafiel étouffa un sanglot, sentant que par cet acte, son

père acceptait son départ. Druïn le repoussa doucement et l’embrassa doucement sur le

front.

— Attends un moment, je dois te donner encore quelque chose.

Il se dirigea vers un petit coffre de bois, l’ouvrit et en sortit une petite bourse de cuir

cachée dans un double fond.

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— Je sentais que c’était toi, alors j’ai économisé pour que tu puisses avoir un petit

pécule pour ton voyage. Ce sont des pièces d’or et d’argent, alors prends-en soin et ne

dépense pas inconsidérément. Je pense que cela devrait couvrir tes dépenses pour tout ce

que tu as à faire.

Rafiel avala plusieurs fois sa salive, il ne savait que dire. Son père venait de lui faire

un cadeau précieux. Cet argent aurait pu servir à des choses plus urgentes et pourtant, son

père lui offrait une grande partie de ce qu’il avait durement économisé toute sa vie. Sentant

le doute de son fils, Druïn se fit plus convaincant.

— Cela n’entamera pas notre capital, j’ai prélevé cet argent sur le fruit de ton labeur,

les ventes que tu as faites sur le marché, les volailles vendues et quelques bonnes affaires

m’ont permis d’arrondir ton pécule. Prends cet argent, il est à toi et ce, depuis que tu es né.

Va mon fils et ne nous oublie pas. Nous attendrons ton retour, ta mère et moi, alors ne tarde

pas trop.

Rafiel sentit les larmes lui brûler les yeux. Il prit la bourse d’une main tremblante, la

fourra dans sa chemise et empoigna son sac à dos. Il n’y avait plus rien à ajouter et plus il

tarderait, plus la séparation serait difficile. Il posa un dernier regard sur son père et sa mère,

puis s’agenouilla devant sa petite sœur.

— Je reviendrai, promit-il. Un jour, je me dresserai devant toi.

La petite fille renifla bruyamment, puis serra fort son frère contre elle.

— Je serai toujours là, chuchota-t-elle dans l’oreille de Rafiel… Toujours.

Rafiel se leva d’un bond, traversa la cuisine à grandes enjambées, ouvrit la porte sans

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se retourner et s’enfonça dans la nuit tombée. Il ne regarda pas une seule fois en arrière, cela

lui était trop pénible. Il traversa le village dans un état second et se retrouva devant la porte

de Luluan presque par hasard. Il eut à peine le temps de frapper qu’elle s’ouvrît.

— Bien, bien, fit Luluan en le regardant sous le nez. Cela a été difficile, mais rassure-

toi, ils s’y feront et puis un retour n’est pas impossible.

Trop ému pour répondre, Rafiel se contenta de hausser les épaules. Il voulait partir

vite maintenant, de peur de n’avoir plus le courage de faire un pas de plus.

— Nous pouvons prendre la route dès ce soir, affirma Dionne d’une voix veloutée, la

nuit est belle et les bagages sont prêts. Ainsi, notre départ passera inaperçu et les choses n’en

seront que meilleures.

Rafiel ne se demanda pas pourquoi ils devaient passer inaperçus, pas plus qu’il ne vit

le regard inquiet qu’échangèrent Luluan et Dionne. Luluan prit un sac à dos guère plus gros

qu’un sac à main, le balança sur ses épaules maigres et poussa tout le monde dehors. Il prit

grand soin de souffler les bougies, d’éteindre le feu et de fermer les volets et la porte à double

tour. Content de lui, il sourit largement à ses compagnons et s’engagea sur les pavés d’une

démarche ferme et volontaire.

Dionne eut un sourire ironique, mais ne fit aucun commentaire. Elle prit Rafiel par le

bras et lui chuchota des mots réconfortants à l’oreille.

— Et votre cheval, s’enquit Rafiel ?

— Oh, il broute dans l’herbe à la sortie du village. Ne t’en fais pas, Furyo est un cheval

très bien dressé.

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— Oh, tant mieux, répondit piteusement Rafiel.

— Écoute Rafiel, tu es perdu, triste et sans doute un peu en colère, même si tu ne le

sais pas encore. Mais ce que nous faisons ce soir est nécessaire et tu n’es pas là par pur

hasard. Tu fais partie d’un grand dessein et les choses te seront révélées au fur et à mesure.

Sache que tu n’es pas seul, que je resterai avec toi quoi qu’il arrive.

— Bien vrai ? Vous n’allez pas m’abandonner dans une ville immense remplie de

brigands ? Alors, qu’allez-vous faire de moi, si ce n’est pas indiscret ? Et Elwhinaï, c’est où ?

Dionne réprima un sourire. Elle trouvait ce garçon charmant, un peu naïf, mais

tellement mignon.

— Nous avons d’autres ambitions pour toi, répondit-elle simplement. Mais je ne peux

t’en dire plus, il faut que tu découvres certaines choses pas toi-même. Et en ce qui concerne

Elwhinaï, je t’en parlerai le moment venu.

— Bien, alors pour résumer, je suis sur la route avec une parfaite inconnue et je suis

l’élu d’une prophétie nébuleuse pour aller dans un endroit tenu secret.

— Exactement ! confirma la voix pépiante de Luluan. Tu as tout compris. Maintenant,

il faut avancer, j’aimerais atteindre Rhinian dans la matinée. J’ai des choses à y faire et

surtout, une personne à rencontrer.

— Nous y serons Luluan, promit Dionne. Le jeune garçon est robuste et endurant,

nous allons bien avancer cette nuit et puis s’il se sent fatigué, Furyo pourra toujours le

transporter un peu.

C’est ce moment-là que choisit le superbe étalon pour venir à leur rencontre. Il frotta

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son museau dans le cou de Dionne et jeta un regard hautain à Rafiel.

— Plutôt mourir que de monter sur ce cheval, grommela le garçon dans sa barbe.

— Nous verrons bien, sourit Dionne.

Au bout de quatre heures de marche, Rafiel titubait de fatigue, il n’en pouvait plus,

mais serrait les dents pour ne rien montrer. Il se serait tué plutôt que de monter l’étalon

couleur jais. Pour être tout à fait honnête, il ne savait pas monter à cheval et avait une peur

bleue de devoir essayer. Mais la fatigue aidant, il commençait à trébucher si souvent que

Dionne commença sérieusement à s’impatienter.

— Nous devrions faire une pause, intervint Luluan d’une voix posée. Le gamin n’en

peut plus et ça ne nous fera pas de mal de manger un morceau. On peut piquer un roupillon

pour une heure ou deux et puis repartir. Je doute fort que Rhinian disparaisse pendant la

nuit, elle sera encore là demain et nous aussi, contra Luluan avant que Dionne n’eût le temps

de dire quoi que ce soit.

La jeune femme rechigna un peu pour la forme, mais conduisit la petite troupe jusqu’à

un endroit un peu éloigné de la route et surtout, à l’abri des regards. Dionne prit un sac

accroché à la selle de Furyo, l’ouvrit et fouilla dedans pour en ressortir un pain encore frais,

du fromage et des fruits secs. Pendant ce temps, Rafiel s’était vautré dans l’herbe et observait

d’un œil morne Luluan faire un petit feu.

— Un tout petit feu, l’enjoignit Dionne, cela ne sert à rien de nous faire voir

maintenant.

— Oh rassure-toi, tempéra Luluan, celui-là, personne à part nous ne peut le voir. Et

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un peu de thé chaud ne nous ferait pas de mal, hein ?

Sans attendre la réponse, il fouilla dans son minuscule sac à dos et en sortit une

casserole, de l’eau et un sachet de thé. Il fit chauffer l’eau et attendit patiemment que l’eau

bouille.

— Pourquoi ne pas utiliser ta magie ? demanda Dionne, étonnée.

Luluan eut un sourire malicieux, il jeta un œil expert sur l’eau frémissante avant de

lever les yeux sur la jeune femme.

— Ça n’a pas le même goût. La magie affadit les choses, elle les rend plus lisses, seule

l’eau qui a réellement frémi donne au thé cette saveur incomparable.

— C’est à toi de voir, fit Dionne, la mine douteuse.

Rafiel écoutait la conversation l’esprit en déroute, il sombrait lentement dans une

douce torpeur. Tout ce qu’il savait, c’était qu’il était ivre de fatigue et qu’une petite sieste lui

ferait le plus grand bien. Pas un instant il ne s’étonna de son étrange attitude. Il était resté

passif, presque amorphe face à cette situation qui aurait pourtant dû l’interpeller davantage

ou tout au moins, l’intriguer un petit peu.

Luluan regarda son protégé cligner des yeux pour enfin s’assoupir. Il attendit un

moment encore et estima Rafiel suffisamment endormi pour discuter un peu avec Dionne.

— Tu lui as drôlement ramolli le cerveau, sourit-il.

— C’était nécessaire, sinon il nous aurait assaillis de questions et ce n’est pas le

moment, répondit Dionne sur un ton revêche.

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— Oh ! Il ne faut pas le prendre comme ça, s’exclama le petit homme, je trouve plutôt

ça intéressant…

— Intéressant ? coupa Dionne en plissant les yeux.

— Oui, vraiment, c’est une façon plutôt sympathique de manipuler les gens. Ils ne

souffrent pas et sont plutôt conciliants, cela me rendrait de grands services, ajouta-t-il en

coulant un regard avide vers la jeune femme.

— C’est hors de question ! glapit-elle, tu ne devrais même pas penser à ça ! C’est

honteux venant de toi. D’ailleurs…

— Oh là tout doux, je disais juste ça comme ça, mais enfin si tu insistes, on ne va pas

s’attarder sur un si petit détail.

— Ouais, ronchonna Dionne, je préfère qu’on en reste là. Dis-moi, fit-elle en levant les

yeux sur Luluan, tu as l’intention de rester comme ça longtemps ?

— C’est ainsi que le petit me connaît et j’avoue que c’est un déguisement bien utile

pour l’instant. Tu sais, avant j’effrayais les gens, maintenant je les laisse indifférents dans le

pire des cas, alors…

— Je vois, mais pourquoi te faire appeler Luluan ? Moi je trouve que Herras était très

bien, enfin c’est toi qui vois, c’est ton problème après tout.

Il posa un regard perplexe sur Rafiel, il ne comprenait pas très bien ce qui pouvait

tant attirer le maître chez le jeune garçon. Luluan, qui le connaissait depuis sa plus tendre

enfance, avait parfois du mal à saisir cet engouement. Rafiel avait quelques qualités, c’était

certain, mais rien de bien folichon non plus. C’est vrai que son physique détonnait, il n’était

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pas fréquent de voir un jeune garçon aux cheveux blancs striés de vert et de violet. Mais bon,

cela pouvait arriver, on avait déjà vu bien pire sur Rinaë, des cheveux rouges, verts et même

jaunes alors ce n’est pas ça qui pouvait choquer, non ce qui détonnait chez Rafiel, c’était

plutôt l’ensemble, l’énergie qu’il dégageait.

— C’est ça !

— Oui ? fit Dionne, l’œil agressif.

— Je crois savoir ce qui plaît tant à notre maître.

— Et ?

— L’Énergie ! s’exclama Luluan d’une voix tonitruante, c’est l’Énergie ! Ce garçon

possède une énergie hors du commun.

Dionne eut une moue dubitative, elle connaissait Luluan depuis de très nombreuses

années maintenant, mais elle l’avait rarement entendu émettre une opinion aussi peu

convaincante. Pour sa part, elle avait une autre version, mais cela ne concernait qu’elle. Si

elle avait jeté son dévolu sur Rafiel, c’était pour une excellente raison…

Rafiel sortit de sa rêverie, il se souvenait très bien de cet épisode de sa vie et même

au-delà. Ils avaient voyagé longtemps, restant rarement au même endroit. Ils avaient

rencontré Elena, Aleth, India, Elfin, au fur et à mesure de leurs pérégrinations. Dionne savait

toujours où aller… Dionne et le Façonneur, une seule et même personne, comment n’avait-il

pas fait le rapprochement ? Et Luluan ? D’ailleurs, qui était-il vraiment celui-là ? Et Herras,

ce géant blond plutôt discret sur son passé ? Sans parler des autres, qu’il avait découverts au

cours de son apprentissage. Le dernier venu, Arren, était une exception et cela ne manquait

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pas d’intriguer Rafiel. Qu’avait prévu le Façonneur pour lui ? Il restait encore beaucoup de

zones d’ombres et si Rafiel avait une petite idée de ce que fomentait le Façonneur, il était loin

d’en saisir toute la trame. Une question cependant le taraudait plus que tout, quelle était leur

mission à eux, les Gardiens-Veilleurs ? Rafiel soupira, trop de questions et pas assez de

réponses.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 459



Féniel

Seul dans sa chambre, Féniel apprenait. Il lisait jusqu’à ce que ses yeux brûlent de

fatigue, puis il allait se restaurer et recommençait jusqu’à l’épuisement. Il sentait qu’il était

sur le point d’aboutir à quelque chose d’important. Les premiers jours de son arrivée, il avait

cherché à entrer en contact avec la jeune fille de l’auberge, mais elle n’était jamais là, alors il

avait laissé tomber tout en gardant l’idée qu’il fallait qu’il en sache plus sur elle. Elle était

trop différente de toutes les filles qu’il connaissait et cela l’intriguait. Mais il avait quantité

de travail devant lui et peu de temps alors il s’affairait à sa tâche sans discontinuer. L’endroit

lui plaisait et le calme était propice à l’apprentissage, de temps en temps il regrettait

l’absence d’un autre mage pour discuter de certains points obscurs, mais finalement il s’en

sortait très bien tout seul.

Il lisait un livre très ancien dont les pages craquaient à chaque manipulation. Cet

ouvrage traitait d’une magie très ancienne, basée sur l’énergie de la matière. Cela laissait

entendre que son utilisation comme artefact ou catalyseur pouvait renforcer sa puissance.

Mais de quelle matière était-il question ? Féniel chercha, mais ne trouva rien de bien probant.

Il allait laisser tomber lorsque ses yeux se posèrent sur une petite note écrite à la main au

bas de la page. Il aurait juré n’avoir rien vu auparavant ! Il devait être plus fatigué qu’il ne le

pensait. Il se pencha et tenta de déchiffrer l’écriture en pattes de mouche. Il relut plusieurs

fois pour être certain de ce qu’il comprenait et peu à peu, le sens des mots lui parvint

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complètement. C’est incroyable, murmura-t-il. Il s’empressa de recopier les mots sur un

parchemin neuf, il valait mieux être prudent. Il s’appliqua de son écriture fine et régulière et

satisfait, relut à voix haute les mots écrits :

« L’énergie de la Terre est une énergie issue des profondeurs, de ses entrailles. Un passage

dans les grottes d’Elime te conduira à sa source dans les confins de la forêt des Sylves. Méfie-

toi de cette puissance, car une mauvaise manipulation nous conduirait tous à notre perte… »

Féniel resta un moment immobile, les sens en éveil, il venait de tomber sur quelque

chose d’important, il en était certain. Il regarda par la fenêtre, il était déjà tard pour aller faire

un tour dehors. Il ne connaissait pas assez la région et risquait de se perdre. Il fallait d’autre

part qu’il se prépare pour son exploration. Il se renseignerait auprès de l’aubergiste pour

commencer. Comme l’heure du repas approchait, cela lui donnerait une bonne occasion de

s’aérer un peu la tête. Il enfila une veste, s’arrangea un peu les cheveux et enchanté de sa

découverte, se dirigea dans le bar.

À cette heure-là, les clients commençaient à arriver, mais Féniel n’eut aucun mal à

trouver une place libre au bar. Youri s’affairait auprès des clients et servait chope sur chope.

Enfin, il parut s’apercevoir de la présence de Féniel.

— Et pour vous, ce sera ?

— Une petite eau-de-vie, s’il vous plaît.

Youri savait qu’il manquait de chaleur avec ce client, mais cet homme lui donnait la

chair de poule sans qu’il sache exactement pourquoi. Il était toujours aimable, propre sur lui,

payait sans rechigner et ne demandait jamais rien d’extravagant. Pourtant, quelque chose en

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lui dérangeait l’aubergiste. Il prit un petit verre et le remplit d’alcool fort.

— Et voici ! fit-il en s’efforçant d’y mettre un peu de chaleur.

— Dites-moi, commença Féniel avant que Youri ne lui fausse compagnie, où se

trouvent les grottes d’Elime ? J’aimerais les visiter.

Youri lui adressa un regard surpris, pourquoi voulait-il savoir cela ? Personne ne

s’intéressait à ces vieilles grottes depuis longtemps. Elles avaient même la réputation d’être

dangereuses. Puis, il se dit que ça n’était pas son affaire.

— Faut prendre la grande route, celle qui mène à la sortie sud-ouest du village.

Ensuite, vous devez traverser la forêt des Sylves pendant un très long moment dans le sens

de la longueur. Vous n’irez pas profond dans la forêt, mais méfiez-vous, elle est dangereuse.

Lorsque vous arriverez près du ruisseau du Guet, vous verrez un panneau, vous ne pouvez

pas le louper, il est assez grand et vous apercevrez un petit chemin un peu escarpé, sur votre

gauche, il faut le prendre sur près de cinq kilomètres. Il est assez bien tracé et si vous restez

sur ce chemin, vous ne pouvez pas vous perdre. À sa sortie, tout au bout, vous verrez un amas

de roches assez haut, recouvert de mousse. Si vous arrivez à vous frayer un passage dans

tout ça, vous pourrez entrer dans les grottes. Mais plus personne n’y va, c’est trop dangereux,

il y a eu des morts et des blessés à cause des éboulis. Ce sont de vieilles grottes, vous savez.

Et puis la forêt n’a pas une bonne réputation, alors la traverser... je vous conseille la prudence.

Enfin, c’est dangereux comme périple et puis les grottes…

— Justement, c’est ce qui me passionne, il y a peut-être des choses à découvrir.

— Ah ça, j’en doute, rétorqua Youri, mais si vous voulez mon avis, faites attention, car

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on peut se perdre là-dedans.

Féniel ne souhaitait pas l’avis de l’aubergiste, mais il se retint de le dire. Dans

l’immédiat, il avait besoin d’informations. Il savait que l’homme et son épouse ne

l’appréciaient pas et cela le réjouissait plutôt. Il aimait inspirer la crainte et la suspicion.

— Combien faut-il de temps pour tout visiter ? demanda innocemment le mage.

— Oh, Youri se gratta la tête, une bonne quinzaine à mon avis. Je ne saurais trop vous

dire, cela fait longtemps que personne n’y a mis les pieds.

— Hé Youri ! le héla un client. Quand tu auras fini de faire causette, tu pourras p’têt

me servir à boire !

— J’arrive ! répondit l’aubergiste en remerciant le ciel.

Il aimait de moins en moins l’homme qui lui faisait face.

— Une dernière chose, ajouta Féniel, conscient du malaise de Youri. Votre femme

pourrait-elle me préparer de quoi me nourrir pendant plusieurs jours, disons une

quinzaine ? Je pars dès demain en excursion. Cependant, je souhaite conserver ma chambre,

je paierai, cela va de soi.

— Comme il vous plaira, tout sera prêt pour le matin.

Puis il fila vers son client assoiffé.

Féniel resta un moment assis les yeux dans le vague, sirotant son eau-de-vie. Pas

mauvaise, se dit-il. Il avait hâte d’être le lendemain matin. Il sentait l’énergie affluer en lui, il

était de nouveau en action, sur le qui-vive. Il eut un sourire carnassier il était enfin près du

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but.

Dans le fond de la salle, un couple âgé observait discrètement Féniel. La femme buvait

un thé chaud tandis que son compagnon savourait une bière bien fraîche. Ils étaient tous

deux unis par une même pensée et conscients de partager un lien unique. Elwhinaï posa sur

Rufus un regard serein, tout était en place désormais.

— Une dernière visite à ta petite-fille et nous quitterons cette Terre. Es-tu toujours

d’accord ? s’enquit-elle avec beaucoup de douceur.

— Plus que jamais. Cet homme, qui est-il ?

— C’est l’un des mages de Serthas la Noire, le plus sombre d’entre eux, celui qui doit

mener à bien la scission.

— Pourquoi lui ?

— Il était prêt. Lui ou un autre… Quelle importance ? Il fallait juste être assez négatif

et cet homme l’est.

Elwhinaï prit tendrement la main de Rufus dans la sienne. Il ne comprenait pas encore

tout, il était très humain par bien des côtés, mais il ne la jugeait pas, il cherchait juste à saisir

ce qu’elle attendait de lui.

— Ceci n’est que le commencement d’autre chose, les hommes doivent apprendre

pour ne pas recommencer leurs erreurs. La Terre souffre et il est trop tard pour revenir en

arrière.

— Tu n’aurais… commença Rufus, avant de réaliser ce qu’il allait dire. Non, bien sûr

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que non… Tu as essayé durant toutes ces années, tu as préparé les hommes à cela, mais

personne n’a écouté.

Il soupira, il venait de comprendre avec une infinie tristesse que l’homme avait creusé

sa propre tombe.

— Allons-nous-en, annonça Elwhinaï.

Ils se levèrent et s’en allèrent aussi discrètement qu’ils étaient venus. La note dans le

livre apparue et recopiée avait fait son office. Il était temps pour l’ouvrage de disparaître à

nouveau. Féniel sortit de sa rêverie et remarqua le couple âgé qui quittait l’auberge. Il eut un

rictus de dégoût, il détestait les vieux. Il finit son verre d’un trait et se leva du tabouret, il

avait faim. Il se rendit dans la salle à manger où sa table était déjà dressée. Il s’assit avec

satisfaction et étudia le menu. La cuisinière était un véritable cordon-bleu et il appréciait

toujours ce moment de détente. Soraya vint elle-même prendre sa commande. Elle fut

aimable, mais soulagée lorsqu’il eut terminé. Par la suite, un serveur vint lui apporter ses

plats. Féniel ne s’en plaignait pas, il aimait être en paix. Et savoir qu’il avait un but pour le

lendemain le remplissait de joie.

Il termina son repas avec enthousiasme, regagna sa chambre et alla directement à son

petit bureau jonché de livres. Il prit le parchemin, relisant avec volupté les mots qu’il avait

recopiés. Il chercha des yeux le grimoire en question, mais il n’était plus là. Il fouilla un peu,

remua quelques livres sans conviction. Soudain, l’envie de le retrouver le quitta et il posa un

regard étonné sur la note qu’il tenait dans la main. Mais d’où sortait-il cela ? Sans doute du

fouillis qui gisait sur son bureau. Il haussa les épaules, lut avec intérêt la missive, soupira de

contentement, la posa sur sa table de nuit, se déshabilla et se coucha. Il était encore tôt, mais

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il comptait sur une bonne nuit de sommeil pour être en forme. Les jours suivants ne seraient

pas de tout repos.

Féniel se réveilla bien avant le lever du soleil. Il rangea sa chambre, mit en sécurité

ses livres et artefacts précieux et protégea le tout d’une formule. Rassuré, il se prépara un

sac pour le voyage. Il choisit une couverture bien chaude, une pelisse de fourrure, des

vêtements de rechange, de quoi faire du feu, un couteau et des bougies à combustion lente.

Il ajouta deux ou trois petites choses utiles et le referma. À six heures du matin, il était prêt,

il descendit dans la salle à manger en espérant que ses victuailles soient prêtes. Il voulait

déjeuner et partir aussitôt. Il n’aimait pas attendre quand il avait un but à atteindre.

La salle à manger était vide et sombre, personne ne semblait levé. Agacé, il se dirigea

vers le bar, peut-être que là, il aurait plus de chance. Effectivement, Youri s’activait déjà à

remplacer les tonneaux vides, il vit le jeune homme et avant que ce dernier ouvre la bouche,

il lui conseilla d’aller dans les cuisines. Il était encore tôt et rien n’était vraiment prêt.

— Soraya est en train de confectionner le déjeuner, elle a aussi préparé votre sac de

vivres. Allez-y, elle vous attend, elle se doutait bien que vous voudriez partir très tôt.

Féniel se retint de remettre cet homme à sa place. Lui, dans une cuisine ? Puis il

comprit que l’homme cherchait seulement à lui rendre service et que les déjeuners n’étaient

jamais servis aussi tôt. D’humeur maussade, il pénétra dans la cuisine où une bonne odeur

de café et de pain grillé flottait dans l’air. Il décida de faire avec, après tout un bon repas

serait le bienvenu. Soraya l’accueillit avec un sourire, c’était une femme gentille qui

s’efforçait toujours d’être aimable. Pourtant elle ne m’aime pas, quel comportement étrange.

Lui, quand il n’aimait pas une personne, il le montrait, il ne jouait pas à être gentil. Il ne

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comprenait pas la nature humaine…

— Bonjour, l’accueillit Soraya avec bonne humeur. Asseyez-vous là, proposa-t-elle

en lui montrant une chaise. Je vous apporte de quoi vous restaurer. Désolée de vous accueillir

ici, mais ce sera plus simple pour vous et plus rapide aussi de déjeuner dans la cuisine. Et

puis, il y fait meilleur, les nuits sont froides et l’automne approche.

Tout en papotant, elle posa devant Féniel un pot de café chaud et des tartines de pain

grillé. Elle ajouta du sucre, du beurre et de la confiture, puis elle s’éclipsa discrètement. Elle

avait à faire au bar et surtout elle ne souhaitait pas tenir compagnie à Féniel qui ne s’en

formalisa pas, il aimait la solitude. Il déjeuna en toute tranquillité et savoura ce qu’il mangea.

Il termina sa tasse de café et se leva. Il était prêt à partir. Soraya revint au moment où il se

demandait comment récupérer sa réserve de nourriture.

— J’ai préparé ce sac pour vous, fit-elle en lui tendant un paquet volumineux. Youri

m’a dit que vous partiez dans les grottes, alors il y a de quoi vous nourrir pour plusieurs

jours, quinze exactement si vous êtes raisonnable. Rien ne périme, vous ne mourrez pas de

faim.

— Je vous remercie.

Il prit le sac et s’en alla sans plus tarder, impatient de découvrir cette fameuse énergie.

Inconscient des risques qu’il prenait, Féniel partait, certain de découvrir l’essence de la

magie. Machinalement, il porta la main à sa poche, il sentit le doux toucher du parchemin

sous ses doigts. Rassuré et conforté dans son opinion, il sangla ses deux sacs ensemble, puis

il plaça le tout sur son dos. Un peu lourd, mais cela irait. Et puis il pouvait toujours avoir

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 467


recours à la magie en cas de nécessité. Il ouvrit la porte d’entrée de l’auberge et s’enfonça

dans le lever du soleil. Il avait au moins cinq bonnes heures de route avant d’arriver aux

grottes.

Soraya et Youri regardèrent l’étranger partir, ils avaient l’étrange sentiment qu’ils ne

le reverraient plus de sitôt. Aller dans les grottes était suicidaire, personne n’en revenait

jamais, elles recelaient trop de dangers. Youri haussa les épaules, il l’avait informé des

dangers qu’il courait, que faire de plus ? D’autant que l’homme semblait être le genre

d’individu à faire ce qu’il voulait sans se préoccuper de l’avis de quiconque. Soraya vint taper

sur l’épaule de son mari qui regardait la porte d’un air songeur.

— Fini de rêver, il est temps de se remettre au travail ! Et puis, j’ai dans l’idée que cet

homme a plus d’un tour dans son sac, ne te fais pas de souci pour lui.

— Oh, je ne m’en fais pas, contredit Youri, je suis juste un peu étonné. Que peut-il bien

chercher dans les grottes ?

— Ah ça ! C’est son affaire… Et nous, nous avons la nôtre à faire tourner.

Youri comprit le message et se remit au travail avec entrain. Effectivement, l’auberge

ne désemplissait pas depuis quelque temps. Les affaires n’avaient jamais été aussi bonnes…

Féniel trouva son rythme de marche rapidement. Le vent était frais et suscitait chez

lui un sentiment de bien-être et de liberté. S’il s’était laissé aller, il se serait senti presque

heureux. Il marcha deux bonnes heures avant de faire une pause. Il commençait à avoir chaud

et soif. Il avisa un gros rocher posé sur le bord de la route et s’assit. Il fouilla dans son sac et

en sortit une gourde d’eau. Il but avidement une longue gorgée et regarda autour de lui. La

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 468


route était dégagée et en bon état, signe qu’il passait souvent des gens ici. Pourtant, il n’avait

encore rencontré âme qui vive. Cela dit, il était encore tôt. Il était entouré d’arbres, ici la forêt

était dense et feuillue. De temps en temps, il entendait un cri, des grattements et supposa que

la forêt devait giboyeuse. Le soleil dardait ses rayons et une chaleur douce sur son visage, il

se sentait bien…

Soudain, le sentiment d’être observé, épié, le saisit. Il tourna la tête en tous sens, mais

il ne vit rien. Sans doute un effet de son imagination… La forêt était si profonde… Il se traita

d’imbécile et se leva. Il était temps de continuer son chemin s’il voulait arriver avant le début

de l’après-midi. Il se remit en marche, ne pouvant s’empêcher de regarder régulièrement

derrière lui. Le sentiment d’être scruté avec insistance ne le quittait pas. Sans doute un animal

sauvage qui espère faire son dîner de ma carcasse.

Féniel eut encore cette impression pendant un moment, puis elle cessa brusquement,

l’animal s’était sans doute lassé. Il marcha encore un long moment. Il avait ôté sa veste et

avait bu plusieurs fois. Il consulta l’heure, cela faisait plus de quatre heures qu’il marchait et

il avait faim. Il repéra un coin d’herbe un peu en retrait de la route et estima que cela ferait

un bon endroit pour un pique-nique. Il fouilla dans le sac de Soraya et découvrit des tomates

bien fermes, des œufs durs, du pain, du fromage et des fruits. Il se confectionna un sandwich

et mordit dedans à pleines dents. Il fit glisser le tout avec une grande gorgée d’eau, se coupa

un morceau de fromage et prit une belle pomme. Il avala le fromage comme un affamé et

garda la pomme pour le trajet. Il rangea ses affaires et reprit la route, la sensation d’être

observé était revenue.

En route, il croqua dans la pomme, il se sentait un peu moins euphorique, mais l’envie

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 469


de découvrir les grottes le tenaillait. La forêt avait un effet négatif sur lui, il pouvait sentir

son hostilité. Il se dit qu’il se faisait des idées, mais cette impression ne le quittait pas. Lui qui

gardait la tête froide en toute situation sentait que celle-ci le dépassait. Il aurait peut-être dû

se renseigner un peu mieux sur cet endroit. Il aimait de moins en moins cette excursion.

Il envisageait sérieusement de faire demi-tour lorsque le panneau indiquant le

ruisseau du Guet apparut devant lui. Exactement comme le lui avait dit l’aubergiste. Féniel

respira un bon coup, scruta les environs et s’engagea sur le chemin étroit et escarpé.

Curieusement, il commença à se sentir beaucoup mieux. L’étrange paranoïa qui s’était

emparée de lui semblait s’estomper. Il avait encore cinq kilomètres à parcourir avant

d’atteindre les grottes, il leva le nez vers le soleil, il y serait bien avant la tombée de la nuit.

Satisfait, il marcha avec enthousiasme, il se sentait à nouveau lui-même. Le chemin était

mauvais et même dangereux par endroits. Il trébuchait souvent et la fatigue se faisait sentir.

Il décida de faire une pause, la route était plus difficile qu’il ne le pensait. Parfois, il devait

s’ouvrir un passage tant les fougères étaient touffues. Cela lui prenait du temps et il s’agaçait

de penser qu’il n’arriverait peut-être pas avant la nuit. Il s’arma de courage et continua son

chemin. Curieusement, pas un instant, il n’eut l’idée de faire usage de la magie.

C’est épuisé, soufflant et suant, qu’il arriva enfin à destination. Il reconnut le talus

d’herbe dont lui avait parlé Youri. Soulagé, il s’affaissa à même le sol en laissant tomber son

sac. Il avait besoin de reprendre des forces. Jamais il ne s’était senti aussi vide. Il se mit sur

le dos et observa longuement le ciel qui s’obscurcissait. Il fallait qu’il se prépare un camp

pour la nuit, les grottes pouvaient attendre demain, là il ne se sentait pas de creuser ou de

chercher l’entrée.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 470


Il se redressa et chercha de quoi se faire un bon feu. La nuit allait être froide et il

n’avait pas le courage de pratiquer la magie, son énergie était épuisée. Il trouva de grosses

pierres qu’il installa en rond, puis il ajouta des brindilles pour amorcer un feu. Plus loin, il fit

une belle provision de bois sec et de bûches. Puis, satisfait, il mit le feu en route. Une douce

chaleur l’entoura rapidement. Au moins, je ne mourrai pas de froid.

Il se prépara un repas de soir consistant et épuisé, il s’enroula dans sa cape bien

chaude et étala sa couverture sur le sol. Il confectionna un oreiller de fortune avec ses sacs

et s’allongea. Il plongea dans le sommeil immédiatement. La nuit venait à peine de tomber,

le feu crépitait et Féniel dormait profondément. Le froid n’allait pas tarder à rendre la nuit

très fraîche.

Bien plus tard, le feu allait mourir lorsqu’une forme s’approcha du tas de bois et plaça

une bûche dans le feu qui reprit de plus belle. Elwhinaï veillait sur le dormeur, il ne fallait

pas qu’il lui arrive quoi que ce soit… Ombre parmi les ombres, elle ordonna aux animaux de

s’éloigner et implora la forêt des Sylves de laisser l’intrus en paix. Ce n’est qu’au petit matin,

lorsque l’aube fut là, qu’elle s’évapora. Ici, sa mission était terminée.

Féniel se réveilla frais et reposé. Il avait dormi comme une souche et s’étonnait que

son feu fût encore allumé, logiquement il aurait dû être mort depuis longtemps. À moins que

pendant la nuit, il n’ait eu le réflexe de l’alimenter. Oui, ce devait être cela, car le tas de bois

avait bien diminué. Il déjeuna de pain et de viande séchée, d’un peu de fromage et termina

par un fruit. Il mangerait mieux une fois dans la grotte. Il but à sa gourde et constata qu’elle

était presque vide. Il s’empressa de la remplir d’une petite formule magique. Au moins, il ne

manquerait pas d’eau. Il rangea son paquetage, remit son sac sur son dos et entreprit

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 471


d’étudier le talus. Par où pouvait-il aller ?

Il le contourna pendant une bonne heure avant de distinguer un éboulis de pierres

qui bouchaient ce qui semblait être une entrée. Il posa son paquetage, défit sa veste et se mit

au travail. Peinant et suant, il parvint à se frayer une petite ouverture tout juste suffisante.

Avant d’entrer, il décida de se restaurer, profitant des derniers rayons de soleil qu’il verrait

avant un moment. Puis, jugeant qu’il avait perdu assez de temps, il s’engouffra dans

l’ouverture, en tenant ses sacs à bout de bras.

Une fois de l’autre côté, il entrevit des ombres immenses, il escalada une montagne

de pierres en s’écorchant les mains, le noir autour de lui s’épaississant à chaque pas. Il

s’arrêta et fouilla dans un des sacs à la recherche de ses bougies. Il en alluma une et put

s’orienter un peu, il était monté sur un amas de gros rochers qui bloquaient l’entrée et se

trouvait au sommet. Il se pencha un peu et aperçut un escalier en contrebas. Il lui fallait

redescendre maintenant. Il cala sa bougie dans une lanterne, l’attacha aux sangles de ses

besaces et entreprit sa descente. Il arriva en bas, essoufflé, mais heureux.

Il était dans la grotte et un escalier en parfait état l’invitait à aller plus loin. Il promena

son regard autour de lui, de l’eau suintait sur les murs et des symboles étranges étaient

gravés dans la pierre. Il s’approcha un peu, il ne connaissait pas ce type d’écriture, de quand

datait tout ceci ? Peut-être y en aura-t-il d’autres en bas ? Il commença une descente qui dura

de longues heures. Les escaliers s’enfonçaient profondément dans la terre et l’air devenait

plus sec à mesure que Féniel avançait. La gorge douloureuse, il but un peu, se demandant où

menaient ces marches qui ne semblaient pas avoir de fin. Seule sa bougie lui procurait un

peu de lumière. Un noir épais l’entourait, mais il n’éprouvait aucune peur, seule l’excitation

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 472


le gagnait. Il n’avait plus conscience du temps, pourtant son estomac lui indiquait qu’il était

temps de manger. Il s’arrêta donc et grignota un peu, il avait faim, mais son impatience d’aller

plus loin lui nouait l’estomac. Il décida de continuer et de s’alimenter plus tard.

Les escaliers prirent soudainement fin pour laisser la place à un couloir étroit. La

route semblait toute tracée. Il marcha un long moment à la leur de la bougie, étonné de voir

la grotte en si bon état. Seules quelques toiles d’araignées surgissaient çà et là. Il déboucha

dans une salle assez petite dotée de plusieurs bancs de pierre. Mais où était-il ? Il fut tenté

d’allumer d’autres bougies pour mieux voir l’endroit, mais décida de rester prudent. Youri

lui avait dit qu’il fallait quinze jours pour tout visiter, alors il valait mieux faire attention, car

même s’il pouvait reproduire des bougies, il ne le pouvait pas indéfiniment, sa magie avait

des limites. Féniel s’approcha des murs et repéra les mêmes signes que dans l’entrée. Il prit

un petit carnet dans sa poche et en recopia quelques-uns, on ne sait jamais, cela pouvait être

d’anciennes runes magiques. Il choisit celles qui revenaient le plus souvent, puis s’assit sur

un des bancs pour les étudier. Rien, elles ne lui disaient rien ! Il médita un instant sur cette

trouvaille avant de réaliser qu’il allait devoir affronter un problème immédiat. La pièce dans

laquelle il se trouvait donnait accès à cinq portes…

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 473


Rafiel et ses révélations

Rafiel avait eu besoin de temps pour faire ses révélations, Mehielle l’avait donc laissé

seul un petit moment chez lui. Pourtant, il fallait qu’il prenne des décisions et leur temps était

compté, quinze jours tout au plus. Elle ne voulait pas le bousculer davantage, mais l’heure

n’était pas à l’introspection. Elle décida donc d’accélérer le mouvement. Elle apparut en

douceur devant Rafiel, elle voulait ménager un peu le vieux mage.

— Ils doivent savoir, fit-elle doucement.

— Je sais, soupira Rafiel, mais j’ai des images qui me reviennent… Depuis tout ce

temps… Il a toujours été là, près de nous et pauvre idiot, je n’ai rien vu… Moi qui croyais

qu’elle obéissait au Maître… alors que le Maître… Tiens ! D’ailleurs où est-il passé celui-là ?

Le Façonneur hein ?

— Il existe, mais c’est encore un autre concept que tu n’es pas prêt à accepter.

— Mais je l’ai vu… répliqua Rafiel avec détresse. Ah, je comprends ! Je voyais ce qu’il

voulait que je voie, Dionne comme beaucoup d’autres, n’est-ce pas ? Mais toi ? Qui es-tu par

rapport à lui ? Tu sembles savoir beaucoup de choses et en même temps, tu n’as pas accès à

tout.

— C’est vrai, je n’ai pas accès à tout, avoua Mehielle. Disons que je suis un peu

Elwhinaï, mais aussi autre chose.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 474


Elle fit une pause, cherchant ses mots. Il lui était difficile d’expliquer ce qu’elle était.

— Vois-tu, Elwhinaï est en quelque sorte l’essence de la magie, elle est née de cela,

c’est un être sublime et moi je suis sa création, je suis elle et tout ce qui t’entoure. Je possède

ses connaissances et plus encore.

— C’est toi qui reprends le relais en quelque sorte ?

— On peut dire cela… Je suis une extension, une sorte d’avatar si tu veux…

— Mehielle, quel est le but du Façonneur ?

— Je n’en ai aucune idée Rafiel, Elwhinaï m’a créée à partir de sa pensée, je suis elle,

mais je ne peux pas te parler de son propre créateur, il n’est pas de mon ressort de résoudre

cette énigme-là. Je suis comme toi, dévouée à une tâche, moi sur ce monde et toi à part. Tu as

une place spéciale dans le cœur du Façonneur, cela je le sais, car j’ai vu ton visage dans les

souvenirs de ma mère et comme elle est Esprit liée à Lui, cela signifie quelque chose. Quoi ?

Je ne peux le dire. Désolée Rafiel, mais je ne peux t’aider plus. J’aimerais avoir une explication

à tout, mais je suppose que cela n’est pas possible.

— Je comprends petite, fit le mage en secouant la tête. J’ai saisi la distinction entre

Elwhinaï et le Façonneur et son rôle sur les mondes, mais effectivement connaître ses

motivations me semble pour l’instant hors de portée. Merci Mehielle, tu m’as éclairé sur bien

des choses. Certaines d’entre elles prennent tout leur sens.

Il soupira et se passa une main dans les cheveux.

— Viens, allons voir les autres, je suppose qu’ils doivent être inquiets. Une dernière

chose cependant, Luluan ? Qu’est-il devenu ? Il était là en même temps que Dionne alors il ne

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 475


peut s’agir du Façonneur…

— Oh ! Luluan… répéta-t-elle avec un sourire malicieux… Encore un cas compliqué,

disons qu’il vient d’un monde très évolué qui a disparu il y a fort longtemps. Luluan est né

avec ce que vous appelez la magie, en lui. Il n’a pas connu l’apprentissage ou une évolution

quelconque. Son peuple disposait d’un pouvoir immense et je crois qu’il est le seul survivant

d’un monde autrefois proche du Façonneur. Mais je m’avance et je préfère qu’il te raconte

lui-même son histoire. Non, fit-elle en voyant Rafiel ouvrir la bouche, prêt à l’ensevelir de

questions, nous n’avons plus le temps pour cela et il viendra lui-même à toi. Bientôt, conclut-

elle fermement.

Rafiel se contenta de secouer la tête. Que dire de plus ? Il haussa les épaules et se

résigna à rester dans l’ignorance pour le moment.

Ils marchèrent en silence vers la grande maison et furent accueillis par un brouhaha

assourdissant. Mehielle fut tout de suite attirée par la petite créature que tenait dans ses

mains la petite Cassandre. Un Alwhys, réalisa-t-elle avec joie. Il jouait avec la petite fille et

s’arrêta soudain le museau frémissant et les oreilles bien dressées. Il fut le premier à sentir

sa présence. Il poussa un couinement strident de pur bonheur. Le cri fut tel que l’assemblée

cessa de parler. Tous avaient maintenant le regard fixé sur Rafiel et Mehielle. La première à

réagir fut Farielle, elle accourut vers son père pour le serrer contre elle. Isthir et Lilia

poussèrent des cris de joie, ravies de revoir leur amie.

— Mehielle, quelle joie de te revoir ! Mais…

— Qui êtes-vous ? demanda Farielle froidement.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 476


Mehielle se contenta de sourire, Rafiel allait éclaircir la situation, elle était là pour

autre chose. Elle croisa enfin le regard de la personne pour qui elle était venue et ne la lâcha

pas. Elle sonda son âme et ce qu’elle y lut l’emplit de tristesse, pourtant il était nécessaire

qu’il en soit ainsi. Toute à son analyse, Mehielle sentit à peine le petit Bisis venir se poser sur

son épaule. Il ronronnait de bonheur au grand désespoir de Cassandre.

— Arrête, ordonna Rafiel en voyant sa fille s’approcher de Mehielle prête à

l’empoigner fermement. Je vais t’expliquer, il faut que tu me fasses confiance.

Le ton de son père suffit à la convaincre de suspendre son geste.

— Qui est-elle ? Pourquoi t’a-t-elle enlevé ?

— Disons qu’elle devait me parler et que seule ma présence était requise.

— Pourquoi ?

Elle n’avait jamais vu son père aussi sérieux.

— C’est Elwhinaï, l’essence de notre terre, la magie à l’état pur… répondit Rafiel un

peu mal à l’aise, car il ne savait comment décrire la jeune fille.

— Elle ? Mais elle nous ressemble, Lilia et Isthir nous ont parlé d’elle, elles ont voyagé

ensemble, je t’assure qu’elle n’a rien de spécial. D’après Isthir, c’est une fille étrange, mais

tout à fait humaine.

— C’est Elwhinaï, coupa son père avec une certaine lassitude. Écoute, je sais que cela

peut paraître étrange, mais je connais cette fille depuis très longtemps, enfin l’Esprit qui l’a

mise au monde. Elwhinaï est sa mère, la Mère Nourricière de ce monde… C’est avec cet esprit

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 477


que nous communiquons depuis notre arrivée sur cette planète. C’est son appel que nous

avons entendu.

Il s’empêtrait dans ses éclaircissements.

— Il faut que je m’explique, il faut que je vous explique.

Rafiel tapa dans ses mains et demanda le silence. Peu à peu, le calme se fit et il

demanda à chacun de prendre un siège, il devait leur parler et cela allait prendre du temps.

Mehielle continuait à sonder l’âme d’Ariale, cherchant le plus petit signe de compassion ou

d’amour. Puis, elle se retira et retrouva son sourire, Isthir et Lilia ravies de retrouver leur

amie s’étaient approchées d’elle. Cassandre s’approcha de la jeune fille, un peu jalouse de

l’intérêt que lui manifestait Bisis, mais aussi étrangement attirée vers Mehielle, qui prit

doucement Bisis dans ses mains et s’accroupit pour se mettre à la hauteur de la petite fille.

— Tiens, il est à toi, affirma-t-elle en remettant Bisis dans les bras de Cassandre.

La petite fille eut un sourire hésitant, Mehielle était fascinante. Ses longs cheveux

noirs comme la nuit entouraient un visage nacré d’une beauté à couper le souffle. Ses grands

yeux en amande brillaient comme des étoiles et leur couleur vert feuille était captivante. Mais

ce qui attirait surtout Cassandre, c’étaient les deux oreilles très pointues qui dépassaient de

la chevelure. Mehielle n’était pas humaine, c’était une évidence à ses yeux. Elle eut un hoquet

de surprise, car elle venait de comprendre.

— Tu es la seule à voir ma véritable apparence et sais-tu pourquoi petite sœur ?

— Non… je suis comme toi ? balbutia Cassandre à court de mots.

— Nous sommes de même essence, car ma mère est ta grand-mère ; mais différentes,

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 478


car si je suis une elfe, toi tu es une fée.

— Une fée ! Mérisian dit toujours que je suis une fée, glapit Cassandre. Mais ça n’existe

pas… ajouta-t-elle soudain une lueur sceptique dans le regard.

— Elles existent sur d’autres mondes, d’autres plans, mais ici, oui, tu es la première.

— Alors les légendes disaient vrai ?

— Les légendes possèdent toujours un fond de vérité, tu sais. Il est fort probable qu’un

jour une fée soit apparue ici et qu’elle ait croisé le chemin d’un natif. Les légendes naissent

ainsi.

Tout autour, des exclamations de surprise s’échappaient. Les Veilleurs venaient d’être

témoins de la transformation de Mehielle et de Cassandre liées par une même énergie.

L’Esprit d’Elwhinaï qui leur avait donné la vie irradiait tout autour d’elles. Seul Herras restait

silencieux, lui savait ce qui se passait, il avait connu des choses similaires. Oh, bien sûr la

force qui se dégageait ici n’avait rien à voir avec ce qui avait été la norme sur son monde,

mais cela s’en approchait. Dionne l’avait préparé à ce qui allait venir, mais la peur l’empêchait

de raisonner normalement. Il craignait qu’une fois encore, l’énergie déployée, qu’elle soit

magique ou non, ne cause des ravages. Et il avait beau reconnaître que les deux créatures qui

prenaient naissance sous ses yeux étaient d’une beauté aveuglante, il n’en demeurait pas

moins prudent. Il posa un regard un peu perdu sur Rafiel, il fallait qu’il trouve le courage de

parler aux mages. Après tout, il était son ami, il comprendrait et pardonnerait, enfin il

l’espérait.

Au même moment, Rafiel tourna la tête vers lui et leurs regards se rencontrèrent. Le

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 479


vieux mage eut un sourire narquois et hocha la tête doucement. Gêné, Herras détourna les

yeux. Oui, le moment des vérités était venu.

Mehielle se redressa, prit la main de Cassandre dans la sienne et se dirigea vers un

siège, elle était prête à répondre à toutes leurs questions, du moment qu’elle en avait le droit.

La petite fille ne se fit pas prier pour s’asseoir à côté d’elle, elle se sentait bien aux côtés de

l’elfe.

Le silence se fit soudain et Rafiel s’éclaircit la gorge. Il attendit que tout le monde

s’installe et commença son récit en cherchant ses mots. Lui qui avait la langue bien pendue,

perdait ses moyens. Étonnés, ses amis le regardaient la mine soucieuse. Percevant leur

trouble, Rafiel se reprit, décida d’y aller franchement et commença donc son récit. Il entra

dans le vif du sujet et ne prit pas de gants. À quoi bon ? Et puis, Mehielle prendrait bien le

relais au besoin.

— Bien, nous sommes tous au complet désormais et si vous êtes là mes amis, ce n’est

pas pour sauver Elwhinaï de la destruction, mais pour éviter que la race des mages et qu’une

partie de l’humanité ne s’éteigne. Une toute petite partie je le crains, ajouta-t-il tristement.

Ah ça, c’est du concret, pensa Mehielle. Avec cette entrée en matière, il est certain de

retenir l’attention. Elle attendit la suite.

— La jeune femme que vous voyez là vous fait penser à Cassandre, tout simplement

parce qu’elle est issue du même Esprit, Elwhinaï. Si j’ai bien compris, elle a créé des êtres

capables de lui survivre voire de prolonger son œuvre. Elfes et fées seront donc les nouveaux

habitants de ce monde en devenir. Nous, Gardiens-Veilleurs, devions accueillir les mages

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 480


nouveau-nés et les aider à apprivoiser l’énergie. Ensuite, nous quitterons ce monde, nous

sommes liés à une puissance autre que je nomme pour le moment, le Façonneur. Notre

mission touche à sa fin, mais celle des Éveillés commence et ils auront à leur tour à mener

leur propre tâche. Cassandre, tu es une Éveillée à part, car née de la Terre Nourricière, ce qui

explique la connaissance que tu as de ce monde. Toi et Mehielle aurez une tâche bien

différente à mener une fois que l’humanité sera remise de ce cataclysme. En ce moment

même, je suis sous influence, les mots qui me viennent ne sont pas les miens, je peux dire

sans me tromper que le Façonneur est aux commandes. Alors, écoutez bien tous, car ce

message est primordial. Mérisian, tu as à ton service la magie de la Pierre ou de la Terre, elle

fait appel aux forces primaires qui sont l’eau, le feu, l’air et bien évidemment la terre. C’est

une magie puissante qui suppose un esprit pur et fort. Tu dois donc apprendre à maîtriser

l’Énergie qui coule dans les veines d’Elwhinaï. Sorial, tu as en toi la magie de l’air, tu peux

créer et reconstruire, c’est une grande responsabilité, à toi d’en user avec sagesse. Atlans, tu

possèdes la magie du feu, tu as le pouvoir de purifier et de modeler, utilise-le avec prudence,

car c’est un pouvoir dangereux. Ivoisan, tu es un être à part, car dès le berceau la magie était

en toi, tu n’es pas de ce monde et ton destin doit rester secret, alors je te dirai seulement

ceci : « reste tel que tu es », ta magie est puissante et bienveillante, tu auras un choix difficile

à faire le temps venu. Galatée, chère enfant, tu as le don de guérison, aussi bien le corps que

l’âme et en ces temps difficiles, tu seras d’un grand secours. Lilia, ta douceur et ton amour

des autres feront de toi une magicienne de l’eau d’une rare élégance. Et quant à toi Ariale,

ton destin est scellé et il ne m’appartient pas de te donner les réponses à tes nombreuses

questions. Tous, vous êtes des mages et magiciennes de talent, tous vous pourrez vous

renforcer au contact des forces telluriques d’Elwhinaï. Vos dons naturels ne vous limitent

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 481


pas, ils sont simplement le reflet de ce que vous êtes au fond de vous. Ce n’est pas parce que

vous avec une affinité particulière avec un élément que vous ne pouvez pas utiliser tous les

autres. Gardez cela en tête, c’est d’une importance capitale.

Rafiel resta silencieux un court moment puis reprit.

— Cette fois-ci, c’est de nouveau moi qui parle. Pour en revenir à nous, fit-il en

regardant ses amis, nous nous connaissons depuis très longtemps maintenant et nous avons

vécu bien des épreuves. Celle-ci n’est qu’une étape supplémentaire. Aussi, nous n’agirons pas

différemment des autres fois. À part toi Herras, ajouta-t-il en regardant son ami droit dans

les yeux. Je suppose que nous aurions dû nous poser plus de questions à ton sujet, mais

jamais nous ne l’avons fait, par pudeur, respect et amitié. Mais à présent, je dois te le

demander : Qui es-tu ?

Herras baissa la tête et resta silencieux un long moment. Il leur devait bien cela, mais

la honte et le remords le submergeaient. Il respira profondément, releva la tête et fut étonné

par les regards bienveillants de ses amis. Alors il se lança :

— Je suis un Atalante, un peuple ancien aujourd’hui disparu. Je suis le seul survivant

de cette race d’hommes et de femmes qui côtoyaient le Façonneur. Car oui, il existe bel et

bien, Rafiel, et s’il nous apparaît parfois sous une forme féminine ou masculine, il nous est

difficile d’imaginer ce qu’il est réellement. Lors de notre première rencontre, tu étais un tout

jeune garçon, à peine trois ans, et je me souviens m’être demandé ce que le Maître pouvait te

trouver. Tu étais ma première mission, je devais te donner le goût de la magie sans pour

autant intervenir dans son développement et je dois dire que tu étais un piètre élève à mes

yeux. Mais rassure-toi, là où je n’ai rien vu, Lui a su et Dionne s’est bien chargée de me

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 482


remettre les idées en place. J’ai mis longtemps à réaliser que Dionne et le Façonneur étaient

une seule et même entité. Et toi Rafiel, tu as dû deviner que Luluan et moi… Bref, pour en

revenir à moi, mon peuple a péri, car nous n’avons pas su modérer notre appétit. Nous étions

puissants et nous voulions toujours plus. Nous avons puisé profondément dans les

ressources d’Atlantis avant qu’elles ne s’épuisent et qu’à notre tour, nous nous asséchions.

Alors, il nous est venu l’idée de puiser dans l’énergie de notre Pierre de Vie. Ce fut la pire

chose que nous fîmes. J’étais l’un des gouvernants d’Atlantis et j’avais suffisamment

d’influence pour arrêter tout, pour retrouver le peu d’humanité qui sommeillait en nous.

Mais je n’ai rien fait, pire, j’ai participé au massacre des miens. La Pierre de Vie était une

gemme en forme d’étoile de la taille d’un ballon d’enfant. Elle pulsait jour et nuit, diffusant

sur Atlantis une lumière riche et bienfaisante. C’était le cœur d’Atlantis, son âme et ce qui la

maintenait en vie et nous l’avons compris trop tard. Au début, tout allait bien, nous

retrouvions nos forces d’antan et nous redevenions forts et puissants mais peu à peu, la

Pierre de Vie s’appauvrit, rendant stériles nos champs, impures les eaux que nous buvions,

les enfants naissaient petits et malades, nous dépérissions à vue d’œil et cela était

irréversible. Un jour, le ciel s’est assombri, des vents violents se sont levés, les sols se sont

ouverts, engloutissant les maisons et forêts et la mer s’est levée haute comme une montagne

et a tout emporté sur son passage : Atlantis a disparu en une nuit et des millions d’Atalantes

sont partis avec elle. Je me suis retrouvé sur une île où j’ai attendu que la mort vienne me

chercher, mais ce fut un vieux pêcheur qui me trouva. Il m’emporta avec lui et une série de

rencontres toutes plus étranges les unes que les autres m’ont aidé à refaire surface et à

devenir ce que je suis. Je suppose que le Façonneur a joué un rôle là-dedans et je comprends

à présent pourquoi. Regardez, enjoignit-il en se levant.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 483


Et, sous les yeux de ses amis, Herras se mit à grandir de cinquante bons centimètres,

ses membres en s’allongeant devinrent plus fins, plus musclés, son visage se fit plus anguleux

avec des pommettes hautes et des yeux très étirés vers les tempes. Ses cheveux longs tiraient

sur le blond-gris et il se dégageait de lui une aura de puissance incroyable. L’homme qu’ils

avaient devant eux ne ressemblait en rien au gentil Herras que tous connaissaient et

aimaient. Pourtant, la même lueur amicale et malicieuse brillait au fond de ses yeux. Oui, son

physique changeait, mais le véritable Herras était encore là.

Rafiel hésitait à prendre la parole, il voulait apporter son aide à son ami. Alors il se

leva et fit ce qu’il savait le mieux faire, il prit Herras dans ses bras, enfin il essaya, car le

bonhomme était grand et lui petit. Mais le cœur y était et c’est ce qui comptait, non ?

— Je me doutais bien que tu nous cachais quelque chose, mais là ! Même moi je suis

soufflé. Bon, je me doutais un peu pour Luluan, une gentille demoiselle m’avait mis un peu

au parfum, mais pour le reste…. Je crois comprendre pourquoi tu as un grand rôle à jouer,

Herras. Non, ne modifie rien, conseilla Rafiel au géant qui commençait à remodifier son

apparence. Il est temps que tu acceptes ce que tu es et je dois dire que tu es bien plus joli

comme ça, se moqua Rafiel.

— Tu peux parler, toi ! ronchonna Herras. Il me semble que ton apparence…

Rafiel loucha comiquement pour faire taire son ami. Il ne voulait pas modifier son

apparence pour le moment. Il en avait encore besoin.

— Pour en revenir à Herras, l’expérience de l’anéantissement de son monde va nous

aider à contrôler la tourmente qui arrive sur celui-ci. J’ai dans l’idée que tu sais comment

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 484


utiliser l’énergie des éléments pour qu’ils aillent dans le bon sens.

— Oui, cela je le maîtrise.

— Parfait ! fit Rafiel en se frottant les mains, tu vas donc apprendre à ces jeunes

comment apprivoiser cette immense source d’Énergie que contient Elwhinaï et ainsi en

dévier une partie pour construire au lieu de détruire. Herras, le passé est révolu et si le

Façonneur a jugé bon de te donner une seconde chance, nous n’allons pas nous en plaindre.

Tu es précieux à nos cœurs et pour ne rien gâcher, ton expérience va nous être d’un grand

secours. Sans cela, je ne vois pas trop comment on pourrait modifier quoi que ce soit, alors

que maintenant, j’ai bon espoir pour l’humanité.

Rafiel cherchait à être le plus clair possible. Il ne voulait pas se perdre. Chacun ici avait

un rôle bien précis et s’il était encore indécis sur beaucoup d’éléments, son horizon s’éclairait

peu à peu. Contrairement à son habitude, il choisissait ses mots avec soin et cherchait

fréquemment le soutien de Mehielle qui jusqu’à présent, l’approuvait du regard. Finalement,

il ne s’en sortait pas mal, tout avait l’air de suivre son cheminement.

Seule Cassandre ouvrait de grands yeux ronds, elle se demandait encore pourquoi elle

était une fée et ce que cela allait lui faire. Elle était fascinée et intriguée. Mehielle sentait la

petite frémir à ses côtés, elle vibrait d’une énergie incroyable, très proche de la sienne.

Interpellée, la jeune elfe se tourna vers elle et toucha mentalement Cassandre. Un grand

sourire éclaira son visage, Cassandre et elle étaient de la même famille, une vibration

spécifique leur était commune, leur rapprochement avait amorcé le changement qui était

programmé dans leurs gènes. Prêtes, elles pouvaient devenir ce pour quoi elles étaient nées.

Elle comprenait l’agitation de la petite et se promit de passer un peu de temps avec elle. Rafiel

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 485


reprenait la parole, aussi elle cessa son investigation.

— Pour terminer cette petite réunion, sachez que nous avons peu de temps devant

nous pour agir. La forêt des Sylves recèle encore bien des secrets et il échoit à chacun d’entre

vous de découvrir celui qui lui est destiné. C’est pourquoi je vous suggère de partir seul

chacun de votre côté en promenade, elle saura vous guider et vous ramener. Voilà, je pense

avoir tout dit pour le moment. Avez-vous des questions ?

— Elwhinaï est le nom que nous donnons à ce monde, fit remarquer India, et tu nous

dis qu’elle est en quelque sorte source de magie, comment est-ce possible ?

— Eh bien, je me suis demandé d’où venait la magie sur cette planète et comment tout

cela était possible. Nous pensions que tout était question de volonté, de vibration et

d’énergie.

Rafiel se pinça les lèvres.

— C’est vrai, en partie tout au moins. Mais seulement en partie, car nous dépendons

d’autre chose, nous dépendons de l’Équilibre.

— Que veux-tu dire ? demanda à son tour Elena.

— Que sans Équilibre, nous perdons ce que nous sommes.

— Papa, tout ce que tu dis est très compliqué et je crois que nous sommes tous un peu

dépassés, alors soit tu es un peu plus clair, soit tu abandonnes tes explications, parce que là…

— Je sais Farielle, c’est difficile pour moi aussi. J’ai beaucoup de mal à tout saisir moi-

même. Elwhinaï est le nom de ce monde, c’est avant tout un Esprit. On va faire plus simple,

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 486


imaginez le Façonneur, l’Unique, l’Alpha et l’Omega, celui par qui tout commence, d’accord ?

Il continua sans attendre de réponse :

— Elwhinaï est un Esprit qui nourrit et fait grandir le monde, comme par exemple, les

forêts, les mers, les océans, les plaines, etc. Une fois que tout est mis en place, le Façonneur

installe l’homme et l’Esprit Nourricier s’arrange pour les faire évoluer. Vous me suivez

toujours ? Bon, très bien, fit-il en voyant les hochements de tête affirmatifs. Parfois, le

Façonneur insuffle aux mondes qu’il crée de la magie et les créatures qui le peuplent s’en

imprègnent comme l’a fait le peuple d’Ivoisan par exemple. D’autres fois, il laisse les hommes

évoluer sans magie. En ce qui concerne ce monde, il est né avec ce souffle de magie, c’est ce

qui a permis à l’Esprit d’éveiller certains d’entre vous. Mais vous n’êtes pas les seuls,

beaucoup d’êtres humains sont doués de magie et certains savent invoquer les démons.

D’ailleurs, il me semble que ce qu’ils appellent ici la magie noire est interdite pour cette

raison. Un mage de Serthas la Noire a eu maille à partir avec l’un d’eux et a causé de grands

dégâts tant matériels qu’humains. C’est pourquoi la magie noire est interdite sur cette

planète. Mais cela n’a pas empêché un jeune arrogant de s’y coller. Enfin, c’est une autre

histoire. Bref, certains Elwhiniens possèdent des petits dons, comme la télépathie, la

télékinésie, ils savent aussi guérir les petits maux, fabriquer des potions. Pendant longtemps,

nous avons eu des élèves à l’école de magie de Serthas qui n’étaient pas trop mauvais. Mais

rien de comparable avec vous, les Éveillés. Car c’est Elwhinaï elle-même qui vous a révélés.

Elle n’a fait que mettre en avant ce qui existait déjà chez vous pour les raisons que vous

savez : vous allez amortir les effets de la fin de ce monde. Je présume que cela fait partie des

petits présents qu’elle vous laisse avant de partir. Pour moi, et cela n’engage que moi,

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 487


Elwhinaï recherche l’Équilibre et une fois atteint, cet équilibre permet aux mondes de

fonctionner correctement. Dès lors elle peut le quitter, mais il arrive que l’Équilibre se rompe

et détruise ce qui avait été créé, alors elle le quitte aussi, car son rôle est terminé. D’une

manière ou d’une autre, Elwhinaï est de passage sur les mondes, elle leur apporte sa sève,

aux hommes d’évoluer dans le bon sens ou pas.

— Mais pourquoi tout cela ? demanda Herras. L’évolution, ça je peux comprendre ; de

même, admettre l’idée qu’Elwhinaï ait tout créé sur ce monde, mais pourquoi Mehielle et

Cassandre ?

Il se tourna vers Mehielle :

— Ne le prenez pas mal mademoiselle, mais si ce monde est corrompu, pourquoi

tenter de le sauver ?

— Je ne le prends pas mal, répliqua Mehielle, je vous comprends. Et si je ne cerne pas

bien ses motivations, je peux dire sans me tromper qu’elle aime ce monde et qu’elle souffrait

de le voir finir comme cela. Je suis là un peu comme son empreinte, de même que Cassandre,

mais pour d’autres raisons. Vous savez mieux que quiconque à quel point il est douloureux

de laisser un monde périr.

— Pourquoi celui-ci ? Ce monde ? Nous savons qu’il existe des passages, que nous ne

sommes pas la seule espèce humaine, intervint Elfin. Pourquoi se donner tant de peine ?

Notre venue pour commencer, puis vous les Éveillés et enfin vous, Mehielle.

— Oui, c’est vrai, confirma Mehielle. La raison de tout cela m’échappe, seul le

Façonneur pourrait y répondre et je doute qu’il le fasse.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 488


— Je vois, fit Myrine.

— Notre monde est sur le point d’être détruit, il court à sa perte, martela Mehielle. Un

mage va jouer avec des énergies qu’il ne maîtrise pas et ce sera le début d’une ère d’errance

et de douleur pour les habitants de ce monde. Alors si nous pouvons y apporter un peu de

lumière, je ne vois aucun mal à cela.

— Pourquoi ne pas arrêter ce mage, tout simplement ? demanda India.

— Le libre arbitre, vous connaissez ? Le choix d’évoluer ou de détruire vous

appartient et Elwhinaï n’interviendra pas dans ce genre de décision. Elle voulait vous

protéger de vous-mêmes et vous donner une dernière chance en éveillant certains d’entre

vous. Pour que vous puissiez aider ce peuple après sa destruction.

— Y aura-t-il des survivants ? s’inquiéta Elena.

— Oui, de nombreux survivants et ils auront besoin de toute votre aide pour

reconstruire.

— Nous pouvons peut-être…

— Non, coupa Mehielle, vous ne pouvez rien y faire. Elwhinaï a fait son choix, elle avait

une affection particulière pour ce monde, c’est pour cela que nous sommes tous ici, à perdre

notre temps à trouver des explications inutiles. Nous devons agir, point !

— Et que pouvons-nous faire contre un tel pouvoir de destruction ? osa demander

Ariale sur un ton légèrement ironique.

Mehielle se tourna vers elle, le visage froid. Elle regarda longuement la jeune fille sans

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 489


dire un mot. Ariale tenta un sourire bravache, mais ses lèvres tremblèrent et elle baissa la

tête. Rafiel se demanda ce qui avait bien pu se passer entre les deux jeunes filles. Il semblait

qu’Ariale avait trouvé à qui parler. Il n’aurait pas aimé être à sa place, il savait d’intuition que

l’empathie naturelle de Mehielle vis-à-vis des humains avait ses limites.

— Il faut vous préparer, comme vous le recommande Rafiel depuis tout à l’heure. Il

me semble qu’Herras est tout désigné pour cela, non ?

— Alors qu’attendons-nous ? intervint Myrine.

— Exactement ! Allez-y, pour ma part, j’ai d’autres actions à mener à bien. Nos

chemins se recroiseront peut-être pour certains d’entre vous et pour les autres... je vous

souhaite de réussir, car la survie de l’homme dépend de votre force et de votre union. Je

comprends votre déception mais pour sauver ce monde, l’homme aurait dû vivre en

harmonie avec son environnement, qu’il soit hostile ou non. À force d’avoir épuisé ses

ressources, utilisé la magie à mauvais escient, massacré des innocents et pire encore,

Elwhinaï n’a plus d’énergie pour se reconstruire de façon équilibrée. Regardez autour de

vous, les récoltes deviennent de plus en plus maigres, la nature pousse de façon anarchique,

certaines plantes ont disparu, des espèces d’animaux aussi, vous avez pris sans rien donner

en retour et le résultat est là. Elwhinaï vous rejette, prête à se détruire pour cela. Mais ma

mère a voulu y croire jusqu’au bout, alors faites au mieux ou mourez tous.

— Mais je ne comprends pas comment ils l’ont épuisée, fit Myrine en secouant la tête.

— La magie, les pensées négatives, les guerres, les violences, tout cela dégage des

choses que ce monde doit absorber. Vos actes, vos pensées dégagent de l’énergie et depuis

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 490


trop longtemps, cette énergie est devenue négative, trop pour être assimilée. Elwhinaï ne

peut plus rien faire pour les humains.

— Nous devons donc nous préparer, intervint Rafiel, une nouvelle fois, nous sommes

là pour sauver ce qui doit être. Comme l’a dit Mehielle, elle donnera une seconde chance à

certains d’entre nous, à nous de la saisir et d’en faire quelque chose de bien.

— C’est exactement cela, approuva Mehielle. Il vous reste à peu près quinze jours,

c’est tout ce que je peux vous dire. Maintenant, je dois vous quitter, mon rôle s’arrête ici.

Elle s’adressa à Isthir et Lilia.

— J’ai beaucoup aimé voyager en votre compagnie et je suis heureuse de vous savoir

en sécurité. Nous nous reverrons un jour, d’ici là, je vous souhaite beaucoup de force et de

chance, vous en aurez besoin.

Puis son regard se dirigea vers un coin de la pièce où Raggart dormait du sommeil du

juste, affalé dans un fauteuil. Elle fut près de lui en clin d’œil, secoua doucement son ami qui

ouvrit un œil gris plein de brume. Il eut un sourire heureux dès qu’il reconnut son amie, se

redressa et prit la main qu’elle lui tendait. Mehielle se tourna une dernière fois vers

l’assemblée médusée.

— Adieu, donc !

Et sur ces dernières paroles, Mehielle et son compagnon s’évaporèrent comme ils

étaient venus.

— Mais qui c’était, celui-là ? glapit Rafiel, outré.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 491


Dans son coin, Ariale ruminait de sombres pensées, cette fille avait lu en elle comme

dans un livre ouvert. Elle l’avait sondée et jugée et ce que Mehielle avait vu ne lui avait pas

plu du tout. Mais surtout, c’était la petite phrase imprimée en lettres de feu dans sa tête qui

la hantait. Tu es née pour trahir, tout chez toi n’est qu’arrogance et froideur, même sans avoir

vécu tant de souffrances tu aurais été celle que tu es. Ariale était en colère, mais avait peur,

peur de cette étrange fille qui lui avait promis qu’elles se reverraient. Elle savait que Mehielle

était d’une autre essence et que contre elle, elle n’avait aucune chance de gagner. Elle sentit

un regard peser sur elle, Rafiel ! Elle adressa un sourire hypocrite au mage, lui non plus ne

l’aimait pas, tout comme les autres d’ailleurs. Soudain, elle prit une décision, elle allait quitter

cet endroit, les fuir tous, elle en savait assez désormais et achèverait son évolution seule !

Trouver la source de la magie ne devrait pas être compliqué. Elle était au bon endroit pour

cela.

Cassandre câlinait Bisis qui couinait joyeusement. Il s’était lové sous sa chemise,

heureux d’avoir trouvé un abri chaud et confortable. La petite fille souriait de bonheur,

Mehielle lui avait dit tellement de belles choses, mais la plus belle de toutes était qu’elles

avaient un lien de parenté. Elles étaient un peu des cousines et Mehielle lui rendrait bientôt

visite, elle l’avait promis.

Curieusement, l’assemblée était calme et silencieuse, chacun était perdu dans ses

pensées. Rafiel s’était adressé à chacun d’entre eux qui savait à présent ce qu’il avait à faire.

Même lui d’habitude si excité, était calme. Il repensait à ces deux derniers jours et à tous ces

changements intervenus. Mehielle, quelle étrange fille, qu’allait-elle devenir ? Une si grande

responsabilité pour une si jeune fille… Elle avait beau avoir les connaissances de sa mère,

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 492


elle n’en était pas moins une toute jeune fille. Il souhaitait de tout son cœur qu’elle trouve

son égal quelque part sur ce monde ou un autre. Et puis, de nouveau, il repensa à l’homme

qui l’accompagnait, d’où sortait-il celui-là ? Curieusement, il avait beaucoup de mal à

focaliser son attention sur lui. Il s’échappait de sa mémoire et Rafiel devait fournir un gros

effort pour le mémoriser.

Aleth, toujours pragmatique, s’activait pour le repas du soir, il avait besoin d’action,

de se rendre utile, il pressentait que les jours à venir seraient douloureux pour eux tous.

Ivoisan, calme et serein, s’était joint à lui, il travaillait vite et bien, toujours précis quoi qu’il

fasse. C’était un garçon étrange, aux pouvoirs immenses, pourtant rien dans son attitude ne

le laissait deviner. Aleth l’appréciait beaucoup, comme tout le monde d’ailleurs, Ivoisan

faisait l’unanimité.

— Que penses-tu de tout cela ? lui demanda-t-il.

Ivoisan leva des yeux limpides sur lui, il s’attendait plus ou moins à cette question,

depuis qu’il était ici, il avait beaucoup observé et appris. Il pensait avoir développé sa magie

et avait sans doute encore beaucoup à apprendre, mais il était sur le bon chemin. Cependant,

ce peuple ne cessait de l’étonner, ils avaient conscience de si peu de choses, un peu comme

des enfants que l’on devait éveiller.

— Chez nous, Elwhinaï se nomme Inassaïa, elle existe depuis la nuit des temps et elle

est la source de toute chose. Lors de notre initiation, c’est elle que nous voyons, c’est elle qui

nous éveille, c’est elle qui fait de nous un homme complet. J’ai reconnu en Mehielle beaucoup

d’Inassaïa, ses yeux surtout, quelle que soit son apparence, elle a toujours ces mêmes yeux

étranges, c’est à cela qu’on la reconnaît.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 493


— Que veux-tu dire ? demanda Aleth de plus en plus intéressé.

— Ses yeux sont… sans couleur, ou plutôt si, ils sont de plusieurs couleurs, ils

changent tout le temps, mais surtout, ils sont insondables. Si on plonge dedans, on peut rester

piégé, tant leur pouvoir est immense.

— Et crois-tu que Mehielle est semblable ?

— Oui, je le crois, c’est la même personne et en même temps une autre. Mehielle a été

créée à partir d’Elwhinaï, seulement c’est encore une enfant.

— Une enfant dotée d’un immense pouvoir, remarqua Aleth non sans crainte.

— Oh ! rassure-toi, elle est bien consciente de cela et elle n’est pas seule. Un homme

l’accompagne partout où elle va, il est attaché à son essence et ils dépendent l’un de l’autre.

Tu l’as vu ce soir, non ?

— Euh non ! admit Aleth avec stupeur. De quoi tu parles ?

— Oui, de quoi tu parles ? intervint Rafiel, tout content de savoir qu’Ivoisan aussi avait

vu l’homme.

— L’homme, ils sont en symbiose, l’un pense pour l’autre et inversement. Il ne faut

pas les dissocier, ils sont identiques et en même temps non. Je sais que c’est difficile à

comprendre, mais écoutez, je vais vous raconter une légende qu’un de nos voyageurs, Inaïs

nous a rapportée d’un de ses périples autre-monde. Il existe une planète du nom de Tierra,

c’est un peu le même genre de monde que le vôtre, mais plus grand. Ils croient en un Dieu,

masculin je crois, et ce Dieu tout-puissant est aidé d’anges. Vous voyez, comme le Façonneur

aidé d’Elwhinaï l’Esprit Nourricier et de Mehielle, l’avatar d’Elwhinaï.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 494


— Je vois ce que tu veux dire, mais des anges ? s’étonna Aleth. Qu’est-ce que c’est ?

— Une sorte de créature ailée dotée de pouvoirs, je crois, intervint Rafiel passionné

par la conversation.

Ivoisan était décidément plein de surprises.

— Comment sais-tu cela, toi ? s’étonna Aleth.

— Oh j’ai voyagé ci et là, fit évasivement le mage. Mais continue Ivoisan, ton histoire

est captivante.

— Oui, alors ces anges sont comme des envoyés de ce Dieu, ils respectent sa volonté

et amènent des choses positives.

— Il y en a plusieurs alors ?

Aleth trouvait cela très étrange.

— Oui, ils sont nombreux et il existe une hiérarchie. Mais le plus étrange est leur

apparence, ils sont lumineux et ailés.

— Oh, j’aimerais bien voir cela ! intervint Sorial à son tour.

— Oui, cela doit être très beau, abonda rêveusement Galatée.

— Bon, comme je vois que tout le monde semble intéressé par l’histoire d’Ivoisan, je

te suggère, jeune homme, de la conter à tout le monde.

Ivoisan hocha la tête et eut un sourire ravi, il aimait raconter les légendes de son

peuple ou d’ailleurs et cela lui rappelait les veillées chez lui. Il attendit que tout le monde soit

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 495


installé autour de lui et continua son histoire.

— Sur une planète nommée Tierra, il existe des créatures un peu comme Mehielle,

sauf que ce sont des anges, ils ont des ailes et sont très lumineux. Ils sont là pour aider,

conseiller et apporter du bien-être.

— Ils sont toujours bienveillants ? demanda Farielle.

— Oui, enfin je crois. D’après notre voyageur, ces êtres sont invisibles, ils agissent

dans l’ombre et en secret.

— Mais pourquoi ?

— Je ne sais pas, admit Ivoisan, sans doute pour ne pas être importunés. Selon Inaïs,

des prêtres servent d’intermédiaire. Ils ont des endroits où ils vont pour prier et ces prières

sont parfois exaucées.

— Une prière ? demanda Sorial.

— Oui, une sorte d’incantation pour invoquer, je crois.

— Une forme de magie, alors !

— Oui, accorda Ivoisan, mais ils n’en ont pas conscience. Et je crois que le pouvoir des

prêtres est limité.

— Alors quel intérêt ? fit Lilia tout étonnée. Les prêtres chez nous savent guérir et

notre père est un fervent adepte de Dieu, il prie souvent, mais je ne crois pas qu’il y ait des

anges.

— Non, intervint Isthir. En revanche, les prêtres sont dans des lieux de culte.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 496


— Vous venez du continent Arakan, n’est-ce pas ? intervint Elfin.

— Oui, acquiescèrent les deux sœurs.

— Alors ceci explique un peu cela, vos croyances ne sont pas venues de nulle part.

Lorsque Dionne est venue me chercher, j’étais un habitant de Tierra et avant d’être

transporté sur Elwhinaï où j’ai rencontré Rafiel, Aleth et Herras, j’étais sur Arakan. C’est là

que j’ai su que d’autres habitants de Tierra avaient été amenés ici, il y a plusieurs centaines

d’années, je crois. Je présume qu’ils ont apporté leurs croyances avec eux. Je suppose que

Dionne voulait peupler un peu Elwhinaï.

— C’est fort probable, confirma Rafiel, car il me semble que nous venons tous de

mondes différents, je veux dire, nous les Veilleurs. Pour ma part, je viens de Rinaë, une petite

planète magnifique si je me souviens bien.

— Moi de Raganis, fit Elena, tout comme Myrine, qui est venue un peu plus tard.

— Comment le sais-tu ? demanda Myrine en ouvrant des yeux ronds.

— Ton physique, tu as le type du peuple Nodic, ils sont blonds comme toi et des yeux

bleus mais surtout, tu as leurs yeux bridés. Alors j’ai supposé par déduction.

— Tu as parfaitement raison, même si mes souvenirs sont un peu flous. J’étais si jeune

quand Dionne est venue me chercher.

— Et moi, de Langalis, informa Aleth.

— Ah je m’en doutais, j’ai lu des choses sur eux, fit Aihnoa et il est vrai que tu as leur

physique. Quant à moi, je viens de Veskaya, un monde d’eau.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 497


— Et pour clore le sujet, mon monde d’origine est Chawana, fit India en esquissant

une petite courbette.

— Alors vous venez tous de mondes différents, s’étonna Mérisian. C’est incroyable !

Cela explique que celui-ci soit si hétéroclite. J’ai toujours trouvé étrange ces différences d’un

peuple à l’autre. En fait, Elwhinaï a peuplé ce monde avec des hommes venus de contrées

différentes.

— Je crois que tu as raison, approuva Rafiel, encore une chose qui nous avait échappé.

Grâce à toi Ivoisan, nous venons de mettre le doigt sur un élément important. Mehielle nous

a dit qu’Elwhinaï était l’une de ses créations préférées et qu’elle avait observé son évolution

plus longtemps que les autres mondes. Pourquoi ? Quel était son but, mais surtout pourquoi

a-t-elle échoué ? Et encore une fois, que fabrique le Façonneur là-dedans ?

— Elle a dit aussi qu’elle voulait sauver les mages, intervint Cassandre, je pense que

ça aussi c’est important. Il y avait des mages sur les autres mondes ?

— Pas que je sache, indiqua Aihnoa, je compulse régulièrement les chroniques des

autres peuples et aucune ne parle de magie ou de mage. Il existe beaucoup de croyances et

de religions diverses, mais de magie, rarement.

— Rarement ? demanda Rafiel. Que veux-tu dire ?

— Eh bien, sur Tierra par exemple, j’ai lu que la magie avait été proscrite pendant des

années et que les mages avaient été brûlés vifs sur des bûchers. Ce qui ne me semble pas

clair, car ils ne paraissaient pas dangereux et leurs pouvoirs étaient très limités. Mais la

magie telle qu’ils la concevaient leur faisait peur.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 498


— Donc nous serions les seuls à détenir certains pouvoirs, fit Rafiel songeur. Dans

quel but ? Je me demande.

— Et si nous nous le demandions devant un repas chaud ? proposa Aleth. Il est tard

et je meurs de faim, pas vous ?

Tous acceptèrent de bon cœur, une pause serait la bienvenue, ils avaient de quoi

réfléchir pour les deux semaines à venir. Réfléchir et réagir, se dit Rafiel, car il commençait à

entrevoir un plan dans tout cela et cela lui fit froid dans le dos. Elwhinaï se préparait à leur

donner une bonne leçon. Tout à coup, il repensa à l’étrange compagnon de Mehielle, il n’avait

pas pu expliquer correctement ce qu’il pensait de cet homme. Il avait bien tenté une théorie,

mais s’était vite fait embarquer dans une autre discussion. À croire que quelqu’un ne voulait

pas qu’on s’attarde sur ce phénomène. Il se promit d’en parler à Ivoisan, qui lui aussi s’était

fait embarquer dans une discussion où tous avaient quelque chose à dire, sans avoir la

possibilité de raconter son histoire. Oui, il fallait vraiment qu’il ait une discussion avec le

jeune homme un peu plus tard.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 499



Idriss : une course désespérée

Le prince du Livandaï avait peu de temps devant lui. Il devait rentrer chez lui

rapidement, mais il avait une petite idée sur la façon dont il allait pouvoir prévenir les clans

sans tarder. Il termina sa part de tarte et se rendit dans la grande salle à manger. Il repéra

rapidement les hommes que lui avait décrits Cerise. Difficile pour eux de passer inaperçus, il

était évident qu’ils étaient aux abois, surtout l’homme de Bashia qui n’arrêtait pas de jeter

des regards inquiets autour de lui. Idriss s’avança vers leur table et avant que les hommes

puissent réagir, il s’assit à leurs côtés et parla rapidement.

— Vous me connaissez, je suis le prince du Livandaï, je vous ai vus près de la forêt des

Anciens, votre général s’est comporté d’une bien étrange manière et vous avez subi de

lourdes pertes. Ma question est : que cherchez-vous ici, si loin de votre campement ?

Les hommes se tenaient silencieux, ils regardaient d’un air un peu perdu leur chef, qui

après avoir surmonté sa propre surprise, décida de dire la vérité. Il sentait instinctivement

qu’il pouvait faire confiance au prince et que ce dernier n’était pas là pour les traquer.

— Nous nous sommes enfuis, avoua Mick en regardant le prince droit dans les yeux.

Gairn est devenu fou après sa défaite, il tenait des propos incohérents et ses ambitions

faisaient peur. Nous avons préféré partir plutôt que de vivre encore un carnage. Je sais que

nous méritons la peine de mort pour désertion, mais tuer pour tuer n’a rien de glorieux à

mes yeux. Et puis, nous en avons assez de cette guerre que nous ne comprenons pas. Et pire,

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 500


j’ai le sentiment que tout le temps où nous avons fait partie de la troupe du général, nous

n’étions plus nous-mêmes. Comme si une force nous poussait dans le mauvais sens en

quelque sorte. Je sais, c’est un peu confus, mais tout cela n’est pas naturel, Majesté. Et le soir

de la défaite, nous avons ouvert les yeux sur la réalité qu’était devenue notre vie.

Mick parlait pour lui, mais il aurait pu mettre sa main à couper que les autres

pensaient exactement la même chose.

— Je comprends ce que vous voulez dire, accorda le prince. Je ne suis pas là pour vous

juger, mais je cherche juste à comprendre la raison de votre présence.

— Nous voulions aller dans le Livandaï, répondit Mick, un peu gêné d’être assis à côté

du prince. Nous voulions vous proposer nos services…

— Vraiment ? coupa Idriss, alors cela tombe très bien, je recherche justement des

hommes comme vous. Je vous propose donc de travailler pour moi.

Les hommes regardèrent le prince du Livandaï, interloqués. Ils s’étaient attendu à

tout, sauf à ça ! Le prince leur proposait de travailler pour lui. Mick restait sur la réserve, il

se demandait où était le piège. Il décida de rester prudent, il ne voulait pas laisser passer sa

chance, mais encore moins se faire avoir.

— Écoutez, reprit Idriss, ce que je vais vous proposer n’a rien d’une partie de plaisir,

mais vous serez payés et bien. Je vous fournirai un équipement, des armes, des laissez-passer

et des adresses sûres où vous ne serez pas inquiétés.

— Que devons-nous faire ? demanda Mick, intéressé malgré lui.

— Porter des messages de la plus haute importance. Vous serez mes messagers en

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 501


quelque sorte.

— Vous n’en manquez pas pourtant, intervint Rodrès.

— C’est vrai, admit Idriss, mais disons que j’ai eu vent de nouvelles inquiétantes qui

nécessitent plus d’informations, j’ai donc besoin de plus d’hommes.

— Moi ça me va, accepta Elroy, enthousiaste.

Il aimait déjà le prince et voulait lui plaire.

— Et tu es ?

— Lui, c’est Elroy. Moi je suis Mick, lui, c’est Rodrès, à côté Sid, puis vous avez dans

l’ordre, Roure le balafré, le grand rouquin c’est Jinn, Kenji aux cheveux longs et le chauve

c’est Grilde.

Idriss toisa longuement les hommes qui lui faisaient face. Il laissait errer son esprit et

sondait les âmes. Tous lui donnaient le sentiment d’être des hommes fiers et de confiance en

dépit de leur appartenance à l’armée de l’empereur. Il décida donc de faire confiance à son

instinct.

— Alors marché conclu, fit le prince satisfait. Pour commencer, vous allez vous rendre

dans la boutique de Garniss. C’est un de mes hommes, il vous fournira ce qu’il vous faut pour

faire partie de mon équipe. Ensuite, je vous donnerai vos missions respectives et dès demain

à l’aube, vous partirez.

Il héla Myrtille qui passait à proximité et lui demanda d’aller quérir du papier, une

plume et de la cire auprès de Cerise. La jeune fille hocha la tête et s’empressa de satisfaire la

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 502


demande.

— Continuez à manger, je vous fais une note pour Garniss, vous irez chez lui dès votre

repas terminé, Boris vous y conduira.

Myrtille revint avec les objets demandés. Idriss rédigea un message d’une écriture

longue et déliée. Il plia la feuille en deux, fit couler un peu de cire d’une bougie et apposa son

sceau enchâssé dans l’une de ses bagues. Il tendit ensuite la feuille à Mick.

— Donnez ceci à Garniss, il s’occupera bien de vous.

Idriss se leva et leur adressa un signe de tête.

— Je vous revois tout à l’heure.

Il s’en retourna dans sa chambre en faisant un détour aux écuries pour donner

quelques ordres à Boris. Ensuite, il prépara les ordres de mission, un plan avait germé dans

sa tête, il était certain maintenant de prévenir ses amis à temps.

— Alors ça, c’est une sacrée chance ! s’exclama Elroy.

— Tu l’as dit ! appuya Sid.

— Ouais, soyons prudents quand même, on ne sait jamais, tempéra Rodrès.

— Bon, pour moi tout est bien, fit Jinn.

— Oui, ça me paraît être une bonne chose, mais attendons la suite, voulez-vous ?

modéra Mick.

Tous acceptèrent et plongèrent le nez dans leur assiette, l’appétit retrouvé. Ils avaient

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 503


de nouveau un but et surtout un commandant. Ils se dépêchèrent d’avaler leur repas et d’un

commun accord allèrent retrouver Boris. Ils étaient impatients de vivre la suite des

événements. Boris était dehors, sous le porche, et les attendait en mâchant un morceau de

pain. Il sauta sur ses pieds et s’engagea dans les ruelles en faisant signe aux hommes de le

suivre. Ils n’eurent pas à marcher longtemps. La boutique était à deux pas de l’auberge. Un

homme tout rabougri les accueillit en grognant. Mick lui tendit la missive, mais son humeur

ne sembla pas s’améliorer, bien au contraire.

— Ah, il est bien gentil le prince, mais je n’ai pas tout ça, moi ! Enfin, je vais me

débrouiller, comme d’habitude… Venez, on va commencer par les pantalons et les bottes.

Ôtez vos frusques, les nippes que vous portez sont proscrites ici. Engeance du mal, maugréa-

t-il. Allez ! les houspilla-t-il, je n’ai pas que cela à faire !

Les hommes s’empressèrent d’ôter leurs vêtements sans discuter. Ils furent

rapidement presque nus au milieu de la boutique. Ils se regardaient, un peu gênés et surtout

inquiets de voir une autre personne entrer. Garniss fut de retour et les invita à les suivre avec

la gentillesse qui semblait le caractériser.

— Venez par ici bande de pouilleux, je crois avoir ce qu’il vous faut.

Pas un ne se risqua à répondre. Ils suivirent docilement le vieil homme jusqu’au fond

de sa boutique. Il leur tendit à chacun un paquet de vêtements et des bottes.

— En général, j’ai l’œil, donc je pense que ça vous ira.

Ils prirent le paquet et commencèrent à enfiler une étrange tenue. Les pantalons

étaient de cuir souple avec un lacet en guise de braguette, une tunique blanche en coton et

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un justaucorps noir fait du même cuir que le pantalon. Le justaucorps s’adaptait parfaitement

à leur physique et leur permettait des mouvements plus fluides, remarqua Mick en observant

Elroy qui avait tout enfilé.

— Quelle est cette matière ? demanda Mick, je n’avais rien vu de tel auparavant.

Garniss toisa Mick d’un œil torve.

— C’est fait par les Sybires, les femmes des montagnes du Jurass, pas loin de chez toi,

mon gars, fit-il en plissant des yeux.

— J’en avais entendu parler, mais c’est la première fois que j’en vois un, répondit Mick,

une note d’émerveillement dans la voix. Ça coûte très cher en tout cas.

— Ah ça, ce n’est pas ton affaire, rétorqua le vieux.

Mick se le tint pour dit et enfila la tunique de coton. Il savait que les Sybires étaient

un peuple étrange qui vivait dans les montagnes du Jurass, un endroit où il faisait toujours

très froid et où rien ne poussait. Pourtant, les Sybires y vivaient plutôt bien selon les rumeurs.

Ils fabriquaient de somptueux tissus qui gardaient le froid et le chaud en fonction des besoins

du corps et ils arrivaient à produire suffisamment de nourriture dans leurs serres sous la

montagne pour vivre en autarcie. Comment le prince avait-il pu obtenir cela d’eux ? Il se

disait qu’ils ne commerçaient avec personne. Ils vivaient cachés et ne s’aventuraient jamais

hors de leurs montagnes et rares étaient les gens qui étaient invités chez eux. Il garda ses

réflexions pour lui, se disant que le prince méritait d’être connu.

Tous se regardaient, étonnés de se sentir à l’aise dans des vêtements si peu habituels.

Ils leur collaient à la peau tout en restant confortables. Garniss leur tendit à chacun une cape

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 505


aux couleurs du prince du Livandaï, bleu nuit avec un loup blanc brodé sur le devant. Garniss

scruta leurs armes et parut satisfait. Dans l’armée du roi Rathen le Dingo, les armes étaient

de bonne facture et il aurait été dommage de s’en priver.

— Tout me paraît aller, approuva Garniss. Vous aurez un change chacun et voici pour

vous, ajouta-t-il en passant derrière son comptoir et en leur tendant à chacun une bourse

bien garnie. De quoi vous nourrir et payer vos frais divers. Tous les mois, vous recevrez la

même solde ici, je serai votre point de rattachement. Le prince possède de nombreux ports

d’attache et peu à peu, vous saurez lesquels. Mais dans l’immédiat, vous aurez affaire à moi.

Il tendit à chacun un paquet et les poussa dehors. Il en avait fini avec eux.

Une fois dehors, Elroy s’empressa d’aller se regarder dans la vitrine de la boutique. Il

se trouvait très à son avantage dans ses nouveaux atours. Il allait en faire tomber des filles !

Plus prosaïque, Rodrès ouvrit la bourse et faillit s’étrangler de surprise. Elle était pleine de

pièces d’or et d’argent, il n’avait jamais eu autant d’argent en sa possession. La chance avait

tourné ! Tout cela était trop beau.

— Retournons à l’auberge, intima Mick, je pense que le prince ne doit pas aimer

attendre.

Tout le monde était d’accord et pas un ne songea à prendre la fuite avec la bourse

pleine. Le prince du Livandaï avait cet effet sur les hommes, une fois à son service il était

difficile de vouloir partir.

Dans sa chambre, Idriss rédigeait missive sur missive. Il commençait à avoir mal au

poignet. Il venait de terminer la dernière lorsqu’il sentit ses hommes revenir. De nouveau, le

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lien fonctionnait, se dit-il avec ravissement. Il ne savait pas trop comment cela marchait, mais

dès qu’un homme entrait à son service, il était mentalement lié au prince. Il décida de

commencer par les plus faibles, ceux-là, il fallait les tenir avec des missions simples et peu à

peu les mettre à l’épreuve. Cerise entra dans sa chambre sans même frapper.

— Tu tombes bien, j’ai quelque chose pour toi. Tiens, cette lettre est pour Garniss, il a

quelque chose pour toi, non, non, je ne veux rien entendre, tu en auras besoin le moment

venu, alors accepte, c’est tout ce que je demande.

— Je ne dirai rien alors, capitula Cerise en prenant la lettre et en la fourrant dans une

poche de son large tablier. Tes hommes sont de retour, fit-elle non sans ironie, ils attendent

dans la petite salle à thé, tu veux les recevoir là-bas ?

— C’est parfait, sourit Idriss, j’y vais.

Il passa devant elle et lui colla un baiser sur le front. Il avait retrouvé sa bonne humeur

et l’espoir renaissait en lui. Il alla dans la petite salle où les huit hommes l’attendaient. Il fut

étonné de leur trouver de l’allure, à croire que l’habit faisait le moine. Il décida de commencer

par Elroy, le plus superficiel de la bande. Un jupon bien tourné pourrait lui faire oublier sa

mission. Il fit signe au jeune homme de le suivre puis appela aussi Kenji, il sentait chez ce

dernier des aptitudes physiques hors du commun et surtout bien cachées. Ils s’installèrent

dans le fond de la salle à une petite table. Idriss entra dans le vif du sujet :

— Je veux que pour cette première mission, vous fassiez équipe. Vous allez vous

rendre dans le Livandaï, dans une ville qui s’appelle Izthan. Kenji, tu remettras ce pli à une

femme qui se nomme Vidalis, elle possède une boutique de parfums dans le fond de la ville,

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tout le monde la connaît, vous saurez la trouver facilement. Elle vous remettra un pli en

retour et vous me le ramènerez. Le plus vite possible, il est impératif de ne pas perdre de

temps. Vous partez demain à l’aube, et faites le moins de pauses possible.

— Bien, Majesté fit Kenji en inclinant la tête.

— D’où viens-tu ? lui demanda Idriss. Tu as un comportement qui montre que tu as

vécu dans une cour. Et ton maintien… n’est pas celui d’un soldat, mais d’un maître d’armes.

Tu sais manier les cimeterres, non ?

Kenji eut un sursaut de surprise, le prince était observateur. Personne avant lui

n’avait deviné d’où il venait et surtout qui il était.

— Je suis le fils illégitime de la princesse Khadila de la cour du sultan de Bashia,

province liée au Volnay. Ma mère était une Bashienne mariée à l’un des frères du roi de la

Treille. Je suis né de cette union, mais mon père est décédé d’une fièvre quelques mois après

ma naissance, aussi ma mère fut remariée à un prince de son propre clan. Je n’étais pas du

clan, alors ils m’ont rejeté comme héritier du trône. J’ai été cependant élevé à la cour et ai

étudié les lettres, les arts et les armes. Puis, à ma majorité, ils m’ont banni du royaume.

— Je suis désolé pour toi, mon ami, alors considère ma maison comme la tienne, ma

patrie t’adopte comme l’un des siens.

— J’en suis honoré, Majesté…

— Idriss suffira, mes hommes me connaissent sous ce nom.

Kenji porta les mains à son front en signe de respect et d’allégeance. Il venait de

retrouver une patrie et dans son cœur, vibrait un chant de pur bonheur. Désormais, sa vie

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appartenait au prince. Elroy, qui avait suivi l’échange la bouche ouverte, allait de surprise en

surprise, il avait le sentiment de vivre un rêve éveillé. Il se leva maladroitement de son siège

lorsque Kenji le tira par la manche.

— Merci, prince Idriss, balbutia Elroy l’esprit en déroute.

Le prince réprima un sourire, Elroy était en bonne compagnie et les nouvelles recrues

promettaient. Une fois de plus, son instinct l’avait bien conseillé. Il appela Grilde et Jinn, à

eux deux ils feraient une équipe efficace. Il sentait que les deux hommes étaient liés par

l’amitié et qu’ils exécuteraient cette mission avec sérieux. Ils avaient simplement besoin

d’être suffisamment motivés.

— Vous irez sur Bashia et vous porterez ces deux missives. L’une concerne un prêtre

nommé père Jean qui officie dans la ville de Mershu et l’autre un homme nommé Liran à

Dasha. Je doute que vous ayez le temps de revenir avant la catastrophe, c’est pour cela que

je vous demande de commencer par Dasha et ensuite, vous irez à Mershu et resterez dans

cette ville en mon nom. Vous porterez mes armes et mes couleurs et serez mes représentants

légaux. Pour cette raison, je vous donne le grade de capitaine à tous les deux. Voici les

insignes et les lettres qui accréditent cela. Vous en aurez besoin le moment venu et Liran

vous aidera dans vos démarches, c’est un de mes hommes. À vous trois, vous devriez vous en

sortir.

— Puis-je poser une question, Majesté ? osa Jinn.

— Oui.

— Qu’entendez-vous par « catastrophe » ?

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 509


— Les mages de la cour du roi Rathen se sont enfuis parce qu’ils craignent un

tremblement de terre, une faille qui va causer de grands malheurs. Cela va se passer dans

une quinzaine de jours et c’est vous ne pourrez pas revenir avant un long moment. Alors,

autant rester là où vous serez en sécurité.

— Alors vous pouvez compter sur nous Majesté, nous serons vos hommes sur place,

promit Grilde.

Ils empochèrent chacun un insigne et une lettre et se levèrent en esquissant une

courbette. Sid et Roure furent les suivants. Tous les deux étaient impatients et excités, cette

nouvelle aventure les passionnait. Ils bouillonnaient d’enthousiasme. Idriss aimait ce genre

d’hommes, jeunes et vifs, qui pouvaient s’approprier une cause avec leurs tripes. Il décida de

les envoyer sur le continent Arakan, car le roi de la Treille serait heureux d’obtenir certaines

informations, mais surtout son ami Ronce du Temps saurait les utiliser. Il leur fournit deux

lettres, puis des passes qui leur permettraient d’obtenir de l’aide et des fonds en cas de

besoin. Il leur donna aussi un point de rencontre quinze jours plus tard dans la forêt des

Anciens.

À ces mots, les deux hommes sursautèrent, car c’était là que le Chevalier Noir avait

connu sa plus dure défaite et qu’ils avaient failli mourir. Mais le prince sut trouver les mots

justes et peu à peu, ils comprirent beaucoup de choses et l’importance de leur mission.

Puis ce fut Rodrès et Mick qui prirent le relais. Eux, ils ne les voulaient pas trop loin

de lui, il sentait que leur présence serait importante le moment venu. Il les chargea donc de

porter une missive vers les Deux Vallées, dans le clan des Ombres, à un dénommé Ulrich.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 510


— Dans les deux Vallées ?

— Oui, je sais que je vous demande une chose difficile. Mais je vais vous indiquer les

routes les plus sûres et sachez que l’armée du roi Rathen est à mi-chemin, il vous faudra donc

la contourner.

Les deux hommes acceptèrent, ils s’étaient engagés, pas question maintenant de

reculer. Et puis, pour la première fois de leur vie, ils sentaient qu’ils agissaient pour la bonne

cause. Ils retrouvaient leur intégrité, le prince du Livandaï leur offrait une seconde chance et

ils n’allaient pas la laisser passer.

Idriss les rassembla tous une dernière fois et leur fit ses dernières recommandations.

Il leur ordonna à tous de partir dès le lendemain matin à l’aube et à ceux qui avaient encore

besoin d’informations supplémentaires, il leur tendit une carte des continents un peu

spéciale. Mick eut la surprise de voir à quel point le prince connaissait les passages secrets

de chaque royaume, mais aussi les routes les plus sûres, les passages à éviter et les points de

rencontre indispensables.

— Cette carte est un atout précieux, elle vous indique tout ce que vous devez savoir

pour passer inaperçus. Gardez-la précieusement avec vous et si vous deviez être fait

prisonniers, détruisez-la, il en va de notre vie à tous.

Les hommes promirent et le groupe se dispersa. Idriss retourna dans sa chambre, fit

son sac et repassa par les cuisines où Cerise l’attendait. Elle lui tendit un paquet, elle savait

qu’il repartait.

— De quoi te restaurer en chemin, dit-elle simplement. Sois prudent Idriss, j’ai dans

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 511


l’idée que tu te bats contre quelque chose de très puissant…

— Je ne me bats pas, je contourne, je protège, je vais faire en sorte que l’humanité s’en

sorte sans trop de dégâts, même si je sais que la tâche est difficile. De ton côté, commence à

faire ce que je t’ai dit, il reste peu de temps.

— Je t’ai promis, je le ferai, sois tranquille, assura-t-elle. Mais ces hommes ? Es-tu sûr

d’eux ? Ils faisaient tout de même partie de l’armée de l’empereur avec tout ce que cela sous-

entend comme horreurs.

— Ils font désormais partie de ma guilde, rassure-toi. En les employant, je les ai

délivrés de l’emprise à laquelle ils étaient soumis. La magie noire n’a plus d’effets sur eux, ils

ont ouvert les yeux et moi je les ai délivrés. Tout ira bien, aie confiance.

— Bien mon garçon. N’oublie pas que tu es ici chez toi et que mon auberge sera

toujours ton refuge.

Ils se serrèrent l’un contre l’autre un long moment, puis Idriss s’écarta. Il partit sans

un mot de plus. Il alla dans les écuries, enfourcha sa monture et s’éclipsa.

L’après-midi était bien avancée, aussi Mick et Rodrès décidèrent de préparer leur

départ et d’étudier au mieux la fameuse carte donnée par Idriss. Ils y passèrent le reste de la

journée et lorsque la nuit fut tombée, ils étaient prêts. Ils descendirent pour le repas du soir

et eurent la surprise de voir les autres déjà installés. Mick remarqua que pour la première

fois depuis longtemps, ses hommes n’avaient plus l’air égarés. La soirée se déroula dans le

calme et la bonne humeur, mais conscients de l’importance de leur mission, ils évitèrent les

boissons alcoolisées et se couchèrent tôt.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 512


À l’heure où ses hommes se mettaient au lit, Idriss se préparait à dormir à la belle

étoile. Il avait parcouru une bonne partie du chemin et dès le lendemain soir, il serait arrivé

au château du Livandaï. Il bichonna sa monture, offerte par le peuple des montagnes, elle

possédait des qualités qu’il n’avait jamais vues chez d’autres chevaux. Elle était plus rapide,

plus endurante et plus intelligente. Il ne savait pas trop comment cela était possible, mais

elle pouvait galoper des jours entiers sans presque s’arrêter, c’est souvent lui qui craquait le

premier. Aussi, il en prenait grand soin. Il trouva une grotte assez grande pour eux deux et la

fit entrer. Il ne l’attacha pas, elle n’en avait pas besoin. Elle était toujours là quand il avait

besoin d’elle. Affamé, Idriss s’occupa enfin de lui, il se fit un en-cas consistant de pain, de

viande et de fruits. Cerise l’avait gâté, il lui restait même de quoi se nourrir pour le lendemain.

Repu et fatigué, il se confectionna un lit de fortune et s’allongea. Il lui fallut à peine une

minute pour s’endormir.

Tout près, la jument veillait sur lui, elle n’avait pratiquement pas besoin de repos, sa

nature magique la protégeait de tout. Une magie ancienne coulait dans les montagnes du

Jurass, si ancienne que même les mages de l’école de Serthas la Noire n’en savaient rien. Cette

même magie coulait dans les entrailles des grottes d’Elime, celles-là même que Féniel visitait.

Le peuple des montagnes était ancien, ces hommes vivaient là depuis les premiers temps et

rares étaient ceux qui avaient eu la chance de les rencontrer. Peu nombreux, ils protégeaient

leurs enfants et leur famille de toute menace extérieure, c’est la raison pour laquelle peu

d’hommes entraient en contact avec eux. Idriss était l’un des rares privilégiés à les avoir

rencontrés. Noirs de cheveux et pâles de peau, ils étaient longs et fins et leurs yeux très étirés

sur les tempes leur donnaient une allure un peu féline. Idriss avait passé un moment

merveilleux en leur compagnie. Et lors de son départ, ils lui avaient offert un de leurs

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 513


magnifiques chevaux. Depuis, ils ne se quittaient pas et Idriss l’aimait profondément.

La soirée avançait et Cerise était épuisée. Les clients rentraient chez eux et la salle à

manger devait encore être préparée pour le lendemain. Heureusement, son personnel

travaillait vite et bien et tout fut rapidement terminé. Elle rangea sa cuisine, lava deux

casseroles et enfin satisfaite, se prépara une bonne tisane. Elle allait boire sa première gorgée

lorsqu’elle entendit un léger grattement à la porte. Elle alla ouvrir et eut la surprise de voir

Miche, devant sa porte, un sourire idiot aux lèvres. Elle lui attrapa la main et le fit entrer

rapidement.

— Myrtille a oublié de te prévenir, hein ?

— Je pense que ma nièce a autre chose en tête, répondit Cerise, sa bonne humeur

retrouvée. Ta venue me fait plaisir, Miche.

— Ah, répondit le caviste un peu gêné.

Cela faisait des mois qu’il courtisait Cerise, mais il n’avait pas franchement

l’impression que cela portait ses fruits. Cependant, il était tenace et ne se décourageait pas

vite. Et puis elle l’acceptait toujours avec plaisir, alors il y avait peut-être de l’espoir.

— Viens ici, je te sers une tisane. Non, non, fit-elle avant qu’il n’ouvre la bouche,

l’heure n’est pas à l’alcool. Et puis tu n’as pas besoin de m’enivrer pour obtenir ce que tu

veux.

Miche devint rouge comme une pivoine, les derniers mots de Cerise lui procurèrent

un grand embarras. Il ne savait plus où se mettre. Elle l’avait bel et bien percé à jour. En

voyant son malaise, Cerise se fit plus douce.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 514


— Écoute Miche, je sais que tu m’aimes bien et moi aussi, je t’aime bien. Alors l’affaire

est réglée, affirma-t-elle avec un peu de brusquerie.

— Et… ça veut dire quoi ? osa demander miche, de plus en plus incertain.

— Eh bien, grand nigaud ! Ça veut dire que tu peux demander ma main parce que je

suis une femme honnête et qu’il est hors de question qu’un homme me touche avant le

mariage, voilà !

Cerise avait posé les mains sur ses hanches et toisait d’un air sévère le pauvre Miche.

Puis un grand sourire éclaira la face bourrue de l’homme et enfin, il saisit ce que Cerise venait

de lui dire.

— Alors tu acceptes ? balbutia-t-il.

— Quoi ? rétorqua Cerise, un peu sadique.

C’était sa première et sans doute sa dernière demande en mariage, alors elle avait le

droit de savourer un peu.

— Euh… te marier avec moi ?

— Tu ne me l’as pas demandé, il me semble.

— Ah… Miche se gratta la tête.

Cette femme le dépossédait de ses moyens. Il décida de se jeter à l’eau. Cela faisait des

mois qu’il attendait ce moment et c’était maintenant ou jamais. Il prit une petite boîte qu’il

emportait partout dans sa poche depuis un moment, il posa un genou à terre et leva une tête

toute chamboulée vers Cerise qui se sentit fondre.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 515


— Veux-tu m’épouser Cerise ? Je t’aime depuis tellement longtemps que je suis

certain de te rendre heureuse, enfin je ferai mon possible.

Cerise s’empara de la boîte, les larmes aux yeux. Elle l’ouvrit et y vit la plus jolie bague

de fiançailles de sa vie. Miche, qui s’était relevé, s’approcha d’elle et prit délicatement

l’anneau.

— C’est une pierre de lune, expliqua-t-il, c’est Idriss qui m’a aidé à m’en procurer une.

Il prit sa main et lui passa l’anneau.

— C’est magnifique, murmura Cerise, émue. C’est la plus belle bague que j’ai vue, oui

je veux t’épouser Miche, tu es un homme généreux, gentil et tendre et je t’aime de tout mon

cœur.

Miche avait retrouvé le sourire et son aplomb. Il prit Cerise dans ses bras et

l’embrassa avec fougue. Ravie, Cerise se laissa emporter par ce tourbillon d’amour.

Essoufflés, ils se séparèrent enfin et c’est Cerise qui la première, reprit ses esprits.

— Il faut que je te parle, Miche. Idriss a passé un moment avec nous et il est reparti.

Mais avant, il m’a raconté des choses et m’a conseillé de nous préparer à une grande

catastrophe.

Elle lui raconta ce que le prince lui avait dit, y ajouta ses propres réflexions. Miche,

qui voyageait beaucoup, lui rapporta les quelques rumeurs qu’il avait glanées çà et là, et à

eux deux, ils furent convaincus que le prince disait vrai. Rassurée et soulagée d’un grand

poids, Cerise se sentait beaucoup mieux. À eux deux, ils allaient s’en sortir. Ils réfléchirent

longuement sur la manière d’engranger le plus de provisions possible et l’idée d’une grande

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 516


fête soumise par le prince pour justifier l’achat d’une telle quantité de nourriture fut choisie.

Dès le lendemain, Miche passerait les premières commandes. Et dans la foulée, ils décidèrent

de se marier le plus rapidement possible.

Le lendemain, dès l’aube, Mick et les autres étaient prêts pour le départ. Ils avalèrent

un rapide petit déjeuner, choisirent des montures et partirent au galop vers leurs

destinations respectives.

Idriss, levé bien longtemps avant eux, avait déjà franchi les frontières du Livandaï. Il

arriva dans son château alors que le soir tombait. Il entra par une porte dérobée, il ne voulait

pas que tout le monde sache trop vite qu’il était revenu. Il avait besoin de rencontrer ses amis

proches avant de décider quoi que ce soit. Il retrouva Arnis, son ami et chef des armées, dans

son bureau. L’homme avait la tête penchée sur des cartes et semblait réfléchir intensément.

— Tu t’abîmes les yeux pour rien, fit négligemment le prince.

Arnis leva la tête, stupéfait. Il aurait pourtant dû être habitué aux apparitions

soudaines du prince, mais il ne s’y faisait pas. À chaque fois, il se laissait surprendre.

— Idriss, enfin ! s’exclama-t-il. Tu nous as manqué. Mais que veux-tu dire ?

— Que le roi Rathen est devenu complètement fou et que ses armées se promènent

en direction des Deux Vallées où les clans l’attendent avec impatience. Mais si ce que je sais

se révèle vrai, cette bataille n’aura pas lieu et les clans ne seront plus au rendez-vous.

Arnis fronça les sourcils. Il ne comprenait pas où voulait en venir le prince, mais il

avait confiance, alors il attendit la suite. Idriss entoura les épaules de son ami et lui donna

une franche accolade.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 517


— Ce que je vais te dire va te paraître fou dans un premier temps, mais disons que j’ai

de bonnes raisons de croire que tout est vrai. Les mages de l’école de Rathen se sont enfuis

et ce, depuis plusieurs mois. Cela m’a mis la puce à l’oreille, alors j’ai mené ma petite enquête

et figure-toi qu’ils se sont cachés dans la forêt des Sylves. L’un de mes hommes a vu

d’étranges va-et-vient dans la forêt et a reconnu Arren, l’ancien conseiller de l’empereur.

D’autre part, Féniel, la conscience de notre empereur, a disparu lui aussi. Et jamais ce vaurien

n’aurait laissé le monarque seul sans une bonne raison. J’ai dans l’idée que son départ est

définitif et qu’il a senti le vent tourner. Et surtout, ma mère a confirmé mes doutes.

— Que va-t-il se passer, Idriss ? demanda doucement Arnis.

— Je pense qu’une grande partie de l’humanité va périr.

— Quoi ?

— Catastrophes naturelles, tremblements de terre, tempêtes, que sais-je ? Tout ce que

je peux te dire, c’est que ma mère a prédit sa mort prochaine, ainsi que celle de mon frère et

qu’elle m’a transmis son don. Tous vont périr, le château va s’effondrer, il restera peu de

survivants, assura-t-il plein de douleur.

— Une forme de magie ? demanda Arnis une lueur de peur dans les yeux.

Il savait que son prince possédait des pouvoirs étranges et qu’il ne fallait pas mettre

en doute les visions de sa mère. Cette certitude lui causait une grande frayeur.

— Je ne saurais dire, admit Idriss, je pense que oui, mais c'est quelque chose que nous

ne maîtrisons pas en tout cas.

— Que pouvons-nous faire ? demanda Arnis.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 518


— Préparer notre armée, des vivres, de quoi survivre et prévenir la population qu’elle

court un grand danger. Il faut fuir, il nous reste peu de temps.

— Mais pour aller où ?

— J’ai dans l’idée que la proximité de la forêt des Anciens sera protégée, ainsi que les

montages du Jurass et d’autres sites, mais qui sont trop éloignés pour nous. J’ai fait envoyer

des messages à nos amis pour qu’ils se préparent au mieux et trouvent refuge dans ces

endroits.

— Dans la forêt des Anciens ? Beaucoup ne voudront pas venir Idriss, surtout les

nobles, ils auront peur, la forêt effraie, les rumeurs…

— Je sais, soupira Idriss, et puis nous n’aurions pas le temps d’aller jusque-là. C’est

pourquoi il nous faut trouver un endroit proche, mais sécurisé. Et ceux qui veulent nous

suivre auront la vie sauve, quant aux autres… Nous ne pouvons faire ce choix à leur place.

— Je t’ai toujours suivi mon prince et je continuerai à te suivre quoi qu’il arrive, mais

je souhaiterais de toute mon âme que tu te trompes.

— Oh, moi aussi, fit Idriss en fermant les yeux.

— Bien, nous avons du travail devant nous. Nous devons référencer ce dont nous

avons besoin et prévenir nos maréchaux de leurs nouvelles responsabilités.

— Demain, il sera temps, tempéra Idriss sur un ton apaisant. Suis-moi plutôt, nous

allons nous rendre à La Taverne Bleue, j’ai dans l’idée que nous en apprendrons encore plus

là-bas et qui plus est, j’ai des hommes qui nous seront d’une grande aide.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 519


Arnis eut un sourire moqueur. Il connaissait les agissements de son prince, il savait

qu’il connaissait la guilde des Espions la plus importante du monde d’Elwhinaï. Et que de

temps à autre, il faisait appel à leurs services. Jamais il n’avait convié Arnis à venir rencontrer

ces hommes et ces femmes si particuliers. Il en était ravi et en même temps, cela signifiait

que l’heure était grave. Ils sortirent du bureau et empruntèrent les passages secrets. Idriss

lui montra un couloir qu’il ne connaissait pas et ils débouchèrent sur une petite pièce sans

issue. Le prince prit une petite clé qu’il portait autour du cou et l’inséra dans une minuscule

entaille que personne sauf lui n’aurait pu déceler. Une porte coulissa sur elle-même, leur

délivrant un étroit passage. Idriss s’y engouffra, suivi d’Arnis de plus en plus intéressé. Ils

marchèrent un long moment dans un boyau étroit, seulement éclairé par quelques lanternes

et enfin, ils tombèrent sur une porte. Idriss prit la clé qui pendait sur le côté et l’ouvrit

doucement. Ils se retrouvèrent dans un étroit goulet sans issue, un mur de brique leur barrait

le passage. Idriss eut un sourire malicieux puis appuya plusieurs fois sur l’une des briques.

Quelques secondes plus tard, une série de petits sons stridents leur parvint. Idriss appuya

plus fortement sur la brique et un passage s’ouvrit, donnant directement sur la ruelle de la

Soif. Ahuri, Arnis fit plusieurs tours sur lui-même. Un enfant vint se poser devant le prince et

lui tendit deux capes, le prince les prit et l’enfant repartit sans un mot. Idriss en tendit une à

Arnis.

— Mets ça sur tes épaules, c’est plus prudent.

Le prince s’enfonça dans la ruelle, suivi de son chef des armées de plus en plus

intrigué.

— Les questions viendront plus tard. Je peux voir d’ici ton esprit bouillonner, se

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 520


moqua-t-il.

Ils marchèrent peu de temps avant d’atteindre La Taverne Bleue. En dépit de l’heure

tardive, il y avait foule dans le restaurant. Il empestait la fumée et la sueur, mais cela ne

semblait pas déranger Idriss qui se faufilait entre les tables. Il se rendit directement au fond

de la salle où une table était déjà occupée. L’un des hommes assis leva le nez et son visage

plutôt ingrat s’éclaira à la vue du prince.

— Marcus ! Cela faisait un moment qu’on ne t’avait pas vu, où étais-tu passé ?

— Ici et là, je vaquais à mes occupations.

— Eh bien, figure-toi que nous aussi et que la pêche a été bonne.

— Raconte-nous mon ami.

L’homme jeta un coup d’œil discret en direction du compagnon du prince. Idriss fit un

bref signe de tête.

— Bien, vous devriez vous asseoir, il y en a pour un moment, suggéra l’homme.

Sans plus attendre, il commença à raconter :

— Je suis resté absent un bout de temps. J’ai voyagé pas mal et ce que j’ai vu et entendu

me laisse à penser que nous allons traverser une période difficile, très difficile. Des rumeurs

de fin du monde, de cataclysme m’ont amené dans la ville de Bashia. Comme vous le savez,

Bashia est un bon territoire pour glaner des renseignements, les gens là-bas sont étranges et

souvent bien informés sur la façon dont tourne le monde. J’ai rencontré un homme qui

s’appelle Chuang, une sorte de médecin-astrologue qui étudie les plantes et les astres, un

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 521


drôle de mélange si vous voulez mon avis. Mais cet homme connaissait son affaire et il m’a

montré deux ou trois choses qui m’ont fait froid dans le dos. Il s’est aperçu que le Soleil et la

Lune s’éloignaient. Oui, je sais, ça a l’air fou, mais c’est un fait, je l’ai vu de mes propres yeux.

D’après lui, cela aura une influence sur notre planète d’ici une dizaine de jours, mais le pire

viendra dans une petite quinzaine. Là, il y aura du grabuge.

— Mais comment est-ce possible ? intervint Idriss.

— Ah, c’est là où ça devient complètement dingue, s’esclaffa l’homme.

Il fit une pause pour boire une gorgée de bière. Idriss attendait la suite avec

impatience, car il sentait que cela rejoignait plus ou moins ce qu’il savait.

— D’après Chuang, le problème vient de nous… C’est notre propre planète qui

s’éloigne, elle quitte son orbite en quelque sorte.

— Mais c’est impossible ! s’exclama Arnis.

— Oh, je suis d’accord avec vous, mais pourtant c’est ce qui arrive…

— Bien, quoi d’autre ? demanda Idriss.

— Je suis revenu et j’ai remarqué sur mon chemin que les animaux se comportaient

de façon étrange. Ils sont nerveux, les femelles mettent bas des petits mort-nés et certains se

laissent mourir.

— Cela rejoint ce que j’ai appris, chuchota Idriss songeusement. Tu as raison Lack,

nous allons connaître des moments difficiles. Il faut donc nous préparer. Dès demain, je vais

mettre en place un plan d’action pour sauver un maximum de personnes. Toi Lack, tu vas

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 522


regrouper tous nos hommes et tu vas mettre en place un système de collecte de nourriture

et d’eau potable, il faut aménager les souterrains, je pense que c’est là où nous serons en

sécurité. Le château va s’écrouler, mais les sous-sols sont profonds, vont loin sous terre et

sont bien entretenus. Ils résisteront à tout. Tu auras toute l’aide et tous les fonds nécessaires.

Cependant, reste prudent, il ne faut pas affoler les foules, nous attendrons le dernier moment

pour prévenir les habitants. Certains ne voudront pas venir, ne perdez pas de temps avec

eux, je suppose que c’est dans l’ordre des choses. Seuls ceux qui auront suffisamment

confiance en nous pourront survivre. Il ne sert à rien de nous encombrer d’individus

néfastes.

Il regarda autour de lui.

— Des questions ?

— Va falloir protéger les animaux, nous aurons besoin d’eux pour après, affirma

Hersan, un homme barbu à l’air renfrogné.

— Je reconnais bien là ton sens pratique mon ami, approuva Idriss. Tu seras donc

chargé de regrouper les animaux que tu juges utiles.

— Et où va-t-on les parquer ?

— J’ai une petite idée, mais il faut que je creuse un peu, viens au château demain, à

l’endroit habituel, j’aurai trouvé quelque chose d’ici là et tu pourras me dire ce que tu en

penses.

Hersan approuva du chef, il avait sa mission, cela lui convenait. Il se leva, salua tout le

monde d’un grognement et s’en alla.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 523


— J’ai dans l’idée qu’il va nous falloir de quoi chauffer les souterrains. Pour nous pas

de problème, mais les enfants et les femmes vont avoir du mal, remarqua Jules, un homme

qui ne payait pas de mine, mais qui était d’une intelligence exceptionnelle.

— Tout à fait, admit Idriss, tu veux t’en charger ?

— Ma foi oui, pourquoi pas ? J’ai deux ou trois idées que je pourrais mettre en

pratique, sourit-il.

— Du moment que tu ne nous étouffes pas, tu as carte blanche.

— Alors je me sauve, il faut que je m’y mette. Quinze jours, tu dis ? Ce sera juste, mais

ça devrait le faire. Messieurs, salua-t-il.

— Et toi, Lorna ? Que penses-tu de tout cela ?

Lorna ? s’étonna Arnis. Il se tourna vers la personne assise à sa gauche. Il l’avait à

peine remarquée tant elle était discrète. Une fille ? Lorna lui adressa un clin d’œil malicieux

en voyant la surprise se peindre sur le visage du jeune homme. Elle ôta son bonnet

disgracieux, ébouriffa un peu ses cheveux et Arnis découvrit une jeune fille d’une beauté

saisissante. Comment avait-il pu l’ignorer ?

— Rassure-toi, l’informa Idriss en lui tapotant l’épaule, elle a le don de passer

inaperçue. Ferme la bouche Arnis, ça te donne un air idiot.

Arnis se reprit et adressa un regard de reproche à son ami, il ne perdait rien pour

attendre.

— Je connais bien les souterrains, intervint Lorna, en fait c’est mon arrière, arrière,

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 524


arrière-grand-père qui les a dessinés, il y a plus de deux cents, peut-être même trois cents

ans, je crois. Enfin, j’ai les plans et je les consulte souvent. Je suis l’architecte du groupe, dit-

elle à l’adresse d’Arnis. Aussi, je peux vous dire qu’il y a de quoi loger tout un village là-

dessous, voire une ville entière, si on y met du nôtre. Mais certains accès sont impraticables,

car scellés ou condamnés, il faudrait une équipe pour creuser et renforcer les murs. Je peux

aussi vous indiquer les lieux où stocker les aliments, certains coins très frais pourront faire

l’affaire.

— Alors toi et Lack, vous allez travailler en commun, il te fournira ce dont tu as besoin

et te donnera les vivres à mesure qu’elles arrivent. Leur endroit restera secret, seuls vous

deux, Arnis et moi connaîtrons leur situation. C’est plus prudent.

— D’accord, alors je me sauve aussi. Bonne nuit les garçons !

Lack eut un sourire satisfait. Ce qu’il aimait chez son prince, c’était son esprit

d’initiative. Ils se connaissaient depuis plus de dix ans maintenant et en dépit de sa jeunesse,

Idriss était un homme étonnant et plein de ressources.

— Je crois que tout est dit Majesté, il faut que j’y aille moi aussi, nous avons du travail

devant nous et peu de temps.

— Alors, fais ce que tu dois faire, tu sais comment me joindre.

L’homme salua et s’en alla en sifflotant. Restés seuls, le prince et Arnis restèrent un

moment silencieux. Idriss se sentait soulagé de voir son équipe le suivre sans poser de

questions et Arnis se demandait qui était vraiment l’homme assis à ses côtés.

— Je te dois quelques explications, il me semble. J’y viens. Mais avant, sortons d’ici et

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 525


retournons au château, je pense qu’un bon verre de vin ne nous ferait pas de mal et ici, ils ne

servent que de la piquette qui arrache le palais.

Arnis soupira, mais suivit son prince. Il pouvait bien attendre encore un peu, mais il

se sentait bouillir de colère. Jamais il n’aurait imaginé Idriss à la tête de la caste des espions.

Et pourtant, ce n’était pas complètement idiot quand on connaissait l’homme. Ils refirent le

chemin inverse dans un silence pesant. Idriss se doutait bien que son ami était en colère,

mais que pouvait-il faire ? Il fallait que cela reste secret pour fonctionner et le lui dire aurait

été dangereux. Ils arrivèrent enfin dans le bureau du prince où un bon feu crépitait. Ils

ôtèrent leurs capes et Idriss se dirigea vers une carafe de vin. Il remplit deux verres et fit

signe à son ami de s’asseoir en lui tendant un verre. Il vit la fureur briller dans les yeux

d’Arnis.

— Je comprends ta colère et je sais que j’aurais dû t’en parler. Mais je voulais garder

le secret, te le révéler m’aurait fait commettre des erreurs.

— Tu ne me fais pas confiance ? accusa Arnis. Moi ? Ton ami d’enfance ? Et eux ? Ils

connaissent ta véritable fonction. Pourquoi t’appellent-ils Marcus ?

— Non, tenta de calmer Idriss, ce n’est pas en toi, c’est en moi… Écoute, nous avons

l’habitude de tout nous dire et c’est cela même qui était un danger. Un jour, j’aurais laissé

échapper un mot de trop et tout ceci aurait été découvert. Tu sais que les murs ont des

oreilles… et tu imagines bien qu’ils ne peuvent pas m’appeler par mon prénom, cela

soulèverait des questions. D’ailleurs, seuls les responsables de secteur savent qui je suis.

Pour les autres, je ne suis qu’une ombre.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 526


— Je n’imaginais pas… Toi ? Le roi de la guilde ? Marcus les Oreilles ! Je commence à

comprendre ton silence. Alors pourquoi ce soir ?

— Parce que tout cela n’a plus la moindre importance maintenant, fit le prince avec

tristesse. Tout ce qui est ici va disparaître, il va falloir nous reconstruire, tout reconstruire,

alors crois-moi, tout cela est dérisoire.

— Depuis combien de temps, Idriss ?

— Oh, ma mère pour commencer, a longtemps été à la tête de la caste, c’est mon

grand-père qui en avait eu l’idée et quand elle a été en âge de la conduire à son tour, il lui en

a laissé les rênes. Moi, j’ai commencé à travailler à l’âge de douze ans…

— Ah ! Les fameux voyages… coupa Arnis.

— Oui, elle m’initiait et il y a deux ans, j’ai pris la tête de la caste à mon tour.

— Je comprends mieux à présent. Et tous ces hommes sont sous tes ordres ? Tu n’as

jamais connu de trahison ?

— Non, les espions sont triés sur le volet et le sont souvent de père en fils ou de mère

en fille.

— Il y a beaucoup de femmes ?

— Oui, plutôt. Et notre caste est assez étendue, nous sommes présents un peu partout.

— Je vois, et moi dans tout cela ?

— Tu es mon meilleur ami, celui en qui j’ai une confiance absolue. Crois-tu que j’aurais

laissé mon royaume entre les mains d’un homme que je ne respecte pas ? Aurais-tu pu diriger

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 527


tes armées en sachant que ton prince était le chef des espions ?

Arnis dut reconnaître que non. Rester dans l’ignorance lui avait permis de rester

neutre et de ce fait, de faire son travail dans de meilleures conditions. Il s’était toujours

étonné de la manière dont Idriss obtenait certaines informations, mais maintenant il savait

pourquoi et en étant honnête, il devait reconnaître que cela lui avait facilité la tâche sans

subir d’inconvénients. Il soupira et goûta une gorgée de vin. Il était délicieux.

— Je suppose que c’est mieux ainsi. Et comme tu le dis, cela n’a plus d’importance,

même tout cela semble complètement fou. Tu sais, certains ne nous suivront pas, ils sont trop

attachés à leurs biens, leur maison, il va être difficile de les faire changer d’avis.

— Je sais, mais nous ne devons obliger personne à nous croire ou nous suivre, chacun

devra suivre son chemin et seuls ceux qui en auront suffisamment l’envie survivront.

— À t’entendre, on a le sentiment qu’il s’agit d’une épreuve.

— C’est un peu ce que je ressens, Arnis, les mages ont disparu, les gens se comportent

de manière étrange et notre monde meurt, alors oui, j’ai le sentiment que nous allons subir

une épreuve…

Arnis resta silencieux un moment, il savait que souvent, les intuitions d’Idriss étaient

bonnes et cela lui causait un malaise intense. Il suivrait son ami quoi qu’il arrive, mais il

doutait que tous soient de cet avis. Il ferait de son mieux et ce qui devait advenir arriverait

de toute façon. Il leva son verre et adressa un sourire chaleureux à son ami.

— Je suis à tes côtés quoi qu’il arrive. Mais dis-moi, la jeune Lorna, est-elle mariée,

fiancée ?

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 528


— Non, fit Idriss en éclatant de rire, mais c’est une tigresse ! Méfie-toi, je pense que

jusqu’à présent, personne n’a réussi à l’apprivoiser.

— Même pas toi ? se moqua Arnis.

— Non, fit le prince en redevenant sérieux. Je n’ai pas encore trouvé la femme qui me

donnera envie de me caser.

— Oh, ça viendra, promit Arnis.

Les deux hommes continuèrent de converser un moment, leur complicité redevenue

intacte. Idriss était de nouveau chez lui et il allait faire son possible pour sauver le plus de

gens. Ensuite, lorsque tout serait terminé, il partirait à la recherche de son neveu et des

survivants.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 529


Ariale

Seule dans sa chambre, Ariale réfléchissait intensément. Elle avait beaucoup appris

sur la magie, avait écouté et retenu tout ce que les mages avaient daigné lui transmettre au

compte-goutte. Cela faisait plus de vingt jours qu’elle était là et elle trouvait cela plus que

suffisant. Il était temps pour elle de passer à autre chose. Elle détestait cet endroit et tous ces

gens, mais plus encore, elle craignait Mehielle, cette elfe prétentieuse. Et le Façonneur ? Qui

était-il, celui-là ? Ils avaient l’air de la connaître depuis si longtemps et en même temps, ils

en savaient si peu. Elle doutait que Mehielle ait tout dit, bien au contraire, elle avait gardé

beaucoup de secrets en elle. Et rien que son physique, étonnant et déroutant, laissait

supposer qu’elle n’avait rien à voir avec l’humanité. En dépit de ses annonces, elle sentait

que cette fille s’occuperait peu des humains. Elle avait le sentiment que Mehielle les utilisait

et elle ne voulait pas de ça.

Alors elle avait décidé de partir, cette nuit même. Elle repensait aux Éveillés, tous

aussi stupides les uns que les autres. Tous si gentils, si prompts à obéir à ce Rafiel de malheur.

Mais le pire, c’était Cassandre, cette petite peste avec son animal stupide. Une fée ! Et puis

quoi encore ? Tout ça n’avait aucun sens. Pourquoi créer d’autres formes de vie, si celles qui

vivaient déjà sur ce monde étaient incapables de vivre ensemble ? Elwhinaï, l’Esprit

Nourricier, en avait assez de se faire téter le sein par des abrutis finis, voilà la vérité. Cela dit,

elle aurait bien aimé connaître Mérisian un peu mieux. Mais les autres ? Inintéressants ! À

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 530


part peut-être cet Ivoisan, un être étrange, celui-là aussi. Elle descendit de son lit, s’habilla

rapidement, prit son sac dans lequel elle fourra ses affaires et de quoi se nourrir et ouvrit la

porte délicatement. Aucun bruit. Satisfaite, elle sortit de son bungalow et s’enfonça dans la

nuit.

Elle trouva le chemin des Noisettes sans trop de difficulté, car la Lune était haute dans

le ciel. Elle y voyait suffisamment pour ne pas se perdre. Elle marcha une bonne heure avant

de se demander où était la sortie, elle pensait y arriver plus rapidement, mais avait

l’impression de tourner en rond. Elle haussa les épaules et continua son chemin, il valait

mieux continuer que rester avec eux ! Elle marcha jusqu’au petit matin et s’arrêta, songeuse.

Pour commencer, elle avait faim. Elle prit un peu de pain, une pomme et du fromage. Ça irait

pour commencer, elle avait réussi à se procurer pas mal de provisions, mais comme elle ne

savait pas combien de temps elle avait devant elle avant de trouver de quoi se nourrir, il

valait mieux être prudente. Elle s’assit sur une grosse pierre et regarda autour d’elle. Elle ne

connaissait pas l’endroit, mais son intuition lui disait qu’elle allait dans la bonne direction.

Elle avala son dernier morceau de pain et décida de manger son fruit en marchant. Elle

continua sa route toute la journée sans trouver de sortie et la fatigue se fit sentir. Elle avait

marché nuit et jour, sans trouver d’issue. Elle décida de s’installer pour la nuit, elle y verrait

plus clair le lendemain matin. Elle avisa un nid de fougères assez hautes, vérifia qu’aucun

danger ne se terrait dedans et eut la bonne surprise de découvrir le sol recouvert d'un tapis

de mousse souple et sec. Elle s’y installa en dépliant une couverture. Elle avala un repas léger,

se roula en boule dans son plaid bien chaud et se lova dans la mousse confortable, puis elle

sombra dans un sommeil de plomb.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 531


Elle se réveilla le lendemain matin, reposée et en pleine forme, prête pour une longue

marche. Elle déjeuna rapidement et se fit un thé chaud d’un claquement de doigts, voilà une

chose positive que les mages avaient eu la bonté de lui apprendre. Elle but rapidement le

breuvage bien chaud et revigorant qui lui fit un bien fou.

Elle rangea son attirail et s’engagea sur un sentier étroit et caillouteux qu’elle venait

d’apercevoir. Elle verrait bien là où il la mènerait. Le chemin était dur et escarpé, elle devait

faire de nombreuses pauses pour se frayer un passage, elle faillit renoncer plusieurs fois,

mais revenir en arrière ne lui plaisait guère plus. Enfin, elle fut sur un passage plus facile et

put se reposer et manger un peu. Elle commençait à douter du bien-fondé de sa démarche

lorsque ses yeux se posèrent sur un monticule qui lui parut familier, elle se sentit

curieusement attirée par cet endroit. Il était situé un peu plus haut, mais elle voyait bien qu’il

s’agissait d’une excroissance recouverte d’herbe. Son énergie retrouvée, elle avala son

déjeuner vite fait et continua son chemin. La route était sinueuse et aride, mais Ariale était

solide et avait l’habitude de marcher. Parfois, elle perdait de vue le monticule, mais au détour

du chemin, elle le retrouvait. Puis, elle fut devant, il n’était pas très haut, mais imposant. Elle

se demandait si elle pouvait le contourner. Elle avança un peu, puis décida de faire le tour,

rapidement elle perçut un espace assez grand pour livrer le passage à une personne. Elle

scruta les alentours et repéra un feu de camp. Quelqu’un était venu ici et cette même

personne était sans doute entrée dans la grotte. Que pouvait-elle bien faire ?

Étrangement, elle n’éprouvait pas de crainte, elle voulait découvrir les secrets de cette

butte et puis l’après-midi était bien avancée, il lui fallait trouver un abri. La nuit dernière, elle

avait eu chaud grâce à l’épaisseur des fougères qui la protégeaient, mais ici ? À part ce qui lui

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 532


semblait être l’entrée d’une grotte, elle ne voyait pas où aller. Son choix fut vite fait, elle

fouilla un peu dans son sac et en sortit une lampe que lui avait donnée Arren. L’ancien soldat

était le moins conventionnel de tous. Lui, était arrivé sur le tard et semblait être un peu à

l’écart des autres, mais Ariale s’était vite rendu compte qu’il était très observateur, que peu

de choses lui échappait. Pourtant, un jour il lui avait donné cette lampe qui s’éclairait dès la

nuit tombée. Elle était petite, mais projetait une belle lueur devant elle. Elle l’avait beaucoup

utilisée, surtout le soir lorsqu’elle lisait dans son lit. Cette lampe lui était bien utile et mieux

encore, elle n’avait pas besoin de combustible ou de quoi que ce soit, elle fonctionnait grâce

à l’énergie que dégageait son corps. Autrement dit, tant qu’elle serait en vie, la lampe

fonctionnerait. Elle vérifia ses réserves de nourriture et fut satisfaite, elle en avait

suffisamment pour une petite dizaine de jours, eau incluse.

Elle s’engouffra dans l’étroit passage et déboucha sur un tas de roches. Elle escalada

le tout et se retrouva sur un monticule qu’il lui fallut redescendre. Pestant et trébuchant, elle

arriva en bas tant bien que mal. Là, elle siffla d’admiration, des runes magiques par dizaines

décoraient les murs tout autour d’elle. Elle s’approcha et lut avec difficulté les formes

étranges. J’aurais dû suivre les cours d’Elena avec plus d’assiduité. Elle comprenait juste qu’il

lui fallait continuer à emprunter les escaliers qui lui faisaient face, si elle voulait aller plus

loin. Excitée, elle s’engagea plus en avant, elle avait hâte d’en savoir plus. Elle descendit

pendant de longues heures des marches inégales avant de tomber sur une salle donnant sur

plusieurs portes. Plongée dans ses inspections, elle ne s’était pas rendu compte qu’elle n’était

plus seule.

Assis dans l’ombre, Féniel observait l’inconnue qui venait d’entrer. Assez grande et

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 533


mince, la jeune fille passait d’une porte à l’autre projetant son ombre sur les murs. Elle tenait

à la main une étrange lanterne, qui brillait sans bougie. Intrigué, Féniel décida de rester

silencieux et d’observer. La jeune fille lisait les runes inscrites sur les portes et poussait des

petits cris de joie. C’est incroyable, murmura-t-elle. Elle passait d’une porte à l’autre avec

avidité. Avec ce qu’elle venait d’apprendre, elle allait avoir accès à une source d’énergie

fabuleuse. Elle avisa le banc et s’assit, puis ses yeux firent le tour de la pièce lentement et

tombèrent sur Féniel.

Ariale poussa un cri d’effroi et porta les mains à sa bouche, elle était surprise et en

même temps, s’attendait à rencontrer quelqu’un.

— Qui êtes-vous ? fit une voix froide.

— Et vous ? rétorqua Ariale qui s’était remise de ses émotions.

— J’étais là avant vous il me semble, mais comme j’ai de bonnes manières, je vais me

présenter. Je m’appelle Féniel, mage de l’école de magie du roi Rathen. Et vous ?

— Euh… Ariale, simplement, répondit-elle un peu interloquée par l’aplomb de

l’homme. Je me suis perdue, je crois.

Ça, j’en doute. Il fallait amadouer cette jeune fille qui semblait comprendre le sens des

runes. Il se leva et s’approcha d’elle. Il remarqua sa peau nacrée et la couleur argent de ses

yeux. Peu commun.

— Et que faites-vous ici ?

Ariale avait décidé de se méfier de cet homme. Il avait mentionné l’école de magie,

cela signifiait qu’il connaissait Rafiel et les autres. Qui était-il au juste ? Il paraissait différent,

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 534


plus froid, plus sombre, plus dangereux en fait.

— Je suis entrée ici pour trouver un abri et j’ai aperçu ces runes alors j’ai suivi le

chemin sans m’en rendre compte.

— Vraiment ? Savez-vous lire ces runes ?

— Pourquoi ? Pas vous ?

— Vaguement.

Cette jeune fille lui plaisait de moins en moins, mais il avait besoin d’elle.

— Je sais lire un peu, j’ai appris dans des livres, alors cela a piqué ma curiosité et me

voici.

— Je vois, savez-vous que ces grottes sont tellement grandes qu’il faut plus de quinze

jours pour toutes les visiter ? Et encore, je ne suis pas certain qu’on puisse avoir accès à

toutes.

— Tant que cela ? s’étonna Ariale. Je ne savais pas, je suis ici par hasard.

— Et que comptez-vous faire ?

Ariale souhaitait continuer son chemin, mais elle doutait que ce Féniel la laisse

poursuivre seule. Elle n’avait qu’une solution, lui proposer de faire la découverte ensemble.

— Je vais essayer d’en savoir davantage. Je trouve ces runes passionnantes. Si vous

voulez, nous pouvons découvrir tout cela ensemble ?

— Pourquoi pas ?

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 535


Il sentait qu’elle lui cachait des choses et cela le rendait très curieux. Il décida de faire

comme elle proposait. Elle lisait les runes, lui pas, elle pouvait s’avérer très utile et le moment

venu, il s’en débarrasserait. Ariale pouvait sentir l’animosité de Féniel à son égard, mais elle

resta stoïque et se promit de rester prudente.

— Regardez, commença-t-elle, la première porte suggère une découverte secondaire,

elle offre des espoirs, mais cela semble tout. La deuxième porte donne sur une réserve d’or,

je pense ; la troisième sur des artefacts ; la quatrième ouvre les portes des mondes et la

cinquième donne accès au cœur de la magie.

— Intéressant. Le cœur de la magie ? Qu’est-ce que ça peut bien être ? Cette porte

m’intéresse, qu’en pensez-vous ?

— Oh la magie, vous savez…

— Oui, j’imagine que cela ne vous parle pas beaucoup. Pourtant, vous lisez les runes

et votre lanterne semble être de nature magique.

— Oh, j’ai eu un professeur un peu particulier et ma lanterne me vient d’un vieux

monsieur très gentil. Peut-être un mage ? Qui sait ?

— Pourquoi pas, admit Féniel. Nous y allons ?

Il poussa la porte et ils entrèrent dans une autre pièce assez petite, où une pierre

lumineuse incrustée dans le sol brillait intensément. Féniel s’accroupit et passa une main sur

le sol rugueux, des runes y étaient gravées. Ariale se pencha à son tour et lut à haute voix

d’une voix hésitante. « La source de magie requiert une grande force d’âme, pour qui veut la

dompter. Es-tu de ceux-là ? » Féniel eut un sourire ironique, oh oui, qu’il l’était !

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 536


— Il y a autre chose. Il est dit que quiconque viole ce sanctuaire aura son âme liée à

jamais à Elwhinaï.

— Elwhinaï ? s’étonna Féniel. C’est le nom de ce monde, il va sans dire que cela semble

évident, non ? Être lié à ce monde par l’Énergie qu’il déploie est une certitude, cela ne peut

être autrement. Et il me semble aussi que les anciens parlaient d’une entité divine qui portait

ce nom, autrefois. D’ailleurs, il n’est pas idiot de croire que notre planète porte son nom

comme une sorte d’hommage… enfin, c’est possible…

— Oui, ils disaient que notre terre était un être vivant qu’il fallait respecter et vénérer,

renchérit Ariale qui se garda bien de lui raconter ce qu’elle savait sur Elwhinaï.

— Vous savez beaucoup de choses pour une non-initiée…

— C’est que je sais écouter.

— Et qu’y a-t-il d’autre ?

Ariale secoua la tête, les autres runes étaient trop compliquées pour elle, elle ne

pouvait les déchiffrer, mais elle ne voulait pas le révéler à Féniel.

— Rien.

— Alors, allons-y, ordonna-t-il.

Ils s’engagèrent vers la porte qui les intéressait le plus, la lanterne d’Ariale pour seule

source de lumière. Une fois ouverte, ils furent accueillis par un couloir obscur, ils

s’engagèrent dans l’entrée et sans plus hésiter, marchèrent longtemps sans s’adresser la

parole, parcourant côte à côte ce long tunnel qui paraissait sans fin. Ariale commençait à

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 537


douter de l’utilité de sa présence en ces lieux. Et puis, elle avait faim et était fatiguée et sa

lanterne tenue à bout de bras pesait des tonnes. Féniel dut sentir le changement d’humeur

de la jeune fille, car il proposa une halte.

— Un peu de repos sera le bienvenu et je commence à avoir faim. Qu’en dis-tu ?

— Ça me va, répondit Ariale.

Ils s’assirent sur le sol, inconfortable et poussiéreux, mais manger debout n’avait rien

d’agréable non plus. Ils sortirent de leurs sacs respectifs de quoi se restaurer et aucun des

deux ne proposa à l’autre de partager. Ils mangèrent dans un silence pesant et inamical.

Féniel n’appréciait pas la compagnie de ses semblables et Ariale se méfiait de tout le monde.

Ils restèrent un moment assis, ils avaient besoin de se reposer, mais très vite l’envie de

quitter l’endroit les poussa à reprendre leur marche. Ariale espérait de tout son cœur ne pas

avoir à dormir dans ce couloir étroit pour la nuit.

Ils continuèrent leur chemin dans un passage qui leur sembla de plus en plus hostile

et étroit. Au moment où Ariale allait perdre pied, le couloir se fit plus large pour déboucher

sur une salle petite, mais suffisamment grande pour se sentir un peu mieux. Ariale fit le tour

des lieux, sa lanterne placée haut pour mieux voir, mais n’aperçut rien d’intéressant. Les

murs étaient lisses ainsi que le sol, ici il n’y avait aucune indication. Les seules solutions

étaient soit de retourner sur leurs pas et de prendre une autre porte, soit d’avancer encore

dans le tunnel qui s’ouvrait devant eux.

— Je propose que nous passions la nuit ici, suggéra Féniel. Nous ne connaissons pas

la longueur de ce tunnel et je n’aime pas trop l’idée de dormir dans un boyau étroit.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 538


— Je suis d’accord, accepta Ariale avec soulagement.

Elle avait l’impression de manquer d’air et la panique n’était pas loin. Elle respira

discrètement profondément plusieurs fois et sentit le calme revenir en elle.

Ils installèrent leur coin pour la nuit le plus loin possible l’un de l’autre, mais vu

l’espace réduit de la pièce, ils se trouvaient tout de même à proximité. Ariale frissonna un

peu, ici il faisait plus froid, l’air était sec et sentait le renfermé. Elle se demandait comment

l’air entrait et arrivait jusqu’à eux. Elle enfila un pull tout en surveillant Féniel du coin de

l’œil. L’homme lui faisait froid dans le dos. Il dut sentir son regard, car il leva la tête et lui

adressa un regard ironique.

— Je pense que vous devriez vous restaurer un peu plus, ici il fait plus froid et lorsque

l’on dort, on perd de sa chaleur. Vous pourriez vous retrouver congelée.

— Ne vous préoccupez pas de moi, rétorqua sèchement Ariale, j’ai l’habitude de

dormir à la dure.

— Je n’en doute pas un instant, se moqua Féniel.

— Vous ne savez rien de moi ! s’emporta la jeune fille. Et vous ? Vous prétendez être

mage, mais visiblement vous ne savez pas lire les runes, alors qu’avez-vous appris dans votre

école ?

Féniel faillit lui rétorquer d’aller se faire voir et qu’il lui montrerait de quoi il était

capable, mais il se retint, il devait cacher ce qu’il était réellement. Et puis, il devait admettre

qu’elle n’avait pas tort. Il ne savait pas lire les runes, il avait donc besoin d’elle. Mais la jeune

fille était plus fine qu’il ne l’avait cru, il fallait qu’il se montre prudent. Au prix d’un immense

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 539


effort de volonté, il parvint à se calmer et à reprendre le contrôle sur lui.

— Disons que j’ai séché certains cours, à ma grande honte. Et pour répondre à votre

question, je suis bel et bien un mage et je vous déconseille de mettre cela en doute.

C’est plus l’éclat sauvage des yeux durs qui la convainquit de retenir sa langue. Oui,

cet homme pouvait se révéler dangereux, mais à quel point ? Il cherchait quelque chose, une

chose importante pour lui, elle avait une toute petite idée de ce dont il pouvait s’agir, mais

pour en être certaine, il fallait qu’elle soit prudente. Cela avait trait à la magie, évidemment,

et elle était certaine que si elle était ici cela n’avait rien à voir avec le hasard. Elle avait été

attirée dans cet endroit.

— Très bien, tempéra Ariale. Alors oui, je peux vous être utile, mais je ne sais pas

grand-chose, je ne suis pas magicienne. Moi, j’ai juste écouté et j’ai retenu ce que j’entendais.

— Parfait, alors nous allons faire cause commune ?

Ariale observa Féniel, il semblait calmé et sincère. Elle décida de lui faire confiance

pour le moment. S’il était mage comme il le disait, il devait connaître Rafiel et sa clique. Mais

que faisait-il ici tout seul, si loin d’eux ? Elle doutait que ce soit par malchance et elle

supputait que cet homme n’avait pas grand-chose à voir avec les Veilleurs. Oui, il fallait

qu’elle soit très prudente. Curieusement, elle eut une pensée pour Dulci et un pincement de

regret lui noua le ventre. Elle chassa vite cette impression pour se concentrer sur le moment

présent. La magie, brute et puissante, était au bout de sa quête et elle avait bien l’intention

de se l’approprier. Les runes ne mentaient pas, une force énorme se cachait dans cette grotte.

Ils mangèrent en silence, mais Ariale avait besoin de parler. Aussi, elle tenta

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 540


d’amorcer une discussion. Curieusement, Féniel se montra plutôt coopératif. Ils parlèrent de

choses insignifiantes, mais peu à peu, un lien se créa entre eux. Ces deux personnalités si

avaient beaucoup de points communs. Un lien énergétique dont aucun des deux n’avait

conscience. La conversation prit fin quand Ariale commença à bâiller, il était temps d’aller

dormir.

Lorsqu’Ariale et Féniel furent profondément endormis, une ombre se promena un

moment parmi eux, un souffle d’air chaud entra dans la pièce et la lumière de la lanterne

devenue plus terne lorsqu’Ariale s’était endormie, se mit à briller d’une lueur insoutenable.

Puis, tout redevint calme.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 541



Les Gardiens

Rafiel et Arren suivirent Ariale des yeux lorsqu’elle s’engagea sur le sentier des

Noisettes. Ils savaient que la jeune fille n’était pas destinée à rester parmi eux. Cependant,

Rafiel éprouvait un sentiment d’échec, il aurait aimé qu’Ariale comprenne qu’ici, elle aurait

pu être heureuse. Le mage soupira, il se sentait las.

— Je commence à me sentir trop vieux pour tout cela, avoua-t-il avec une pointe de

regret.

— C’est juste un mauvais moment à passer, rassura Arren. Tu as l’habitude de tout

réussir. Mais là, c’est plus fort que toi. Même avec tout l’amour du monde, jamais elle ne serait

restée parmi nous, elle est désignée pour accomplir autre chose. Elle a appris ce qu’elle devait

savoir, le reste n’est plus de ton ressort.

— Oui, je sais, mais cela n’empêche pas…

— Tu ne peux pas lutter contre le destin, tu peux juste l’améliorer et je crois que c’est

le cas en ce qui concerne cette jeune demoiselle.

— Crois-tu ? demanda Rafiel avec espoir. J’ai quand même le sentiment d’être un pion,

je me demande à quel point nous sommes libres.

— Ah ça ! Écoute, je ne suis pas parmi vous depuis longtemps, je pense donc avoir un

peu plus de recul que vous autres concernant Elwhinaï. J’ai analysé ce qu’elle a dit et j’ai une

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 542


autre vision. Veux-tu entendre ce que j’ai à dire ?

Rafiel observa son ami avec intérêt, il était arrivé parmi eux sur le tard, il était âgé

lorsqu’il avait connu l’Éveil et cela faisait peut-être toute la différence.

— D’accord, mon ami, mais allons chez moi, un bon thé nous fera du bien et un petit

feu aussi. Les nuits sont froides et mes os sont vieux.

— Tu parles ! se moqua Arren. Tu es juste un peu frileux. Mais je suis d’accord pour

une tasse de thé, s’empressa-t-il d’ajouter avant que Rafiel ne se mette à vitupérer.

Ils entrèrent dans la petite maison de Rafiel où un bon feu crépitait dans la cheminée.

Ils prirent chacun place dans l’un des fauteuils et Rafiel fit apparaître un pot de thé et deux

tasses.

— Chacun se servira, j’ai fait le plus dur.

— Évidemment ! Bon, je commence avant de me perdre dans mes idées. Tu sais,

depuis que je suis ici, mes sens se sont affinés, je suis plus proche de vous tous et en même

temps, je perçois les différences. Je sais qu’Elwhinaï est une sorte de puissance difficile à

expliquer, mais qui est la source de tout ceci. Elle a développé notre monde et le Façonneur

l’a peuplé de races diverses, rencontrées sur d’autres planètes. Je ne me trompe pas ?

— Non, jusque-là ça me va, approuva Rafiel en hochant la tête.

— Bien, donc Elwhinaï est une planète vivante selon sa créatrice, et elle en a assez de

nous, car nous lui causons beaucoup de mal. Alors elle décide de nous le faire payer et va se

mettre en rogne bientôt.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 543


— Oui, une grosse colère, confirma Rafiel.

— Comme Elwhinaï, sa créatrice est déçue par notre comportement, alors elle décide

d’aller voir ailleurs s’il y fait meilleur. Et elle nous laisse avec sa création, folle de rage. À nous

de nous débrouiller avec ça.

— Oui, mais tu oublies ses cadeaux, Mehielle et Cassandre, intervint Rafiel.

— Ah, Mehielle ! s’exclama Arren. Le portrait caché de sa mère, énigmatique, qui

donne les renseignements au compte-goutte. Pour moi, c’est elle qui a pris le relais, mais sans

être l’Esprit de ce monde, c’est-à-dire qu’elle peut modifier ce qui ne va pas, arranger un peu

les choses, mais pour son propre compte. Elle est la première d’une race nouvelle, les elfes

d’après ce que j’ai saisi. Elle a le pouvoir de prendre soin d’Elwhinaï enfin, de ce monde,

d’ailleurs devons-nous continuer à l’appeler comme ça même si je trouve que ça porte à

confusion ? Comment les différencier l’une de l’autre ? Je veux dire, l’Esprit et la planète ?

Elles sont différentes, c’est juste que les anciens ont dû faire un amalgame avec les deux, je

me trompe ?

Rafiel fit non de la tête, jusqu’à présent il suivait le raisonnement de son ami et c’était

clair.

— Nous savons, reprit Arren, que ce monde va à la catastrophe, cependant, il pourrait

se reconstruire, mais sans l’Esprit Nourricier pour lui apporter ce dont il a besoin afin de

grandir et évoluer, dans le bon sens. Alors, comment les survivants vont-ils évoluer sur une

planète sans âme ? Comment une telle créature comme Mehielle peut-elle trouver sa place

dans ce monde ?

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 544


— Ah ça ! fit Rafiel, c’est une colle ! J’avoue que Mehielle est une énigme pour moi

aussi. Je doute qu’elle sache elle-même qui elle est. Mais Elwhinaï n’est pas l'âme des mondes,

c’est l’Esprit des mondes, Arren. Ce n’est pas la même chose, elle est l’impulsion qui leur

permet d’évoluer. Imagine que le Façonneur fabrique une planète vide, il y met le Soleil, la

Lune, des choses utiles comme l’eau, l’air et la terre et fait venir Elwhinaï pour achever son

travail. Elle y fait pousser les plantes, les arbres, disperse les énergies contenues dans les sols

et découpe les continents selon son bon vouloir. N’oublie pas que ce n’est pas elle qui insuffle

la magie, c’est le Façonneur qui décide si l’énergie de ce monde aura une influence sur

l’humanité ou pas. Tu te rappelles le monde des Techos ? Ils n’ont aucune magie en eux et

pourtant ils fabriquaient des choses extraordinaires, des engins volants, des dispenseurs

d’énergie, la lumière artificielle et tout cela en respectant leur planète et en réussissant le

tour de force de faire de leur monde un endroit équilibré et sain. Et celui des Migos ? Eux

vivent de magie, ils sont tellement évolués qu’ils n’ont presque plus de corps, ils sont plus

proches de l’Esprit d’Elwhinaï que n’importe qui d’autre et pourtant, elle a quitté ce monde

depuis très, très longtemps. Ton analyse est bonne Arren, mais tu dois comprendre

qu’Elwhinaï n’est pas la planète, elle est celle qui lui donne le moyen de vivre. Une fois son

travail fait, elle s’en va. Ce sont les habitants de la planète qui lui donnent une âme, le monde

se nourrit d’eux. Enfin, je vois cela comme ça.

— Je comprends, mais je persiste à dire que les deux « cadeaux » qu’elle leur a laissés

cachent encore bien des secrets. Moi, je pense que si elles sont une extension d’Elwhinaï,

elles sont là autant pour aider les hommes que pour s’aider elles-mêmes, mais pourquoi ?

Quel est l’objectif d’Elwhinaï, je précise l’Esprit ? Une deuxième chance ? Oui, très bien, mais

les Éveillés alors ? À quoi servent-ils ? Cassandre est une Éveillée et une fée, alors je suppose

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 545


que tout a un sens, sauf que je ne sais pas lequel et que cela m’agace prodigieusement. Mais

nous ne serons pas là pour le découvrir, n’est-ce pas ?

— Eh non, mon ami ! Cela te dérange-t-il à ce point ? interrogea Rafiel, amusé et par

l’analyse de son ami et par son emportement.

— Pas plus que cela, je dois te l’avouer.

— Eh bien, moi non plus ! Un peu de changement nous fera du bien, j’en ai soupé de

ce monde et de ses complications. Je me fais juste du souci pour Farielle…

Arren resta silencieux un moment, lui aussi s’inquiétait pour la jeune fille. Il savait

qu’elle ne pourrait pas venir avec eux, il le sentait au fond de lui. Et l’idée de l’abandonner

sur ce monde en destruction l’horrifiait. Il tenta tout de même de rassurer son ami.

— Réfléchis Rafiel. Si tu devais partir, n’aimerais-tu pas que quelqu’un veille sur

Farielle à ta place ? Pourrais-tu laisser ton enfant seule, sans protection ?

— Je vois ce que tu veux dire, admit le mage, oui, je comprends et je pense que tu n’es

pas loin de la vérité. Mehielle pourrait veiller sur Farielle à notre place ?

— Sur elle et sur tout ce que sa mère a créé de bon.

— Et où est-elle partie ? Qu’avait-elle de si urgent à faire ?

— Ah ça ! Je ne sais pas et je doute que quiconque puisse en avoir la moindre idée.

— Bien, alors il ne reste plus qu’à espérer que nos analyses soient les bonnes et que

Mehielle saura tenir son rôle. N’oublie pas la petite Cassandre qui est toujours là, fit Rafiel

avec une lueur d’espoir dans les yeux.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 546


— Oui, je n’ai pas oublié, les deux petites sont liées. Il se peut qu’elles fassent de

grandes choses ensemble.

— Hum, pour le moment nous devons continuer à former les Éveillés, cette foutue

planète va nous éjecter et nous ne pouvons rien y faire, glapit Rafiel, alors donnons-lui du fil

à retordre.

— Ils peuvent de nouveau l’apprivoiser, apprendre à mieux la connaître et la

respecter, c’est de cela dont parlait Mehielle. Leur seconde chance.

Soudain, Rafiel eut une idée, une chose folle. Mais dans ce monde de folie, tout pouvait

être possible. Il regarda son ami, effaré par ses propres pensées.

— Et si cette foutue planète pouvait influencer certains d’entre nous ?

— Mais c’est exactement ça ! s’exclama Arren. Continue ! lui enjoignit le mage.

— Ce monde, s’impatienta Rafiel, regarde autour de nous, ici nous sommes en

sécurité, la forêt nous protège, elle nous aime et nous l’aimons, en retour, elle nous prodigue

ce dont nous avons besoin. C’est très positif et pas du tout hostile. Je me demande s’il n’existe

pas une forme de lutte interne.

— Que veux-tu dire ?

— Nous allons subir de graves tourments, pourtant certains d’entre nous sont appelés

à survivre, ici sur ce monde. Et Elwhinaï n’y est pour rien, Mehielle a parlé du libre arbitre et

que nos choix nous appartenaient. Alors ? Il est fort probable que cette terre agit comme

nous, le bien, le mal, pourquoi en irait-il différemment ? L’Équilibre, tu te souviens ? Elle a dit

que lorsque les mondes tournaient bien, elle partait, mais que lorsqu’ils étaient sur le point

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 547


de se détruire, elle partait aussi. Cela signifie qu’une force propre à chaque planète dépend

des hommes. Elwhinaï ne détruit pas, ce n’est pas sa nature, seul l’homme détruit.

— Tu veux dire que cette planète pense ? Qu’elle se diviserait en deux, celle qui veut

protéger les hommes et celle qui veut les détruire ?

— Ce n’est pas idiot, observa Rafiel en se servant une nouvelle tasse de thé. Mais ce

n’est pas exactement cela. Je crois que l’énergie de la planète, qu’elle soit magique ou non, se

transforme au contact de l’homme. Ils sont eux aussi des êtres d’énergie, ils ont donc une

influence sur elle, tout comme elle en a sur eux et la magie accentue tout cela.

Arren resta silencieux un moment, il pesait le pour et le contre. Finalement, l’idée ne

lui paraissait pas si saugrenue que cela.

— Mais pourquoi avoir éveillé certains d’entre eux ? Quel intérêt ?

— Pour leur donner les moyens de se défendre, je suppose. Il faut que l’équilibre

persiste. Si cette planète possède le pouvoir de tout détruire ou de sauver, ils doivent aussi

avoir le même pouvoir. Même si Elwhinaï a participé à l’Éveil, je suis pratiquement certain

que les forces de cette planète ont contribué à les sortir de leur léthargie aussi.

— Tu crois que Féniel ou Ariale…

— Oui, je le crois, je pense que la magie que nous utilisons est liée à cette terre.

— Mais je pensais qu’elle venait de nous, de notre esprit ?

— Oui en partie, convint Rafiel, mais l’énergie nous la prenons d’où, à ton avis ?

— Oui, cela semble logique.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 548


— Oui, j’aime de plus en plus cette théorie. Et si elle est vraie, je me demande ce que

nous allons réellement affronter dans quelques jours.

Arren se leva, il était tard et il se sentit tout à coup fatigué. Il avait besoin de sommeil.

Il posa les yeux sur Rafiel, bien éveillé et tout émoustillé par son idée.

— Je vais me reposer, je te laisse donc à tes élucubrations.

— Oui, oui, marmonna Rafiel dans sa barbe.

Il réfléchissait à toute vitesse. Il sentait que la nuit serait passionnante. Il fallait juste

qu’il vérifie deux ou trois petites choses.

Lorsque le lendemain matin tout le monde fut réuni dans la salle à manger, tous furent

étonnés de son absence. Habituellement, Rafiel ne ratait jamais un repas. Inquiète, Farielle

fonça chez lui, mais il n’y était pas et le lit n’avait pas été défait. Elle retourna dans la grande

maison et demanda qui avait une idée de l’endroit où se trouvait son père.

— J’ai discuté tard dans la nuit avec lui, une idée lui est venue et il était tout excité. Je

pense qu’il a dû creuser un peu, ne t’inquiète pas, expliqua Arren. Ton père est grand, il sait

ce qu’il fait.

— Vous avez discuté de quoi ? Ça peut me donner une idée de ce qu’il fabrique.

— Du départ d’Ariale, du rôle de Mehielle et de la nature profonde d’Elwhinaï, pas

l’Esprit, le Monde.

— Et ?

— Nous en avons conclu que cette planète était plus complexe qu’il n’y paraît et je

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 549


pense que Rafiel voulait en avoir le cœur net.

— Mais où est-il ?

— Ah, ça ! Peut-être au cœur de la forêt des Sylves ? C’est possible.

— Oui, c’est fort possible, renchérit Elena, il avait remarqué qu’une forte énergie

vibrait à certains endroits. Si sa théorie est bonne, c’est là qu’il peut obtenir des réponses.

— Bon, je vais voir ce que je peux faire, fit Farielle, une lueur d’impatience dans les

yeux. Je vais regarder dans le Cercle, je suppose que si je dois le trouver, c’est là.

Elle prit de quoi déjeuner vite fait, engloutit un café et emporta quelques gâteaux

qu’elle fourra dans ses poches. Puis, tout en pestant contre son père, elle partit.

— Je sens que Rafiel va se faire sonner les cloches, commenta Aleth en souriant.

— Dommage que nous ne puissions voir cela, gloussa Myrine.

Farielle marchait d’un pas rapide, elle était furieuse et en même temps inquiète. Son

père avait des comportements étranges depuis quelque temps. Il leur faisait part de théories

toutes plus farfelues les unes que les autres, mais les laissait tomber successivement.

Pourtant, plus elle marchait, plus sa colère tombait, elle commençait à comprendre ce que

recherchait son père. Peut-être était-il sur la bonne voie ? Qui sait ? Elle s’inquiétait peut-être

un peu trop. Après tout, il était intelligent et c’était un mage exceptionnel, alors pourquoi

avait-elle le sentiment que c’était un grand enfant ?

Elle marchait depuis plus d’une heure lorsqu’enfin, elle l’aperçut. Il était bien dans la

clairière, assis en position de méditation. Il avait les yeux fermés et paraissait serein. Farielle

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 550


s’approcha doucement, elle ne voulait pas rompre ce qu’il faisait. Mais il dut sentir sa

présence, car il ouvrit brusquement les yeux. Un sourire mutin éclairait son visage.

— Viens, entre dans le Cercle, commanda Rafiel doucement. Je viens de comprendre.

C’est Arren, avec l’air de ne pas y toucher, qui m’a mis sur la voie, tu sais ? Il est très fort, sans

lui je n’aurais jamais compris.

— Que veux-tu dire ?

— Viens, entre, tu vas comprendre toi aussi.

Farielle s’avança et se positionna face à son père. Rafiel lui prit les mains et les serra

doucement. Il voulait lui communiquer sa chaleur avant de commencer quoi que ce soit.

— Laisse-moi te guider. Je vais te montrer comme accéder à la connaissance. C’est très

facile, tu verras.

— Je te fais confiance, fit simplement Farielle.

Rafiel ouvrit son esprit et Farielle s’y aventura, il était rare que son père et elle

échangent leurs pensées. Il la dirigea et peu à peu, elle comprit là où elle devait aller. Ce

qu’elle vit lui coupa le souffle. Jamais elle n’aurait pensé vivre cela. Tout avait un sens et elle

comprenait enfin ce qui avait perturbé son père. Maintenant, elle partageait complètement

sa vision et cela lui fit beaucoup de bien. Elle savait où ils allaient et le sens de tout ce qui

allait advenir lui apparut.

— C’est incroyable, souffla Farielle, c’est tout de même étonnant ! Je ne pensais pas

que nous étions si réceptifs. Mais si on réfléchit bien, c’est complètement logique, regarde

Mehielle, issue de la Terre et d’un être supérieur, imagine les pouvoirs qu’elle possède ! Mais

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 551


ce qui se passe ici est indépendant de la volonté d’Elwhinaï ou du Façonneur. Oui, c’est

évident, c’est exactement ce que Mehielle a tenté de nous expliquer. Vous, vous êtes liés au

Façonneur. Quant aux Éveillés, les énergies ont fait ressortir des dons qui étaient là, Elwhinaï

l’Esprit leur a sans doute donné un coup de pouce, mais ce qu’ils sont, vient de ce Monde.

— Absolument ! s’exclama Rafiel avec une pointe de triomphe dans la voix.

Il était euphorique et joyeux, il avait retrouvé toute son énergie.

— Il faut prévenir les autres, nous devons tous nous préparer et faire progresser les

Éveillés. Je sais comment faire maintenant.

— Bon, on peut y aller maintenant ? Je n’ai que grignoté ce matin et je meurs de faim.

Tiens, j’ai apporté ça pour toi, fit-elle en lui tendant une poignée de biscuits.

— Ah ça, c’est une bonne idée, s’extasia Rafiel en les fourrant dans sa bouche à toute

vitesse.

— Tu vas t’étouffer, mange moins vite, je ne vais pas te les voler, je te les ai donnés.

— Oui, mais tu vas vouloir que je partage…

— Non, mais vraiment ! soupira Farielle en roulant des yeux. Je ne peux pas le croire.

— Hé, sourit Rafiel, la bouche pleine de biscuits. Bon, on y va ?

Farielle passa devant, mais elle fut soudainement retenue par son père d’une poigne

ferme. Elle lui jeta un regard peu amène.

— Qu’est-ce que…

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 552


— On y va à ma manière, coupa Rafiel.

Il s’évapora dans les airs, tirant à sa suite Farielle qui lui hurlait dessus. Elle n’aimait

pas faire cela, elle détestait se déplacer de cette façon. Arrivés dans la salle commune, ils

continuèrent à se chamailler sous l’œil attentif des occupants présents. Les querelles entre

Rafiel et Farielle étaient légendaires et tout le monde adorait les entendre se lancer des noms

d’oiseaux. Mais pour la première fois, la dispute dura peu de temps. Farielle se détacha

brutalement de la main de son père et alla se servir un café. Rafiel haussa les épaules, fit un

clin d’œil à Cassandre et alla s’asseoir. Il fit apparaître un pot de thé et de quoi nourrir tout

un régiment. La petite fille vint s’asseoir près de lui, elle aimait bien Rafiel, il la faisait rire et

elle apprenait beaucoup à ses côtés.

— Tu as tout compris hein ? lui demanda-t-elle avec sérieux.

— Oui, mon poussin, et je vais tout vous expliquer.

— Ça va être passionnant, se réjouit-elle. Et je vais te dire un secret, moi aussi j’ai tout

compris, je sais pourquoi je suis une fée, mais chut !

Rafiel eut un sourire, il aimait beaucoup cette enfant. Elle était vive et précoce. Il était

heureux de sa présence. Il se fit quelques tartines et mangea à belles dents sous l’œil coléreux

de sa fille. Il ne comprenait pas son aversion pour les déplacements intemporels, c’était

pourtant bien pratique. Il termina son déjeuner et demanda à Cassandre d’aller chercher les

membres manquants.

— Ariale a disparu ! annonça Lilia. On ne la retrouve pas !

— Elle ne reviendra pas, fit Rafiel en terminant son café. Elle est partie cette nuit, vous

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 553


allez comprendre pourquoi dans peu de temps. Ivoisan, j’ai besoin de ton avis sur un point,

mon garçon. Sur ta planète, vous vivez en harmonie avec votre monde, n’est-ce pas ?

— Oui, d’ailleurs nous avons un endroit spécial sur Asaïa, où nous allons lorsque le

temps de grandir est venu. Il s’appelle la grotte des Songes, c’est dans ce lieu que nous

devenons ce que nous sommes. C’est Asaïa qui nous ouvre ses portes et nous communiquons

avec elle.

— C’est exactement ça et si je t’avais écouté un peu mieux, j’aurais gagné un temps

fou. Comme a essayé de nous l’expliquer nébuleusement Elwhinaï, ce monde n’est pas inerte,

au contraire, il est vivant. Par contre, il est en disharmonie avec ses habitants, ce qui explique

tout ce raffut. C’est pour cela que votre présence prend tout son sens, remarqua Rafiel en se

grattant le menton, rêveusement.

— Oui, c’est exactement ça, intervint Cassandre, grand-mère a dit que notre monde

était le seul à être doté d’une population hétéroclite, prise sur plein de mondes différents.

Nous sommes un mélange de races, c’est peut-être pour cela que nous ne pouvons pas nous

entendre.

— Oui, c’est ça, acquiesça Rafiel, je pense que c’est ce qu’Elwhinaï a voulu nous

expliquer, mais il faut quand même admettre qu’elle est inintelligible.

— Elle n’est pas humaine, c’est tout, expliqua Cassandre, elle ne peut pas se mettre à

notre niveau, c’est à nous de progresser.

— Tu me fais peur parfois, répondit Rafiel en lui jetant un regard suspicieux.

Cassandre eut un rire cristallin. Elle aimait vraiment Rafiel. Elle tourna son regard

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 554


vers Ivoisan qui venait de s’asseoir à ses côtés. Elle l’aimait bien, lui aussi, il était doux et

gentil et très beau. Elle se leva et alla lui planter un gros baiser sur la joue. Ivoisan eut un

sourire éblouissant, il se sentait presque chez lui. La porte d’entrée s’ouvrit sur Aihnoa et

India qui saluèrent Rafiel, joyeusement suivies de Mérisian et Sorial qui discutaient avec

passion, ces deux-là s’entendaient très bien en dépit de leur différence d’âge. Ils s’installèrent

tout en continuant de parler, visiblement leur conversation les absorbait complètement.

Rafiel tendit l’oreille, curieux de connaître leur sujet de discussion. Étrangement, les deux

hommes parlaient de l’influence de cette planète sur leur mode de vie. Ils avaient remarqué

l’un et l’autre à quel point ils avaient changé leur vision des choses. Désormais, ils faisaient

attention à ce qui les entourait avec plus d’acuité et ils étaient fascinés par la capacité de

régénération des arbres fruitiers.

Lorsque tout le monde fut là, Rafiel demanda le silence d’une voix enthousiaste. Il

sentait que tous étaient prêts et que le moment était venu de passer à l’étape supérieure. Il

avait hâte de commencer, il s’en voulait un peu d’éprouver ce genre de sentiments alors que

des milliers de gens allaient mourir, mais ils allaient vivre une expérience extraordinaire et

puis, ils n’avaient pas vraiment le choix, alors autant se préparer au mieux, n’est-ce pas ? Il

se frotta les mains, heureux comme un enfant.

— Alors mes amis, nous voilà arrivés à une étape importante de notre vie. Nous allons

devoir faire face à un bouleversement du monde tel que nous le connaissons. Mais j’ai appris

une chose importante aujourd’hui.

Il fit une pause pour s’éclaircir la gorge.

— Elwhinaï possède deux facettes, je parle bien entendu de la planète, d’ailleurs pour

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 555


faciliter les choses, je vous propose de nommer notre monde Elwhinaï et l’Esprit Nourricier,

eh bien, tout simplement l’Esprit.

Tous acquiescèrent. Alors Rafiel put continuer.

— Donc, cette planète a deux facettes, une bonne et une moins bonne, elle est un peu

comme nous tous en fait. Mais ce qui est important, c’est que tout cela a une influence. Pour

être clair, nous avons une influence sur elle et inversement. Certains d’entre nous sont attirés

par son bon côté et je crois que nous sommes de ce genre-là et d’autres, par le mauvais, tels

Féniel ou Ariale, même le Chevalier Noir à sa manière folle et déstructurée a dû l’être. Cela

explique pas mal d’événements passés. Alors comme nous n’avons pas le choix, il faut nous

préparer et entrer en contact avec l’âme d’Elwhinaï, celle qui penche vers le bien. Avec elle à

nos côtés, nous aurons peut-être une chance de sauver plus de monde.

— Nous savons que nous sommes responsables de ce qui nous arrive, l’Esprit et

Mehielle nous l’ont bien expliqué, intervint Elena, mais elle a tout de même omis de nous dire

que cette planète pouvait autant nous ressembler.

— En fait, c’est assez logique, reprit Rafiel, si on considère qu’Elwhinaï a une

conscience et des états d’âme.

— Alors nous devons faire face à une planète aux pouvoirs immenses et nous protéger

de ses humeurs ? demanda Sorial.

— Oui, c’est exactement ça, mais n’oublions pas que vous avez été éveillés pour

rééquilibrer le tout, vous êtes là pour guider les hommes dans leur nouvelle vie.

— Comment cela ? interrogea Cassandre.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 556


— C’est difficile à expliquer, soupira Rafiel. Je sais que ce monde va être grandement

perturbé, peut-être même fractionné, qui sait ? Difficile à dire. Mais ce que je peux vous dire,

c’est que votre présence sera nécessaire.

— Oui, quand tout cela sera terminé, nous, on sera là pour aider à reconstruire, fit

Cassandre de sa petite voix flûtée.

— Bien, alors on commence par quoi ? osa Ivoisan.

— La clairière, on commence par là. C’est l’endroit idéal, c’est le cœur d’Elwhinaï,

l’énergie qui se situe là est immense. Nous devons apprendre à la maîtriser et à la distribuer

pour le jour venu.

— Et nous alors ? demanda Galatée.

— Ah. Voilà la question… Je sais que depuis que vous êtes là, vous avez chacun

progressé, mais peut-être pas aussi vite que vous ne le pensiez et je crois savoir pourquoi.

Voyez-vous, nous, les Gardiens ou Veilleurs comme vous voulez, nous avons été en contact

permanent avec l’Esprit et ce, pendant de longues années. C’est elle qui nous a appris tout ce

que nous savons et nous avons puisé auprès d’elle toute l’énergie dont nous avions besoin.

Sans même le savoir, elle diffusait ce qu’il nous fallait au gré de notre progression. Elle est

partie et cette source d’énergie a disparu avec elle. Pourtant, nous continuons à utiliser notre

magie.

— C’est parce qu’elle fait partie de vous, intervint Farielle, vous avez appris à utiliser

votre propre énergie, vous pouvez créer cette source au fond de vous-mêmes. N’oubliez pas

que le Façonneur est intervenu dans votre éducation.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 557


— Exact, accorda Rafiel, mais pour les Éveillés, c’est différent. Ils ont été appelés par

Elwhinaï, c’est elle qui les a cherchés et les a amenés ici. L’Esprit a observé tout cela, mais

elle n’y a pas pris part. Oh, bien évidemment elle y a mis sa petite touche personnelle, il suffit

de voir Mehielle ou Cassandre pour s’en convaincre, mais vous, vous êtes issus d’Elwhinaï,

mes enfants.

Les Éveillés se regardèrent, étonnés. Qu’est-ce que cela pouvait bien vouloir dire ?

Qu’Elwhinaï les avait utilisés ? Ou seulement choisis pour leurs possibilités ?

— C’est assez logique, fit pensivement Sorial. Je ne me suis jamais senti d’affinités

avec l’Esprit ou Mehielle, alors que vous, vous semblez les connaître, il suffit de voir comment

Mehielle se comporte avec vous, Rafiel. Comme si elle vous connaissait depuis toujours. Mais

lorsque je suis arrivé dans la forêt des Sylves, je me suis senti chez moi.

— Moi aussi, continua Mérisian et je pense que la pierre que je porte au front vient

d’elle, la magie de la Pierre, de la Terre serait plus juste, il me semble.

— Je suis d’accord, fit Rafiel. Vous tous, êtes les enfants d’Elwhinaï tout comme le sont

les hommes et femmes qu’elle a appelés à elle, en bien ou en mal d’ailleurs.

— C’est pour cela que vous devez vous unir à Elwhinaï pour continuer à évoluer. C’est

elle qui va vous former, révéla Isthir. C’est en quelque sorte une ultime étape, continua-t-elle

en virevoltant autour des Éveillés.

— C’est ce je pense aussi, appuya Rafiel.

— Alors vous ? Vous servez à quoi ? demanda Lilia. Oh ! je suis désolée, ajouta-t-elle

en réalisant ce qu’elle venait de dire.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 558


— Il n’y a pas de mal fillette, sourit Rafiel, je comprends ce que tu veux dire. Nous

sommes les Gardiens, nous veillons sur les magies, toutes les magies et je crois que notre rôle

était de vous accueillir et de commencer à vous former. Nous devions vous rassurer et vous

amener à comprendre votre véritable nature. Voilà qui est fait !

— Mais vous allez rester à nos côtés, n’est-ce pas ? demanda Lilia sur un ton un peu

apeuré. Elle s’était attachée à eux et ne voulait pas se séparer de sa nouvelle famille.

Rafiel soupira. Là-bas, dans la clairière, il avait compris beaucoup de choses. Il savait

que leur mission prenait fin et que leur séparation était inéluctable, comme l’avait pressenti

Arren. Tout comme l’Esprit Nourricier, leur temps sur ce monde touchait à sa fin. Le

Façonneur allait venir les chercher pour veiller sur d’autres mondes et protéger la magie. Ils

étaient le Haut Conseil de la magie pour tous les mondes habités, mais comment leur

annoncer cela ?

— Pour le moment ma chère Lilia, ne te soucie pas de cela.

Rafiel avait utilisé sa voix pour endormir les craintes des Éveillés, il ne voulait pas les

perturber pour le moment. Mais le regard pesant de Farielle lui fit comprendre qu’il n’était

pas au bout de ses soucis.

— Chacun d’entre vous va devoir se rendre à la clairière, c’est à cet endroit que tout

se jouera maintenant. Herras vous accompagnera, c’est lui le plus apte à vous conseiller et

vous guider. Il saura quoi faire le moment venu. Vous pouvez lui accorder toute votre

confiance. C’est à cet endroit que vous allez apprendre à maîtriser votre magie, aussi je vous

conseille d’entrer rapidement en contact avec elle, il nous reste peu de temps.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 559


— On agit comme on le souhaite ? demanda Lilia.

— Exactement, vous suivez votre intuition et le reste viendra. Ce sera tout pour

aujourd’hui mes enfants, nous nous retrouverons ce soir pour le repas et pour faire le point

sur ce que vous aurez appris.

Tous les Éveillés sortirent de la pièce en silence, chacun était plongé dans ses pensées.

Cassandre se retourna et fit un clin d’œil malicieux à Rafiel. Lorsqu’ils furent tous dehors, les

Gardiens se rapprochèrent du mage.

— Bon, ordonna Farielle en regardant son père droit dans les yeux, tu vas maintenant

nous dire tout ce que tu sais, et sans fioritures.

Rafiel eut un sourire espiègle. Il aimait être le centre d’intérêt et il adorait ce qu’il

allait leur apprendre. Finalement, l’Esprit Nourricier ne les avait pas abandonnés, bien au

contraire.

— Nous sommes les Gardiens de toute magie, commença Rafiel, c’est notre destinée

et notre devoir.

— Mais nous le savons déjà, le stoppa Elena avec une pointe d’agacement dans la voix.

— Non, tu ne comprends pas, fit doucement Rafiel. Nous ne sommes plus attachés à

ce monde, nous sommes attachés à l’Esprit et au Façonneur.

— Que veux-tu dire ? demanda Arren.

— Lorsque je me suis rendu à la clairière, je suis entré dans une sorte de flux magique

intense et là, j’ai eu accès à une source de connaissances incroyable. Elwhinaï, je parle de

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 560


l’Esprit, est tout, elle est partout en même temps, ce n’est pas une entité distincte, c’est un

ensemble. Mehielle est une sorte de lien entre elle et ce monde-ci, mais sur d’autres mondes,

elle fait la même chose. Ivoisan, par exemple, connaît une extension d’elle sur son propre

monde, celle qui se cache dans la grotte des Songes. Dans la clairière, je suis entré en contact

avec elle et elle m’a révélé ce qu’elle attendait de nous. Nous allons parcourir les mondes où

la magie est présente. Nous devons la protéger, car c’est elle qui mènera les hommes à la

connaissance ultime. Certains mettront des siècles avant de la découvrir et nous devons faire

en sorte qu’elle soit toujours présente.

— Mais nous ne savons pas aller de monde en monde, fit remarquer Myrine.

— Nous pas encore, mais Herras si, n’est-ce pas ?

— Euh, je sais créer des passages, mais je n’ai pas les clés pour tous les mondes, seuls

ceux qui vibrent sur la même fréquence que cette planète me sont accessibles.

— Oui, et bientôt tu auras les clés de toutes les portes mon ami et ce sera à toi de nous

apprendre.

— C’est pour cela que sommes venus ici ? Pour apprendre ? demanda Aihnoa.

— Oui, cette planète doit nous donner notre ultime leçon. Ensuite, nous pourrons

partir.

— Serons-nous toujours ensemble ? interrogea Elfin. Il craignait d’être séparé de

Myrine.

— Oui si nous le voulons, parfois nous serons tous ensemble, d’autres fois par couple,

mais toujours accompagnés et jamais loin les uns des autres, rassura Rafiel.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 561


— Et moi ? intervint Farielle. Je suis un cas à part, il me semble ? Tout comme Arren,

non ?

— Arren ? Non, c’est un enfant du Façonneur. Il l’a juste pris sous son aile sur le tard,

car il devait garder son côté humain le plus longtemps possible. Mais toi oui, tu es à part ma

fille. Tu es née de moi et d’une source de magie que je ne m’explique pas encore.

— Dis-moi alors, j’ai le droit de savoir. Tu ne m’as jamais parlé de ma mère ni aucun

d’entre vous d’ailleurs, accusa-t-elle. Je crois que le moment est venu, non ? Si je dois rester

en arrière, je dois m’y préparer !

Les Gardiens se regardèrent, un peu gênés. Ils savaient comment était née Farielle,

mais comment annoncer à une jeune fille qu’elle était issue d’un sort ? Rafiel leur jetait des

regards désespérés, tous étaient là le jour où Farielle était apparue, rouge et vagissante, mais

personne n’avait su expliquer comment cela avait été possible. Rafiel en était tombé

amoureux tout de suite et les autres n’avaient pas tardé à suivre son exemple. Les Gardiens

l’avaient élevée, choyée et éduquée de leur mieux. La jeune fille de dix-sept ans était sans

doute leur plus belle réussite et tous étaient très fiers d’elle, mais comment lui dire la vérité ?

— Tu sais l’amour que nous te portons, commença Elena avec douceur.

— Oui, je le sais, vous êtes tous un peu mon père ou ma mère. Même toi Myrine ou toi

Elfin, qui êtes à peine plus âgés que moi en apparence. Mais qui était ma vraie mère ? Enfin,

je veux dire, celle qui m’a mise au monde ?

— Tu n’as jamais eu de mère, répondit Herras très calmement. Je crois que je vais

prendre l’initiative de t’expliquer le mystère de ta naissance. Je suis le premier des Gardiens

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 562


et la découverte du Livre fut de mon fait, alors écoute bien et surtout, ne t’emporte pas.

Farielle lui jeta un regard furibond, elle ne s’énervait jamais. Elle était calme et

raisonnable. Enfin, la plupart du temps. Elle croisa les bras sur sa poitrine et promit à Herras,

non sans regarder son père d’un air accusateur. Rafiel se recroquevilla sur sa chaise, il sentait

qu’il allait passer un sale moment et son cœur se dessécha.

— Il faut que tu saches que chacun d’entre nous t’aime profondément et que dès tu es

venue au monde, tu as illuminé notre vie. Tu es notre fille à tous et si Rafiel a pris l’initiative

de ton éducation, c’est nous tous qui t’avons élevée comme notre propre enfant. Un jour, je

suis allé dans la grande bibliothèque de Bashia en compagnie de ton père, ils possèdent des

livres très anciens et très rares et je voulais en consulter quelques-uns. Je suis tombé sur un

livre étrange, d’un aspect plutôt miteux, mais qui était orné d’une rune très rare gravée sur

sa couverture de cuir. Les runes, ce n’est pas trop notre tasse de thé, nous n’avons pas besoin

de ce type de magie pour pratiquer. Mais poussé par la curiosité, je l’ai ouvert et ce que j’ai

découvert m’a rempli de stupéfaction. J’étais tombé sur l’un des tout premiers livres de

magie. Un de ceux qu’on ne retrouve jamais. Il était en piteux état et semblait prêt à tomber

en ruine alors je suis allé voir le responsable de la bibliothèque et lui ai proposé de réparer

cet ouvrage. L’homme a hésité un peu, puis il a dû juger que le livre ne manquerait à

personne, alors il a accepté. Pour être franc, il l’a même offert à Rafiel. D’ailleurs, je

soupçonne ton père de l’avoir influencé un petit peu.

Rafiel poussa une exclamation de dénégation, mais se retint de clamer haut et fort son

innocence. Herras se débouillait très bien pour le moment, autant se montrer discret.

— Donc, je disais que ton père est revenu avec ce livre. Nous l’avons bien entendu

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 563


restauré et étudié sous toutes les coutures. Nous l’avons même montré à Dionne qui

était encore avec nous à ce moment-là et elle s’est contentée d’esquisser un large

sourire en le voyant. Les runes l’amusaient beaucoup, mais elle n’a jamais voulu nous

en dire plus. Rafiel a passé des nuits entières à étudier ces étranges écrits, il en a recopié

des passages pour mieux comprendre leur structure, mais finalement, le livre a gardé

ses secrets. Nous comprenions le sens des symboles dans d’autres ouvrages, mais pas

dans celui-ci. Il s’agissait d’une magie très ancienne qui nous refusait son accès. Un soir,

ton père est entré dans une grande colère, ce livre le frustrait, il voulait comprendre,

alors il s’est emporté et l’a jeté au sol.

Herras se permit un sourire.

— Le livre s’est mis soudain à luire faiblement, puis de plus en plus fort. Ton père s’est

mis à hurler comme un dément pour nous faire venir. C’était la première fois que l’ouvrage

exprimait quelque chose. Alors lorsque nous sommes venus, je peux te dire que nous avons

été stupéfaits, car non seulement le livre brillait, mais il lévitait. Tout seul, sans que nous

intervenions. Rafiel était excité comme un gosse. Il voulait s’en emparer, il a tendu la main et

s’est écroulé, foudroyé. Il est resté un long moment dans les vapes et lorsqu’il est revenu à

lui, le livre était de nouveau posé sur son pupitre et tout à fait normal. Rafiel s’est réveillé

d’un coup et est allé directement vers lui. Il a ouvert une page au hasard et s’est mis à réciter

tout haut des mots incompréhensibles. J’étais là, c’est moi qui le veillais, alors je peux te dire

que ce que j’ai vu n’est pas lié à son imagination, mais bien la réalité. Pendant qu’il récitait

les runes, une boule d’énergie est sortie du livre, elle s’est focalisée sur Rafiel pendant un

moment, puis peu à peu s’est transformée en femme. Une femme brune aux yeux verts, très

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 564


belle et très étrange aussi, car elle avait des yeux de chat. Cette femme nous a regardés

longuement puis elle a levé les mains et tu es apparue, comme ça ! Elle t’a déposé dans les

bras de Rafiel et s’est évaporée. Il ne restait que toi, qui vagissais tant que tu pouvais.

— Et le livre ? demanda Farielle.

— Disparu en même temps que la femme.

— Tu lui ressembles trait pour trait, intervint Rafiel.

— Alors je suis qui ? demanda Farielle. Tu n’es pas mon véritable père ?

— Si, je pense que si, les runes que j’ai prononcées t’ont donné naissance. Et la femme

à qui tu ressembles tant t’a mise dans mes bras. Et en dehors de tout cela, je t’aime, tu es ma

fille, notre fille à tous. Cela, tu ne dois pas en douter.

Farielle resta silencieuse un long moment. Personne n’osait dire un mot. Tous se

sentaient un peu coupables de ne pas lui avoir dit la vérité avant.

— Je ne vous en veux pas, annonça Farielle. Je suis un peu étonnée, mais pas tant que

cela en fait. J’ai toujours su que j’étais différente. J’ai un rapport à la magie qui est plus fort

que vous, je la comprends, je sais utiliser l’énergie comme personne, alors forcément ça doit

bien venir de quelque part, non ? Je pense que Rafiel y est pour quelque chose aussi je tiens

beaucoup de lui, alors oui je pense que tu es mon géniteur, mon cher père, mais cela ne

change rien, car je vous aime tous. Grâce à vous, j’ai eu une enfance merveilleuse, vous m’avez

apporté de l’amour et de la sécurité, alors vous êtes tous un peu mes parents. Mais savoir

d’où l’on vient est important. Du moins, ça l’était pour moi. Maintenant que c’est plus clair, je

vais mieux et cela me réconforte de comprendre qu’en dépit de la manière dont je suis

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 565


arrivée parmi vous, vous m’avez quand même acceptée. Si ce n’est pas une preuve d’amour,

je me demande ce que c’est. Par contre papa, il faut que tu me dises ce qui va m’arriver. Je ne

suis pas un Gardien, je le sais, mais alors que suis-je ?

Rafiel regarda longuement sa fille, elle avait raison. Mais il ne pouvait lui répondre,

car il ne savait pas lui-même. Il secoua la tête, l’air un peu égaré. Que lui dire ?

— Je ne sais pas, avoua-t-il. Cette partie de l’histoire m’est inconnue. Tout ce que je

peux te dire, c’est que ta magie vient d’ailleurs. Je pense que Dionne en saurait plus, peut-

être que le Livre a un lien avec elle ? Il a disparu subitement, mais je suis resté attentif et je

me suis renseigné régulièrement sur lui. Je suis curieux et têtu, que voulez-vous ? Alors j’ai

posé mon empreinte magique sur lui au cas où et j’ai eu raison. Car je sais où il est, même si

je ne peux pas l’obtenir. Et dernièrement, il était en possession d’un moine de l’île de Jais. Il

l’a étudié, mais n’a pas compris le sens des runes. Un matin, il m’a dit s’être réveillé avec le

sentiment de détenir une information importante. Il a ouvert le Livre et a lu un passage, une

note est apparue et elle lui indiquait comment il devait protéger les livres importants du

monastère.

— Ils ne sont pas hermétiques à toute forme de magie, dans ce monastère ? s’étonna

India.

— Logiquement si, mais pas le frère Domus. C’est lui qui a la garde des livres précieux

et s’ils venaient à disparaître, beaucoup de connaissances importantes seraient perdues à

jamais.

— Et ce frère est toujours vivant ? demanda Farielle.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 566


— Oui, il me semble, mais le Livre n’est plus en sa possession. Il a disparu le jour où il

a découvert la note de protection.

— C’est étrange, intervint Myrine. Il apporte des messages, en quelque sorte.

— Oui, tu as raison, fit Herras. Il disparaît lorsque son message est arrivé.

— Je ne saurais en dire plus, affirma Rafiel. Je suis désolée, ma chérie.

— Je sais ce que je vais faire, répondit Farielle. Je vais demander de l’aide à Elwhinaï.

Elle a des messages pour tout le monde, alors je dois avoir le mien, non ?

— C’est possible, acquiesça Rafiel. De toute manière, cela ne coûte rien d’essayer.

— Alors j’y vais, je vous verrai plus tard. À tout à l’heure.

Laissés seuls, les Gardiens se regardaient avec un mélange de douleur et de regrets.

Ils allaient devoir quitter un monde qu’ils aimaient, des amis et peut-être Farielle. Une page

de leur vie se tournait et ils ne pouvaient rien y faire. Même si cette nouvelle mission les

motivait énormément, ils n’en ressentaient pas moins un léger sentiment de perte. Ils

décidèrent de passer l’après-midi ensemble. Ils se préparèrent un déjeuner léger, et

mangèrent en discutant de tout et de rien, ils avaient besoin de légèreté.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 567


Les messagers du Livandaï

Les messagers furent prompts à délivrer leurs messages. Le prince du Livandaï les

avait galvanisés et ils auraient donné leur vie pour lui.

Une partie d’Elwhinaï se réjouissait de cela, tandis que l’autre fulminait. Il fallait

qu’elle réagisse à son tour et une froide détermination s’empara de son cœur incandescent.

La Neutralité eut un moment de doute, mais fidèle à elle-même, elle décida de ne prendre

parti pour personne…

Izthan était une petite ville pittoresque et originale, s’étonnèrent Elroy et Kenji

lorsqu’ils furent arrivés à destination. Les maisons étaient bâties pour la plupart à flanc de

coteaux et la ville était construite à l’intérieur de la montagne, c’était très impressionnant et

magnifique. Ils traversèrent le centre d’Izthan, les yeux grands ouverts, le Livandaï recelait

des trésors étonnants. Ils n’eurent aucun mal à trouver la boutique de Vidalis, mais

hésitèrent un long moment avant d’entrer. C’était une parfumerie où un nombre incessant

de femmes entraient et sortaient. Elroy en avait les yeux exorbités, il en avait vu rarement

autant d’aussi belles et en si peu de temps. Kenji le regardait avec amusement, Elroy était un

cas, toujours à l’affût d’un jupon, rarement comblé dans ses attentes, mais jamais découragé.

Ils allaient se décider à entrer dans la boutique lorsqu’une femme les interpella rudement.

— Vous avez l’intention de baver devant ma vitrine toute la journée ou vous vous

décidez à entrer ?

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 568


Elroy et Kenji se regardèrent ahuris, ils n’avaient jamais vu une femme comme celle

qui se tenait devant eux. Une crinière rousse lui descendait jusqu’à la taille, un visage de

poupée sur un corps de bûcheron. « Un défi de la nature » se dit Kenji, « une expérience

formidable », rêva Elroy.

— On arrive madame, répondit Kenji. C’est que votre boutique…

— Oui, elle est destinée aux femmes. Je vois… On est timides, hein ?

— Euh, non… répondit Elroy, c’est qu’on ne voulait pas gêner…

— Ben voyons ! fit Vidalis en leur ouvrant grand la porte.

Ils entrèrent dans ce commerce où tout était pensé et fait pour les femmes. Du rose

partout, des fleurs, du satin, de la soie et des milliers de flacons multicolores. Tout cela

donnait le tournis à Elroy, qui était loin d’imaginer qu’une femme pouvait utiliser autant

d’artifices pour être belle. Vidalis le regardait avec un sourire malicieux.

— Alors, qu’est-ce qui vous amène mes garçons ?

Kenji fouilla dans ses poches à la recherche de la lettre du prince Idriss et la lui tendit,

soulagé. Au moins, ils avaient réussi leur première mission.

— Le prince du Livandaï nous a chargés de vous remettre ceci.

— Je me disais bien… Vous portez ses couleurs, répliqua-t-elle en s’emparant de la

missive, les sourcils froncés. Suivez-moi dans l’arrière-boutique, je vais vous donner de quoi

boire, le temps que je prenne connaissance de cela.

Ils pénétrèrent dans une pièce assez grande, dotée de tout le confort possible. Elroy

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 569


et Kenji prirent place sur deux fauteuils que Vidalis leur désigna et ils attendirent sagement,

un peu impressionnés. Elle leur servit à chacun une chope de bière bien fraîche et s’éloigna

pour lire le message. Si elle fut étonnée par son contenu, elle le cacha soigneusement. Elle se

contenta de contempler longuement la lettre après l’avoir parcourue. Puis, elle rejoignit enfin

les deux hommes qui attendaient une réponse.

— Vous informerez le prince de ma totale coopération. Dites-lui simplement cela, ça

suffira. Pour cette nuit, vous dormirez ici, inutile d’éveiller les soupçons, même si je doute

que votre présence soit passée inaperçue. J’ai deux chambres d’amis, vous prendrez chacun

la vôtre. Profitez-en pour vous reposer et dès demain, à l’aube, retournez auprès du prince,

il aura besoin de vous. Si vous avez faim, une cuisine se trouve derrière cette porte, les

chambres sont au premier. Je dois aller faire une course, la boutique sera donc fermée. Faites-

vous discrets et surtout, ne sortez pas. Je reviendrai en fin d’après-midi, d’ici là, occupez-vous

comme vous le pourrez.

Vidalis abandonna les deux hommes à leur sort et sortit précipitamment de la

boutique. Ses clientes avaient l’habitude de ses escapades, elles reviendraient en temps

voulu. Elle ferma la porte à clé et mit une pancarte pour signifier la fermeture temporaire de

l’établissement. Elle ne faisait pas trop confiance au plus jeune des deux, mais l’autre lui avait

fait bonne impression. De toute façon, en cas de grabuge, elle le saurait bien assez vite. Elle

marchait d’un pas rapide, saluant au passage les clients qui la reconnaissaient. Vidalis était

très connue à Izthan, elle était respectée et admirée grâce aux produits qu’elle fabriquait et

vendait. Sa réputation allait bien au-delà du Livandaï, ce qui était bien utile lorsqu’on

pratiquait l’espionnage à haute dose. Mais ce qu’elle venait d’apprendre n’avait rien à voir

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 570


avec son travail habituel. Là, il fallait agir vite pour le bien de tous. Elle arriva enfin là où elle

aurait les réponses à ses nombreuses questions.

Elle entra dans une petite librairie qui ne payait pas de mine, mais que tous les

connaisseurs fréquentaient avidement. On y trouvait des volumes précieux et rares sur à peu

près tous les sujets. Elle alla jusqu’au comptoir, où un homme âgé se tenait courbé sur un

livre et le caressait amoureusement du bout des doigts.

— J’ai reconnu ton pas. Que me vaut le plaisir ? demanda-t-il en clignant des yeux

derrière ses lunettes triple foyer qui lui donnaient un regard de chouette perpétuellement

étonnée.

— Une lettre du prince, répondit-elle abruptement.

Elle approcha ses lèvres du front dégarni et y déposa un baiser plein d’affection.

— Ah… et j’imagine que les nouvelles sont mauvaises…

— Comment ?

— Je te connais bien Vidalis, depuis longtemps, et je sais lire dans tes yeux, coupa le

vieil homme doucement.

— Oui, elles sont mauvaises, confirma-t-elle. Je crains que tes prédictions ne fussent

bonnes, nous devons nous préparer au pire.

— Qui est ?

— Là-dessus, le prince n’est pas très clair, il parle de raz-de-marée, de tremblements

de terre, d’ouragans et tout cela en même temps. Il dit aussi que certains lieux seront

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 571


protégés et qu’il faut emmener le plus possible de monde en ces endroits, qu’il nous reste un

peu plus de dix jours, douze tout au plus. Tiens, lis plutôt, proposa-t-elle en lui tendant la

lettre.

Ardil s’en empara avec délicatesse et se mit à lire avec componction, sans se presser.

Il prit la peine de relire deux fois un passage important et redonna la lettre à sa propriétaire.

— Je vois… Cela confirme ce que je pensais. Idriss a parfaitement raison, il existe des

endroits qui seront épargnés, mais la question est de savoir si on va nous écouter.

— Écoute Ardil, tu es respecté et connu, le peuple entendra ce que tu as à lui dire. Si

cette lettre est arrivée jusqu’à moi, c’est que le prince sait parfaitement à qui il a affaire.

— Oui, mais je doute que le duc de Raith accepte cette idée. Il refusera d’avertir le

peuple quoi qu’il arrive. La seule solution est de faire fonctionner notre réseau interne. Et

pour commencer, nous devons savoir où aller. As-tu une idée ?

— J’en ai une oui, et toi aussi je pense.

— Hum, fit Ardil en se grattant la barbe, j’ai toujours pensé que le cœur des

montagnes du Pearl était protecteur. J’ai lu un tas de choses sur elles et toutes disent qu’une

source de magie coulait autrefois en ces lieux. Je doute qu’elle ait complètement disparu, au

contraire, elle est là, présente mais étouffée.

— Autrefois, des mages vivaient au cœur des montagnes, il me semble ?

— Oui, si l’on en croit l’Encyclopédie des âges, une caste de Magiciens a vécu longtemps

en ces lieux.

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— Pourquoi sont-ils partis ?

Ardil haussa les épaules. Il ne savait pas exactement pourquoi les magiciens étaient

partis.

— L’Encyclopédie ne parlait pas de cela. Elle disait simplement qu’un jour, les

magiciens n’étaient plus là, sans raison apparente. Alors, difficile à dire, reconnut le libraire,

cela remonte à tellement loin. Mais je doute que cela soit lié à nous, à cette époque, les

hommes étaient peu nombreux et la ville n’existait pas. Ils avaient sans doute terminé ce

pourquoi ils étaient là, je suppose.

— Sais-tu comment entrer dans le cœur de la montagne ? demanda Vidalis.

— Ah ça ! Je sais qu’il existe un passage sous la montagne, une sorte de tunnel, c’est

écrit dans l’Encyclopédie, mais elle ne stipule pas où. Je te suggère d’envoyer des hommes

fureter partout et de la trouver rapidement. Pendant ce temps, je vais regrouper tout le

monde et commencer à faire des réserves, heureusement pour nous, ce sera la partie la plus

facile. Ensuite, je ferai un discours à l’Assemblée d’ici une semaine. En tant que membre, ils

ne pourront pas me refuser ce petit plaisir et cela laissera le temps à ceux qui veulent venir

de se préparer.

— Tu penses qu’il y en a qui vont douter de toi ?

— Oh oui, fit amèrement Ardil. Pour commencer, le duc et ses partisans. Ils sont

nombreux, tu peux me croire, mais que veux-tu ? C’est ainsi, je suppose que c’est la fatalité

ou la chance.

— Et nous ne pouvons forcer personne à nous suivre, n’est-ce pas ?

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— Non, tous ceux qui doivent survivre doivent répondre à l’appel, c’est essentiel,

répondit Ardil avec force. Bon, va prévenir les autres, je me charge de la caste des

Boutiquiers. Eux suivront, ce sont des fidèles.

Vidalis se pencha de nouveau sur le vieil homme et lui baisa la joue. Il ronchonna un

peu pour la forme, mais ne fit pas mine de s’éloigner. Ardil regarda Vidalis passer la porte. Il

soupira, ôta ses lunettes de travail et descendit de son tabouret haut. Il émit un sifflement

strident et aussitôt, deux hommes jeunes, petits et râblés, parfaitement identiques,

accoururent. Ardil leur tapota doucement la tête et les hommes lui embrassèrent les mains

avec effusion.

— Doucement mes beaux, là… Oui, c’est ça.

Il attendit un petit moment qu’ils se calment et leur demanda de déménager tous les

livres placés sous verre pour les mettre dans des malles capitonnées. S’il restait de la place,

ils devaient s’occuper des autres. Les deux hommes hochèrent la tête avec vigueur, ils étaient

heureux de rendre service.

Ardil observa un petit moment les va-et-vient des jumeaux afin d’être certain que le

message était bien compris. Il les avait recueillis tout bébés, alors qu’une main anonyme les

avait laissés dans un panier devant sa porte. Ardil s’était tout de suite aperçu de leur infirmité

et il n’avait pu se résoudre à les confier à l’orphelinat, où ils seraient sans doute morts de

faim ou de froid, faute de soins. Alors, il les avait pris sous son aile, les élevant comme il

pouvait. Aujourd’hui, il était heureux de tout le chemin accompli. Utiel et Miriel étaient

autonomes, savaient prendre soin d’eux-mêmes et pouvaient accomplir des tâches simples

avec une grande minutie et une infinie douceur. Ils étaient insensibles à certains sons et

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lorsqu’Ardil avait besoin d’eux, seul un sifflement aigu les faisait venir. Le reste du temps, ils

allaient où bon leur semblait dans la boutique ou dans la maison située au-dessus. Ils

préparaient de succulents repas et la maison était toujours parfaitement entretenue. Ardil

avait tout le loisir de s’occuper de ses chers livres sans se préoccuper d’autre chose. Les deux

garçons l’adoraient et il les aimait énormément en retour, il bénissait le jour où il les avait

trouvés dans ce panier.

Il alla taper doucement sur l’épaule d’Utiel et agita frénétiquement les mains. Utiel lui

fit un sourire et opina vigoureusement du bonnet. Rassuré, Ardil s’empara de sa besace et

laissa les jumeaux dans la boutique.

Il rendit visite à tous ses amis et tous comprirent l’urgence de la situation. Il revint à

la boutique tard dans la soirée. Il nota que tous les livres avaient été empaquetés et que seuls

des manuels ou des productions sans importance gisaient dans les rayons. Il monta dans la

maison où un bon feu de cheminée l’attendait. Miriel fut le premier à sentir sa présence, il se

rua sur Ardil et l’entoura de ses gros bras, suivi d’un Utiel tout aussi frénétique. Ardil leur

tapota le sommet du crâne et leur fit un gros baiser à chacun. Rassurés, les jumeaux le

conduisirent à son fauteuil et lui apportèrent un plateau-repas. Il le dégusta sous l’œil attentif

des frères et une fois qu’il eut terminé, ils s’empressèrent de lui mettre un livre énorme dans

les mains.

Ardil posa le livre à terre, ôta ses souliers et enfila ses chaussons. Puis enfin détendu,

il reprit l’ouvrage et s’installa confortablement. Les jumeaux virent s’asseoir près de lui et

posèrent leur grosse tête sur ses cuisses. Heureux, Ardil commença son histoire d’une voix

forte. Il n’était pas certain que les jumeaux entendissent tout, mais tous les soirs ils

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attendaient le rituel avec impatience. Ardil leur lisait un conte et une fois l’histoire terminée,

ils allaient se coucher calmes et détendus. La soirée se passa agréablement et seule l’idée que

tout cela prendrait bientôt fin amena une pincée de nostalgie dans le cœur du vieil homme.

Lorsqu’elle rentra enfin chez elle, Vidalis était satisfaite. Tous ses hommes avaient

répondu à son appel et une petite troupe était partie en direction des montagnes de Pearl

pour trouver l’entrée du cœur. Ils allaient réussir, c’était certain, dans ce domaine c’étaient

les meilleurs. Elle retrouva les messagers du prince dans le salon pratiquement à la place où

elle les avait laissés. Mais elle put constater qu’ils n’étaient pas restés inactifs. Un bon feu

crépitait dans la cheminée, un repas chaud mijotait dans une casserole, la table était dressée

et les deux hommes sentaient bon. Comme toujours, Idriss avait le nez pour choisir ses

hommes.

— Bonsoir ! fit-elle sur un ton enjoué. Je vois que vous avez bien travaillé. Eh bien,

figurez-vous que moi aussi. Bon, désolée pour tout à l’heure, mais je devais faire des choses

qui ne pouvaient pas attendre. Si, si, je me suis comportée de façon un peu cavalière, assura-

t-elle en voyant le geste de dénégation du plus jeune. Comment vous appelez-vous, pour

commencer ?

— Elroy. Et voici, Kenji.

— Kenji, hein ? demanda Vidalis en plissant les yeux. Bien, je monte me faire une

petite toilette et je vous rejoins dans un instant. Dans le placard de la commode verte, vous

trouverez une bouteille d’eau de Vigne. Excellente ! Servez-vous et dégustez, j’arrive, finit-

elle en montant les escaliers quatre à quatre.

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Les deux hommes se jetèrent des regards surpris, mais firent ce qu’elle avait dit.

Effectivement, l’eau de Vigne était délicieuse. Ils burent leur verre en discutant de tout et de

rien, la vie avec Elroy était simple et facile. Le jeune homme avait bon caractère et il se

contentait de peu. L’après-midi s’était déroulée dans la bonne humeur et les deux hommes

en avaient profité pour se connaître un peu mieux et se reposer après cette longue

chevauchée.

Vidalis fut de retour rapidement, elle se servit un verre et s’assit près des deux

hommes. Elle était intriguée par leur jeunesse, rarement Idriss envoyait deux jeunes en

mission. Il s’arrangeait toujours pour équilibrer les équipes. Mais en regardant de plus près,

elle comprit pourquoi. Sous ses airs de jeunot, Kenji était plus vieux, il était difficile de lui

donner un âge, mais elle voyait dans ses yeux que ce n’était plus un gamin. Il dégageait une

force et une assurance que l’on acquiert avec l’expérience. Elle garda cela pour elle, elle ne

voulait pas le mettre mal à l’aise.

— Comment êtes-vous entrés au service du prince ? demanda-t-elle.

— Oh par un concours de circonstances, répondit prudemment Kenji. Nous

cherchions du travail, il s’est trouvé que le prince désirait des gens comme nous, il nous a

recrutés et voilà.

— Je vois, fit songeusement Vidalis. Bien, et que savez-vous de cette mission au juste ?

Elle voulait déterminer jusqu’à quel point elle pouvait leur faire confiance.

— Disons que c’est un peu vague, admit Kenji, nous avons entendu quelques échos.

Rien de bien sûr, mais je crois que nous courons un grand danger et que le prince Idriss

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cherche à prévenir le plus de personnes possible de ce danger.

— Oui, c’est cela approuva Vidalis.

Ils étaient dans la confidence, mais pas complètement, donc elle resterait évasive.

Elle allait proposer de se mettre à table lorsque la sonnette d’entrée se mit à tinter

bruyamment. Vidalis fronça les sourcils et jeta un œil dehors. Soulagée, elle reconnut Lars, le

nomade, il parcourait les continents de bout en bout à longueur d’année, sans se lasser. Cela

faisait au moins deux ans qu’elle ne l’avait pas revu. Elle ouvrit vivement la porte et il se

faufila prestement à l’intérieur.

— Bonsoir ma belle, déclara-t-il avec emphase en lui collant un gros baiser mouillé

sur les lèvres.

Il connaissait parfaitement l’endroit et se dirigea directement à l’étage.

— Je vois que tu as des invités. Parfait, c’est justement eux que je venais voir. Oh, ne

sois pas déçue ma toute belle, je suis enchanté que cette entrevue ait lieu chez toi.

— Je commence à comprendre…

— Oui, je n’en doute pas, tu es vive et intelligente. Bon, voyons voir à qui nous avons

affaire.

Il se pencha vers Elroy et Kenji qui regardaient l’inconnu avec suspicion. Il avait l’air

de très bien connaître Vidalis et semblait ici comme chez lui.

— Elroy et Kenji ? fit-il en pointant un long doigt en direction des deux hommes, qui

hochèrent la tête, les yeux ronds. Je me nomme Lars, je ferai la route de retour avec vous, j’ai

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des nouvelles à transmettre au prince et il nous attend. Nous partirons demain à l’aube. Je

vous expliquerai certaines choses à ce moment-là. Ici, les murs ont parfois des oreilles et il

vaut mieux rester prudent. Tu veux bien m’héberger pour la nuit, ma douce ?

Vidalis le toisa d’un regard peu amène, il lui faisait le même coup à chaque fois et cela

marchait systématiquement. Mais qu’est-ce qui pouvait tant l’attirer chez cet homme ? Il était

petit, avait le nez pointu, des yeux de chat et un sourire… à tomber. Lars vit qu’elle capitulait

quand elle leva les yeux au ciel. Il lui épargna un sourire de triomphe et ôta sa cape qui avait

connu des jours meilleurs.

— Je meurs de faim, si nous passions à table ? Mais avant, un petit verre de cette eau

de Vigne sera le bienvenu. Je vous ressers ? proposa-t-il à la ronde.

Elroy et Kenji tendirent leur verre et Vidalis les imita en poussant un gros soupir. Ils

se dirigèrent ensuite vers la table et Vidalis prit la grosse cocotte dans laquelle mijotait un

ragoût aux petits légumes. Elle alla chercher du pain et des pâtés et tout le monde attaqua le

repas.

— Qui a fait cela ? demanda Lars en se resservant du ragoût pour la troisième fois.

— C’est moi, avoua Kenji. Une vieille recette de famille, se justifia-t-il.

— Ah je me disais ! fit-il en coulant un regard prudent vers Vidalis. C’est fameux !

— Oui, c’est très bon, renchérit Elroy qui s’empiffrait joyeusement.

Ils parlèrent peu, l’ambiance était plutôt particulière et très vite, Elroy et Kenji

éprouvèrent le besoin de regagner leur chambre. Restés seuls, Vidalis et Lars purent discuter

tranquillement de ce qui les intéressait vraiment. Lars lui donna une indication précieuse

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°P4pour trouver l’entrée du cœur de la montagne. En retour, Vidalis lui fit part de leur

situation actuelle. Idriss serait content de ses agents, se dirent-ils, la pêche avait été bonne.

Fatigués, ils finirent par se décider à aller se coucher et comme d’habitude, Vidalis lui permit

de passer la nuit en sa compagnie. Mais ce soir, c’était différent, car elle n’était pas certaine

de le revoir un jour.

Le lendemain matin, très tôt, Lars alla secouer tout le monde. Vidalis leur prépara un

petit déjeuner consistant et c’est repus et bien éveillés que les trois hommes prirent la route

en direction de la capitale du Livandaï, El Vandaï. Vidalis, les regarda partir le cœur serré,

elle pressentait que c’était la dernière fois qu’elle voyait Lars. Elle écrasa une larme en se

traitant d’idiote sentimentale, mais elle n’y pouvait rien, elle l’aimait. Elle rentra chez elle en

frissonnant, le vent venait des montagnes. Là-bas, il devait faire froid, il fallait prendre cela

en considération pour les réserves. Elle s’habilla chaudement, avala un second café chaud et

sortit.

Elle alla dans le petit box construit à côté de sa boutique et fut accueillie par un

hennissement de joie. Elle sella sa jument, Noiraude, lui donna une carotte fraîche et la sortit

de son box, puis elle l’enfourcha d’un mouvement souple et fluide. Elle devait rejoindre vite

la troupe de During, elle savait où était l’entrée du tunnel qui menait au cœur de la montagne.

De leur côté, Grilde et Jinn avaient atteint le col des Jurass, ils n’avaient pratiquement

pas fait de haltes et étaient épuisés. Le soleil se levait enfin, ils allaient pouvoir se reposer. Ils

avaient tenté de dormir la nuit à la belle étoile, mais le froid était tellement intense qu’ils

avaient préféré continuer leur route de nuit et tenter de dormir un peu le jour pour éviter de

mourir gelés. Ainsi, ils avaient gagné du temps et étaient arrivés un jour et demi plus tôt près

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que prévu.

— On va faire reposer les chevaux et dormir ici, proposa Grilde, en montrant une

petite grotte un peu plus loin.

Ils approchèrent leur monture de l’ouverture et Grilde descendit de cheval. Il prit une

torche dans les sacoches et l’alluma, puis il entra dans la cavité. Il ne voulait pas risquer de

tomber sur un locataire récalcitrant. La grotte était assez basse, mais suffisante pour faire

entrer les chevaux et assez longue pour eux quatre.

Il ressortit en faisant de grands signes à Jinn qui descendit de cheval à son tour. Ils

firent entrer les montures, les bichonnèrent les nourrirent et enfin, ils s’occupèrent d’eux.

Jinn découvrit un tas de bois sec et s’empressa de faire un bon feu. Le tas était assez haut, il

y en aurait assez pour le temps qu’ils passeraient ici. Grilde s’occupa de leur repas. Il sortit

du pain encore bon, du fromage et du saucisson. Puis, il trouva une boîte de ragoût qu’il fit

réchauffer à même la cendre. Ils mangèrent vite, ils avaient faim et étaient fatigués. Rassasiés,

ils s’emmitouflèrent dans leur couverture et sombrèrent dans le sommeil.

C’est le froid qui réveilla Grilde, le feu était éteint et la pénombre commençait à

envahir la grotte. Il était temps de continuer la route. Il réveilla son ami et ils firent leurs

paquets sans un mot. Ils sellèrent les chevaux et les firent boire, puis ils reprirent la route.

Le col des Jurass avait la réputation d’être long et particulièrement glacé. Ils allaient devoir

être prudents. Ils eurent du mal au début à trouver le rythme puis peu à peu, la route se fit

plus régulière et les chevaux prirent une belle allure. Ils traversèrent le col durant la nuit et

furent de l’autre côté au petit matin. Les chevaux étaient épuisés, tout comme leurs cavaliers.

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Grilde claquait des dents, il était transi de froid et de fatigue, il jeta un coup d’œil sur

Jinn qui n’était pas en meilleur état. Ils descendirent des chevaux pour leur permettre de se

reposer un peu et observèrent les alentours. Ils avaient sous les yeux des plaines à perte de

vue, au moins les bêtes pourraient brouter.

— On doit aller dans quelle direction maintenant ? demanda Jinn.

Grilde fouilla dans ses fontes et en sortit la carte que leur avait remise Idriss. Il

s’accroupit et la déplia. Jinn s’approcha et ils l’étudièrent soigneusement.

— Nous sommes là, indiqua Grilde en pointant son gros doigt sur le col des Jurass, et

nous devons nous rendre ici, continua-t-il en suivant la route. Première étape donc, Dasha.

— On a encore un bon bout de chemin devant nous. Bon, fit Jinn en se redressant, il

faut chercher un abri pour dormir un peu. L’air est plus sec, mais le vent frais et je doute que

l’herbe soit suffisamment sèche pour éviter de nous glacer les os.

— Tu as raison, opina Grilde. Mais je ne vois rien qui pourrait nous convenir et les

chevaux ont vraiment besoin de se reposer. D’ailleurs, il va falloir bientôt en changer si nous

ne voulons pas les tuer, ajouta-t-il en les observant avec attention.

— Hé, regarde, plus loin, sur ta gauche, là-bas ! s’exclama soudain Jinn. C’est de la

fumée, non ?

— Il me semble que tu as raison. Des nomades ?

— C’est possible, il existe de nombreuses tribus à Bashia, et d’après ce que j’en sais,

ils ne sont pas particulièrement agressifs. Il me semble que Mick venait de là.

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— Ouais et Kenji aussi, si j’en crois ce qu’a dit le prince.

— Kenji ? Mais ils ne se ressemblaient pas…

— Non, c’est à cause des tribus, il y en a tellement sur Bashia que je doute qu’elles se

connaissent et soient toutes identiques.

— On dirait que tu en sais long…

— Disons que j’ai bourlingué et que je sais ouvrir mes oreilles, répondit Grilde

laconiquement.

— Bon, alors qu’est-ce qu’on fait ?

— On peut toujours essayer de se rapprocher pour voir et puis si on a un doute, on

file ailleurs. Mais j’avoue qu’une bonne nuit de repos dans un endroit chaud me ferait du

bien.

— À moi aussi, renchérit Jinn. Je n’en peux plus.

Ils sifflèrent les chevaux et galopèrent en direction de la fumée en espérant de toutes

leurs forces qu’ils auraient affaire à des nomades pacifiques. Ils s’arrêtèrent et descendirent

de cheval à quelques centaines de mètres du campement, attachèrent leurs chevaux à un

arbre solitaire et eurent la surprise de voir un nombre impressionnant de tentes et de

yourtes. Un troupeau de chèvres broutaient dans un enclos et plus loin, un autre était rempli

de moutons. Des sédentaires bien organisés, se dit Grilde. À plat ventre dans l’herbe pour ne

pas se faire repérer, ils allaient avancer un peu lorsque Jinn sentit une lame contre son cou.

Il ne fit aucun mouvement et resta sagement là où il était.

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— Nous n’aimons pas trop les espions ici, que cherchez-vous ?

— Nous n’espionnons pas, répondit Grilde la gorge nouée, nous voulions juste savoir

à qui nous avions affaire.

— Ah, fit la voix, une nuance de moquerie dans le ton. Et êtes-vous satisfaits ?

— Euh… bégaya Grilde qui avait du mal à se concentrer sous le poids de la lame qui

lui comprimait le cou.

— Levez-vous ! ordonna l’homme. Doucement, sans gestes brusques !

Grilde et Jinn se levèrent maladroitement et firent face à trois hommes armés d’épées

qui n’avaient pas l’air ravis de voir des étrangers sur leur territoire. Cependant, celui qui

parlait fit signe de baisser les armes.

— Suivez-nous jusqu’au camp. Là, nous déciderons de votre cas.

Grilde et Jinn tassèrent leurs épaules et firent ce qu’on leur demandait sans rechigner.

Que faire contre trois hommes, épuisés et affamés comme ils l’étaient ? Ils arrivèrent au camp

rapidement et l’homme les conduisit dans une yourte immense.

— Chef, je vous amène des espions, ils étaient à proximité de notre camp et nous

observaient.

Un homme grand et massif se tourna vers eux. Il les scruta longuement, ses yeux se

posèrent sur les deux visages émaciés et creusés de fatigue, puis sur leurs vêtements si

typiques de la guilde des Espions du prince Idriss.

— Je sais que vous êtes des espions et je sais aussi pour qui vous travaillez. Vous ne

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devez pas être au service du prince Idriss depuis longtemps, sinon vous n’auriez pas agi de

façon aussi stupide. Rindi, conduis ces hommes dans la yourte des invités, ils ont besoin d’un

bon repas, de sommeil et d’un bon bain aussi, ajouta-t-il en souriant. Je vous reverrai en fin

d’après-midi, fit le chef en regardant les deux hommes. Et allez récupérer leurs chevaux, ces

pauvres bêtes ont besoin de soins.

— Suivez-moi, ordonna Rindi.

Ils sortirent de la tente, stupéfaits. Ils s’attendaient à tout sauf à ça. Ils allaient enfin

pouvoir se reposer un peu et au chaud. Leur cerveau épuisé avait bien enregistré cette

information. Ils suivirent Rindi qui les accompagna dans une tente assez grande pour deux

où un brasero ronflait doucement. Une chaleur bienfaisante envahit leurs membres

engourdis.

— Le Chef Preston est un ami du prince, ils se connaissent depuis de longues années,

expliqua Rindi aux deux hommes éberlués. Nous avons reconnu vos couleurs, mais on ne sait

jamais, alors veuillez nous excuser pour cet accueil, mais la prudence est de mise. Anissa va

s’occuper de vous, expliqua-t-il en voyant une jeune fille entrer dans la tente. Elle va vous

préparer un bain, de quoi vous restaurer et ensuite vous pourrez dormir. Je vous réveillerai

pour le repas du soir. Les questions et les réponses viendront plus tard, promit Rindi. Sur ces

paroles, il laissa les deux hommes.

La jeune fille les regarda en souriant et leur demanda d’ôter leurs vêtements. Un peu

gênés, ils s’exécutèrent tout de même. Elle leur indiqua un grand bac d’eau où ils

s’empressèrent d’aller se réfugier. Puis la jeune fille saisit leurs vêtements et s’en alla.

Curieusement, l’eau était chaude.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 585


— Je ne sais pas ce qui nous arrive ni où nous sommes, mais j’ai décidé de ne pas me

poser de questions, déclara Grilde en s’esclaffant.

— Et je vais faire comme toi, répondit Jinn tout aussi content.

Ils se savonnèrent, se rincèrent et au moment où ils songeaient à sortir de l’eau, la

jeune fille était de retour avec deux serviettes qu’elle leur tendit. Ils s’enroulèrent dedans et

se séchèrent vigoureusement. Le bain leur avait fait un bien fou, ils se sentaient détendus.

— Voici de quoi vous vêtir, fit la jeune fille en leur tendant deux tuniques blanches. Je

reviens avec de quoi vous sustenter.

Ils enfilèrent les tuniques qui leur descendaient jusqu’aux pieds et s’assirent sur des

coussins à même le sol. Peu de temps après, la jeune fille revint les bras chargés d’un plateau.

Elle le déposa et leur fit signe de commencer à manger. En voyant leur air un peu perdu, elle

leur donna des explications.

— Vous prenez le pain rond que vous voyez là, vous le rompez et vous attrapez la

nourriture avec. Nous mangeons avec les doigts et lorsque nous avons terminé, le bol que

vous voyez là sert à se rincer les mains. Pour dormir, il vous suffit d’arranger les coussins à

votre convenance et de vous recouvrir des couvertures que vous voyez là. Je vous souhaite

bon appétit et un bon repos.

Les deux hommes mirent un moment avant de réussir à manger correctement, mais

finalement, ils trouvèrent cela très pratique. Ils savourèrent tous les mets présentés et une

fois terminés, ils s’allongèrent comme leur avait conseillé la jeune fille. Repus et au chaud, ils

ne tardèrent pas à sombrer dans le sommeil.

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De retour dans la yourte de son chef, Rindi lui tendit les deux lettres que la jeune

Anissa avait subtilisées aux étrangers. Preston les prit et les observa longuement, il ne les

ouvrirait pas, car il savait ce qu’elles contenaient. Idriss avait pris soin de le prévenir du

danger d’une autre manière, mais il se demandait ce qui avait pu le pousser à choisir ces deux

hommes visiblement novices. Une autre tribu les aurait mis en pièces.

— Fais passer le message que deux hommes du prince sont sur les terres de la tribu

des Rêves, ils doivent arriver sains et saufs à leur destination.

— Bien, Chef !

— Ah, ces hommes sont si jeunes et inexpérimentés, pourquoi Idriss a-t-il pris un tel

risque ?

— Il avait sans doute besoin de tous ses hommes pour des missions plus importantes,

suggéra Rindi.

Preston eut un sourire, Rindi était vif et intelligent, il serait un parfait successeur. Son

fils était son reflet au même âge. Mêmes yeux noirs perçants, même peau d’ébène et même

stature. Il était fier de lui.

— Tu as sans doute raison, mon fils, il a agi dans l’urgence comme nous le faisons tous,

d’ailleurs. Notre tribu est en danger et nous devons nous réfugier dans le col. D’après notre

Rêveuse, il nous reste quelques jours avant de devoir nous en aller. Heureusement, nous

sommes nomades, les voyages ne nous font pas peur et nous n’allons pas si loin. Mais j’ai

peur du froid, il sera cruel et beaucoup d’entre nous auront à en souffrir.

— Alors, pourquoi aller dans le col ? demanda Rindi.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 587


— Parce que selon nos sorciers, ce sera le seul endroit suffisamment neutre pour nous

protéger. Ici, il existe un passage mauvais qui traversera toute la plaine et contre lequel nous

ne possédons aucune arme.

— Et les autres tribus ?

— C’est le rôle des deux coursiers, ils doivent apporter les missives avant qu’il ne soit

trop tard pour se mettre à l’abri.

— J’ai vu le nom du père Jean de Mershu sur une lettre. Pourquoi lui ?

— Le père Jean est un homme bien, il est ouvert et intelligent. Il comprendra, et si un

homme est capable de sauver les siens, c’est bien lui. Pour ce qui est des tribus de Bashia,

tous les clans savent ce qu’ils doivent faire, nous les avons informés. Et pour la tribu de

Dasha, j’espère qu’ils auront la missive à temps.

La tribu de Dasha était la seule à ne pas faire bloc avec les autres. Ce peuple était fier

et sauvage, épris de liberté. Ils seraient venus en aide en cas de besoin, mais ils refusaient de

faire allégeance à qui que ce soit. Leur chef, Enoch, était un homme froid et dur, mais juste.

Preston espérait qu’il saurait écouter les coursiers.

— Et surtout, je souhaite qu’Enoch entende ce que le prince lui annonce. Il a joué

finement, car la lettre est adressée à Liran et tout le monde sait qu’il a une bonne influence

sur Enoch. Bon, quant à nous, nous avons encore beaucoup de choses à faire. Inutile de

tondre les moutons, ils auront besoin de toute leur laine, les chèvres ont la peau dure, elles

devraient survivre, il faut nous occuper de chevaux, leur fabriquer des protège-tibias et

sabots, des couvertures plus chaudes pour tous et en grande quantité. Nous ne devrions pas

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 588


manquer de viande, les animaux sont là aussi pour cela, en revanche concernant les fruits et

céréales ?

— Pour les fruits et légumes, pas de soucis, les femmes ont confectionné de grandes

quantités de conserves et pour les céréales, difficile de les stocker, car nous n’avons pas

d’endroit sec. Peut-être dans des tonneaux renforcés ?

— Oui, cela pourrait fonctionner, admit son père. Faisons un essai, de toute manière

nous n’avons pas le choix. Qui sait ce qui va nous attendre ? Nous devons nous préparer au

pire.

— Je vais voir chaque corps de métier, ils en savent souvent plus que nous.

— Oui, et dis à tout le monde que ce soir, nous nous retrouvons dans ma yourte pour

faire le point. Va, mon fils.

Rindi passa la journée à faire des allers-retours entre les yourtes et les tentes, il

conseillait, prenait des notes, rendait service et prenait bien soin de faire accélérer les choses

lorsqu’il trouvait que cela allait trop lentement. Son clan était devenu sédentaire, ils avaient

beaucoup voyagé avant, mais depuis qu’ils avaient découvert la Grande-Lande, ils n’avaient

plus bougé. Les guerriers s’étaient un peu empâtés aussi, le fait de savoir qu’ils allaient devoir

de nouveau affronter une dure épreuve les avait sortis de leur léthargie et ils s’entraînaient

régulièrement au combat. Rindi vit sa mère un peu plus loin en compagnie des tisseuses.

Elles faisaient un travail remarquable, fabriquant des vêtements chauds et solides qui

allaient leur permettre de combattre le froid. La laine de mouton était très chaude, mais elles

la doublaient d’une étoffe douce et particulièrement résistante au froid. Cette méthode de

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 589


fabrication était un secret seulement transmis aux tisseuses. Rindi traversa le camp pour se

rendre dans l’enclos des chevaux. Arol, le responsable du cheptel, se grattait la tête avec

inquiétude. Il ne savait pas si les chevaux résisteraient au froid du col. Oh, quelques jours

sans doute, mais si ça durait trop longtemps ?

— Je me demande ce qu’ils vont pouvoir endurer. Je me fais du souci, mon garçon.

— Ils sont résistants Arol, et les tisseuses leur font des couvertures spécialement

conçues pour eux.

— Alors peut-être que ça ira, admit l’homme un peu rassuré.

— Et la nourriture ? s’informa Rindi.

— Ça mon garçon, c’est mon affaire. Il y en aura assez pour les tenir au moins deux

ans. Je préfère voir grand au cas où, affirma-t-il en se claquant les cuisses.

— Et tu as raison, approuva Rindi. Mon père te fait savoir que ce soir, une réunion se

tiendra dans sa yourte pour la veillée.

— J’y serai ! promit Arol.

Rindi continua son inspection et lorsqu’il eut vu tout le monde, il retourna dans la

yourte de son père. Preston était en compagnie des trois sorciers de la tribu, ils discutaient

âprement de la date possible de la catastrophe.

— Il y aura des signes, fit le plus vieux.

— Et quels signes ? demanda Gand, le plus jeune des trois.

— Des signes ! fulmina Tidiane. Tu sais, des tempêtes, de la grêle, des fissures, ce

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 590


genre de choses.

— Oui, il y aura forcément des signes, tempéra Moufta, tout cela ne peut pas arriver

d’un coup. Mais nous serons en chemin, d’ici là.

— Oui, nous devrions commencer à partir dans trois jours, estima Gand.

— Oui, affirma Tidiane, trois jours au plus. Ensuite, il sera peut-être trop tard. Car les

troupeaux de bêtes et les enfants seront moins rapides. Il nous faudra sans doute deux jours

de marche pour arriver au centre du col. Si je compte bien, cela fait cinq jours et les Rêveuses

disent que nous en avons à peine douze devant nous.

— Nous devrions compter six jours de préparation et de voyage, intervint Moufta, cela

nous laissera une marge d’erreur…

— Nous ne faisons jamais d’erreur ! s’emporta Tidiane.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire, fit Moufta sur un ton conciliant. Mais on ne sait

jamais, les choses peuvent s’accélérer.

— Oui bon, grommela Tidiane, c’est un fait. Nous devons nous préparer à partir dès

demain et faire le voyage le plus tôt possible. Nous pourrions mettre trois jours pour arriver

là où nous devons aller, peut-être plus, et il faudra du temps pour nous installer si nous

voulons être prêts.

— Et comment pourrions-nous bien nous installer dans le col ? demanda Preston avec

sagesse. Il y fait froid et sombre, l’espace y est exigu.

— Tu ne lui as pas dit ? s’insurgea Tidiane en regardant Moufta d’un air accusateur.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 591


— C’est que nous venons de l’apprendre…

— Ah, les disciples, je vous jure ! Alors, le col est pourvu d’une entrée en son centre et

cette entrée donne sur un vaste terrain entouré de montagnes.

— Comment pouvez-vous savoir cela ? s’étonna Preston.

— Les Rêveuses, répondit Tidiane avec mépris.

Il n’aimait pas trop reconnaître que les Rêveuses en savaient plus que lui sur certaines

choses. Il estimait que la véritable sorcellerie était le fait des hommes, pas des femmes,

surtout endormies !

— Elles ont vu le chemin et l’ont parfaitement décrit. Il semblerait que cet endroit soit

protégé et que c'est là que nous devons nous rendre si nous voulons que notre peuple

survive.

— Il en existe un autre, ajouta Gand d’un air important.

— Comment cela ? fit Preston.

Tidiane adressa un regard assassin à son disciple. Il n’aurait pas pu se taire, celui-là !

D’un caractère plutôt difficile et colérique, il avait parfois du mal à se contrôler et là, il dut

prendre sur lui pour rester calme. Il sentait que le chef n’était pas dans un bon jour. Aussi, il

se contenta de foudroyer Gand du regard, il ne perdrait rien pour attendre. Puis, il s’adressa

à Preston d’une voix mielleuse.

— Livy nous a dit avoir vu un autre passage dans la montagne du Pearl, elle pense que

les anciens sont liés à tout cela. Les mages de l’ancien temps vivaient là, ils y construisaient

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 592


leurs écoles et demeuraient plus ou moins reclus. Ils ont créé des passages sous les

montagnes pour permettre aux visiteurs d’entrer. Ces accès peu visibles de l’extérieur

s’ouvraient à dates et heures fixes ou sur demande expresse, expliqua le sorcier.

— Que sont devenus ces mages ? demanda Preston.

— Ah ça ! Nul ne le sait. Nous connaissons leur existence grâce à d’anciens écrits, mais

rien de plus. Il semblerait qu’ils aient vécu il y a fort longtemps et qu’ils aient disparu

subitement.

— Et si le passage ne s’ouvre pas ?

— Oh, il s’ouvrira, j’en fais mon affaire. S’il existe une porte, elle ne pourra pas me

résister, répondit pompeusement Tidiane.

Il omit simplement de dire qu’il avait lu dans les livres des informations sur les

ouvertures de ces accès. Il savait qu’il existait un mécanisme extérieur et il avait sa petite

idée de l’endroit où il se trouvait.

— Bon, alors le sort de la tribu dépend de vous, sorciers, et des Rêveuses ? J’espère

que vos prédictions se révéleront justes.

— Elles le sont Preston, elles le sont, répondit sombrement Tidiane. Nous devons

consulter les esprits tout de suite, peut-être qu’ils seront plus disposés aujourd’hui. Venez

mes frères, allons unir nos esprits.

Les trois hommes sortirent de la yourte en échafaudant des théories, chacun voulant

épater les autres par son savoir et sa sagesse. Rindi les regarda partir avec soulagement. Il

aimait bien Tidiane, mais le sorcier avait tendance à lui crisper les nerfs.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 593


— Tu y crois à ce passage, toi ? demanda-t-il à son père.

Preston se gratta la joue et poussa un soupir. Il se souvenait des légendes concernant

d’anciens magiciens, sa grand-mère lui en parlait alors qu’il était tout petit. Il savait qu’ils

vivaient non loin d’ici, il ne pensait pas que ce fut dans les montagnes, mais après tout,

pourquoi pas ? L’idée n’était pas sotte, bien au contraire.

— Oui, je pense qu’ils existent. Il me semble que la guilde des Espions a parlé d’un

Livre qui parlait de ces passages, mais je ne saurais en dire plus. Tout ce que je peux affirmer,

c’est que Lars est passé ici le mois dernier, il avait en sa possession un livre ancien qui relatait

l’histoire des premiers temps. Les deux passages dont parlait Tidiane y étaient évoqués et

Lars m’a donné quelques indices pour les trouver.

— Ainsi, tu savais ? sourit Rindi.

— Disons que je me doutais de quelque chose et que nos sorciers m’ont conforté dans

cette théorie. Je ne voulais pas donner trop d’espoir.

— Ces mages… père. Qu’étaient-ils vraiment ?

— Difficile à dire, un peu comme ceux de l’école de magie de Serthas la Noire, je

suppose. Ils vont et viennent depuis de nombreuses générations si j’en crois les écrits. Il suffit

de lire un peu les livres d’histoire pour toujours trouver une petite note les concernant.

— Ce sont toujours les mêmes ?

— Aucune idée, ils sont discrets et peu enclins à faire entrer des inconnus dans leur

intimité. Même le prince Idriss, spécialiste de l’espionnage, ne sait pratiquement rien d’eux,

c’est dire leur faculté à se protéger.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 594


Rindi eut un sourire, oui le prince Idriss était très réputé dans son domaine. Il

possédait les meilleurs espions et ce, dans tous les continents. Il avait des amis aussi

improbables que différents et c’était une force. Rindi l’aimait beaucoup et il espérait le revoir

un jour. Preston et lui passèrent le reste de l’après-midi à travailler sur le départ et c’est

lorsque les femmes entrèrent pour apporter les plats et dresser la table qu’ils se rendirent

compte de l’heure. Ils dînèrent en silence, se préparant mentalement à la veillée qui allait

suivre. Il y aurait beaucoup de questions et Preston n’était pas certain d’avoir toutes les

réponses. Il venait à peine de terminer que les premiers invités furent là.

Chose rare, Livy la Rêveuse de Tête était présente. Elle salua Preston d’un bref signe

de tête et s’assit au bout de la table. Les autres l’imitèrent, un peu intimidés. Rindi avait hâte

de voir la tête de Tidiane, il avait les Rêveuses en horreur, sans doute parce qu’elles en

savaient plus que lui. Il tourna la tête en direction de l’entrée où Tidiane, fidèle à son

habitude, se tenait pour se faire remarquer. Il faillit s’étouffer de fureur lorsqu’il remarqua

la présence de Livy. Il prit place le plus loin possible d’elle tout en l’observant du coin de l’œil.

Livy restait impassible, se contentant de regarder droit devant elle. Enfin, tout le monde fut

là, même les deux coursiers qui observaient cette pantomime, les yeux écarquillés. Ils se

demandaient où ils étaient tombés.

— Prenez place, leur offrit Preston. Ce que vous allez entendre ici est en relation avec

votre mission. Je prendrai un petit moment après la réunion pour vous parler en privé.

Jinn et Grilde, encore engourdis de sommeil, prirent un siège et se tinrent cois. Ils

avaient sous leurs yeux l’assemblée la plus hétéroclite qui soit. Une jeune fille posa une tasse

d’un breuvage chaud devant chaque participant. Une fois tout le monde servi, la réunion put

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 595


commencer. Preston s’informa des avancées de chacun et tout le monde prit la parole à tour

de rôle. Rindi prenait des notes au fur et à mesure des échanges. Connaître le nombre exact

des denrées alimentaires, des réserves était indispensable à leur survie. Ensuite, Preston leur

donna les nouvelles informations en sa possession et leur donna la date du départ. Il aurait

lieu dans deux jours, trois au plus tard. Dès le lendemain, tout le monde devait préparer les

paquets et commencer à charger les mules et les charrettes. Il y eut un grand moment de

silence, tout le monde prit conscience de l’imminence du danger et cela provoqua beaucoup

de tristesse en eux. Puis une voix fraîche et claire se leva dans le silence.

— Mes amis, fit Livy, nous sommes à l’orée d’une nouvelle vie. N’oublions pas que

nous étions un peuple nomade et que la sédentarité n’a jamais été inscrite dans nos gènes.

Alors, soyons les guerriers voyageurs que nous sommes au fond de nous et partons la tête

haute. La montagne nous accueillera en son sein et nous protégera du mal extérieur, mais ce

temps ne sera que temporaire, nous devrons lutter pour vivre et nous chercher une nouvelle

patrie. Je l’ai vue dans un rêve, cet endroit fait pour nous existe, il nous faudra du courage et

de la persévérance pour le trouver, mais nous vivrons pour cela.

Sur ces paroles, elle adressa un signe de tête à Preston, se leva et quitta l’assemblée

d’une démarche royale. Curieusement, Tidiane resta silencieux, lui qui d’habitude avait la

langue bien pendue était à court de mots. Voyant que la réunion tirait à sa fin, les autres

quittèrent peu à peu la yourte de leur chef pour regagner la leur. Tidiane resta un petit

moment en retrait puis il s’en alla à son tour non sans jeter au chef un coup d’œil

interrogateur. Restés seuls, Preston, Rindi, Jinn et Grilde éprouvèrent un moment de

solitude.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 596


— Les lettres que vous transportez sont vouées à prévenir leurs destinataires d’un

grand danger. Le père Jean écoutera, car c’est un homme ouvert et intelligent et une partie

du peuple suivra ses recommandations. Cependant, vous allez aussi lui remettre ceci,

annonça Preston en tendant un médaillon étrange à Grilde qui l’observa avec curiosité. Il

s’agit d’un artefact fabriqué par les soins de nos sorciers pour situer la zone neutre

d’Elwhinaï. C’est là qu’il doit se rendre s’il veut avoir une chance de s’en sortir. Dites-lui bien

cela et ne le perdez surtout pas.

Grilde s’empressa de le mettre à l’abri dans une poche contre sa poitrine, sous l’œil

attentif du Chef Preston qui reprit :

— Par contre, Enoch… Heureusement, vous vous adresserez directement à Liran. Lui

comprendra l’urgence de la situation, il saura peut-être convaincre son chef. Vous partirez

demain matin. Nous vous fournirons de nouveaux chevaux, les vôtres ont besoin de repos. Il

existe des étapes un peu partout sur votre trajet, rendez-vous à ces endroits pour changer

de montures et vous reposer. Les hommes seront prévenus de votre passage. Soyez rapides,

car le temps presse.

— Nous pouvons partir dès cette nuit, affirma Grilde.

— Oh, j’en doute fort, le vent de la plaine est glacial et il n’y a rien pour vous protéger,

vous seriez morts de froid au bout de deux heures.

— Nous allons avoir du mal à trouver le sommeil…

— Je ne pense pas, répliqua Rindi, la tisane que vous avez bue vous aidera à plonger

dans les bras de Morphée.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 597


— Hein ? Vous nous avez drogués ? s’emporta Grilde.

— Doucement, rassura Preston en se penchant vers le jeune homme. Non, nous vous

aidons à récupérer de vos privations et votre corps a besoin de sommeil même si votre tête

vous dit le contraire. Passez une bonne nuit et repartez demain. Là, vous aurez une chance

d’arriver à temps.

Sur ces mots, le chef leur fit signe de regagner leur tente.

Grilde ravala ses mots et se leva, suivi de Jinn qui restait silencieux. Ils entrèrent dans

leur tente et contre toute attente, ils se rendirent compte qu’ils tombaient de fatigue. Le chef

avait raison, ils avaient encore besoin d’une bonne nuit. Et puis s’ils avaient voulu les tuer,

ils l’auraient fait depuis longtemps. Ils s’écroulèrent sur le lit et plongèrent dans un sommeil

réparateur. Anissa entra dans la tente sur la pointe des pieds, rangea le désordre et remit du

bois dans le feu. Puis elle s’en alla, telle une ombre.

La nuit fut courte pour la tribu des Rêveurs, au petit matin, ils s’activaient à mettre

leurs réserves en lieu sûr et à charger les charrettes. Grilde et Jinn se réveillèrent frais et

dispos. Anissa leur apporta un déjeuner qu’ils engloutirent rapidement, consciente de

l’urgence de leur mission. Ils avaient remis leurs vêtements à présent propres et

s’apprêtaient à lever le camp. Ils se dirigèrent vers la yourte du chef qui était déjà sur le qui-

vive. Il leva les yeux sur les deux hommes, un grand sourire éclairant sa face sévère.

— Ah ! Vous ressemblez à nouveau à des gens du prince ! Rindi va vous fournir des

chevaux et Anissa de quoi vous nourrir pour quelques jours. N’oubliez pas de remettre

l’artefact que je vous ai donné hier, le père Jean en aura grand besoin.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 598


Grilde tapota machinalement la poche de sa chemise, il l’avait mis là où il ne risquait

rien. Rassuré, Preston leur souhaita un bon voyage et les deux hommes purent partir. Rindi

les conduisit à la sortie du camp où deux superbes chevaux les attendaient. Sellés, ils étaient

prêts au départ. Même leurs fontes avaient été attachées à la selle et réapprovisionnées.

— Merci de votre accueil, fit Grilde, grâce à vous nous pouvons repartir de bon pied.

— Il en va de la vie de tous, répondit Rindi. Ne perdez plus de temps, partez !

Les deux hommes enfourchèrent leur monture et foncèrent dans le jour naissant.

Rassuré, Rindi alla vaquer à ses propres occupations. Ils avaient beaucoup à faire et le temps

n’était pas extensible.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 599


Sid et Roure chez Ronce du Temps

Plus loin, Sid et Roure avaient traversé la vallée des Runes et approchaient du port

des Galates. Ils allaient prendre un bateau pour se rendre sur le continent Arakan. Ils

doutaient de pouvoir faire l’aller-retour et d’arriver à temps pour le rendez-vous avec le

prince dans la forêt des anciens, mais ils feraient au mieux. Ils furent dans le port au petit

matin et se mirent tout de suite à la recherche d’un navire qui pourrait les emporter.

— Vous avez de la chance, leur dit un homme, ils viennent de décharger et repartent

à vide, ils auront p’têt de la place pour vous. C’est le rafiot là, celui qui s’appelle, Le Galou,

mais dépêchez-vous, il va partir.

Les deux hommes se hâtèrent et demandèrent à parler au commandant. En voyant les

pièces d’or, ses doutes s’envolèrent. Il rechigna un peu pour les chevaux, mais une pièce

supplémentaire le fit changer d’avis.

— On part dans une demi-heure, annonça-t-il, vous avez le temps d’acheter la

nourriture pour vous et les chevaux.

Sid et Roure ne cherchèrent même pas à discuter, ils se dirigèrent vers la première

boutique ouverte et firent le plein de ce dont ils avaient besoin, priant pour que le capitaine

les attende. Heureusement, le bateau était toujours à quai. Le capitaine leur fit signe de

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 600


monter à bord et l’un des matelots se chargea de faire avancer les chevaux qui hennissaient

de terreur. Le capitaine leur fournit une cabine miteuse, mais ils feraient avec. Ils déposèrent

leurs affaires et montèrent sur le pont afin de s’occuper des bêtes qui tremblaient de frayeur.

Roure les calma autant qu’il le put en leur parlant doucement, mais Sid l’étonna, il sortit de

sa poche un petit sac d’herbes odorantes qu’il secoua sous les naseaux des chevaux qui

aussitôt se calmèrent. Ensuite, il les conduisit à l’abri du vent, les protégea d’une couverture

et leur cacha les yeux. Ainsi, ils pourraient voyager plus sereinement. Le bateau quitta les

quais. Ils avaient cinq jours devant eux pour se reposer et faire le point. Ils redescendirent

dans leur cabine, s’allongèrent et sombrèrent dans le sommeil.

La traversée se déroula dans les meilleures conditions possible, le temps était clément

et le capitaine les laissait tranquilles. Ils s’occupaient des chevaux et dormaient. Enfin arrivés

sur le continent Arakan, ils accostèrent sur le port des Urnes. De là, ils refirent le plein de

nourriture, s’occupèrent de leurs montures et reprirent la route. Ils étaient déjà à plus de

sept jours de voyage et il leur en restait encore quatre pour arriver jusqu’à la capitale. Ils

galopaient de village en village, changeaient leurs montures dès que le besoin s’en faisait

sentir, dormaient peu et ne songeaient qu’à une seule chose, arriver à bon port.

Ils arrivèrent enfin à Arakan en fin de journée. Ils ne perdirent pas de temps à

chercher une auberge et se rendirent directement au château. Le roi de la Treille avait la

réputation d’être un bon monarque et il n’y avait pas de temps à perdre. Ils situèrent le palais

très rapidement, impossible de se tromper. Deux gardes en bloquaient l’entrée. Sid et Roure

descendirent de leur monture et se présentèrent. L’un des gardes leur fit signe d’entrer et ils

pénétrèrent dans une cour immense où un homme vint à leur rencontre.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 601


— Vous êtes les hommes du prince du Livandaï ?

Roure et Sid acquiescèrent.

— Alors, suivez-moi, vous êtes attendus. Le technicien Ronce du Temps va vous

recevoir. Un palefrenier va s’occuper de vos chevaux.

Ils passèrent un porche immense, puis entrèrent par une petite ouverture. Ils

montèrent une longue série d’escaliers et enfin, leur guide leur désigna une porte. Ils

devaient être en haut d’une tour, se dit Roure. Le guide frappa et une voix frêle leur répondit

d’entrer. Roure et Sid s’exécutèrent et furent sidérés par ce qu’ils virent. Un fouillis

encombrait une pièce pourtant grande. Des structures en fer, des tubes en verre, des fioles,

des pots et une montagne de livres jonchaient le sol. Un homme petit et chenu s’avança vers

eux.

— Entrez mes amis, entrez. Je vous attendais, je savais que vous viendriez ce soir,

Salomon me l’avait dit.

— Salomon ? demanda Roure.

— Ah ! Mon épervier, un sacré voyageur, si vous voulez mon avis. Il vole bien, haut et

longtemps. Il vous a vus venir de loin. Mais bon, vous n’êtes pas là pour écouter un vieux

radoteur. Je suppose que c’est le prince qui vous envoie, vous portez ses couleurs. Que me

vaut l’honneur ? fit-il en chaussant ses lunettes sur son nez pointu.

— Une lettre Messire, répondit Sid un peu gêné.

— Messire ? s’étonna l’homme en s’esclaffant bruyamment. Ronce suffira. Je suis le

technicien du roi.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 602


Il prit la lettre que lui tendait Sid et l’ouvrit sans perdre de temps.

— Oui, oui, marmonna-t-il. Il a raison malheureusement et le roi est au courant, bien

sûr, mais cela suffira à le convaincre de l’urgence de la situation. Bien, fit-il en levant le nez.

Je suppose que le prince vous a donné une lettre pour lui ?

Roure hocha la tête.

— Alors vous la lui porterez demain matin, le roi ne reçoit aucune visite après la nuit

tombée. Qu’à cela ne tienne ! Vous allez rester ici, j’ai de quoi vous loger et il va falloir parler

de votre retour… Je suppose que le prince ne vous a rien dit ?

— Si, que nous devions l’attendre près de la forêt des Anciens d’ici cinq jours, mais

cela va être difficile…

— Ah, il ne vous a rien dit alors, s’amusa Ronce. Chaque chose en son temps. Dans

l’immédiat, restez ici, faites comme chez vous, mais ne touchez à rien, vous risqueriez de

provoquer des catastrophes sans le vouloir. Il y a deux chambres sur la droite là et une salle

d’eau. Pour la nourriture, il suffit de faire fonctionner la cloche et le repas arrive dans la demi-

heure. Je vais prévenir que vous êtes deux. Bon, j’ai deux ou trois petites choses à faire, je

vous revois tout à l’heure, messieurs.

Ronce du Temps ramassa sa longue cape et s’en alla en tenant fermement la lettre

dans ses mains. Laissés seuls, Roure et Sid hésitèrent un peu avant d’aller dans les chambres.

Ils étaient fourbus et une bonne toilette s’imposait, avant un bon repas chaud. Ils évitèrent

soigneusement un établi encombré de choses bizarres et entrèrent dans une chambre

immense dotée de deux grands lits. Parfait, se dit Roure, enfin une bonne nuit en perspective.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 603


Il s’affala sur l’un des lits et Sid fonça dans la salle d’eau.

Ronce du Temps descendit vivement les escaliers, une petite visite à son roi

s’imposait. Il traversa de nombreux couloirs et arriva dans ses quartiers. Cyr de la Treille

était un homme grand et massif, brun de peau et de cheveux. Seuls ses yeux verts pétillants

de joie et de bonté trahissaient sa véritable nature. Il était en compagnie de Luc, le plus âgé

de ses fils et ils levèrent à peine la tête lorsque Ronce arriva en coup de vent. Ils avaient

l’habitude des entrées peu protocolaires du technicien.

— Majesté, les coursiers du prince Idriss sont arrivés. Ils m’ont remis la missive que

voici. La vôtre suivra demain, mais je pense que le contenu est plus ou moins le même. Ce

qu’il y a d’intéressant dans la mienne, c’est qu’il me donne des indices concernant l’endroit

où nous pourrions nous réfugier. Il évoque le caractère paradoxal d’Elwhinaï et cela rejoint

ce que je pensais. Figurez-vous, continua-t-il en prenant un siège, que cette planète est dotée

d’un fichu caractère, tout comme nous, en fait. Pour faire simple, un côté neutre, un autre

malsain et le dernier bienveillant. Ces deux derniers vont se livrer une guerre sans merci

pour nous détruire ou nous protéger, selon l’envie. Mais la sécurité se trouvera dans la

Neutralité et je sais comment la rencontrer, termina-t-il d’une seule traite.

Luc l’écoutait, amusé, il avait toujours aimé et admiré le technicien même s’il le

trouvait un peu fou. Il s’approcha du bar, prit un verre et le remplit de vin. Il le tendit à Ronce

qui lui adressa un sourire de reconnaissance.

— C’est là-dessus que nous étions en train de travailler, avoua le roi. Je commence à

comprendre, mais je ne vois pas trop comment nous allons procéder. Les réserves sont faites,

le peuple est prévenu, mais nous ne savons pas où aller… Luc évoquait l’idée de nous rendre

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 604


dans le sud, vers Nieblaï.

— Pourquoi là, mon enfant ? interrogea Ronce, stupéfait.

— Une intuition, fit le jeune homme en secouant la tête. Rien de plus. Tu sais, avant

de partir, Mehielle nous a fait part d’un endroit étrange qui ne changeait jamais, où la nature

était encore belle à voir. Cet endroit, c’est Nieblaï et je me dis…

— Que tu as raison, coupa Ronce avec emphase. C’est là… Exactement. Dans sa lettre,

le prince parle d’un endroit où tout pousse de façon équilibrée, sans heurts, sans excès non

plus et c’est Nieblaï qui m’est venu en tête, expliqua Ronce.

— Cela nous laisse peu de temps pour faire le voyage… s’inquiéta le roi. Ce n’est pas

la porte à côté…

— Vous oubliez ma machine ! s’exclama Ronce. J’ai terminé, elle est fonctionnelle.

D’ailleurs, je dois cela à votre fille, elle a trouvé la pièce manquante. D’ailleurs, où est-elle ?

Cela fait un moment que nous ne l’avons pas vue.

— Mehielle est par monts et par vaux, avoua le roi, mais je ne m’inquiète pas pour elle.

Elle sera là le moment venu.

Il savait à quel point sa fille était différente et la dernière discussion qu’ils avaient eue

l’avait rassuré et renforcé dans ses sentiments. Mais il devait garder cela pour lui.

— Alors, cette machine ? demanda Cyr de la Treille.

— Elle emporte les animaux sans dommages, ainsi que les objets. Donc je suppose que

pour les humains, c’est pareil.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 605


— Tu supposes ? fit le Roi en fronçant les sourcils.

— Oui, enfin, je suis certain. Je vais faire mes premiers essais dans deux jours avec les

coursiers du prince Idriss.

— Et ils le savent ? demanda le prince Luc avec ironie.

— Euh… non pas encore, reconnut Ronce, un peu gêné. Mais Idriss savait pour la

machine, il m’a demandé de lui renvoyer ses hommes rapidement dans la forêt des Anciens.

Ce sera un excellent test, ajouta-t-il le visage réjoui.

— J’espère que tu ne fais pas d’erreurs, avança le roi, un rien circonspect.

— Non, Majesté, je ne risquerais pas la vie de deux hommes si je n’étais pas certain de

mon fait. D’ailleurs, je l’ai essayée moi-même ce matin pour me rendre dans les cuisines.

Le roi et le prince lui jetèrent des regards sidérés. Il leur annonçait ça comme si c’était

une évidence. Le technicien avait les joues rouges d’excitation et ses yeux brillaient de

satisfaction.

— Et ?

— Et quoi ?

— Quel effet cela fait-il ? demanda le roi avec patience.

— Oh, c’est une expérience intéressante. Brève, mais intense. Je suis revenu et suis

reparti très vite, mais ce que je peux affirmer, c’est que cela marche parfaitement bien.

— Mais comment as-tu pu repartir ? interrogea Luc curieux.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 606


— J’ai un petit boîtier qui permet le retour au point de départ. Ce qui me chagrine,

c’est la distance, je ne pourrais pas venir rechercher la machine et elle sera sans doute

détruite…

— Tu pourras en reconstruire une autre, le consola le roi. Il te suffira de prendre les

plans et le matériel…

— Oui, c’est une idée, admit Ronce, légèrement rassuré. Mais quand même, celle-ci est

une réussite.

— Et comment ça fonctionne, exactement ? demanda Luc.

Cela l’intéressait terriblement, il aurait voulu faire comme Ronce, créer et

expérimenter tout un tas de choses. Mais il était l’aîné et selon la loi, il devrait un jour régner

sur Arakan.

— C’est un peu comme si ton corps vibrait à un autre niveau, j’oblige ton corps à

répondre à une série de pulsations et je les renvoie là où je veux. C’est un peu simpliste, mais

cela résume bien, tenta d’expliquer Ronce.

— Oui, un peu comme lorsqu’on fait de la méditation à haut niveau, tu arrives à

atteindre d’autres mondes. Il paraît que certains chamans y arrivent très bien, d’ailleurs. Il

me semble que les mages aussi… Mehielle m’en a parlé un jour… Bon, passons. Nous avons

plus urgent à faire. Quand pourrons-nous commencer à transporter tout le monde ?

— Quand vous le voulez !

— Alors je suggère de commencer rapidement, fit le roi. D’abord les dirigeants et ceux

qui vont étudier l’emplacement et les possibilités de vie sur place. Puis le matériel, les

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 607


réserves et enfin les hommes avec leurs possessions. Cela devrait nous prendre au moins

une semaine, non ?

— Oui, si nous travaillons nuit et jour. J’aurais besoin d’un assistant, Majesté. Votre

fils est le mieux placé pour me seconder, il comprend la mécanique et a un don pour tout

faire fonctionner correctement.

Le roi eut une seconde d’hésitation. Il était conscient que son fils partageait la passion

de la mécanique avec Ronce. Tout petit déjà, il se passionnait pour les montages et les

sciences, mais étant l’aîné, il serait amené à gouverner un jour. Alors, Cyr trouvait cruel

d’entretenir cet amour. Mais les choses allaient changer et il ne savait pas sur quoi il pourrait

régner. Et puis en son for intérieur, il devait admettre que son cadet Gaëtan était plus apte à

gouverner. Qui sait ? Nouvelle vie, nouvelles lois ?

— Je suis d’accord, capitula-t-il. Je suppose que les affaires de mécanique te parlent

plus que celles du trône, mon fils ?

Luc rougit, mais ne contredit pas son père. La politique ne l’avait jamais intéressé,

alors que Gaëtan lui, en savait plus long que lui sur tout. Cyr eut un sourire rassurant, il ne

voulait pas que son fils se sente coupable. Il fit sonner un serviteur et demanda qu’on lui

envoie son fils cadet. Luc resta silencieux, espérant de tout son cœur que son père prendrait

la décision qui s’imposait. Gaëtan était fait pour lui succéder et lui était destiné à s’épanouir

dans la technologie et les sciences. Gaëtan arriva essoufflé et échevelé, il venait de s’entraîner

au kendo, cet art martial qui demandait une grande maîtrise de soi et une énergie à toute

épreuve.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 608


— Oui, père, fit Gaëtan en s’inclinant tout en observant son frère du coin de l’œil.

— Mon fils, ton frère va seconder Ronce pendant quelque temps dans son travail, j’ai

donc besoin d’un assistant. Je te confie cette tâche qui risque de devenir permanente si j’en

crois la face épanouie de mon fils aîné.

— Très bien père, répondit Gaëtan, hésitant à comprendre le sens exact des mots de

son père.

— Alors va finir ton entraînement et retrouve-moi ici dès demain matin.

Gaëtan se passa la langue sur les lèvres et regarda son frère qui souriait largement.

Oui, il avait bien compris, c’était lui que son père venait de choisir pour lui succéder, à la

grande joie de Luc qui n’attendait que cela. Luc lui fit un clin d’œil rassurant. Ils avaient

toujours été complices et cela ne changerait pas, bien au contraire. Maintenant qu’il était

libre, Luc pourrait donner libre cours à sa véritable passion.

— Parfait, s’extasia Ronce, j’en suis très content ! Alors dès demain mon garçon, on se

retrouve chez moi, on commencera les voyages. Oh, cela va être merveilleux, nous allons bien

nous amuser !

Luc n’était pas certain que le terme soit le bon, mais comme il ne voulait pas doucher

la joie de son mentor, il garda ses pensées pour lui. Son père lui fit un signe de tête

d’approbation, il sentait au fond de lui-même que quelque chose s’alignait correctement. Un

moment de paix dans un monde de chaos. Il eut de nouveau une pensée pour Mehielle, sa

fille si étrange, puis une douleur sourde lui comprima la poitrine, elle était devenue tellement

lointaine, si inaccessible. Ronce, sentant que le roi avait besoin d’un peu de solitude, fit signe

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 609


à Luc de le suivre. Ils s’inclinèrent devant le roi et s’en allèrent.

Resté seul, Cyr de la Treille s’assit dans un fauteuil, soudain las. Mehielle lui manquait,

il se souvenait du jour où une femme étrange leur avait amené le bébé rouge de colère et de

détresse. Elle avait dit que Mehielle était un bébé très spécial et qu’il fallait en prendre soin.

Edoris, sa chère femme aujourd’hui disparue, avait tout de suite pris le bébé sous son aile.

Elle l’avait choyé et aimé comme son propre enfant. Mehielle s’était révélée une enfant

incroyable, elle leur avait apporté beaucoup de bonheur, ses frères l’adoraient, mais

lorsqu’Edoris mourut, Mehielle resta prostrée toute une journée pour ne jamais redevenir

totalement elle-même. Elle devint plus sauvage, moins joyeuse, mais elle restait sa fille.

Depuis plusieurs jours, il ne l’avait pas vue et elle lui manquait terriblement.

— Tu devrais me faire confiance père, fit une voix douce derrière lui.

— Mehielle ! s’exclama le roi qui se leva brusquement et faillit tomber à la renverse

lorsqu’elle se jeta dans ses bras. Oh, ma toute petite ! Comme tu m’as manqué !

— Je t’avais dit que je reviendrais, je suis toujours ta fille quoi qu’il arrive. Rien ne

peut nous enlever ce que nous avons vécu ensemble, et puis je t’aime trop pour t’abandonner.

Il faut qu’on parle père, car je sais certaines choses importantes pour la survie de ton peuple.

Le roi nota qu’elle avait dit « ton peuple » et non « notre peuple » et il en fut peiné.

Mais il comprenait ce qu’elle voulait dire. Aussi, il la laissa parler juste pour le plaisir de

l’écouter et de profiter de sa présence.

— Ce qu’a découvert Ronce est vrai et tu peux faire confiance à sa machine, elle est

étrange, mais fonctionne parfaitement. À sa manière, c’est un génie très en avance sur son

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 610


temps et je pense que Luc fera des découvertes très prometteuses. Tu as fait le bon choix en

permettant à Gaëtan de prendre ta succession. Un jour, il se dépassera, il est fait pour ça.

Nieblaï est l’endroit idéal, mais il faudra faire très attention, car ce lieu est hostile, dangereux

et froid, très froid. Il faut vous préparer à cela père, car sinon les nouveau-nés et les vieillards

ne survivront pas. Je vais te faire un cadeau papa. Il faudra que tu le conserves

précieusement, car il vous sera très utile. Regarde, je te fais don de la pierre de Lune. Le

moment venu, tu sauras l’utiliser.

Elle lui tendit une pierre lisse et douce de forme ovale et d’une étrange couleur nacrée.

Le roi la prit délicatement et fut étonné de la sentir si légère. Il ferma le poing sur la pierre et

elle disparut.

— Elle reviendra lorsque vous en aurez besoin, expliqua Mehielle. Maintenant que j’ai

dit ce que j’avais à dire, si nous passions un moment ensemble, juste toi et moi ? On dîne et

on fait une partie d’échecs ?

— Avec joie ma fille ! s’empressa d’accepter le roi en sonnant un serviteur.

Il ne voulait pas que sa fille parte, pas tout de suite en tout cas.

Ils passèrent une soirée agréable, pleine de complicité et d’amour. Mehielle oubliait

qui elle était et le roi oubliait ses lourdes fonctions. Ils dînèrent et jouèrent aux échecs une

bonne partie de la nuit sans cesser de discuter. Au moment de se quitter pour aller se

coucher, Cyr de la Treille serra longuement sa fille contre son cœur, conscient qu’ils n’allaient

pas se revoir avant un moment.

— Je reviendrai papa, souffla doucement Mehielle à l’oreille de son père.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 611


Et parce que sa fille ne lui avait jamais menti, son cœur en fut allégé.

Le lendemain fut une journée riche en émotions. Heureusement, Gaëtan évita un

nombre incalculable de palabres longs et sans espoir de solutions en proposant au roi d’aller

sur Nieblaï en compagnie de ses hommes pour préparer la venue de leur peuple. Leur temps

était compté et il fallait procéder avec logique et rapidité, ce que savait très bien faire Gaëtan.

Luc assista Ronce toute la matinée et à deux, ils purent envoyer près d’une centaine

d’hommes sur place, ainsi qu’énormément de matériel de construction et du ravitaillement.

C’est avec une grande joie que Ronce s’était aperçu que sa machine n’avait pas de

limites ni dans la durée, ni dans le transport. Ils pouvaient donc envoyer plusieurs hommes

en même temps. Seule la place manquait. Il caressa l’idée un instant de la démonter et de la

reconstruire plus spacieuse dans la cour du château, mais la perte de temps serait trop

importante, alors il renonça.

Luc calculait, pesait et alignait la machine sur la bonne fréquence avec une précision

étonnante. Il savait d’instinct comment elle fonctionnait. Ils firent une pause aux alentours

de midi et rejoignirent le roi pour faire le point. Cyr de la Treille était satisfait, les choses

avançaient vite et selon son bon vouloir. Ils ne devraient manquer de rien. Il avait demandé

aux couturières de la cour de fabriquer des couvertures et des vêtements chauds en grande

quantité et les machines fonctionnaient à plein régime, crachant plus de cent pièces à l’heure.

Il avait fait le tour des usines et les productions accélérées suivaient le rythme. Oui, ils ne

manqueraient de rien.

Ronce approuva les décisions du roi et proposa d’utiliser le reste de la journée à

envoyer les paquets prêts au Nieblaï. Le roi donna des instructions et bientôt, la cour fut

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 612


remplie de cartons, caisses et conteneurs à transporter.

Sur place, Gaëtan s’activait fébrilement. Le temps était plutôt clément, il s’était

attendu à être accueilli par la neige. Mais si le sol était gelé par endroits, ils pouvaient

marcher sans peine et leur travail s’en trouvait facilité. Il partit en reconnaissance avec ses

hommes, il fallait se situer le mieux possible. Le Nieblaï était désert, il n’y avait pas âme qui

vive, les gens fuyaient ce pays en raison de son climat difficile. Mais Gaëtan y découvrit autre

chose.

Pour qui savait regarder, les plaines étaient belles et attirantes et les montagnes

alentour donnaient un sentiment de protection. Curieusement, çà et là poussait une plante

étrange aux fleurs blanches. Gaëtan s’approcha et fut subjugué par les pétales doux et nacrés.

Oui, Nieblaï lui plaisait sans qu’il sache exactement pourquoi. Ses hommes éprouvaient le

même sentiment d’être au bon endroit, alors ils firent ce que leur avait conseillé Ronce. À

partir d’un point que désigna Gaëtan grâce à une machine complexe, ils prirent chacun un

boîtier rond et plat, firent un cercle autour de leur prince et marchèrent en ligne droite.

Le boîtier émettait des bruits aigus et répétitifs. Ils marchèrent une grosse partie de

la journée, s’éloignant un peu plus de leur prince à chaque pas. Puis le boîtier cessa ses bruits

et tous les hommes placèrent un petit cylindre d’argent à cet endroit. À la fin de la journée,

les hommes revirent vers Gaëtan, qui avait monté plusieurs tentes fournies par Ronce. Il

attendit que tous ses hommes fussent présents et lorsque ce fut le cas, il prit une petite boîte

ronde faite de cristal. Il l’ouvrit avec précaution et la tint très haut à bout de bras. Il appuya

sur une petite pierre bleutée placée en son centre à l’aide de son pouce et immédiatement,

une onde chatoyante s’échappa du cristal. Le prince ressentit une étrange vibration, mais

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 613


Ronce l’avait prévenu alors il tint bon et observa ce qui se passait avec fascination. L’onde

colorée se propageait de plus en plus vite et couvrait de plus en plus d’espace. Un son étrange,

comme une musique proche des battements du cœur, pulsa doucement dans l’âme de ceux

qui observaient la scène. Cette musique se propagea sur l’onde et les plongea dans une sorte

de transe hypnotique. L’onde traversa la vallée, percuta les montagnes et s’arrêta au niveau

des petits cylindres d’argent.

Les neuf cylindres s’ouvrirent doucement et livrèrent leur secret. Neuf magnifiques

pierres de lune nichées en leur cœur scintillèrent jusqu’à illuminer l’onde qui se mélangea à

elles. Un dôme magnifique fait de cristal et de pierre de lune prit vie. Le peuple Arakan venait

de trouver son refuge. Le prince baissa les bras et observa longuement le dôme haut de

plusieurs centaines de mètres qui les recouvrait à perte de vue. Comment une telle chose

était-elle possible ? Ronce était un homme stupéfiant.

Les hommes du prince restèrent sans voix, ils connaissaient les expériences du

technicien, mais jamais ils n’auraient pensé qu’il puisse faire une telle chose. Le prince les

sortit de leur léthargie en leur montrant les nombreux paquets qui étaient arrivés durant

l’après-midi. Ils déblayèrent pour permettre de dégager l’emplacement d’arrivée, puis

épuisés, ils prirent un repas et se couchèrent dans leur tente. Demain serait aussi une dure

journée. Gaëtan resta dehors un petit moment, regardant les étoiles. Dans le dôme, il faisait

bon, une température presque printanière, pourtant il pouvait sentir une brise légère sur

son visage alors que le lieu paraissait hermétique. C’est mieux que la magie.

Dans la cour du château, Ronce et le prince Luc venaient d’envoyer le dernier colis de

la journée. Eux aussi étaient épuisés. Ronce leva le nez en l’air et se mit à scruter intensément

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 614


le ciel. Visiblement, il attendait quelque chose. Il poussa Luc du coude et lui montra où

regarder, en direction de Nieblaï. Luc fixa longuement l’horizon et tout à coup, son cœur

cessa de battre. Une lueur nacrée venait d’inonder le ciel. Puis tout cessa et le ciel retrouva

son aspect naturel.

— Qu’est-ce que c’était ?

— Ma plus belle invention, fit Ronce avec un air réjoui.

— Oui, mais quoi ? insista le prince.

— Viens, j’ai faim et il fait froid, rentrons et je t’expliquerai. Il va falloir que tu saches

tout, car tu prendras ma place le moment venu.

— Moi ? s’étrangla le prince.

— Oui toi, confirma Ronce en pointant un doigt long et fin sur la poitrine du jeune

homme. Tu es fait pour ça, plus que moi-même ! Tu es brillant et tu comprends tout très vite.

Ils s’installèrent dans les cuisines sous l’œil attentif des cuisiniers qui avaient

l’habitude de la compagnie de Ronce, mais un peu moins de celle du prince. Voyant qu’ils

s’asseyaient pour manger, ils les servirent sans se poser de questions. Le prince et Ronce

étaient plongés dans une discussion et se moquaient pas mal de l’étiquette. Alors les

cuisiniers se détendirent et reprirent leur travail.

— Vois-tu mon garçon, j’ai construit un dôme de cristal à partir de l’énergie de l’onde.

Il entoure notre nouvelle cité, car il fera froid là où nous allons et nous avons besoin de

protection. Le dôme fera parfaitement l’affaire.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 615


— Mais comment as-tu fait ?

— Attends, je vais dessiner, ce sera plus simple.

Il prit un papier dans sa poche et un crayon et se mit à tracer des cercles et des

formules, puis il installa des petits cylindres et sa source d’énergie. Il assembla le tout pas à

pas et Luc comprit comment fonctionnait le dôme. C’était simple et si compliqué en même

temps, qu’il en resta sans voix.

— Tu sais manipuler les vibrations, constata-t-il avec respect. Et tu as réussi à la

maintenir en place grâce au cristal et aux pierres de lune. Mais d’où viennent les pierres ? Je

pensais qu’il n’y en avait plus.

— Oh si ! fit Ronce la bouche pleine. C’est ta sœur, elle m’en a donné il y a très

longtemps. Elle m’avait dit que je saurais quoi en faire le moment venu et elle avait raison.

Elle aurait pu faire une excellente technicienne elle aussi, tu sais ?

— Oui, je sais, répondit Luc avec tristesse, mais Mehielle est un électron libre, difficile

à apprivoiser.

Ronce lui adressa un regard étrange, il savait que Mehielle n’était pas leur sœur, mais

il s’étonnait du vide qu’elle laissait derrière elle. Luc s’entendait très bien avec elle, ils étaient

complices sur beaucoup de choses, mais cela n’avait pas empêché la jeune femme de partir

et tous en souffraient beaucoup. Même Gaëtan qui affichait pourtant toujours une assurance

à toute épreuve.

— Mehielle est différente. Mais elle veille sur nous tous.

— Oui, je suppose. Bon, et pour demain ? Que devons-nous faire ?

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 616


— Hé, continuer les transports, pardi ! Mais tu le feras seul, j’ai besoin de faire mes

propres bagages et cela me prendra du temps. Je dois tout emporter et j’ai un fouillis… Ça me

donne le tournis rien que d’y penser.

Sid et Roure avaient attendu le technicien patiemment. Ils s’étaient reposés et avaient

dîné, mais commençaient à s’ennuyer ferme. Ils songeaient sérieusement à sortir lorsque le

technicien revint. Il semblait de bonne humeur et très content de lui. Il leur expliqua

comment ils allaient rentrer chez eux et devant l’inquiétude des deux hommes, il leur promit

de faire un essai sous leurs yeux pour les rassurer. Il leur parla ensuite de la missive adressée

au roi et leur promit une audience dès le lendemain matin. Sur ce, il leur souhaita une bonne

nuit et contre toute attente, les deux hommes dormirent très bien.

Le lendemain matin, ils virent le roi et reçurent en retour une missive pour le prince

Idriss. Puis Ronce leur proposa de travailler avec les gardes, car leur départ n’était prévu que

pour le lendemain. Ils acceptèrent avec joie, car l’inactivité leur pesait. Ils eurent la surprise

de voir la fameuse machine qu’ils jugèrent dans un premier temps diabolique puis

ingénieuse, surtout lorsque le savant fit un aller-retour sain et sauf. Ils travaillèrent

durement toute la journée, mangèrent avec la garde du roi et s’en allèrent dans leurs

quartiers, la tête remplie de machines. Le continent Arakan était un continent merveilleux et

si le roi Rathen voulait l’envahir un jour, il allait falloir qu’il se lève tôt.

Le lendemain matin, c’est Ronce qui les réveilla, il était temps de partir pour eux. Ils

déjeunèrent rapidement, firent leur sac et se retrouvèrent dans la cour, la peur au ventre.

Après tout, c’était une expérience plutôt effrayante, non ?

— Vous vous placez là, indiqua Ronce en les poussant sans ménagement. Voilà,

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 617


parfait. Bon, vous êtes attendus dans la forêt des Anciens, je crois.

Les deux hommes acquiescèrent.

— Alors je rentre les coordonnées et hop, c’est parti ! fit-il en agitant la main

joyeusement.

Les deux hommes n’eurent pas le temps de dire au revoir qu’ils étaient parvenus à

destination. L’arrivée fut un peu bousculée, mais à part un léger tournis, ils étaient entiers et

vivants ! Encore retournés par l’expérience, ils se touchèrent le corps avec prudence. Oui,

tout était là. Ils avisèrent ensuite l’endroit où ils se trouvaient et un souvenir amer vint

effleurer leur mémoire. C’est ici même qu’ils avaient perdu de nombreux amis et

compagnons. C’est ici que le Chevalier Noir avait commencé à sombrer dans la folie.

Roure se baissa et caressa l’herbe encore noircie de sang par endroits. Il adressa une

courte prière pour le repos de l’âme des guerriers morts au combat. Puis il se redressa et

avisa Sid qui, plus pragmatique, s’était avancé vers la forêt et se demandait comment ils

allaient y entrer sans se faire égorger. Il sentit la présence de Roure à ses côtés et à la tête

qu’il faisait, il devait se poser la même question.

— Le prince t’a laissé quelque chose pour montrer notre bonne foi ? demanda Roure

à Sid.

— Non, il nous a dit juste de l’attendre ici. Nous ne sommes peut-être pas obligés

d’entrer ? Juste rester ici le temps qu’il arrive ?

— Je ne sais pas… Ils sont là, je le sais, je le sens, ils nous observent.

— Oui, moi aussi, reconnut Sid. Que pouvons-nous faire ?

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 618


Avant qu’ils aient pu prendre une décision, ils virent un homme grand et fin venir à

leur rencontre. L’homme ne semblait pas agressif, il ne portait pas d’arme et tenait les mains

bien en évidence.

— Messieurs, je vous attendais, venez avec moi, je vais vous conduire là où le prince

vous retrouvera.

Roure et Sid se regardèrent et haussèrent les épaules, ils commençaient à s’habituer

aux excentricités des amis du prince.

— Nous avons un long chemin à parcourir, je vous conseille de rester prudents, la

forêt peut être dangereuse pour les étrangers. Restez dans mon sillage, conseilla-t-il.

Les deux hommes lui firent un sourire poli et suivirent docilement. Ils étaient en

terrain étranger et le silence était parfois la meilleure arme pour se faire accepter ou rester

en vie. Leur guide Ale eut un sourire intérieur, Idriss savait toujours choisir ses hommes. Ils

étaient soit suffisamment intelligents pour éviter les questions inutiles soit trop bêtes pour

oser en poser. Il pensait que ces deux hommes faisaient partie de la première catégorie. Idriss

n’aurait jamais confié le sort des enfants du clan des Brumes à de parfaits imbéciles.

Ale les observait discrètement et surtout écoutait et sentait, il pouvait juger un

homme seulement grâce à son odeur. Et ces deux-là étaient plutôt confiants, prudents, mais

pas hostiles. Ils avaient aussi l’habitude de marcher, car leur démarche était souple et

assurée. Il aurait pu choisir la voie des airs pour aller plus vite, mais il doutait que les deux

hommes fussent assez agiles pour cela. Ils marchèrent jusqu’à la mi-journée et Ale leva la

main pour faire une pause. Il prit son sac porté en bandoulière et en sortit une gourde d’eau

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 619


qu’il tendit à Roure, des fruits, du pain et de la viande séchée en quantité suffisante pour

trois. Ils déjeunèrent avec appétit sans échanger un mot. La dernière bouchée avalée, ils

reprirent la route, ils avaient encore un long chemin devant eux.

C’est à la lueur d’une lanterne qu’ils arrivèrent à destination, car subitement, Ale cessa

de marcher et leva le nez en l’air. Il siffla doucement et une corde tomba à ses pieds. Il tira

plusieurs fois dessus pour tester sa solidité, attacha la lanterne à son sac et commença

l’ascension en faisant signe aux deux hommes d’attendre. Il monta le premier palier et prit

appui sur une petite plateforme. Il pencha la tête et fit signe à Sid de venir. Sid commença à

monter, arriva très vite en haut et Roure s’élança à son tour, il peina un peu, mais y arriva

aussi. Ale remonta la corde et leur montra les prises pour continuer à monter.

— Suivez-moi, je vais aller lentement, fit-il en chuchotant.

Il partit devant et Roure soupira, il détestait grimper aux arbres. Et d’ailleurs, qu’est-

ce qu’ils faisaient ici ? Pourquoi monter dans les arbres ? Ils finirent par atteindre une grande

plateforme au moment où Roure commençait à se dire qu’il ne pourrait pas aller plus loin, et

ce qu’il vit l’emplit de stupéfaction. Un village entier était construit là. Des maisons en bois

qui s’étalaient à perte de vue, c’était saisissant. Même Sid avait cessé de jouer les hommes

revenus de tout tant le spectacle était grandiose.

— C’est incroyable, murmura-t-il.

— Tu l’as dit, renchérit Roure, ne trouvant rien d’autre pour exprimer ce qu’il

ressentait.

Un homme s’avançait vers eux, la mine inquiète. Il tendit une main sèche vers la

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 620


lanterne de leur guide. Il la mit devant ses yeux et poussa un soupir à fendre l’âme.

— Elles sont épuisées, reprocha-t-il. Il va leur falloir beaucoup de repos et de soin.

Voilà, les filles, vous pouvez dormir, je vais m’occuper de vous.

Il ouvrit la porte de la lanterne et une nuée de petites bêtes vinrent se poser sur sa

grande main.

— Mais ? C’est vivant ! s’exclama Roure.

— Ce sont des lucioles, évidemment qu’elles sont vivantes. Vous venez d’où ? Tout le

monde sait ça !

— Non, pas tout le monde Less, ils viennent du monde de l’extérieur, ils ne peuvent

pas savoir.

Le dénommé Less renifla avec mépris et leur tourna le dos. Le guide eut un sourire

joyeux et suivit le ronchon, accompagné d’un Roure ébloui et d’un Sid qui s’adaptait de son

mieux. Il les conduisit dans une maison assez grande où une femme les accueillit en souriant.

— Je me nomme Eléa. Je suppose que votre guide a omis de se présenter, alors je le

fais à sa place. Il s’appelle Ale et c’est notre meilleur pisteur.

— Bonsoir Madame, répondit Roure en rougissant.

— Bonsoir Madame, fit Sid en écho.

— Vous êtes ici chez vous, le temps que mon fils vous retrouve. Il saura où vous

chercher le moment venu.

— Pourquoi…, commença Roure.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 621


— Pourquoi êtes-vous là ? Pour eux, montra-t-elle en faisant un large geste de sa

main. Ici vivent les enfants, ils sont nombreux et seront les survivants de notre race.

— Je ne comprends pas…, fit Sid.

— Asseyez-vous, je vais vous expliquer.

Elle leur indiqua deux sièges et attendit qu’ils soient installés pour commencer. Ale

servit trois chopes de bière et fit le service. Roure et Sid acceptèrent avec gratitude.

— Bien, vous êtes au service de mon fils depuis peu, mais Idriss a dû voir en vous

quelque chose de spécial, sinon il ne vous aurait pas confié cette mission. J’ai vu votre arrivée

dans un rêve, ils sont de plus en plus rares, mais surviennent encore quand c’est mon fils qui

les partage. Il a confiance en vous et vous saurez quoi faire lorsque la Scission aura lieu. Nous

ne pouvons rien y faire et nous n’y survivrons pas tous. Cette partie de la forêt est protégée,

mais pas le reste et il n’y a pas assez de place et de vivres pour nous sauver tous. Alors nous

avons fait le choix des enfants. Ils doivent vivre pour le bien de notre peuple.

— Pourtant, il me semble y voir de la place, avança Sid timidement.

— Oui, en apparence, mais l’espace est occupé pleinement et nous ne pouvons faire

plus. La forêt nous impose des limites, vous savez. Ici, vous êtes dans la maison principale,

celle qui loge les adultes dont vous faites partie…

— Vous avez parlé de Scission ? demanda Roure.

— Oui, elle est proche et ce monde tel que nous le connaissons n’existera plus.

— Le prince Idriss…, commença Sid.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 622


— Oui, il sait et c’est pourquoi il a envoyé des coursiers un peu partout dans le monde

pour prévenir du danger, mais il ignore à quel point tout sera bouleversé.

— Mais nous ? interrogea Sid.

— Vous serez les protecteurs. Les gens qui sont ici savent s’occuper des petits, trouver

de la nourriture, la faire pousser, mais il faudra veiller sur eux. C’est la raison de votre

présence ici.

— Bien, Madame, répondit Roure.

Il acceptait ce qu’on lui demandait de faire, du moment qu’il agissait sur ordre du

prince, ce qui semblait être le cas.

— À quoi devons-nous nous attendre ? demanda Sid.

Eléa lui adressa un regard curieux, comme si elle doutait de ce qu’elle allait dire. Elle

voulait protéger et en même temps préparer, alors elle dit les choses comme elle le sentait,

sans fioritures.

— Au pire. Préparez-vous au pire.

— Vous avez des guerriers, alors pourquoi nous ?

— Parce que les données vont changer et que nous ne savons pas à quel genre de

personnes nous allons devoir faire face, vous êtes des Astréiens de l’ouest. Ici, nous

représentons ceux du sud, si les choses se passent comme je le pressens, votre présence

pourrait éviter de grands dangers. Je pense que c’est aussi le calcul de mon fils.

— Mais qui pourrait vouloir du mal à des enfants ? s’insurgea Roure.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 623


— Oh ! Des tas de personnes. Avec de la nourriture, on attise la convoitise et j’ai vu

des hommes tuer pour moins que cela. Vous devez être épuisés, non ? Ronce a dû saper votre

énergie avec sa machine de malheur.

— Vous le connaissez ? fit Roure avec l’enthousiasme d’un enfant.

— Oh oui ! répondit Eléa sur un ton mi-figue, mi-raisin. C’est un homme charmant,

doux comme un agneau, jusqu’au jour où il décide que vous faites un beau sujet d’expérience.

— Il a été très aimable… commença Sid qui aimait bien l’homme.

— C’est ce que je dis, il est aimable et c’est ce qui le rend plus dangereux. Enfin, il n’a

jamais tué personne avec ses machines infernales, sourit-elle.

Elle connaissait bien Ronce et l’admirait, même si elle trouvait son enthousiasme pour

les sciences un peu démesuré. Il fabriquait des choses merveilleuses, mais qui pouvait dire

l’effet que ces machines auraient sur l’homme ? Néanmoins, elle devait reconnaître que

c’était un homme exceptionnel et qu’il sauverait sans doute son peuple.

— Nous devons rejoindre les éclaireurs, annonça Ale doucement. Ils nous attendent

pour les nouvelles instructions.

— Oui, soupira Eléa. Je vous retrouverai demain, vous avez eu une rude journée et

vous devez assimiler les informations que je vous ai données. Alors, reposez-vous, installez-

vous, cet endroit est votre nouvelle demeure. Gillian va venir s’occuper de vous, il vous

expliquera comment est la vie ici. Bonne nuit messieurs, finit-elle en s’enfonçant dans la nuit

en compagnie de leur guide.

Un jeune garçon de treize ans fit irruption immédiatement dans la maison, les bras

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 624


chargés de nourriture. Il posa le tout sur une table installée au fond de la pièce et se tourna

vers eux, les yeux brillants de curiosité.

— C’est moi votre nouveau guide ! tonna-t-il tout content. Vous êtes Roure et Sid et

moi, je suis Gillian. Pour ce soir, prenez votre repas avec ce que j’ai apporté, nous verrons

demain pour le reste. Eléa m’a dit d’être bref et pas trop curieux, alors je m’en vais. Ah ! fit-il

en se tapant le front, les chambres sont derrière et pour les commodités, c’est un conduit,

enfin vous comprendrez bien.

Il s’en alla sans bruit. Roure et Sid s’adaptèrent assez vite à leur nouvel

environnement. Vivre dans les airs était surprenant au départ, mais on s’y sentait très bien.

Ils apprirent à voir les lianes transporteuses et à sentir les aspérités dans les arbres. Ils

étaient loin d’avoir l’agilité des enfants, mais ils s’en sortaient plutôt pas mal pour « deux

vieux », comme le leur disait souvent la petite Alys. Ils voyaient souvent les éclaireurs et Eléa

et plusieurs fois, le chef vint leur rendre visite, mais Idriss n’arrivait toujours pas et

l’inquiétude se lisait sur le visage de sa mère. Elle craignait qu’il n’ait pas le temps de faire le

voyage. Les jours défilaient à toute allure, les réservent s’accumulaient, les hommes et

femmes passaient plus de temps avec leur famille et même Irún avait délaissé son poste pour

passer plus de temps avec son fils.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 625


Scission

Féniel et Ariale avaient parcouru les grottes de fond en comble, ils avaient dormi à la

lueur des bougies et gardaient la lanterne pour des besoins plus importants. Peu à peu,

l’hostilité réciproque qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre avait laissé la place à une sorte de

trêve. Ils se serraient les coudes, partageaient leur nourriture et leurs connaissances pour

être plus efficaces. Ils avançaient vite et parlaient peu, mais chacun faisait l’effort de gagner

la confiance de l’autre. Ils marquaient les pièces et les couloirs qu’ils traversaient et

s’approchaient lentement mais sûrement du cœur de la grotte. L’Essence de la magie, d’après

Féniel.

Ils étaient dans les cavernes depuis plus de douze jours quand, en passant dans une

salle particulièrement obscure, ils virent au loin une lueur rouge, faible, mais bien réelle. Ils

se jetèrent des regards avides, ils avaient atteint leur but, Féniel le sentait au fond de lui,

comme un appel, un murmure qui ne s’adressait qu’à lui. Ils accélérèrent le pas et se

trouvèrent rapidement dans une salle baignée d’une lueur rouge. La même qui les avait

attirés ici.

Féniel aperçut un puits d’où venait la lumière, il s’en approcha et fut immédiatement

attiré vers elle. Sans s’en rendre compte, il plongea dans le puits, comme aspiré. Ariale hurla,

tendit la main, mais ne fut pas assez rapide. Elle vit avec horreur Féniel tomber dans cette

étrange source de lumière. Elle avança prudemment et scruta le fond, la lumière venait bien

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 626


de là, mais le puits paraissait sans fond. Il n’y avait nulle trace de Féniel.

Indécise, Ariale décida d’attendre un peu, après tout l’homme était magicien, il devait

pouvoir se sauver. Elle l’espérait de tout son cœur, car elle avait fini par s’attacher à cet

homme bizarre et froid qui pouvait se monter aussi très charmant parfois.

Elle s’assit par terre, loin du puits, le dos calé contre la roche et le fixa sans relâche,

attendant le retour de Féniel. Plusieurs heures passèrent avant qu’elle ne s’endorme,

épuisée.

Alors un filet de fumée rosâtre sortit du puits et vint s’enrouler autour d’Ariale, avant

de s’infiltrer lentement dans ses narines. Elwhinaï était en place, ses enfants avaient répondu

à son appel, elle pouvait commencer. Ariale sentit une puissance étrangère prendre le

contrôle de son esprit, elle se rebella un moment avant d’accepter et de se fondre totalement

dans la volonté d’Elwhinaï. Elle vit Féniel s’avancer vers elle et prendre ses mains dans les

siennes. Il lui transmit ses pensées, ses désirs et ses ambitions, il lui promit un monde de

puissance, il lui promit une place près de lui et cette dernière pensée eut raison des dernières

résistances de la jeune fille.

Attiré par l’étrange lueur, Féniel s’était laissé emporter sans réfléchir. Arrivé au cœur

d’Elwhinaï, il connut les sombres pensées de ce monde ancien, il s’appropria son désir de

vengeance, fit sienne sa soif de pouvoir et enfin, il lui promit allégeance. En retour, elle lui

dévoila les secrets de la magie, la plus ancienne et la plus sombre, la magie des Ombres. Il

faillit défaillir devant tant de puissance, mais il reçut une aide inattendue, celle d’Ariale. La

jeune femme s’ouvrit complètement à lui, avide de posséder tout ce que Féniel lui laissait

entrevoir. Elle offrit le soutien de sa magie et à eux deux, ils purent contenir et diriger le flux

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 627


d’énergie mortelle. Leur magie se complétait, elle palliait les failles de l’autre. Ils

découvraient leur monde au travers d’Elwhinaï, ce monde qui deviendrait chaos et

destruction. Féniel eut la vision d’une planète dévastée mais cela ne l’empêcha pas de

continuer à soutenir l’esprit qui avait pris possession de son corps. De son côté, Ariale

frémissait de terreur et d’envie mélangées. Elle avait une conscience accrue de tout, son

corps chargé d’énergie répondait à la moindre sollicitation de Féniel. Elwhinaï les enivrait,

les asservissait mais ils se laissaient emporter par la vague destructrice avec enthousiasme

et ferveur. Ils allaient créer un monde nouveau et Féniel en serait le roi. Elwhinaï les unit

dans une étreinte maléfique et leurs âmes furent scellées pour l’éternité.

Ils avaient gagné en pouvoirs et ils étaient devenus immortels. Mais le lien le plus fort

fut celui qui se noua entre Elwhinaï et Féniel. Elle fit sien cet homme, mage sombre comme

la nuit. Elle lui dévoila ses obscurs desseins et aidé d’Ariale, ils firent ce qu’elle leur

demandait. Immergés dans le cœur d’Elwhinaï, la source de magie était inépuisable. Les

mains unies, ils psalmodiaient une litanie de mots qui auraient brisé les âmes pures.

Peu à peu, une onde d’énergie profane s’éleva pour inonder les grottes et s’infiltrer

dans tous les espaces disponibles, son passage provoqua des éboulements, le sol s’ouvrit en

deux, les roches explosèrent, les murs s’écroulèrent, la grotte ne fut plus qu’un amas de

pierres fendues. Et enfin, l’énergie destructrice fut libérée totalement. Elle était désormais

partout, soulevant sur son passage des roches en fusion, déracinant des arbres millénaires,

séparant des continents, brisant des cours d’eau. Parfois, une énergie contraire l’obligeait à

contourner l’obstacle, mais elle repartait, plus décidée et plus haineuse que jamais. Elle

provoqua des typhons, des tsunamis, des fractures de roches tellement importantes que des

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 628


continents en furent à jamais séparés. Les saisons furent inversées, les pôles perturbés et la

Scission connut son apogée.

Elwhinaï imagina trois mondes, ceux de la glace, du feu et de l’eau. Elle répartit le

Soleil et la Lune, mais ne fut pas équitable dans sa distribution. Le monde de la glace reçut

deux lunes ; le monde du feu, deux soleils et le monde de l’eau fut épargné car il fut le seul à

posséder un soleil et une lune. Malgré cela, les débordements d’eaux furent tels que seules

quelques îles émergèrent laissant peu de place à l’humanité. Elle enragea, elle voulait que

tous les mondes souffrent, mais la Neutralité et la Bienveillance veillaient et elle ne put les

contourner. Alors, elle laissa le monde de l’eau tel quel et se promit d’y revenir un jour. Pour

se venger, elle créa les Passages. Ainsi, son magicien pourrait voyager d’un monde à l’autre

sans être inquiété.

Satisfaite, elle entama la dernière et la plus difficile des étapes, celle de la Scission

définitive. Elwhinaï concentra sa toute-puissance pour enfermer le destin des trois mondes

dans son énergie. Ainsi, personne ne pourrait défaire ce qu’elle avait construit. La tâche fut

rude, Féniel fut sur le point de flancher plus d’une fois, Ariale sombrait peu à peu dans

l’inconscience, mais elle les tint sous son contrôle, elle avait besoin de ce vecteur pour être

pleinement efficace.

Au seizième jour, Ariale faillit, trop faible pour continuer. Elwhinaï hurla de rage et de

douleur, car si son plan avait fonctionné, elle avait échoué à conserver le pouvoir sur les trois

mondes. Celui de l’eau lui échappait définitivement et le monde du feu conservait une part

de liberté inaccessible à sa conscience. La faiblesse de ses mages l’empêchait de continuer

ses nuisances. Seule, elle ne pouvait continuer sa destruction et ses vecteurs ne lui servaient

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 629


plus à rien dans l’immédiat. Résignée, elle se consola en pensant à son magicien. Lui, pourrait

aller là où elle n’avait pas accès, il aurait tout le loisir de pervertir les deux autres mondes.

Satisfaite, elle ferma son esprit et s’endormit, elle devait se reposer, se reconstruire…

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 630


Chaos

Pour Roure et Sid, les premiers signes de la Scission se firent sentir le matin du

douzième jour. Cela commença par des grondements dans le lointain, puis une pluie fine et

froide s’abattit sur la forêt toute la journée. Elle cessa dès la nuit tombée, pour laisser la place

à une tempête magnétique qui affola tous les animaux de la forêt. Le vent cessa aussi vite

qu’il était venu et le calme revint. Cette immobilité ne présageait rien de bon, des arbres

avaient été cruellement abîmés et leurs branches immenses risquaient d’endommager le

reste de la forêt ou pire, les habitations, alors Irún et plusieurs de ses hommes partirent

élaguer afin de protéger le Cercle Neutre, l’endroit où les enfants seraient en sécurité.

Ils travaillèrent durement toute la nuit, taillant du mieux qu’ils le pouvaient, mais la

tâche était ardue et rendue encore plus difficile par un vent froid et glacé qui s’était levé. Le

vent se fit plus violent à mesure que la journée s’avançait et les hommes et femmes épuisés

luttaient pour garder le Cercle intact. Enfin, il y eut une accalmie et les hommes purent se

reposer et profiter de leur famille. Ils voulaient serrer leurs enfants dans leurs bras,

embrasser leurs parents, prodiguer les derniers conseils à ceux qui allaient rester, leur dire

tout l’amour qu’ils avaient pour eux. Tous voulaient emporter dans leur cœur un visage cher

pour puiser le courage d’aller jusqu’au bout au moment fatidique. Les embrassades furent

intenses, les larmes amères, mais la chaleur des bras réconfortants leur insuffla la vaillance

qui aurait pu leur faire défaut.

Cependant, l’accalmie fut de courte durée, car une pluie de grêle vint s’abattre sur la

forêt, suivie aussitôt de rafales d’une violence extrême. Des arbres furent déracinés, les

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 631


hommes et femmes du clan pouvaient entendre leur souffrance. Ils avaient depuis toujours

un lien puissant et étroit avec cette forêt et ils se devaient de la protéger tout comme elle

l’avait fait tout au long de leur vie. Alors, ils sortirent pour défendre le Cercle de toute

menace. Irún fit la grimace, la forêt avait piètre allure, leur fin était proche. Il soupira et

avança dans la tourmente, accompagné des siens. Il fallait sauver les enfants, l’avenir du clan

des Brumes.

La journée fut longue, le soleil peinait à darder ses rayons sur le sol devenu spongieux

et les Éclaireurs avaient beaucoup de mal à travailler. Irún, aidé de Damian, tentait de

soulever un tronc qui risquait de provoquer la chute d’un grand arbre sur le Cercle, lorsque

les premiers d’une longue série de tremblements de terre se firent sentir. Le sol trembla

violemment pendant une bonne minute, faisant tomber les arbres à demi-déracinés sur les

Éclaireurs qui travaillaient en dessous. Ce furent les premiers morts d’une longue série. Il y

eut ensuite une succession de tremblements de plus en plus violents, combinés à un vent qui

soulevait tout sur son passage. Les heures défilaient et le chaos s’amplifiait.

Irún donnait des ordres comme il le pouvait, mais il sentait ses forces décliner. Cela

faisait maintenant deux jours qu’ils combattaient contre les éléments et il était certain de

perdre. Sa mère dut percevoir son trouble, car soudain elle fut à ses côtés.

— Nos efforts ne sont pas vains mon fils, le Cercle est protégé grâce à notre travail.

Nos enfants survivront.

— Alors, continuons ! hurla Irún. Pour notre race, pour la pérennité de notre race !

Saisi d’un regain de courage, il prit sa hache et hurla haut et fort dans la tempête :

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 632


— Tous avec moi, amis du clan des Brumes, sauvons nos enfants !

Les hommes et femmes du clan puisèrent dans leurs dernières ressources et

continuèrent inlassablement à tenter de préserver le Cercle.

C’est épuisés qu’ils virent le petit jour se lever. Ils levèrent le nez vers le soleil. Il luisait

faiblement derrière l’épais feuillage. Curieusement, le vent était tombé, seul un silence épais

régnait. Soudain, le bruit du galop d’un cheval retentit dans le lointain, il approchait à vive

allure. C’est à ce moment-là qu’Irún sut que son frère était revenu pour tenir sa promesse et

que la fin était proche. Il fit signe à ses amis que le moment était venu. Résignés sur leur sort,

ils s’enfoncèrent dans les profondeurs de la forêt, l’Arbre Sacré devait survivre, il avait besoin

de leur soutien. Avec lui, son peuple avait une chance de survivre au chaos, l’Arbre Père

saurait leur apporter l’aide dont ils auraient besoin le moment venu.

Idriss sentit plus qu’il ne les vit son frère et les membres du clan partir. Il avait eu un

voyage difficile et avait attendu le dernier moment pour quitter le château, laissant à Arnis

le soin de mener les volontaires dans les souterrains. D’après Lack, beaucoup avaient

répondu à l’appel, mais plus nombreux étaient ceux qui n’en avaient cru un mot. Avec Arnis

et Lack, Idriss était certain qu’El Vandaï était entre de bonnes mains. Il repensa aux derniers

moments passés avec ses amis et tous les sacrifices qu’il leur avait demandé de faire,

abandonner tout derrière eux sans être certains de retrouver quoi que ce soit et encore

moins leurs compagnons en vie. Ces dix derniers jours avaient été difficiles, mais ils avaient

eu le temps de mettre suffisamment de vivres de côté pour tenir longtemps. Rassuré, Idriss

avait pu enfin songer à rejoindre les enfants du clan des Brumes, pour tenir sa promesse.

Il sentit les premiers signes annonciateurs de la Scission dès le début de son voyage,

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 633


sa chance avait été d’être en compagnie d’Ahïne, sa fidèle jument, plus résistante que tous

les chevaux de sa connaissance. Elle sentait le vent tourner, suivait le bon chemin sans jamais

se perdre et trouvait les abris pour se reposer. Grâce à elle, il était arrivé dans la forêt des

Anciens à temps. Enfin, il reconnut le Cercle Neutre et y pénétra, une pointe d’amertume

collée au cœur. La forêt était dévastée et silencieuse. Pour la première fois de sa vie, il se

sentait oppressé et en danger dans ce lieu autrefois si paisible. L’endroit respirait la mort et

la désolation, rien n’avait été épargné. Il descendit de son cheval, Ahïne ne pouvait

s’aventurer là où il allait. Il fallait qu’elle trouve sa propre voie. Il enjamba un énorme tronc

d’arbre et faillit chuter dans une crevasse. Les lianes avaient disparu, il lui était donc

impossible d’emprunter la voie des airs. Il s’arma de courage et avança. Comme il aurait aimé

combattre les éléments déchaînés avec sa famille ! Mais Hélian avait besoin de lui, il était sa

seule famille désormais. Il accéléra la cadence, il fallait qu’il aille rapidement au centre. Irún

et le clan avaient bien travaillé, le Cercle était dégagé, sans risque que d’autres arbres

viennent endommager les maisons ou les réserves. Il imaginait que son frère s’était rendu au

fin fond de la forêt pour contourner la tempête et essayer autant que possible de limiter les

dégâts. Il connaissait la rumeur au sujet d’un arbre millénaire, âme de la forêt des Anciens. Il

se disait que le clan des Brumes était protégé par lui, car il avait le pouvoir de modifier les

âmes et le cœur de ses habitants. Idriss pensait que cette légende était vraie, il suffisait de

voir son frère pour s’en convaincre. Régulièrement, il rendait visite au Père et à chaque fois,

il en revenait un peu plus sauvage et curieusement plus humain aussi. Enfin, Idriss aperçut

un arbre de montée en bon état, il décida de tenter sa chance et de grimper. Les lianes ne

pouvaient se voir que d’en haut. Arrivé au sommet, il poussa un soupir de soulagement, les

lianes étaient là, il allait pouvoir rejoindre la plateforme principale rapidement. Il s’élança

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 634


dans le vide le ventre noué, mais les lianes ne lui firent pas défaut et c’est rasséréné qu’il

atterrit sur un plateau où le nouveau village spécialement créé pour les enfants s’étendit sous

ses yeux. Idriss en fut époustouflé, le peuple des Brumes était incroyable. Il s’avança vers la

maison principale et fut accueilli par des visages pâles et apeurés. Et ce n’est qu’un début, se

dit-il avec amertume. Il salua ses deux hommes, ravis et soulagés de le voir et prit son neveu

à peine âgé de trois ans dans ses bras. Une longue attente commençait.

Beaucoup plus loin, un grondement sourd semblant venir des entrailles de la Terre se

fit entendre. Irún et Eléa, côte à côte, sentaient la terre bouger sous leurs pieds, le vent avait

repris de plus belle, plaquant leurs vêtements sur leurs corps tendus. Ils formaient une haie

humaine, tout autour du Chêne Sacré, main dans la main, faisant le sacrifice de leurs corps

au Père. L’Arbre Sacré et ses descendants devaient vivre coûte que coûte. Le clan des Brumes

s’était réparti afin de protéger leurs amis de toujours. Le rugissement se fit plus fort,

assourdissant, une force souterraine terrassait tout sur son passage. Irún fut soulevé de terre

comme un fétu de paille et rejeté brutalement quelques centaines de mètres plus loin, le

corps désarticulé. Tous les membres du clan qui étaient sur son chemin furent broyés,

déchiquetés par une onde de choc malsaine et destructrice. Mais la chaîne eut l’effet

escompté, avide de destruction, elle focalisa son attention sur les hommes et les arbres furent

épargnés. Le clan des Brumes avait gagné cette bataille. L’onde continua sa route, eut une

courte hésitation, avant de poursuivre son chemin en évitant soigneusement la Neutralité,

elle ne voulait pas affronter son ennemie, pas maintenant. Mais lorsqu’elle fut à nouveau

libre de ses mouvements, elle continua sa route, ne déversant que haine et désolation sur

son passage.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 635


À l’intérieur du Cercle, un grand silence régnait, Idriss sentit à peine un léger

tremblement, il avait eu conscience du départ de son frère, puis de sa mère, sacrifiés pour

permettre aux enfants de vivre. Il savait que tout venait de commencer. Une pluie fine et

froide tomba de nouveau et la pénombre s’installa. Ils restèrent prostrés ainsi plusieurs

jours, sans oser regarder en bas. Seuls Idriss, Roure et Sid faisaient les navettes entre les

maisons pour rassurer les enfants et apporter des vivres aux Éclaireurs. Pour trois cents

enfants, il restait à peine une centaine d’adultes. Dix mille de leurs parents et amis venaient

de disparaître.

Idriss fut réveillé durant la nuit du deuxième jour par des bruits de tonnerre, il sortit

de sa maison et grimpa jusqu’à la cime de l’arbre. Ce qu’il vit le remplit de terreur, Elwhinaï

était à feu et à sang, tout autour il voyait un ciel rouge éclairé par la foudre. Idriss écrasa une

larme, la forêt des Anciens n’était plus, la folie des hommes, la fureur d’Elwhinaï avait eu

raison d’elle. Partout où il posait les yeux, il ne voyait que destruction et horreur. Il descendit

de son arbre le cœur lourd.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 636


Les clans

Mick et Rodrès furent dans les Deux Vallées en quelques jours. Ils furent accueillis par le chef

du clan des Ombres en personne. Ulrich salua leur courage et les invita à partager sa table. À

ses côtés, tous les chefs des autres clans étaient présents. Mick ne pensait pas qu’il en existât

autant. Il tendit la lettre du prince Idriss à Ulrich et attendit la réponse. Le visage d’Ulrich

s’assombrissait à mesure qu’il lisait, les nouvelles étaient pires que ce qu’il pensait. Il était

heureux de savoir que ses deux fils étaient déjà loin. Eux auraient peut-être une chance. Il

prit le temps de se ressaisir et relut la lettre à voix haute.

« Mes chers amis, la guerre des Deux Vallées n’aura pas lieu, les clans ne pourront

avoir leur vengeance, car un mal plus grand menace nos vies. Elwhinaï nous rejette et va

déverser sur nous son courroux. Les guerres fratricides, les meurtres, les viols et les pillages

ont eu raison d’elle. Son âme est salie et elle souhaite désormais notre mort à tous. Il reste

cependant un mince espoir, celui de rejoindre les Cercles de Neutralité qui, heureusement

pour nous, sont nombreux. Vous les découvrirez si vous savez regarder. En dépit du chaos

qui s’annonce, ils demeurent harmonieux, leurs sols ne sont pas corrompus et vous

éprouverez un sentiment de paix à leur contact. Ils sont libres de haine ou d’amour et c’est

là que vous trouverez refuge. Il reste très peu de temps, une semaine tout au plus, avant

l’assaut final qui n’aura de volonté que de détruire la race humaine. Je vous souhaite bonne

chance ».

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 637


Prince Idriss

— Que veut dire ce charabia ? s’emporta le chef du clan des Loups.

— Il dit la vérité, intervint Khalil, revenu en coup de vent.

Le chef du clan des Sables ignora le regard meurtrier que lui lança Hars, le chef du

clan des Loups, il avait plus urgent à faire que de se quereller.

— Notre guerre est vouée à l’échec, car Elwhinaï a prévu autre chose. Nos Rêveuses

nous ont envoyé un Éclaireur pour nous demander de revenir vers elles et c’est ce que le clan

des Sables va faire. Nous savons où aller, elles nous ont indiqué un Cercle Neutre et si vous

voulez vivre, il va falloir ouvrir votre esprit et courir vite, expliqua Khalil. Je voulais t’en faire

part, mon ami, continua-t-il en s’adressant à Ulrich, mais cette lettre est venue à point

nommé. Mon clan est prêt à partir, car il nous reste peu de temps.

Il salua Ulrich en posant une main sur son front et deux doigts sur la bouche et s’en

alla.

— Traître ! glapit Hars. Après cette guerre, je te jure que mon clan ira chercher ta tête !

Khalil ne prit pas la peine de se retourner, son esprit était déjà en compagnie des

siens. Il savait où les retrouver, il n’avait que sept jours pour atteindre le col du Jurass, et

aller dans la plaine du Vent. En galopant jour et nuit, ils y arriveraient. Khalil siffla son cheval,

un pur-sang à la robe noire, empoigna sa crinière et d’un mouvement souple, fut sur son dos.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 638


Il leva la main bien haut et émit un son guttural de ralliement. Tous les cavaliers du clan des

Sables se mirent en route et s’éloignèrent dans un rugissement de sabots.

Dans la maison, les chefs de clans étaient indécis, ils savaient que Khalil n’était pas un

lâche et certains d’entre eux envisageaient de suivre son exemple. Ulrich vit le doute

s’inscrire sur leur visage. Alors il fit ce que son intuition lui dictait, il les libéra de leur

engagement. Certains s’offusquèrent, mais ils furent peu nombreux et ceux-là décidèrent de

lever le camp dès ce jour pour aller à la rencontre du général des armées de l’empereur.

Ulrich haussa les épaules d’impuissance. Une fois les chefs partis, les autres lui demandèrent

conseil.

— Rentrez chez vous pour ceux qui le peuvent et cherchez ce Cercle Neutre. Pour les

autres, je leur propose de rester ici, avec nous, je crois savoir comment trouver le nôtre et

des bras en plus ne seront pas de trop pour tout préparer. Vous deux, fit-il à Rodrès et Mick,

retournez dans le Livandaï, ils auront sans doute besoin de vous. Dites-leur que la guerre

n’aura pas lieu pour nous et que nous allons suivre leurs conseils. Je vous conseille de partir

sans tarder, il y va de votre vie. Le temps nous est compté.

Les deux hommes ne se firent pas prier et en dépit de l’heure avancée, ils se

préparèrent à partir. Ulrich leur offrit deux montures fraîches et Lula leur donna un paquet

de nourriture. Ils remercièrent abondamment et sans plus tarder, ils enfourchèrent leurs

montures et filèrent dans la plaine.

La moitié des clans se préparait au départ et ceux qui étaient venus de trop loin

prirent la décision d’aider Ulrich, ils pleureraient leur famille plus tard. Ulrich ne perdit pas

de temps, il rassembla ses hommes, donna des instructions à tout le monde et avec un groupe

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 639


d’Éclaireurs, partit à la recherche du Cercle. Il espérait le trouver rapidement pour sauver

son peuple. Curieusement, ils le trouvèrent à deux jours de cheval dans un petit village du

nom de Goule. Un village désert qui semblait avoir subi de terribles ravages. Un gigantesque

bûcher avait été dressé à la sortie du bourg et Ulrich reconnut l’odeur de corps humains

calcinés.

— Le Chevalier Noir, cracha-t-il avec dégoût.

Il répugnait à l’admettre, mais ce village serait leur chance de survie. Si les habitants

avaient pu échapper au massacre, jamais Ulrich n’aurait pu investir cet endroit. Il grimaça

devant l’ironie du destin.

— C’est ici, fit-il à l’homme le plus proche de lui.

Gunther regarda son chef d’un air dubitatif puis scruta les alentours et enfin, il

comprit. Ce village semblait placé au bon endroit, tout y était harmonieux, mais sans excès.

Mis à part le bûcher, il s’y sentait presque bien.

— Tu restes ici avec dix hommes, ordonna Ulrich, tu nettoies tout et tu t’arranges pour

mettre ce que vous trouvez de nourriture en réserve dans une seule maison. Nous aurons

besoin de tout ce que vous pourrez trouver. L’eau, appuya-t-il avec force, il faudra stoker

beaucoup d’eau, c’est ce qui manque toujours en premier quand tout va mal.

— Oui, Chef ! répliqua Gunther en tournant bride et en recrutant dix hommes au

hasard dans leur groupe.

Ulrich fit signe aux autres de le suivre et ils s’en retournèrent dans le camp. Il y fut de

retour au petit matin du quatrième jour, les hommes et les chevaux étaient épuisés. Aussi, il

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 640


leur ordonna d’aller se reposer. Lui alla directement voir sa femme.

— J’ai trouvé, il nous faut partir très vite maintenant.

— Tout est presque prêt, lui répondit-elle en le regardant tendrement. Dès demain

matin, nous pourrons lever le camp.

— Alors nous devrions être arrivés à temps, affirma Ulrich, soulagé.

— Et nos enfants ? demanda Lula tristement.

— Ils sont avec Basile et je les crois en sécurité. Lui saura les garder en vie, si j’avais

su…

— Je le voulais aussi, je voulais qu’ils partent, nous ne pouvions pas savoir et nous

avons agi pour leur bien. Ce sont des garçons débrouillards, je leur fais confiance. Nous les

reverrons, ajouta-t-elle avec force.

Ulrich resta silencieux, une peine immense lui broyait le cœur, il ne voulait pas penser

à ça pour le moment.

Lula fit la grimace, elle connaissait Ulrich et savait qu’il souffrait. Elle lui ordonna de

s’asseoir, puis elle lui apporta une bonne tasse de café et de quoi nourrir tout un régiment.

Ensuite, elle lui conseilla d’aller se reposer un peu, car un chef mourant ne serait utile à rien

de bon. Ulrich rechigna un peu, mais se laissa convaincre, il connaissait suffisamment Lula

pour savoir que si elle disait que tout était prêt, c’est que ça l’était. Il alla donc se reposer un

peu et dès son réveil, il fit le tour de son campement et eut la satisfaction de voir tout emballé,

préparé pour le départ. Les enfants en âge de monter à cheval suivraient avec leurs parents

et les autres seraient embarqués dans des carrioles tirées par quatre chevaux. Cela prendrait

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 641


un peu plus de temps, mais trois jours tout au plus, se convainquit Ulrich.

Tout le monde était là. Ulrich donna alors le signal du départ le ventre serré et le

convoi s’ébranla. Le clan des Ombres était semi-nomade, il pouvait se déplacer vite en cas de

besoin et Ulrich fut fier de son peuple et de sa capacité à changer de vie sans se plaindre. Les

moutons, peu habitués à être transportés, bêlaient à fendre l’âme et les biquettes leur

donnaient la réplique. Le vacarme était assourdissant, Ulrich se demandait comment le

conducteur des chariots allait faire pour tenir. Il eut un large sourire en reconnaissant

Robert, il était sourd comme un pot !

Le voyage dura trois jours et Ulrich fut heureux d’arriver. Gunther avait fait du bon

travail. Le bûcher avait disparu et les maisons avaient été nettoyées, aérées et vidées des

meubles cassés. Çà et là, on pouvait encore observer des traces de brûlures, mais c’était à

peu près tout. Les maisons furent attribuées en fonction du nombre d’habitants, les animaux

placés dans les granges et les hommes célibataires répartis dans les maisons restantes. Tout

le monde trouva, heureusement, sa place rapidement et les habitants du clan des Ombres

eurent vite fait de s’approprier les lieux.

Ulrich et sa famille obtinrent la maison la plus importante en raison du nombre de

personnes qui venaient leur rendre visite. Ils accueillirent les chefs de clans isolés de leur

patrie et ces derniers apprécièrent grandement cette marque de distinction. Il serait temps

plus tard de repenser le rôle de chacun. Le village était imposant et bien construit et Ulrich

se demandait comment autant d’habitants avaient pu mourir si rapidement. Il devait y avoir

au moins dix mille âmes en ces lieux. Ils agrandirent le village de yourtes, car certains

hommes du clan aimaient vivre dans de grandes tentes et tout le monde y trouva son compte.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 642


Ils étaient là depuis seulement trois jours lorsque les premiers signes du

bouleversement apparurent.

La terre trembla, le monde se fractura, des orages terribles grondaient au loin, des

langues de feu sorties du néant brûlaient tout sur leur passage. La pluie tombait sans

discontinuer, la neige, puis la grêle et enfin un soleil puissant et brûlant fit son apparition. Ils

se terrèrent tous dans leurs abris, priant pour avoir la vie sauve. Un vacarme assourdissant

les plongeait dans l’angoisse et la peur en permanence. Ils étaient bien incapables de dire

combien de jours et de nuits dura cet enfer, ce n’est que lorsque les bruits disparurent et

qu’un silence pesant les remplaça, qu’Ulrich jugea venu le moment de contempler les dégâts.

Lorsqu’il osa mettre le nez dehors, il ne vit pas un, mais deux soleils. Il comprenait

maintenant pourquoi ils avaient eu si chaud, terrés dans leurs abris. Lula s’approcha de lui

et lui serra la main très fort, lorsqu’elle les vit aussi. Sur quel monde étaient-ils ? Aussi loin

que portait son regard, elle ne voyait que du sable à perte de vue et un vent chaud et sec

brûlait les yeux et charriait des effluves d’odeurs de chairs en putréfaction. Ulrich crut

discerner des cadavres d’animaux ou pire d’humains, mais préféra fermer les yeux, c’était

au-dessus de ses forces, il n’osait imaginer ce qui pouvait se trouver derrière les dunes au

loin.

Il ne perdit pas de temps à s’apitoyer sur le sort de son peuple et prit les choses en

main. Il fallait faire des travaux pour creuser des puits profonds et ainsi, faire des réserves

d’eau importantes. Son intuition lui soufflait que le problème viendrait de là. Plus tard, il se

souviendrait de la réaction de Lula face à l’étendue du cataclysme. Elle, toujours si

courageuse, avait montré son désespoir. C’est précisément à ce moment-là qu’Ulrich avait

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 643


décidé de sauver son peuple quoi qu’il arrive. Il avait pris sa femme dans ses bras et l’avait

serrée longuement contre lui.

— Qu’allons-nous devenir ? avait-elle murmuré.

— Des hommes du désert, avait-il répliqué. Mais nous nous adapterons, Khalil était

un homme du désert et lorsque j’ai voyagé avec lui, j’ai appris deux ou trois petites choses

qui vont nous être utiles maintenant. Je me demande d’ailleurs ce qu’il est devenu ?

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 644


Les hommes du désert

Khalil et ses guerriers avaient galopé droit devant eux, la plaine des Vents était à

quelques jours de là, ils pourraient arriver à temps pour revoir les leurs. Mais une fois sur

place ? Il n’était certain de rien, les Rêveuses de son clan les avaient dirigés vers la plaine,

mais que trouveraient-ils là-bas ?

Ils s’en approchaient alors que les prémices de la catastrophe se faisaient sentir. Des

secousses faibles, mais réelles, suivies de répit et de reprises de plus en plus violentes. Enfin,

les tentes aux couleurs de son clan apparurent au loin. Les hommes poussèrent des cris de

joie, ils étaient de nouveau avec leur famille et c’était le plus important.

Khalil et ses hommes poussèrent leurs montures et entrèrent dans le camp sous les

cris d’allégresse des enfants et des femmes. Chacun retrouva les siens et Khalil put enfin

serrer dans ses bras sa femme et ses enfants. Sa grand-mère était là aussi, dans ses yeux

brillait toute la joie du monde, enfin son petit-fils était revenu, le Cercle était au complet.

— Nous serons en sécurité ici, assura-t-elle en répondant à la question muette de son

petit-fils. La plaine des Vents forme une colline importante sur laquelle nous avons installé

notre camp, c’est à cet endroit précis que nous serons protégés.

— Mais nous sommes exposés aux vents ! contredit Khalil qui avait remarqué ce fait

étrange dès que le camp avait été à portée de vue.

C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on ne pouvait pas manquer de le voir, il était

posé sur la colline, en hauteur.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 645


— C’est pourtant ici que nous serons protégés, contra Soraya. La hauteur est notre

chance de survie. La colline est vaste, son sommet suffisamment étendu pour que nous

puissions y être bien. Les animaux pourront paître et nous aurons la possibilité de planter

de quoi nous nourrir. Ici, nous ne manquerons de rien, le temps que tout s’arrange.

Khalil s’effaça devant la volonté de sa grand-mère. Les Rêveuses ne se trompaient

jamais et il n’allait pas se mettre à douter de sa parole aujourd’hui. Ils préparèrent le camp

du mieux qu’ils purent, consolidèrent les attaches des tentes, bâtirent des enclos plus solides

et firent de grandes réserves de nourriture, suivant les conseils des Rêveuses.

Les vents violents se firent plus brutaux encore, mais curieusement, un couloir neutre

semblait les protéger de leurs méfaits. La pluie s’était mise à tomber, ce qui était rare dans le

désert et Khalil savourait cette sensation inhabituelle, le nez en l’air. Il regardait, d’un air

inquiet, la tempête qui faisait rage au loin. Des nuages sombres tapissaient le ciel et des

éclairs aveuglants le déchiraient. La terre tremblait, il pouvait la sentir sous ses pieds. Il

l’entendait s’ouvrir, les arbres gémir et plus d’une fois, il eut la sensation qu’elle se coupait

en deux.

Khalil passait beaucoup de temps dehors, il voulait voir, sentir et profiter une

dernière fois d’Elwhinaï telle qu’il la connaissait. Le désert qu’il chérissait tant s’étiolait sous

ses yeux.

— Elwhinaï n’est plus, affirma une petite voix surgie à ses côtés. Rentre, conseilla sa

grand-mère, la pluie va tomber pendant longtemps, il ne serait pas bon que tu tombes

malade.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 646


— Que s’est-il passé ? L’horizon n’est plus le même, on dirait que notre monde a

disparu. Regarde, grand-mère, ces arbres immenses au fond. Ils n’existaient pas avant.

— Non, mon petit, ils n’étaient pas là avant. Elwhinaï n’est plus, nous sommes sur un

autre monde.

— Que veux-tu dire ?

— La Scission, trois mondes…

Elle resta silencieuse un moment et continua d’une voix douce.

— Un monde de feu, un monde de glace et un monde d’eau, voilà de quoi nous avons

hérité.

— Et sur quel monde sommes-nous ? demanda Khalil d’une voix étranglée.

Il avait du mal à croire ce que lui disait Soraya, mais comment faire autrement ? il

suffisait qu’il regarde autour de lui pour s’en convaincre.

Soraya leva un nez mouillé de pluie sur Khalil. Ses yeux pétillaient d’humour. Elle était

triste pour tous ceux qui avaient trouvé la mort, mais sa nature positive reprenait le dessus

et elle avouait que la situation ne manquait pas de sel.

— Nous sommes sur le monde de l’eau, répondit-elle. Nous, le clan des Sables ! C’est

un sale tour qu’Elwhinaï nous a joué, non ?

— Le monde de l’eau ! s’exclama Khalil. Oui, je vois ce que tu veux dire.

— Allez, rentrons, nous allons être trempés.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 647


Khalil suivit Soraya le cœur lourd, comment son peuple allait-il survivre ? Et tous les

autres ? Ses amis, sa famille partie sur les autres continents ? Pour l’heure, il devait penser à

la survie des siens, car s’ils étaient sur le monde de l’eau, ils allaient devoir s’adapter de façon

radicale.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 648


Père Jean

Avant la Scission, Grilde et Jinn galopèrent longtemps, firent peu de pauses et se

retrouvèrent aux frontières du Volnay à l’aube du deuxième jour. Ils avaient finalement

choisi, sous le coup d’une intuition, de commencer leur mission par le père Jean. Ils sentaient

que le médaillon était important pour la survie de ce peuple. Soudain, un monastère construit

dans la montagne prit forme sous leurs yeux ébahis. Ils s’avancèrent en se demandant

comment une telle chose avait pu se construire. De plus, ils avaient beau chercher, ils ne

voyaient pas de porte d’entrée. Ils essayèrent de contourner la montagne, sans succès. À

moins de grimper, ils ne voyaient aucun moyen d’entrer dans le monastère.

— On fait quoi maintenant ? demanda Grilde à son compagnon.

Jinn secoua la tête, il n’en avait pas la moindre idée. Il avait le sentiment que leur

mission s’arrêtait là.

— À moins de grimper…

— Et se faire tirer comme des lapins… Regarde là-haut, fit Grilde en pointant le doigt

vers une sorte de tourelle qui déchirait le ciel.

— Moui… Bon, je suis brisé et là franchement, je bloque. Je crois que notre mission

touche à sa fin…

— Hé, attends, regarde !

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 649


Un petit homme surgi de nulle part fonçait vers eux à dos d’âne. Il arriva à leur

hauteur, essoufflé et la barbe en pagaille.

— Bien le bonjour à vous, mes braves, j’ai reconnu les couleurs du Livandaï, c’est le

prince qui vous envoie ? Question idiote, enchaîna-t-il, évidemment que c’est lui. Bon, suivez-

moi !

Sur ces mots, il fit demi-tour en tapant les flancs de son âne avec ses talons. Le pauvre

animal rechigna un peu, mais s’exécuta et partit à toute allure vers le monastère.

Grilde et Jinn, qui n’avaient pas ouvert la bouche, haussèrent les épaules et suivirent

l’étrange homme, intrigué par la manière dont il s’y était pris pour sortir de la forteresse.

L’âne fonça droit dans le mur et le traversa sans s’arrêter. Apeurés, les chevaux pilèrent,

manquant de désarçonner leurs cavaliers. Ils mirent pied à terre, perplexes, lorsque la tête

hirsute du petit homme refit surface en plein milieu du mur.

— Alors, vous venez ? s’impatienta-t-il.

Grilde avança la main et eut la surprise de ne rencontrer que du vide. Il continua, un

peu apeuré tout de même, et tout son corps traversa la roche.

— Mais comment ?

— La magie, enfin je crois. Nous savons que ça marche, mais nous ignorons comment.

Allez chercher votre compagnon et les chevaux, nous sommes attendus.

Grilde repassa de l’autre côté et fit signe à Jinn de le suivre avec les chevaux qui

rechignaient un peu. Puis, tout le monde fut à l’intérieur de la montagne.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 650


— Bien, laissez vos chevaux ici, un palefrenier les conduira dans le haras. Rassurez-

vous, ils ne peuvent pas aller bien loin, ils sont en sécurité. Nous, nous montons.

Et sur ces mots, il leur fit signe de le suivre. Ils longèrent un couloir étroit et

débouchèrent sur une petite salle chichement éclairée. L’homme appuya sur un bouton et

une porte s’ouvrit sur une petite cabine. Ils y entrèrent et les portes se refermèrent sur eux.

Puis, Grilde et Jinn eurent l’impression d’être aspirés vers le haut, ce qui leur fit très peur.

— Ascenseur, leur expliqua laconiquement l’homme.

Son air impavide rassura les deux hommes qui se détendirent un peu. Heureusement,

l’ascension ne dura pas longtemps. Les portes s’ouvrirent et le petit homme sortit, suivi de

Grilde et Jinn, fébriles. Ils débouchèrent dans une petite salle où l’homme leur conseilla de

laisser leurs armes. Grilde et Jinn s’exécutèrent et enfin, purent entrer dans le saint des

saints.

— Ah, mes chers enfants ! les accueillit un vieil homme chétif. Gabrielle vous a aperçus

depuis un moment, nous vous attendions, vous devez être fatigués non ? Affamés ? Une petite

collation ? Brice, prépare de quoi restaurer nos jeunes amis. Je me présente : père Jean, à

votre service.

Ainsi, se dit Grilde, leur compagnon s’appelait Brice. Ce dernier n’était visiblement

pas enchanté de servir de soubrette, mais il s’esquiva en hochant la tête. Il devait avoir

l’habitude d’être traité de la sorte.

— Nous avons un… tenta Grilde.

— Oui, je sais, coupa le vieil homme. Venez près de la cheminée, vous me raconterez

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 651


en détail. Mais je crois savoir de quoi il s’agit.

Ils furent dirigés vers un âtre énorme et des fauteuils accueillants. Une fois installés,

Grilde sortit la missive du prince et le médaillon remis par Preston, le chef de clan.

Père Jean se saisit de la lettre et du médaillon avec prudence. Il déchira l’enveloppe

sans cérémonie et commença la lecture sans s’occuper des visiteurs. Il souffla plusieurs fois

bruyamment, se caressa une barbe qu’il avait clairsemée et finalement, posa des yeux

humides d’émotion sur les deux hommes.

— Oui, oui, tout cela est bien triste, notre monde s’en va. Bon, nous avons des choses

à faire, beaucoup, et je dois vous dire mes amis que vous aurez une lourde décision à prendre.

— Que voulez-vous dire ? demanda Jinn, inquiet.

Le père Jean posa des yeux compatissants sur lui, il sentait le jeune homme fragile et

éprouvé et il aurait aimé lui donner de bonnes nouvelles. Mais il ne pouvait leur mentir.

— Vous n’aurez sans doute pas le temps de rentrer chez vous, je le crains. Voyez-vous,

notre planète vit ses derniers instants, telle que nous la connaissons. Ici, nous serons en

sécurité et vous aussi, si vous acceptez de faire partie des nôtres.

— Mais vous êtes des moines… balbutia Jinn. Et nous avons une autre missive…

Le père Jean éclata de rire, il se tapa bruyamment sur les cuisses et fit signe aux deux

garçons de le suivre. Ils traversèrent la pièce, puis entrèrent dans une autre plus grande

encore qui ressemblait à un réfectoire et encore plus loin, une bibliothèque immense qu’ils

traversèrent entièrement. Enfin, le père leur enjoignit de regarder par la fenêtre.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 652


Sous leurs yeux ébahis, s’étalait à leurs pieds un village immense, une ville même,

nichée au creux de la montagne. Il devait y avoir pas loin de huit mille habitants dans cette

enclave, se dit Grilde.

— Un peu plus de neuf mille, rectifia père Jean comme s’il avait lu dans sa tête. La ville

de Bashia est une ville autonome, nous vivons pratiquement en autarcie depuis des

millénaires et j’ai dans l’idée que cela va nous être bien utile. Avec l’aide de ce médaillon,

ajouta-t-il en le tenant sous ses yeux.

— Comment ? interrogea Jinn.

— Aucune idée, avoua le père. Comme tout ce qui fonctionne avec la magie ici, on ne

comprend pas, mais ça marche et si Preston m’a envoyé cet objet, c’est qu’il a son importance.

D’ailleurs, si j’en crois les vibrations qu’il émet, il est en connexion avec cet endroit. Quant à

l’autre missive, je pense pouvoir vous aider. À moins que vous ne vouliez absolument rester

auprès du conseiller Liran, un homme sage, mais pour ce qui est de son clan… hum, je doute

que leur mentalité vous convienne.

Une voix les interpella au loin, leur collation était prête et Brice s’impatientait. Ils

rebroussèrent chemin, chacun perdu dans ses pensées. Ils se restaurèrent en silence sous

l’œil attentif du père Jean.

Grilde avait déjà pris sa décision et il espérait que Jinn le suivrait. Il sentait au fond de

lui qu’ils étaient voués à vivre ici, recommencer à zéro, un nouveau départ en quelque sorte.

— Je ne peux parler que pour moi, entreprit Jinn soudainement. Mais oui, d’accord je

reste. Tant qu’on ne m’oblige pas à devenir moine, tout va bien. Je ne veux pas vous froisser

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 653


mon père, mais je ne suis vraiment pas fait pour ça.

Le père Jean eut un bon sourire, il rassura le jeune homme en lui tapotant la main. Il

comprenait et ne cherchait pas à le convertir. D’autre part, il pressentait que leur présence

leur serait utile à tous.

— Et moi aussi, je reste, intervint Grilde.

— Alors affaire conclue. Vous allez dans un premier temps loger ici, avec nous. Nous

verrons plus tard où vous installer lorsque nous en saurons un peu plus sur notre devenir.

Je vais vous assigner une aide, il vous aidera à vous retrouver dans le monastère et vous fera

aussi visiter une partie du village. Il vous montera vos quartiers provisoires. Attendez ici un

moment, il va venir vous chercher. Pour ma part, je vous reverrai sans doute de temps en

temps. Ah ! fit-il en se tapant le front, votre lettre ! Je vais envoyer un de nos faucons, ils sont

rapides et Donnie fera l’aller-retour beaucoup plus vite que vous. Voilà, tout est réglé. À plus

tard, conclut-il avec bonne humeur.

Le père Jean les quitta pour vaquer à ses occupations. Il devait s’entretenir avec Adil.

D’eux tous, c’est lui qui saurait le mieux utiliser le médaillon. En chemin, il avisa un jeune

moine du nom de Bernard et lui confia la tâche de s’occuper à plein temps des deux nouveaux

installés dans le fumoir tout en n’oubliant pas de préciser qu’ils n’étaient pas novices. Il lui

confia la lettre du prince en lui stipulant que Donnie était tout indiqué pour cette tâche. Tout

content de lui, il s’empressa d’aller trouver Adil.

Il le débusqua dans les sous-sols du monastère, le nez collé à un livre ancien. Plongé

dans sa lecture, Adil n’entendit pas le père entrer. C’est lorsque ce dernier posa une main

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 654


douce sur son épaule qu’il leva des yeux étonnés vers lui. Sans un mot, le prêtre promena le

médaillon sous le nez du scientifique. Adil s’en empara vivement, les yeux écarquillés

d’étonnement.

— Synchronicité incroyable ! Regarde ! fit-il en point un doigt tremblant sur le livre

qu’il lisait.

Le père Jean étouffa un cri, le dessin que lui montrait Adil était une représentation du

médaillon.

— Tu sais…

— Oui, je sais, coupa Adil, je n’y crois pas ! Synchronicité, c’est exactement cela. Plus

qu’une coïncidence, c’est une chance inouïe. Il faut trouver la cavité, le livre parle d’un

endroit dans les souterrains qui va avec le médaillon, un creux dans la roche qui s’emboîte

avec lui. Il faut qu’on trouve l’endroit rapidement, il faut qu’on s’y mette tous…

— Calme-toi, conseilla père Jean, je crois savoir où est située cette cavité. Tu sais, je

suis né ici, ma mère était l’une des cuisinières du monastère, alors j’ai eu le temps de fouiner

un peu partout. Et je me souviens d’un endroit particulier, mais viens, suis-moi, ce sera plus

simple.

Adil bondit de son siège, excité comme une puce. Père Jean eut un sourire attendri,

son ami pouvait parfois se comporter comme un enfant. Mais il le comprenait, lui aussi

sentait poindre en lui un immense espoir.

— Je passe devant et on cherche, d’accord ? Je me souviens à peu près, mais nous

risquons de tâtonner un peu avant de trouver.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 655


Effectivement, il leur fallut quatre bonnes heures pour trouver l’endroit, et c’est

épuisés qu’ils s’arrêtèrent dans une toute petite salle humide où on percevait à peine une

petite anfractuosité. Pendant un moment, père Jean eut un doute, ses souvenirs d’enfants lui

avaient joué un mauvais tour. Mais Adil, lui, ne perdit pas de temps. Il s’empara du médaillon

et le posa délicatement dans le creux de la roche. Il ne se passa rien pendant quelques

secondes avant que le médaillon s’enfonce peu à peu pour disparaître complètement de leur

vue.

Ils échangèrent un regard perdu, ils avaient peut-être mal utilisé leur ultime chance

de sauver leur peuple ? Mais soudain, un sifflement se fit entendre, qui fit place à un

grondement et d’un coup, le médaillon fut de nouveau là, lumineux et parfaitement enchâssé

dans la roche. Il dégageait une lueur légèrement bleutée qui nimbait la pièce d’une douce

lumière. Puis la lueur s’amplifia pour envahir toute la salle et devenir de plus en plus ardente,

gagnant en puissance pour inonder les sous-sols. Curieusement, Adil et le père Jean

pouvaient suivre sa progression sans problème, la lumière pourtant vive ne leur blessait pas

les yeux.

Ils surent instinctivement que l’énergie que dégageait le médaillon se faufilait partout

et allait au-delà du monastère pour englober toute la ville.

Pendant un moment, les Bashiens eurent le sentiment d’être transportés, comme

déplacés, puis la sensation s’évapora pour ne laisser que l’impression d’avoir vécu un

moment important. Sans le savoir, ils étaient entrés dans le domaine de la Neutralité,

protégés de la Scission le temps qu’ils en auraient besoin.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 656



Scission

Mick et Rodrès arrivèrent au château du Livandaï en un temps record. Ils furent

accueillis par Arnis, l’ami et intendant du prince Idriss qui fut plus qu’heureux de voir arriver

deux hommes forts et prêts à aider. Ils furent assignés à la tâche de récupérer tous les livres

d’histoire et de science qu’ils pourraient dénicher. Sans le savoir, Arnis venait de leur donner

le moyen de survivre, car Mick allait dénicher des ouvrages incroyables, détaillant des

technologies permettant de s’adapter parfaitement à leur Nouveau Monde.

Les deux hommes, conscients d’avoir une nouvelle patrie, s’attelèrent à la tâche avec

sérieux. Ils avaient conscience qu’elle était d’une importance capitale.

Arnis et Lack observaient un silence douloureux, ils entendaient les bruits du vent, ils

sentaient la terre trembler sous leurs pieds, cela faisait quinze jours qu’ils vivaient dans la

terreur et l’incertitude. Plusieurs fois, Arnis fut tenté d’aller voir ce qui se passait en haut,

mais à chaque fois, Lack l’en dissuadait. Curieusement, les enfants restaient calmes et les

mères savaient les rassurer lorsque cela était nécessaire. Arnis pensait souvent à Idriss, il se

demandait si son ami avait réussi à rejoindre le clan des Brumes. Le château du Livandaï,

construit sur une vaste plaine en hauteur, ne devait plus ressembler à grand-chose

maintenant, la tempête avait dû causer d’énormes dégâts et la pluie incessante l’achever.

Il en était à ces sombres réflexions lorsque Lorna vint vers lui et lui fit signe de la

suivre. Curieux, Arnis bondit sur ses pieds, la jeune femme était difficile à approcher et elle

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 657


se méfiait de lui.

— Je vais vous montrer une chose curieuse, fit-elle en chuchotant.

— Quel genre de chose ? demanda Arnis, intrigué.

— Vous verrez, rétorqua-t-elle mystérieusement.

Arnis sut très vite qu’elle l’emmenait vers la surface. Lorna marchait prudemment,

car les escaliers étaient glissants et suintaient l’humidité à mesure qu’ils montaient. Les murs

ruisselaient d’une eau tiède au toucher, ce qui était plutôt étonnant. De quel monde avaient-

ils hérité ? Heureusement que les sous-sols du château avaient été construits pour être

parfaitement étanches, cela leur avait sans doute sauvé la vie.

— Il ne devrait pas y avoir d’humidité ici, remarqua Arnis.

— Tu vas comprendre rapidement, répondit Lorna en le tutoyant spontanément. Ici,

il faut faire attention, recommanda-t-elle, il y a des chutes d’eau. Regarde ! fit-elle en pointant

du doigt une sorte de cascade qui surgit juste devant l’entrée du tunnel par lequel ils étaient

entrés pour se terrer dans les sous-sols du château. J’en ai repéré quelques-unes un peu

partout, on dirait qu’elles sortent de nulle part, enfin c’est difficile à dire, car elles viennent

d’en haut. Enfin, tu verras…

— Comment fait-on pour sortir ? Nous allons être trempés…

— Encore un petit moment.

Sous les yeux ahuris d’Arnis, la cascade cessa brusquement de couler pour leur livrer

un passage. Lorna lui saisit brusquement la main pour le forcer à avancer plus vite. Une fois

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 658


dehors, la cascade se remit à jaillir de plus belle.

— Mais… balbutia Arnis.

— Et encore, tu n’as rien vu… Viens !

Ils avancèrent encore un peu et se retrouvèrent dans ce qui fut la cour principale du

château. Des arbres de toutes sortes y avaient élu domicile, des pavés brisés étaient

disséminés un peu partout, donnant à la cour l’air d’une forêt vierge. Plusieurs fois, Arnis

faillit tomber en s’aventurant plus en avant. Ils arrivèrent enfin sur un terre-plein qui donnait

sur ce qui avait été l’arrière-cour du château. Et là, Arnis eut le souffle coupé. Du château, il

ne restait plus rien, quelques pierres dispersées çà et là, mais rien d’autre. Tout avait disparu

pour ne laisser la place qu’à une végétation luxuriante et colorée. Mais où étaient-ils ? En

voyant tout cela, Arnis en eut le tournis, c’était beau et angoissant.

— Je me suis aventurée un peu plus loin, confessa Lorna, et il semble que ces arbres

soient d’une espèce inconnue. Enfin, je n’en ai jamais vu pour ma part. Et si tu regardes bien,

tu verras quelques fruits, auxquels je n’ai pas touché, rassure-toi. Si tu avances un peu sur la

gauche, tu découvriras une clairière avec une cascade, mais ce qui est étrange, c’est la mousse

qui pousse sur ce sol, elle est douce et en même temps solide.

— Tu es allée jusqu’où ? s’étonna Arnis.

— Aussi loin que mon courage me le permettait, rit Lorna. Seule, je n’avais pas envie

de m’aventurer en terre inconnue. Cela a l’air beau, mais pas sans danger, je présume. Nous

pourrions monter une petite équipe pour aller voir de plus près ? Qu’en dis-tu ?

— Je pense qu’il faut sortir tout le monde des souterrains pour commencer, suggéra

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 659


Arnis. Et puis ton idée me paraît bonne. Autant découvrir ce qui est désormais notre monde.

— Oui, tu as raison. Il est temps de remonter à la surface. Cet endroit me paraît bien

assez grand pour nous accueillir tous. Et tu as vu comme l’air est doux ? Nous pourrions

presque dormir dehors.

— Tu crois qu’il y a d’autres survivants ? s’inquiéta Arnis.

— Aucune idée, si c’est le cas, nous ne le saurons pas avant plusieurs jours, il se peut

que cette forêt nous cache quelques bonnes surprises. Allons chercher les autres, proposa

Lorna.

La nouvelle fit le tour des souterrains en peu de temps et les enfants, impatients de

retrouver l’air frais, furent les premiers à sortir. Lack et ses hommes s’occupèrent des

animaux et des vivres, tandis que d’autres entreprirent de sécuriser l’endroit. En fin de

journée, tout avait été pratiquement remonté et mis à l’abri dans des greniers de fortune.

Chacun s’était installé comme il le pouvait, essayant tant bien que mal de faire face à ce qu’il

vivait. Arnis monta sur un arbre très haut pour tenter de voir aussi loin que possible. Seule

une masse verte se déroulait sous ses yeux. Il redescendit le cœur un peu serré. Qu’allait-il

faire des trois mille survivants qui dépendaient de lui ? Ce Nouveau Monde allait leur

demander un temps d’adaptation et il espérait que cette planète serait clémente avec eux. Il

descendit de l’arbre et eut la bonne surprise de voir Lorna qui l’attendait au pied. Arnis avait

le cœur empli de détresse, tous ces morts, femmes, hommes et enfants, tous partis…

Lorna sentit son désarroi et poussa un gémissement de douleur, de grosses larmes

coulèrent de ses yeux. Arnis se tourna alors vers elle et ils se serrèrent fougueusement l’un

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 660


contre l’autre. Une autre vie commençait, elle commençait dans la douleur, mais ils étaient

vivants.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 661


Les saltimbanques

Plus loin, Vidalis et Ardil, accompagné des jumeaux, observaient avec indulgence les

quelques milliers de personnes qu’ils avaient réussi à faire venir au creux de la montagne.

Tous s’étaient installés comme ils avaient pu, s’appropriant des grottes, cavités, salles

creusées naturellement et chacun y semblait à son aise. Vidalis eut un soupir de tristesse, elle

aurait tant aimé qu’il y en ait plus. Mais au moins ici, ils étaient en sécurité, elle en était

convaincue. Elle avait fait fonctionner son réseau et tous avaient joué le jeu, During et ses

hommes avaient fait des réserves et amené le plus d’animaux possible. Et, pour son plus

grand plaisir, Lars était de retour Il était revenu pour elle, il avait fait demi-tour au bout d’une

journée, son cœur avait parlé. Tous ensemble, ils allaient traverser cette épreuve, elle en était

certaine.

Dehors, le vent soufflait fort, la Scission n’allait pas tarder, ils avaient peut-être encore

quelques heures devant eux.

Les jumeaux se mirent à couiner, à remuer, quelque chose les dérangeait. Ardil tentait

de les rassurer en leur caressant doucement la tête, mais ils refusaient de l’écouter. Puis,

Utiel s’échappa des bras paternels et s’enfuit dans les couloirs. Vidalis prit une lanterne et

s’élança à sa poursuite, mais il courait vite et elle avait du mal à le suivre. Au bout d’un

moment, elle réalisa qu’il se dirigeait vers la sortie, elle se dit qu’Utiel devait avoir horreur

d’être enfermé et cherchait à s’échapper. Il fallait qu’elle l’en empêche, dehors, il serait

complètement perdu et voué à une mort certaine. Elle continua à le suivre, priant pour qu’il

n’atteigne pas la sortie avant elle. De plus, elle commençait à se fatiguer et était étonnée par

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 662


l’endurance du garçon. Cela faisait plus d’une demi-heure qu’ils couraient dans ces boyaux

inégaux. Elle savait maintenant qu’ils étaient proches de la sortie quand soudain, Utiel

s’arrêta subitement et lui fit signe de venir en gémissant doucement.

Intriguée, Vidalis se demandait ce qui perturbait le garçon, lorsqu’un bruit sourd

attira son attention. Quelqu’un tapait de toutes ses forces sur la pierre. Elle se précipita et

promena ses mains sur la roche, cherchant fébrilement l’encoche qui permettait l’ouverture.

Elle appuya de toutes ses forces et c’est avec soulagement qu’elle vit la pierre bouger. Elle

s’attendait à voir des gens, mais pas une telle assemblée multicolore et bruyante.

Une petite fille aux yeux globuleux poussa un hurlement de joie et fonça tête baissée

vers Utiel. Elle lui prit les mains sans cesser de jacasser.

— Merci, merci, je le savais, je le savais ! Hein, Juan, je l’avais dit ?

Interloquée, Vidalis contemplait cette troupe, les yeux écarquillés, lorsqu’une jeune

femme brune fit irruption à ses côtés.

— Désolée pour ce raffut, Dulci est plutôt enthousiaste, mais rassurez-vous, le reste

du temps elle est très calme. Enfin, comme le sont les enfants. Je m’appelle Charme et voici

mon mari Juan et eux, ajouta-t-elle en montrant le groupe qui s’agglutinait dans l’entrée, sont

le reste de ma famille.

— Mais comment ?

— Oh je vous expliquerai, mais il semble que nous devions venir ici nous réfugier, une

évidence en quelque sorte.

— Mais…

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 663


— Rassurez-vous, nous avons de quoi participer aux repas et nous sommes

travailleurs. Nous voulons juste un abri.

Vidalis se ressaisit. Le moment de surprise passé, ses bonnes manières reprirent le

dessus.

— Non, ce n’est pas ça, c’est que c’est, enfin... surprenant. Mais vos carrioles ? Cela va

être compliqué de les faire passer, les chemins ne sont pas assez larges sous la montagne

pour qu’elles puissent entrer.

— Oui, nous le savons, c’est pourquoi nous avons fait nos paquets et chargé les

chevaux et les mules. En gros, nous sommes prêts à vous suivre.

— Bon, alors allons-y, je crois que nous avons perdu assez de temps, vous êtes arrivés

juste au bon moment, vous savez ?

— Oui, Dulci attendait le signal et surtout, elle espérait qu’Utiel entendrait son appel.

— Il faudra m’expliquer tout cela un jour, soupira Vidalis. J’avoue ne pas tout

comprendre.

Utiel et Dulci se tenaient par la main, ils semblaient attendre le feu vert de Vidalis

pour avancer. La petite fille portait un balluchon, tous ses trésors étaient avec elle.

Vidalis fit signe aux enfants qu’ils pouvaient y aller et Utiel ouvrit la marche. Vidalis

resta en arrière pour bloquer la porte et être certaine que personne ne reste derrière. La

troupe se composait d’une bonne centaine de personnes, jugea-t-elle, et le triple d’animaux,

ce qui serait une bonne chose pour plus tard. Elle regardait cette foule bigarrée et joyeuse lui

adresser des bonjours et salutations avec bonheur, cette cohorte apporterait la gaieté, dont

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 664


ils auraient bien besoin au fond de cette montagne.

Leur arrivée provoqua un certain remous, mais aussi beaucoup d’allégresse, ces

hommes et femmes respiraient la joie et le bonheur, ils amenaient une bouffée d’air frais au

cœur de la montagne. En leur compagnie, la Scission fut vécue plus sereinement, comme si

leur troupe avait le pouvoir d’insuffler l’espoir. Ils vécurent près d’un mois dans le cœur de

la montagne avant d’oser aller voir ce qui se passait dehors. C’est Dulci qui, en quelque sorte,

leur donna le feu vert.

Un petit groupe composé de Lars et Juan devenus très amis, Charme, Vidalis et During

s’aventura hors du cœur, priant que la porte d’entrée s’ouvre. Leur terreur était d’être faits

prisonniers de la montagne pour toujours. Ils avaient emporté de l’eau et quelques

provisions, car ils ne savaient pas à quoi s’attendre à la sortie.

À mesure de leur avancée, ils remarquèrent que le sol n’était plus plat, mais qu’il

grimpait et que la montée était de plus en plus raide, les obligeant presque à escalader avec

les mains. Ce qui aurait dû leur prendre deux grosses heures en marchant prudemment leur

prit beaucoup plus de temps que prévu. On aurait dit que la montagne avait complètement

modifié sa structure, mais aussi son aspect. Plus on avançait et moins la roche ressemblait à

de la roche, elle s’effritait sous les doigts et le sol paraissait sableux. Ils marchaient depuis

trois bonnes heures lorsque les premiers rayons du soleil apparurent. Ils se trouvaient dans

une salle circulaire faite d’un mélange de roche et de sable. Ils levèrent la tête et aperçurent

tout en haut un globe lumineux, un soleil rond et ardent brûlait dans le ciel, mais chose

surprenante, l’ouverture de la montagne se trouvait désormais à quatre mètres du sol et était

grande ouverte.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 665


— Je me demande comment nous allons sortir de là, fit Vidalis avec lassitude.

Elle craignait le pire et avait peur. Elle s’affala lourdement sur le sol, elle était épuisée.

Juan eut un sourire immense, il savait, lui, comment ils allaient sortir d’ici, car son

peuple n’était pas saltimbanque pour rien. Rafe allait trouver une solution, comme toujours.

Charme suivit le cours de ses pensées, car elle eut elle aussi un large sourire. Leur venue ici

n’était pas fortuite, comme l’avait si bien dit Dulci. Le moment venu, ils viendraient en aide

aux sédentaires à leur tour.

— Rassure-toi Vidalis, nous avons la solution, Rafe est un excellent grimpeur et rien

ne lui résiste, il saura trouver des prises là où tu ne verras rien et nous ferons le reste.

— Et les animaux ? s’inquiéta la jeune femme.

Charme s’agenouilla près de Vidalis, elle connaissait le courage de la jeune femme,

mais aussi sa fragilité. Elle portait le poids de son peuple sur ses épaules. Il était temps pour

elle de déléguer un peu et de se savoir entourée.

— Nous sommes là, avec vous, pour vous, nous formons une communauté à présent

et nous allons nous en sortir tous ensemble.

— Vous ne partez plus ?

Charme eut un sourire triste, ce temps était révolu. Autre monde, autres mœurs, ils

devaient faire bloc avec les sédentaires et construire ensemble.

— Non, nous restons avec vous, nous formons une famille, un peuple. Et c’est tous

ensemble que nous allons découvrir notre nouveau chez-nous. Et pour les animaux, nous

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 666


trouverons une solution aussi. Mais dans l’immédiat, j’ai le sentiment qu’ils seront mieux là

où ils sont. Ils ont assez de nourriture et ils sont au frais. Vous avez senti cette chaleur ? Mes

vêtements me collent à la peau.

Tous se firent la même réflexion, il faisait beaucoup trop chaud pour que ce soit

naturel. Ils décidèrent de rebrousser chemin et de revenir avec Rafe rapidement.

Un jour plus tard, ils sortirent pour la première fois de la montagne et ce qu’ils virent

les remplit d’effroi.

Une étendue de sable s’étalait à perte de vue sous leurs pieds et la présence des deux

soleils, hauts dans le ciel, leur donna des frissons. Comment survivre dans un monde pareil ?

Ils retournèrent au centre de la montagne, soucieux et pessimistes. Comment annoncer aux

autres que désormais, la nuit n’existait plus et que deux astres brillaient en permanence le

jour ? Et surtout, comment les animaux allaient-ils survivre ? Le manque de lumière du fond

de la grotte commençait à avoir des effets sur eux, mais comment allaient-ils se comporter

avec trop de jour ?

Pour l’instant, le cœur de la montagne était leur refuge, il fallait réfléchir et s’organiser

au mieux, inutile de se précipiter, il fallait être prudent et inventif et ça, le peuple nomade

savait faire. Et puis, grâce à leurs nombreux voyages, ils connaissaient un peu le désert et

avaient côtoyé plusieurs tribus nomades du Queruan. Ils allaient s’en sortir, il le fallait.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 667


Survivre

Basile, accompagné des jumeaux, était heureux de leur présence. Luca et Alec étaient

débrouillards et toujours de bonne humeur. Ils ne s’offusquaient pas du silence du vieil

homme et étaient prévenants à son égard. Ils étaient arrivés au niveau de Serthas la Noire

lorsqu’ils furent arrêtés par le mauvais temps. Ils trouvèrent refuge dans une grotte trouvée

par hasard, qui heureusement n’abritait aucun animal. Ils décidèrent d’y rester le temps que

la météo s’améliore. Mais au lieu de devenir plus cléments, les éléments se déchaînèrent,

obligeant les trois hommes à s’enfoncer plus profondément dans la cavité, heureusement

profonde.

C’est à ce moment-là qu’ils apprécièrent à leur juste valeur les recommandations

d’Ulrich et ses cadeaux. Ils avaient un peu rechigné à emporter autant d’outres d’eau mais

avaient capitulé et s’en félicitaient. Ils purent faire du feu et ne souffrirent ni du froid ni de la

faim. Les chevaux, bien à l’abri, se contentaient de patienter tout comme leur maître. Des

bruits sourds et violents leur parvenaient de temps à autre, mais bien cachés tout au fond de

leur antre, ils n’avaient conscience de rien.

Ils restèrent ainsi plus de dix jours avant d’oser mettre le nez dehors. Depuis un long

moment, ils n’entendaient plus rien mais se méfiaient tout de même. Basile en avait assez,

alors il prit les choses en main et ils décidèrent de sortir. D’ailleurs, les animaux n’en

pouvaient plus et l’eau commençait à se faire rare. Ils eurent la surprise de voir la grotte

bouchée par un éboulis et les deux frères mirent deux jours à déplacer les lourdes pierres.

Lorsqu’enfin ils purent sortir, ils restèrent un long moment muets.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 668


— La Scission, fit Basile sombrement. Je ne sais pas encore ce qui s’est passé, mais si

vous le voulez bien mes garçons, allons-nous en rendre compte par nous-mêmes.

— Moi je suis d’accord, approuva Luca.

— Et moi aussi, renchérit Alec.

— Nous étions près de Serthas la Noire, non ? demanda Luca en mettant la main

devant ses yeux pour voir mieux.

Le soleil l’éblouissait drôlement. Il ouvrit la bouche, puis la referma et donna un grand

coup de coude dans les côtes de son frère en lui montrant le ciel du doigt.

— Hé, mais tu me fais mal ! glapit Alec en se frottant furieusement. Qu’est-ce que…

Ben, mince alors, deux soleils ! Basile, hurla-t-il, regarde, il y a deux soleils !

Le vieil homme regarda à son tour et se pinça les lèvres. C’était pire que ce à quoi il

s’attendait. Qu’allaient-ils encore découvrir ? Il retourna dans la grotte et prit son gros sac,

dans lequel il fouilla un moment avant d’en ressortir un livre qui avait connu des jours

meilleurs.

— Voilà qui devrait nous orienter un peu, dit-il à voix haute.

— Qu’est-ce que c’est ? voulut savoir Luca qui l’avait suivi.

— Un livre sur notre monde, sa formation et ses composants. Cela pourra nous aider

à comprendre ce qui va nous tomber dessus, répondit Basile en fouillant de nouveau dans

son sac pour en sortir un livre de sciences. Et voilà qui pourra nous aider aussi. Bon, les

enfants nous allons nous diriger vers Serthas, on ne sait jamais, ils en savent peut-être plus

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 669


que nous là-bas.

— J’ai l’impression qu’il n’y a plus rien à voir, remarqua sombrement Luca. Je me

souviens qu’avant, on voyait les contours de Serthas au loin et là j’ai beau regarder, je ne

distingue rien.

— Allons-y tout de même, suggéra Basile, nous pourrions y trouver des survivants.

Ils se mirent en route et peu à peu, leurs doutes se confirmèrent. Le sable ralentissait

leur marche et les chevaux, peu habitués à la chaleur, hennissaient furieusement. Les soleils

tapaient haut et fort, leur brûlant la nuque. Basile prit trois couvertures légères pour les

montures. Il confectionna pour elles des protections sommaires, mais suffisantes pour ne pas

souffrir d’insolation et ils reprirent leur marche. Il leur fallut plus de neuf heures et beaucoup

de pauses pour arriver jusqu’à ce qu’ils imaginaient être Serthas. Là où se trouvait

auparavant un château construit dans la pierre, il n’y avait plus rien. Juste un énorme tas de

roches et de pierres mêlées qui ressemblait à une immense montagne. Une montagne de

débris de corps humains, songea Basile, lugubre. Il s’approcha un peu de l’étrange formation

et comprit ce qui s’était passé, ou tout du moins, il pouvait s’en faire une petite idée.

— Un écoulement de lave et un éboulis. La terre s’est ouverte en deux, le château s’est

enfoncé, la roche a fusionné avec la lave et les milliers d’hommes qui se trouvaient là ont péri

de façon atroce.

— Il y avait des villages aux alentours, non ? demanda Alec, la gorge serrée.

— Oui, sans doute, ils ont dû être emportés par la tempête ou détruits par les

tremblements de terre. Regarde autour de toi, cela ressemble à un champ de bataille…

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 670


Les jumeaux observaient tout autour d’eux, les yeux écarquillés d’effroi. La terre avait

tout avalé, il ne restait plus rien de leur ancienne vie.

— Et notre clan ? s’inquiéta Luca, une boule d’angoisse logée au fond de son ventre.

— Qui sait ? fit Basile. Ton père a suffisamment de jugeote pour avoir su mettre son

clan à l’abri, nous devons partir à leur recherche. Le plus logique serait de faire marche

arrière. Ils n’ont pas pu voyager trop loin de toute façon. Quoique la logique, maintenant,

je me demande où elle se trouve, grommela Basile dans sa barbe.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 671


Révélations

Livy, la Rêveuse du clan des Chamanes, était inquiète, son peuple se préparait à aller

dans la montagne du Pearl, mais quelque chose n’allait pas. Elle était certaine qu’elle était

passée à côté de quelque chose. Elle fit appeler Leila et lui demanda une décoction de Peyotl,

il fallait qu’elle plonge dans le monde des rêves très vite. Elle s’installa sur sa natte et se mit

en conditions, puis elle s’empara du bol que lui tendait Leila et le but d’une traite. Le liquide

tiède et amer coula dans sa gorge et elle fut très vite hors temps.

Elle se laissa emporter et guider, elle savait les Anciens à ses côtés pour lui montrer

le chemin. Une ombre apparut, légère et fragile dans son champ de vision. Elle tendit la main

et une route s’imprima dans son esprit. Une fois encore, les Guides avaient répondu à son

appel, ils lui montraient le chemin de la « sauvegarde ». Elle fut soulagée de pouvoir enfin

montrer la bonne direction à son peuple. Elle adressa une prière de remerciement aux

Anciens, se réveilla soudainement et but avidement le verre d’eau que lui tendait Leila qui

avait veillé sur elle pendant le voyage. Elle se leva avec précaution, consciente qu’un voyage

pouvait toujours durer plus longtemps qu’on ne le croyait. Il lui était arrivé de partir

plusieurs jours sans se réveiller, son corps pouvait rester en stase durant de nombreuses

heures. Elle sentait qu’aujourd’hui ça n’était pas le cas, la tête lui tournait un peu, mais rien

d’ingérable.

Il fallait qu’elle parle au chef Preston, la tribu des Chamanes avait un autre destin que

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 672


celui d’aller sous une montagne. Ils allaient devenir un peuple du Sable, il fallait donc s’y

préparer.

Elle se dirigea vers les tentes de Preston, un peu inquiète, leur façon de vivre allait

être complètement chamboulée. Il ne fallait plus se protéger du froid, mais du chaud, du très

chaud. Heureusement, Preston était là, et étrangement en compagnie de Tidiane qui faisait

de grands gestes nerveux et parlait très fort.

— Deux soleils, du sable à perte de vue, pas de froid, je ne vois pas de froid. Nous

allons à la catastrophe si nous continuons dans cette direction.

— Il a raison, intervint doucement Livy. Je viens de voyager et les Guides me l’ont

confirmé. Nous allons devenir un peuple nomade des Sables. Il faut que nous révisions notre

façon de survivre. Nous avons encore dix jours devant nous pour nous préparer.

— Tu vois ! glapit Tidiane avec arrogance, j’ai raison ! Même la sorcière le confirme !

Preston leva les mains en signe d’apaisement. Si ses deux visionnaires affirmaient la

même chose et partageaient la même vision, c’est que les Guides avaient parlé. Il était prêt à

les écouter, mais certainement pas dans un climat de tension. Il enjoignit à Tidiane de se

calmer et d’écouter.

— Que devons-nous faire ? Qu’as-tu vu dans ton voyage ? demanda-t-il à Livy.

— Nous devons préparer des tissus légers et clairs, des vivres non périssables, de

l’eau, beaucoup d’eau enfouie dans le sable et partir vers le point d’eau du Kaïr et nous y

installer. Pour ce qui relève de la logistique pure, il faut demander aux Sentinelles, elles

connaissent bien le Kaïr et savent comment y aller vite, ainsi que l’espace que nous pourrons

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 673


utiliser de façon optimale. Nous sentirons quand nous serons au bon endroit, ajouta la

Rêveuse avec conviction.

— Oui, c’est cela, confirma Tidiane, il faut nous préparer au chaud.

— Bien, alors au travail. Allons chacun de notre côté prévenir les différents corps de

métier et tous leurs chefs, que chacun sache ce qu’il doit faire en cas d’urgence.

Le clan des Chamanes modifia sa logistique sans rechigner, ils avaient une confiance

absolue en leur chef Preston et s’il leur disait qu’ils allaient affronter du chaud au lieu du

froid, ils s’y prépareraient avec ardeur et efficacité.

Cinq jours plus tard, ils étaient prêts, leurs affaires emballées, les animaux regroupés

et les Sentinelles prêtes à les guider. Certains d’entre eux étaient déjà sur place, affairés à

étudier l’endroit et le sécuriser le mieux possible. Le voyage se déroula dans le calme et les

deux cents kilomètres qui les séparaient de Kaïr furent parcourus cinq jours. Ils arrivèrent

alors que les prémices de la Scission se faisaient sentir. Les Sentinelles avaient bien travaillé

et le site était prêt à les accueillir.

Ils montèrent les tentes, parquèrent les animaux dans des enclos recouverts d’une

toile de lin immense, des trous furent creusés pour y enfouir toute l’eau qu’ils avaient pu

prendre dans des outres de peau étanches et des vivres furent entreposées dans des pots en

terre fermement scellés. Une fois tout cela accompli, ils attendirent patiemment.

La Scission fut terrible, ils virent des arbres arrachés, la terre se fendre en deux, des

coulées de boues détruire tout sur leur passage, des vents d’une violence inouïe. Des pluies

torrentielles, de la neige et de la grêle. Toutes les saisons en même temps dans un maelstrom

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 674


bruyant et meurtrier.

Pourtant, Kaïr fut épargné, aucune tente ne fut touchée et les animaux furent sauvés.

Malheureusement, certains d’entre eux moururent de peur, mais ce fut surtout la chaleur

immense qui eut raison d’une partie du troupeau. La Scission dura une semaine, mais ils

attendirent un mois de plus avant d’oser s’aventurer hors de leur Cercle Neutre. Mois durant

lequel le clan des Chamanes se prépara à sa nouvelle vie.

Livy rêva beaucoup et à chaque voyage, elle revenait avec de précieux conseils qui

permirent à la tribu de se reconstruire et d’avancer. Tidiane, de son côté, eut la révélation

d’animaux modifiés, de bébés qui paraissaient anormaux, mais qu’il fallait préserver et non

tuer. Alors, ils veillèrent sur les nouveau-nés précieux, car ils s’adapteraient à leur nouvelle

vie et leur permettraient de survivre à leur tour.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 675


Sauvetage

Dès que le père Jean avait senti la montagne trembler, il avait rassemblé les habitants

apeurés dans le monastère. Puis, voyant que tout se passait bien, ils étaient retournés dans

leurs habitations et avaient attendu patiemment que la Scission cesse. Ils ne se rendirent pas

vraiment compte de ce qui changerait pour eux dans un premier temps. Bien protégés par le

Cercle d’énergie issu du médaillon, ils ne craignaient pas grand-chose. Mais lorsque la

Scission fut achevée, la réalité leur sauta aux yeux.

Hors du Cercle, ils vivaient dans le noir et un froid glacial leur gelait les os. Ils

trouvèrent une aide inespérée de la part d’une tribu nomade vivant dans les montagnes et

pour qui le froid n’avait pas de secrets. Les membres de ce groupe leur enseignèrent la

confection des vêtements légers, mais très chauds et leur fournirent une pierre qui

produisait une chaleur intense et constante pendant plusieurs heures. Ils découvrirent plus

tard que cette même pierre était à l’origine de la construction du monastère, ce qui faisait de

cet endroit un lieu accueillant, car la chaleur que produisaient les nombreuses cheminées se

propageait dans la pierre qui l’émettait à son tour et l’entretenait. Peu à peu, les maisons

furent construites avec ces mêmes matériaux et les habitants des montagnes leur

expliquèrent comment se protéger du froid.

Puis, il fallut apprendre à se nourrir autrement. Des serres souterraines furent créées

et là encore, ce fut le peuple de la montagne qui leur vint en aide. Grâce à un savant montage

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 676


de miroirs qui reflétait la lumière des deux lunes et la renvoyait, certaines plantes arrivaient

à survivre et à grandir. Pour d’autres plantations, une lumière artificielle fut inventée et les

résultats probants.

L’Astral Blanc était né et son peuple allait devenir un mythe, tant sa façon de vivre se

fondait avec leur environnement. Des rumeurs alimentaient cette particularité, en faisant un

peuple hostile et mystérieux.

Grilde et Jinn restèrent finalement au monastère, à la grande joie du père Jean qui les

avait pris sous son aile. Grilde fut d’une aide précieuse, car son expérience de la vie et sa

capacité à organiser et distribuer les ordres constituaient un atout important. Jinn, lui, fut

étonnant, car loin de se défausser, il s’investit dans les recherches d’Adil, il apprit à lire et

écrire et grâce à cela, il put explorer et trouver dans les livres que recelait la bibliothèque,

des solutions aux problèmes à mesure qu’ils se présentaient.

Peu à peu, la vie reprit ses droits, les habitants s’adaptèrent et de nouveaux métiers

firent leur apparition. L’Astral Blanc devint la région de Nieblaï la plus froide et la plus hostile

pour qui ne la connaissait pas et peu de gens faisaient le voyage jusqu’à elle. Plus tard, ils

mirent en place leur propre système de monarchie avec l’aide du roi Gaëtan de la Treille. Ce

dernier investit le monastère avec l’accord du père Jean pour en faire son fief. Tout au long

de sa vie, il dirigea son peuple avec beaucoup d’intelligence. Et grâce à lui, l’Astral Blanc fut

une région protégée et juste. Fidèle à ses principes, Gaëtan fut un roi visionnaire, il donna

au père Jean le rôle de conseiller et permit au prince Luc, son frère, de continuer ses

recherches scientifiques au sein du Dôme, prenant ainsi le relais du célèbre Ronce des

Temps. Chose étrange, il laissa les habitants du Dôme prendre leur indépendance, sans pour

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 677


autant se détacher d’eux. Toujours très attaché à son frère et à Ronce, il leur donna

l’autorisation de créer un État dans l’État de l’Astral Blanc leur donnant ainsi une légitimité,

mais aussi une grande liberté.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 678


Le Dôme

Bien à l’abri sous son Dôme, Ronce Des Temps s’interrogeait. Il ne se faisait pas de

souci pour les siens, il se savait protégé. Non, il s’inquiétait pour les pauvres gens hors des

protections, ils étaient nombreux. Eux avaient eu de la chance, ou autre chose, il sentait qu’ils

avaient bénéficié d’un petit coup de pouce que les autres n’avaient pas eu. Il en éprouvait une

certaine honte, mais était heureux d’être à l’abri, surtout lorsqu’on voyait, comme lui, les

rafales de neige et de glace qui tombaient sur la plaine. Tout paraissait givré et sans vie. Il se

demandait dans quel monde ils allaient devoir refaire leur vie et cela l’inquiétait un peu. Il

entendit les pas de Luc avant que celui-ci n’apparaisse physiquement.

— Encore ici à vous torturer ? lui demanda le prince.

Ronce soupira bruyamment, il se sentait las pour la première fois de sa vie. Il se faisait

vieux et son enthousiasme juvénile était sérieusement douché par ce qu’il voyait et ce que

cela impliquait.

— Je réfléchis mon garçon, je me demande ce que nous allons devenir.

— Nous allons construire, innover, chercher les survivants et avancer. Nous n’avons

pas le choix et Gaëtan commence déjà à mettre sur pied une patrouille pour chercher les

égarés. Il propose dans le même temps de faire une nouvelle carte de notre environnement.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 679


Ronce eut un vrai sourire, les jeunes avaient raison, il fallait aller de l’avant, ne pas

s’apitoyer sur son sort et construire. Et il devait les aider, partager ses connaissances avec

eux, retrouver un second souffle, lui qui aimait tant les défis.

— Tu as raison mon garçon, allons ! Nous avons une tonne de travail devant nous et

j’ai dans l’idée que nous allons nous retrouver sur un monde hostile, très dur.

Luc n’était pas aveugle, il se rendait compte que toute cette glace autour d’eux ne

présageait rien de bon, il se doutait bien qu’ils allaient devoir tout inventer.

— Et le Dôme ? Il peut tenir combien de temps ?

— Le temps qu’il faudra, mais il n’a pas encore tout dévoilé, il nous réserve une

dernière surprise, mais ça, c’est lui qui en décidera, ajouta Ronce d’un air mystérieux.

Luc renonça à l’interroger, car il savait que lorsque son mentor affichait cette attitude,

il était inutile de le cuisiner. Alors, il se contenta de changer les idées de Ronce qu’il sentait

près d’abandonner. Il fut heureux de voir son stratagème fonctionner en voyant le vieil

homme s’enthousiasmer pour une toute nouvelle machine qui creusait la pierre. La vie

reprend peu à peu son cours, songea Luc avec soulagement.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 680


La forêt des Anciens

Idriss, Roure et Sid observaient l’étendue d’eau qui s’entendait sous leurs pieds.

Depuis quelques jours, elle diminuait et ils avaient bon espoir qu’elle s’en irait

complètement. Ils étaient protégés dans leurs maisons en hauteur et pour le moment, ils ne

manquaient de rien. Mais s’ils ne trouvaient pas rapidement un lopin de terre sèche, ils

auraient de sérieux problèmes. Curieusement, depuis quelques heures, la forêt semblait

bouger, pas les arbres, non, c’était plus subtil, comme une vague qui venait et s’en allait et

qui à chaque instant, se faisait plus petite. Idriss ne pouvait le jurer, mais il croyait voir l’eau

refluer lentement mais sûrement et surtout de manière régulière. Comment cela se pouvait-

il ? Il renonça à se poser plus de questions et proposa à ses compagnons d’aller plus loin dans

la forêt. Roure et Sid, avides d’action, acceptèrent avec ferveur. Ils auraient donné leur vie

pour le prince Idriss et depuis la Scission, leur dévotion n’avait pas de limites. Ils ne le

quittaient pas d’une semelle et l’auraient suivi n’importe où.

Ils se balancèrent de liane en liane, avec agilité et précision, avançant vite. Soudain,

Idriss s’arrêta, ils venaient d’atteindre une partie de la forêt complètement sèche. Idriss

descendit aussi vite qu’il le put et se laissa tomber souplement sur le sol qui absorba son

saut.

— Incroyable, murmura-t-il, on dirait une mousse.

Il s’accroupit et posa sa main sur ce sol étrange. Il était humide, mais pas mouillé et

paraissait suffisamment solide pour supporter son poids. Il se demandait comment vivre sur

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 681


ce sol et quels étaient ses avantages.

— On dirait une mousse comme celle des plantations de fleurs de mon pays, intervint

Roure. Je viens du Catans et c’est une région, enfin c’était une région très humide, un peu

tropicale, comme ici je dirais. On fait pousser tout un tas de trucs sur ces sols chez nous.

— Ça, c’est une bonne nouvelle, se réjouit Idriss, mais pour cela il nous faudrait des

graines et franchement, je ne vois rien qui ressemble à des graines ou des plantes, remarqua-

t-il en balayant la forêt des yeux.

— Ben justement fit Sid, avant d’être dans l’armée, j’étais apprenti jardinier chez mon

père, il avait des serres un peu partout sur Bridis et il m’a toujours dit que je devais avoir sur

moi des graines de toutes sortes au cas où. Je ne l’écoutais jamais, mais pour ça oui, alors j’ai

toujours eu sur moi un sac de graines. C’est une sorte de porte-bonheur.

— Mais vous êtes une bénédiction tous les deux, s’extasia Idriss ! Vous allez peut-être

permettre à des centaines de personnes de survivre ! Montre-moi ça Sid, retournons au

camp, mais avant ça, prenons un peu de cette mousse pour tenter une expérience.

Ils s’empressèrent de rentrer, le cœur rempli d’espoir. Sid alla chercher son sac et en

sortit une sacoche assez volumineuse qu’il tendit à Idriss. Le prince s’en saisit fébrilement et

l’ouvrit avec précaution, il ne fallait pas perdre une graine. Ce qu’il vit l’emplit de bonheur, il

y en avait des milliers. En revanche, pour savoir à quoi elles correspondaient, c’était autre

chose. Ce fut une fois de plus Sid qui sauva la situation.

— Je sais les reconnaître, à part peut-être une ou deux, mais on devrait pouvoir s’en

sortir. Regardez, celle-là, la blanche plutôt longue et ovale, c’est de la courgette.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 682


Ils séparèrent les graines, les étiquetèrent, en mirent quelques-unes de côté et firent

des paquets soigneusement protégés, puis Idriss prit la mousse et la divisa en plusieurs

morceaux. Il prit quelques récipients et posa la mousse dedans, puis il enfonça le plus

profondément possible les graines sélectionnées et arrosa le tout.

— Nous n’avons plus qu’à attendre pour voir si ça pousse.

Roure se gratta la cicatrice, signe chez lui d’une grande tension. Quelque chose le

turlupinait, mais il ne savait quoi. Puis, il se rappela que le soleil était indispensable pour les

pousses.

— Faut les mettre au soleil, enfin je crois qu’il leur faut de la lumière.

— C’est vrai, renchérit Sid, mais pas trop de soleil en face, sinon ça brûle.

— Bon, cherchons l’endroit idéal. Ici, il fait trop sombre, essayons de trouver une

clairière.

Ils se saisirent chacun de plusieurs boîtes, veillant à ne pas abîmer les graines. Ils

utiliseraient les passerelles pour éviter une catastrophe. Ils allèrent jusqu’au bout du village

avant de tomber sur l’emplacement idéal, une plateforme de surveillance sans utilité, bien

dégagée, tout en étant protégée d’un soleil trop vif. Ils déposèrent leurs précieuses

plantations en les recouvrant d’une fine maille, afin d’éviter que les oiseaux s’en nourrissent

et en priant pour qu’elles grandissent. Certains volatiles avaient survécu et ils seraient trop

contents de piller ces graines. Puis, ne pouvant plus rien faire de plus, ils s’en allèrent.

Sur le chemin du retour, ils eurent la surprise de croiser plusieurs animaux sauvages.

Quelques singes et petits mammifères avaient pu grimper aux arbres, mais ils furent

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 683


particulièrement surpris de voir des bêtes étranges et inconnues. Ils allaient devoir faire très

attention, la nourriture viendrait à manquer très vite pour ces animaux et peut-être étaient-

ils carnivores. Les enfants seraient en danger s’ils n’y prenaient pas garde.

Idriss était impatient, il avait hâte de voir les graines et devait se faire violence pour

ne pas y aller toutes les heures. Mais la nuit allait bientôt tomber, il était temps de retrouver

les siens et de partager un moment tous ensemble. Les enfants avaient besoin de la présence

de tous les adultes et la perte des proches était encore douloureuse pour tous. La soirée fut

calme, les enfants furent couchés tôt et Idriss eut beaucoup de mal à trouver le sommeil. Il

avait hâte d’être au lendemain. Il dormit très peu, se tournant et se retournant sur sa

couchette.

Enfin, l’aube fut là et n’y tenant plus, il s’octroya une petite balade jusqu’aux récentes

plantations. Il s’élançait de branche en branche, lorsqu’il remarqua que le niveau de l’eau

avait encore baissé, très significativement et rapidement. La marque qu’il avait faite sur les

troncs d’arbres ne trompait pas. Il arriva sur la plateforme le cœur battant, heureusement la

résille avait bien protégé les récipients. Il ôta le filet du premier à sa portée et en eut le souffle

coupé, une fleur s’épanouissait déjà, jaune et éclatante de santé au milieu de trois feuilles

vertes.

— Ah, ça ! Ce n’est pas banal ! s’exclama la voix de Sid à ses côtés. Désolé mon prince,

je vous ai suivi, je n’ai pas dormi, trop énervé…

Idriss eut un sourire compréhensif, il comprenait Sid, lui-même avait eu beaucoup de

mal à se contenir.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 684


— Combien de temps faut-il à une plante pour pousser ?

— Je dirais une à deux semaines normalement, voire plus, mais à peine quelques

heures… jamais je n'avais vu ça.

Il regarda autour de lui les yeux plissés.

— Ce monde est étrange, il est plus vert, plus vivant, plus… je ne sais pas comment

vous dire… Regardez, même l’eau a disparu, il ne reste que cette mousse partout.

Idriss prit le temps d’observer autour de lui, effectivement l’eau avait complètement

disparu tout autour d’eux. Il entendait au loin le ressac des vagues, ils étaient de nouveau au

sec, un peu comme sur une île. De plus, Sid avait raison, tout était plus vert, plus vivant et la

jeune pousse qu’il tenait entre les mains en était la preuve. Il souleva les autres résilles avec

l’aide de Sid tout aussi impatient que lui et les larmes faillirent lui venir aux yeux. Toutes les

graines avaient germé, son peuple ne mourrait pas de faim et mieux, ils pourraient aider les

survivants, car il en était certain, il existait d’autres tribus que la sienne.

Il tapa affectueusement sur l’épaule de Sid, il ne savait pas comment ni pourquoi il

avait décidé de faire confiance aux hommes de l’empereur, mais aujourd'hui il s’en félicitait.

— Si vous aviez des choses à vous faire pardonner, avec ce que vous avez fait ces

derniers temps, votre dette est largement payée, annonça sincèrement Idriss.

Sid ravala un sanglot. Oui, il avait des actes qui pesaient lourdement sur son âme, mais

leurs poids venaient de s’alléger grandement. Les mots étaient inutiles, il fallait maintenant

avancer, mais dorénavant ils savaient dans quelle direction aller.

Ils emportèrent les germes avec eux, il fallait trouver un endroit où tout semer, ils

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 685


retournèrent au camp qui s’éveillait et donnèrent des tâches à tout le monde. La

contemplation touchait à sa fin, l’heure d’agir était venue.

Avant de partir de son côté, Idriss eut le temps de voir Sid et Roure partir chacun en

compagnie de Malia et Rinelle, deux filles solides et coriaces, ils allaient en baver un peu,

mais cela ne leur ferait pas de mal.

Il décida de descendre afin de voir d’un peu plus près leur tout nouveau monde. Il

pensait s’enfoncer, mais curieusement, la mousse supportait parfaitement son poids. Il

avança droit devant lui espérant ne pas tomber sur un animal dangereux. La forêt bruissait,

chantait, elle communiquait, constatait Idriss, heureux et en paix. À mesure qu’il avançait, il

pouvait observer des plantes exotiques, des matières qu’il n’avait jamais eues avant.

Il allait s’enfoncer sur la droite lorsqu’il entendit un bruit étrange, un animal avançait

à vive allure et le son que produisaient les pas sur la mousse ne lui permettait pas de

déterminer de quel genre il s’agissait. Il sortit son épée de son fourreau, prêt à se battre

lorsqu’une forme noire apparut au loin, puis de plus en plus clairement. Idriss ne put retenir

le cri de pure joie qui sortit de sa gorge, Ahïne était en vie ! Elle était revenue vers lui. Il courut

vers la jument et se jeta à son cou. Elle frotta son museau contre lui, hennit doucement puis

s’écarta. Derrière elle, se tenait un étalon noir superbe, puis peu à peu d’autres chevaux firent

leur apparition. Ahïne avait elle aussi sauvé une partie de son peuple. Idriss espérait que

cette nouvelle planète lui réserverait d’autres surprises, mais il doutait qu’elles fussent aussi

belles que celle-ci. Ce en quoi il se trompait.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 686


Nouveau départ

Depuis plusieurs jours, Khalil se demandait si toute cette eau qui les entourait s’en

irait un jour, il en doutait. Mais ce matin, tout était différent, si l’eau était toujours là, elle

paraissait plus lointaine. En fait, leur lopin de terre semblait plus grand. Sa grand-mère

Soraya lui avait dit que l’eau leur laisserait un peu plus d’espace, mais même s’il connaissait

le don de son aïeule, il avait du mal à y croire. Mais il devait l’admettre, là sous ses yeux,

depuis quelques heures, l’eau reculait, laissant la place à une espèce de terre spongieuse

verte. Une mousse ! Heureusement, le climat était plutôt agréable et même si les nuits étaient

fraîches, ils n’avaient pas froid. Mais l’inquiétude ne cessait de hanter Khalil, car il ne savait

pas comment il allait nourrir son peuple. Les animaux se portaient bien, mais ils risquaient

de manquer vite de céréales et de verdure.

— Nous trouverons mon petit, la rassura Soraya qui venait d’apparaître à ses côtés.

— Oui, je suppose que oui, répondit Khalil un rien dubitatif.

Il ne pouvait s’empêcher de douter, il fallait qu’il réagisse, il ne pouvait pas rester

inactif. C’est sa nièce Safia qui lui redonna de l’espoir. La jeune femme allait et venait d’un

bout à l’autre de l’île et recueillait des données qu’elle exploitait le mieux possible. C’est elle

qui avait remarqué la première que l’eau reculait et que leur petit espace de terre devenait

chaque jour un peu plus grand. À cheval, elle partait de plus en plus loin et de plus en plus

longtemps. Là, elle revenait d’une excursion de deux jours, excitée et particulièrement

heureuse.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 687


— Khalil, mon oncle ! Il faut que tu viennes avec moi.

Elle sauta de cheval et se jeta dans ses bras. Elle avait encore la fougue d’une enfant,

mais elle savait être sérieuse et posée lorsqu’il le fallait.

— J’ai trouvé un endroit fabuleux, il est sorti de terre comme ça ! fit-elle en écartant

vivement les mains. Et sincèrement, il faut que le tu voies, c’est incroyable, moi-même j’ai eu

du mal à y croire. Mais comme je fais des plans et des cartes, il est impossible que je me

trompe. Il faut y retourner, car je crois que nous avons trouvé l’endroit idéal pour nous

installer. Ce n’est pas loin et c’est richement pourvu d’une végétation et surtout d’arbres

fruitiers que je ne connaissais pas. Si, si, je t’assure, des fruits étranges, mais comestibles.

Non, ne me gronde pas, je n’ai pas testé, j’ai vu des animaux en manger et ils ont l’air en bonne

santé.

Elle se tourna vers son arrière-grand-mère et lui planta un baiser affectueux sur la

joue.

— Safia…

Khalil soupira, sa nièce lui donnait le tournis. Une telle énergie dans un si petit corps

était surprenante. Mais sa détermination était contagieuse, alors il décida de l’accompagner.

Cela lui changerait les idées et si elle avait raison ? Il ne risquait pas grand-chose à aller voir.

— Je vais venir, nous allons nous y rendre ensemble. Te sens-tu en forme pour partir

maintenant ?

— En pleine forme ! Il nous faut de quoi manger pour deux jours, pour le reste j’ai tout

ce qu’il faut. Je change de monture et de vêtements et nous y allons.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 688


Comme il était inutile de discuter avec Safia, il se contenta de hocher la tête et de la

suivre. Derrière lui, il entendit le rire de sa grand-mère. Il haussa les épaules, que faire contre

les femmes ?

Il dut reconnaître que sa nièce avait eu raison de lui forcer la main. Il appréciait cette

chevauchée et si le paysage lui paraissait étrange, il n’avait rien de désagréable, bien au

contraire. Il découvrait son Nouveau Monde et eut la surprise d’aimer ce qu’il voyait. Ils

galopèrent un long moment avant de faire une pause. Et même ici, Khalil put voir les

changements qui s’étaient opérés sur Elwhinaï. Il se demandait comment les autres mondes

avaient évolué. Il s’estimait chanceux d’avoir hérité de celui-là, il doutait que les autres soient

aussi accueillants, il ne savait pourquoi.

Parvenus à destination, Khalil dut admettre que le site était enchanteur. Des fleurs

immenses, du lierre rampant incroyable. Tout était plus grand, plus vert, plus coloré, ici la

vie était plus riche, plus dense, des arbres fruitiers poussaient un peu partout. À croire qu’ils

avaient échoué sur un monde déjà pourvu de tout. Il ne put s’empêcher de cueillir un fruit

jaune qui lui tendait les bras. Il le coupa en deux et observa la chair tendre et juteuse. Il n’osa

pas le porter à sa bouche, il ne voulait pas s’empoisonner. Mais Safia n’eut pas les mêmes

principes, elle prit une moitié de fruit et mordit à belles dents, les yeux brillants de malice.

— Safia, recrache tout de suite ! hurla Khalil.

— Inutile, répondit-elle la bouche pleine, j’en ai déjà mangé trois depuis deux jours et

je suis en pleine forme. J’ai vu des petits singes tout mignons s’en goinfrer, alors je me suis

dit que je ne risquais rien.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 689


— Les singes et les humains…

— Oui, oui, coupa Safia, je sais que nous ne sommes pas faits de la même manière…

mais bon, regarde, je vais bien et eux aussi.

Sur ces mots, elle lui fit signe de la suivre et ils s’enfoncèrent dans la forêt dense et

odorante. Ils marchèrent un moment, il n’y avait pas de route et le chemin était étroit, parfois

presque impraticable. Mais Safia avait l’air de savoir où ils allaient. Ils finirent par déboucher

sur une clairière immense, faite de mousse spongieuse, mais ferme. Il y faisait bon et chaud,

même si le jour commençait à tomber.

— Nous devons monter nos tentes et nous installer. Dans une heure à peine, il fera

nuit et là, tu vas vivre un moment magique.

Elle n’en dit pas plus et se mit au travail. Ils firent leur campement rapidement et ils

attendirent le coucher de soleil en silence. L’endroit donnait envie de se recueillir et de

contempler. Au loin, ils entendaient un bruit d’eau qui coulait, laissant supposer une source

proche.

Puis la nuit noire vint. Seulement un court instant, car les lianes immenses vues plus

tôt s’illuminèrent, donnant une intensité féerique à la clairière. Safia claqua doucement des

doigts et la luminosité se déplaça pour se poser sur des fleurs. Puis le ballet continua jusqu’à

ce que le phénomène s’épuise pour reprendre un peu plus loin.

Ils restèrent trois jours dans cette clairière, ils découvrirent une cascade d’eau douce

peuplée de nombreux poissons scintillants. Beaucoup de choses étaient naturellement

comestibles, mais Safia avait commencé à planter des graines données par sa mère et si

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 690


certaines avaient déjà atteint une bonne taille et étaient prêtes à être consommées, d’autres

avaient pourri, le blé ne tenait pas sur la mousse. Khalil ne mit pas longtemps à décider de

faire de cet endroit leur nouveau village. Il offrait suffisamment de place pour tous. Khalil

était certain maintenant que cette planète ne leur avait pas encore révélé tous ses secrets.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 691


Une découverte

L’auberge était pleine à craquer, Cerise n’en pouvait plus. Miche s’approcha d’elle, un

doux sourire sur les lèvres, il savait à quel point sa femme était attentive au bien être des

autres et il l’aimait aussi pour cela.

— Prends un peu de repos, tu en as besoin. Ils peuvent se débrouiller un peu tout

seuls maintenant et toi, tu ne peux rien faire de plus.

— Tu as raison, et puis tous sont bien installés. Nous devons faire attention aux vivres

et veiller les uns sur les autres. Nous ne savons pas combien de temps va durer la Scission et

surtout, comment nous allons nous en sortir.

Cerise avait vu juste, l’annonce de la mauvaise nouvelle sapa le moral des habitants

d’El Casar qui pour la plupart s’étaient réfugiés dans l’auberge. Heureusement, Miche avait

eu la bonne idée de construire des dépendances en bois et tout le monde avait trouvé sa

place. Ils espéraient seulement que les constructions fragiles tiendraient. La Scission fut

cruelle, ils pouvaient le voir au loin, des tempêtes impressionnantes et des éclairs zébraient

le ciel. Des vents violents et bruyants déchiraient les tympans et affolaient les animaux, sans

parler des enfants. Mais curieusement, El Casar fut épargné, comme l’avait promis Idriss.

Lorsque les vents et pluies cessèrent, ils purent enfin découvrir leur Nouveau Monde

et Cerise en resta sans voix. Des dunes à perte de vue, ils étaient seuls au monde. Il régnait

une chaleur torride et deux soleils brillaient au-dessus de leur tête. Comment survivre à

cela ? Miche, plus pragmatique, rassembla tout le monde et fit part de la nouvelle situation.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 692


Certains prirent peur, mais globalement ils se résignèrent, ils étaient en vie, c’était l’essentiel.

L’auberge s’avéra vite suffocante, il fallait trouver du frais et ils n’étaient pas préparés

à cela. Alors, tout le monde se mit au travail pour améliorer les conditions de vie.

Curieusement, ils trouvèrent des livres, des matériaux et des plantes qui permirent

d’améliorer le quotidien. Ils mirent en commun leurs idées et trouvèrent des solutions

ingénieuses pour garder les produits au frais, protéger les animaux des soleils, trouver des

plantes comestibles et peu à peu, une nouvelle vie se mit en place. Très vite, Miche et Cerise

se rendirent compte que le sol sur lequel était construit l’auberge se modifiait, le sable

s’infiltrait partout, les murs s’enfonçaient et se fendillaient. Miche et quelques-uns de ses

amis sondèrent le sol et découvrirent qu’il était friable en profondeur. La Scission en avait

modifié la structure même. Rien ne perdurerait, tout allait s’effondrer d’ici peu. Et pire, l’eau

commençait à manquer, la nappe phréatique jusque-là abondante s’était tarie brutalement.

Leur monde se transformait, se remodelait, il leur fallait bouger au même rythme que lui

sous peine de mourir. Alors, ils prirent une décision radicale, car ils se rendirent compte que

rester à l’auberge constituait un véritable danger. Il fallait se déplacer, trouver de l’eau et se

nourrir.

Ils se préparèrent donc à voyager, un trajet long et incertain, mais ils n’avaient pas le

choix, ils devaient chercher un endroit où s’installer. Alors ils fabriquèrent des tentes,

chargèrent les animaux qui n’avaient pas péri et partirent à l’aventure. Les premiers jours

furent horribles pour ces gens si peu habitués à voyager. Ils durent s’habituer à une chaleur

suffocante et permanente, au manque d’eau et aux nombreuses modifications de leur

environnement. Le sable les obligeait à voyager lentement et les animaux peinaient à

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 693


s’acclimater. Ils firent des découvertes horribles et cessèrent rapidement d’ensevelir les

corps qu’ils trouvaient sur le chemin tant le nombre était important. Ils se contentaient de

les recouvrir de sable en prononçant une prière. Les corps s’endurcirent, les enfants

cessèrent de gémir, les adultes trouvèrent au fond d’eux la force de continuer de vivre sur ce

monde hostile. Ils avaient emmené avec eux deux milliers d’animaux et seuls trois cents

survécurent. De leur groupe de trois cents hommes et femmes, deux cents s’adaptèrent et

développèrent un lien particulier avec le désert.

Ils dormaient pendant les deux soleils et la caravane avançait le reste du temps. Ils

s’arrêtaient le temps de reprendre des forces lorsqu’ils trouvaient une oasis et chose

curieuse, ils en voyaient régulièrement. Ils étaient devenus nomades et leur corps s’adapta à

ce nouvel environnement. Les animaux conservaient l’eau dans des excroissances qui leur

poussaient sur le dos et sous leur peau, les chevaux devinrent plus trapus et endurants. Les

hommes et femmes se transformèrent également, plus minces et secs, leur organisme s’était

modifié pour conserver l’eau et transpirer le moins possible. Les nomades d’El Casar furent

les premiers à épouser le climat de Helnaï au point de ressembler à leur planète.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 694


Retour de Féniel et Ariale

Féniel ouvrit les yeux et sentit ses mains entrelacées à celles d’Ariale. Il eut un sourire

cruel, cette jeune femme allait se révéler précieuse. Il se libéra et se leva, il ne reconnaissait

pas l’endroit dans lequel il se trouvait. Il y faisait très sombre, alors il invoqua la lumière et

une lueur bleutée s’échappa de ses doigts. Amusé, il les agita, la lueur devint de plus en plus

forte sans pour autant le brûler.

Il promena ses mains devant lui et reconnut les lieux, il était dans la grotte, mais elle

s’était effondrée. Seule la partie dans laquelle il se trouvait avait été épargnée. Il secoua Ariale

par l’épaule, la jeune femme s’éveilla brutalement. Elle cligna plusieurs fois des yeux, hésitant

à croire ce qu’elle voyait, puis se rappela. Elwhinaï leur avait fait don de la magie la plus

puissante qui soit, la magie de l’Ombre. Elle se leva et rejoignit Féniel, comment allaient-ils

sortir de là ?

Féniel savait ce qu’il devait faire et il se demandait si Ariale pouvait y arriver. Il haussa

les épaules et se dit qu’il devait le tenter de toute façon.

— Tu te souviens de l’entrée de la grotte ? lui demanda-t-il.

— Oui, fit-elle d’une voix enrouée.

Elle avait très soif et se sentait un peu faible.

— Alors, projette ton esprit là-bas et ton corps devrait suivre.

Ariale resta silencieuse, elle comprenait de quoi voulait parler Féniel, elle se

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 695


demandait juste si elle aurait assez de force pour cela. Elle se concentra et à sa grande

stupéfaction, elle se retrouva hors de la grotte, les pieds dans la boue. La forêt n’avait plus

grand-chose à voir avec ce qu’ils avaient connu.

— Soyons prudents, recommanda Féniel, j’ai dans l’idée que beaucoup de choses ont

changé.

— Où allons-nous ?

— L’auberge où j’avais ma chambre, je veux récupérer certains objets.

— Et si tout est détruit ?

— Je ne le pense pas, il me semble que cette partie du monde était, d’une manière que

je ne m’explique pas, protégée.

— Nous sommes sur quel monde à ton avis ?

— Difficile à dire, je pense que nous sommes sur le monde de glace, car c’est ici que

sommeille l’âme d’Elwhinaï, mais il fait plutôt bon, non ?

Ariale observa les alentours, la forêt était dévastée. Il ne restait plus rien qu’un fouillis

de troncs brisés et la végétation n’était plus qu’un lointain souvenir. Elle n’avait cependant

pas froid, seulement faim et soif.

— Peut-être que le froid arrivera par vagues ? suggéra Ariale. Je suppose qu’il faut du

temps pour modifier un climat de façon irréversible.

— Oui, tu as sans doute raison, mais regarde le ciel et d’après toi, quelle heure est-il ?

— Je dirais dix-huit heures à peu près, il commence à faire sombre, mais…

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 696


Elle s’arrêta de parler, car elle venait d’apercevoir les deux lunes qui brillaient dans

le ciel.

— Qu'est-ce que cela veut dire ?

— Le monde de la glace possède deux lunes, fit Féniel, laconique. Il va falloir

déterminer s’il s’agit de la nuit ou du jour.

— C’est incroyable, s’extasia Ariale, une telle puissance…

— Allons-nous-en d’ici, nous avons besoin de nous alimenter, l’utilisation de la magie

demande beaucoup d’énergie. Je crois que l’auberge existe encore, je vais nous y emmener.

Féniel se concentra et ils furent dans sa chambre en un clin d’œil. Ariale écarquillait

les yeux, ils pouvaient faire à peu près tout ce qu’ils voulaient.

— Reste ici, conseilla Féniel, je vais voir de quoi il retourne en bas.

Ariale opina de la tête et s’assit sur le bord du lit, elle se sentait sans forces. Comment

faisait-il, lui ? Elle le vit s’en aller, des questions plein la tête. Féniel était plus fort qu’elle,

réalisa-t-elle avec effroi. Elle décida de garder cela pour elle et s’allongea sur le lit, un peu de

repos lui ferait du bien.

Féniel sortit de la chambre prudemment. Il jeta un œil aux alentours, mais ne vit

personne. Pourtant, il semblait que l’auberge était occupée. Il s’aventura dans les couloirs et

descendit dans la grande salle. Un nombre impressionnant de gens l’occupait. Certains

étaient attablés, d’autres assis à même le sol, mais tous avaient un air abattu et désespéré.

Soraya s’activait à soigner les plus faibles et rassurer les enfants qui pleuraient. Debout

derrière son bar, Youri servait de la soupe chaude. Il prit conscience de la présence de Féniel

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 697


avant tout le monde et ouvrit la bouche pour la refermer aussitôt. Il regarda Féniel

approcher, se demandant d’où sortait le jeune homme.

— Vous avez l’air épuisé mon garçon, fit Youri en déposant un bol de soupe sur le

comptoir. Tenez, buvez ça, je ne connais pas mieux pour remonter le moral.

— Que s’est-il passé ? demanda Féniel en regardant autour de lui.

— Difficile de savoir exactement. Pour faire simple, le soleil a disparu, il règne une

semi-clarté pendant les deux lunes et le reste du temps, il fait sombre. Des milliers de gens

sont morts, les maisons aux alentours ont toutes été détruites, seuls les habitants du village

qui s’étaient réfugiés dans l’auberge sont encore en vie. Pour combien de temps ? Je me le

demande, nous avons des réserves, mais elles ne dureront pas éternellement et comment

allons-nous faire pour faire pousser des légumes ? Sans soleil ? Même les animaux se laissent

mourir… Et vous ? Comment vous en êtes-vous sorti ?

— La grotte nous a protégés, moi et une amie. Quand nous avons pu sortir de là, nous

avons vu le carnage. Et depuis, nous marchons. Ma compagne est restée dans la chambre,

trop épuisée pour marcher un pas de plus. Puis-je lui apporter de quoi se nourrir ?

— Un bol de soupe et du pain, c’est tout ce que nous pouvons faire pour le moment. Il

faut que l’on prenne des repères et pour le moment, on rationne un peu.

— Cela ira, accepta Féniel avec un semblant de reconnaissance.

Il s’empara d’un plateau et posa les deux bols de soupe que lui tendait Youri. Il y ajouta

de gros morceaux de pain et s’en alla. S’il lui était resté un petit peu d’humanité, il aurait

presque éprouvé de la peine pour ces gens.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 698


Féniel retourna dans sa chambre, où il retrouva Ariale plongée dans un profond

sommeil, allongée de tout son long dans son lit. Il posa le plateau et hésita à la réveiller, puis

il la laissa là où elle était. Il but son bol de soupe, trempa son pain et pensa très fort à un

délicieux gigot d’agneau qui se matérialisa aussitôt sous ses yeux.

— Intéressant, murmura-t-il.

Il attaqua le gigot avec appétit, il avait besoin de force. Repu et satisfait, il poussa un

peu Ariale et s’allongea à ses côtés pour plonger dans un sommeil réparateur.

Avant la Scission, Soraya et Youri avaient eu fort à faire dans leur auberge, ils avaient

suivi les conseils de leur fille et fait des provisions de conserves, de légumes et fruits en

bocaux, avaient entasser tout ce qu’ils avaient pu de vivres, couvertures et produits de

première nécessité. Et pour cela, Youri était même allé jusqu’à construire une énorme

réserve souterraine. Il avait fait appel à ses amis et si certains ne l’avaient cru qu’à moitié, les

plus fidèles lui avaient fait confiance.

Un jour, ils eurent la surprise de voir arriver deux cavaliers hirsutes et épuisés qui

cherchaient un refuge. Youri leur proposa une place dans l’auberge, il ne pouvait pas laisser

deux âmes errantes aux prises avec la Scission. L’histoire des deux hommes était incroyable

et ils avaient eu beaucoup de chance d’arriver ici.

Kenji et Elroy, laissés en chemin par Lars qui avait préféré faire demi-tour pour

retrouver la femme qu’il aimait, s’étaient perdus un nombre incalculable de fois. À force de

recoupements, ils avaient fini par comprendre que leur monde touchait à sa fin. Ils doutaient

de pouvoir trouver un chemin sûr avant la Scission lorsqu’ils tombèrent sur un passage qui

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 699


avait l’air peu fréquenté, mais bien visible. Ils tentèrent leur chance, espérant tomber sur un

endroit sûr. Bien leur en avait pris, ils arrivèrent chez Youri et Soraya et décidèrent que cet

endroit était parfait pour se réfugier.

Lorsque les premiers signes de la Scission se firent sentir, les fermiers isolés alentour

et les familles solitaires allèrent chercher du réconfort dans l’auberge. Curieusement, les

animaux qui trouvèrent refuge dans la forêt des Sylves en sortirent améliorés pour certains.

La Scission fut terrible, des arbres furent déracinés, il y eut des éboulements, le sol se

fendit pour laisser passer de la lave en fusion qui brûla tout sur son passage. Les

températures chutèrent et les rares personnes à proximité de l’auberge qui n’étaient pas

assez préparées périrent. Les villes et villages situés sur le passage de la faille furent

engloutis et rayés du monde d'Elwhinaï, les morts se comptèrent par millions et les rares

survivants ne durent leur salut qu’à la bienveillance des mages ou de Mehielle. Beaucoup se

demandaient pourquoi, mais personne ne reçut de réponse, l’inexplicable ne méritait pas

qu’on s’y attarde. C’était ainsi, voilà tout.

Dans l’auberge, Youri servait les soupes à en avoir mal aux bras. Il s’en retourna aux

cuisines où deux de ses aides continuaient à éplucher les légumes. Autant les utiliser avant

qu’ils ne pourrissent et la soupe était la meilleure solution. Au moins, ils pouvaient la mettre

en bocaux. Youri souleva la trappe qui menait à la cave et tenta de récapituler ce qui leur

restait. Près d’une centaine d’habitants avaient survécu et une vingtaine d’enfants. Il fallait

trouver des solutions et vite. Fabriquer des bougies, des vêtements chauds, faire des

provisions de bois pour le feu. Et agrandir l’auberge qui pour l’instant pouvait loger dix

familles. Il fallait motiver tout le monde, mais comment faire ?

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 700


— Tu le sais papa, fit Mehielle dans son dos.

— Mehielle, s’étrangla Youri, oh mon petit ! s’exclama-t-il, des sanglots dans la voix.

Que nous arrive-t-il ?

— Je vais t’expliquer, mais promets-moi de garder le secret.

— Oui bien sûr, promit Youri.

— Elwhinaï s’est scindée en trois mondes et vous êtes sur le monde de glace. Oh, il ne

fait pas encore très froid, mais cela va vite changer, car les lunes ne pourront pas maintenir

longtemps la même température que le soleil. Les cultures vont mourir, la nature va

s’atrophier et tout sera recouvert de givre. Il existe cependant des solutions et je vais te

donner de quoi les mettre en place. Il va falloir construire des habitations plus petites et plus

trapues pour contenir le chaud et l’auberge sera le cœur de votre nouveau village. Tu dois

les sauver père, c’est désormais ton destin.

— Je ferai ce que je pourrai mon petit, répondit Youri, mais pas certain d’être la bonne

personne pour cela.

— Tu seras parfait. Écoute bien, ordonna-t-elle, il existe une technologie qui permet

de fabriquer des lampes suffisamment puissantes pour permettre à des plantes de pousser.

As-tu conservé des graines comme je te l’avais demandé ?

Youri opina du chef.

— Alors tiens, voici des plans, tu seras capable de les comprendre. C’est un ami qui

me les a donnés. Ronce a plus d’une fois eu recours à ce genre de procédé pour faire pousser

ses plantes, cela fonctionne parfaitement. Et je te remets ce livre qu’il m’a légué aussi, il te

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 701


sera très utile.

Youri parcourut rapidement le livre des yeux, il doutait de pouvoir tout comprendre,

mais il allait essayer, il le fallait.

Mehielle regarda cet homme qui l’avait consolée, donné de l’amour tout au long de sa

vie et elle pestait de ne pas avoir le droit de faire plus pour lui. Elle lui accorda cependant

une dernière faveur. Elle plongea dans l’esprit de celui qui avait été son père et établit des

connexions qui n’existaient pas encore, puis elle pénétra dans sa mémoire et lui fabriqua de

nouveaux souvenirs. Puis, en voyant que son père commençait à oublier son existence, elle

s’effaça doucement. Elle fit de même avec Soraya et s’en alla de leur vie à jamais.

Toujours dans sa cave, Youri sortit de sa torpeur, mais que lui arrivait-il aujourd’hui ?

Il se secoua et remarqua qu’il tenait des papiers et un livre dans ses mains. D’où sortait-il

cela ? Il les parcourut longuement et fut vivement intéressé, il ignorait qui était Ronce,

l’auteur de l’ouvrage, mais cet homme avait du génie. Il avait peut-être entre les mains de

quoi sauver son peuple. Son peuple ? D’où lui venait cette idée ? Il remonta dans la cuisine,

de nouveau plein d’espoir, il était persuadé qu’ils allaient s’en sortir.

Il fit appeler Elroy et Kenji afin de leur demander conseil. À eux trois, ils créèrent les

premières bases de ce qui serait Nieblaï village. Inventif et allant de l’avant, Kenji mit sur

pied une guilde d’espions et leur apprit les bases des combats propres à son peuple. Aidé

d’Elroy, il développa ce qui deviendrait le plus grand réseau d’espions de leur monde.

Ariale s’éveilla d’un long sommeil, elle était détendue et reposée, mais son ventre

gargouillait furieusement. Elle avisa le bol de soupe, le pain et un reste de viande. Tout cela

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 702


devait être froid, mais tant pis, elle mourait de faim. Tout en buvant le breuvage à grandes

lampées, elle l’imagina un peu plus chaud et son vœu s’exauça. Tout excitée, elle fit réchauffer

de la même façon la viande et mangea de bon cœur. Ce n’est qu’une fois rassasiée et en forme

qu’elle vit Féniel, assis sur le lit, son regard vert étincelant. Lui aussi était parfaitement

éveillé. Il se leva, prononça un mot et toutes ses affaires entrèrent dans une malle surgie de

nulle part. Il prononça une autre formule et la malle devint si petite qu’il put la mettre dans

sa poche. Il détacha l’une de ses capes d’un portemanteau et la tendit à Ariale.

— Je ne sais pas quel temps il fait sur ce monde de glace, mais préparons-nous au pire.

Elle enfila la cape sans un mot, appréciant le geste et la douceur du tissu recouvert de

fourrure. Il ferma ses doigts sur les siens et elle se laissa emporter, heureuse d’être en sa

compagnie.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 703



La forêt des Sylves

La forêt des Sylves était calme et silencieuse, pas un bruissement ne venait troubler

l’air pesant qui y régnait. Les Éveillés, assis en rond, restaient calmes et concentrés. Ils

venaient de vivre la pire expérience de toute leur vie. Ivoisan sondait ses amis un à un, il

sentait qu’il devait les apaiser. « Et toi ? fit la petite voix de Cassandre dans sa tête. Nous

avons toi et moi réussi à cacher certaines choses aux autres, mais elles sont là, dans nos têtes.

Alors, je te le redemande Ivoisan, qui va t’apaiser, toi ? »

Ivoisan se fit silencieux, il savait qu’elle avait raison, que son cœur meurtri avait

besoin de réconfort. Mais comment expliquer l’impensable ? Comment réussir à accepter

tout cela ? Ils venaient de mener la pire bataille de leur existence et il n’était pas certain

d’avoir gagné quoi que ce soit. Lorsque le flux meurtrier s’était échappé de la Source de Vie,

il avait senti Féniel et Ariale joindre leurs forces à Elwhinaï, balayant tout sur leur passage.

Dans un premier temps, les Éveillés avaient tenté de contenir cette force, avant de réaliser

qu’ils ne le pouvaient pas. Ils devaient la dévier, l’empêcher de nuire et aider la Neutralité à

protéger les hommes qui devaient survivre. Alors, ils s’unirent à la Neutralité et ils forcèrent

Elwhinaï à contourner les Cercles Neutres. La Bienveillance avait son propre combat à

mener, elle n’avait pas besoin d’eux. Aussi, ils ne s’attardèrent pas sur le monde de l’eau

qu’elle avait revendiqué. À mesure qu’ils progressaient, Ivoisan tentait d’aider les sacrifiés à

passer le cap de la mort. C’est à ce moment-là que Cassandre était venue à son secours. Le

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 704


lien qui l’unissait à la Bienveillance lui permettait d’accomplir des choses extraordinaires,

elle adoucissait les souffrances, protégeait les enfants de visions monstrueuses et projetait

un voile d’oubli sur nombre d’entre eux. Elle modifia la perception des événements des

rescapés afin de leur donner un avenir. Ainsi, les survivants auraient le sentiment d’avoir

vécu un évènement abominable sans en saisir toute la portée et toute l’horreur. Les corps

martyrisés furent emportés, Ivoisan leur offrit une sépulture digne en voyageant sur les

Cordes du Temps. Il partait et purifiait les endroits souillés par le flux méphitique d’Elwhinaï

tout en gardant contact avec les Éveillés pour leur prêter son soutien. Ils purent ainsi

épargner tous les Cercles Neutres de la vindicte d’Elwhinaï qui avait donné naissance à trois

mondes, planètes hostiles pour deux d’entre elles où la survie de l’homme ne tiendrait qu’à

un fil. Les Éveillés tentèrent de modifier la structure des Cercles Neutres, mais une puissance

plus forte qu’eux les en empêcha. Leur travail s’achevait ici. Alors, les Éveillés unirent leurs

dernières forces pour insuffler sur ces mondes hostiles un souffle de vie. Plus tard, ils se

rendraient auprès des survivants pour apporter leur soutien.

Ivoisan revint à la réalité. Il avait clairement senti une puissance supérieure à la leur

superviser cette Scission, pourtant, elle était intervenue seulement à l’instant où Cassandre

et lui avaient tenté de reconstruire ce qu’avait détruit Elwhinaï. Cependant, il n’avait ressenti

aucune animosité, seulement un interdit. Pourquoi ? Quel était le but de cette entité ? Il se

sentait trahi, déçu car son sentiment était qu’on avait privilégié Elwhinaï plus qu’eux. Ivoisan

était épuisé, il doutait et pour la première fois, se demandait ce qu’il faisait sur ce monde qui

n’était pas le sien. « Tu es précieux à mes yeux, cher fils, fit une voix, cher à mon cœur. Ne

doute pas ! Tu ne pouvais reconstruire ce qui a été défait, au risque de te perdre. Un jour tu

comprendras, sois patient ».

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 705


« Qui êtes-vous ? »

« Le père, l’Alpha, le Tout, je suis ce que tu souhaites et plus encore. Vous avez encore

de grandes choses à accomplir, restez unis et l’homme survivra, à très bientôt mon enfant… ».

Ivoisan tenta de retenir la voix mais il savait que c’était inutile, d’ailleurs, il se sentait

beaucoup mieux. Plus fort, plus serein aussi.

« Je suis apaisé douce Cassandre, répondit-il à la petite fille. Ne te fais pas de soucis

pour moi. »

Cassandre soupira, Ivoisan s’en sortait mieux qu’elle. Elle fut la première à sortir du

Cercle, elle avait les larmes aux yeux et son petit corps était agité de tremblements. Mérisian,

sentant sa détresse, rompit à son tour l’harmonie du Cercle et vint entourer de ses bras les

épaules de la petite fille.

— Tous ces morts, gémit-elle, et ceux qui sont en vie ne valent guère mieux.

— Il y a des survivants partout, tenta de réconforter Mérisian, et c’est à nous de les

soutenir maintenant, nous devons leur porter secours.

— Comment ? demanda Cassandre, les yeux noyés de larmes. Je suis si petite !

— Tu possèdes cependant un grand pouvoir, rétorqua doucement Mérisian. La partie

bienveillante d’Elwhinaï nous a fait un grand cadeau. À nous de nous en servir avec justesse.

— J’ai eu si mal, se plaignit la petite fille.

— Je sais, reconnut Mérisian et tu es bien jeune pour cela, mais c’est fait et nous n’y

pouvons rien.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 706


— Si, fit farouchement la petite fille, je sais que je peux faire quelque chose pour être

utile.

Elle s’échappa des bras de Mérisian et courut dans la forêt. Mérisian allait s’élancer à

sa poursuite lorsqu’une main douce l’en empêcha.

— Elle doit suivre son propre chemin, il lui fallait juste assez de courage et elle a su

puiser la force nécessaire en toi. Ne t’inquiète pas, le rassura Galatée, elle reviendra très vite.

— Galatée ? interrogea Mérisian. Mais comment ? Tu étais…

— Une petite fille de huit ans ? sourit la jeune femme. Oui, et tu as devant toi une

femme d’une vingtaine d’années, c’est mon choix, rester dans le corps d’une petite fille alors

que j’ai l’esprit d’une femme me paraissait un peu... disons malsain. N’oublie pas que nous

avons partagé nos expériences… Toutes, alors je n’ai plus grand-chose à apprendre, tu sais.

J’ai donc décidé de m’accomplir pleinement, expliqua Galatée sereinement.

Mérisian comprenait et il était temps pour lui aussi de faire ce choix. Son corps le

desservait et il n’avait plus l’esprit d’un enfant. Alors il pensa être plus vieux et c’est un jeune

homme de vingt-cinq ans qui prit forme devant les yeux admiratifs de Galatée. Peu à peu, les

autres les rejoignirent et s’ils furent étonnés de leur aspect, ils se gardèrent de dire quoi que

ce soit. Seul Ivoisan avait conservé son apparence adolescente, il regarda longuement

Mérisian, eut un sourire malicieux et prit dix ans en quelques secondes.

— Voilà !

— Superbe, approuva Mérisian.

— N’est-ce pas ? fit Ivoisan en tournant sur lui-même.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 707


Sorial les regardait, amusé. Ils avaient peut-être des corps d’adultes, mais ce n’étaient

encore que des enfants par bien des côtés. Atlans et lui échangèrent des regards de

connivence. Un peu de pitreries détendait l’atmosphère. De leur côté, Lilia et Isthir

s’extasiaient sur la beauté de Galatée, la jeune fille était aussi âgée qu’elles à présent, voire

un peu plus, remarqua Lilia que cela amusait beaucoup. Ils avaient tous en mémoire les

événements passés et un peu de légèreté leur fit du bien à l’âme. Ils furent intrigués par des

ronchonnements venant de la forêt, puis une tête hirsute entourée d’un épais buisson

apparut devant eux. Des yeux bleu ciel noyés de larmes de colère étaient dardés sur les

occupants de la forêt. Lilia fut la première à réagir et s’approcha doucement du buisson

ardent.

— Cassandre ? Tout va bien ?

— Non rien ne va, comment veux-tu que ça aille, je ne trouve pas de vêtements à me

mettre. Je n’y arrive pas.

— Veux-tu que je… ?

— Oh oui ! s’exclama Cassandre avec reconnaissance.

Lilia étudia la jeune fille puis une jolie robe à sa taille remplaça le buisson. Remise de

ses émotions, Cassandre alla se placer devant Mérisian, le menton en avant et l’air belliqueux.

— Et maintenant ? le défia-t-elle, victorieuse.

— Hum, très réussie.

Tout à sa colère, Cassandre n’avait pas remarqué les changements survenus chez les

autres. Elle s’en alla dignement vers la grande maison. Là-bas, personne ne se moquerait

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 708


d’elle et puis elle mourait de faim. Les autres suivirent en haussant les épaules, ils

comprenaient le désarroi de Cassandre. Leur monde venait d’être modifié de façon radicale

et ils n’avaient pas pu faire grand-chose, juste limiter les dégâts. Ils se dirigèrent tous vers la

maison, impatients de parler à Rafiel.

La porte de la grande maison s’ouvrit à la volée sur une jeune fille hirsute et rouge de

colère que reconnut à peine Rafiel. C’est Elena, plus pragmatique, qui prit Cassandre contre

son cœur et la serra longuement contre elle.

— Là, là, mon petit. C’est fini, vous avez fait du bon travail et évité le pire. Oui, je sais

que tu pensais qu’Elwhinaï ne serait pas si cruelle, mais son côté sombre était trop étendu

pour que vous puissiez lutter contre elle. Vous avez épargné la vie de milliers de personnes

grâce à vos actions. Les mondes de l’eau et du feu ne sont plus sous son emprise.

— C’est vrai ? fit Cassandre en levant des yeux remplis d’espoir sur Elena.

— Oui, c’est vrai. Et sur ces mondes, il y a des survivants qu’il faudra aider. C’est la

raison de votre présence.

— Alors tout n’est pas perdu ?

— Non, loin de là, assura Elena en caressant les cheveux de Cassandre d’une main

apaisante.

Les autres firent leur entrée sur la pointe des pieds. Rafiel, lassé d’être mis en retrait,

les accueillit avec joie. Aleth s’activait dans la cuisine, Herras dressait la table et Myrine

serrait tout le monde dans ses bras avec entrain.

— Sur quel monde sommes-nous ? demanda Isthir.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 709


— Sur le monde de l’eau, c’est le seul à bénéficier d’un soleil et d’une lune comme

avant. Je pense que c’est la Neutralité qui s’est octroyée cela, répondit Elfin. Mais je ne suis

pas sûre…

— Et les autres ? demanda Sorial.

— Le monde du feu appartient à la Bienveillance, je suppose, il est doté de deux

soleils. Mais le pire, c’est le monde de glace, c’est celui qui souffrira le plus, deux lunes, Féniel

et Elwhinaï, cela fait beaucoup.

— De plus, intervint Rafiel, il existe des Passages entre ces mondes, créés par Elwhinaï

et ses partisans.

— Des Passages ? Qu’est-ce que c’est ? s’informa Galatée.

— Des couloirs que peuvent emprunter des magiciens sans que personne ne le sache.

Elwhinaï en a corrompu un, Féniel, cela nous le savons, mais une jeune femme l’accompagne.

Ariale a définitivement choisi son camp, comme je le craignais. C’est grâce à eux qu’Elwhinaï

peut contrôler les autres mondes, expliqua Rafiel.

— Féniel ? s’étonna Sorial. Qui est-ce ?

— Un mage de notre école, nous avons tenté de le détourner de son chemin, mais nous

avons échoué. Il était lié depuis toujours sans le savoir à Elwhinaï. Quant à Ariale, elle a fait

ce choix seule, elle aurait pu devenir ce qu’elle voulait, car elle a été éveillée par la Neutralité,

mais elle a décidé de se lier à Féniel. Ce n’est d’ailleurs pas anodin, car c’est sa faiblesse qui

vous a permis de libérer le monde du feu de la présence d’Elwhinaï et je suppose que cela a

profité également au monde de l’eau. Finalement, sa décision nous a servis en quelque sorte

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 710


et…

— Le repas est prêt ! coupa Aleth de sa voix tonitruante. Vous devez mourir de faim,

cela fait près de sept jours que vous n’avez rien avalé.

Presque une semaine ! s’étonna Sorial. Et pendant tout ce temps, ils avaient lutté

contre l’onde négative déchaînée par Elwhinaï. Ils s’y étaient préparés en allant tous les jours

méditer dans la clairière afin d’augmenter leurs pouvoirs. Elwhinaï la Bienveillante leur avait

ouvert les portes de son savoir, ils avaient puisé à sa source de nouvelles forces, mais en dépit

de cela, le combat était inégal, car Elwhinaï la Cruauté préparait sa vengeance depuis

longtemps. Cependant, leurs efforts conjugués à leur nouvelle perception de la magie avaient

inversé la donne, pas complètement, mais suffisamment pour donner l’espoir. Il prit un siège

et se servit une grande louche de ragoût. Et sans plus se soucier des autres, il engloutit des

monceaux de nourriture.

Rafiel observait le visage des Éveillés, tous avaient les yeux cernés et l’air hagard. Ils

étaient épuisés et meurtris. On ne ressortait jamais indemne d’une lutte d’une telle

puissance. Il les plaignait de tout son cœur. Il soupira et échangea un regard de souffrance

avec Arren, il devait leur annoncer une nouvelle pas particulièrement joyeuse. Mais Rafiel

décida que cela pouvait attendre encore un jour ou deux. Elena, qui ne le quittait pas des

yeux, ressentit sa douleur, puis elle vit le soulagement se dessiner sur ses traits et elle

comprit qu’il avait pris sa décision. Elfin et Myrine pressaient Isthir et Lilia de questions et

les deux jeunes filles avaient bien du mal à répondre à toutes. De leur côté, Aleth et Herras

faisaient de même avec Sorial et Atlans et peu à peu, l’ambiance se détendit, tout redevenait

presque comme avant. Aihnoa réussit même à faire rire Cassandre jusque-là renfrognée. Seul

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 711


Mérisian restait un peu à l’écart. Le maître de la Pierre avait réussi à apprivoiser sa magie, il

était devenu très puissant, autant que Rafiel, si ce n’est plus par certains côtés. Leurs regards

se croisèrent, Mérisian savait que le temps des Veilleurs était terminé sur ces mondes. Seul

le destin de Farielle lui était caché. La jeune fille dut sentir son regard peser sur elle, car elle

leva son verre à sa santé, le regard pétillant de malice. Tout comme Mehielle, Farielle était

une énigme…

Mérisian avait besoin de se retrouver un peu seul, la compagnie des autres lui plaisait,

mais il devait réfléchir dans un lieu isolé. C’est donc tout naturellement qu’il se dirigea vers

ce qui restait du cœur de la forêt. Plongé dans ses pensées, il ne remarqua pas le petit animal

qui l’observait, une lueur étrange dans le regard. Il voulait ce petit humain, il lui était destiné,

mais il ne semblait pas comprendre ou ne le voulait pas.

Il se faufila entre les arbres, bondissant de branche en branche, veillant à ne pas

l’alarmer. Les griffures ne marchaient pas, il fallait essayer autre chose.

Mérisian avait senti la présence de Mouf, il se méfiait de cette chatte agressive, il ne

savait pas trop ce qu’elle voulait, mais n’avait pas l’intention de se laisser martyriser. Alors il

épiait ses moindres mouvements, prêt à faire face.

Il arriva enfin au cœur de la forêt et s’installa dans le cercle des méditations, il sentait

au-dessus de sa tête la présence de Mouf. Il ferma les yeux et se concentra sur l'animal, Rufus

avait laissé entendre qu’il avait une dette envers elle, il était temps de savoir laquelle, car

d’aussi loin qu’il pouvait se souvenir, il n’avait jamais possédé d’animal de compagnie.

Il plongea dans l’esprit du chat et se laissa guider par les souvenirs du petit animal. Il

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 712


joue, tète le lait maternel, dort et explore. Une grange, un petit garçon, des caresses, des jeux

et le voile qu’il avait devant les yeux se déchira. Il replongea dans sa petite enfance, et là, tapi

au fond de son esprit, il se rappela : il n’était qu’un tout petit enfant de quatre ans, lorsqu’il

avait trouvé une chatte avec des petits, tout de suite une petite boule de poils blancs l’avait

attiré et il avait décidé qu’elle serait à lui. Mais c’était sans compter sa mère et les servantes

du château pour qui il était hors de question de posséder un chat. Alors, il avait fait ce que

tout petit enfant aurait fait dans ce cas-là, il avait caché le chaton une fois sevré de sa mère

et avait vécu des moments forts et joyeux avec lui jusqu’à ce que sa mère le trouve et le donne

à un marchand ambulant qui venait se ravitailler en objets divers pour son auberge.

C’est étrange, il avait oublié cet épisode de sa vie, il l’avait occulté en quelque sorte,

car il avait beaucoup souffert de cette séparation. Maintenant, il savait à qui il avait affaire.

Mouf, c’était Neige, sa chatte. Il ouvrit les yeux et doucement, l’appela.

— Neige ! Tout ce temps perdu sans toi ! Je voulais oublier pour ne pas souffrir, j’ai

effacé de ma mémoire tout ce qui me rappelait ton existence, parce que cela me faisait trop

de peine. J’étais un enfant et toi un chaton, je n’ai pas voulu…

Soudain, la chatte se posta devant lui, féline et sauvage, mais la lueur qui brillait dans

ses yeux à chaque fois qu’elle croisait Mérisian avait disparu pour faire face à un amour

profond. Elle n’avait jamais oublié.

Mérisian tendit la main et Neige sauta légèrement sur lui en ronronnant bruyamment,

elle avait retrouvé sa place. Le jeune homme tenta de pénétrer l’esprit de l’animal et il perçut

seulement un bonheur absolu, elle était heureuse, tout simplement. Il se contenta de caresser

les oreilles duveteuses et de lui grattouiller un peu le menton. Puis, il la prit et la posa

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 713


délicatement sur son épaule. Il avait désormais une compagne supplémentaire.

Mais ce pourquoi il était ici n’était pas encore complètement terminé. Aussi, il ferma

les yeux et se laissa emporter par ses pensées. La vallée, celle-là même où son père avait

perdu la vie. Il revit le Chevalier Noir, cet homme haineux et mauvais qui lui avait ravi

l’homme qui était tout pour lui. Il s’obligea à rester neutre, il ne voulait plus porter ce fardeau

qu’était la haine, il voulait pardonner et pour cela, il fallait qu’il aille à la rencontre de celui

qui lui avait tout pris. Il sentit plus qu’il ne vit la présence, son père pour commencer, puis

celle d’un homme juste derrière. Mérisian eut un hoquet de surprise, puis une douleur sans

nom lui broya le cœur, car son père était avec Gairn, ce fils disparu qu’il avait enfin retrouvé.

Et lui ?

— Tu étais là, fit une voix dans sa tête, dans mon cœur et jamais tu ne cesseras d’y

être, Mérisian.

— Il t’a ôté la vie sous mes yeux...

— Oui, et ainsi devait se dérouler ce pan de ma vie. Sans ma mort, Gairn n’aurait pu

partir en paix et tu n’aurais pas pu évoluer comme tu l’as fait. Tout est rentré dans l’ordre.

Ton frère n’est plus ce qu’il était et ses fautes seront payées. Mais toi, mon fils, tu dois

pardonner pour enlever ce fardeau qui pèse sur ton cœur. Ta magie ne souffre pas de faux-

semblant, elle se doit d’être pure.

— Oui, il est aussi mon frère, réalisa Mérisian en laissant l’essence de ce frère inconnu

pénétrer la sienne.

Il eut un mouvement de rejet dans un premier temps et perçut la détresse de cet

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 714


homme brisé. Alors, parce que Mérisian était un homme bon et juste, il s’avança à son tour

vers l’âme tourmentée et apprit. Il connut son désespoir, sa douleur de se sentir incompris,

mal-aimé, sa jalousie envers cet oncle qu’il croyait meilleur que lui. Et Mérisian saisit tout, le

destin qui le liait lui et sa famille à Elwhinaï. Il découvrit que Sorial, son oncle, était un

survivant tout comme lui, choisi pour protéger et aider. Il était temps de tourner la page et

de reconstruire une famille.

Apaisé, il reflua doucement vers la réalité et ouvrit les yeux. Il avait pardonné, il était

apaisé et surtout, il n’était plus seul. Il entendit un dernier « merci mon fils » et « je demande

pardon à mon oncle, adieu mon frère » et tout fut fini. Pour Gairn, tout commençait et il avait

un long chemin de pénitence à parcourir.

Mérisian prit délicatement Neige dans ses bras et s’en retourna vers la maison. Il

devait avoir une discussion avec Sorial. Un grand sourire illuminait son visage. Il était

presque heureux.

Farielle était chez elle, elle réfléchissait et ne trouvait pas de solution à son problème.

Que devait-elle faire ? Les Veilleurs allaient partir, ils n’avaient plus rien à faire ici. Ils

devaient élargir leur horizon et parcourir les mondes à la recherche d’autres talents. Mais

elle ? Elle soupira et poussa une mèche de cheveux qui lui barrait la joue. Elle ne pouvait pas

non plus rester avec les Éveillés, elle sentait que sa place n’était pas non plus près d’eux. Son

père lui avait proposé de les accompagner à Azura, leur prochaine destination, mais pour y

faire quoi ? Jusqu’à peu de temps, elle savait ce qu’on attendait d’elle, mais là ? Le flou total.

Peut-être devait-elle voyager de son côté ?

— Non, fit une voix douce derrière elle. Tu n’es pas destinée à cela, pas comme tu

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 715


l’entends en tout cas.

Farielle se retourna d’un bond et se retrouva nez à nez avec Mehielle qui souriait de

toutes ses dents. La jeune fille avait encore un peu changé depuis la dernière fois qu’elle était

venue leur rendre visite, mais on la reconnaissait bien.

— Tu ne devais plus venir nous voir, que fais-tu ici ?

— Je suis venue pour toi, répondit Mehielle sans s’offusquer de l’accueil peu aimable.

Tu te poses des questions auxquelles je suis la seule à pouvoir répondre.

— Qui es-tu ? Vraiment ?

— Bah qui sait ? Une création du Créateur, éveillée par Elwhinaï dans un but qui

m’échappe encore, mais bon, je crois en saisir un peu chaque jour. Cela dit, en ce qui te

concerne, tu es proche de moi, tu es une création également.

— Oui, d’un livre, maugréa Farielle.

— Et d’Elwhinaï. Tu es ma sœur !

— Quoi ?

— Oui, nous sommes sœurs. Je connais le Livre, il est très précieux, il contient toute

l’histoire des magiciens, des humains et de toutes les créatures vivantes qui existent de par

le monde et au-delà. Il est le présent, le futur et le passé. De temps à autre, il révèle ses secrets

et il disparaît.

— Les annales du monde vivant ?

— Oui, c’est exactement cela ! Voilà, c’est ce qui le définit le mieux.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 716


— Et tu es ma sœur…

— Eh bien, étant donné que nous avons la même mère… Enfin, je ne sais pas si c’est

une femme ou… et je ne comprends pas exactement qui elle est en fait, je pense qu’elle crée

avec son esprit, pas son corps… donc oui, techniquement elle est notre mère, elle nous a

créées.

Elle se tapota la joue, indécise.

— Nous sommes autre chose et quoi qu’il en soit, nous existons grâce à sa volonté,

alors…

— Et ? insista Farielle.

— Tu dois créer, améliorer, orienter tout en restant discrète, être présente sans qu’on

sache que tu es là.

— Et les Éveillés ? Les mages ? À quoi servent-ils ?

— Eux vivent parmi les humains, les Veilleurs sont là pour trouver les nouveaux

magiciens et les éduquer, les Éveillés doivent prendre soin des trois Nouveaux Mondes, ils

auront un rôle important à jouer le moment venu. Ils sont immortels, mais d’essence

humaine, ce qui n’est pas notre cas !

— Je crois comprendre, alors je résume. Toi et moi sommes en haut de l’échelle, on

regarde, on change deux ou trois choses et on souffle quelques conseils avisés. Ensuite,

viennent les mages, ils créent des écoles de magie, éduquent des magiciens et apportent

conseils et sagesse au monde vivant. Ça fait très hiérarchie élitiste… Mais bon... Puis, pour

finir, ce monde… Au final, j’ai du mal à saisir le sens de tout cela. Pourquoi nous ? Nous

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 717


sommes nombreux et toujours les uns avec les autres, si nous devions entrer dans la vie des

gens, pourquoi restons-nous ici ? Et pourquoi ce monde est-il différent des autres ? Elwhinaï,

pour commencer.

— Bon, beaucoup de questions et peu de réponses j’en ai peur. Mais je peux te dire ce

que je sais. J’ai eu un contact puissant avec Elwhinaï, elle m’a transmis certaines informations

et d’après ce que j’ai pu comprendre, je suis une extension d’elle ou de lui. Elle souhaite que

je jette un œil sur sa création pour en prendre soin, je suppose, ou au moins faire en sorte

qu’ils ne fassent pas trop de bêtises, qu’ils rebâtissent sur du solide. C’est ce que je crois. Mais

j’avoue ne pas tout comprendre, en fait, pour être franche, je n’y comprends rien, avoua-t-

elle en soupirant. Par contre, je peux te dire que ce monde est le premier des mondes créés

qui possède une conscience. Je veux dire qu’Elwhinaï est capable de sentir, diffuser sa pensée

et contrôler en partie l’énergie tellurique de cette planète. Le Façonneur pensait créer un

monde parfait, harmonieux, un havre de paix où les hommes pourraient évoluer et

apprendre. Mais le résultat est là ! Rarement, on a vu un monde aussi déchiré, c’est d’ailleurs

peut-être pour cela qu’il s’est scindé en trois. Les humains ont un potentiel étrange de

création, tout autant que de destruction. Pourquoi n’auraient-ils pas donné naissance à une

entité vivante qui influence leur monde ?

— Oui, fit dubitativement Farielle, c’est un peu raté comme expérience de monde

parfait.

— Forcément ! s’exclama Mehielle, si on leur laisse le choix, ils cumulent les erreurs

et crois-moi, les humains sont la pire création du Façonneur, ils sont menteurs, fourbes, de

mauvaise foi, matérialistes, violents, agressifs, égoïstes, cruels… Mais ils peuvent être aussi

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 718


exactement l’inverse. D’ailleurs, un homme était présent avec l’Esprit Nourricier et j’ai le

sentiment qu’elle avait une affection particulière pour lui, tu sais, comme un compagnon. Le

pauvre avait l’air perdu, mais heureux. Enfin, je suppose que tout cela à un sens pour elle.

Mais les humains...

— Stop ! Je crois que j’ai compris. Au lieu de chercher à tendre vers le mieux, ils

prennent sans penser au lendemain. Bon, je vois que tu n’en sais guère plus que moi.

— Oui, on peut dire ça, c’est un peu simpliste, mais je dois reconnaître que oui, je n’en

sais pas plus que toi. En plus, j’ai une partie de mes souvenirs, enfin les siens, qui sont

verrouillés. On fait de notre mieux sans trop en faire, voilà notre raison d’être.

— Donc on supervise le tout ?

— Hum, oui.

— C’est un peu tiré par les cheveux, non ? Pourquoi nous ? Je ne sais même pas me

conseiller correctement, alors imagine pour les autres ? C’est insensé ! Et puis, j'ai beaucoup

de mal à comprendre comment un créateur peut être aussi dur envers ses créatures...

— C'est parce qu’Elwhinaï n'est qu'une des nombreuses extensions du Façonneur…

C’est ce que j’essaie de te faire comprendre, plutôt maladroitement je l’avoue.

— Ah oui, oh ! C'est qui celui-là ?

— Celui qui est au-dessus de tout...

— Un homme ?

— Non, il est tout....

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 719


— Mais que devient Elwhinaï, alors ? Notre mère ?

— Je suppose qu’elle a autre chose à faire ailleurs. Nourrir un autre monde de sa

sève… C'est le Façonneur qui décide de tout ça, enfin, en quelque sorte, parce qu’ici... une

planète qui se partage en trois... il y a de quoi se demander... L'âme d'Elwhinaï est très

complexe. Elle a gardé un côté bon et tolérant, mais une grande partie d'elle est néfaste aux

hommes et je pense qu'elle n'a pas fini de leur faire payer ce qu'elle a subi. Quant au

Façonneur, il ou elle est parti ailleurs, il voyage beaucoup et je pense que cette planète ne

l'intéresse plus pour le moment... Pour faire court, on a du boulot devant nous.

— Dans quel but ? Je veux dire, pourquoi fait-il tout cela ? Et ces mondes scindés,

comment est-ce possible ? Elwhinaï possède une âme, pas trois ? Non ?

— Il crée, c'est son but, immortel, il doit chercher de la compagnie, mais parfois les

mondes qu'il crée le déçoivent, alors il s'en va et les laisse décliner. En revanche, en ce qui

concerne l'âme de ces mondes, je pense qu'il faut plutôt parler de conscience, d'une lutte

entre le bien et le mal, je crois qu'Elwhinaï est plus proche de l'homme dans sa manière de

penser que nulle autre planète.

— Une âme et trois consciences, c'est cela ? Comme c'est étrange, fit Farielle songeuse.

Oui, tu as sans doute raison, une planète humaine et trois mondes qui reflètent ses

tourments, voilà contre quoi nous devons lutter.

— C'est à peu près ça oui, mais lutter ? Non, pas nous. Les hommes, les Éveillés, oui.

Notre rôle à nous sera d'apporter notre aide et d'agir le moment venu. Le Façonneur saura

ce que nous devons faire, enfin j’espère.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 720


— Sait-il qu'Elwhinaï, enfin l'esprit de cette planète, est mauvais ? D'ailleurs,

pourquoi tout cela ?

— Chaos, vengeance... qui sait ? Tous les mondes vivent et l'esprit qui hante le cœur

de l'ancienne Elwhinaï est devenu amer et rancunier. Elle souhaitait se débarrasser des

hommes, sans penser que son esprit complexe allait en éveiller certains pour la contrer. Il y

a de quoi y perdre sa logique, non ? Je ne voudrais pas être dans sa tête. Et oui, je crois que le

Façonneur sait à quel point l'esprit de ce monde est mauvais. C'est sans doute pour cela que

nous sommes là, ainsi que les Éveillés. N’oublie pas que ma mère leur a donné un coup de

pouce. Et puis regarde-moi, j’ai l’air humaine, moi ? Et Cassandre ? Ou toi ? Oreilles pointues,

teint de nacre, yeux en amande, physionomie plus qu’étrange pour ce monde. Une elfe et une

fée, nous devons créer notre propre race sur ce monde. Mais sur lequel ?

— Là, je peux peut-être t’aider. Tu es à moitié Esprit comme ta mère et à moitié issue

de la terre d’Elwhinaï, tu dois peut-être créer un monde à part, une quatrième dimension en

quelque sorte.

— Et Cassandre ? Elle aussi ? Bon, on verra cela plus tard, là je crois que nous devons

savoir qui tu es. Issue d’un Livre qui appartient à l’Esprit Nourricier ou au Façonneur, ou aux

deux. Bon, alors tu es un peu comme moi ou Cassandre. Cassandre, on sait ce qu’elle va faire

dans l’immédiat, moi, plus ou moins et toi, tu viens avec moi.

— Euh, tu es sûre ?

— Non, mais je sens que cela doit se passer comme cela. Et puis il faut que je te

présente quelqu’un qui a beaucoup de points communs avec toi, une créature magique en

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 721


quelque sorte.

— Mais c’est qui ?

— Raggart, mon ami, un elfe aussi je suppose, mais comme il semble adopter un peu

la forme qu’il souhaite, difficile de le savoir. La première fois que je l’ai vu, il était petit et

malingre, mais savait manier l’épée comme un seigneur, c’est lui qui m’a enseigné tout ce que

je sais. Puis, je l’ai revu à maintes reprises jusqu’à ce que je comprenne qu’il s’adaptait à mes

besoins et qu’il oubliait ses fonctions antérieures à chaque fois que je faisais appel à lui. Une

seule constante, il se souvient toujours de moi et je sais toujours où le trouver. Mais depuis

la Scission, il est différent. C’est Raggart et ce n’est pas lui, il me ressemble de plus en plus et

prend consistance chaque jour un peu plus. Un peu comme si son vrai moi prenait enfin

possession de lui.

— Ah ! C’est intéressant ça ! Ça me va, je viendrai avec toi, mais pas avant que mon

père ne quitte ce monde. J’ai encore besoin de passer du temps avec ma famille. Tu es

d’accord ?

— Les Gardiens doivent partir, je le sais et je ne te demande pas de venir tout de suite.

Je veux juste que tu saches que tu n’es pas seule. Et je sais que pour ta famille, c'est différent,

ils sont à part dans le cœur du Façonneur, il éprouve une immense affection pour eux....

— Comment le sais-tu ?

— N'oublie pas que je suis une extension directe d'Elwhinaï, donc par conséquent, j'ai

accès à beaucoup d'informations. Mais mon esprit est bloqué pour ce qui est impossible à

comprendre à mon échelle d'évolution.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 722


— Je vois, je présume que cela vaut pour moi aussi. Bon, nous n'avons plus qu'à

essayer de comprendre les raisons de notre présence ici...

— C'est ça ! D'ailleurs, j'ai deux ou trois petites choses à vérifier, te concernant. Je

reviens dès que tu es prête. On se crée un lien ? Ainsi, nous pourrons toujours rester unies

l’une à l’autre quel que soit l’endroit où nous serons.

Farielle accepta et ouvrit son esprit à Mehielle qui s’empressa de créer une connexion

entre elle et sa presque sœur.

Une fois le lien créé, Farielle n’eut que le temps de cligner des yeux avant que le feu

follet qu’était Mehielle ne s’évapore. Un sourire heureux étira les lèvres pleines de la jeune

fille. Elle avançait, doucement, mais sûrement.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 723


Dans la forêt des Sylves

Cassandre déambulait dans la forêt, Bisis accroché à son cou. Depuis son réveil, trois

jours après la Scission, elle sentait comme un appel, une sorte de mélodie qui enflait dans sa

tête. Elle savait que le moment était venu de connaître son destin. Elle marchait d’un pas

léger, savourant cet instant précieux où le temps semble s’être arrêté, elle aurait aimé que

cet instant dure toujours.

— Tu connaîtras d’autres moments aussi beaux, assura une voix douce tout près de

son oreille.

Cassandre esquissa un sourire heureux, elle la reconnaissait sans jamais l’avoir vue,

enfin son vœu se réalisait. Elle allait rencontrer celle qui l’accompagnait dans ses pensées

depuis sa naissance. Elwhinaï, sa grand-mère, l’Esprit Nourricier, la mère des Mondes.

Cassandre savait depuis le début, mais ne parvenait pas à mettre de mots sur ses intuitions.

Désormais, elle allait pouvoir exprimer sa solitude et sa détresse, car son savoir pesait sur

son cœur. Comprendre pourquoi elle était née ainsi. Elle avait besoin de donner un sens à

tout cela.

— Tu es devenue une belle jeune fille.

— Je te ressemble, si j’en crois Rufus.

— Oh, c’est vrai ! fit la voix de son grand-père qui surgit de nulle part tel le vent.

— Grand-père ! s’exclama Cassandre ivre de joie. Tu es là aussi !

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 724


— Je te l’avais promis, non ? Et partout où Elwhinaï va, je vais.

— Tu es précieuse à nos yeux et nos cœurs, renchérit l’Esprit Nourricier, nous

sommes heureux de partager ce moment avec toi. Ici, nous sommes à l’abri des regards, et

c’est ici qu’un jour tu vivras à ton tour, mais cette partie de l’histoire n’est pas encore dévoilée

entièrement, alors laissons le temps faire son œuvre. Sache mon enfant, que tu es une fée, la

première née d’un monde en devenir. Mais avant cela, il te faudra apprendre des hommes,

vivre à leurs côtés, les aider, les rendre meilleurs, peut-être ? Seul l’avenir le dira. Mais tu

dois d’abord vivre avec les Éveillés, ils auront besoin de ton immense savoir. Plus que

Mehielle, tu es proche d’eux, car à moitié humaine pour le moment. Le temps venu, ta nature

profonde prendra le dessus et tu t’accompliras pleinement.

— Et vous ?

— Nous sommes unis et mon rôle est de donner vie aux Mondes que le Façonneur

crée. Je suis née pour cela et mon essence aspire à cela. Ton grand-père m’accompagnera

désormais, il a uni son destin au mien. Grâce à sa présence, je ne suis plus seule et cela me

comble de joie et de bonheur. À nous deux, nous allons faire de grandes choses. Le Façonneur

m’a offert de très beaux cadeaux en m’autorisant à vous donner la vie, à toi, Mehielle et

Farielle. Ton grand-père est le don ultime, car sa présence est une source de bienfaits

immense à mon cœur. Je quitte ce monde que les hommes ont appelé Elwhinaï, car mon

temps est venu. Mais sache que cette planète est unique, les hommes ont connu la source de

magie, mais l’ont développée d’une étrange façon, car ils l’ont exploitée à des fins égoïstes.

La magie est partage et amour avant tout et si elle est déviée de son but initial, elle devient

destructrice et néfaste à l’homme. Elle corrompt et rend cruel. Ce monde aurait dû

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 725


disparaître, comme d’autres avant lui, en entraînant l’homme dans sa chute. Mais pour une

raison étrange, leur façon d’utiliser la source de magie a fait qu’Elwhinaï a pris conscience

d’elle, de sa force et de son pouvoir. Elle a évolué au rythme des hommes, bons, mauvais,

neutres, ce qui explique la Scission. Elle ne voulait pas mourir, sa conscience d’elle-même

rejetait cette idée, mais sa triple personnalité lui a imposé des choix. Alors chacune d’elle a

cherché des alliés et c’est ainsi que sont nés les Éveillés, Féniel ou Ariale. Soyez vigilants, car

Elwhinaï possède un cœur cruel et vindicatif, et Féniel, son âme damnée, est puissant. Durant

la Scission, il a absorbé une partie de son pouvoir. Mais le cœur d’Elwhinaï n’est pas

complètement corrompu, il reste donc un espoir, il s’agit maintenant de savoir comment elle

va s’organiser autour de cela. Féniel a le pouvoir de voyager d’un monde à l’autre, alors pour

équilibrer les choses, je vous fais don de cette même faculté. Allez sur toutes les terres, ceci

sera ma dernière recommandation et rétribution pour ce peuple. Quant à toi mon enfant, le

moment venu je viendrai te voir, d’autres questions feront surface et il faudra que j’y

répondre.

— Qu’est-ce qu’une fée, grand-mère ?

— Farielle saura répondre à cette question, elle est unique en son genre elle aussi.

Bientôt, elle saura à quel point.

— Elle est liée à moi ? Tout comme Mehielle ?

— Oui, toutes les trois êtes d’essence commune. Un jour, vous saurez de quelle façon

et c’est à ce moment que vous pourrez mener vos existences. Sois patiente, tu as d’autres

tâches à accomplir avant d’y venir.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 726


— Bisis est immortel ? Comme moi ?

Cassandre avait conscience de poser une question futile, mais elle ne pouvait

s’empêcher de se faire du souci pour son petit compagnon.

— Il est lié à toi, il ne peut donc mourir tant que tu lui donnes ton amour et ton

attention.

Cassandre se retint de battre des mains comme une enfant. Elle se sentait soulagée

d’un grand poids. Elle avait vu trop de morts autour d’elle et savoir son Bisis à l’abri lui faisait

beaucoup de bien.

— Dis à Mérisian que Neige est plus qu’elle n’y paraît. Il sait qui elle est, mais il n’a pas

conscience que son Éveil a eu un impact sur elle. Un peu comme Bisis, elle est désormais son

familier, intervint Rufus.

— Nous avons tous un familier ?

— Non, seulement ceux qui le veulent. Ivoisan n’a pas de familier lui, et il s’en porte

très bien, résuma Rufus.

— Cassandre, reprit Elwhinaï avec beaucoup d’affection dans la voix, tu es une jeune

fille dotée de qualités immenses, n’aie pas peur de ce que tu ressens et n’hésite pas à dire ce

que tu as sur le cœur. Vous formez une famille forte et unie, alors puise en eux ce que tu n’as

pas en toi et inversement. Donne, partage et amplifie. Nous devons te quitter, mais ce n’est

qu’une séparation, nous nous reverrons le moment venu.

Elle entoura Cassandre de ses bras et lui embrassa le sommet de la tête, un geste rare

et précieux. Elle laissa ensuite la place à Rufus qui lui prodigua un câlin digne de ce nom.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 727


Cassandre eut à peine le temps d’en profiter qu’ils disparurent comme ils étaient venus, en

coup de vent !

Curieusement, ce départ ne la laissa pas triste, elle savait qu’ils étaient avec elle, dans

son âme. Elle repartit vers la maison, le cœur plus léger et l’esprit serein. Prête à faire face

au départ des Gardiens.

Rafiel était malheureux, les siens n’avaient plus rien à faire sur ce monde nouveau,

d’ailleurs il n’était même pas certain d’être dans un endroit précis. Il avait plutôt le sentiment

que les Éveillés s’étaient construit un morceau de l’ancienne Elwhinaï telle qu’ils avaient

envie de la voir, une sorte de mirage en quelque sorte, un monde dans un monde. Et Rafiel

n’avait rien à faire là. Et puis, il sentait l’appel, celui d’un autre ailleurs où ils devaient tous se

rendre, sans Farielle. Et cette idée lui brisait le cœur. Depuis la Scission, ils avaient eu la

possibilité de voir l’étendue des pouvoirs des Éveillés et c’était à eux désormais de faire leurs

preuves. Ils devaient se confronter aux Nouveaux Mondes et aider les hommes à reconstruire

leur vie sur des bases saines. Leurs pouvoirs allaient encore croître, mais avec ce qu’ils

savaient, ils pouvaient déjà faire beaucoup. Rafiel soupira bruyamment, il fallait agir,

ruminer ne servirait à rien.

— Tu ne peux plus rester ici, fit une voix douce tout près de lui. Ton temps est venu,

celui des autres aussi et mon destin est de rester sur Elwhinaï, enfin, pour le moment.

— Comment sais-tu tout cela ?

— Je commence à comprendre qui je suis, grâce en partie à Mehielle, mais aussi parce

que je suis allée moi aussi dans le cœur d’Elwhinaï et aussi surprenant que cela puisse être,

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 728


elle n’a aucun lien avec moi, du moins pas de façon directe comme les Éveillés. Je suis issue

d’un Livre, le Livre des annales des Mondes. Je suis visible lorsque l’on a besoin de moi et

disparaît dès que le besoin est assouvi. Cela dit, tout dépend de l’éveil de la personne qui

demande, je m’adapte en quelque sorte. L’Esprit Nourricier a donné un souffle de vie au

Livre, c’est ce qu’elle appelle les annales akashiques, ce livre existe depuis la nuit des temps,

elle y met toutes ses connaissances et il s’enrichit des connaissances de tous les hommes. Il

peut te raconter l’histoire de tous les mondes, mais ne montre que ce qui doit être lu. Et ce

livre, c’est moi, sauf qu’il me faut du temps pour tout assimiler et que je suis encore jeune.

— Une sorte de conscience ? s’informa Rafiel, passionné par le récit de sa fille.

— Oui, en quelque sorte. Lorsque tu as eu ce livre dans les mains, la formule que tu as

citée a donné vie à un être qui ne demandait qu’à éclore. Je suppose qu’Elwhinaï a le pouvoir

d’insuffler le souffle de vie si les conditions sont réunies pour qu’elle se forme. Tu te souviens

de ce que nous a dit Mehielle ? Que sa mère donnait la vie, faisait croître les Mondes ? Elle est

la source de vie, c’est ce que vous appelez magie ou énergie ou encore Dieu pour d’autres

mondes. Mais elle n’est qu’une extension d’un grand Tout, celui qui donne naissance à tout

est l’Être Ultime, que vous nommez le Façonneur.

— Tu veux dire que la magie n’est pas la magie ? interrogea Rafiel.

— C’est cela, oui. Ce que tu peux faire, tout être humain pourrait le faire s’il était

éveillé, s’il avait évolué. Ce n’est ni bien ni mal de ne pas savoir, c’est juste triste, car

l’évolution de l’homme est juste plus lente. Le Façonneur souhaite que toutes ses créatures

viennent à lui et pour ce faire, il faut grandir. Vous, les Gardiens, êtes proches de lui et

pourtant vous ne l’avez jamais vu. Je me trompe ?

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 729


— Non, enfin si, répondit Rafiel. Nous l’avons croisé, je crois, mais sous une forme que

nous pouvions supporter, enfin difficile à dire…

— Oui, c’est cela ! Il se met à votre niveau… alors que c’est l’inverse qui devrait se

passer. Mais peu à peu, les hommes s’en approchent et certains sont très près d’y parvenir.

Le peuple d’Ivoisan par exemple.

— Qu’essaies-tu de me dire Farielle ? demanda soudain Rafiel avec angoisse.

— Je suis juste en train d’expliquer que vous avez encore beaucoup de chemin à

parcourir pour l’atteindre, mais que vous êtes sur la bonne route. Pour le moment, vous être

attendus à Azura, ils sont en pleine explosion magique, des Éveillés naissent de toutes parts,

ils ont besoin de professeurs pour canaliser tout cela.

— Très bien, concéda Rafiel. Juste une dernière question : les mondes sont-ils tous

magiques ?

— La magie, c’est l’homme, papa. Les mondes qui ont une source de magie ne sont

que des vecteurs directs, rien de plus. Il est plus facile de s’éveiller lorsque les sources

telluriques baignent les sous-sols, mais ce n’est pas indispensable. Et regarde ce qu’une

source trop riche peut provoquer comme horreurs…

— Oui, je vois. D’ailleurs, je me demande pourquoi le Façonneur a laissé faire ?

— Il n’intervient jamais, il laisse toujours le libre arbitre. Et… attends je vérifie si je

peux te dévoiler cela… oui, alors il s’agissait en quelque sorte d’une expérience. Le mot est

mal choisi. Laisse-moi un peu de temps.

Rafiel observait sa douce fille, son joli front plissé par une réflexion intense. Il était

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 730


fier de ce qu’elle était devenue. Il avait devant lui une créature étrange, mais pourquoi pas ?

Tout cela avait un sens.

— Bon, alors écoute, fit subitement Farielle en le sortant de sa rêverie. Il fallait savoir

dans quelle mesure l’homme influencerait son environnement et quel impact il aurait sur lui.

Tu me suis ?

Rafiel hocha la tête en signe d’assentiment.

— Alors, reprit Farielle, on en revient au libre arbitre et cette notion est primordiale

pour le Façonneur. Il veut que l’homme vienne à lui de son plein gré et consciemment. Je vais

faire deux distinctions, la magie pure, celle qui vient d’un don ou de l’évolution. Tu vois, toi

tu avais des dons et tu as développé tes aptitudes pour devenir un mage excellent. Mais en

même temps, tu as étendu ta sagesse, ta bonté et tout le reste. Cela fait de toi un homme bon.

Féniel aussi possédait un don, il a développé sa magie, mais il est resté un homme mauvais.

Résultat, toi, tu ne cesses de progresser et lui stagne, il n’ira pas plus loin que ce monde. Il

pourra y faire ce qu’il veut, mais jamais il n’atteindra ce à quoi il aspire le plus. Il a donné de

l’ampleur à sa magie au contact d’Elwhinaï, il s’est abreuvé à la source. Donc si je résume, la

source de magie développe des dons existants, mais elle va se modifier au contact de celui

qui puise. Si l’homme est mauvais, la magie devient noire et inversement. Mais il existe des

mondes sans source et cela n’empêche pas l’homme d’évoluer. Si les êtres humains

développent des dons et que la magie coule dans les veines de la planète, alors cela donne

Elwhinaï. Voilà, conclut-elle. Tu as tout saisi ?

— Absolument ! Tout est beaucoup plus clair. Je suis né sur un monde sans magie,

mais je devais posséder des dons pour en arriver là où je suis. Idem pour mes amis et en ce

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 731


qui concerne Féniel, il est né magique, il a toujours possédé des dons, il a juste choisi de les

utiliser pour faire le mal. Et les autres Éveillés ont subi l’influence d’Elwhinaï et ont fait le

choix de venir ici. D’ailleurs, Ariale…

— Oui, elle a choisi elle aussi. La magie est en nous, papa, elle revêt juste différentes

formes. Mais l’objectif reste le même, évoluer, grandir et croître.

Rafiel se grattait le menton. Il est vrai qu’il se posait rarement la question du pourquoi

du comment. Il avait tendance à prendre les choses comme elles venaient et à se laisser vivre.

Il était peut-être temps de penser autrement.

— Tu dois dire aux Éveillés que l’heure du départ est arrivée pour vous, conseilla

Farielle. Ils ont besoin de retrouver leur autonomie. Ils sont dépendants de vous et votre

départ leur sera salutaire, douloureux, mais bénéfique. Et quant à moi, je ne serai jamais loin,

tu sais. Si tu te poses les bonnes questions, je viendrai, affirma-t-elle avec malice.

— Le Livre ! s’exclama Rafiel. Alors pourquoi dis-tu que tu es liée à ce monde ? Enfin,

ces mondes ? se reprit Rafiel.

— Je ne sais pas, c’est une intuition. Je sais que je dois rester ici physiquement pour le

moment, mais mon esprit est capable de se déplacer partout, j’ai le don d’ubiquité. Mais nous

sommes unis, alors nous nous reverrons, papa, fit-elle tendrement en enlaçant Rafiel.

Ils restèrent un long moment l’un contre l’autre, savourant cet instant. Rafiel avait

beaucoup de chance d’avoir cet enfant. Il profitait de cette bulle d’amour, il savait que cela

ne se reproduirait pas avant longtemps.

— Il est temps, je vais chercher les Éveillés et toi, tu t’occupes des Gardiens. Plus tu

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 732


tarderas et plus cela sera difficile pour tous.

Farielle se détacha doucement de son père et s’enfuit sans se retourner. Un tout petit

moment seule lui permettrait de se ressaisir un peu. Car quoi qu’elle en dise, elle souffrait de

cette séparation même si elle savait que c’était provisoire. Et puis, dans un premier temps,

Mehielle et les Éveillés seraient à ses côtés.

Elle se réfugia un moment dans un sous-bois où un arbre gigantesque étalait ses

branches avec splendeur. Elle se colla à lui et puisa à son contact l’énergie et la sérénité qui

lui manquaient pour aller de l’avant. Elle respira plusieurs fois profondément et se sentit

mieux. Elle pouvait aller chercher les Éveillés.

Rafiel avait regardé Farielle s’éclipser, sans réagir. Il se sentait perdu comme un

enfant, cela lui rappelait la fois où il avait dû quitter ses parents. Il s’était senti fort dans un

premier temps, tout excité par son aventure. Puis peu à peu, la réalité lui avait sauté aux yeux

et il avait connu un grand moment de tristesse. Il se secoua, il devait s’occuper des Gardiens

qui allaient perdre aussi des amis et leur enfant, car Farielle était leur fille à tous.

Il se secoua et avança d’un pas décidé. Il lança un appel mental à tous ses amis, les

enjoignant de le rejoindre dans la grande maison. Il croyait être le premier arrivé, mais eut

la surprise d’y voir Elfin et Myrine attablés devant une carte. Myrine leva un regard désolé

sur Rafiel, elle savait ce qui se tramait.

— J’ai trouvé une carte d’Azura, déclara la jeune mage avec enthousiasme. C’est

immense et verdoyant, cela a l’air d’un monde fantastique.

Rafiel sourit, Myrine avait des expressions typiques de sa planète et il était parfois

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 733


amusant de l’entendre s’exprimer. Il la soupçonnait de forcer un peu le trait pour le dérider.

Elle tapota un endroit précis sur la carte pour lui montrer de quoi elle parlait. Effectivement,

ce monde avait l’air très vert et particulièrement étalé et peuplé. Une belle pagaille en

perspective. Il s’approcha, mais n’eut pas le temps d’approfondir son inspection, car la porte

s’ouvrit sur les Gardiens et Éveillés tout juste arrivés.

Rafiel s’éclaircit la gorge, attendit que tout le monde s’installe et fidèle à lui-même, ne

s’embarrassa pas de fioritures. Aller droit au but, voilà son objectif.

— Mes amis, commença-t-il en se frottant les mains, nous arrivons à une étape

importante de notre vie. Vous, les Éveillés, êtes prêts, la magie est en vous et vous savez

désormais la contrôler. À vous de découvrir vos potentiels. Nous devions, nous les Gardiens,

vous accueillir, vous protéger et vous faire découvrir la source de magie. C’est chose faite.

Certains pourraient se demander si nous servons à quelque chose ? Je me le demande aussi,

à vrai dire. Mais nous sommes attendus à Azura, alors je suppose que notre présence est

utile. Nous devons donc partir et vous laisser agir seuls. Nous ne le faisons pas de gaieté de

cœur, mais l’appel est là et nous ne pouvons nous y soustraire. Rappelez-vous le moment où

vous avez su avec certitude que votre route menait jusqu’à nous ? Eh bien, il s’agit d’un même

genre d’appel pour nous. Il est temps pour nous de vous quitter. Dès demain, nous ne serons

plus là.

— Moi, je reste un peu avec vous, intervint Farielle, pour tempérer un peu les propos

abrupts de son père. Je serai à vos côtés le temps qu’il faudra.

— Nous ne nous reverrons plus ? demanda Cassandre d’une toute petite voix.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 734


Si elle avait changé physiquement pour devenir une belle jeune fille, parfois son

expression restait très enfantine, comme à cet instant précis. Sentant sa détresse, Bisis vint

se nicher contre son cou.

— Cela, je ne peux le dire, fit Rafiel avec tristesse. J’espère que si.

— Pourtant, nous sommes loin de savoir utiliser notre magie, avança Mérisian.

— Oh, que si ! s’exclama Herras, j’étais là lorsque vous avez manipulé l’énergie de la

Source et je peux vous assurer que vous l’avez fait avec brio. Nous ne pouvons rien vous

apprendre de plus. La magie est en vous, il faut découvrir ce que vous pouvez faire et pour

cela, nous n’avons pas le droit d’intervenir.

— Pourquoi ? fit Galatée.

— Pour ne pas vous influencer, expliqua Elena. Vous devez choisir, tracer votre route.

Vous possédez les bases, à vous de progresser. Nous ne sommes pas dans une école. Notre

présence ici était transitoire. Nous devions vous accueillir et vous aider, rien de plus. Je sais

que cela doit être difficile à concevoir pour vous, mais nous n’étions pas voués à devenir vos

professeurs. Ces mondes ont besoin de vous tels que vous êtes. Proches des hommes, car il y

a peu vous l’étiez encore et une partie de vous comprend ce qu’ils endurent. Votre empathie

et votre proximité vous aideront à les accompagner en fonction de leurs besoins et non de

vos envies. Nous n’avons plus cette compréhension de l’homme, cela fait beaucoup trop

longtemps que nous sommes mages.

— Je comprends, accepta Galatée.

Sa jolie tête rousse se baissa, elle ne voulait pas que tout le monde voie ses yeux voilés

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 735


de larmes.

Atlans, assis à côté d’elle, passa un bras protecteur autour de ses épaules. Il était là et

resterait toujours à ses côtés.

— Comme nous n’avons plus qu’un jour à passer ensemble, je vous suggère que nous

en profitions tous pour vivre ces derniers instants dans la joie ! suggéra Ivoisan.

— Absolument ! Une fête, un bon repas et beaucoup de câlins, approuva Cassandre en

tapant des mains.

Rafiel ronchonna un peu à cause des câlins, mais pour le reste il était d’accord. Ils

s’activèrent pour préparer une fête mémorable, chacun y mettait du sien, veillant à ne pas

prononcer un mot qui pourrait faire penser au prochain départ des Gardiens. Ils passèrent

la journée à rire, à se faire des confidences, à manger, à boire et la journée passa avec une

rapidité déconcertante. Le soir venu, ils se dirent au revoir sobrement, sans pleurs, sans mots

inutiles. Seuls Rafiel et Farielle décidèrent de passer la nuit ensemble tous les deux. Ils

avaient encore beaucoup de choses à partager et Farielle voulait encore profiter de son vieux

père.

Le petit matin les accueillit tristes, mais résignés. Les Éveillés dormaient encore. Seuls

les Gardiens s’étaient rassemblés dans ce qui avait été la clairière. Ils n’emportaient rien avec

eux. Tous les souvenirs, leurs possessions étaient dans un coin de leur esprit. Farielle les

embrassa tous une dernière fois et s’en alla sans se retourner, le cœur lourd. Rafiel fut tenté

de la suivre, mais la main de son ami Arren lui retint l´épaule. Il soupira, mais ne lutta pas. Ils

pensèrent à Azura et disparurent de la forêt des Sylves. Délivrée des Gardiens, Mirage prit

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 736


naissance à ce moment-là.

Plus loin, Farielle était tombée à genoux et pleurait à chaudes larmes. Des sanglots

lourds lui comprimaient la poitrine. Elle se sentait très seule, abandonnée. Comment vivre

sans eux ? Elle qui n’avait connu qu’eux comme famille. Elle ne connaissait pas le monde,

n’avait rien d’humain. Elle n’était qu’un amas de connaissances.

— Tu es beaucoup plus que cela, fit une voix dans son dos.

Encore secouée de sanglots, Farielle se retourna et cessa immédiatement de pleurer.

L’Être qui s’était adressé à elle était stupéfiant ! Elle n’avait pas d’autres mots pour le décrire.

Ni homme, ni femme, ses yeux étaient couleur d’orage, ses cheveux longs vibraient comme

animés d’une énergie folle. Son visage rieur ressemblait à celui d’un enfant, d’un adulte ou

d’un vieillard, suivant la façon dont on le regardait. Farielle était fascinée. Elle se leva et allait

s’approcher de l’apparition, lorsqu’il leva une main pour l’empêcher d’aller plus loin.

— Tu ne survivrais pas à mon contact. Pour le moment, contente-toi de me regarder.

Je suis venu te rassurer, car tu es une enfant précieuse à mes yeux. Je ne répondrai à aucune

de tes questions, elles trouveront leur réponse le moment venu, en toi. Tu es unique Farielle

et ton savoir est primordial. Vois-tu, les hommes apprennent lentement et parfois un coup

de pouce peut leur apporter l’aide qui va tout changer. Être au bon endroit au bon moment,

diffuser son savoir et la connaissance à bon escient. Tel sera ton rôle, mais il n’est pas réduit

à cela, car tu es La Mémoire de toutes choses et un jour, tes amis auront besoin de toi. Tu n’es

pas seule, l’Esprit Nourricier est en toi et tu peux l’invoquer à tout moment. Même si cela te

semble difficile à appréhender, tu n’es ni humaine, ni un mage, ni même Faÿs, tu es Toi. Tes

sentiments te paraissent humains, mais ne sont que des ersatz de ce que tu pourrais

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 737


éprouver si tu laissais ta véritable nature prendre le dessus. Pour rendre ta solitude moins

pénible, je vais t’offrir un compagnon, une créature intelligente, rusée, prudente, qui te

protégera et qui saura lire en l’homme comme dans un livre ouvert. Il prendra soin de toi,

tout comme tu prendras soin de lui, ce n’est pas un animal comme l’est Bisis, il est beaucoup

plus que cela. Je dois te quitter à présent, mais je ne suis jamais loin de toi, ne l’oublie jamais.

Tu es mon enfant, Farielle.

Sur ces mots, l’Être s’évapora, laissant la jeune femme interdite, mais étrangement

apaisée. Elle pensait savoir à qui elle avait eu affaire, mais une partie de son esprit se rebellait

face à cette idée. Pourquoi elle ? Pourquoi le Façonneur perdrait-il la peine de venir la

consoler ? Elle crut entendre un rire lointain, un son cristallin léger comme le vent.

Elle épousseta l’herbe collée à ses genoux et se redressa soudainement. Un son

plaintif sortait d’un buisson d’aubépine sur sa gauche. Elle s’approcha prudemment, le son

se fit plus fort. Elle écarta les branches avec prudence et un petit museau noir et pointu

s’avança dans sa direction. Elle tendit la main et rencontra un petit ventre rond et poilu,

qu’elle emporta doucement. Une fois hors du buisson, elle put admirer la petite chose qu’elle

tenait dans sa paume. Un chiot tout mignon, crut-elle, avant de se raviser, non pas un chiot,

autre chose, car aucun animal n’avait de tels yeux. Argentés et très étirés sur les tempes, un

museau long, un poil uniformément blanc et duveteux et des pattes énormes par rapport au

petit corps. La créature s’agita un peu et Farielle la posa avec douceur sur le sol. Elle se

redressa et fit mine de s’éloigner afin de voir sa réaction et la créature accorda

maladroitement son pas au sien. Farielle eut un sourire attendri devant le côté pataud de son

compagnon. Visiblement, ses énormes pattes étaient un handicap. Elle se demanda ce qu’elle

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 738


allait pouvoir bien faire de cette étrange créature avant de réaliser qu’il s’agissait sans doute

du « cadeau » de son mystérieux visiteur.

Elle s’était attendue à quelque chose, mais à quoi ? Finalement à rien puisque tout cela

venait de se dérouler. Mais un… un quoi ? « Loup », affirma une voix venue du tréfonds de sa

tête. Un loup ? Oui, mais celui-là n’était pas un loup ordinaire, c’était un métamorphe, un

animal issu de la mythologie créé pour elle. Elle ne savait d’où elle sortait toutes ces

informations, mais elle savait qu’elles étaient justes. Elle observa longuement le petit...

louveteau en se demandant à quoi il allait ressembler en grandissant. Elle devait rentrer, les

Éveillés n’allaient pas tarder à émerger et une nouvelle journée commencerait. Une page se

tournait.

Son compagnon, visiblement maladroit, avait sa petite fierté et refusait qu’elle le

porte. Farielle soupira, mais s’adapta et en profita pour fouiller ses annales. Elle avait accès

à toutes les informations qu’elle voulait sur le loup, cette section-là ne lui était pas fermée.

Elle apprit en un clin d’œil tout ce qu’elle pouvait et observa son nouvel ami bougon avec un

regain d’intérêt. Si tout ce qu’elle avait lu se révélait exact, elle allait passer des moments

merveilleux.

Lorsqu’ils furent en vue de la maison principale, elle remarqua tout de suite l’agitation

inhabituelle des Éveillés. La forêt s’était de nouveau adaptée pour se modeler en fonction du

nombre d’habitants. Plusieurs cottages avaient disparu, laissant un grand vide tout autour

d’eux et les Éveillés contemplaient ahuris les espaces vides, les esprits en émoi. Cassandre

fut la première à sentir la présence de Farielle, courut dans sa direction et s’arrêta net en

découvrant la boule de poils qui trottait derrière elle.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 739


— Oh, qu’est-ce que c’est ? Un chien ?

Le petit animal émit un glapissement furieux en direction de Cassandre et se mit à

grogner. La jeune fille s’écarta d’un bond et observa avec précaution ce mystérieux animal

qui grognait aussi fort qu’un grizzli.

— Je crois que le mot « chien » lui déplait. C’est un loup, expliqua Farielle. Il lui faut

un peu de temps pour s’adapter, je crois.

— Un loup ! s’exclama Lilia qui venait d’apparaître à son tour. Mais c’est une créature

légendaire, je crois avoir suivi des leçons sur la mythologie et ils n’existent pas… enfin

normalement.

— Oui, disons que celui-ci est un cadeau.

— Mais… comment est-il venu jusqu’ici ? demanda Atlans.

— Ah ça, mystère ! Je suppose que cet endroit n’est pas inaccessible à tous.

— Il devrait pourtant, intervint Mérisian. Nous avons créé ce lieu à partir de nos

souvenirs de la forêt des Sylves.

— Mais qu’est-ce que tu racontes, Mérisian ? s’offusqua Galatée.

— La forêt des Sylves n’existe plus, Galatée, expliqua le jeune Mage. Elle a disparu

comme tout le reste du monde, elle s’est sans doute recréée quelque part, mais pas ici. Ce que

tu vois là, c’est Mirage, un monde à part, dans une dimension que nous seuls pouvons

atteindre.

Galatée resta un moment silencieuse, cherchant à quel moment ils avaient fait cela.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 740


Et tout à coup, la mémoire lui revint. Effectivement, Mirage était eux, et eux étaient Mirage,

comment avait-elle pu occulter cela ?

— Je ne pensais pas que notre pensée avait ce pouvoir.

— Et vous pouvez bien plus, informa Farielle. Ce n’est qu’un début et vous aurez tout

loisir de tester l’étendue de vos facultés bientôt.

— Comment devons-nous agir ? demanda Ivoisan.

— Ce n’est pas à Farielle de le dire, intervint Sorial, nous devons prendre nos propres

décisions. Sinon, à quoi bon ? Nous sommes prêts et nous allons apprendre chaque jour de

nos erreurs si nous en commettons. À nous de prendre les rênes de nos vies.

— Nous pouvons commencer par nous organiser, proposa Atlans. Deux par deux sur

les trois Mondes et observer ce qui s’est passé. Cela serait un bon début, non ?

Farielle écoutait les suggestions des uns et des autres et était heureuse de les voir

s’organiser pour avancer. Aller sur les Mondes était une bonne idée. D’ailleurs, elle songeait

elle aussi à s’y rendre sous peu. Mais que faire de cette boule de poils ? Comme s’il avait perçu

son dilemme, la petite créature se mit à gémir à ses pieds. Elle le souleva et le tint contre elle.

Cette fois, il ne fit pas mine de se dérober. Il fallait qu’elle lui trouve un endroit où dormir, de

la nourriture et de l’eau. Laissant les Éveillés à leur organisation, elle se dirigea vers son

bungalow qu’elle partageait encore avec Cassandre.

Elle fit un petit nid douillet à son protégé, lui mit deux gamelles d’eau et d’aliments et

le laissa s’installer. Puis, elle s’organisa à son tour. Penchée sur un carnet, elle écrivit toutes

les choses importantes à faire. Elle ne vit donc pas son nouvel ami se déplacer furtivement

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 741


jusqu’à son lit, sauter dessus avec une grâce étonnante, se rouler en boule et plonger dans le

sommeil. Ce n’est que bien plus tard que Farielle leva le nez de ses notes, elle était affamée.

Elle se leva et chercha des yeux le louveteau. Rien dans son panier, elle fureta un peu partout

avant de le découvrir, étalé sur son lit. Elle s’approcha doucement pour ne pas l’effrayer. Il

leva des yeux remplis de brume sur elle, remua la queue légèrement et replongea dans le

néant. Elle n’eut pas le cœur à le descendre du lit en sachant fort bien qu’elle allait le

regretter.

Elle alla dans la grande maison, elle avait faim. Elle eut la surprise d’y découvrir les

Éveillés, qui avaient déjà préparé le déjeuner. Un peu étonnée, elle remarqua qu’ils faisaient

à peine attention à elle. D’ailleurs, elle n’avait pas d’assiette. Ils parlaient tous avec animation,

sans lui accorder un regard. Peinée, Farielle réalisa qu’ils s’étaient éloignés d’elle dès le

départ des Gardiens. Ils l’associaient à eux, elle ne faisait pas partie de leur monde. Résignée,

elle prit une assiette et des couverts et s’installa, en priant qu’il y ait encore assez de

nourriture.

— Ils sont dans leur monde, intervint Ivoisan qui se posa à ses côtés. Ils ne réalisent

pas la peine qu’ils te font. Tu sais, j’ai eu le temps de bien analyser tout cela depuis que je suis

là. Et, si nous avons la magie, il nous manque le poids des ans qui donne la sagesse. Regarde-

nous, des enfants et deux adultes dépassés par leurs vécus. Atlans vit dans l’angoisse de mal

agir à cause de son passé. Il n’ose pas intervenir ou même donner son avis. Sorial n’a toujours

pas fait le deuil de sa famille, la plaie est trop vive et sera difficile à guérir. Il s’est enfermé

dans une bulle et ne trouve pas sa place. Mérisian a une lourde responsabilité sur les épaules

et parfois en fait trop pour plaire à tous, Cassandre a l’âge d’une petite fille, même si elle

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 742


pense le contraire, et le corps d’une adolescente, je te laisse imaginer la difficulté que cela

doit être. Mais je pense qu’elle s’en sort mieux que Galatée, car elle possède une partie des

souvenirs de l’Esprit Nourricier. Alors je suppose que cela doit l’aider à tout comprendre.

Galatée, elle, n’a que sa toute petite vie, qui s’est terminée de façon dramatique, elle doit faire

face à beaucoup de changements. Et puis, tout monde trouve Cassandre plus mignonne, car

toute petite, plus intéressante, grâce à ses « visions », ce qui fait de Galatée une petite fille un

peu mise à l’écart. Heureusement, Atlans veille sur elle. Finalement, nous formons un groupe

puissant qui peut aussi bien détruire que construire.

— Et toi, Ivoisan ? demanda doucement Farielle.

Le mage aux longs cheveux blancs et aux yeux lumineux lui adressa un regard serein.

Ce jeune homme étrange possédait une aura extraordinaire. Farielle n’avait pas compris le

but de sa présence au sein de ce groupe jusqu’à présent, mais maintenant, si. Ce n’était pas

Mérisian le ciment de ce groupe, mais lui, par sa gentillesse, son attention, sa grande maturité

et son humilité, Ivoisan était celui qui apportait la paix et la quiétude. Elle ne connaissait pas

les plans du Façonneur, mais entrevoyait ce que pouvait apporter ce jeune homme.

Ivoisan eut un sourire malicieux et prit l’assiette de Farielle en la servant

généreusement d’un gratin qui sentait bon. Elle ne se fit pas prier et engloutit son repas, sa

gaieté naturelle retrouvée. Plus tard dans la journée, elle eut la surprise de voir venir Galatée

dans sa chambre pour s’excuser de ne pas lui avoir adressé la parole de la journée.

— Tu sais Farielle, parfois je me sens comme avant, je n’ai que huit ans dans ma tête,

même si je sais beaucoup de choses et que j’ai grandi. Là-dedans, fit-elle en se tapant le front,

c’est comme avant. Alors tout se mélange et je deviens bête et mon comportement aussi. Ce

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 743


midi, quand tu es venue manger, je t’ai vue, mais j’ai fait comme si tu n’existais pas, car je suis

jalouse. Tu es grande et belle, tu es intelligente et Cassandre est proche de toi. Moi, je n’ai

rien, voilà ce que je me suis dit ! C’est idiot, je sais, mais je n’ai pas pu m’empêcher. Alors je

voudrais que tu me pardonnes parce que je t’aime vraiment beaucoup et que je ne veux pas

te faire de peine.

— Tu es toute pardonnée ma puce. Je me doute bien que tout cela est compliqué pour

toi. Mais sache que tu resteras toujours ma petite Galatée. Quoi qu’il arrive.

Elle lui ouvrit grand les bras et la jeune fille s’y faufila avec bonheur.

Elles restèrent longtemps à papoter, se raconter des choses de filles et peu à peu, une

nouvelle relation s’installa entre elles. Ivoisan avait bien cerné son monde, il avait senti bien

avant tout le monde, à quel point Galatée s’était sentie isolée. Avant de se rendre dans la salle

commune pour le repas du soir, Farielle promit à Galatée qu’elle aussi aurait un jour un

compagnon. Elle ne précisa pas qu’il ne s’agirait pas d’un animal. Ça, elle le garda pour elle.

Le repas du soir fut animé et plus chaleureux. Peu à peu, le groupe se consolidait et

s’organisait. Ils avaient composé des associations de découverte et c’est un peu surprise que

Farielle apprit que Mérisian partait avec Sorial. Ils avaient envie l’un et l’autre de se connaître

mieux depuis qu’ils avaient appris qu’ils étaient de la même famille. Ils allaient essayer de

comprendre ensemble ce qui était arrivé à leur peuple. Qu’Atlans et Galatée partent de leur

côté, et que Cassandre et Ivoisan forment un duo lui sembla logique. Et elle-même eut la

surprise de se voir proposer d’accompagner la paire étrange que formaient Lilia et Isthir. Ce

qu’elle accepta avec joie.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 744


À la découverte des Nouveaux Mondes

Mérisian et Sorial furent les premiers à partir de Mirage. Sorial était fébrile, depuis

quelque temps il sentait qu’il perdait pied. Le contact lénifiant de Farielle s’était dilué et peu

à peu, le cauchemar qu’avait été sa vie ces derniers temps revenait de plein fouet. Il ne voulait

plus vivre, mais savait qu’il ne pouvait se donner la mort. Il était coincé entre sa vie ici et celle

d’avant, il n’arrivait pas à avancer. Peut-être qu’un voyage en compagnie de son neveu le

délivrerait de ses angoisses. Il avait été heureux d’apprendre que Mérisian était de sa famille,

avec lui, il se sentait plus fort, prêt à construire une nouvelle vie. Enfin, il le croyait, jusqu’à

ce que tout s’écroule à nouveau.

Sentant le désespoir de son oncle, Mérisian lui avait proposé de l’accompagner. Il

pensait que cela serait plus facile pour lui. Il savait son oncle fragile et meurtri et il se doutait

bien qu’il faudrait du temps avant qu’il ne consente à regarder de nouveau vers l’avenir. Il

aurait aimé connaître cet homme plus tôt, car il se doutait que la personne qui cheminait

avec lui n’avait plus rien à voir avec celui qui avait été le frère de son père.

Ils arrivèrent dans un monde froid et sombre, où toute vie semblait avoir déserté. La

neige y tombait dru et le sol était verglacé. En levant la tête, ils virent une lune plantée haut

dans le ciel sans étoiles. Un silence pesant les entourait. Ils firent apparaître des capes

chaudes et des vêtements adaptés, car un froid glaçant leur gelait les os. Mérisian frissonna

et lança à Sorial un sourire contrit, pour une première sortie, ils avaient choisi un endroit

fort peu accueillant.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 745


— Tu ne pouvais pas savoir, le rassura Sorial. Tout a changé, nous n’avons plus de

repères, alors nous devons bien commencer par quelque chose, n’est-ce pas ?

— Absolument, et puis, nous ne sommes pas à l’abri d’une bonne surprise. Il est

possible que nous soyons dans le coin le moins agréable de ce monde.

— Espérons-le, se contenta de répondre Sorial.

Il se tut quelques instants, sondant ce monde nouveau à la recherche d’éventuels

survivants.

— Par-là ! fit-il en pointa du doigt une direction vers le nord. Je sens de la vie, comme

des sons, des battements de cœur, c’est ténu, mais bien réel.

Ils marchèrent un petit moment avant d’apercevoir ce qui semblait être une

habitation de fortune. Ils firent un peu de bruit pour se faire entendre et révéler leur

présence. Ils s’avancèrent, mais les portes restaient closes. Ou la vie avait déserté cet endroit,

ou les gens se terraient. Sorial chercha un souffle de vie, mais rien, ce village était mort. Ils

avancèrent un peu plus loin, hésitant à se transporter par la pensée lorsqu’un souffle de vent

leur fit parvenir une odeur de feu de cheminée. Plus loin, vers la droite, ils percevaient

quelque chose. Ils se dirigèrent vers l’odeur avec excitation. Des survivants, des hommes

vivaient sur ce monde. Ravis, ils hâtèrent le pas. Effectivement, quelques centaines de mètres

plus loin, ils virent ce qui pouvait ressembler à une auberge. Chose étonnante, elle tenait

debout et paraissait en parfait état. Sorial se tourna vers Mérisian et lui fit signe de cacher

ses cheveux et sa gemme. Il lui fit un signe de dénégation.

— Les gens ne voient que ce que la pierre décide qu’ils voient, expliqua-t-il. Nous ne

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 746


risquons rien. Enfin, je crois, ajouta-t-il un peu inquiet quand même.

L’auberge était silencieuse, pas un son, juste une odeur de feu et d’animaux qui

piaffaient. Sorial poussa la porte d’entrée, mais elle était fermée à clé.

— Ils doivent dormir. C’est sans doute la nuit ici.

Sorial hocha la tête. Il était d’accord. Ils s’écartèrent silencieusement et se

retrouvèrent à quelques mètres de l’auberge.

— Nous pouvons revenir plus tard, proposa Sorial et en attendant, rien ne nous

empêche de visiter ce monde, nous voyageons plus vite que le vent, alors je te propose de

nous séparer et de nous retrouver ici dans trois lunes ? Qu’en penses-tu ?

Un peu étonné, Mérisian accepta tout de même. Son oncle avait sans doute besoin de

solitude et il ne souhaitait pas s’imposer. Et puis, il est vrai qu’en se divisant, ils iraient

beaucoup plus vite pour repérer les survivants, et ainsi, aider au mieux.

Mérisian parcourut le monde de la Glace à toute allure, il rencontra quelques tribus

disséminées dans un endroit verglacé et rocheux paraissant s’en sortir très bien sans ses

services. Il put aussi voir quelques villages, construits sur des vestiges de maisons, mais qui

peinaient à vivre bien, alors il intervint pour améliorer leur vie et leur insuffler quelques

idées novatrices pour leur organisation. Il passa devant un bourg où une bonne centaine de

maisons étaient construites autour d’une grosse auberge bien solide. Beaucoup plus loin, il

vit des montagnes majestueuses où un peuple ancien vivait dans des grottes confortables

depuis toujours. Ces hommes-là seraient d’un grand secours pour les autres. Mérisian

déambula dans un souterrain curieusement intact où une énergie sombre et malfaisante

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pulsait faiblement. Il préféra s’en écarter prudemment, craignant que ce fut un reliquat

d’Elwhinaï. Il n’osait pas approcher les hommes qu’il croisait, mais leur prodiguait quelques

bienfaits. Pour un individu qui pleurait la mort d’un de ses chevaux, il s’arrangea pour que

d’autres survivent en modifiant leur génétique.

Rapidement, Mérisian s’était rendu compte que le soleil était absent de ce monde et

que seules deux lunes autorisaient un peu de clarté. Il savait que dans ce froid glacial et en

l’absence de soleil, les plantations mourraient et les animaux ne s’adapteraient pas. Alors il

fit en sorte que les futurs bébés soient plus robustes, résistants au froid et à la nuit. En ce qui

concerne les cultures, il soumit l’idée à certains d’entre eux de la création de serres

souterraines et de lumières assez vives pour imiter le soleil. Ensuite, il modifia la structure

d’une roche pour la rendre propice à l’absorption de la chaleur. Il améliora d’autres petites

choses çà et là et le jour du rendez-vous avec Sorial, il était assez satisfait de lui.

De son côté, Sorial cherchait l’ennemi. Étouffé par la haine, il tentait de saisir la trace

de l’empereur Rathen, pour l’instant sans succès. Il perçut çà et là quelque présence, mais

rien qui ne ressemblât à l’être infect qui lui avait volé sa famille. Il savait le Chevalier Noir

mort, mais cela n’atténuait pas sa peine. Il voulait se venger, tuer cet homme malfaisant de

ses propres mains.

Il fouillait les Mondes avec fureur et c’est sur celui des Sables qu’il trouva l’objet de sa

haine. Un monticule de roche noir et sinistre dans lequel il reconnut l’aura malfaisante de

Serthas la Noire lui indiqua que sa recherche venait de prendre fin. Il fouilla les décombres,

crut sentir la présence de trois individus inoffensifs plus loin dans une grotte et s’en

désintéressa avant de repérer les restes de ce qui avait été l’empereur. Il observa longuement

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 748


les os pour la plupart broyés et réussit à capter suffisamment de résidus mémoriels pour

remonter à leur source. Sorial eut un haut-le-cœur, Rathen était là devant lui, assis sur son

lit, blanc de peur. L’empereur, autrefois si terrible, tremblait de tous ses membres et

paraissait malade. Sorial fut attiré par une série d’éclairs qui déchiraient le ciel. Il s’approcha

de la fenêtre et le spectacle qui se déroula devant ses yeux le sidéra. Il pouvait voir la colère

d’Elwhinaï se déchainer sous ses yeux. Un tourbillon s’approchait à grande vitesse de Serthas

la Noire et emportait tout sur son passage. Le sol tremblait, les murs s’effritaient et une

lézarde coupait la chambre en deux. Sorial comprenait mieux à présent pourquoi Rathen

restait prostré sur son lit. Dehors, les gens couraient, cherchaient un abri, un endroit où se

cacher. Des corps furent emportés, des maisons englouties et les murs pourtant épais du

château se fissurèrent. Un bloc de béton tomba près de Rathen qui hurla de terreur. La nuit

tomba d’un coup et un grand calme se fit, puis, un roulement de tonnerre venu des entrailles

de la terre déchira le silence et des cris inhumains, suivis de hurlements d’agonie surgirent

de toute part. Un enfant appelait sa maman et Sorial fut tenté d’aller le secourir avant de

réaliser qu’il ne pouvait rien y changer. Tout cela faisait désormais partie du passé. Il revivait

une histoire révolue. Il entendit des sanglots, un homme pleurait et gémissait, Sorial adapta

sa vision à la nuit et vit Rathen pelotonné sur un matelas éventré. Le tortionnaire gisait dans

une mare de sang, un morceau de plafond lui était tombé dessus et lui avait broyé les deux

jambes. Le château était en ruines, et il n’allait pas tarder à être englouti par la faille qui

s’élargissait à vue d’œil. Sorial crut apercevoir des petits mouvements rapides venir vers lui.

Instinctivement, il se décala et se traita de nigaud. Les dizaines de rats qui remontaient des

geôles ne pouvaient rien lui faire. Les bêtes détalaient aussi vite qu’elles le pouvaient, sentant

poindre un danger plus grand que celui qui venait de se produire. Aussi brutalement que la

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 749


nuit était venue, le jour fut là, une lumière crue et sauvage qui brûlait les yeux. L’empereur,

toujours recroquevillé sur le lit, n’avait plus rien de glorieux. Le corps brisé, prisonnier de la

pierre, il ne pouvait s’extraire de sa prison. Sorial l’étudia longuement, se demandant

combien de temps il avait survécu à tout cela. Les heures passèrent, puis un jour, mais le

bourreau résistait. Il finirait bien par mourir de soif et de douleur, mais Sorial commençait à

trouver le temps long. Un couinement se fit entendre, puis des grattements et enfin un bruit

de succion. Sorial s’approcha de Rathen, les bruits venaient de lui. L’empereur se mit à

geindre, puis à hurler et tenta de se contorsionner pour échapper à une douleur horrible.

Sorial imaginait que l’homme devait souffrir de ses jambes brisées, mais un mouvement

attira son regard. Il se pencha pour mieux voir et étouffa un hoquet de dégout. Des rats ! Des

rats par dizaines s’étaient faufilés sous les décombres et attirés par le sang, grignotaient les

jambes du monarque. Les hurlements de Rathen s’intensifièrent lorsqu’ils attaquèrent

l’entrejambe de l’homme. La mort de l’empereur fut longue et douloureuse, il hurla

longtemps et son calvaire fut terrible. Satisfait, Sorial l’assista jusqu’au bout, sa famille

méritait cela.

C’est presque heureux qu’il s’en retourna sur le monde de la Glace à la recherche de

survivants. Il fut attiré au loin par une lueur blanche et lumineuse. Étrange vision sur ce

monde sinistre, où deux lunes trônaient dans le ciel. Il frissonna de dégoût, il détestait cette

terre de tout son être. C’est pourquoi cette colonne de lumière vive l’attirait. À son approche,

la luminosité fut plus vive, plus étendue aussi. Une sorte de voile semblait recouvrir tout un

pan de la planète sur plusieurs kilomètres, comme un Dôme.

Sorial approcha sa main et sentit une légère vibration remonter jusqu’à son épaule.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 750


De plus en plus intéressé, il pénétra dans le Dôme, sans difficulté. L’intérieur était incroyable.

Un peu comme Mirage, un microclimat au sein du chaos. Comment était-ce possible ? Il sonda

le Dôme et comprit son action. L’homme qui avait conçu cet artefact possédait de grands

talents. Pour l’heure, il pouvait voir un peuple entier vivre parfaitement bien, comme si la

Scission n’avait jamais eu lieu. Fasciné, Sorial passa le reste du temps qui lui restait à

observer les hommes qui construisaient leur nouvelle vie. Lorsque l’heure de les quitter fut

venue, il se promit de venir souvent leur rendre visite.

Lorsqu’il revint à l’auberge, Mérisian était déjà sur les lieux. Un sourire lumineux

éclaira son visage lorsqu’il vit arriver son oncle. Avide d’échanger, il proposa à Sorial

d’entrer, peut-être serait-il possible de se désaltérer ? Sorial accepta, un peu honteux de

n’avoir pensé qu’à lui. L’auberge était noire de monde, hommes, femmes et enfants se

bousculaient pour bénéficier d’une table. Visiblement, le personnel était débordé. Une

femme avenante fit son apparition devant eux, les yeux écarquillés de surprise.

— Mais d’où venez-vous ? Je pensais qu’il n’y avait plus de survivants à vingt

kilomètres à la ronde, s’étonna-t-elle.

— Nous étions réfugiés dans une grotte des environs et les éboulis nous ont bloqués.

Il nous a fallu beaucoup de temps pour sortir. D’ailleurs, quel jour sommes-nous ? Enfin,

combien de temps depuis…

— Oh, je vois, fit-elle en regardant leurs vêtements avec suspicion. Nous sommes le

soixante-troisième jour après la Scission, vous avez eu beaucoup de chance d’avoir survécu

dans les grottes aussi longtemps, résuma-t-elle. Je m’appelle Soraya et l’homme au bar, c’est

Youri. Nous pouvons vous servir une bière encore fraîche, profitez-en ce sont les derniers

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 751


tonneaux, et une soupe bien chaude avec du pain frais. Et si tout le monde ne se rue pas

dessus, vous aurez aussi de la tarte aux pommes. Mais comme il n’y a plus de tables libres, je

vous conseille les tabourets au comptoir, je vous servirai là.

— Avec plaisir, fit Mérisian qui n’avait jamais bu de bière de sa vie.

Sorial eut un grand sourire et ils allèrent s’installer au bar.

— Bien le bonjour, tonna Youri avec bonne humeur. Une bière ?

Les deux hommes hochèrent la tête, heureux de se retrouver dans une atmosphère

conviviale. Ils pourraient peut-être en savoir plus sur ce Nouveau Monde en posant les

bonnes questions au tavernier qui avait l’air bien sympathique.

Youri posa deux pintes sur le comptoir devant les visiteurs pour le moins étranges.

Bien habillés pour affronter le climat, ils détonnaient au sein de cette assemblée hétéroclite.

Ils étaient, comment dire… trop bien adaptés. Depuis soixante jours qu’ils étaient confrontés

au froid et au noir, eux n’avaient toujours pas trouvé de quoi s’habiller correctement. Youri

aurait bien aimé les interroger, mais il ne savait pas comment s’y prendre sans les froisser.

— Vous venez d’où comme ça ? osa-t-il.

— Des grottes, nous étions bloqués par des éboulis, nous avons eu beaucoup de

chance, répondit Sorial.

— Et si ce n’est pas indiscret, vos vêtements ? Parce que vous voyez, nous ici, on a bien

du mal à trouver de quoi nous réchauffer, alors si vous avez des conseils, je suis preneur.

Mérisian regarda la foule bigarrée attablée tout autour d’eux. Effectivement, ils

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 752


portaient des vêtements superposés les uns aux autres, suffisants pour un climat glacial, mais

pas pour ce qu’ils vivaient en moment. S’ils ne trouvaient pas de solution, ils allaient mourir

gelés ou de maladie. Ici, la froidure était intense, pénétrante et constante. Mérisian se

demandait comment les aider sans intervenir avec la magie. Les bêtes fourniraient de quoi

les couvrir chaudement dans quelques mois, peut-être des années, mais dans l’immédiat ?

Les mondes séparés empêchaient le commerce de peaux, de laines et de toutes ces matières

importantes pour lutter contre les grands froids. Mérisian trouva la solution en fouillant dans

sa mémoire. Il se souvenait avoir traversé des montagnes où un peuple ancestral vivait en

autarcie depuis toujours et était habitué à des climats difficiles, pourtant ils vivaient très bien

et chaudement. Il sonda la planète et eut la satisfaction de voir ce peuple bien à l’abri dans

leurs grottes hermétiques situées en hauteur dans les montagnes, à l’abri de tout danger et

surtout, parfaitement autonomes.

— Nous avions acheté ces vêtements il y a fort longtemps auprès du peuple des

montagnes. Ils connaissent les matières et les tissus qui protègent. Je peux vous fournir une

carte où vous pourriez les trouver. Cela prendrait un peu de temps pour un voyage, mais cela

en vaut peut-être la peine. Pour ceux qui entreprendraient ce périple, je peux fournir des

tenues de voyage, j’en ai dans mon sac, là, fit-il en faisant apparaître un gros balluchon.

Youri poussa une exclamation de surprise. Il ne se souvenait pas d’avoir vu l’étranger

avec un sac. Mais bon, il n’avait pas les yeux partout. Quand même, ils arrivaient à point

nommé ces deux-là.

— Ah, je ne dis pas non ! On peut voir ? Et le prix ?

— Je vous propose un marché. Vous nous offrez le repas et la bière et je vous laisse

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 753


quelques tenues. Et si vous me racontez tout ce que vous savez de la Scission, je vous donne

des couvertures et des jambières pour les chevaux qui les protégeront bien du froid. Qu’en

dites-vous ?

Youri plissa les yeux, se demandant où était le piège. Il observa longuement Mérisian,

jugeant le visage juvénile qui lui faisait face honnête et sincère. Il décida de lui faire confiance.

— Marché conclu, accepta le tavernier. Je m’appelle Youri. Et vous ?

— Mérisian, et je vous présente Sorial, mon oncle.

— Sorial et Mérisian, enchanté de vous connaître, messieurs. Je suis heureux de voir

de nouvelles têtes. Soraya va vous apporter de quoi vous sustenter et je vous propose de

nous rejoindre après le départ de tout le monde. Il y a quelques clients de l’auberge, mais

beaucoup rentrent chez eux une fois qu’ils ont le ventre plein. Nous ne serons donc pas

dérangés. Ça vous va ?

— Très bien, acceptèrent Mérisian et Sorial d’une même voix.

Soraya s’approcha des deux hommes, un plateau chargé de bols de soupe, de pain et

deux grosses tartes aux pommes. Elle le servit au comptoir avec un bon sourire et leur

conseilla de manger tant que c’était chaud. Les deux hommes ne se firent pas prier et

entamèrent leur repas avec appétit. Il était frugal, mais bon, très bon même. Ils en profitèrent

pour inspecter en douceur l’esprit des gens.

Mérisian eut le cœur serré à la vue de tant de souffrances, d’angoisse et d’incertitude.

Tous avaient perdu un être cher, leurs biens, leur vie d’avant. Ils devaient tout reconstruire

et ne savaient pas de quoi le lendemain serait fait. Ils avaient de la chance d’avoir Youri et

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 754


Soraya qui leur servaient des repas, prenaient soin d’eux et organisaient comme ils

pouvaient cette nouvelle communauté. Sorial se rendit compte que l’auberge était plus qu’un

endroit où se restaurer, elle était devenue le point central du village, un refuge, un havre de

paix où les gens se sentaient en sécurité.

Mérisian se sentait tout chose, il avait chaud et l’esprit un peu brouillé. Il était

bizarrement heureux et gai, il faillit tomber de son tabouret, son équilibre devenait instable.

Son oncle le rattrapa de justesse, en riant. Il regarda le verre de bière vide de son neveu et

sourit encore plus largement. Mérisian, qui n’avait pas l’habitude de boire de l’alcool, venait

d’ingurgiter en très peu de temps un demi-litre de bière à douze degrés. En clair, il était ivre.

Sorial lui conseilla de terminer sa soupe et son pain et entreprit d’éclaircir les idées de

Mérisian. Un petit réajustement et le jeune homme retrouva ses esprits et une forte envie

d’évacuer le trop-plein de liquide. Il mangea sa part de tarte en trois bouchées et descendit

du tabouret d’un pas incertain. Un peu d’air frais lui ferait du bien.

Sorial observa Mérisian s’éloigner, ouvrir la porte et humer l’air avec circonspection

avant de sortir. Il fit signe à Youri de ne plus resservir le jeune homme. Pour ce soir, c’était

assez. Youri esquissa un sourire complice, la première cuite, on s’en souvenait toute sa vie.

Mérisian revint bien vite, les joues rouges et l’œil humide, le froid était horrible. Il se souffla

dans les mains en maugréant, il était gelé. En revanche, il se sentait de nouveau presque

normal.

Peu à peu, les gens quittèrent l’auberge, ils remercièrent chaleureusement Youri qui

leur promit un bon ragoût pour le lendemain. Certains firent mine de payer, mais Youri

refusa. À quoi bon ? On ne savait pas comment tout continuerait et l’argent pour le moment

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 755


était le moindre de ses soucis. Il salua tout le monde et put enfin faire une pause. Trois jeunes

aidèrent à ranger et nettoyer et bien vite, il ne resta plus que Mérisian, Sorial, Soraya et Youri.

— On va aller dans le petit salon, proposa Youri. Il y fait plus chaud et on pourra

causer tranquillement. Et puis, j’ai dans l’idée que Soraya a confectionné quelques petits

sablés délicieux. On utilise les denrées périssables le plus vite possible, expliqua Youri. On

fait des boîtes, des conserves, des saumures, on essaie de garder le plus possible et je dois

dire qu’avec ce froid, c’est très facile. On a une cave en bas, pleine de tout et en quantité, mais

les poules ont du mal à pondre des œufs et on ne sait pas trop comment faire. Bon, je dois

vous embêter avec tout ça, non ?

— Absolument pas, contra Sorial, bien au contraire, nous voulons tout savoir. Même

ce qui vous semble inutile. Nous allons noter, décrypter tout ce que vous avez appris pour

les générations futures, voir ce qui fonctionne et ce qui ne marche pas, alors votre expérience

sera un atout. Soixante jours, c’est peu et c’est beaucoup. Vous vous êtes très bien adaptés

pour le moment et je suis curieux de connaître la suite.

Youri se gratta la tête, il comprenait ce que voulait dire Sorial, prendre des notes

serait bénéfique quoi qu’il arrive, il aurait dû y penser plus tôt. Après tout, il s’était rendu

compte de l’importance des écrits. Grâce à des livres trouvés par hasard, il avait commencé

à concevoir des projets qui pourraient améliorer leur quotidien, voire sauver des vies. Il

emmena ses visiteurs dans le petit salon où un feu de cheminée crépitait et des fauteuils leur

tendaient les bras. Ils s’installèrent et Soraya entra à son tour, les bras chargés d’un plateau.

Elle servit du thé et des gâteaux à tout le monde.

— J’ai des centaines de boîtes de gâteaux secs de toutes sortes, expliqua-t-elle, j’ai tout

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 756


scellé et ils se conservent parfaitement. Heureusement, nous avons un coin parfait pour

garder tout ça.

— Vous aviez prévu ce qui allait arriver, s’étonna Mérisian.

— Oui, un peu. Depuis quelque temps, des gens étranges venaient ici. Ils nous

prodiguaient des conseils et je me souviens que l’un d’eux était particulièrement grognon,

mais cela est flou, vous savez comme un rêve ou plutôt un songe éveillé. Quoi qu’il en soit,

nous avons suivi notre instinct et construit une cave énorme et étanche, puis entassé toutes

les victuailles que nous avons pu trouver. Nous avons de quoi tenir plusieurs années, avoua

Soraya, nous avons vu grand.

— J’ai même des graines, intervint Youri. Nous avons peut-être une idée pour planter

des légumes et des fruits sans la lumière naturelle. Nous avions aussi des vêtements chauds,

mais pas assez pour ce climat. C’est notre point faible, avoua-t-il. Et les animaux bien sûr, fit-

il avec beaucoup de tristesse dans la voix. Ils supportent mal le froid, certains en sont déjà

morts et je suppose que ce n’est pas fini. Sans parler du soleil qui a disparu, nous avons deux

lunes et parfois, elles brillent tellement que leurs reflets sur la neige nous permettent de voir

presque comme en plein jour, vous savez, comme les jours de pluie où il faisait sombre avant.

Mais les animaux ont besoin de soleil, ils dépérissent à vue d’œil. Et pour ça, je ne sais pas

quoi faire. Nous avons bien pensé à mettre en place des miroirs réfléchissants pour leur

donner l’impression de lumière, mais ils sentent la différence et cela les rend nerveux et

agressifs. Par contre, cela peut être une bonne solution pour les fruits et légumes, nous

verrons dans quelque temps. J’ai semé des tomates et des champignons pour faire un essai.

Vous voulez voir ? leur proposa-t-il, fier de lui.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 757


— Absolument ! s’exclama Sorial, j’ai hâte de voir, vous êtes surprenant monsieur

Youri !

Cet homme rond, qui n’avait l’air de rien, recelait des trésors d’intelligence et de

ressources, les gens du village avaient beaucoup de chance de l’avoir à leurs côtés. Youri leur

fit signe de le suivre. Ils se dirigèrent vers la sortie, non sans s’être recouverts des pieds à la

tête de vêtements chauds. Youri enfila une cape épaisse, mais visiblement insuffisante.

Voyant leur regard sur sa pelisse, il se hâta de les rassurer.

— Nous n’allons pas très loin, je n’aurai pas froid. C’est par là, leur indiqua-t-il en leur

montrant au loin une forme longue et haute.

Ils n’en voyaient que les contours, mais on devenait une construction assez grosse.

Une fois encore, Sorial fut impressionné par l’homme. Ils étaient venus avec des a priori, sans

regarder avec application autour d’eux et ce qu’ils découvraient les obligeait à réviser leur

jugement sur les hommes.

— C’est là-bas que je fais toutes mes petites expériences, leur expliqua Youri. Je ne

sais pas d’où ça me vient, mais j’ai des idées à foison et les jeunes sont toujours d’accord pour

me donner un coup de main. Ici, tout est en commun, la nourriture comme le travail et je

peux vous assurer que nous nous donnons du mal. Regardez, finit-il en ouvrant une lourde

porte.

Mérisian poussa une exclamation de surprise. Ce qu’ils avaient sous les yeux était très

étonnant. En dépit de la faible luminosité, des miroirs réfléchissaient la lumière et la

renvoyaient grâce à un système d’amplification. La disposition astucieuse des miroirs

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 758


reflétait à l’infini la lune et ainsi, multipliait par dix ses effets. Ils s’imaginaient sans peine ce

que pouvait faire le reflet de deux lunes. Ici, il devait faire presque jour quand les deux astres

brillaient de toutes leurs forces.

— Ce sont des serres. Pour l’irrigation, nous prenons de la neige dès le lever de la

seconde lune, car elle est fraîche et molle et l’entreposons dans des tonneaux. Nous en avons

disposé à chaque bout des travées de terre ensemencée et la chaleur que dégagent les miroirs

la fait fondre doucement vers ces boyaux que vous voyez là.

Il montra du doigt l’astucieux montage qu’il avait fait. Chaque tonneau était relié à du

boyau séché et percé à intervalles réguliers, arrosant de façon continue les semences. L’air

de rien, Mérisian sonda un peu le sol et ce qu’il vit l’enchanta. Non seulement les graines

germaient, mais elles donneraient des récoltes abondantes et riches. Ils n’avaient pas besoin

d’intervenir à ce niveau.

— Venez, je vais vous montrer la grange aux animaux, peut-être qu’une idée vous

viendra, qui sait ?

Il dirigea ses compagnons en direction d’une autre porte, située au fond de la serre,

où ils furent accueillis par une forte odeur de foin. Mérisian fronça le nez et Sorial eut

l’impression de rentrer chez lui, dans son village où il avait élevé des chevaux et des volailles.

Il remarqua tout de suite la détresse des animaux, l’absence de soleil et ce bouleversement

les stressaient terriblement. D’une main sûre, il flatta l’encolure d’un superbe alezan, et

inspecta lentement l’animal rétif. Youri prenait soin des bêtes, c’était évident, mais il ne

pouvait rien contre la nature. Lui, si. Il modifia légèrement les caractéristiques des chevaux,

pour les rendre durs au froid et en harmonie avec la lune. Il leur octroya la capacité de voir

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 759


la nuit comme en plein jour, améliora leur sensibilité à la lumière artificielle et s’occupa

ensuite des autres bêtes. Toutes furent modifiées et même s’il y aurait des pertes dans les

premiers temps, peu à peu les nouveau-nés s’amélioreraient pour vivre dans ce monde

hostile. Une intuition le poussa à conserver les caractéristiques initiales de chaque espèce

dans un code génétique qui se dévoilerait, si un jour une autre Scission devait se manifester.

Ainsi, l’animal ne serait plus dépendant de son environnement.

— J’élevais des chevaux autrefois, annonça Sorial d’un ton amer. Ce temps est révolu.

Mais vous, vous pouvez améliorer leur survie en leur mettant des couvertures chaudes, des

jambières et en les promenant chaque deux-lunes pour les habituer au froid et au manque

de lumière. Certains vont mourir, mais beaucoup vont s’adapter. Quant aux autres animaux,

ils vont développer des aptitudes, faites confiance à la nature. Les poules ont besoin de

régularité, construisez des enclos protégés, mais dans lesquels elles peuvent se mouvoir

librement, essayez d’aménager un sol souple, sans neige dans un premier temps, puis laissez-

les s’acclimater doucement. Faites de même avec tous vos animaux et vous verrez, ils vont

vous étonner. Vous avez fait du très bon travail, le félicita Sorial, et compte tenu de la rapidité

avec laquelle vous avez réagi, je suis épaté.

Youri battit des mains, comme si cela avait peu d’importance. Il n’aimait pas être

félicité, il ne faisait que son travail.

— À notre tour de vous aider un peu, intervint Mérisian. J’ai de quoi habiller

chaudement une vingtaine d’individus. Vos femmes pourront s’inspirer de cette matière et

de cette forme de coupe pour fabriquer de nouveaux vêtements. Et si vous trouvez des

volontaires, allez voir le peuple des montagnes, ils sont de bon conseil et accueillants, même

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 760


s’ils sont un peu sauvages.

Ils rentrèrent dans l’auberge, heureux de retrouver un peu de chaleur. Soraya s’était

réfugiée dans la grande cuisine où elle s’affairait pour le lendemain. De la pâte à pain et des

tartes attendaient d’être enfournées. Elle sourit aux hommes tout en continuant son travail.

Elle ne s’arrêtait jamais et possédait une énergie incroyable. Youri prit un pot de thé et en

proposa aux mages qui refusèrent. Mérisian alla chercher son sac et proposa à son oncle de

lui ramener le sien.

— Absolument mon garçon, accepta Sorial qui avait compris le manège de son neveu.

Nous avons de quoi partager et l’entraide est primordiale.

Mérisian fit l’aller-retour comme une flèche et revint lourdement chargé. Une fois

encore, Youri se demanda d’où sortaient ces paquets avant de se dire que cela ne le regardait

pas. Le jeune homme ouvrit le sien et en sortit des manteaux de fourrure, des gants, des

bonnets, des écharpes, des pulls de laine et diverses tenues aux textures incroyables. Youri

en avait les yeux qui lui sortaient de la tête. Derrière lui, Soraya s’extasiait de cette

découverte. Il ne pouvait pas y avoir tant de choses dans un sac, se dit-elle. Puis, elle cessa de

se poser des questions elle aussi. Les deux mages leur offrirent des pantalons, des bottes et

tout l’arsenal du parfait montagnard pour plusieurs personnes. Il y en avait suffisamment

pour permettre à un groupe de partir sans risquer de mourir de froid, d’autant qu’il était

hors de question d’emmener les chevaux trop fragiles pour ce climat. Alors les grosses bottes

étaient les bienvenues.

Émus, Youri et Soraya contemplaient ces fabuleux cadeaux qui leur tombaient du ciel.

Ils remercièrent chaleureusement Mérisian et Sorial, leur proposant même de les rémunérer,

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 761


ce qu’ils refusèrent. Les deux mages firent leurs adieux, ils avaient collecté suffisamment

d’informations pour le moment. Ils se promirent de revenir voir les deux hôteliers

prochainement. Ils sortirent de l’auberge et patientèrent un moment. Une fois Youri et

Soraya endormis, ils modifièrent leurs souvenirs. Ils quittèrent le monde de la Glace,

contents de leurs découvertes.

Dans l’auberge, Youri et Soraya tombaient de fatigue, il était temps d’aller dormir.

Soraya protégea ses pains et tartes à cuire et Youri décida de ranger tout ce que leur avaient

offert les deux hommes. Chaque jour, il y avait beaucoup trop à faire et il était épuisé. Sereins,

tous deux allèrent se coucher, ils faisaient de leur mieux et c’est tout ce qui comptait.

Le lendemain, les lunes brillaient de toute leur puissance, le temps était neigeux, mais

le vent avait cessé. Une journée plus clémente. Youri descendit en premier, fit du feu dans la

cheminée et prépara un pot de café. Il décida de s’atteler au rangement du débarras, il

dénicherait peut-être des trésors. Pendant la préparation de la Scission, il avait emmagasiné

tellement de choses qu’il ne se souvenait pas de tout. Il entendit Soraya en haut, sa femme

s’était réveillée. Il se servit une tasse de café et coupa quelques tranches de pain qu’il fit

griller et déjeuna vite fait. Il ne savait pourquoi, mais l’envie d’aller voir ce débarras le

démangeait.

Il laissa un petit mot à sa moitié et fonça dans la remise. Il découvrit un bazar monstre.

Il commença par déblayer un passage et repéra une énorme malle au fond. Intrigué, il

s’empressa d’aller l’ouvrir, il n’avait aucun souvenir d’elle. Il dut s’y prendre à trois fois avant

de pouvoir soulever le couvercle. Et là, ce fut une explosion de joie. Avec ce qu’il venait de

découvrir, ils allaient pouvoir partir à la recherche de survivants et mieux, une carte des

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 762


montagnes du Jurass lui tendait les bras. Et si les montagnes étaient encore là, il se

murmurait qu’un peuple étrange y vivait depuis fort longtemps. Youri se demanda si ce

peuple accepterait de les aider.

Il ouvrit la carte fébrilement et siffla de surprise. Elle indiquait exactement l’endroit

où vivait ce peuple mystérieux. Il ne prit pas la peine de se demander comment il avait pu

entrer en possession d’un tel plan, un coup de chance sans doute. Il le fourra dans sa grande

poche de tablier et fourragea dans la malle. Elle contenait des vêtements chauds en quantité,

des bottes fourrées, des pulls, il ne savait où donner de la tête tellement il y en avait. Youri

se félicita, il avait eu le nez creux en faisant tous ces achats, même s’il avait du mal à se

rappeler quand et où.

Il empoigna une chemise de coton épais, un gilet de peau, des bottes fourrées à sa

taille, une écharpe de laine douce, un bonnet en peau de mouton, des gants faits dans une

curieuse matière souple, enfila le tout et fonça dans la cuisine. Soraya le vit arriver attifé

comme un homme des montages et failli s’étouffer avec sa tartine avant de rire à gorge

déployée. Son mari avait l’air parfaitement ridicule avec son bonnet, mais il n’aurait pas froid.

— J’en ai trouvé plein dans le débarras ! s’enthousiasma Youri. Nous allons pouvoir

distribuer des vêtements chauds et même lancer une excursion. Regarde, précisa-t-il en

montrant la carte des montagnes à Soraya. Je suis certain que nos deux guerriers, Kenji et

Elroy, seront heureux de partir en observation avec tout cet attirail. De plus, cela leur fera du

bien de bouger un peu, j’ai parfois le sentiment qu’ils étouffent ici.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 763


Soraya regarda son mari avec amour, ses yeux brillaient d’espoir et pour la première

fois depuis ce chaos, elle se prit à espérer, elle aussi. Une nouvelle vie commençait et ils

n’étaient peut-être pas seuls sur ce monde.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 764



Les Gardiens

Atlans et Galatée avaient décidé de se rendre sur le premier monde qui leur viendrait

à l’esprit et furent très étonnés de voir de l’eau à perte de vue sur le lopin de terre sur lequel

ils avaient échoué. Sous leurs pieds, s’étalait une mousse verte et souple qui absorbait leurs

pas. Tout était vert, excepté quelques fleurs aux couleurs flamboyantes et les arbres fruitiers

dotés de fruits étranges. Le soleil était haut dans le ciel et visiblement, le climat était clément.

Atlans sonda les alentours et perçut vite des signes de vie, plus loin, par-delà l’étendue d’eau.

Enchantés, ils se décidèrent à aller dans cette direction. Avant de partir, ils se concertèrent

sur la manière dont ils allaient visiter cet endroit.

— La discrétion me semble de mise, fit Atlans. Regardons d’abord comment ils se

débrouillent et ensuite, voyons sous quelle forme nous voulons leur apparaître.

— Nous pouvons essayer d’apparaître sous forme d’oiseau, proposa Galatée, excitée

par cette idée.

Elle ne savait pas si cela leur était possible, mais elle avait très envie de tenter le coup.

Après tout, ils étaient capables de faire à peu près n’importe quoi.

— Nous pouvons toujours essayer, je te laisse commencer.

Galatée eut un sourire narquois, pas dupe du scepticisme de son ami. Atlans se méfiait

de la magie, mais en vérité, il se méfiait surtout de lui et de ses instincts guerriers. L’homme

qu’il avait été pesait sur sa conscience. Galatée se concentra, imagina un superbe oiseau aux

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 765


plumes multicolores, de taille moyenne et fut cet oiseau somptueux. Ahuri, Atlans regarda la

jeune femme se transformer sous ses yeux.

Tant de pouvoir l’affolait, il n’était pas certain de mériter cela. Il soupira, se concentra

à son tour et en un clin d’œil, il s’accorda parfaitement à Galatée. Alors, un superbe couple

d’aras prit son envol. Ils bataillèrent un moment contre les courants et les trous d’air et se

rendirent compte très vite qu’avoir des ailes n’impliquait pas automatiquement de savoir

voler. Mais ils persévérèrent et peu à peu, leur vol fut fluide et harmonieux. Ils volèrent très

haut dans le ciel, afin d’avoir un aperçu plus vaste de ce monde et furent surpris par la

quantité d’îlots qui le composaient. Cette planète semblait faite d’atolls. Ils volèrent jusqu’à

ce qui leur paraissait être l’île la plus grosse. Là, ils choisirent un endroit stratégique d’où ils

pouvaient voir et entendre beaucoup de choses.

Les gens qui vivaient sur cette île paraissaient pleins de vie, actifs et enthousiastes.

Des bungalows avaient poussé un peu partout, de construction sommaire, mais efficace, faite

d’un mélange de lianes et de lierre tressés. Visiblement, ces hommes ne manquaient de rien

et avaient même de tout en abondance, poissons, fruits et ce qui paraissait être des légumes.

Galatée se demanda d’où pouvaient provenir ces denrées, elle poussa son inspection et

intriguée, s’envola dans la direction que son esprit lui dévoilait. Sur place, elle découvrit une

sorte de clairière où poussaient des légumes étranges, mais comestibles. À ses côtés, Atlans

se fit la même réflexion, comment ce monde avait-il pu produire ce genre de choses ? Ils

reprirent forme humaine, les lieux étaient sûrs, ils ne risquaient pas de se faire remarquer.

Ils s’approchèrent de l’étrange carré de pousses de légumes. On voyait que la main de

l’homme n’avait rien à voir là-dedans, tout était trop désordonné et curieux. Dans l’Ancien

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 766


Monde, ce genre d’aliments n’existait pas. Et Atlans était certain que lui ou ses amis n’avaient

rien à voir avec ce phénomène. Alors qui ? Ils tentèrent de voir plus loin, d’élargir leur

conscience, mais une sorte de voile les empêchait d’accéder à la réponse.

— Je sens quelque chose sur cette planète, dit Galatée.

— Oui, je le sens aussi.

— Il faut nous concentrer ensemble pour trouver, à deux nous serons plus forts,

proposa la jeune fille.

Ils se prirent la main et partirent à la recherche de l’entité qui produisait toutes ces

merveilles. Ils unirent leur force et le voile s’éclaircit pour leur montrer une clairière à

quelques centaines de kilomètres.

— On y va ! lança Galatée, sans même prendre la peine de savoir si Atlans la suivait.

Troublée, elle se lança en avant, il fallait qu’elle sache. Ils arrivèrent dans un endroit

somptueux, une forêt d’arbres gigantesques s’étalait à perte de vue. Elle voyait des fleurs aux

corolles énormes, des lianes grosses comme des troncs d’arbres, des plantes majestueuses,

tout était disproportionné et magnifique. Galatée aurait pu rester ici des heures à souder son

regard à toutes ces découvertes. Plus loin, elle pouvait entendre le bruit des vagues. Une

plage ! Elle adorait la mer, elle aurait aimé vivre au bord de l’eau. Elle se dirigea d’un pas

rapide en direction du ressac et elle cessa de respirer. Une plage de sable blanc et fin

l’accueillit, cet endroit était le paradis. Elle lança un regard rempli de joie sur Atlans,

silencieux à ses côtés. Lui non plus n’en revenait pas de tant de beauté.

— Comment est-ce possible ?

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 767


— Aucune idée, répondit Atlans, mais écoute, depuis notre arrivée ici, un son lent et

régulier me parvient. Ferme les yeux et écoute.

Galatée fit ce que lui conseillait Atlans. Elle apaisa le tumulte de son esprit et écouta

la planète. Effectivement, un son lent et régulier bruissait doucement. Il était si ténu qu’il

fallait s’y accrocher pour comprendre d’où il provenait.

— La clairière, chuchota Galatée. Tout se passe là-bas.

Ils s’y rendirent le cœur battant, conscients qu’ils allaient faire une découverte

importante. Ensemble, ils allèrent à la rencontre de ce qui semblait être le cœur de ce monde.

Ils tâtonnèrent, puis perçurent une pulsation douce et mesurée. Un cocon agréable et doux,

ils se sentaient bien, protégés et aimés. La pulsation se fit un peu plus rapide, l’Entité qui

protégeait ce monde se réveillait. Ils furent soudain entourés d’une énergie incroyable et ne

purent s’y soustraire. Leur conscience fut fouillée, mise à nu, leurs intentions analysées et

pour finir, ils furent acceptés. Elwhinaï leur ouvrit son esprit et partagea ses souvenirs. Ils

furent émerveillés par ses capacités et tristes de la savoir diminuée. Unité devenue trois, elle

protégeait ses enfants et allait se mettre en symbiose avec eux. Cela prendrait du temps, mais

elle prendrait soin d’eux. Les mages étaient les bienvenus, mais elle souhaitait qu’ils

n’interviennent pas sur ce monde. Il était à elle, c’était son œuvre, elle allait le perfectionner

et faire de ses enfants des créatures harmonieuses et équilibrées. Les mages promirent de

ne pas s’immiscer dans ses affaires et lui accordèrent une dernière faveur : celle de venir lui

rendre visite de temps en temps, car le moment pour ses enfants de communiquer avec elle

était encore loin et elle se sentait seule.

Atlans et Galatée quittèrent le monde de l’eau, rassurés qu’un endroit soit devenu si

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 768


beau et équilibré. Tout n’était pas perdu, le beau et le bon pouvaient encore trouver leur

place. Ils se demandèrent tout de même comment les autres mondes avaient évolué et sur

lequel Elwhinaï la Sombre avait jeté son dévolu.

— Là où Féniel est, elle y sera aussi. Ils sont liés, répondit Atlans à cette question. Le

jour de la Scission, ils étaient en communion. Nous avons aidé la Neutralité et la Bonté à

prendre leur envol, mais la Noirceur a envahi un monde, sans doute celui qui souffre le plus

et qui sera le plus étendu.

Ils décidèrent de rentrer sur Mirage, ils avaient hâte de découvrir le récit des voyages

de leurs compagnons.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 769


Un monde de Feu

Cassandre tenait très fort la main d’Ivoisan. Elle avait un peu peur de ce qu’elle allait voir.

— Avant, je voyais les choses, avoua Cassandre d’une toute petite voix. Mais

maintenant, ce n’est plus pareil. Je suis toute seule…

— Tu as Bisis, répondit doucement Ivoisan en caressant la petite tête poilue qui se

lovait contre son cou.

— Oui, tu as raison, il faut juste que je m’habitue. Il fait chaud ici, non ?

— Oui très chaud, presque comme chez moi, fit songeusement le jeune mage. Il faut

donc adapter nos vêtements pour être à l’aise.

D’un mouvement de la main, il modifia leurs habits pour les rendre plus légers et

confortables, il s’enroula la tête d’une écharpe et fit de même pour Cassandre. Ainsi parés, ils

étaient prêts. Ils cherchèrent des signes de vie et furent ravis d’en trouver un peu plus loin.

Un village assez important paraissait très animé. Ils s’y dirigèrent, un peu angoissés de ce

qu’ils allaient y trouver. C’était leur tout premier voyage sur cet étrange monde recomposé

et ils étaient un peu effrayés.

Leur entrée ne passa pas inaperçue. Ils furent très vite interpellés par un jeune garçon

qui les emmena près du chef. Et curieusement, ils furent bien accueillis. Leur jeune âge et

leur air innocent dut contribuer à les rendre inoffensifs aux yeux des habitants. Ils furent

donc présentés au chef Ulrich, un grand gaillard impressionnant, mais d’une rare gentillesse.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 770


Il leur proposa le gîte et le couvert très simplement et si les deux jeunes gens furent surpris,

ils acceptèrent avec joie.

Ivoisan venait d’un monde chaud et sablonneux. Il connaissait les climats durs et

arides. Il pouvait donner à tous ces gens de précieux conseils. Il savait comment vivre en

harmonie avec cette terre en apparence inhospitalière. Incapables de mentir l’un et l’autre,

ils se présentèrent tels quels.

— Je me nomme Ivoisan, annonça le jeune mage, et la jeune fille qui m’accompagne

s'appelle Cassandre. Nous venons de la forêt des Sylves, enfin c’est comme cela qu’elle

s’appelait dans le monde d’avant. Nous avons appris un peu de magie avec Rafiel, magicien

de l’école de Serthas la Noire.

— Ah, c’est donc là-bas qu’ils s’étaient réfugiés !

Ulrich était très intéressé par ces deux jeunes gens.

— Oui, vous le connaissiez ? demanda Ivoisan.

— De réputation, et je sais aussi que Serthas la Noire n’avait rien d’un endroit

agréable.

— Nous ne l’avons pas connue. Nous sommes arrivés sur le tard. Si nous sommes

venus vers vous, c’est pour vous apporter notre soutien. Pour ma part, je connais ce type de

climat. Là d’où je viens, le soleil est chaud et rude, mais nous y survivons très bien.

— Et d’où viens-tu ? demanda Ulrich.

— D’un monde par-delà les dunes, répondit le jeune mage de façon évasive.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 771


Ulrich n’insista pas, il sentait que le garçon n’en dirait pas plus. Son apparence, même

s’il ressemblait fortement à certains hommes du clan des Sables, était différente par bien des

aspects. Ses yeux argentés et ses longs cheveux blancs neigeux n’étaient pas de ce monde. Et

la jeune fille avait un air étrange elle aussi. Oh, il fallait bien regarder, c’était très fugace, mais

il aurait juré avoir vu des oreilles pointues derrière les longs cheveux. Sans parler de ses yeux

de chat très étirés et d’une rare couleur bleu pervenche. Alors, il allait ménager ces deux

petits mages et accepter toute l’aide qu’ils étaient prêts à leur apporter.

Ulrich les prit donc sous son aile et s’attacha beaucoup à eux. Auprès de ces gens

simples et chaleureux, Cassandre et Ivoisan retrouvèrent un peu de leur insouciance. Le

jeune mage apprenait aux hommes à semer les plantes qui résistaient au désert et Cassandre

leur donna les bases de la médecine. À eux deux, ils leur firent découvrir les plantes qui

guérissent, celles qui protègent du soleil grâce à des tissages ingénieux et celles qui

nourrissent. Ils apportèrent un soutien inestimable à ce peuple valeureux, mais le temps du

départ approchait. Ils étaient restés plus longtemps que prévu avec Ulrich. Il leur fallait

désormais découvrir d’autres lieux et survivants. Ils prirent soin d’effacer le souvenir de leur

présence de leur esprit et s’en allèrent le cœur un peu serré.

Ivoisan garderait un souvenir agréable de ce séjour, car auprès d’Ulrich, il avait appris

beaucoup. Cassandre, elle, était ravie d’avoir pu profiter de la présence de Lula, une maman

au cœur tendre qui lui avait apporté beaucoup d’amour.

Ils étaient bien jeunes pour savoir comment aider au mieux et leur association était

pour le moins hasardeuse, mais ils avaient fait de leur mieux et ils s’étaient plutôt bien

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 772


débrouillés. En allant plus loin sur ce monde hostile, ils firent la connaissance d’autres tribus,

d’autres épreuves et donnèrent beaucoup d’eux-mêmes.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 773


Lilia et Isthir

Isthir ne voulait pas partir. Elle se sentait bien à Mirage et n’avait pas envie de voir le

monde. Si elle était tout à fait honnête, elle avait peur de ce qu’elle y trouverait. Elle avait

assisté de très près à la Scission, étant un pur esprit, elle n’avait pas de barrières mentales

qui l’empêchait d’aller voir au-delà des apparences et elle aurait préféré s’épargner cela.

Pendant que les Éveillés luttaient contre Elwhinaï, elle, qui n’était là que pour sa sœur, avait

subi cette vision d’horreur. Elle avait vu la terre se fissurer, les mondes se dissocier, des

hommes, femmes et enfants mourir dans d’atroces souffrances. Elle avait les images

d’animaux broyés gravées dans sa tête. Elle avait assisté impuissante à la destruction d’un

monde. Son être tout entier avait participé à ce désastre sans qu’elle ne puisse rien y faire.

Impuissante et horrifiée, elle avait subi le chaos, entendu les cris d’agonie, vu les chairs

meurtries, les enfants brisés, les nouveau-nés arrachés aux bras de leurs mères. Les cris de

frayeur, les hurlements de douleur déchiraient encore ses tympans. Isthir n’était plus la

même, la Scission l’avait brisée, tout comme elle avait détruit son monde. Une planète

anéantie par la folie meurtrière d’une entité haineuse. Les Éveillés n’avaient pas conscience

de la noirceur du cœur de Féniel et d’Ariale. Ces deux-là n’avaient pas fait qu’apporter leur

soutien à Elwhinaï, non ! Ils s’étaient réjouis de la mort de nombreux êtres humains et pire,

ils s’étaient amusés de pouvoir briser des continents, riant de la souffrance qu’ils causaient.

Isthir avait vu tout cela et son cœur saignait. Lorsque les terres se séparèrent, lorsque les

eaux quittèrent leur lit pour se reformer dans un espace différent, des familles furent

séparées, des clans détruits, des forêts englouties. Elwhinaï s’était scindée en trois mondes

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 774


isolés les uns des autres, divisés par des vibrations différentes. Elwhinaï était trois, trois

esprits dans une seule entité, trois mondes parallèles créés à partir d’un esprit malade. Une

chimère, une utopie qui ne tenait que par la pensée. Trois mondes créés de toutes pièces

pour annihiler, détruire, tromper, faire souffrir ou dominer. Isthir avait vu tout cela et plus

encore, car elle connaissait le but caché d’Elwhinaï et si le monde de l’eau était en apparence

parfait, rien n’était plus faux ! Tous ces mondes appartenaient à Elwhinaï et elle avait réussi

à berner son monde en se divisant. Mais son esprit était Un et cela, les Éveillés ne l’avaient

pas compris. Comment leur expliquer ? Isthir se sentait démunie, impuissante. Elle savait

que ces trois mondes n’existaient que par la volonté d’un entité machiavélique et retorse,

elle avait eu conscience de tout cela, car elle-même était esprit, mais que pouvait-elle faire ?

Son champ d’action était réduit, voire nul sur ces mondes. Comment leur dire que tout cela

n’était qu’un jeu ? Que la Scission n’était qu’un leurre ? Comment leur faire comprendre que

les mondes n’étaient pas réellement séparés mais seulement cachés aux yeux des hommes ?

Tout n’était qu’illusion, une monstrueuse manipulation qui avait provoqué des millions de

morts et donné aux survivants peu de chances de survie. Elwhinaï était puissante, la magie

coulait en elle, elle en était la Source et Féniel tout comme Ariale étaient ses points d’ancrage.

Grâce à eux, elle pouvait maintenir l’illusion des mondes et continuer sa domination.

Elwhinaï avait gagné sur tous les points et les Éveillés n’étaient que le jouet d’un concept

supérieur. Alors pourquoi tout cela ? Même Farielle ou Mehielle n’avaient su distinguer le

vrai du faux. Et Rafiel le sage ? Personne n’avait compris. Elle se sentait seule, mais voulait

protéger sa sœur.

Elle la savait fragile et voulait l’épargner. Le fait que Farielle les accompagne

adoucissait un peu ses frayeurs. La jeune femme n’avait pas froid aux yeux et était plutôt

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 775


enthousiaste à l’idée du départ. Elle envisageait de partir à la recherche de livres, de

grimoires et autres parchemins qu’elles pourraient ensuite distribuer aux survivants en

fonction de leurs besoins. Isthir en était soulagée, elles n’auraient peut-être pas besoin de se

montrer aux hommes. Soudain, elle sentit une présence, une énergie douce et bienfaisante

l’entourait. Elle tourna la tête dans toutes les directions pour voir à qui elle avait affaire,

lorsque qu’une fumée se matérialisa sous ses yeux. Une femme petite et mince fit son

apparition, des yeux malicieux la scrutaient avec beaucoup de curiosité.

— Beaucoup de questions et peu de réponses, n’est-ce pas mon enfant ? Tu es une

jeune femme courageuse et bienveillante et ce que tu as vu, il te fallait le voir.

— Pourquoi ?

— Oh, il me semble qu’au moment opportun, tes révélations auront leur importance.

Mais il va te falloir patienter, ce moment n’est pas encore venu. Tu vas devoir tout écrire et

le jour où ces informations devront être divulguées, elles tomberont entre de bonnes mains.

— Je ne….

— Non Isthir, ma tendre enfant, tu ne peux rester sur ce monde. Ta sœur va vivre sa

vie et toi, tu as fait ton temps. Ton esprit s’étiolerait si tu choisissais de rester. Tu ne pourrais

te nourrir et évoluer sur cette dimension. Mais rassure-toi, tu as encore du temps avant de

prendre cette décision.

— Que dois-je faire ? Qui êtes-vous ?

— Regarde-moi bien Isthir, que vois-tu ?

Isthir focalisa son attention sur l’étrange apparition et le visage mutin qui lui faisait

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 776


face se modifia légèrement pour ressembler à une très jeune fille, svelte et aérienne. Son

visage pointu et ses yeux bridés lui rappelaient quelqu’un, mais elle n’aurait su dire qui.

L’être devant elle était d’une grande beauté.

— Je ne sais… ah si peut-être… Farielle… vous êtes Farielle ?

— Non, sourit la jeune femme, je suis de la même famille que notre chère Mehielle. Hé

oui ! Ici tout est relié, sans limites. Le temps n’a pas le même impact. Nous sommes dans un

futur lointain et je suis là pour te guider.

— Mehielle ? Mais comment ?

— Tu sais, lorsque tu as décidé de rester pour ta sœur, tu avais été choisie pour être

le témoin de la Scission, toi seule pouvait voir le vrai visage d’Elwhinaï. Mais pour le moment,

les Éveillés ne doivent pas savoir la vérité. Ils doivent continuer leur apprentissage et

progresser. Tout ce que je peux te dire, c’est que ce que tu sais aura son importance un jour.

Sois patiente et surtout, n’oublie pas que ton rôle ici est terminé. Je viens du futur, en fait je

suis ici et toi là, nous sommes dans une boucle. Dans mon espace-temps, je suis une

Voyageuse et je devais te rencontrer.

— Et ?

— Oui, Mehielle est notre reine mais je ne devrais pas te dire cela. Bon, ce n’est pas

grave, tu vas tout oublier !

— Mais je ne veux pas oublier ! s’offusqua Isthir.

— Je ne peux rien y faire, s’excusa le petit être. C’est comme cela… mais tu te

souviendras de l’essentiel. C’est déjà bien, non ?

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 777


— Qui êtes-vous ?

— Oh, je suis Atrya, une elfe des eaux, je vis au bord d’une rivière mais je voyage

beaucoup.

— Je ne….

— Bon, s’impatienta l’elfe, je devais te dire certaines choses, c’est fait. Maintenant, je

dois m’en aller. Alors n’oublie pas d’écrire ton histoire et fais le bon choix !

— Mais vous êtes une enfant ! s’exclama soudain Isthir.

La jeune elfe qu’elle avait sous les yeux rajeunissait à vue d’œil. Elle paraissait avoir à

peine seize ans. Isthir en était très troublée.

— Je suis beaucoup plus vieille que j’en ai l’air, il ne faut pas se fier à ce que tu vois, tu

devrais le savoir mieux que personne d’ailleurs.

— Je suis désol….

— Oui, ça va… je suis juste le messager, je ne t’en veux pas. Tu sais, ma vraie nature

est plutôt agréable mais comme je dois éviter de t’effrayer, j’essaye de me montrer

accessible.

— Parce que tu ressembles à quoi ? s’affola Isthir.

— Tu veux voir ? demanda Atrya, une lueur de joie dans les yeux.

Et avant qu’Isthir ne puisse répondre, l’elfe se transforma pour devenir une belle et

grande jeune femme qui n’avait rien d’humain, enfin pas un humain classique en tout cas.

Elle était merveilleuse, un enchantement pour les yeux. Très grande et très fine, elle

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 778


possédait la grâce et la souplesse d’un saule. Ses cheveux couleur mousse brillaient de mille

feux et la couleur de ses yeux défiait la logique. Argentés ! Qui pouvait avoir des yeux pareils ?

Elle était habillée de voiles blancs et verts et le tout était un spectacle ravissant.

Atrya n’en perdait pas une miette et visiblement, la réaction d’Isthir l’enchantait, elle était

ravie de son petit effet un brin prétentieux, mais tellement agréable. Elle se reprit très vite,

elle devait arrêter ses enfantillages sinon sa reine allait la gronder. Elle reprit une apparence

plus accessible et décida de terminer sa mission. L’humaine était gentille mais un peu lente.

— Je vais m’en aller, j’ai d’autres voyages à mener à bien. Isthir, n’aie pas peur, tu n’y

pouvais rien et dis-toi que si je suis ici, c’est que tout ne va pas si mal, non ?

— Oui… commença Isthir, avant de se rendre compte qu’elle parlait à du vent.

Quelle étrange rencontre. Finalement, le futur n’est pas si sombre, car Atrya vient bien d’un

monde en paix, non ? Isthir soupira puis se secoua, il fallait qu’elle pense à sa sœur, qu’elle lui

raconte… qu’elle lui raconte quoi, d’ailleurs ? Elle décida plutôt de tout garder pour elle et de

mettre par écrit tout ce qu’elle avait vu. Un jour peut-être, les Éveillés en auraient l’utilité.

Elle sentait au fond d’elle que leur raconter la vérité aurait des effets dévastateurs. Et puis,

elle se sentait un peu mieux, moins effrayée, plus forte. Curieusement, son introspection lui

avait fait du bien. Il était temps de sortir de son cocon et d’aller voir ce qu’il était advenu des

hommes.

Lilia, Isthir et Farielle firent un premier arrêt sur le monde de la Glace, un endroit horrible

et sombre. Elles allèrent dans les souterrains de ce qui fut le château de Serthas la Noire et

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 779


firent des découvertes pour le moins incroyables. L’homme qui avait constitué la

bibliothèque ne devait même pas se douter de sa valeur. On y trouvait des milliers de livres

sur tous les sujets. Farielle les absorba en un rien de temps et fit le tri. Elle chargea ensuite

ses acolytes de les distribuer partout.

Elles se partagèrent le travail en fonction de ce qu’elles pensaient être bon pour les

survivants. Isthir fut d’une aide précieuse, car elle put en un instant repérer les trois

nouvelles planètes et situer tous les survivants. Farielle et Lilia n’eurent qu’à déposer les

ouvrages au bon endroit. Elles continuèrent pendant des jours leurs recherches d’écrits et

leur distribution. Ainsi, elles purent mettre au point un début de carte des Nouveaux Mondes

et des continents habités.

Lorsque les mages furent de nouveau tous réunis à Mirage pour faire le point sur leurs

découvertes, ils furent heureux de savoir qu’il y avait plus de survivants que prévu et qu’ils

s’organisaient bien en dépit des difficultés. Ils décidèrent de respecter le souhait d’Elwhinaï

la protectrice du peuple de l’eau et de ne pas s’immiscer dans l’évolution de ses enfants et

furent très actifs sur les autres mondes. Ils agissaient en toute discrétion, changeant

d’apparence lorsque le besoin s’en faisait sentir ou effaçant les souvenirs de ceux qu’ils

rencontraient.

Ainsi, passèrent trois nouvelles années qu’ils mirent à profit pour établir une nouvelle

carte des mondes. Ivoisan mit au point un recensement des peuples et de leur évolution afin

de mieux comprendre l’adaptation des humains. Atlans se focalisa sur les animaux qu’il

améliora, provoquant des mutations parfois importantes mais salutaires. Mérisian, fidèle à

lui-même, privilégia les enfants et veilla à diminuer les morts de nouveau-nés. Lilia et Galatée

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 780


perfectionnèrent leur magie de guérisseuses et apportèrent leur soutien à de nombreux

peuples. Cassandre mit à profit sa connaissance profonde des énergies pour libérer ou

contenir les flux telluriques en des points stratégiques. Ainsi, les peuples souffraient moins

des résidus colériques d’Elwhinaï. Sorial étudiait l’impact de la Scission sur les plantes et les

arbres. Les Éveillés prenaient leur rôle de bienfaiteurs très à cœur et leurs actions

commençaient à porter leurs fruits. Impatients de connaître la progression de l’homme, il se

dispersèrent à nouveau sur les planètes au gré de leurs affinités et c’est ainsi que Atlans et

Galatée décidèrent de rendre une nouvelle visite à l’entité qui protégeait le monde de l’eau.

Celle-ci fut heureuse de cette rencontre, elle avait tant de choses à dire, à partager. Fière de

ses enfants, elle influençait de façon bénéfique leur évolution.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 781


Le Livandaï, trois ans plus tard

Atlans et Galatée convinrent de commencer par le premier village qu’ils avaient

repéré. Des habitations faites de lianes et de feuilles cohabitaient harmonieusement avec la

végétation locale. La vie avait repris ses droits, on pouvait voir de jeunes enfants courir entre

les maisons et des mères et pères vaquer à leurs occupations. Galatée fut attirée par un point

d’eau où deux hommes jouaient en compagnie de poissons multicolores. Invisibles, les deux

mages observaient la scène avec amusement.

Inconscients des regards qui pesaient sur eux, Mick et Rodrès plongeaient avec délice

dans l’eau tiède. Ils s’octroyaient une pause bien méritée après avoir travaillé dur toute la

matinée. Il avait fallu emporter toutes leurs réserves dans leur nouveau chez-eux, ce qui

représentait beaucoup d’objet à déplacer. Soudain, une grosse masse s’écrasa à leurs côtés

et la tête hirsute de Lack surgit de l’eau.

— Alors, les gars ?

— Alors tout va bien, répondit Mick.

— Vous avez vu le nouveau bateau ?

— Un bateau ? s’exclamèrent les deux amis. Que veux-tu dire ?

— Sur le port, enfin ce qui sera un port dans quelque temps, un bateau est venu nous

rendre visite. Je dois dire que je suis encore tout chamboulé par la venue de notre prince et

de son ami Khalil…

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 782


— Mais c’est maintenant que tu nous le dis ! s’offusqua Mick. Quand ?

— Hier soir, ils sont arrivés sur une coque de noix et je peux vous dire que tout le

monde était heureux. Hé ! fit Lack en rigolant bruyamment, ne partez pas comme ça, ils ne

vont pas s’envoler tout de suite. Ils vont rester quelques jours.

Les deux hommes se dépêchaient de s’habiller et fonçaient vers ce qui avait été le

château. Ils voulaient absolument voir le prince.

Idriss, installé chez son ami Arnis en compagnie de Khalil, savourait les retrouvailles.

Ils avaient découvert l’île des Hommes du Désert presque par hasard et l’émotion avait été à

son comble lorsqu’ils avaient reconnu leurs amis. Ils étaient restés le temps d’échanger sur

leurs découvertes et avaient décidé de partir ensemble à la recherche d’autres survivants.

C’est lors d’un de ces voyages qu’ils étaient arrivés l’île d’Arnis. Par la suite, les va-et-vient en

bateau furent communs et de plus en plus rapides.

Idriss fut atterré de voir à quel point le Livandaï avait changé. Le château était

enseveli sous la terre et la mousse, qui ne cessait de progresser sur toutes les îles, avait

envahi les lieux et englouti les restes du Livandaï. S’ils s’étaient donné la peine de creuser un

peu, ils auraient vu la pierre s’effriter pour se fondre dans ce nouveau sédiment. Tout ce qui

n’était pas végétal connaissait une fin rapide sur le monde de l’eau. Les survivants, trop

nombreux pour rester tous au même endroit, avaient été obligés de chercher un lieu plus sûr

et adapté à une vie en communauté et ils l’avaient trouvé un peu plus au nord. Une grosse

partie du peuple s’y était installé, tandis que d’autres avaient préféré rester près de la mer,

espérant qu’un jour des visiteurs viendraient chez eux. Et c’est ce qui venait d’arriver.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 783


C’est tout essoufflés et encore un peu humides, que Mick et Rodrès arrivèrent au port

où Arnis et Lorna avaient construit une petite maison faite de matériaux trouvés sur l’île. Le

résultat, s’il était surprenant, n’en était pas moins joli et fonctionnel. Arnis y avait élu

domicile pour ne pas laisser passer un quelconque visiteur et le jour tant attendu était arrivé.

Ils entrèrent sans frapper, ici les règles avaient changé, moins de protocole, plus de liberté,

et si on voulait voir une personne et que la nuit n’était pas tombée, il était inutile de

s’annoncer. Les relations étaient simples et faciles, on s’adaptait aux situations.

Mick et Rodrès saluèrent le prince avec grande émotion, grâce à lui ils étaient encore

en vie, ils lui devaient beaucoup. Mais ce qui leur fit le plus plaisir, ce fut la vue de leurs amis

Roure et Sid, une partie de leur groupe avait survécu et cela leur fit chaud au cœur.

Ils firent la connaissance de Khalil et de Safia, qui visiblement avait des vues sur le

prince, mais ce dernier n’avait pas l’air d’en prendre conscience. Ils discutèrent longtemps et

peu à peu, des liens se mirent en place. Mick, passionné par les bateaux, prit la décision

d’accompagner le groupe du prince pour leur prochaine destination. Et comme Rodrès ne

voulait pas rester en retrait, il se joignit à la troupe.

Mick se révéla un marin hors pair, il savait reconnaître les dangers de manière

presque instinctive et la manipulation des bateaux n’avait pas de secret pour lui. Il apporta

beaucoup d’amélioration à la construction des navires, grâce à des livres qu’il dénicha par

hasard. De son côté, Rodrès se découvrit des aptitudes pour la mécanique lorsqu’il eut en

main un manuel très étrange faisant référence à l’énergie solaire. Il fut le premier à mettre

au point un système de sous-marin propulsé à énergie solaire combinée à l’énergie aquatique

pouvant atteindre des vitesses incroyables. Grâce à eux, de nombreux survivants furent

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 784


découverts et aidés dans leur nouvelle vie.

Atlans et Galatée purent assister à l’évolution de ce peuple aquatique qui, au fil des

ans, entrait en symbiose avec son monde. Ils virent avec un mélange d’étonnement et de joie

un peuple nouveau qui subissait une mutation profonde. Les anciens oubliaient leur vie

passée, inculquant à la jeune génération de nouvelles bases qui correspondaient mieux à leur

planète. C’est comme cela que le peuple vehlnaïen vit le jour.

Peu à peu, Vehlnaï et sa capitale Vélozia prirent vie et se développèrent. Les liens se

renforcèrent, des liaisons marines se créèrent, les îles se peuplèrent et les naissances ne

tardèrent pas. Les premiers nourrissons ne furent pas différents de leurs parents, mais en

grandissant, ils développèrent des dons particuliers. Puis, à chaque nouvelle génération, des

mutations génétiques de plus en plus visibles furent observées. Non seulement le monde

aquatique avait une influence sur la vie des habitants, mais sur le corps également et ce

phénomène allait en s’accentuant d’année en année. De même, la façon de compter les jours,

de se soigner, de manger et de communiquer changea en profondeur.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 785


10 ans plus tard

Une décennie plus tard, Ivoisan eut la joie d’assister à des retrouvailles émouvantes.

Il n’avait cessé de rendre visite au peuple d’Ulrich et leurs progrès étaient spectaculaires.

Non seulement ils avaient appliqué les conseils des mages, mais ils les avaient améliorés.

Basile et ses deux compagnons voyagèrent longtemps avant de retrouver les leurs,

Luca et Alec étaient devenus des hommes grands et forts. Leur monde avait tellement changé

qu’ils avaient beaucoup de mal à se repérer. Ils firent beaucoup de détours, franchirent de

nombreux obstacles et eurent à faire face à des brigands affamés et violents. Ils durent

s’adapter et apprendre et la présence de Basile avait été un atout considérable.

Tout au long de leur périple, ils avaient croisé des survivants qui s’étaient unis pour

faire face au pire. Bien que peu nombreux, l’espoir perdurait. Basile se faisait très vieux, mais

il tenait bon et notait chaque jour ses découvertes, ses impressions et grâce à lui, de

nombreux points obscurs seraient éclaircis.

Le plus difficile pour les trois hommes fut de trouver de l’eau, elle était devenue rare

et inestimable. Ils apprirent à économiser, à creuser suffisamment profondément pour

trouver ce précieux trésor. Plus tard, ils découvrirent des plantes gorgées d’eau qui leur

permettaient d’étancher leur soif de manière étonnante. Ils apprenaient à survivre dans un

Nouveau Monde, hostile et vicieux. Ils voyageaient dès le coucher du premier soleil pour se

préserver de la brûlure des deux astres qui dardaient des rayons meurtriers sur leur peau

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 786


pâle. Curieusement, comme la lune avant, un des soleils se couchait chaque fin de jour,

atténuant un peu la chaleur cuisante, mais la luminosité permanente perturbait tous les êtres

vivants. Pour se préserver de la chaleur, ils portaient des vêtements légers, souples et larges,

qui laissaient respirer le corps et enrubannaient leur tête de tissus légers. Au début, ce jour

constant les avait grandement déréglés, ils avaient du mal à trouver le sommeil, les journées

leur semblaient longues et sans fin. Pour les animaux, la transition fut plus difficile encore.

Leurs chevaux moururent en peu de temps, incapables de s’adapter à cette chaleur écrasante.

Un soleil venait de se coucher lorsqu’ils entamèrent leur excursion. Il leur avait

semblé apercevoir des reflets au loin et ils voulaient voir de plus près cet étrange

phénomène, mais ils se méfiaient, car ils avaient été plus d’une fois victimes d’hallucinations

dans ce désert sans fin. Alors que le deuxième soleil se levait, ils arrivèrent à proximité d’un

village qui semblait peuplé d’un groupe d’individus assez important. Précautionneux, ils

attendirent un peu avant de se montrer, ils n’avaient que très rarement connu des accueils

chaleureux ou amicaux. Le soleil était couché et la luminosité plus agréable lorsqu’ils se

décidèrent à se présenter.

Des animaux étaient parqués dans des enclos protégés par des toiles suspendues et

ils paraissaient en pleine forme. Cependant, ils avaient un aspect différent de ce qu’ils avaient

connu. Ils étaient trapus, avec une peau plus épaisse et un front proéminent. Plus loin, ils

aperçurent des gens qui s’activaient autour d’une énorme construction. Cela faisait

longtemps qu’ils n’avaient pas vu autant de gens vivants dans un seul endroit. Ils eurent un

moment d’hésitation avant d’aller plus avant, ne sachant comment ils seraient reçus.

Pourtant, ce village paraissait prospère et accueillant, ils décidèrent donc de tenter leur

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 787


chance et se dirigèrent vers l’entrée principale.

La nouvelle de leur arrivée avait déjà fait le tour du village, les visiteurs étaient

suffisamment rares pour ne pas passer inaperçus. Ulrich fut informé de leur venue bien avant

qu’ils n’osent entrer. Il alla donc à leur rencontre et faillit avoir un malaise tant la surprise le

saisit. Il venait de reconnaître le vieux Basile et les deux hommes qui l’accompagnaient ne

pouvaient être que… ses deux fils !

Dix ans étaient passés, dix longues années de doutes et de craintes, à se demander

s’ils étaient encore en vie. Et ils se trouvaient là, à quelques mètres de lui.

— Luca…

— Je sais, répondit son frère, je crois que nous avons retrouvé notre clan…

Sans plus attendre, ils se mirent à courir comme des dératés et tombèrent dans les

bras de leur père qui les reçut dans un hurlement de joie. Ils se tapèrent dans le dos,

s’embrassèrent sans en croire leurs yeux. Devant ce raffut, les gens commencèrent à sortir

dans la rue et plusieurs anciens du clan se joignirent à la liesse générale en reconnaissant les

trois hommes. Même Basile était fêté et serré dans les bras, à son grand désespoir.

Des femmes s’empressèrent d’aller avertir Lula qui, fidèle à son habitude, préparait

le repas pour un régiment. Les joues maculées de farine, elle pétrissait la pâte d’une main

vigoureuse, attentive aux bruits qui venaient de la rue. Que se passait-il ? Elle haussa les

épaules, quelqu’un viendrait bien lui raconter à un moment ou à un autre. D’ailleurs, elle vit

entrer Aline, une de ses amies, rouge et essoufflée.

— Tes fils…, fit-elle en bégayant d’émotion.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 788


— Quoi, mes fils ? demanda Lula qui se demandait quelles bêtises ils avaient encore

bien pu faire.

— Ils sont revenus !

— Revenus ? Que veux-tu dire ?

— Luca et…

Elle n’eut pas le temps de finir sa phrase que Lula sortit, laissant tout en plan. Elle

courut dans la rue, vit un groupe d’hommes et de femmes hurlant de joie et n’osa avancer.

Elle ne voulait ni ne pouvait y croire. Et si c’était une erreur ? Quelqu’un vit Lula un peu en

retrait et fit signe aux autres de se pousser pour la laisser passer. Le calme revint peu à peu,

tout le monde avait les yeux fixés sur cette petite femme qui hésitait à avancer davantage.

Ulrich lâcha ses fils et se tourna à son tour, il vit sa femme et son air perdu. Durant toutes ces

années, ils n’avaient jamais parlé de leurs fils et Ulrich se rendait compte à quel point la

séparation avait été difficile pour elle. Luca et Alec n’hésitèrent pas, ils se ruèrent sur leur

mère et la serrèrent longuement contre eux, embrassant le visage baigné de larmes.

— Une fête ! glapit Rack d’une voix tonitruante. Ça mérite une grosse fête !

— Oui ! s’enthousiasma un autre. On va fêter ça !

Chacun y mit du sien et bientôt, tout le village fut convié à une fête débutant dès les

deux soleils levés, dans la grande salle souterraine construite à cet effet. Chacun retourna à

ses travaux, laissant les fils et leurs parents se retrouver dans l’intimité.

— Reste avec nous Basile, proposa Ulrich. Vous avez tout un tas de choses à nous

raconter et nous aussi. Ici, nous avons innové et ton savoir-faire sera le bienvenu.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 789


— Volontiers, accepta le vieil homme.

La solitude ne lui disait rien qui vaille et il s’était fortement attaché aux jumeaux. Ils

entrèrent dans une grande maison de pierres, étonnamment basse. Curieusement, l’air y

était assez frais et une douce pénombre soulageait les yeux. Basile sut apprécier à sa juste

valeur la taille des murs. Ils étaient épais et la pierre était blanche. Ulrich, qui ne quittait pas

Basile des yeux, s’approcha de lui, il sentait que le vieil homme allait apporter beaucoup à la

communauté. Lula buvait ses fils des yeux, elle ne cessait de les toucher, de leur proposer à

boire, à manger, elle était sous le choc des retrouvailles. Puis, la porte d’entrée s’ouvrit à la

volée et trois têtes hirsutes apparurent sur le seuil.

— Où ? rugit la voix de Nathaniel. Où sont mes frères ?

Il fonça dans la cuisine, suivi de Lilan et d’Iruan. Les retrouvailles furent bruyantes et

longues. Les cinq frères n’arrêtaient pas de se congratuler et les questions fusaient de toute

part. De son côté, Basile observait la maison. Il était curieux de comprendre à quel point son

clan avait évolué, il s’était adapté à une vitesse étonnante. Des hélices tournaient au plafond,

brassant un air assez frais.

— Ça marche avec l’énergie du soleil, expliqua Ulrich en voyant l’air perplexe de

Basile.

— Oui, j’ai lu ça dans un livre. On peut emmagasiner l’énergie du soleil, mais comment

avez-vous fait ?

— Ah ça ! Il faudra que tu en parles avec Lilan, c’est lui l’inventeur de tout ce qui

fonctionne avec l’énergie. Il bricole des trucs toute la journée, parfois ça marche, d’autres fois

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 790


non. Vous devriez vous entendre comme larrons en foire.

— Lilan ? Ah oui, il doit avoir vingt-et-un ans, il me semble. Oui, j’aimerais bien lui

parler et j’ai avec moi deux ou trois choses que j’ai récupérées çà et là qui pourraient

l’intéresser.

Basile passa le reste de la journée à étudier le village. En dix ans, la population avait

doublé, peut-être même triplé, les maisons étaient toutes plus ou moins bâties sur le même

modèle, longues et basses et en pierres blanches, les chambres construites en sous-sol, là où

tout était frais et presque agréable. Les réserves de nourriture étaient enfouies

profondément dans le sol, dans des caves immenses ou des silos parfaitement hermétiques.

Basile était impressionné par l’inventivité de son peuple. Ils avaient survécu et mieux, ils

s’étaient parfaitement adaptés.

Il s’aventura hors du village en direction de la grosse construction qu’il avait vue en

arrivant. De près, elle était encore plus impressionnante. Des gens le saluèrent au passage et

il reconnut quelques-uns de ses amis. Il fut ravi de retrouver Uly, qui s’offrit de lui expliquer

à quoi servait cette bâtisse.

— C’est une serre, c’est là qu’on fait pousser les légumes et les céréales. Elle s’étend

sur des kilomètres et des kilomètres. Cela nous a pris plus de trois ans pour la terminer et

nous n’étions pas certains que ça fonctionnerait. Tu vas voir, c’est tout bonnement

incroyable.

— Qui a eu cette idée ?

— Oh, la jeune fille que tu vois là. Elle s’appelle Ilya, elle en a dans la tête, la petite.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 791


— Bonjour ! fit la jeune fille en souriant. Uly vous fait visiter ?

— Je lui disais que tu étais responsable de ça, expliqua Uly.

— Oui, j’ai suivi les conseils de ma grand-mère qui aimait faire pousser des légumes

dans sa tente. Elle les mettait sous cloche comme elle disait, alors j’ai eu l’idée de faire de

même. Ici, vous êtes dans l’antre de la mise en pot. Nous faisons venir de la terre sèche et

nous la mélangeons à un composé plus humide que nous fabriquons à base d’eau, de purin

et d’herbes. Ensuite, on place tout ça dans des pots de terre et hop, sous la serre pour germer

et pousser.

— Comment protégez-vous tout cela du soleil ?

— Les tisseuses ont fabriqué un voile de lin qui filtre les rayons un peu trop violents,

mais qui laisse passer suffisamment de lumière pour les plantes. Et pendant les deux soleils,

on couvre le tout d’un voile opaque. Venez, vous allez voir.

Ils entrèrent enfin dans la serre où des milliers d’énormes pots de terre posés à même

le sol sableux s’étalaient sur des dizaines de kilomètres d’allées. Basile pouvait voir des

tomates, des carottes, des pommes de terre et même de la salade. Des arbres fruitiers

poussaient également, tout ceci était incroyable. Plus loin, il reconnut des épis de maïs, de

l’orge et même des tournesols. Ici, un travail gigantesque avait été mis en place.

— Et l’eau ? Cela doit poser un problème, non ?

— Oui et non, répondit Uly. Il pleut pendant trois bonnes semaines, deux fois par an.

Et quand ça tombe, ça tombe, alors pour ne pas perdre toute cette eau, on a installé des bacs

de réception un peu partout.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 792


— Et ici ? Tout doit être trempé !

— En fait, nous avons trouvé un revêtement spécial que nous ajoutons sur une toile

prévue à cet effet et grâce à cela, l’eau coule et ne traverse pas la toile, expliqua Uly.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Une pâte que nous avons fabriquée avec la sève d’un caoutchouc, tu sais l’arbre aux

larges feuilles.

— Mais comment avez-vous trouvé tout cela ?

— En essayant un peu tout, cela nous a fallu du temps, mais nous avons fini par

trouver et ça marche. Et puis, Ulrich nous a dégoté un livre étonnant, c’est une source

incroyable de savoir sur tout ce qui concerne la vie dans le désert. Je ne savais même pas

qu’un tel ouvrage existait. Peut-être que son ami Kahlil lui avait offert. On s’en fiche, hein !

— Et l’eau ? Elle ne s’abîme pas ? demanda Basile.

— La première année, elle a servi seulement aux plantes, car elle était impropre à la

consommation, mais nous nous sommes rendu compte que les cuves de pierre lisse la

conservaient beaucoup mieux. Alors, les tailleurs de pierre se sont chargés de trouver cette

pierre et heureusement pour nous, une carrière existe un peu plus loin. Nos chimistes ont

trouvé une plante qui purifie l’eau, ça lui donne un drôle de goût, mais elle ne rend pas

malade, c’est l’essentiel.

— C’est avec cette pierre que vous construisez vos maisons, non ?

— Oui, c’est la même en effet, elle est dure et froide, difficile à travailler, mais nos

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 793


tailleurs ont trouvé une technique.

Basile n’en croyait pas ses oreilles, toutes ces avancées ! Son clan avait fait des

découvertes énormes, ils avaient eu beaucoup de chance. La vie ici paraissait simple et facile,

mais elle l’était grâce à un travail et une recherche acharnés. Il allait devoir se pencher sur

ces nouveaux matériaux. D'où venait cette pierre blanche ? Avait-elle toujours existé ? Ou

était-ce lié à la scission ? Beaucoup de choses avaient changé, ils étaient peu de survivants de

par le monde, mais il restait l’espoir. Oui, un espoir insensé, mais réel.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 794


Le peuple du Dôme

Ronce observait avec un grand intérêt la pierre de lune qui luisait doucement. Il

pensait qu’elle cesserait de briller ou de fonctionner une fois que la Scission aurait eu lieu,

mais elle était toujours là, active et dégageant une énergie incroyable et ce, depuis plus de

dix ans maintenant. Il pouvait sentir ses vibrations, même loin d’elle. Le dôme scintillait et

en se concentrant suffisamment, on pouvait observer un voile protecteur qui s’étalait sur

plusieurs kilomètres. Ici, ils bénéficiaient d’un microclimat et d’une luminosité incroyable.

Le Dôme était une sorte de planète à lui tout seul. Et ce qui était étonnant, c’est qu’une fois

en dehors, Nieblaï montrait son véritable visage.

Curieusement, une partie du peuple avait migré vers le monastère et son village. Pour

certains, le Dôme était oppressant, pas naturel. Ils préféraient vivre à la dure, mais à l’air

libre plutôt qu’ici. Ronce, lui, aimait cet endroit et il était heureux que Luc soit du même avis

que lui. Le jeune homme passionné par la science passait son temps à chercher à améliorer

les conditions de vie de chacun. Néanmoins, il sentait que peu à peu, deux peuples se

constituaient : celui du Dôme et celui du monastère, qui se faisait appeler l’Astral Blanc. Leur

entente était cordiale, le roi Gaëtan, frère du prince Luc, venait souvent les voir et

inversement, mais Ronce pressentait que cela n’allait pas durer. Leurs vies étaient trop

différentes.

Depuis quelque temps, il avait remarqué des modifications chez lui. Rien de bien

flagrant pour le moment, mais tout de même significatif. Depuis quelques mois, il n’avait plus

besoin de lunettes, il se sentait plus vif, plus en forme et dans ses cheveux autrefois blancs

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 795


neigeux, il trouvait des mèches noires. S’il ne pensait pas devenir fou, il avait l’impression de

rajeunir. Et ce phénomène, il pouvait le voir aussi chez ceux qui étaient restés sous le Dôme.

La pierre de lune avait un effet sur eux, c’était évident, mais jusqu’à quel point ?

— Jusqu’à ce que votre corps puisse le supporter, fit une voix dans son dos.

Ronce se retourna brusquement. Un homme grand et fin se tenait à ses côtés et il était

bien incapable de dire comment il était arrivé là. Il s’en offusqua un peu, mais l’attitude de

l’homme incitait à la prudence. Il ne sentait pas d’agressivité de sa part, non, plutôt une

attente, comme si l’homme espérait quelque chose de lui.

— Oui, c’est vrai, votre Dôme est fascinant et cette pierre qui le fait fonctionner, je la

connais, alors je me demande pourquoi vous ? Qu’avez-vous que les autres n’ont pas ?

— Euh… je ne sais pas, balbutia Ronce, mais… qui êtes-vous ?

— Oh, c’est sans importance, mais vous pouvez m’appeler Sorial. Je suis là pour vous

faire une proposition. Je sais que vous mutez. Pour être plus clair, ajouta-t-il en voyant l’air

affolé de Ronce, la pierre a une influence sur votre organisme, rien de grave je vous rassure,

mais qui a des conséquences, comme vous l’avez remarqué. J’aimerais vous faire un petit

cadeau, disons que je m’intéresse à vous et que votre évolution me passionne.

— Je ne comprends pas…

— Cela fait plus de dix ans que je vous observe et j’ai remarqué moi aussi des

changements chez vous. Ils sont liés à la pierre de lune, à mesure que vous bénéficiez de sa

protection, elle vous influence et modifie certaines choses. Elle prend soin de vous en

quelque sorte.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 796


Ronce s’étonnait à peine de voir que cet homme étrange en savait plus que lui sur la

pierre et si ces commentaires paraissaient curieux, ils étaient vrais. Comme il ne se sentait

pas en danger, il prit la décision de profiter de ce moment.

— Pourquoi pas plus tôt ? Cela fait plus de dix ans que je vis ici et je n’ai observé les

premiers changements que depuis quelques mois.

— Disons que la pierre vibre d’une certaine manière et qu’il lui a fallu beaucoup

d’énergie pour s’ajuster à Nieblaï. Qui plus est, vous êtes nombreux et faire en sorte que vos

énergies s’accordent demande du temps. N’avez-vous pas remarqué qu’une étrange

harmonie règne au sein de votre communauté ? Parfois, vous arrivez à savoir ce que l’autre

pense sans parler, non ?

Ronce hocha la tête en signe d’assentiment. Tout ce que disait l’homme semblait juste

et vrai. Ici, les colères étaient inexistantes, le calme et la cordialité régnaient.

— Vous allez vivre longtemps, très longtemps, ajouta Sorial, et vous allez développer

d’autres particularités que je vous laisserai découvrir.

Puis il demanda à brûle-pourpoint :

— Connaissez-vous les anges ?

— Non, je n’en ai jamais entendu parler. Qu’est-ce ?

— Des êtres ailés, magnifiques, ils volent avec grâce et sont parfaits.

Puis, Sorial resta silencieux un long moment, ce qui mit Ronce un peu mal à l’aise. Il

se dandinait sur place, ne sachant que faire. Heureusement, l’inconnu reprit la parole.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 797


— Vous allez devenir des anges, je vous ai transmis cette particularité dans vos gênes.

Il regardait Ronce bien en face, ses yeux gris perçants lui fouillaient l’âme. Ronce était

perdu, il ne comprenait pas ce que voulait dire Sorial. Ils allaient devenir des anges ? Avec

des ailes ? Il secoua la tête, il devait se tromper, ne pas comprendre ce que l’homme voulait

dire.

— Non, Ronce, vous allez vraiment devenir des anges. La pierre de lune va amorcer le

changement et moi, je vais faire le reste.

— Mais qui êtes-vous ? s’inquiéta Ronce.

Il commençait à se poser des questions sur la santé mentale de l’homme.

— Je suis un Éveillé, chargé de veiller sur vous et de vous aider le cas échéant.

Sorial se garda bien de lui révéler que son but était de mener une expérience qui lui

tenait à cœur. Il vouait une passion débordante aux anges et à leur beauté. Il voulait créer

ces créatures et le Dôme avec son énergie lui en donnait l’occasion. Il ne voulait pas affoler

Ronce qui n’était pas prêt à accepter un tel changement. Il ne savait pas comment ils allaient

évoluer, mais tout était en marche, il venait d’amorcer la première modification. Seul le

temps dirait s’il avait eu raison ou non.

— Ah, eh bien, bon, et… que puis-je faire pour vous ?

Sorial rit doucement. Il aimait bien ce Ronce, un homme intelligent et vif que plus

grand-chose n’étonnait. Pourtant, il savait que l’homme doutait, mais il avait la politesse de

ne pas le montrer.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 798


— Vous rien, mais moi si. Je vais veiller sur vous et les vôtres et à chaque fois que vous

aurez besoin de moi, je serai là.

Ronce pensa à part lui qu’ils se débrouillaient bien tout seuls depuis près de dix ans.

Le Dôme les protégeait et leur permettait une vie tranquille.

Sorial pouvait lire les pensées de l’homme et il devait reconnaître que son jugement

n’était pas faux. Décidément, cet homme lui plaisait. Mais ce qu’il ne savait pas, c’est que les

Éveillés avaient semé çà et là des matériaux, livres ou informations qui leur avaient permis

de survivre et de s’adapter au Nouveau Monde. Ça, il devait le garder pour lui, il n’était pas

censé entrer en contact avec les autochtones. Mais il ne pouvait s’empêcher de les côtoyer,

de les connaître et d’apprendre d’eux.

Il n’y a pas si longtemps, il était comme eux, simple humain qui aimait la vie qu’il

menait. Il avait femme et enfants et du jour au lendemain, tout lui avait été enlevé. Alors oui,

il recherchait encore le contact des gens normaux pour se rappeler qui il avait été, la vie qu’il

avait eue et à quel point il était heureux alors. Oh, il ne pouvait pas dire qu’il était malheureux

maintenant, il avait des amis auxquels il tenait, mais quelque chose en lui s’était brisé et il

avait du mal à se reconstruire.

Alors était venue cette idée d’ange, cela l’avait obsédé, comme si le fait de créer cette

belle créature pouvait l’aider à faire le deuil de son passé. C’était étrange et irraisonné, mais

il ne pouvait s’empêcher de le croire. Aujourd’hui, cette chance lui était donnée et il n’allait

pas la laisser passer.

— Je vois que vous ne me croyez pas, mais ce n’est pas grave. Je suis là et un jour,

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 799


lorsque vous serez prêt, vous ferez appel à moi. Je reviendrai bientôt et c’est à vous Ronce

que je rendrai visite.

Sur ces paroles, il le salua et s’évapora comme il était venu, en silence et

soudainement. Ronce émit un hoquet de surprise, puis fataliste, se dit qu’il avait sans doute

vécu un rêve éveillé. Il se tapota les joues pour se réveiller tout à fait et oublia ce qu’il venait

de vivre.

Ce n’est que beaucoup plus tard qu’il se remémora cette scène, lorsque le premier

nourrisson avec des moignons d’ailes dans le dos naquit. L’enfant mourut au bout d’une

semaine et ce fut le cas de tous les suivants avant que Sorial ne revienne les voir et corrige le

défaut. Le premier homme ailé en bonne santé qui passa le cap de l’adolescence fut suivi de

beaucoup d’autres et au fil des ans, les hommes sans ailes disparurent. Cela prit des

décennies, mais peu à peu, le peuple ailé grandit et devint majoritaire.

Ronce et les habitants du Dôme vécurent longtemps, plus qu’un homme normal, mais

la pierre de lune, sentant la lassitude des humains, leur permit de partir quand ils en

ressentirent le besoin.

Sorial resta en contact avec sa créature avant de disparaître de leur vie, sans se

retourner. Il était passé à autre chose et les hommes ailés ne l’intéressaient plus.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 800



Youri et Soraya vingt ans plus tard

Mérisian était revenu plusieurs fois dans l’auberge où vivaient Soraya et Youri. Il

s’était attaché à ce couple et aimait les savoir en sécurité. Une fois, il avait senti la présence

de Mehielle, mais fidèle à elle-même, la magicienne ne s’était pas montrée. Tel un feu follet,

elle allait de monde en monde, apportant une aide discrète à ceux qu’elle jugeait dignes de la

recevoir. Ce jour-là, Mérisian fut étonné de ne pas voir le couple dans l’auberge. Un peu

inquiet, il fut rassuré de les localiser ailleurs.

Youri était satisfait, il avait accueilli un nombre incalculable de personnes à l’auberge

et finalement, ils avaient dû construire autour des petites maisons de bois pour héberger les

nouveaux arrivants. À mesure que le temps passait, une nouvelle vie avait émergé du chaos.

Un village s’était édifié autour de l’auberge et la vie avait repris son cours. Les maisons

construites basses et proches les unes des autres étaient isolées du froid grâce à un nouveau

procédé trouvé dans les livres de Youri. Il ignorait qu’il possédait une telle bibliothèque, riche

de nombreux conseils très utiles. Curieusement, Nieblaï, leur Nouveau Monde de neige et de

glace, recelait des trésors enfouis qu’il fallait prendre le temps de chercher. La Scission avait

apporté un nombre incroyable d’arbres déracinés, très utiles pour la construction des

maisons et ils avaient découvert de nouveaux matériaux très durs qui conservaient la

chaleur.

Les animaux eux-mêmes s’étaient adaptés et avaient évolué. Les moutons

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 801


possédaient une laine dense et épaisse, très utile pour fabriquer les vêtements, de même que

les chèvres qui avaient muté pour devenir incroyablement résistantes au froid. Même les

chevaux étaient plus trapus, avec une peau plus épaisse et des jambes robustes.

Le changement radical avait aussi touché les hommes. Youri repensait avec nostalgie

à son ventre rebondi qui avait disparu depuis un bon moment. Il était presque maigre et

Soraya, qui était assez ronde avant, était devenue toute fine. Le peuple avait eu faim et froid

et il avait développé des caractéristiques bien particulières pour résister aux extrêmes. Le

plus dur fut les deux lunes permanentes, et si cela avait été difficile pour les humains, pour

les animaux ce fut mortifère. Beaucoup moururent et les rares survivants mirent beaucoup

de temps à donner la vie. Mais celle-ci s’accrocha et reprit le dessus.

Soraya s’approcha de Youri et lui tapota doucement le bras, elle savait qu’il avait la

nostalgie de l’Ancien Temps, il n’aimait pas ce froid permanent et l’absence de soleil. Mais

c’était un battant, il fonçait quel que soit le problème et son caractère endurant et jovial en

avait sauvé plus d’un.

— Un jeune homme demande son père, apparemment il aurait trouvé une pierre

étrange.

Youri retrouva instantanément le sourire. Il avait découvert le nourrisson dans une

maison isolée presque détruite. Miraculeusement sauf, Youri se demandait comment c’était

possible. Il avait pris le bébé vagissant dans ses bras, faisant au mieux pour le protéger de

froid et était parti à la recherche de ses parents. Mais après de longues prospections, il ne les

avait pas trouvés et avait fait du bébé son fils.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 802


Ce jour-là, Mehielle veillait, elle avait pris le bébé prisonnier des bras de sa mère

morte, avant que la tempête ne l’emporte. Il aurait dû mourir, mais elle n’avait pu se résoudre

à le laisser. Elle l’avait donc protégé et s’en était occupé jusqu’à ce qu’elle juge le moment

opportun pour le mettre sur la route d’autrui. C’est tout naturellement qu’elle s’était dirigée

vers l’auberge de Youri, lui insufflant l’idée d’une petite balade dans les environs pour se

rendre compte des dégâts de la Scission. Deux jours étaient passés depuis qu’Elwhinaï s’était

divisée en trois mondes parallèles. Elle avait bien senti l’incrédulité de celui qui avait été son

père quand il avait trouvé le bébé, mais elle avait aussi ressenti sa joie. Et elle savait que

Youri et Soraya seraient des parents bienveillants et aimants.

— J’y vais ! s’enthousiasma Youri. Il est dehors près du lac éternel ?

— Comme toujours, confirma Soraya. Il trouve toujours des choses étranges en ces

lieux.

Elle vit Youri s’épanouir et se frotter les mains. Ils avaient vendu l’auberge à un couple

de jeunes ravis de posséder une affaire qui marchait si bien. Depuis, Youri avait un peu de

mal à se motiver. Il vieillissait et se sentait inutile, alors un peu d’action serait vraiment

bienvenue. Heureusement, il était en bonne santé et sa perte de poids lui avait fait beaucoup

de bien, sans compter l’arrivée de Gabriel, ce bébé miracle tombé du ciel.

À ce jour, le bébé en question avait vingt ans, c’était un beau jeune homme intelligent

et vif qui passait son temps à faire des expériences et découvertes. Il venait de dénicher une

pierre intéressante qui chauffait très vite et surtout, qui gardait la chaleur très longtemps, ce

qui signifiait qu’ils allaient pouvoir construire des maisons en pierre qui garderaient la

chaleur au lieu d’en perdre.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 803


Il vit arriver son père avec bonheur, il aimait partager ses recherches avec lui, il savait

qu’il serait écouté et entendu. Il était accroupi près d’un feu de camp alimenté par une pierre

étrange, rouge sombre, qui ne dégageait aucune fumée et ne faisait pas de flamme. Pourtant,

la chaleur qui s’en dégageait était agréable. Youri vint près de son fils, intrigué. Quelle était

cette chose étrange ?

— Où as-tu trouvé cela ?

— Là-bas montra-t-il en pointant un monticule sombre un peu plus loin. Il s’agit d’un

amas de roches constitué de pierres de ce genre. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai eu envie

de voir comment elle réagissait au feu et surprise ! Regarde, cela fait plus d’une heure que

j’essaie de la faire brûler, mais elle ne change pas et surtout, elle s’autoalimente, enfin je crois.

— Ça, c’est intéressant ! s’enthousiasma Youri. Si ce que je crois se confirme, tu viens

de trouver une pierre miracle qui va nous être très utile. Imagine, des constructions en pierre

au lieu du bois et qui garderaient la chaleur. Sans parler de combustibles pour alimenter les

cheminées. Oh, je crois que tu as trouvé un trésor, mon fils !

Effectivement, la pierre se révéla incroyable, d’autant qu’il existait une carrière

gigantesque que Gabriel s’empressa d’acheter et de développer. Ce fut le premier pas des

constructions Haïs, qui plus tard, permettraient à la famille de faire partie des familles riches

et nobles de Nieblaï.

Satisfait, Mérisian les avait quittés, ils avaient mis du temps à trouver la carrière, mais

finalement, le moment était arrivé. Il se passa un très long moment avant qu’il ne revienne

dans cette partie de Nieblaï.

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 804


Les mages

Pendant plus d’un siècle, les mages firent des allers-retours sur les mondes, veillant

au bien-être de leurs habitants, surveillant les moindres mouvements suspects liés à

Elwhinaï. De temps à autre, ils jetaient un œil sur Féniel. Si le mage noir s’était montré discret

pendant un temps, il se fit plus présent dans la vie des hommes une fois qu’il eut mis la main

sur un homme de sang noble, le prince Erald. Encore jeune et naïf, il fut séduit pas Féniel et

si dans les premiers temps il fit de grandes choses, en réalité Féniel tissait sa toile autour du

prince et jouait un jeu dont lui seul connaissait les règles.

Sous l’impulsion du prince Erald, Zantha prit forme. Il fit construire des routes, des

habitations salubres, des infrastructures pour améliorer la vie des Nieblaïens. Le village se

transforma en ville et la ville en cité, énorme et commerçante. Avec l’aide de Féniel, il

construisit un château et se fit nommer roi de Zantha et Féniel fut son Premier ministre. Ainsi

établi, Féniel installait ses pièces. Son jeu d’échecs avec les mages blancs pouvait commencer.

À son arrivée dans le petit village, seules quelques âmes avaient survécu. Féniel,

accompagné d’Ariale, avait veillé à ce qu’ils restent en vie. Il lui fallait un peuple pour

régenter et les laisser mourir n’était donc pas la solution. Il aida les hommes et femmes à

renforcer leurs défenses contre le froid, améliora leurs conditions de vie et aida à accélérer

le nombre de naissances. Il fut tenté un temps de procéder lui-même à la création de

nouveau-nés, mais ces petits hommes braillards lui donnaient des migraines. Il abandonna

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 805


donc l’idée au profit de naissances multiples. Le petit bourg devint un village, puis la venue

du prince Erald lui permit d’avancer dans son projet.

Pendant un temps, Ariale se montra conciliante, elle fit quelques expériences sur les

humains, améliora ses capacités magiques et Féniel lui octroya quelques dons

supplémentaires. Mais elle voulait plus, elle se voulait l’égale de Féniel et s’opposait à lui

fréquemment. Agacé, il lui fit croire qu’elle aurait ce qu’elle voulait à condition qu’elle se

soumette complètement à lui. Pour partager sa magie, elle devait s’ouvrir complètement et

lui permettre de pénétrer dans sa tête.

Alors Ariale abaissa toutes ses défenses, croyant à la bonne volonté du mage. Ainsi

vulnérable, il lui déroba sa mémoire, lui vola ses souvenirs de mage et pire, se les appropria.

Ensuite, il lui fit croire qu’elle était son apprentie humaine, qu’elle lui devait la vie et que si

elle ne voulait pas mourir, elle devait lui obéir. Effrayée et perdue, Ariale fit tout ce qu’il

demandait sans rechigner. Très content de lui, il la renomma Linora et lui fit faire les basses

besognes.

Le prince Erald épousa une jeune femme que son ministre lui conseilla, elle mit au

monde quatre enfants. Féniel se chargea de l’éducation des petits princes, mais

malheureusement, deux d’entre eux moururent. Le prince se doutait que des expériences de

magie noire avaient lieu au château et que Féniel en était l’instigateur. Ainsi, pendant

quelques années, les morts suspectes se succédèrent, tout comme les disparitions

inquiétantes et des rumeurs sur des agissements immoraux parvinrent aux oreilles de

Mérisian.

Ulcéré, Mérisian se décida à se confronter à Féniel, il voulait lui interdire d’utiliser la

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 806


magie noire. Les mages devaient protéger les hommes, ils ne pouvaient pas laisser Féniel

agir ainsi à sa guise. Inquiet, Sorial proposa à son neveu de l’accompagner, mais il refusa. Il

ne voulait pas se montrer belliqueux ou agressif, il voulait faire entendre raison au mage noir.

Cassandre proposa de créer un lien mental indestructible entre tous les magiciens, ainsi ils

sauraient si l’un d’entre eux était en danger et s’il avait besoin d’aide.

Ce lien leur permettrait de toujours être ensemble, même éloignés. Un lien plus fort

que tout. Sorial créa un sortilège puissant qui les unit à jamais. Rassurés sur le sort de leur

ami, ils le laissèrent partir voir Féniel.

S’il fut étonné de voir Mérisian apparaître devant lui, Féniel n’en montra rien. Il

souhaitait cette rencontre depuis le premier jour. Il savait que de tous les mages, c’était celui

qu’il avait face à lui le plus puissant, car il possédait toutes les magies. Ce qui le surprit fut le

jeune âge du mage. Une vingtaine d’années et une innocence qu’on pouvait encore voir dans

ses yeux. Il le jugea beau et cela le dérangea. Il voulait leur trouver tous les défauts possibles.

Il tenta de sonder Mérisian, mais se heurta à un mur.

— Enfin face à face, murmura Féniel. Que me vaut l’honneur ? ajouta-t-il

ironiquement.

— Vous le savez très bien, répondit Mérisian d’une voix douce. Vous ne pouvez agir

comme vous le faites, cela va à l’encontre de nos principes.

— Les vôtres, pas les miens, contra Féniel.

— Alors je dois vous empêcher d’agir, répondit Mérisian.

— Ah, et comment ? Je suppose que la violence est exclue ?

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— Si je dois vous contraindre, je le ferai.

— Bien, fit Féniel, un sourire satisfait sur les lèvres.

Il se leva d’un bond et propulsa une boule incandescente sur Mérisian qui ne prit

même pas la peine de l’éviter. La boule de feu disparut avant même de le toucher. Féniel testa

d’autres sorts, mais tous ratèrent leur cible. Puis, il sentit une douleur fulgurante dans sa

tête, alors que son adversaire n’avait pas prononcé un mot. Il se souvint que ces mages-là

n’avaient pas besoin de sorts, d’artefacts ou autres pour pratiquer. La magie était en eux,

était eux.

Cette idée décupla sa rage, il prit le bras de Mérisian et l’emporta au pied des

montagnes éternelles. Il voulait tuer ce mage, pas détruire sa cité. Il ouvrit la terre en deux

sous les pieds de Mérisian, espérant que le mage tombe dans le cratère, mais il se contenta

de léviter en souriant. Féniel commençait à ressentir de la peur, chose qu’il n’éprouvait

jamais. Il se mit réfléchir à toute vitesse, il fallait qu’il découvre la faiblesse de ce mage. Mais

une secousse le fit tomber, une autre le cloua au sol. Il ne pouvait plus bouger. Au-dessus de

lui se tenait le visage peiné de son rival.

— Tu ne peux me vaincre et je ne te veux aucun mal. Je souhaite seulement que tu

cesses tes agissements auprès des hommes.

— Je n’obéis à aucun d’entre vous ! réussit à dire Féniel.

Il sentait ses côtes se briser, ses poumons privés d’air lui faisaient mal et sa tête le

faisait souffrir horriblement. Il lutta encore un moment avant de sombrer dans le néant.

Lorsqu’il revint à lui, Mérisian était assis à ses côtés.

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— Je peux te soigner, proposa le jeune mage. Je n’aime pas voir souffrir les autres.

— Plutôt mourir ! rugit Féniel.

Le mage noir percevait la détresse de Mérisian, il sentait que ce qu’il était en train de

faire le peinait. L’altruisme, c’est la compassion qui était la faiblesse de ce mage. Alors une

idée germa dans l’esprit de Féniel, il savait comment combattre le magicien. Il utilisa ses

dernières forces pour lancer le sort le plus puissant qu’il connaisse et faillit se consumer de

douleur. Il lutta de toutes ses forces contre le voile noir qui obscurcissait son esprit et

attendit que Mérisian agisse.

Inquiet, Mérisian contemplait l’homme qui gisait à ses côtés. Sa respiration était

faible, il pouvait sentir la vie s’écouler de son corps. Il ignorait si Féniel était immortel comme

eux et il ne souhaitait pas sa mort. Il avança une main prudente sur le torse du mage, son

cœur battait, mais très faiblement et sa respiration était laborieuse. Persuadé que Féniel

n’était plus en état de combattre, Mérisian ouvrit son esprit pour sonder l’état du mage noir.

Féniel, qui n’attendait que cela, fonça comme un tsunami dans l’esprit de Mérisian. Il battit

en brèche toutes les défenses du mage, trop surpris par cette intrusion pour songer à

l’évacuer.

Sorial fut le premier à ressentir la détresse de Mérisian, puis tous les autres à leur

tour se joignirent à lui pour lui apporter leur soutien. Mais Féniel, conscient qu’il bénéficiait

de très peu de temps, força les protections du mage à toute allure et une fois à l’intérieur,

psalmodia son sort de destruction et en profita pour modifier quelques souvenirs. Cela avait

fonctionné sur Ariale, il n’y avait pas de raison que cela ne marche pas sur lui.

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Il se retira tout aussi vite qu’il était entré et attendit. Son corps avait souffert, il avait

besoin de temps pour se régénérer et si son sort n’avait pas fonctionné, il était perdu de toute

façon.

Les yeux fermés, il attendait le coup fatal, mais rien ne venait. Il ouvrit prudemment

les yeux, il était seul. Mérisian avait disparu. Il poussa un soupir de soulagement. Il avait

réussi quelque chose, mais quoi ? Il n’en savait trop rien, mais au moins le mage n’était plus

là. Il se promit d’être plus prudent à l’avenir, car il n’aurait plus jamais l’occasion de

surprendre les mages. Il lui fallait agir dans l’ombre dorénavant.

Il se transporta au château en gémissant, mais content de lui. Il était en vie et avait

vaincu un mage. Que demander de plus ?

Mérisian était revenu à Mirage un peu sonné. Il n’était pas certain de savoir ce qu’il

s’était passé. Il se sentait groggy et mal à l’aise. À ses côtés, ses amis le regardaient,

consternés. Qu’avaient-ils fait ? Comment avaient-ils pu manipuler à ce point la vie des

hommes ? Ils voyaient désormais avec horreur ce que leurs actes avaient engendré. Eux, qui

devaient les protéger, s’étaient fourvoyés.

Inconscients d’avoir subi un sort collectif en raison du lien qui les unissait, ils

s’accusaient de méfaits causés par Féniel. Le mage noir avait réussi en partie à modifier leurs

souvenirs et à tronquer leur réalité. Ils n’avaient pas perdu toute leur mémoire, car le lien les

avait protégés, mais à des degrés différents, ils avaient changé. Personne ne pouvait savoir à

quel point les mages avaient été touchés par le sort de Féniel et de quelle façon.

Ils s’isolèrent, espérant que le temps réparerait leurs erreurs. Confinés dans leur

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 810


monde onirique, ils oublièrent qui ils étaient et se séparèrent des hommes durant de très

longues décennies.

Ainsi, Féniel eut tout le champ libre d’agir à sa guise.

Au loin, Mehielle avait senti l’onde de choc provoquée par le duel entre Mérisian et

Féniel. Inquiète pour le mage, elle s’était approchée pour venir à son secours lorsqu’elle se

sentit happée par une énergie nocive. Elle ferma instinctivement son esprit, mais une infime

parcelle de ce qu’était Féniel s’insinua en elle, provoquant des ramifications malsaines dans

son esprit pur. Affolée, Mehielle se replia sur elle-même et se réfugia dans un endroit isolé.

Livrée à elle-même, elle scella sa conscience et plongea dans le sommeil. Raggart ne put rien

faire pour secourir son amie. Alors, privé de son socle sur ce monde, il s’évapora et s’infiltra

dans la conscience en sommeil de Mehielle. Il s’endormit à son tour, laissant une toute petite

partie de son esprit attentif au moindre signe de vie de son double.

Farielle observait Kaori assis sur son derrière, le loup était attentif à ce qui se passait

autour de lui. Il apprenait depuis quelques jours à se métamorphoser et ce n’était pas chose

aisée pour lui. Il hésitait entre l’homme et l’animal et Farielle pouvait sentir le doute

imprégner son esprit. Kaori était un loup et aimait l’être. Devenir autre chose lui coûtait

beaucoup, mais il tenait à plaire à Farielle alors il se pliait à sa volonté. La jeune femme

pouvait remarquer la lutte qui faisait rage dans l’esprit du loup. Sauvage et fier, il répugnait

à devenir ce qu’il nommait « de la viande avariée ». Elle eut un sourire attendri, elle avait

appris à aimer farouchement ce bel animal étrange et fascinant. Ils communiquaient sans

paroles et leur complicité devenait chaque jour plus forte, plus puissante. Farielle et Kaori

étaient devenus tout l’un pour l’autre.

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Le loup se mit soudain à gronder, tous ses sens en alerte. Inquiète, Farielle sonda les

alentours sans trouver le moindre danger. Kaori s’approcha d’elle et enfouit son museau

humide dans son giron. Elle prit la tête du loup entre ses mains et plongea ses yeux dans les

prunelles grises de son compagnon. Le sort de Féniel eut un impact étrange sur eux deux.

Absorbés l’un par l’autre, ils fusionnèrent et se retrouvèrent prisonniers dans le Livre des

annales. Plongés dans un monde onirique, ils se résignèrent à s’imprégner et à faire leurs les

déboires des mondes, mais sans jamais pouvoir intervenir.

Jusqu’au jour où un mage, plus curieux que les autres, les libéra.

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Elwhyn Saint Jones

Les Chroniques du Façonneur de Mondes

I – Les Éveillés

Que savez-vous de la magie ? Je parle de celle qui transcende, dépasse, permet tout ? Rien ! Pour-
tant aujourd’hui, je peux en témoigner : « nous l’avons tous en nous ». Ceci est une affirmation et
ce n’est pas Ivoisan qui me corrigera, lui qui a tant donné pour venir jusqu’à nous, jusqu’à sacri-
fier son propre avenir. Nous sommes désormais accomplis et il n’appartient qu’à vous de nous
suivre et d’apprendre. Êtes-vous prêts à vous engager sur ce long chemin ? Sentez-vous en vous
le courage d’affronter mille dangers ? Désirez-vous être transformé ? Aspirez-vous à une plus
grande destinée ? Oh oui, je perçois tout cela en vous, puisque vous demeurez là, à mes côtés.
Alors, qu’il en soit ainsi, partons en voyage, je vous initierai et vous connaîtrez enfin l’histoire des
Éveillés, ceux en qui a jailli la magie avant qu’ils nous offrent l’Évolution. Venez, allons-y, c’est
ici que votre aventure commence…

Le Façonneur

Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 813

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