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CHRONIQUES DU
FAÇONNEUR DE MONDES
LIVRE I : LES ÉVEILLÉS
RAFIEL
Le jour où il naquit, Rafiel donna vie à la magie. Chose étrange, cela se passa sans bruit,
seule une énergie pure et puissante traversa l’univers pour restructurer la toile du Destin.
Intrigué, je remontai le flux qui irradiait l’espace entier et qui, à mon grand
sentiment de bien-être inégalé me transporte. L’équilibre entre terre, mer et océan est
parfait et j’avoue être assez content de mon travail. Je ne me lasse jamais de regarder les
vertes prairies, les montagnes immaculées ou encore les forêts immenses, qui recèlent
Cependant, ce jour-là, je n’étais pas là pour le plaisir des sens, quelque chose de capital
recherche et arrivai dans une somptueuse vallée au doux nom de Clos-Perdu. Les hommes
Je jubilais, un sentiment de pur bonheur m’envahissait, car il était né, le premier des
Gardiens conçu sur un monde sans magie ! Je savais que cet enfant était voué à faire de
d’aspect rustique, mais chaleureux. Jamais je n’avais ressenti une telle euphorie, ce nouveau-
Cependant, je restais prudent, car si cet événement était d’une importance capitale,
l’enfant devait grandir et accepter son sort. Rien n’était joué d’avance. Alors, je m’efforçai de
contenir ma joie et décidai de museler mon enthousiasme, j’avais pour moi l’éternité n’est-
ce pas ?
être tout juste né pour l’observer longuement. Il était là, devant moi, nourrisson vagissant,
mais ses yeux… Oh ses yeux, si purs, si sages, des yeux qui savaient, un regard qui promettait,
qui ne me lâchait pas. Il m’observait, moi ! Enfin, le Magicien ! Qui savait ? J’en étais
bouleversé.
remarquai que la naissance l’avait laissée bien faible. À ses côtés, le père semblait désemparé
devant cette petite chose hurlante. Heureusement, une sage-femme au fort caractère gérait
au mieux la situation. Estryn connaissait son métier, elle savait ce qu’il fallait faire. Je prenais
plaisir à regarder l’énergie que déployait cette matrone. Les hommes peuvent être si
bonheur.
Estryn venait d’ordonner au père de s’en aller d’un ton ferme, alors je l’observai jeter
l’émotion. Je sentais qu’il lui fallait plus qu’un bol d’air pour se remettre les idées en place,
que ce dont il avait besoin, c’était d’une pinte bien fraîche, oui, voilà le remède qu’aimaient
les hommes. Alors je le vis se passer une main tremblante dans les cheveux, jeter un regard
désespéré à son épouse et s’en aller d’un pas chancelant vers la taverne la plus proche.
Je regardai Estryn grommeler un peu contre les pères et leur sale manie de boire dès
qu’ils étaient en proie à une émotion trop forte, puis notai son soulagement de voir Druïn
partir, tandis que de son côté, la pauvre Léna n’était pas au mieux de sa forme, elle avait
perdu beaucoup de sang et on pouvait craindre pour sa vie. J’assistai aux soins que la sage-
femme prodiguait au bébé, lui qui semblait m’observer avec grand intérêt, quelque chose
qu’Estryn elle-même ne pouvait voir, bien entendu. Je la vis langer l’enfant d’une main
experte et l’enrouler dans une couverture bien épaisse et moelleuse, avant de le déposer
dans un berceau en bois. Le nourrisson vagit encore un peu pour la forme, puis peu à peu ses
paupières se fermèrent, ce qui permit à Estryn de faire chauffer de l’eau, de se saisir de linges
La pauvre femme avait le teint pâle et des cernes mauves lui mangeaient les yeux.
J’entendis Estryn claquer la langue et la vis tapoter les joues de la maman, puis les deux
— Je vais m’occuper de toi maintenant, il faut que tu reprennes des forces. Le bébé va
Je vis la maman esquisser un sourire las, je devinai qu’elle savait ce qu’Estryn voulait
dire, mais qu’un pressentiment lui disait que son heure n’était pas encore venue.
— Je sais, il est venu pour le bébé, juste pour le regarder, il est là, tout près du berceau,
je sens sa présence, mais je sais aussi qu’il n’est pas là pour apporter le malheur. Je suis bien
J’écarquillai les yeux d’étonnement, elles pouvaient me sentir… Voilà une chose tout
à fait nouvelle. Ceci pouvait expliquer l’éveil du bébé, car sa mère possédait un don naturel,
cela était évident. Se pouvait-il que cela puisse se transmettre ? Et parce que cela me
procurait une joie intense, je décidai d’accorder une petite faveur à la jeune mère : un petit
souffle de vie supplémentaire, et voilà, elle allait déborder d´énergie et se remettre très vite.
mondes avaient besoin de moi. Après cet épisode, je restai éloigné un long moment des
hommes et m’occupai très peu de leur évolution, à quelques exceptions près. Mais je vérifiais
Ce bébé très prometteur, né sur Rinaë et prénommé Rafiel, fut le précurseur d’une
toute nouvelle génération de mages, les Gardiens. D’autres suivirent et reçurent une
éducation très particulière. Ils devinrent mes émissaires sans en avoir conscience. Ils
Tous étaient une extension de moi et ce, sans jamais qu’ils ne découvrent qui j’étais.
Le temps de me rencontrer n’était pas encore venu. Gardiens, telle était leur fonction et ils
LES ÉVEILLÉS
L’impact de la magie — née de Rafiel —, dans la vie des hommes, s’est matérialisé
deux cents ans plus tard pour bouleverser la vie d’un petit cercle d’entre eux, sur Elwhinaï,
C’est donc des Éveillés dont je veux vous parler. De ces dix élus et de leur histoire
tragique, car les hommes sont capables du pire comme du meilleur… Enfin, vous vous
Certains de ceux qui furent éveillés à la magie possédaient des capacités enfouies au
littéralement explosé, lorsque les conditions pour cela furent réunies. Pour quelques-uns
d’entre eux, ce fut dévastateur et effrayant. Mais curieusement, ils s’approprièrent leurs
nouvelles aptitudes avec une rapidité déconcertante. L’homme est une créature étonnante,
Ils furent donc dix à être Éveillés. Féniel, le premier, eut la maîtrise d’une magie née
de la mort, apprise par les nécromanciens depuis la nuit des temps. Interdite, elle était
transmise en secret, sous le manteau par des initiés. Parallèlement à cela, il fut intégré à une
école de magie dirigée par Rafiel, qui se trouvait alors en mission sur ce monde et qui voulait
garder un œil sur lui. Il pressentait chez Féniel un grand potentiel et voulait lui inculquer
quelques bases morales plus que magiques. Puis vint le jeune Mérisian et à leur tour sont
Cependant, le dernier d’entre eux, Ivoisan, était particulier, car né « magique », tout
comme un Gardien. Son peuple, très avancé spirituellement parlant, vivait en harmonie avec
ses dons, depuis des millénaires. Alors, pourquoi l’avoir enlevé à ses terres ? J’avais
simplement besoin de lui et de sa sagesse pour mener à bien ce qui allait suivre et, je dois le
Je vais vous conter leur histoire… celle de mes enfants, Gardiens et Éveillés. Et, si tout
ceci est désormais terminé, tout ne fait que commencer. Voyez-vous, il n’y a pas
véritablement de fin, seulement une multitude de chemins, parfois longs et douloureux, pour
Mais je m’égare, je digresse alors que mon but est de partager avec vous l’histoire de
possible, rien n’est jamais figé. Tous ont cette magie en eux, vous l’avez en vous… elle attend
son heure, le bon moment pour se dévoiler et faire de vous un être accompli, certains
appellent cela l’Évolution. Alors je vous dis ceci : « Ne perdez jamais espoir, je le répète, il n’y
a pas de fin ».
Le général Arcien regardait d’un air las l’affrontement qui faisait rage, plus bas dans
la vallée. Ses hommes se battaient depuis plusieurs jours, ils étaient épuisés et affaiblis par
leurs blessures, ils étaient pourtant vaillants et durs au combat, mais l’armée adverse était
venue en plus grand nombre. L’ennemi était là pour tuer et décimer tout sur son passage. La
bataille des Deux-Vallées était un combat perdu d’avance pour le clan des Arcs d’Acier, ils le
savaient au fond de leurs tripes, mais cela ne les empêchait pas de foncer vers l'adversaire,
la rage au ventre. Arcien fit un signe à Sang d’Airain, son plus fidèle chevalier et ce dernier
partit au grand galop vers son destin. Ils allaient tous mourir, mais cette fin valait mieux que
d’être faits prisonniers par cette bande de satanistes, ces suppôts du mal. Ils couraient tous
à leur perte, Arcien en était conscient, mais au fond de lui, il sentait que rien n’était joué, car
un jour, viendrait un homme qui saurait comment combattre ces hommes qui n’en étaient
pas.
Il scrutait la vallée d’un regard acéré et son cœur se serra à la vue de Sang d’Airain
entouré d’une horde de cavaliers puissamment armés. Presque tous ses hommes étaient
tombés, morts, ils étaient si peu nombreux désormais. Il hurla sa rage et s’avança à son tour
dans la bataille. À quoi bon attendre davantage, mieux valait mourir en combattant que
rester à se morfondre. Il abattit d’un geste précis son épée sur le poignet d’un homme qui
tous prêts à le tuer sauvagement. Il eut le temps de se dire que le sang des Nécrophiles avait
Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 11
la même couleur que le leur avant de succomber sous le nombre et d’être jeté à bas de son
cheval.
Plus bas, dans la vallée, Sang d’Airain luttait farouchement pour sauver sa vie, il avait
entendu le cri de rage de son général et son cœur s’était remis à espérer, car il n’existait pas
meilleure lame qu’Arcien le Vaillant. Pourtant, leurs forces s’amenuisaient et les renforts tant
attendus n’arrivaient pas. Ils avaient perdu beaucoup d’hommes et les ennemis étaient
toujours plus nombreux. Il vit du coin de l’œil le général tomber sous le nombre de ses
assaillants et sut que la bataille était définitivement perdue. Le clan des Arcs d’Acier
s’éteignait, et avec lui, la chance de gagner la guerre. Les Nécrophiles avaient remporté la
victoire. Sang d’Airain sentit ses forces l’abandonner, il reçut un coup d’épée dans l’estomac,
tomba de son cheval et resta étendu sans force dans l’herbe rougie de sang. Ainsi, il allait
mourir là, dans cette vallée tant aimée pour une guerre dont le sens lui échappait encore. Il
eut le temps de croiser le regard de son assaillant, un regard lourd de haine et de rage, un
Le général Arcien avait reçu un violent coup sur l’épaule qui l’avait fait tomber à
genoux. Il saignait de multiples coups d’épée, mais avait la satisfaction de voir de nombreux
corps morts autour de lui. Il n’avait pas perdu la main. Il tenta de se relever la rage au cœur,
mais une lame le cueillit au menton. Il leva lentement la tête, certain que sa dernière heure
était arrivée.
— Ainsi, fit l’homme qui tenait l’épée, voici le grand général Arcien, celui à qui l’on
doit tant de morts. Je pourrais vous tuer là, sur-le-champ, mais la gloire n’en serait que
le pommeau de son épée pour s’aider à se relever. Même une femme pourrait me combattre
Il toussa, cracha du sang et fixa l’homme à l’épée, une lueur de mépris dans le regard,
— Je ne peux plus me battre, c’est contre un moribond que vous allez lever l’épée,
mais je suppose que cela ne vous dérange pas… Nécrophile, cracha-t-il avec dégoût.
L’épée retomba des mains du guerrier et une peur abjecte s’inscrivit sur son visage.
Intrigué, Arcien détourna son regard pour le poser sur le cavalier qui venait d’arriver. Monté
sur un cheval couleur nuit, Arcien devait admettre que l’homme ne manquait pas de
prestance. Il était vêtu de cuir noir et souple qui sculptait un corps qu’on devinait mince, mais
musclé. L’homme descendit de sa monture et ôta son heaume qui lui couvrait complètement
— Gairn, fit-il d’une voix douce… Ainsi c’est comme cela que tout doit se terminer.
— Oh non, mon père, tout commence, bien au contraire… Ici, tout renaît, ici tout se
joue… Tu n’es qu’une pièce que l’on doit éliminer et je suis la main qui doit porter le coup. Ne
le sais-tu pas, père ? Tout ceci… fit-il en balayant la vallée d’un geste large de la main, n’est
— Oh, Gairn, fit Arcien d’une voix attristée, que t’est-il arrivé ? Que t’ont-ils fait ?
Gairn eut un ricanement qui fit mal aux oreilles du général. Puis, il reporta son regard
sur l’homme appuyé lourdement, sur le pommeau de son épée et durant un très court
moment, son cœur douta. Mais cet instant passa et son regard se glaça de nouveau.
— Ils ne m’ont rien fait, j’ai choisi ma propre voie, tout comme tu as choisi la tienne.
Nos routes se sont séparées voilà fort longtemps, il est temps maintenant de trancher le lien
Arcien croisa le regard de son fils et sut que tout espoir était perdu. Il soupira, se
— Fais ce qui doit être fait mon fils, dit-il, mais n’oublie jamais que les liens du sang
sont indestructibles.
— Mon sang coulera dans cette vallée pour la nourrir et la purifier, ainsi mon cycle
prendra fin.
— Un jour, tu te repentiras de tes actes et je prie le ciel pour que ce jour arrive bientôt.
Gairn eut un rictus affreux, il sortit son épée de son fourreau et sans détacher son
regard de celui de l’homme qui fut son père, il la plongea d’une main qui ne tremblait pas
dans le ventre offert. Arcien eut un sourire étrange, prit la lame entre ses mains, l’enfonça
mépris, poussa le corps de son père d’un coup de botte afin de récupérer son épée et fit signe
à ses hommes de le suivre. La bataille était terminée, le clan des Arcs d’Acier était décimé, ils
Plus loin, caché dans un buisson, un enfant de onze ans épiait la scène. C’était un jeune
garçon, petit et malingre, que tous jugeaient à tort ou à raison un peu lent, voire idiot et qui
ne devait sa survie qu’à un instinct aigu de conservation. Il attendit longtemps que les
cavaliers soient tous partis puis, à pas furtifs, il s’approcha du corps du général Arcien. Il lui
ferma pudiquement les yeux, puis ouvrit doucement son pourpoint. Là, nichée près du cœur,
étincelait une pierre verte accrochée à une chaîne d’or. Il s’en empara avec beaucoup de
respect et la passa autour de son propre cou. Il embrassa ensuite l’homme, récita une courte
Il creusa au début avec ses mains, puis avec un casque retrouvé près d’un corps,
jusqu’à en avoir les doigts en sang, il creusa aussi profond qu’il le put et épuisé, parvint enfin
à obtenir un trou suffisamment profond pour ensevelir le corps du défunt. Il prit le drap de
lin qu’il avait trouvé dans l’armoire de sa mère et qu’il avait soigneusement plié contre son
torse et enroula le corps du général dedans avec autant de tendresse et de respect qu’il put,
vu les circonstances. Il tira le corps protégé par ce linceul dans le trou et le recouvrit de terre.
Puis, il posa l’épée et le bouclier du guerrier sur la sépulture. Satisfait de son travail, l’enfant
épuisé s’agenouilla sur la tombe et put enfin pleurer l’homme qu’il avait tant aimé et qui lui
avait rendu son amour, avec parfois de la dureté, mais souvent de la tendresse. Il pleura
longtemps l’homme qui fut son père, haïssant au plus profond de son être celui qui le lui avait
beaucoup de fidèles, car réputés sévères et peu enclins à accorder des vœux. Pourtant, il les
pria longuement, leur promettant une foi immense s’ils réalisaient son souhait. Soudain, la
pierre qu’il portait autour du cou se mit à luire faiblement pour commencer, puis de plus en
plus fort. Le garçon se releva, les yeux hagards, dans un état second, proche de l’hypnose. Il
prit la pierre entre les doigts et la porta au niveau de ses yeux, elle devint d’un beau vert
profond et lumineux. Il la porta ensuite à son front et elle s’y incrusta profondément. Le jeune
Il resta ainsi, des jours durant, l’esprit alerte et le corps en stase. C’est transi de froid
et mort de faim que Mérisian se réveilla enfin de son long sommeil. Il était prêt. Il ouvrit des
yeux étonnés sur son environnement, il ne reconnaissait plus rien et en même temps, il
reconnaissait tout. Il toucha son front encore douloureux et constata avec soulagement qu’il
était de nouveau tiède. Puis, il réalisa avec surprise que ses cheveux avaient poussé et que
leur couleur avait changé. Ils étaient d’un beau vert profond, striés de bleu. Il se demanda
avec anxiété ce qui avait encore bien pu changer chez lui et la réponse lui vint
naturellement… Tout ! Mérisian se releva, il devait s’activer, il devait rejoindre les autres, il
Prostré au fond de sa cellule, Sorial se souvenait des derniers moments des siens. Il
avait senti la fin du clan des Arcs d’Acier lorsque son frère aîné Arcien avait expiré son
dernier souffle. Un courant glacé lui avait étreint l’âme, c’était un signe qui ne trompait pas.
Pour chaque membre de sa famille disparu, il avait éprouvé cette même sensation, l’intuition
que tout était fini. Et par temps de guerre, il n’était pas difficile de comprendre que le clan
avait disparu de manière brutale et définitive. Sorial avait eu à peine le temps de réunir une
petite armée que les guerriers nécrophiles avaient atteint son village. Pourtant, lui, n’avait
rien d’un combattant, il n’était qu’un simple paysan, heureux et serein au sein de sa famille
qu’il avait nombreuse. Il croyait aux dieux sans pour autant avoir une âme de fanatique et
l’attitude des hommes vis-à-vis de ceux-ci l’incitait à se méfier davantage encore. Il aimait la
vie, ses amis et surtout sa famille. Mais ce qu’il vit arriver dans sa petite vie tranquille le priva
pour longtemps de toute joie. Il connut les pires souffrances qu’un homme puisse endurer.
Pourtant, qu’avaient-ils à craindre d’eux, de lui, simple fermier et des paysans qui peuplaient
son village ? La guerre se passait au loin, très loin de son petit monde. Cette guerre n’était
pas la sienne et même si son frère l’avait mis en garde, il s’était cru protégé. Lourde erreur !
Peu de temps après l’extermination du clan des Arcs, sa vie et celle de tous ses amis fut
anéantie par les Nécrophiles, toujours plus avides de meurtres, de viols et de sang.
Ils avaient exterminé sa famille, en lui faisant subir des sévices horribles. Sa femme et
par son tortionnaire, celui qui se faisait appeler le Chevalier Noir. Un être abject, immonde
et avide de vengeance. Il pouvait enfin punir tous ces gueux tant détestés et en avait donc
profité pleinement. Sorial était grand et fort, ce qui intéresserait beaucoup un savant versé
dans les expériences occultes et qui avait grand besoin de cobayes. Il hurlait sa haine féroce
à la face des clans. Sorial fut donc fait prisonnier et une longue marche vers Serthas-la-Noire
commença.
coups, humilié et privé de nourriture, son esprit au lieu de s’affaiblir se fit dur comme la
pierre. Un seul objectif le faisait tenir, celui de se venger un jour. La troupe de prisonniers
marcha de longs mois, beaucoup moururent en chemin. Enfin, par un matin gris et pluvieux,
une silhouette trapue apparut au loin. La vue de cette construction sombre et massive qui
semblait déchirer le ciel lui donna des frissons. Il ne savait pas exactement pourquoi lui et
les autres avaient été faits prisonniers et le rire du Chevalier Noir lorsqu’il posait les yeux
sur lui, lui faisait craindre le pire. Arrivé à proximité de l’imposant édifice, Sorial s’aperçut
qu’il s’agissait d’un château et d’un château particulièrement laid. Noir comme la nuit, taillé
à même le roc, il recelait un mélange de force et de danger. Tout ici respirait la magie noire,
celle des anciens, la magie des Démons. Il n’était pas superstitieux, mais cet endroit était
malsain, il le sentait au fond de ses entrailles. Les Nécromants étaient puissants, c’est pour
cela qu’ils gagnaient cette guerre avec tant de facilité. Mais, pire que tout, ils étaient aidés par
des forces occultes, des forces du mal. Sorial fut rudement poussé vers un pont-levis et la
troupe de prisonniers déboucha dans une cour immense où une foule criarde gesticulait dans
— Vous allez avoir l’honneur de servir votre nouveau maître, le grand empereur
Rathen ! hurla-t-il d’une voix de stentor. Vous ne le méritez pas, chiens que vous êtes !
Profitez de vos derniers rayons de soleil, vous n’êtes pas près de le revoir, fit-il en rugissant
Deux gardes les entourèrent et les conduisirent vers une porte sombre. Ils
franchissaient sans le savoir, la Porte-des-Soupirs, celle qui menait dans les cachots. Sorial
jeta un dernier regard vers le ciel et en tournant la tête, il aperçut au loin le Chevalier Noir,
leurs regards se croisèrent. Gairn eut un rictus de mépris et un sourire glacé étira ses lèvres
minces. Il savait que son oncle était promis à une belle séance de torture et son plaisir était
immense de savoir ce qui l’attendait. Il lui vouait une haine farouche depuis son adolescence,
depuis qu’il avait été en âge de comprendre qu’il ne serait jamais le premier dans le cœur de
son père. Il détacha enfin son regard de celui du prisonnier, pour lui, il était déjà mort, sa
vengeance était accomplie. Sorial eut un mouvement triste de la tête, le regard de cet homme
était effrayant, sans vie. Son heaume noir lui cachait la moitié du visage, mais il supposait
qu’il était à l’avenant. Sorial détourna les yeux et suivit le groupe de prisonniers. Ils
arrivèrent devant un escalier abrupt et une longue descente commença. Ils marchèrent
longtemps avant de déboucher sur une grande salle circulaire mal éclairée. Il suffoqua,
étouffé par l’odeur de saleté, d’urine, d’excréments et de corps pas lavés depuis longtemps.
Mais surtout, il perçut un relent de mort et de putréfaction. Les prisonniers furent poussés
sans ménagement dans des cachots immondes et l’attente commença. Dès lors, Sorial se
jour.
Assis contre un mur suintant l’humidité, il tenta de regarder autour de lui. La cellule
était plongée dans l'obscurité la plus totale. Elle devait être minuscule, car il avait à peine la
place d’allonger ses jambes et au toucher, le sol semblait recouvert de sable. Il savait que sa
vie se terminerait ici, il souhaitait seulement qu’elle finisse vite. Un hurlement déchirant le
fit sursauter, un cri de bête à l’agonie. Pourtant, il sut avec certitude qu’il ne s’agissait pas
d’un animal. Un être humain souffrait atrocement et c’était horrible à entendre. Il ne savait
pas ce qu’il se passait dans ces cachots isolés, mais ces cris inhumains lui donnaient des
sueurs froides.
temps. On ne lui avait donné ni à boire ni à manger et il sentait son corps s’affaiblir. Il dormait
par à-coups, les nerfs à fleur de peau. Des hurlements déchirants rythmaient son cycle de
sommeil. Lorsque la porte de sa cellule s’ouvrit brutalement, il dut cligner des yeux pour
s'habituer à la lueur des torches. Un garde lui fit signe d’approcher. Les jambes ankylosées,
Sorial fut le premier de son groupe de prisonniers à être traîné dans la salle des
« expériences » et ce qu’il vit l’emplit d’une rage froide, mais aussi d’une peur terrible,
débilitante. Des corps affreusement mutilés gisaient sur des tables en bois. Certains étaient
encore en vie, mais plus pour longtemps. Il se mit à trembler de tout son corps, incapable de
— Alors brave paysan, lui murmura un homme d’âge mûr dans l’oreille, tu es prêt à
Sorial ne prit pas la peine de répondre. À quoi bon ? La question était de pure forme.
— Mettez-le sur la table là, derrière, fit encore la voix, j’ai de grands projets pour lui,
il est fort et solide en dépit des privations, oui il sera un excellent élément, ajouta-t-il en
Les gardes se lancèrent des regards écœurés, ils savaient à quoi le maître des Sciences
s’amusait. Et, en dépit de la haine qu’ils éprouvaient pour les prisonniers, ils les plaignaient
de tout cœur. Aucun être humain ne méritait ça. Ils poussèrent Sorial assez rudement et c’est
tout aussi brutalement qu’il fut solidement attaché sur une table. Sorial sentit une peur
sournoise s’infiltrer dans son cœur. Il s’efforça de respirer calmement et lorsque le vieil
homme s’approcha de lui, il put le regarder droit dans les yeux sans faiblir, seul un
tremblement irrépressible montrait à quel point il était affolé. À cet instant précis, il
— Oh tu ne manques pas de courage mon ami, mais sais-tu que cela ne te servira pas
à grand-chose ? Ici, seules la douleur et la terreur sont de mise. Mais ne pense pas que je
prends plaisir à faire cela. Je le fais pour le bien-être de mon maître. Grâce à mes découvertes,
je peux l’aider à se soigner de tous les maux. Ton corps est une source de connaissance
couleur du sang et l’anatomie. J’apprends chaque jour et je suis près, très près de la vérité
ultime. Celle qui me permettra de donner un nouveau corps à mon maître. Tu vois, jeune
paysan, continua-t-il d’une voix douce, ta souffrance ne sera pas vaine, tu vas servir un
homme puissant. Sois heureux, car tu offres ta vie pour une cause juste et noble.
lutter contre la panique qui le submergeait malgré lui. Il priait pour que sa mort soit la plus
rapide possible. Pourtant, une volonté farouche de vivre pulsait encore en lui, il voulait se
venger, il refusait son sort de toutes ses forces, il haïssait cet homme qui l’entravait, il haïssait
les guerriers qui lui avaient pris sa vie, sa femme et ses enfants. Il… Le premier coup de lame
lui arracha un hurlement de douleur. Son esprit cessa de fonctionner pour se concentrer sur
Rayse ouvrit le bas-ventre du prisonnier sur une bonne longueur, au moins vingt
centimètres. Satisfait, il s’empressa d’éponger le sang qui coulait. Il inséra des morceaux de
tissus dans la plaie béante afin que l’hémorragie ne lui cache pas les intestins palpitants. Il
souleva délicatement la masse fumante et l’analysa froidement. Comme l’homme n’avait pas
mangé grand-chose depuis longtemps, le transit était plutôt faible, aussi, il put contempler
les intestins presque vides. Il claqua la langue, satisfait. Avec un morceau du gros intestin, il
allait pouvoir tenter une expérience de choix. Complètement absorbé par sa tâche, il s’attela
à la partie du haut sans un regard pour l’homme qui souffrait horriblement. Une ouverture
souffrait beaucoup lorsqu’il mangeait trop et il en devenait insupportable, alors s’il pouvait
le soulager, ce serait une bonne chose. Rayse n’entendait pas les cris de douleur de son
cobaye, ni ses suppliques, seul comptait le résultat. Il n’éprouvait que peu de compassion
pour l’être humain qu’il charcutait avec autant de soin. Concentré sur sa tâche, il fut tout
étonné lorsqu’il ressentit un choc sourd au niveau du bas-ventre. Il jeta un regard surpris à
l’homme étendu, il était solidement attaché et ses convulsions entravaient ses réflexes, alors
quoi ? Qui lui avait donné un coup ? Il secoua la tête, intrigué, mais replongea vivement dans
Sorial agonisait, il sentait la vie s’enfuir loin de son corps. Pourtant, il ne voulait pas
partir, pas comme cela. Puisant dans ses dernières ressources, il arqua le dos pour échapper
au coup de couteau assassin et tenta de frapper son tortionnaire malgré ses mains attachées.
Il sentit ses attaches se tendre, mais son corps bougea à peine, vaincu, il ferma les yeux et
soudain, un grand calme l’envahit, il n’éprouvait plus de douleur. Il était au-delà de toute
émotion, de toute sensation. Quelque chose avait changé, il voyait tout ce qui se passait
comme un observateur. Étrange, se dit-il, je suis dans une réalité différente, il voyait le petit
homme penché sur lui avec un couteau de boucher, un rictus étonné plaqué sur son visage.
Il concentra sa pensée sur son tortionnaire, il imagina qu’il lui donnait un coup violent
dans le bas-ventre et eut la surprise de voir son tortionnaire tomber à terre. Les gardes
accoururent pour le relever, mais l’homme les repoussa sèchement. Il se remit d’un bond sur
ses pieds et se pencha sur le corps de Sorial avec prudence, les deux coups qu’il avait reçus
venaient de lui, il en était certain, mais comment cela était-il possible ? L’homme était
solidement attaché et visiblement moribond. Rayse fronça les sourcils, il n’aimait pas cela,
cet homme avait quelque chose d’étrange, il était différent. Oh la magie noire ne lui faisait
pas peur, des démons, il en avait vu de toutes sortes. Mais là, il s’agissait d’autre chose et il
n’aimait pas cela, pas cela du tout même. Il devait en parler au Chevalier Noir et tout de suite.
Puis Rayse jeta un dernier regard légèrement effrayé vers Sorial et s’enfuit vivement
temps de méditer sur ce qui venait de se passer et qu’un bon verre de vin l’y aiderait
chef des armées. Cet homme lui fichait la chair de poule alors il valait mieux être sûr de son
fait.
Interloqués, les gardes virent le maître des Sciences quitter la salle des
« expériences » sans un mot de plus. Ils se regardèrent les uns les autres et fatalistes,
haussèrent les épaules. L’un d’eux détacha le prisonnier avec une moue écœurée. Les
intestins fumants pendouillaient presque hors de la blessure. L’autre garde vint l’aider à
porter Sorial. Il avisa la blessure béante et fourra un torchon peu ragoûtant dedans. Au
moins, ça aurait l’avantage d’éponger le sang et de retenir les entrailles, se dit-il. Ils jetèrent
Sorial dans sa cellule miteuse et, d’un commun accord, se désintéressèrent de son cas. Ils en
Sorial observait la scène avec un grand intérêt. Il vit nettement le garde maltraiter sa
blessure, mais il ne ressentit aucune douleur. Il vit aussi son corps s’effondrer sur le sable
humide et glacial de sa cellule. Il s’observa longuement et sut que d’une certaine façon, il était
mort, car comment expliquer tout ceci ? Intrigué, il s’approcha lentement de son corps, les
gardes l’avaient jeté comme un sac de farine, mais il avait eu la chance d’être tombé sur le
dos. C’est étrange, il s’imaginait plus petit, alors qu’il voyait là un homme jeune encore, bien
charpenté, les muscles fermes et fins. Son visage était plutôt quelconque, mais Iryne, sa
femme, l’avait toujours trouvé très beau. À cette pensée, sa colère revint plus forte, plus
terrible, ces porcs avaient tué toute sa famille ! Il allait se venger. Il voulut s’élancer en avant
son corps. Plein de haine, il scruta ce corps inutile, ce fardeau pas encore mort. Il décela un
souffle ténu, un pouls léger. Dépité, il ne savait que faire, il s’était cru mort, mais il voyait bien
qu’un souffle de vie le retenait encore. Tout cela le dépassait, il n’avait plus la force de penser.
Il voulait fermer les yeux et s’évanouir dans le néant, mais une douleur horrible le ramena à
la réalité. Il réalisa avec horreur qu’il était de nouveau en lui, plongé dans le noir le plus total.
Son ventre était en feu, il gémissait comme un enfant sans pouvoir s’arrêter. Il essaya
de s’enfuir à nouveau, mais ça ne fonctionnait plus. Un spasme de douleur plus fort le secoua
tout entier et il sut que sa fin était proche. Pourtant il ne voulait pas, il ne voulait pas mourir
comme un chien sur ce sol puant, dans ce cachot miteux. Il voulait se venger, venger les siens,
son village. Cette unique pensée lui brûlait le cerveau, le tenait en vie. Soudain, il ressentit la
sensation d’être étranger à son propre corps. Une puissante énergie l’enveloppait, lui
insufflait une perception accrue de tout ce qui l’entourait. Que lui arrivait-il encore ?
Il essaya de comprendre ce qui se passait dans son corps, il avait une conscience aiguë
de la vie qui s’échappait de lui, du filet de sang qui coulait de sa blessure. Il tâtonna d’une
main maladroite et ôta le torchon sale fourré à l’intérieur. Un cri d’effroi lui échappa,
comment survivre ainsi ? Il allait mourir, c’était sûr. Il tâta d’une main tremblante son
estomac, tenta de refermer la plaie béante en rapprochant les bords déchiquetés, mais ses
mains furent vite maculées de sang. Il poussa un gémissement et replia les jambes contre son
torse, que faire de plus ? Il était terrifié mais ne souffrait pas, l’énergie qui parcourait son
corps le tenait en éveil, l’empêchait de sombrer. Son esprit était clair, sa raison intacte, son
corps fourmillait, sans doute le choc, se dit-il. Puis, sa perception se modifia pour se
estomac, puis une chaleur bienfaisante se diffusa dans tout son corps. Il sentait ses chairs
frémir, sa peau s’étirer. Il sentit avec stupéfaction les bords de sa blessure se refermer. Un
peu plus tard, seule une cicatrice un peu épaisse prouvait qu’il avait subi une intervention
horrible. Il palpa son ventre d’une main hésitante, eut un sourire étrange et sombra dans le
néant.
Elle courait le cœur au bord des lèvres, le cavalier jouait avec elle, sachant qu’elle
s’épuisait inutilement. Livide, elle chuta pour la troisième fois, sa joue gauche frappa
durement une pierre au sol et elle ressentit une vive douleur. Elle prit appui sur ses deux
mains pour se relever, mais elle fut clouée au sol par une jambe lourdement bottée. Fini de
Elle avait vu son village à feu et à sang, sa petite sœur Eline mourir étranglée par
l'homme qui la maintenait au sol. Le souffle court et le corps épuisé, elle revoyait la scène où
ses parents et amis avaient péri, brûlés vifs. Les guerriers nécrophiles avaient envahi son
village, pillé, violé et pour finir, ils avaient rassemblé les pauvres survivants pour les achever
sur un bûcher. Elle, ils l’avaient gardée pour la fin, pour leur chef, l’immonde Kieran. Elle
venait tout juste d’avoir seize ans, s’était fiancée depuis peu avec le beau Joris, mais sa vie
dorée et choyée venait de prendre fin brutalement. Elle ne connaîtrait jamais les joies du
Ariale se releva péniblement et fit face à son agresseur, une lueur farouche dans le
regard. Elle le toisa avec mépris, inconsciente de l’image qu’elle offrait, car loin de repousser
le guerrier, elle l’excitait davantage. Son air intrépide, son visage maculé de boue et de sang,
de la fille battre violemment, il pouvait sentir sa peur et cela lui plaisait… Énormément. Il
souhaitait une lutte violente pour assouvir son désir. Dès qu’il avait posé les yeux sur elle, il
l’avait désirée. Ses longs cheveux noirs qui lui descendaient jusqu’aux reins, son teint de
nacre et son corps de toute jeune fille, tout cela lui faisait tourner les sangs. Il l’empoigna par
les cheveux et lui tira sauvagement la tête en arrière. Il posa ses lèvres sur les siennes, douces
retentissante la mit à genoux. Les yeux remplis de larmes, elle vit avec satisfaction que
l’homme avait un bout de lèvre en moins et qu’il saignait abondamment. Plein de rage, il la
poussa au sol et s’affala sur elle en dégrafant son pantalon. Ariale tenta de se débattre, mais
elle ne faisait pas le poids. D'une main, il lui broya le cou, elle pouvait à peine respirer et de
l'autre, il lui retroussa sa robe et arracha sa culotte. Ariale eut beau tenter de lutter, hurler
et s’arquer le dos, elle commençait à étouffer, elle était au bord de l'évanouissement. Il lui
écarta brutalement les jambes et plus rien n’eut d’importance que son plaisir personnel. Les
hurlements de la fille lui importaient peu, pire, cela l’excitait encore plus. Ariale cria de
souffrance et pria pour que cela finisse rapidement. L’homme prit son plaisir d’un coup. Il se
— Je vais te garder un jour ou deux, fit-il. Tu pourras servir aux autres et puis, on ne
que son calvaire ne faisait que commencer. Elle tenta d’éponger le sang qui coulait le long de
galop. Il prit une corde d’une des sacoches, empoigna solidement la jeune fille affolée et lui
— Tu n’es pas en état de courir ma belle, mais une jeune pouliche comme toi peut
cacher des ressources hein ? Alors vaut mieux prendre ses précautions, fit-il en partant d’un
gros rire salace. Et puis, ajouta-t-il en se penchant sur elle, tu as une dette envers moi, tu m’as
salement amoché la lèvre, fit-il en se tapotant la bouche du bout des doigts, et cela va te
Il tira sur la corde, manquant de la faire tomber, sauta sur son cheval et partit au petit
trot, obligeant Ariale à courir pour ne pas tomber. Arrivée au village, elle gisait inconsciente,
le corps ensanglanté derrière le cheval. Kieran avisa la jeune fille évanouie, elle s’était
écroulée beaucoup plus vite que prévu, il aurait aimé la faire souffrir un peu plus. Haussant
les épaules, il descendit de cheval et s’adressa à ses hommes qui accouraient vers lui.
— Elle est à vous, elle est encore en bon état, mais gardez-la moi pour plus tard et ne
Un hurlement de joie monta de la troupe, ils allaient pouvoir en profiter un peu. Non
pas qu’ils n’aient pas eu leur lot de viols et de tueries, mais certains d’entre eux n’avaient pas
pu en profiter pleinement, car il y avait eu peu de femmes dans ce village. Et puis celle-là
valait le détour. Un premier guerrier s’approcha d’elle et la remit sur ses pieds avec une
certaine douceur. Il l’observa longuement avant de décréter qu’elle avait besoin d’une bonne
douche avant d’y passer, car elle était couverte de sang. Son corps était à vif là où elle avait
corps n’était qu’une plaie. Elle reçut un seau d’eau en pleine figure puis un autre et se mit
rapidement à trembler de froid. Une main lui arracha sa robe, une autre lui écarta les bras et
les jambes et elle fut entièrement mise à nue sous les regards avides des soldats. Quand ils
jugèrent qu’elle était assez propre, ils la poussèrent dans une maison encore sur pied,
l’allongèrent sur une table et un à un ils se servirent de son corps. Elle hurla dans les premiers
temps, puis ses cris se firent plus ténus pour totalement étouffés. Elle hurlait sa rage et sa
haine au fond de son cœur, car elle n’avait plus de voix. Son cauchemar dura une bonne partie
de la nuit et lorsqu’enfin les hommes furent satisfaits, elle put se recroqueviller sur elle-
même en tremblant violemment. Une mare de sang s'étalait sous elle, le long de ses cuisses.
Sans doute une hémorragie interne, se dit-elle. Elle souffrait horriblement, dans son corps,
dans sa tête, mais surtout dans son âme. À l’aube, Kieran vint lui rendre une dernière visite,
— Ah, tu fais moins ta fière, hein ? C’est que mes hommes sont vaillants, ils n’ont pas
froid aux yeux et aiment partager. Mais tu vois, là tu ne me fais plus envie, tu as l’air d’une
souillon, d’une fille de joie qui a trop travaillé. Mais comme je suis bon, je vais te faire une
Il se déboutonna avec lenteur, épiant les réactions de cette fille qui l’avait rendu fou
de désir grâce à sa beauté et qui gisait là, le corps tremblant et brisé, l’esprit à la dérive. Il
l’avait matée et il en était fier. Maintenant, il allait lui donner sa dernière leçon avant de la
tuer. Il la prit par les hanches, la retourna sans douceur et se pencha sur elle.
— Mes hommes ont profité de toi toute la nuit, ma tendre, et moi je ne passe jamais
pour moi, lui chuchota-t-il à l’oreille, cet endroit est vierge, mais plus pour longtemps !
Ravi de sa boutade, il passa à l’action sans même se rendre compte que sa victime
réagissait à peine. Ariale éprouva une douleur immense, mais aucun cri ne lui échappa, elle
garda cette souffrance en elle, l’enfouit profondément, jurant de se venger. Son corps frémit
Kieran prit enfin son plaisir et se détacha de la fille en lui tapotant les fesses.
Finalement, il avait pris du bon temps. Il se releva et c’est à ce moment-là qu’il réalisa que la
fille était drôlement inerte. Il lui donna un coup de pied, un autre, mais elle ne réagissait pas.
Il la retourna sur le dos et la scruta longuement. Aucun souffle ne soulevait la poitrine frêle.
Elle était morte, son corps dévasté n’avait pas supporté sa dernière agression. Boursouflée
et ensanglantée, elle n’était pas belle à voir. Un peu étonné, mais pas vraiment, il partit d’un
gros rire, elle lui avait facilité le travail. Il remonta son pantalon et sortit de la maison. Il était
de bonne humeur et rassembla ses hommes, en souriant largement, il était temps de partir
et de rejoindre les troupes du Chevalier Noir. La colonne de guerriers s’ébranla et c’est dans
dévasté.
Le jour tombait lorsqu’Ariale se réveilla de son état catatonique et elle avait très soif,
sa gorge la faisait souffrir et son corps n’était plus qu’une pulsation douloureuse. Elle tenta
de se redresser, mais un vertige la saisit, elle attendit un peu avant de refaire un essai. Cette
fois, elle réussit à se tenir assise, le corps tremblant. Elle descendit de la table et faillit
s’écouler, tout son corps lui faisait mal. Elle prit une grande inspiration et se redressa en
chaise, puis l’évier où elle trouva un pichet d’eau qu’elle but à longs traits. L’eau avait un goût
affreux, mais elle s’en moquait. Elle se traîna ensuite à pas lents dans une pièce qu’elle savait
être une chambre, car elle avait reconnu la maison de son amie Ania. Elle s’écroula sur un lit
bancal, s’enroula fiévreusement dans la couette qui sentait encore l’odeur de son amie et
Elle dormit longtemps, très longtemps, seuls ses yeux agités de mouvements
convulsifs montraient qu’elle était en vie, son corps ne bougeait pas, elle était dans une sorte
de stase. Elle rêva, voyagea par la pensée et peu à peu, son corps guérit de ses blessures. Elle
s’éveilla tout à fait dix jours plus tard, le corps reposé et apaisé, mais l’esprit en ébullition.
Elle se leva, secoua ses longs cheveux noirs, s’enroula pudiquement dans la couette, non sans
remarquer qu’elle avait retrouvé son corps intact, et entreprit de chercher de la nourriture.
Elle trouva des fruits et des gâteaux secs pas trop abîmés, en mangea quelques-uns et
fit une provision du reste. Elle emprunta un pantalon et une chemise à son amie Ania qui
n’en aurait plus besoin désormais, songea-t-elle avec tristesse. Elle se fit un balluchon avec
tout ce qu’elle put trouver comme nourriture et vêtements, chaussures, manteau, couverture
et sous-vêtements de rechange pour un long voyage et partit sur les routes. Elle avait un long
trajet à faire.
Ivoisan était heureux, heureux comme jamais, car il avait réussi à passer les épreuves,
il était enfin un homme et son père serait fier de lui. Il n’avait pas failli ! Et c’est avec une
grande dignité qu’il coiffa sa couronne de cauris, qu’il attacha son carquois contenant ses
flèches et qu’il brandit son arc d’une main ferme. Lorsqu’il sortit de la grotte des Songes, il
fut acclamé par toute sa tribu. Rarement un homme avait été victorieux dans toutes les
épreuves… C’était le cas d’Ivoisan. Car du haut de ses seize ans, c’était un homme maintenant.
Grand et fin à la peau noire d’ébène, aux yeux immenses et lumineux, Ivoisan était un très
beau garçon. Mais ce qui détonnait le plus chez lui, c’étaient ses longs cheveux blancs comme
neige, les cheveux du sage, de l’homme qui sait. Son père s’approcha de lui, un sourire
heureux aux lèvres, il était fier de ce fils, quoiqu’un peu inquiet tout de même, car si différent.
Il le tint affectueusement contre son cœur. Puis, le prenant par les épaules, il l’observa
longuement les yeux dans les yeux et l’embrassa tendrement sur le front.
Il y eut quelques murmures dans la tribu, car rarement un père baisait le front de son
fils devenu homme. Il se passait quelque chose d’insolite, d’inhabituel et si cela n’inquiétait
pas la tribu des Hommes qui Voient, cela les intriguait tout de même. Le père prit le fils par
le bras et le présenta au peuple selon la tradition, en levant très haut les mains vers le ciel, le
visage dirigé vers le soleil et en tapant du pied sur un rythme proche des pulsations
cardiaques.
de mettre bas et fit boire son fils. Elle but ensuite afin de couper symboliquement le cordon
ombilical qui la reliait encore à son fils. Puis, elle lui donna le baiser de l’oubli afin qu’il soit
Le rituel achevé, la tribu fit la fête au nouveau héros et ils partirent tous vers le village
jusque tard dans la nuit. Puis, les sages firent cercle autour du chef du village, les femmes et
les enfants allèrent au lit et les hommes non concernés allèrent eux aussi se coucher. Enfin,
la discussion pouvait commencer. Pour la première fois, Ivoisan se plaça parmi eux. Tous,
comme lui, avaient les cheveux blancs, signe qu’ils avaient réussi toutes les épreuves.
— Le mal est arrivé, commença Ivoisan mal à l’aise, car c’était la première fois qu’il
prenait la parole en public. Il avance très vite, continua-t-il avec plus d’assurance quand il
sentit les regards bienveillants autour de lui. Il a le visage de la raison, mais porte la folie en
lui. Des hommes et des femmes sont nés une seconde fois et leur naissance annonce une ère
nouvelle. Notre peuple sera protégé, car nous sommes issus d’une autre dimension, mais
nous devons prendre position, car si nous nous cachons les yeux, un jour le mal arrivera
parmi nous. Je suis celui qui doit partir, j’ai été élu pour cette tâche. Je dois rejoindre mes
Ivoisan se tut, il avait dit à peu près tout ce qui devait être dit et le conseil des Sages
allait trancher. Son père lui adressa un petit signe d’encouragement, il s’était bien débrouillé,
Notre cœur souffre de te voir partir, mais le mal qui guette est grand et nous ne pouvons agir
égoïstement, même par amour. Nous te donnons notre bénédiction Ivoisan et dès ce soir, le
rituel sera accompli. Lève-toi mon enfant, ordonna le sage avec douceur, le temps nous est
compté.
Ivoisan se leva, ôta sa couronne et son carquois, posa son arc à ses pieds et ôta le
pagne qui lui couvrait les hanches. Il écarta les bras, jeta la tête en arrière et attendit que le
vent vienne purifier son corps. Le chef de la tribu se leva à son tour, et s’approcha de son fils,
jusqu’à le toucher. Puis, le Sage des Sages Asaï prit une petite calebasse remplie d’un liquide
épais et blanc et se leva à son tour. Il s’approcha du chef et de son fils, murmura une prière
ancienne et tendit la calebasse en direction du père. Ce dernier y plongea les doigts et traça
ensuite des symboles sur le torse d’Ivoisan. Puis ils s’écartèrent du jeune homme et
attendirent. Un vent doux mais puissant traversa l’espace, caressa longuement le corps
d’Ivoisan, séchant les symboles puis les faisant disparaître, et retomba subitement. Ivoisan
Un des Sages tendit une tunique blanche à Asaï et celui-ci en revêtit Ivoisan. Il le fit
avec tendresse et respect, car il était l’un des leurs et la séparation serait douloureuse pour
tous. Il tapota gentiment l’épaule du jeune homme, un geste des plus humains qui apaisa
l’âme douloureuse d’Ivoisan. Ensuite, les sages se retirèrent non sans murmurer des paroles
— Mon fils, commença Garaï, te savoir sur le départ me fend le cœur, mais je suis fier
de toi, car tu es mon fils et je t’aime pour ce que tu es. Sois brave et courageux et reviens-
— Merci père, ton soutien et ton affection sont pour moi des baumes sur mon cœur
Garaï eut un sourire triste, il prit son fils contre lui et le serra longuement, conscient
que ce geste n’était pas habituel, mais sentant que son fils en avait besoin. Ivoisan lui rendit
— Personne ne doit partir sans provisions, fit une voix fluette derrière lui.
Ivoisan eut un sourire radieux quand il vit sa mère venir à lui, un gros sac à dos entre
les bras. Il se précipita vers elle pour la décharger et la serrer contre lui avec fougue. Elle lui
rendit son étreinte comme seules savent le faire les mères. Ils s’embrassèrent, se cajolèrent
Ivoisan se détacha, gonflé d’amour et d’espoir. Il regarda longuement ses parents, prit
le sac tombé à terre et l’attacha solidement sur ses épaules. Sa mère l’avait chargé et il pesait
lourd. Mais Ivoisan était ravi, avec ce sac, un peu de chez lui partait avec lui. Il adressa un
dernier signe à ses parents et s’éloigna d’un pas rapide, sans se retourner cette fois, en
direction du soleil qui se levait. Il savait que le chemin s’ouvrirait au bon moment et qu’il
Lilia sautait entre les flaques d’eau pour ne pas mouiller sa jolie robe qu’elle avait très
longue. Sa servante la regardait avec ravissement, la jeune fille était si jolie. D’ailleurs, tout
le monde ne pouvait s’empêcher de l’aimer, elle était si douce et si charmante. Elle allait fêter
ses seize ans et trépignait d’impatience, car son père le baron de l’Isle d’Aigle aimait
tellement sa fille unique qu’il lui offrait des fêtes incroyables. Alors, pour les seize ans de la
jeune fille, année de la maturité, il allait se surpasser, c’était certain. Le seul point faible de
cette journée était la pluie qui tombait par intermittence, obligeant tout le monde à jouer à
cache-cache. Elles arrivèrent enfin dans la pâtisserie préférée de Lilia et la jeune fille put
enfin lâcher sa robe avec un soupir de soulagement, elle pesait des tonnes !
Lilia ouvrit des yeux larges comme des soucoupes lorsqu’elle vit toutes les bonnes
choses étalées devant elle, elle était gourmande et ne se privait de rien. Heureusement
jusqu’à présent, elle gardait une ligne mince et ferme en dépit de tout ce qu’elle pouvait
ingurgiter.
venue.
Aussitôt, la brave femme s’empressa de sortir d’un tiroir une jolie boîte remplie de
chocolats. Elle savait sa journée assurée avec la jeune fille, dépensière et gourmande.
Lilia rougit de plaisir et prit la boîte avec bonheur. Elle remercia la pâtissière de sa
— Je dois vous commander mille choses pour la fête de ce soir, fit-elle, jusqu’à ce
matin, nous ne savions pas encore où et quand elle aurait lieu, aussi, il nous était difficile de
La pâtissière garda soigneusement pour elle ses pensées, car chaque année c’était la
même chose, aussi, elle avait déjà préparé un assortiment de pâtisseries et de douceurs qui
plairaient à la jeune fille. Lilia demandait souvent la même chose et en grande quantité, c’est
Lilia posa les mains sur ses joues et ouvrit la bouche, pleine de doutes. Elle ne savait
— Bien certainement jeune baronne. J’ai quelque chose ici qui devrait vous plaire.
Venez voir, j’ai tout un assortiment derrière la boutique spécialement fait pour vous !
— Oh ! Vous pensez à tout ! Comme vous êtes agréable et attentionnée, s’extasia Lilia.
Mme Barraud, la pâtissière fit le tour de son comptoir, ouvrit une porte et pria la jeune
fille de la suivre. Lilia pénétra dans le saint des saints, lieu où personne n’avait le droit
d’entrer, Mme Barraud lui faisait une immense faveur. Elle vit avec stupéfaction tout un tas
La pâtissière lui fit signe de la suivre et elle entra dans une salle très grande, remplie
de tables où trônaient sur chacune mille choses délicieuses à manger, ici des macarons, là
des gâteaux au chocolat, plus loin des mille-feuilles, il y avait de quoi nourrir un village entier,
se dit Lilia avec effarement. Elle n’imaginait pas qu’il pouvait exister autant de choses à
— Voilà, fit la pâtissière, à vous de choisir ce qui vous plaît le plus, mais si vous le
permettez, j’ai déjà sélectionné quelques douceurs qui ont votre préférence. Venez voir là,
cette table est pour vous, fit-elle en tendant une petite main boudinée vers un nombre
douceurs merveilleuses. Lilia en avait la tête qui tournait. Elle adressa un regard
reconnaissant à Mme Barraud, celle-ci avait parfaitement tout organisé, tout était idéal.
— Tout ! fit-elle avec empressement. Tout est parfait, nous prenons la table dans son
La commerçante se frotta les mains de joie, cette fois-ci, elle ne s’était pas laissée
dépasser et avait prévu exactement ce que la demoiselle désirerait. Une bonne affaire, se dit-
elle.
— Il me semble que vingt heures est une bonne heure. Plus tard non, car nous serons
débordés. Enfin, voyez cela avec ma servante, mon père a dû lui donner des
recommandations.
— Oui, fit la servante, la livraison pour vingt heures précises et la facture à payer
Mme Barraud faillit en avoir un malaise de surprise, car se faire payer rubis sur l’ongle
et avant livraison était rare, surtout dans les grandes maisons. Elle avait hâte d’aller
note. Pour patienter, un serveur va vous apporter de quoi vous sustenter, car il me semble
— Rassurez-vous, jeune demoiselle, fit sa servante, je ferai mander une calèche, nous
— Voilà une excellente idée, se réjouit Lilia, qui retrouva toute sa bonne humeur à la
l’accompagnaient.
dura qu’un instant, car visiblement le sieur Barraud était un homme organisé qui préparait
tout à l’avance. La vue de la somme à payer ne fit même pas frémir la servante qui en avait
famille de Lilia que plus rien ne l’étonnait. Elle fit un chèque, empocha la note et sortit héler
une calèche. Elle fit un petit signe à sa maîtresse pour lui signifier qu’elle revenait vite.
Dehors, une pluie fine tombait, la boue commençait à envahir la route et le trottoir et
il était difficile de se frayer un chemin. Isthir joua des coudes et se retrouva vite au niveau du
carrefour. Là, elle aurait plus de chances de trouver un cocher. En peu de temps, elle fut
trempée, mais elle eut la satisfaction de voir apparaître une calèche vide. Elle fit signe au
cocher qui s’arrêta presque à ses pieds en hurlant comme un beau diable.
— Hue, mes cocottes ! fit le cocher en réponse. Et il dirigea son attelage vers l’endroit
Irritée, la jeune femme fut obligée de courir à côté pour rester à sa hauteur, car même
s’il n’allait pas vite, l’attelage avançait à belle allure tout de même. Elle arriva essoufflée à la
pâtisserie et jeta un regard noir au cocher qui se contenta de sourire benoîtement. Il aimait
jouer des tours aux servantes et particulièrement lorsqu’elles étaient jolies et bien tournées.
un sourire immense étira ses lèvres pleines. Elle aimait tendrement Isthir qu’elle considérait
comme sa sœur aînée. Sans elle, elle était perdue. Jamais elle ne pourrait se séparer d’elle.
— Mais tu es toute mouillée, s’exclama Lilia, tu vas attraper la mort ! Tiens, fit-elle en
ôtant sa courte veste et en la tendant à Isthir, retire l’autre et enfile ça, sinon tu vas être
Sachant qu’il était inutile de discuter, Isthir obéit, elle tremblait de froid. Lilia sourit
Mme Barraud eut juste le temps de se précipiter pour voir les deux jeunes filles monter
dans la calèche et quitter la rue. Quelle drôle de jeune fille que cette Lilia, se dit-elle. Bonne,
gentille, mais tête en l’air et pas du tout pimbêche comme les gens de la haute. Elle haussa les
épaules et se dit que tant que la jeune fille achetait ses pâtisseries, tout allait bien, puis elle
Dans la calèche, Lilia et Isthir se serrèrent l’une contre l’autre pour se réchauffer. La
pluie s’infiltrait partout et Isthir grelottait. Lilia prit la boîte que Mme Barraud lui avait offerte
— Tiens, ça te réchauffera plus sûrement qu’une cape bien chaude. D’ailleurs, nous
sommes arrivées !
de la calèche côté route avec enthousiasme et fut percutée de plein fouet par un autre
véhicule qui arrivait en sens inverse. Son corps fut projeté dans les airs et elle retomba
lourdement sur le sol mouillé. Isthir n’eut pas le temps de lui dire d’attendre qu’elle vît avec
stupeur la jeune fille ouvrir la porte, se faire happer par un attelage et disparaître dans les
airs. Elle se précipita hors de la calèche à son tour et courut vers sa maîtresse. Dans sa
confusion et son angoisse, elle ne vit pas l’un des chevaux de la calèche voisine se cabrer et
retomber pattes avant sur elle. Elle fut propulsée rudement sur le sol et piétinée.
Rapidement, les secours arrivèrent, mais ce fut pour constater que les jeunes filles étaient
dans un état désespéré. Toutes deux souffraient de multiples contusions, dont plusieurs
internes.
Elles furent transportées au manoir du baron de l’Isle d’Aigle où elles furent installées
dans la salle des soins. Le médecin les ausculta longuement, mais sa mine attristée laissait
présager le pire. La mère de Lilia se tordait les mains de douleur et d’angoisse, car le baron
avait été prévenu du drame et il accourait. Sa fille unique légitime était grièvement blessée,
comment allait-il réagir ? La baronne posa son regard sur les deux jeunes filles et eut un
hoquet de douleur. Il ne fallait pas qu’elles meurent, aucune des deux. Isthir était elle aussi
la fille du baron, issu d’une liaison tragique avec une servante morte en couches, il y avait de
cela fort longtemps, bien avant son mariage avec elle. Il avait voulu garder le bébé et elle,
jeune fiancée, l’avait accepté avec bonheur. À part elle, personne ne connaissait ce secret.
Raul de l’Isle d’Aigle arriva en trombe, les yeux exorbités et le teint pâle. On venait de
lui apprendre que sa fille avait eu un accident et qu’elle allait mourir. Il eut l’atroce douleur
ardent sur les deux corps allongés, ivre de peur. Non, se dit-il, pas Lilia, pas le jour de ses seize
ans, pitié, elles sont si jeunes. Isthir, vingt-deux ans à peine, était pleine de vie, de bonté et
d’intelligence. Dieu ne pouvait permettre cela. Il toucha la main de Lilia, posa un regard
tendre sur Isthir et fonça dans sa chapelle. Il allait demander à Dieu un miracle, il n’avait
jamais rien réclamé jusqu’à présent, alors il pouvait au moins lui accorder cela ! Inès avait
assisté à la scène le cœur lourd, elle savait son époux attaché à ses filles, il allait souffrir
Raul pria longuement, à genoux sur le sol dur et froid de la petite chapelle, il pleura et
implora, mais ses prières n’eurent aucun écho. Au coucher du soleil, sa femme vint lui
annoncer en larmes qu’Isthir était morte. Lilia luttait encore, mais pas pour longtemps. Elle
femme le retint de justesse. Le teint blême et les yeux injectés de sang, il faisait peur à voir.
Inès le conduisit dans la salle des soins. Raul fit signe à tout le monde de sortir, puis seul, il
s’approcha du corps d’Isthir, sa fille si belle, si pure. Il lui caressa tendrement le front encore
tiède puis l’embrassa. Il prit ensuite la main de Lilia et pria avec encore plus de ferveur pour
que Dieu lui laisse au moins l’une de ses deux filles. Il sentit la main bouger, puis les yeux
papilloter.
— Lilia ! hurla le baron, reviens, ma chérie, je sais que tu es là, reste, lutte, ne pars pas,
— Elle a parlé, gémit-il, elle a demandé à sa sœur de ne pas partir… Oh Dieu, je t’en
supplie, épargne-les !
Isthir partait, elle sentait que son esprit quittait son corps, ce corps si douloureux,
brisé en mille endroits. Elle désirait partir, ne plus souffrir, mais une voix, une volonté
l’empêchait de quitter tout à fait ce monde. Lilia sa sœur ? Oui, au fond elle l’avait toujours
su. Lilia sa confidente, elle la suppliait de ne pas la laisser, de lutter pour elle. Alors Isthir fit
le choix de rester, par amour pour elle. Elle laissa son esprit dériver vers celui de Lilia et s’y
Lilia se détendit soudain et un sourire douloureux lui étira les lèvres, elle avait
ramené Isthir, il fallait maintenant faire un pas de plus vers la guérison. Elle sentit la présence
de son père qui lui tenait la main. Elle serra le plus fort qu’elle put, puisant de la force dans
l’amour et la chaleur paternels. Elle plongea au plus profond d’elle-même, cherchant une
force qu’elle devinait cachée. Lilia ne voulait pas mourir, non, surtout pas le jour de ses seize
ans. Et par-dessus tout, elle ne voulait pas que sa sœur meure. Elle voulait vivre, rire, profiter
de la vie avec Isthir, son double féminin. Alors elle lutta farouchement, puisa au plus profond
de son âme la source de la vie. Et enfin, elle vit une étincelle, une petite lueur d’énergie pure.
Elle s’en approcha, pour y plonger et s’y noyer. Elle y trouva une énergie immense, une
puissance incroyable qui la changea… Définitivement. Avec elle, elle emmena Isthir et lui fit
partager une fusion d’énergie jamais connue jusque-là. La force de l’amour et de la volonté
paroles distinctes, mais elle lui serrait la main ! Il pouvait sentir la pression, faible, mais bien
réelle. Sa fille vivait et luttait pour s’en sortir. Il eut un sourire rempli d’espoir, Dieu l’avait
entendu, il avait répondu à ses prières. Il ne quittait pas Lilia des yeux, avide de voir le miracle
s’accomplir. La jeune fille ouvrit soudain les yeux et les planta dans les yeux noyés de larmes
de son père.
— Je vais mieux papa, dit-elle dans un souffle, Isthir va revenir aussi. Nous allons nous
reposer maintenant, nos corps ont besoin de sommeil… Rien d’autre. Je fêterai mon
anniversaire bientôt, ajouta-t-elle dans un soupir avant de replonger cette fois-ci dans un
sommeil réparateur.
Effaré, Raul bondit pour aller voir Isthir et eut l’immense tristesse de constater que
sa fille n’était plus parmi eux. Il en éprouva un immense chagrin, mais il songea aussitôt à la
peine qu’allait éprouver Lilia quand elle saurait pour sa sœur. À cette pensée, Raul leva les
yeux au ciel, se signa plusieurs fois et tomba, les bras en croix. Il y avait eu un miracle, cela
méritait une grande pénitence et il devait aussi prier pour le repos de l’âme de sa fille aînée.
Inès avait observé la scène effrayée, elle avait du mal à croire tout ce qu’elle voyait.
Elle était croyante bien sûr, mais la ferveur de son mari l’avait toujours un peu étonnée et
parfois effrayée. Elle avait beaucoup de mal à prier et à observer scrupuleusement les rites
de sa religion. Raul n’était pas excessif et n’obligeait personne à faire de même mais lui,
s’imposait des restrictions parfois sévères. Et là, de voir sa fille revenir à la vie et parler avait
de quoi retourner l’âme. Elle venait de voir un véritable miracle et son esprit avait beaucoup
et appela vite un médecin. Le petit homme inquiet qui attendait près de la porte surgit
brutalement devant elle, prêt à entendre le pire. Mais ce qu’Inès lui dit le fit douter de la santé
mentale de la mère. Un prêtre, qui attendait pour donner les derniers sacrements, écouta les
l’entendement. Ils allèrent tous deux dans la salle des soins, plantant là la femme affolée et
ne purent que constater la véracité de ses dires. Lilia respirait profondément et sainement.
Ses blessures paraissaient n’être que de mauvais souvenirs et même son visage affreusement
bonne santé. Seul le sommeil dans lequel elle était plongée paraissait peu naturel tant il était
profond et serein.
Ils sortirent de la salle, l’esprit en pleine confusion, tout cela était incompréhensible.
Tous deux partirent en référer chacun de leur côté à de plus hautes autorités.
Dans le manoir de l’Isle d’Aigle, Raul s’était de nouveau réfugié dans sa chapelle afin
de remercier Dieu comme il se devait. Il y resta longtemps, persuadé que sa fille allait
nombreuses certitudes. Certains parlaient de miracle, d’autres de chance, tout le monde avait
La petite ville d’Aystar connut son moment de gloire, beaucoup de visiteurs affluèrent
pour ne pas voir grand-chose, les auberges et les tavernes étaient pleines du matin au soir.
Chacun y allait de sa petite légende, racontait sa version des faits, voire ajoutait des détails à
l’histoire, déjà racontée des centaines de fois et modifiée tout autant. Puis, comme tout, les
Lilia se réveilla trois jours plus tard, fraîche et reposée. Elle but longuement à son
réveil, prit un long bain et si elle avait des sourires et des gestes tendres pour tout le monde,
silencieusement sur chaque chose et le soir venu, elle se rendit dans le bureau de son père
qui était passablement perturbé par son comportement étrange. Il la vit entrer avec une
certaine appréhension, elle paraissait si changée. Un peu comme si elle avait mûri d’un coup.
— Père, commença Lilia, je dois te parler, je pense que certaines questions doivent
trouver réponse. Cependant, il est des interrogations auxquelles je ne pourrai pas répondre,
par choix, mais aussi par sécurité. Pour commencer, continua-t-elle d’une voix douce, je suis
différente, physiquement la même, mais c’est à l’intérieur que le changement est le plus
grand. Je ne peux plus feindre d’être une jeune fille normale, car je ne le suis plus. Et c’est une
bonne chose, continua-t-elle avant que son père ne puisse ouvrir la bouche, car désormais je
sais pourquoi je suis née et ce que je dois faire. Père, fit-elle en s’approchant très près de lui,
je suis ta fille, cela ne changera jamais et je t’aime énormément, au-delà des mots. Mais tu
n’es pas sans savoir qu’au nord, dans les Deux Vallées, la guerre bat son plein. Des milliers
de pauvres gens ont péri dans d’atroces souffrances et cela ne fait que commencer. Si nous
— Attends père, laisse-moi finir, implora Lilia. Nous sommes en danger, car celui qui
mène cette guerre n’est pas des nôtres, c’est un être malfaisant sorti des profondeurs de la
contre lui, maintenant. Il est plus que temps. Nous sommes revenues, Isthir et moi, pour ce
— Père, coupa Lilia d’une voix douce mais ferme, je sais qu’Isthir n’est plus parmi
nous, enfin telle que tu l’imagines, mais elle ne nous a pas quittés, je peux sentir sa présence
tout près de moi. Et puis, tu n’as pas le choix, je dois partir. Toi qui as tant prié Dieu pour
nous sauver, tu voudrais trahir ta promesse ? Ne lui as-tu pas promis d’accéder à n’importe
Raul posa sur sa fille un regard interloqué, il avait tout promis à Dieu, mais pas ça !
Pas qu’elle le quitte pour une guerre qui ne les concernait pas ! Et que savait-elle de la
guerre ?
Il leva des yeux perdus sur Lilia, et lut une telle détermination dans son regard, qu’il
se sentit vidé de toute énergie. Elle allait partir qu’il le veuille ou non. Il eut un long soupir et
soudain, il se sentit plus léger. Sa fille posait sur lui un regard serein et tendre. Il lui sourit en
retour, vaincu, et lui ouvrit grand les bras. Elle s’y jeta avec joie.
Lilia se détacha de l’étreinte paternelle et joignit ses mains en coupe. Puis doucement,
elle écarta les doigts et sous les yeux ébahis de son père, une lumière vive fit son apparition.
— Elle est restée pour moi, son âme est entre mes mains père, elle me protégera et
Raul se laissa tomber en arrière, le souffle coupé. Deux miracles avaient bel et bien eu
lieu et voir l’âme de sa fille était la plus belle chose qu’il lui fut donné de voir. Il en était tout
Cette nuit-là, Lilia et lui discutèrent longuement, Raul apprit beaucoup sur sa fille et
en retour, elle apprit énormément de lui. C’était un homme bon et juste qui savait aimer.
L’aube pointait lorsqu’ils réalisèrent qu’il était temps de partir. Lilia eut une pensée pour sa
mère et Raul la rassura. Elle promit de revenir rapidement et le baron la crut. Enfin, elle
enlaça son père, lui communiquant toute l’énergie dont elle était capable et c’est l’esprit en
paix et le cœur apaisé qu’il put la laisser partir pour ce long et périlleux voyage.
Il fit atteler deux montures, empaqueter des provisions, du linge et des couvertures.
Il lui fournit également un nécessaire de voyage et de l’argent. Il eut un moment l’idée de lui
donner une arme, mais elle refusa énergiquement. Elle n’avait pas besoin de ça, Isthir saurait
la défendre et Raul n’en doutait point. Elle embrassa son père une dernière fois et s’en fut
dès le soleil levé. La petite ville dormait encore pour le plus grand nombre. Seuls le boulanger
et le pâtissier étaient en activité. Lilia eut une moue de dépit à la vue de la pâtisserie et elle
d’anniversaire ? Eh bien, les gâteaux et autres douceurs ont été distribués aux nécessiteux
qui ont pu se régaler une fois dans leur vie. Et père a commandé des macarons exprès pour
moi, dès que je me suis réveillée, ils n’attendaient que moi ! Et j’en ai une belle provision dans
mes bagages.
Lilia eut un sourire heureux, elle talonna gentiment son cheval et put sortir du village
avant que quiconque ne la voie. Elle partait vers son destin, certaine de faire ce qu’il fallait.
murmure joyeux coupa court à cette sombre pensée, Isthir était là…
Ils venaient de piller un village de plus et le commandant Gourne était plutôt content
de sa troupe de guerriers. Ils étaient vaillants, coriaces et sans état d’âme, ce qui était
essentiel pour la tâche qu’ils avaient à accomplir. Ils devaient tout simplement décimer
toutes les villes et villages du nord. Petits ou grands, tout y passait. Forts d’une armée de plus
d’un million d’hommes, ils n’avaient pas ou peu d’ennemis. Les rares guerriers qui osaient
leur faire face étaient anéantis rapidement. La rumeur disant que le général Arcien était
tombé lui aussi, dans la guerre des Deux Vallées, avait contribué à faciliter leur mission, car
Gourne inspecta ses troupes, mille hommes sous son commandement, détachés par
le Chevalier Noir lui-même. Vingt autres troupes comme la sienne arpentaient la terre du
nord, mais la sienne était l’une des meilleures. Il remarqua l’air hagard de certains de ses
gars, la fatigue se faisait sentir depuis des mois qu’ils étaient à cheval à dormir à la belle
étoile, cela épuisait même les plus endurcis des cavaliers. Il décida de monter son campement
dans le village. Ils bénéficieraient du confort des maisons qui n’avaient pas brûlé et des vivres
— On campe ici les gars ! hurla-t-il. Prenez les maisons, faites-vous un vrai repas et
entassez les morts sur un bûcher hors du village, cela nous fera un joyeux feu de camp.
Des hourras de joie retentirent au sein de la troupe. Un peu de répit leur ferait le plus
Atlans était en tête, il était solide, jeune et en bonne santé, aussi la fatigue n’avait pas
de prise sur lui. Il entra dans le village le cœur gonflé d’orgueil, lui et ses compagnons avaient
massacré, tué et violé ces culs-terreux au nom du Maître, et cela seul suffisait à justifier sa
cruauté. Il descendit de cheval, attacha sa monture devant une maison qui lui paraissait à
peu près habitable. Il entendit derrière lui ses compagnons en faire autant.
— Je viens avec toi Atlans, fit Gascar, son compagnon de route, il y aura bien assez de
Ils entrèrent dans une maison où trois cadavres gisaient au sol, tués proprement. Une
vieille femme, un homme encore plus âgé et un enfant. Tous assassinés d’un coup d’épée. Peu
de sang versé. Satisfait, Atlans prit un corps par les pieds et le tira vers la sortie, les autres
firent pareil avec ceux qui restaient. Ils attachèrent les cadavres aux chevaux avec des cordes
et les tirèrent jusqu’à la sortie du village. Là, ils firent un tas et allumèrent une fusée pour
indiquer l’endroit aux autres. Ils retournèrent ensuite à la maison où d’autres guerriers
Atlans se réserva une chambre propre et assez bien décorée, jeta ses armes sur le sol
trouva un jet d’eau derrière la remise. Il s’aspergea copieusement, se savonna comme il put
et se rinça. Ah, il se sentait mieux, plus humain. Il rentra dans la maison dégoulinant et
et un pantalon de toile immaculé, il enfila tout ça tranquillement. Gascar lui jeta un regard
peu amène, mais ne dit rien. Depuis le début, il trouvait le comportement d’Atlans étrange,
mais comme le jeune était un bon guerrier, efficace et motivé, il ne disait trop rien.
Cependant, il gardait toujours un œil sur lui. Parfois, il se demandait ce que le jeune homme
faisait avec eux et à le voir là déambuler tout nu et trempé comme une soupe, il y avait de
quoi se poser des questions. Mais bon, chacun ses lubies, se dit-il tout en l’observant.
Les hommes s’étaient mis à faire le repas avec ce qu’ils avaient trouvé et cela mettait
l’eau à la bouche. Du pain pas trop rassis, du lard, des pommes de terre, des morceaux de
jambon, des œufs et pour finir, des galettes au sucre. Arihs se mit aux fourneaux avec entrain,
ce colosse de plus de cent kilos absorbait une telle quantité de nourriture que c’en était
affolant. Ce soir, ils pourraient tous manger à leur faim et cela leur donnait du baume au
cœur. Le repas fut prêt rapidement et Arihs dressa une table sommaire. Un vrai festin de roi !
Ils allaient passer un bon moment. Alan revint la mine triomphante avec deux grandes
bouteilles de vin.
— J’y vais ! rugit Guine avec entrain. Eh ! Attendez-moi avant de commencer, je vais
Il posa les plats sur la table et rien que le fumet donna une faim de loup à Atlans. Leur
chef avait eu une excellente idée en posant leur campement ici. Un gueuleton, une bonne nuit,
concocté une omelette aux pommes de terre, des pommes de terre au jambon, fait griller des
tranches de lard épaisses sur du pain et tout cela en grande quantité. Comme Guine revenait
les bras chargés de bouteilles, ils purent commencer à manger et à boire. Ils firent cela avec
honneur et volonté. Une heure plus tard, pas un ne tenait encore debout. Ivres morts, ils
gisaient tous, soit sous la table, soit sur la table. Seul Atlans était sobre, car il s’était méfié de
cet alcool. Pour avoir vécu un petit moment dans une ferme viticole, il connaissait un peu les
vins et celui-là avait une odeur trop forte pour être honnête. C’était de l’eau-de-vie, pur jus,
rien de mauvais là-dedans, mais de quoi vous retourner le meilleur des hommes. Personne
ne résistait bien longtemps à ce type de breuvage, mais le pire serait le lendemain. Content
de lui, Atlans rota bruyamment, enfourna un gros morceau de galette au sucre dans sa
bouche et prit la direction de la chambre. Il s’écroula sur le lit, déboutonna son pantalon pour
se mettre à l’aise et ferma les yeux de contentement. Il était bien. Il se laissa doucement
sombrer dans le sommeil et s’installa plus confortablement, il était mûr pour dormir comme
un bébé. Soudain, sans comprendre pourquoi, il étendit la main et empoigna une masse de
cheveux. Un cri strident fit suite à son geste. Il ouvrit les yeux et eut la surprise de constater
qu’il tenait une chevelure rousse entre les mains et que cette chevelure appartenait à une
toute petite enfant morte de peur. La fillette s’était retournée et levait sur Atlans deux yeux
vert-doré affolés. Il desserra un peu sa poigne et la petite fille put se redresser un peu, la tête
penchée sur le côté pour ne pas trop souffrir de la pression, car la grosse main de l’homme
moment, les yeux haineux. Elle avait peut-être peur, mais ne l’en détestait pas moins. Atlans
en fut étonné, pourquoi tant de haine ? Puis il se mit à réfléchir et se dit qu’à sa place, lui aussi
— Bon, tu ne veux pas parler, hein ? Tu as raison, pas de temps à perdre, je vais
Joignant le geste à la parole, Atlans s’éjecta du lit, prit la fillette par le cou et serra un
— Je m’appelle Galatée, je suis la petite fille du foyer et je me cachais sous le lit, dit-
— Ainsi, tu as une langue, fit Atlans en desserrant un peu ses mains. Bien, quel âge as-
tu ?
— Huit ans, répéta Atlans, trop jeune pour moi, mais pour les autres… Qui sait ? Tu
Les grands yeux de Galatée se remplirent d’effroi, visiblement elle comprenait tout ce
qu’il disait. D’ailleurs, son regard disait qu’elle avait plus de huit ans, elle avait vu trop de
— Que va-t-il se passer petite fille, hein ? demanda Atlans en se grattant le menton.
illusion et espérait que l’homme ne serait pas trop cruel avec elle. Elle plongea ses yeux vert-
doré dans les yeux noirs du guerrier, le suppliant de faire vite. Toute sa famille avait été tuée,
Atlans fut désarçonné par le regard droit et franc de l’enfant. Elle ne manquait pas de
cran et son visage était particulièrement joli à regarder, les traits fins et purs laissaient
présager que la gamine serait une vraie beauté. Enfin, s’il la laissait vivre jusque-là. Honteux,
il s’aperçut qu’il ne pourrait pas la tuer aussi facilement que les autres villageois. Elle était
différente, plus forte, en tout cas plus intelligente, car elle avait réussi à se cacher. Et si le chef
n’avait pas décidé de revenir au village, elle serait passée entre les mailles du filet. Indécis, il
reboutonna son pantalon d’une main, prit la petite par le bras et la tira brutalement hors de
la chambre.
bruyamment. Pas un ne remua ou n’ouvrit un œil à son passage. Il espérait que les autres
soient dans le même état. Il traversa une bonne partie du village en tirant la gamine qui
rechignait un peu, mais les choses se corsèrent quand il arriva près du bûcher. Les corps
entassés brûlaient encore et l’odeur lui souleva le cœur. Galatée eut un hoquet et se mit à
pleurer bruyamment.
— Et alors ? hoqueta la fillette, qu’est-ce que ça peut faire ? Vous allez me tuer, non ?
Atlans posa un regard surpris sur Galatée, à vrai dire, il se demandait ce qu’il allait en
ce qu’il faisait était bien. La tuer était le plus simple, mais il réalisa que cette pensée lui
Alors il fit une chose incroyable et étrange. Il siffla en modulant sa voix, espérant qu’il
n’avait pas attaché trop solidement sa jument et attendit que sa monture vienne à lui. Puis, il
s’approcha de la petite et lui fit signe de se tenir tranquille. Personne ne semblait les avoir
— Je comptais m’occuper de cette petite, lui répondit Atlans. Loin des autres, pour ne
Gourne lui jeta un regard suspect, il savait qu’Atlans ne participait pas aux viols et
encore moins sur les enfants. Et il connaissait suffisamment les hommes pour savoir qu’il lui
mentait. Comme il n’était pas homme à perdre son temps avec des paroles, il tira son arme
et appela ses deux lieutenants qui ne devaient pas être loin, vu la vitesse à laquelle ils
rappliquèrent.
Atlans se dit que sa dernière heure était arrivée. Il connaissait Gourne et savait à quel
point celui-ci pouvait être expéditif. Il s’inquiéta pour la petite, qui risquait bien pire que lui
et fut étonné de sa réaction. Il agissait de façon étrange, cette gamine avait une drôle
se défendre, il l’avait laissée dans la chambre comme un idiot. Résigné, il décida de lutter
avec ses poings, au moins il pouvait espérer leur faire un peu mal.
Galatée en la regardant froidement. Voyons voir comment il va se débrouiller. C’est toi qui as
allumé ce bûcher, il me semble ? Bonne idée… Vous deux, fit-il à ses lieutenants, attachez-les
ensemble, solidement et fourrez-les sur le bûcher ! Notre cher Atlans va tester lui-même son
œuvre.
Atlans essaya bien de lutter, mais que faire contre des épées avec une gamine dans
les jambes ? Il fut maîtrisé et attaché rapidement et la petite avec lui. Dos à dos, tenus par des
cordes solides aux nœuds impossibles à défaire. La petite avait la tête au niveau de ses
omoplates et ses pieds basculaient dans le vide. La corde passait sous leurs bras, les
empêchant de glisser, ils étaient ficelés comme des cochons, il était impossible de se détacher
l’un de l’autre. Ils furent traînés vers le bûcher qui n’était plus que braises brûlantes. Ils
furent poussés rudement et Atlans chuta lourdement la tête la première sur un morceau de
bois incandescent. Une douleur fulgurante lui traversa la tête, une douleur atroce. Une odeur
de chair brûlée lui monta au nez et il sut que c’était la sienne. Il cramait littéralement. Il fut
soulevé, et la petite avec, par des mains brutales et jeté au milieu des corps qui se
consumaient. Il suffoqua sous l’odeur, mais lorsque sa propre chair commença à grésiller, il
hurla comme un possédé. Il n’entendait pas les cris de Galatée, seule sa douleur comptait. La
petite fille se contorsionnait, essayant d’échapper au feu. Dos à dos contre Atlans, elle était
un peu protégée, mais pas pour longtemps, car le corps de son protecteur se consumait.
les cheveux roussis et la moitié du visage affreusement défigurée. Il était horrible à voir, une
vision de cauchemars qui effraya même Gourne, pourtant peu impressionnable. Ils virent
avec stupeur Atlans se relever, puis sortir du bûcher en portant la gamine sur son dos. Il se
Les guerriers s’élancèrent à sa poursuite, mais Gourne les arrêta d’un geste. À quoi
bon ? Ils étaient condamnés tous les deux, Atlans n’avait plus de visage et la moitié de son
corps était mutilée. Il allait continuer à brûler en portant la petite fille sur ses épaules et
s’écroulerait mort. Et la fille ? Attachée comme elle l’était, elle ne risquait pas de s’enfuir et
allait mourir sur le dos d’un macchabée, dans d’atroces souffrances. Satisfait, Gourne s’en
Atlans courut longtemps, hurlant des mots incompréhensibles, les yeux luisant de
folie. Il s’arrêta d’un coup, incapable de faire un pas de plus et sombra dans un coma profond.
Sur son dos, Galatée souffrait horriblement. Ses bras étaient ankylosés et son torse lui faisait
mal. La corde la serrait tellement qu’elle avait du mal à respirer. Elle s’obligea à respirer
faible. Il gémissait et son corps était agité de soubresauts. Elle réalisa qu’il lui avait sauvé la
vie et que grâce à lui, elle n’avait que des blessures légères. Mais lui ? Il devait avoir le corps
ravagé, comment faire pour se sortir de là ? Elle essaya de bouger un peu, mais la corde était
solidement attachée. Elle se dit avec angoisse qu’elle allait mourir ici. Épuisée, elle ferma les
Atlans souffrait, il sentait que son corps était sérieusement atteint. Il n’allait pas
survivre, mais il valait mieux mourir que de ressembler à un monstre vivant. Il avait tout
perdu pour une petite fille, mais il se sentait bien au fond de lui-même. Ce qu’il avait fait était
juste, pour une fois, il avait agi avec humanité. Il était apaisé et se dit qu’il était temps de
lâcher prise. Mais un sanglot le tira de son inconscience. La petite ! Attachée sur son dos, elle
allait mourir à coup sûr. Il ne pouvait pas avoir fait tout ça pour rien. Il serra les dents et se
força à se réveiller et à se redresser, se préparant à une douleur horrible. Ce fut pire que ce
à quoi il s’était attendu. Il hurla longuement, certain qu’il allait de nouveau sombrer dans
l’inconscience. Mais il tint bon et put ouvrir les yeux. Il était allongé dans l’herbe, tout près
d’une rivière. Il se demandait pourquoi Gourne ne les avait pas poursuivis avant de
comprendre que c’était inutile, vu son état. Il respira doucement, il souffrait à chaque
inspiration et expiration.
— Galatée, chuchota-t-il, il faut que tu m’aides. J’ai besoin que tu sois forte, sinon nous
allons mourir tous les deux. Pour moi, c’est fini, il me reste peu de temps, mais pour toi, il y a
de l’espoir. Écoute, dans mes bottes il y a un couteau, avec lui tu pourras couper la corde.
Tout à sa douleur, Atlans n’avait pas senti la tension dans ses bras et la corde toujours
autour de son corps. Il soupira de dépit, ce qui lui arracha un cri de douleur. Puis, il écarquilla
les yeux de surprise, cligna pour fixer son regard, persuadé qu’il avait une vision. Devant lui,
sa jument, Féline, broutait paisiblement. Il se souvint soudain qu’il l’avait sifflée avant de
partir. Elle avait dû trouver le moyen de s’échapper. Il l’avait volée lors d’un massacre de
village, l’avait éduquée et lui avait prodigué soins et amour. Depuis, elle lui était entièrement
La jument leva la tête, regarda dans la direction d’Atlans, avança lentement et baissa
la tête vers lui. Elle lui souffla dans le cou en hennissant doucement.
— Féline, j’ai besoin de ton aide, coupe la corde, ordonna-t-il avec douceur. Va, coupe
ma belle.
La jument hésita, inquiète de voir son maître dans cette étrange position, puis
descendit son museau le long de son dos, sentant au passage l’odeur d’une autre personne et
— Oui, c’est ça, encouragea Atlans, la corde, vas-y, encouragea-t-il dans un souffle.
Galatée sentait le souffle de la jument contre son flanc, son museau long et fin lui
chatouillait le visage. Elle sentit plus bas que Féline s’attaquait à la corde, au niveau de sa
librement. Galatée tira de toutes ses forces sur la corde, libérant peu à peu son corps entravé.
La jument avait grignoté la corde à plusieurs endroits et les morceaux qui avaient brûlé se
cassèrent facilement, elle fut vite libérée. Galatée se mit debout et eut un vertige. Elle ferma
un instant les yeux pour se stabiliser et bougea prudemment les membres, elle avait les
articulations tout endolories et ne sentait plus ses bras. Quand le sol fut redevenu stable, elle
ouvrit les yeux et eut une exclamation d’horreur en voyant l’état d’Atlans. Ses vêtements
étaient déchirés, brûlés, le cuir de ses bottes avait fondu avec la chair de ses pieds, il n’avait
Le premier réflexe de Galatée fut de s’enfuir, après tout, lui et ses amis avaient détruit
son village. Elle s’éloigna de quelques pas, puis se mit à courir de plus en plus vite en dépit
des fourmis qui couraient dans tout son corps et d’une atroce douleur qui pulsait dans ses
bras. Elle avait retrouvé la liberté et il était hors de question qu’on la lui reprenne. Mais une
petite voix lui soufflait que ce qu’elle faisait n’était pas bien. Aussi, essoufflée, elle s’arrêta de
courir et fit marche arrière, tête basse. Elle ne pouvait pas laisser Atlans mourir tout seul.
L’homme était toujours étendu sur l’herbe, sa jument à côté de lui. Il ne bougeait pas
et semblait plus mort que vif. Il était agité de soubresauts, signe qu’il devait souffrir
horriblement ou que ses nerfs avaient été touchés. Elle s’approcha de lui et flatta l’encolure
de Féline. Elle s’agenouilla et croisa les yeux noirs de l’homme, ils brillaient de douleur, mais
Galatée haussa les épaules, mais eut un petit sourire. Elle se redressa, fouilla dans les
rivière et prit un peu d’eau, qu’elle but avidement avant de la remplir à nouveau. Elle revint
vers Atlans toujours étendu sur le ventre, les yeux grands ouverts. Il se demandait à quel jeu
s’adonnait la petite fille. Elle s’accroupit près de lui et lui versa de l’eau sur les lèvres pour
commencer et dans la bouche du mieux qu’elle put. Atlans éprouva un immense bien-être
quand l’eau coula dans sa gorge irritée et douloureuse. Il ferma les yeux un moment, il avait
besoin de repos, il sentait ses forces l’abandonner et s’il ne mourait pas maintenant, c’est
La petite fille eut un mouvement de recul, ce qu’elle voyait lui donnait des frissons.
Atlans s’agrippa à elle, manqua de la faire tomber et prit appui sur son bras pour se
regarder sa poitrine. Il parvint à s’asseoir, le souffle court. Il siffla Féline qui s’approcha tout
près de lui, il lui fit signe de se baisser et la jument se mit à sa portée. Il empoigna la crinière
d’une main tremblante et se redressa. Les jambes flageolantes, il resta un long moment la
moitié du visage non abîmée contre le cou de la jument et reprit ses esprits. Puis, se sentant
ruisseau.
C’était un peu plus qu’un ruisseau, car un homme pouvait s’y baigner et avoir de l’eau
jusqu’à la taille, jugea Atlans. Il prit une grande respiration, fit avancer Féline au plus près du
bord et dans un grand cri de douleur se jeta dans l’eau fraîche. L’eau lui fit un grand bien, elle
hurlant, car la peau venait avec. Il fut rapidement tout nu et grelottant. Son corps le brûlait,
mais sa tête lui disait qu’il avait froid. Il resta encore un moment dans l’eau, s’immergeant et
souhaitant ardemment mourir noyé, mais la délivrance ne vint pas. Il se résigna à sortir de
la rivière et eut la surprise de voir Galatée qui l’attendait avec un large tissu. Où avait-elle
trouvé ça ? Il s’en recouvrit les épaules, veillant à ne pas trop toucher son corps meurtri. Puis,
— Pendant que vous étiez dans l’eau, j’ai vu une cabane là-bas, fit-elle, elle est vide, je
suis allée voir. C’est là que j’ai pris le drap. J’ai vu du sang près de l’entrée, beaucoup, alors je
suppose que l’occupant a été tué. On pourrait y passer la nuit et après, on verra.
— C’est une sage décision, accepta Atlans. Allons-y tant que je le peux. Ensuite, je ne
présume de rien. Il fit signe à Féline et s’accrocha une fois de plus à la crinière flamboyante,
car il était incapable de monter. Ils firent le trajet jusqu’à la cabane dans un silence
entrecoupé de gémissements, de cris et de souffrance. Atlans n’en pouvait plus. Il fit les
derniers pas les yeux brouillés et c’est avec soulagement qu’il s’écroula sur un lit pas très
propre, mais un lit tout de même. Il était sur le dos, l’esprit en dérive, quand il sentit une
Atlans crut à une plaisanterie, mais il vit que la petite fille pensait ce qu’elle disait. Elle
l’avait vu tel qu’il était, sans âme et affreux. Elle avait raison. Il ferma les yeux et cette fois,
s’endormit pour de bon. C’était un sommeil lourd, comateux, le sommeil d’un homme au seuil
de la mort. Galatée le fixa longuement, ne sachant si elle devait espérer sa mort ou non. Elle
était là avec lui, et c’était son choix. Elle soupira et se leva. Elle avait beaucoup de choses à
faire. Pour commencer, elle fouilla dans la cabane à la recherche de nourriture. Elle trouva
plus qu’elle ne le pensait, car la cabane avait été habitée apparemment par une personne qui
aimait manger et être confortablement installée. Elle avait trouvé une armoire remplie de
victuailles et du pain pas trop rassis. L'endroit avait besoin d’un bon coup de balai, d’un coup
de brosse et d’être aéré un peu, mais finalement, il était plutôt confortable. Un lit étroit sur
lequel dormait son sauveur, une table, deux chaises et un fauteuil meublaient la pièce. Une
commode servait de vaisselier et d’armoire à vêtements. Elle dénicha une chemise très large
et un pantalon avec un cordon, elle mit ça de côté pour Atlans, au cas où. Puis, elle eut la joie
de découvrir derrière un tas de linge, des onguents et des pansements. Elle allait pouvoir
Elle tria ce dont elle avait besoin, confectionna des pansements et fit chauffer de l’eau.
Sa grand-mère lui avait appris comment soigner, elle savait faire. Mais avant, elle décida de
prendre soin d’elle et de se préparer un repas, elle n’avait rien dans le ventre depuis la veille.
Elle se fit un gros sandwich de pâté et tout en mangeant, fit le point sur sa situation. Elle eut
un hoquet, cessa de mastiquer et se mit tout à coup à pleurer à chaudes larmes sans pouvoir
s’arrêter.
larmes lui broyaient le cœur. Il avait envie de la consoler, mais ne pouvait faire un geste, il
était trop loin, trop faible. Il projeta sa pensée vers la petite fille et la rassura de cette façon,
en lui murmurant des paroles venues de son âme. Peu à peu, les larmes se tarirent et la petite
fille se remit à manger. Il faut prendre des forces, lui disait la voix mentale de Atlans, il faut
Galatée luttait contre cette voix douce, mais comme dans un songe, elle termina son
repas et s’installa dans le vieux fauteuil de velours passé. Elle sombra aussitôt dans le
sommeil où elle fit des rêves étranges. Atlans était là, il n’avait pas ses horribles blessures et
il lui demandait pardon pour tout le mal qu’il avait pu faire. Au début, Galatée ne voulait pas
pardonner, mais peu à peu son cœur se faisait plus tendre et elle accordait son pardon.
Soulagé, Atlans la remerciait chaudement, il l’embrassait sur le front et son baiser était
empreint de chaleur et d’affection, il lui promettait de prendre soin d’elle et de veiller sur
Galatée avait un sourire plein de joie, elle croyait ce que lui disait le guerrier, elle
voulait y croire, elle qui se sentait si petite et si seule. Atlans lui promettait une nouvelle fois
et partageait son sang avec elle. C’était un rituel ancien que seuls les frères d’armes, de lait
ou les amis intimes pouvaient partager. Rarement, il était fait avec une femme et encore
moins avec une enfant. Pourtant, cette nuit-là, un lien puissant et unique unit une enfant et
un guerrier, un lien qui leur permettrait à tous deux d’atteindre un niveau de compréhension
de l’autre jamais atteint. Ils fusionneraient dans la pureté et l’abandon total, ils deviendraient
frère et sœur, père et fille, ils uniraient leur vie au-delà des mots, au-delà de la raison. Ils
Atlans pour sa part, sortit d’un assoupissement profond pour plonger dans une
léthargie réparatrice. Il ne sentait plus la douleur de ses brûlures, il ne sentait rien d’autre
qu’une profonde envie de se reposer et de réparer son corps meurtri. Il se laissa emporter et
Galatée fut réveillée par un son lent mais répétitif, une chose cognait avec régularité
à la fenêtre. La petite fille sursauta avant de reconnaître la jument. La pauvre bête devait
mourir de faim et de soif. Galatée bondit de son fauteuil, fraîche et reposée et se précipita
hors de la maison. Elle alla cajoler Féline qui lui rendit son affection, partit à la recherche
d’un seau et trouva une petite remise derrière la cabane. Une odeur horrible lui souleva le
cœur lorsqu’elle en ouvrit la porte. Le corps d’un vieil homme gisait sur un tas de bois. Elle
se hâta de refermer la porte, le cœur au bord des lèvres. Elle fonça dans la maison la peur au
ventre, elle ne voulait plus voir de morts. À l’abri, elle se rassura et retrouva le courage de
sortir. Elle refit le tour de la maison en prenant soin d’éviter la remise et trouva un seau posé
près d’un lavoir. Elle courut au ruisseau pour le remplir d’eau fraîche. Ensuite, elle partit à la
recherche d’un peu de foin, avant de se dire que la jument avait de quoi se remplir le ventre
pour un moment avec toute l’herbe qu’il y avait autour de la maison. Et l’eau alors ? Elle
pouvait aller boire toute seule au ruisseau… Alors que voulait-elle ? Pourquoi cogner contre
la fenêtre ?
La jument la regardait, un air interrogateur dans ses prunelles dorées. Elle s’étonnait
de toute l’agitation de la petite fille. Mais oui ! se dit Galatée, elle veut des nouvelles de son
Elle rentra dans la maison, un peu honteuse de ne pas avoir pensé au guerrier plus
tôt. Elle s’approcha du lit, l’homme paraissait dormir, en tout cas il avait meilleure mine et il
ne gémissait plus. D’ailleurs, se dit Galatée avec étonnement, il paraissait mieux qu’en forme,
il avait l’air normal, plus que normal même ! Elle écarquilla les yeux, stupéfaite. Atlans n’était
plus Atlans ! Enfin si, c’était le même, mais différent. Ses cheveux avaient repoussé et au lieu
d’être noirs comme avant, ils étaient devenus rouges, d’un beau rouge flamboyant. Il avait le
teint plus pâle, mais comme nacré. Il était devenu très beau, mais surtout ses blessures
avaient complètement disparu. Elle s’approcha plus près et souleva doucement le tissu
qu’elle avait mis sur lui. Rien ! Il avait la peau aussi lisse que celle d’un bébé. Elle reposa
vivement l’étoffe et s’enfuit hors de la maison, toute chamboulée. Que lui était-il arrivé ? Elle
se souvenait vaguement d’un songe cette nuit, mais si ténu, si lointain qu’elle n’arrivait pas à
mettre des images nettes dessus. Subitement, elle regarda son poignet et elle devint toute
pâle. Une mince ligne blanche qui n’existait pas avant le traversait dans sa largeur. Elle avait
fait le rituel du sang… Elle courut vers la maison et prit fébrilement le bras d’Atlans, il avait
la même cicatrice blanche et fine. C’est avec lui qu’elle avait fait le rituel, mais quand ?
profondeur, elle pouvait le lire sur ses traits. Il avait commencé à changer quand il lui avait
sauvé la vie. Elle avait éveillé quelque chose en lui. Mais quoi ? Atlans dormait profondément,
durer, mais un petit moment, je pense. Je vais me promener, si tu veux, tu peux venir avec
moi.
Féline hennit doucement et suivit la petite fille en la poussant de son long museau de
temps en temps, pour jouer. Si ça se trouve, nous avons le même âge, se dit Galatée, en se
mettant à jouer à son tour. Elle retrouva un temps son insouciance et oublia ses soucis.
savait différent, profondément différent. Jamais il n’avait connu une telle sérénité. Il dormait,
apaisé, mais avait une conscience aiguë de ce qui l’entourait. Il pouvait sentir l’herbe de la
prairie, le parfum des fleurs sauvages, son cœur pulsait au rythme de la vie qui s’épanouissait
autour de lui. Il s’éveilla soudain, l’esprit alerte et le corps reposé. Il resta allongé un moment,
écouta le bruit de son cœur. Il promena ses mains sur son torse, à peine étonné de le sentir
lisse et doux, puis sur son visage où toute trace de brûlure avait disparu. Il se leva enfin et
constata que la matinée était bien avancée. Il ne vit pas Galatée, mais sut qu’elle n’était pas
loin, le lien puissant qu’ils avaient tissé durant la nuit, ce lien qui lui avait sauvé l’âme et la
vie, les unissait à jamais. Rassuré, il fouilla dans la maison à la recherche d’un sac où entasser
ce dont ils auraient besoin pour leur longue route. Il trouva un vieux balluchon encore en
bon état, ainsi qu’une chemise et un pantalon propres. Il supposa que Galatée avait pensé à
lui. Il enfila le tout, choisit de la nourriture non périssable, prit deux couvertures et de quoi
voyager léger. Enfin prêt, il partit à la recherche de la gamine et de sa jument. Il les trouva un
coup, indécise. Atlans lui ouvrit grand les bras et elle s’y jeta avec élan. Elle avait retrouvé un
— Tout est prêt ma douce, fit Atlans en la soulevant et en la posant délicatement sur
le dos de Féline.
Atlans saisit la bride et ils s’en allèrent tranquillement. Ses cheveux rouges volaient
au vent, longs et soyeux, ils jetaient des éclairs de feu. Fascinée, Galatée se dit que le soleil
il allait, mais la gemme qu’il avait au front pulsait faiblement lorsqu’il était sur la bonne voie.
Il sentait sourdre une énergie immense de cette pierre, faite pour lui. Il se demandait souvent
pourquoi Arcien ne l’avait jamais utilisée pour ses propres besoins et se disait que la réponse
à cette question viendrait le moment venu. Il savait qu’il avait subi une métamorphose
extraordinaire et il en était enchanté. Avant, on le prenait pour un idiot, car il avait tendance
mais il ne regrettait pas ce qu’il avait été, car c’est en partie grâce à cette qualité qu’il avait
pu devenir ce qu’il était à présent. Mais désormais, on ne pouvait plus le prendre pour un
Il marcha un long moment sans éprouver de fatigue, avant d’arriver aux abords d’un
gros bourg. La nuit était tombée, aussi, il rencontra peu de monde. Il n’était jamais venu ici,
pourtant, il connaissait intuitivement les lieux. Et il sentait que d’une certaine façon, il était
attendu. Il traversa une ruelle, puis une artère plus grande avant de trouver la bonne adresse.
Il leva le nez sur un écriteau qui se balançait au vent et lut : L’auberge du Bois d’Or, oui, c’était
là. Il poussa la porte et fut accueilli par une bonne odeur de ragoût. L’auberge était bondée
et peu de gens remarquèrent son entrée. Il s’avança au milieu de la pièce, cherchant des yeux
Il trouva une petite place libre au fond. Il bifurqua entre les tables et les chaises avant
de pouvoir s’y installer. Les discussions allaient bon train et la bonne humeur circulait
partout. Un vieil homme frêle vint à sa rencontre. S’il avait remarqué l’air étrange de
Mérisian, il n’en laissa rien paraître. Il devait considérer que la gemme et les cheveux verts
davantage.
— Bien jeune pour se promener tout seul dans une taverne, fit le vieux.
Le vieux hocha la tête avec commisération. Il avait entendu dire que des villages
entiers étaient massacrés et que la guerre des Deux Vallées avait fait des ravages. Il regarda
le jeune homme avec plus d’attention et eut un hoquet de surprise. Puis, il attrapa le poignet
— Viens avec moi, il faut que le Maître te voie, je pense que tu vas l’intéresser.
suivit. Ils passèrent devant le comptoir et le vieux poussa une lourde porte de bois. Ils
pénétrèrent dans une petite pièce agréable et la traversèrent avant de se retrouver dans une
salle plus grande, chaude et confortable. Elle était décorée avec soin et Mérisian se dit qu’il
devait être dans la partie réservée à la famille. Un homme et une femme se tenaient là,
attablés devant un repas. L’homme leva la tête et une émotion intense traversa son visage. Il
posa lentement la fourchette qu’il avait dans les mains et repoussa sa chaise. Sa femme, qui
encore plus vive que celle de son mari. Elle poussa un cri et porta sa main à sa gorge avant
La femme se relevait déjà, le teint pâle. Elle regardait fixement Mérisian, visiblement
perturbée par ce qu’elle voyait. Rassuré, son mari se tourna lui aussi vers le jeune homme.
comme déjà vécue mille fois. Il savait que l’étonnement de ces gens n’était pas seulement lié
à lui, mais à autre chose, et il allait bientôt savoir quoi. Il était d’ailleurs venu pour cela.
— Mérisian, répondit-il d’un ton posé, le regard clair et le sourire aux lèvres.
Le père hocha la tête et sortit d’un pas un peu raide de la pièce. La mère s’approcha
de lui à pas lents, méfiante et cependant, irrésistiblement attirée. Elle ne cessait de fixer son
front, les yeux agrandis pas l’angoisse. Elle tendit une main tremblante vers Mérisian.
tristesse s’était abattue sur elle. Elle pressentait que ce jeune garçon viendrait un jour et elle
La porte s’ouvrit et l’homme entra, accompagné d’une toute petite fille d’à peine
quatre ans. Elle ouvrait de grands yeux ronds, tout étonnée de se retrouver debout à cette
heure tardive. Puis, ses yeux se posèrent sur Mérisian et un cri de pure joie retentit. Elle
— Tu es venu, fit-elle avec extase, je le savais, je l’avais dit à papa et maman. Regarde,
Au milieu de sa petite main droite, elle avait un tatouage qui représentait trait pour
trait la gemme que Mérisian portait au milieu du front. Il en fut fasciné. Il prit la main de la
petite fille et délicatement, la posa sur sa propre gemme. Aussitôt, une lumière intense fusa
Le père et la mère de la petite fille se mirent les mains sur les yeux, tant la lumière les
aveuglait. Seul le vieil homme observait la scène avec grand intérêt. Il semblait que la lumière
l’acceptait et l’autorisait à voir ce qu’étaient ces deux enfants. Et ce qu’il vit ensoleillerait le
des yeux. Ils étaient auréolés d’une lumière blanche très vive, comme un cocon chaud et
moelleux. Seule l’énergie qui pulsait autour d’eux était forte, comme une sorte de protection
lumière se fit plus douce, puis il n’y eut plus que le halo lumineux et enfin, plus rien. Seuls
— Cassandre, fit Mérisian d’une voix rêveuse, quel joli prénom. Il te va bien.
— Mérisian n’est pas mal non plus, fit la petite fille mutine.
Ils se tournèrent tous deux vers les parents de la petite fille. Curieusement, la gemme
avait cessé d’être visible et les cheveux verts de Mérisian paraissaient d’une autre couleur.
Myrha cligna plusieurs fois des yeux pour être certaine de ce qu’elle voyait.
Le vieux qui avait amené Mérisian au sein de la famille n’avait pas perdu une miette
de la scène qui se déroulait sous ses yeux. Il s’approcha de sa fille et lui tapota gentiment
l’épaule. Il se doutait que pour elle, ce qui se passait ici la dépassait largement.
— Rassure-toi ma fille, fit le vieux, moi aussi j’ai vu. Elle m’a fait le coup à moi aussi,
elle ne se montre que quand elle en a envie ou besoin. Hein, mon garçon ?
Mérisian eut un sourire mystérieux et le vieil homme lui fit un clin d’œil. Cassandre,
qui aimait beaucoup son grand-père, s’approcha de lui et l’entoura de ses petits bras. Il était
Mérisian hocha la tête avec vigueur. Il était tout à fait d’accord et la pierre aussi
d’ailleurs. La mère de Cassandre ne pouvait en supporter davantage, elle s’effondra dans les
Depuis que sa fille était née, elle savait qu’elle était différente. Qui naissait avec un
tatouage dessiné dans la paume ? Mais cela n’était rien en comparaison de tout le reste.
Cassandre s’était mise à parler très tôt et très bien, elle n’avait jamais été réellement une
enfant. Même si c’était un petit être exquis, elle était trop différente pour que ses parents
aient pu la considérer comme un bébé ou une enfant. Elle leur avait parlé de Mérisian, de sa
venue et qu’il allait venir la chercher pour l’emmener voir les autres. Elle avait aussi parlé de
la guerre et avait conseillé à ses parents de fuir vers le sud en emportant tout ce qu’ils
pouvaient. Elle disait que des guerriers allaient arriver, tout saccager et tuer tout le monde.
Cassandre se détacha des bras de son grand-père pour aller enlacer sa mère. Elle
— Ne t’inquiète pas maman, nous nous reverrons, je l’ai vu. Et toi avec papa, il faut
que vous partiez vous aussi. Prenez de l’argent, beaucoup d’argent, des chevaux et des vivres
dans un chariot et allez vers le sud. Cherchez un village du nom de Sarine, là, vous serez en
sécurité pour ce qui doit arriver. Mais ne perdez pas de temps, là-bas, je saurai vous
retrouver.
rumeurs sont de plus en plus effrayantes et l’armée de l’empereur avance. Faites ce que
vous dit la môme, moi je vais partir avec les deux gosses. Je ne sais pas à quoi je vais
pouvoir leur servir, mais je suppose qu’un vieux avec des enfants attire moins
vous aurez vous aussi votre rôle à jouer. Nous avons chacun une mission et il s’avère que
Cassandre et moi sommes unis par la magie de la pierre, c’est pour cela que nous devons
contre lui puis l’embrassa tendrement sur le front. Il se releva et sans un mot quitta la pièce.
Il savait ce qu’il devait faire et c’est sa toute petite enfant qui avait raison. Plus le temps de
tergiverser, il fallait agir. Myrha restait là, sans énergie, les bras ballants, le cœur chaviré. Son
bébé allait partir et elle ne pouvait rien faire pour la retenir. Sa vie s’écroulait et son mari
— Non maman, il ne trouve pas ça normal, fit Cassandre en regardant sa mère droit
dans les yeux et en lui prenant les yeux. Il sait que j’ai raison, il fait juste ce qui doit être fait,
Plus que tout autre chose, c’est l’anxiété dans la voix de sa fille qui la ramena à la
raison et lui fit réaliser à quel point Cassandre était petite, et à quel point elle avait besoin
d’amour, de réconfort et de soutien. Elle prit sa fille par la taille, la souleva contre elle et lui
fit le câlin que la petite attendait depuis longtemps. Enfin, mère et fille se retrouvaient pour
se séparer certes, mais elles savaient qu’elles s’aimaient et cela n’avait pas de prix. Myrha
parvint à ravaler ses larmes, fit un énorme baiser à sa fille et la posa à terre.
— Viens, nous allons préparer un petit sac pour toi, un autre pour ton grand-père et
de quoi vous nourrir… Enfin, nous allons nous préparer à partir, soupira-t-elle.
grand-père grommela quelque chose dans sa barbe avant de les suivre. Il ferait son sac tout
sentiments pour finalement accepter ce qui pouvait paraître monstrueux. Comment des
parents pouvaient laisser une petite fille de quatre ans partir avec un inconnu sur les routes
en temps de guerre ? Mérisian eut un sourire, car lui savait à quel point c’était douloureux
pour eux, il l’avait senti et d’ailleurs, l’acceptation des parents n’avait été possible que grâce
à son intervention. Il ne savait pas comment il avait fait, mais c’était ainsi. Grâce à la gemme,
il avait pu les persuader sans effort de faire ce qu’il désirait. Il détenait un bien grand et
Myrha revint peu de temps après, les bras chargés, Cassandre trottinant derrière elle.
Elle sourit au jeune homme, étonnée d’éprouver de l’affection pour quelqu’un qu’elle ne
connaissait pas.
— Vous partirez demain matin, il est hors de question de partir en pleine nuit et j’ai
besoin de passer encore quelques instants avec ma fille. Nous allons finir de ranger ceci dans
Elle posa son barda sur la table, fit le tri, plia et rangea le tout dans les deux sacs à dos
— Voilà ! C’est prêt. Un peu de nourriture, de l’argent et tout sera parfait pour demain.
Viens, proposa-t-elle à Mérisian, les chambres sont en haut. Une bonne nuit de sommeil et
Ils grimpèrent un escalier et débouchèrent sur un long couloir. Une porte s’ouvrit
— Ah, cette vieille bique ! hurla-t-il. Elle m’a encore piqué mon tabac, si je l’attrape, je
l’étripe…
Il passa en trombe devant eux, descendit les escaliers quatre à quatre en vitupérant
— C’est Mouf, sa chatte, elle lui vole toujours des tas de choses, c’est un jeu entre eux,
Elle prit la main de Mérisian et lui montra sa chambre. Elle ouvrit une porte et il eut
la satisfaction de découvrir un lit moelleux et accueillant dans une pièce assez grande.
— Bonne nuit, fit Cassandre et elle disparut à son tour dans une autre pièce.
Mérisian crut entendre un rire, puis, plus rien. Myrha lui souhaita aussi bonne nuit et
suivit le même chemin que sa fille. La famille avait décidé de passer cette nuit ensemble.
Il posa son sac à terre et observa les lieux. Il nota avec joie qu’il y avait une cuvette et
une grande carafe d’eau. Il pourrait enfin se laver un peu. Il prit des affaires propres, se
déshabilla puis fit une toilette sommaire qui lui procura le plus grand bien. Rafraîchi, il enfila
une chemise longue et s’allongea sur le lit. Confortable à souhait. Il ferma les yeux et sombra
dans le sommeil.
yeux brillants, l’observait avec affection. De grandes cernes soulignaient ses yeux bleu
pervenche, signe qu’elle n’avait pas beaucoup dormi. Mais elle était heureuse et pleine de vie.
préparé un énorme sac pour lui, ce qui a beaucoup énervé maman et il a mis tout un tas de
choses dedans, c’est fascinant. Et pour toi, maman a donné ça, fit-elle en essayant de soulever
un sac à dos posé près de son lit. Elle a mis des chemises et des trucs pour garçon, pour ne
Mérisian s’habilla rapidement, enfila ses chaussures et prit son nouveau sac, assez
lourd. Il vida le sien et transvasa le tout dans son nouveau bagage sans même regarder ce
qu’il y avait dedans. En bas, tout le monde était déjà attablé, l’air sentait bon le café, le
chocolat et le thé. Des viennoiseries, du pain, du beurre et de la confiture étaient étalés sur
— Bonjour mon garçon, répondit le vieux. Ah, je m’appelle Rufus et puisqu’on doit
— Ce n’est rien, tu es un jeune garçon, il faut bien qu’on s’occupe de toi. Allez, mangez
Il s’assit et dévora un énorme petit déjeuner sous l’œil attendri de Myrha. Elle aimait
que les enfants aient bon appétit. Pourtant, c’est avec une certaine nostalgie que le repas prit
— J’ai une idée, proposa Rufus. Et si on faisait un bout de chemin ensemble ? Après
tout, nous allons sur la même grande route pendant au moins deux heures. La séparation
Les visages se détendirent, tous approuvèrent avec soulagement. Ils laissèrent tout
en plan, conscients qu’ils ne reviendraient pas et qu’il n’était pas nécessaire de mettre la
maison en ordre. Riddle s’était occupé de ranger un peu l’auberge et avait chargé pendant
une bonne partie de la nuit leurs biens les plus précieux dans une énorme carriole qui
attendait sous le porche d’entrée. Ils ne manqueraient de rien, l’auberge avait rapporté plus
d’argent qu’ils n’auraient de temps pour le dépenser et ils avaient des provisions à profusion.
Quatre chevaux tiraient la carriole et cinq autres étaient attachés à l’arrière. Ils étaient prêts
Myrha fut la dernière à sortir, elle sécha une larme, puis redressa les épaules. Sa fille
leur avait beaucoup parlé durant cette nuit et elle savait beaucoup de choses maintenant.
Elle connaissait un peu de son avenir et elle devait s’avouer que, si cela lui faisait un peu peur,
elle était tout de même assez excitée par l’aventure. Elle donna un tour de clé dans la serrure
de son mari qui lui sourit tendrement pour la réconforter. Cassandre se plaça entre les deux,
un sourire ravi aux lèvres, Mérisian et Rufus s’installèrent à l’arrière sur une petite planche
Féniel en aurait hurlé de rage, il était entouré d’une bande de crétins incapables,
d’abrutis finis. Assis, les pieds étalés sur son bureau, il considérait avec hargne la personne
debout face à lui. Étrange comme ce petit homme insipide pouvait inspirer autant de peur
autour de lui. L’empereur était pourtant assez quelconque, ni gros, ni maigre, juste normal
avec une bouche peut-être un peu trop molle. Mais ce qui avait plu à Féniel, c’était la lueur
de folie qui s’allumait parfois dans le regard du monarque. Une folie furieuse, de celles qui
sont capables de semer la haine et la désolation partout autour. Et il s’acquittait très bien de
qu’à pousser un peu pour accentuer ce petit travers, tout en restant dans l’ombre. Il était trop
tôt pour se montrer, il devait encore rester prudent. Son but à lui était plus grand que de
gouverner une bande de crétins, lui, il voulait le pouvoir au sens le plus large du terme.
La règle étant d’être désigné empereur de père en fils, Rathen n’avait eu qu’à tendre
la main pour prendre le sceptre du pouvoir. À l’époque où Féniel l’avait connu, l’empereur
de Serthas-la-Noire n’était encore qu’un enfant, mais un enfant qui promettait. Tous deux
avaient eu le même précepteur, un homme froid et cynique qui s’amusait à les humilier du
mieux qu’il pouvait. Très vite, Féniel lui avait montré qui était le maître. Sous les yeux du
futur empereur, il avait forcé le précepteur à s’agenouiller devant lui pour demander pardon.
Féniel n’était qu’un enfant lorsqu’il apprit pour la première fois à dominer les autres
grâce au pouvoir de la pensée. Sa mère, une femme étrange qui l’avait mis au monde dans la
terreur et la douleur, avait su résister aux pressions de son entourage qui lui disait de se
débarrasser de lui. Elle avait refusé, non pas par amour, mais pour se venger. Elle espérait se
servir de l’enfant pour détruire celui qui l’avait engrossée de force. L’empereur Arthen lui-
même l’avait violée, battue et laissée pour morte, mais elle avait survécu et mis son bâtard
au monde. Féniel était donc le demi-frère de Rathen, sans que celui-ci ne le sache. D’ailleurs,
il aurait fallu regarder de très près pour remarquer ne serait-ce qu’une infime ressemblance.
Nouria, sa mère, avait patiemment attendu son heure et lorsque la mère de l’empereur avait
cherché un compagnon de jeu pour son fils, elle s’était arrangée pour mettre Féniel sur la
liste des prétendants. Le charme, l’intelligence et la fourberie de son fils avaient fait le reste.
Il avait été choisi haut la main et depuis, il vivait dans les appartements royaux, près du petit
empereur. Ainsi, Nouria savait exactement ce qui se passait au château et elle attendait,
Nouria avait élevé Féniel dans la haine de l’autre, de l’homme et de la race humaine
en général. Elle lui avait appris à dissimuler ses sentiments, à présenter son meilleur visage
pour mieux détruire ensuite. Mais, mieux que tout cela, elle lui avait enseigné la magie, celle
de la mort, de la peur et de la terreur. Il était devenu excellent, si bon même qu’il avait
surpassé sa mère et qu’il lui avait fallu rapidement d’autres professeurs plus expérimentés.
Féniel était doué, il apprenait vite, il n’avait peur de rien et sa beauté lui ouvrait des portes
initié à la magie de la terre, le côté sombre de la terre, celle des poisons, des sortilèges de feu
et des potions. Il avait aussi retrouvé des grimoires anciens et ce qu’il n’avait pu apprendre
dans les livres, il l’avait appris de lui-même en invoquant des démons de l’entre-deux-
mondes. Il avait failli y laisser la vie plus d’une fois, mais il était toujours là, vainqueur et de
Sa mère n’eut pas le plaisir d’ourdir sa vengeance jusqu’au bout, Féniel gardait
l’empereur vivant pour mieux le manipuler, alors qu’elle voulait le voir mourir dans
d’atroces souffrances. Pour cela, il fallait atteindre un niveau de magie suffisamment élevé,
car l’empereur était fortement protégé par une magie puissante, difficile à combattre. Elle
n’avait pas le niveau, son fils si. La mère et le fils n’éprouvaient aucun amour l’un pour l’autre
et Nouria sentait que Féniel lui échappait. Alors, elle voulut le ramener à sa cause en
pratiquant la magie sur lui. Elle tenta sa chance une nuit, alors qu’il dormait. Elle commença
à psalmodier un sort d’enchaînement, mais Féniel s’éveilla d’un coup, le sourire aux lèvres.
Il eut à peine un regard pour sa mère lorsqu’il lui fit éclater les tympans pour commencer et
lui infligea ensuite une rupture massive des vaisseaux sanguins du cerveau. Nouria ne
mourut pas, elle devint un légume sans vie qui désormais, ne se mettrait plus en travers de
son chemin. Il n’éprouvait aucun remords, après tout, c’est elle qui avait tenté un sort contre
lui, il n’avait fait que se défendre. Il garda l’empereur suffisamment longtemps en vie pour
accéder à un poste clé dans le gouvernement et une fois que cela fut fait, Arthen mourut
subitement d’une crise cardiaque. Son fils d’à peine vingt-et-un ans le remplaça et Féniel
concours de magie était organisé tous les cinq ans et les plus prometteurs des candidats
étaient retenus pour suivre les cours spéciaux particuliers, donnés par les grands maîtres.
Féniel avait réussi le concours haut la main et suivi des cours ennuyeux qu’il maîtrisait déjà,
car quoi qu’on en dise, la magie noire et blanche avaient beaucoup en commun. Seule
l’utilisation que l’on en fait détermine le camp pour lequel on travaille. Féniel avait choisi
depuis longtemps son propre camp. Il était entré dans l’école de magie avec l’espoir
d’apprendre des choses nouvelles, car il savait les maîtres de Magie, forts, très forts. Mais ils
ne partageaient pas leur savoir et ce qu’ils dispensaient était sans intérêt pour Féniel. Il avait
eu le sentiment de perdre son temps et peu à peu, avait séché les cours.
Grand et mince, Féniel avait un corps athlétique, des épaules larges et les hanches
minces. Son visage attirait comme un aimant, tant il était parfaitement équilibré. Mais ce qui
plaisait surtout, c’étaient ses yeux légèrement en amande et d’un vert d’eau magnifique. Les
femmes rêvaient de ses lèvres sensuelles et se pâmaient s’il leur adressait un sourire. Pas
une n’aurait pu imaginer qu’il pratiquait la magie noire à haute dose, tant il avait l’air beau
et pur.
Dans l’immédiat, il était furieux de voir à quel point son demi-frère pouvait être
entière en massacrant à tout va, sans réfléchir. Il s’était entouré d’une troupe de guerriers
aussi sanguinaires qu’idiots, c’est dire le degré de violence qui devait régner dans les
batailles.
— Écoutez Majesté, je reconnais que cette guerre était indispensable, c’est moi qui
semble que vos troupes y sont allées avec un peu trop d’enthousiasme, non ? Des milliers de
morts, des femmes et des enfants… Non que cela me touche, mais nous avons besoin de main-
L’empereur se dandinait d’un pied sur l’autre, il ne savait jamais quelle contenance
— Ils se sont laissés emporter, c’est vrai, admit-il, mais ils n’ont envahi que le Nord, là
où le peuple est le plus virulent. Il fallait les maîtriser rapidement… Et puis je voulais envoyer
un message à tous les clans ! Nous devons remédier à leur comportement hostile à nos lois…
— Je vous avais parlé du Nord de la Plaine, coupa Féniel avec hargne, pas du Nord de
l’Astrée, encore moins du Nord d’Elwhinaï. Le clan des Arcs d’Acier bénéficiait de nombreux
alliés et pas seulement dans le Nord, je peux vous l’affirmer. Ils vont s’allier pour nous
combattre, alors que si vous vous étiez contentés de faire ce que je disais, nous aurions
envahi les cités les unes après les autres sans même qu’ils s’en rendent compte. Tout ce bain
de sang, toute cette boucherie inutile, il va falloir repenser toute notre stratégie…
— Il nous faut faire vite maintenant, car l’éclipse est prévue dans deux mois et sept
jours exactement et il est important de faire ce qui doit être fait, en temps et en heure.
nouvelle stratégie dès que tout sera clair. Il me semble que vous avez des rendez-vous
importants aujourd’hui ?
choses à faire.
— Alors je ne vous retiendrai pas plus longtemps, ajouta Féniel. Si Sa Majesté veut
bredouilla une excuse et s’en fut du bureau de Féniel, la mine dépitée et une lueur de colère
dans les yeux. Il n’avait pas à écouter ce jeune mage prétentieux et méprisant. C’est lui qui
menait la guerre et il avait décidé que les clans étaient une écharde dans son pied.
Heureusement que son mage lui avait concocté quelques artefacts puissants qui lui
donnaient un avantage précieux sur ses ennemis. Non seulement il allait annexer tous les
prise de décision, il se dit que Féniel se rallierait à sa cause d’une façon ou d’une autre.
Enfin seul, Féniel put réfléchir à cette nouvelle situation. Il se demandait pourquoi les
maîtres de Magie n’avaient pas réagi lorsque l’empereur avait déclaré la guerre à la moitié
de la planète sous le prétexte fallacieux qu’il lui fallait plus de terres pour collecter plus
d’impôts. La famille royale possédait des biens immenses et n’avait pas besoin de plus pour
vivre dans le luxe et le faste. Cela faisait maintenant huit mois que tout avait commencé et
personne ne disait rien. Même Arren, le conseiller de l’empereur, n’avait osé défier Rathen.
l’école de magie depuis trop longtemps, près d’un an au moins, oui, beaucoup trop
longtemps.
Il sortit de son petit bureau, l’esprit en alerte, il aurait dû s’inquiéter de ce silence bien
avant. Maintenant, il ressentait une vive inquiétude, il se tramait quelque chose dans son dos.
Il alla directement à l’école de magie située dans l’enceinte du château, mais éloignée tout de
même d’au moins trois bons kilomètres. Il marcha d’un pas vif, de plus en plus impatient. Et
sur le dernier kilomètre, il se mit à courir. C’est essoufflé et rouge qu’il arriva dans la cour de
l'immense bâtisse de bois. Les lieux paraissaient déserts et même laissés à l'abandon. Il
monta les escaliers en pierre de l'école et entra dans le hall. Il n’y avait personne ! Intrigué,
Féniel monta quatre à quatre les escaliers qui menaient aux classes. Là aussi, toujours rien !
Une boule d’angoisse tapie au fond de sa gorge, il se dirigea vers la salle des conférences.
Rassuré, il y vit le grand Maître lui-même. Rafiel était installé tranquillement sur l’un des
— Oui Maître, j’ai eu vent d’une drôle de rumeur, la guerre et les massacres, j’ai voulu…
d’aimer ce jeune garçon, intrépide et malveillant. Il sentait que tout chez Féniel n’était pas
frêle et parcheminée sur l’épaule de Féniel, il savait que le jeune homme n’aimait pas les
contacts, mais pour ce qu’il avait à dire et à faire, ce geste était plus que nécessaire.
— Mon enfant, commença Rafiel, oh ! je sais tu n’es plus un enfant, mais à mes yeux,
vingt-trois ans comptent peu. Tu vois, à certains moments de la vie, l’importance de ce que
l’on doit faire et dire devient capital et cet instant est l’un de ces moments. Je suis seul, l’école
est vide, ils sont tous partis depuis maintenant huit mois. Eh oui ! Ton manque d’assiduité à
l’école nous a facilité la tâche. Nous savons le rôle que tu joues dans tout cela. Non, écoute-
moi jusqu’au bout, tu as besoin d’entendre certaines choses et c’est à moi de te les dire.
Féniel eut un mouvement de colère puis se retint, les propos du vieux magicien
l’étonnaient, le déconcertaient même. Il n’aimait pas cela, il avait le sentiment d’avoir été
floué. Il rentra sa colère et accepta d’écouter Rafiel. Son visage se détendit et il fit un signe
d’assentiment au vieux mage. Il était prêt à tout entendre. Il affecta un air nonchalant et ne
Rafiel appréciait le combat intérieur auquel se livrait Féniel pour garder son sang-
froid. Le jeune homme n’aimait pas être manipulé, pas lui ! Il ne comprenait plus rien et cela
le perturbait. Peut-être que pour la première fois de sa vie, il ne maîtrisait pas la situation.
— Vois-tu, lorsque tu es arrivé à l’école, je savais déjà à qui j’avais affaire, oh, tu étais
un jeune homme brillant, volontaire et capable, très capable même. Mais ta vraie nature est
visible pour qui sait regarder et je voyais en toi comme dans un livre ouvert. Tu es si
accepté en tant qu’élève ? Eh bien, disons que nous en avons reçu l’ordre. Non, pas de
l’empereur, nous ne dépendons pas de lui, nos ordres viennent de plus haut. Et les ordres
étaient de t’apprendre la magie blanche, de te faire progresser et c’est ce que nous avons fait.
Nous savons que l’empereur est sous ta coupe, il ne fait pas un geste sans que tu ne sois
derrière lui. Et la décision de déclarer la guerre à des nations en paix avec nous depuis des
décennies vient de toi aussi. Oui, Féniel, à quoi servirions-nous si nous n’arrivions pas à
percer les secrets intimes d’un tout jeune homme ? Et encore une fois, nous t’avons laissé
faire, ordre d’en haut. Quelque chose de plus fort que toi est en marche Féniel, et disons que
tu as servi les desseins d’une personne qui voit plus loin que toi.
N’y tenant plus, Féniel se leva d’un bond, ivre de rage. Il ne pouvait croire ce qu’il
entendait, depuis tout ce temps, il croyait avoir été discret et très fort et il se rendait compte
qu’il s’était fourvoyé. Il avait envie de tuer le vieil homme, mais se retint, le moment n’était
pas venu. Il s’éloigna de quelques pas, le contact avec ce vieux bouc l’écœurait. Il se rassit
deux chaises plus loin, le cœur battant la chamade et la haine scintillant dans les yeux.
Rafiel avait observé la scène avec intérêt et curiosité, le sang-froid du jeune homme
l’étonnait. Il croisa les bras sur son torse maigre et continua à parler paisiblement.
— Nous ne voulons rien de toi, tu as fait ce que tu devais faire dans le cadre de l’école,
mais comprends que nous ne pouvions partager certains secrets et encore moins t’emmener.
— Tu as encore ton rôle à jouer, mais je ne sais lequel, ce sera à toi d’en décider le
moment venu. Pour l’heure, sache que tu es en danger de mort si tu restes ici, la guerre est
une chose, mais le pire est à venir. Beaucoup de gens vont périr et la seule région qui sera à
peu près épargnée sera le sud, vers la forêt des Sylves. Si tu tiens à la vie, va là, sinon reste ici
et péris, car même tes pouvoirs ne pourront rien contre ce qui arrive.
Rafiel se leva et regarda longuement le jeune homme qui lui faisait face, les yeux
brûlants de haine. Il le plaignait de tout son cœur, car il savait les tourments qu’il avait
endurés étant enfant, mais la pitié ne suffisait pas, il ne pouvait le sauver de lui-même et
Féniel se leva à son tour, il toisait le mage avec mépris, il allait écraser ce vieux fou et
— Tu ne peux me combattre Féniel, je suis plus fort que toi. Et tu ne pourras jamais
retrouver les autres. Impossible, ils sont loin de toi, et quand bien même, tu ne pourrais nous
combattre, nous sommes hors de ta portée magique. Alors, abandonne cette idée et
concentre-toi sur ce que tu souhaites vraiment. Voilà, c’est ici que nous allons nous quitter
— Comment ?
— Tu crois que la magie n’est qu’une suite de symboles sans âme ? Que l’on est plus
fort parce que l’on maîtrise certains éléments ? Oh non, la magie, c’est plus que cela, c’est un
un mur infranchissable l’en empêchait. Il essaya de le contourner, mais en vain. Alors, pour
évacuer toute sa colère, il banda son esprit et dirigea une puissante magie destructrice sur
Rafiel. Le magicien ne fit aucun mouvement, il se contenta de sourire et de lui faire un clin
d’œil. Et tout à coup, Féniel se retrouva dans les airs, porté par une puissante énergie et
redéposé au sol en douceur. Il n’eut pas le temps de jeter un nouveau sort que le maître de
Féniel savait reconnaître la magie quand il l’avait sous le nez et celle-ci dépassait de
loin la sienne. C’était une magie qu’il ne pratiquait pas, qu’il n’avait osé rêver, celle qui
n’utilisait que l’esprit. Aucun artefact, aucun accessoire, juste soi et un pouvoir mental inouï.
Il eut un rire douloureux. Lui et son petit pouvoir de persuasion, il avait bien dû les faire rire,
oui ! Il se sentait honteux et minable. Mais qui étaient ces hommes et femmes ? Il se jura de
découvrir leur secret, même s’il devait y passer le reste de son existence, il le découvrirait.
Féniel respira à fond, plusieurs fois, pour se calmer et rassembler ses idées. Il venait
de prendre une sacrée leçon et il n’était pas près de l’oublier. Redevenu lui-même, il prit la
décision de tout fouiller dans l’école, il allait regarder méticuleusement chaque recoin. C’était
un bon départ pour savoir à qui il avait eu affaire. Incroyable, j’ai vécu pendant des années
avec ces magiciens sans les connaître vraiment. Je n’ai appris d’eux que ce qu’ils voulaient
m’apprendre, c’est-à-dire pas grand-chose. Quand il repensait à la façon dont Rafiel était parti,
Il prit son temps, inspecta tout, regarda absolument partout, mais ne vit rien
d’intéressant, absolument rien ! Ils avaient dû tout emporter avec eux. Mais on ne partait pas
la porte sans respirer et contre toute attente, découvrit que la chambre n’avait pas été vidée
comme les autres. Une grosse malle ouverte trônait sur le lit, Féniel s’en approcha et trouva
un tas de livres, et posée dessus, une lettre manuscrite. Il la prit fébrilement, elle lui était
adressée…
Il commença à lire lentement puis de plus en plus vite. Cette lettre était étrange,
Sache mon garçon que cette lettre a été écrite il y a déjà un petit moment, je voulais être
certain d’y mettre tout ce que je voulais te dire, mais surtout d’avoir le temps de le faire. Sais-
tu que la magie est une source immense de joie et d’amélioration de soi ? Cela, tu ne l’as pas
compris et sans doute ne le comprendras-tu jamais. Mais je suis optimiste et je crois en l’être
Apprends, apprends, ne cesse jamais d’apprendre, c’est ce qui fera de toi un être
d’exception. Regarde en toi souvent, une remise en cause permanente évite de se regarder le
nombril et de se prendre trop au sérieux. Et, chose qui te sera difficile, sois humble, l’humilité
est le signe d’une âme forte et sereine. La magie, c’est cela, être en harmonie avec soi-même,
avec tout ce qui nous entoure. Si tu sais écouter et entendre, tu n’auras plus besoin d’artefacts
pour atteindre tes objectifs, la volonté et l’harmonie te suffiront. La magie demande beaucoup
de sacrifices, en as-tu fait beaucoup ? Je ne pense sincèrement pas, sinon tu serais déjà plus
Dès ton entrée à l’école, j’ai su que tu étais différent, tout en toi respirait la solitude et le
désespoir, nous pensions t’aider un peu, tout en sachant que ton esprit était fermé. Nous t’avons
accueilli dans notre communauté en percevant que tu ne serais jamais des nôtres. Nous avons
admis et accepté ce que tu étais. Mais notre magie méprise la dissimulation et les cachotteries,
nous avons souffert de cette situation. Cependant, il n’était pas en notre pouvoir de te dévoiler
s’abattre sur Elwhinaï, tu n’y pourras rien, le Destin est en marche depuis longtemps, bien avant
ta naissance, je le crains. Oh, nous pouvons changer certaines choses, modifier des destinées et
améliorer le cours de l’existence, mais ce qui doit être fait le sera, quoiqu’il arrive. Tout ce que
je peux te dire, c’est « sauve-toi », tu le peux et tu le dois. Prends ces livres, ils sont à toi, emballe
tout ce qui a de l’importance à tes yeux et fuis. Vers le sud, tu trouveras une petite ville du nom
d’Elime, tout près de la forêt des Sylves. Là, tu seras protégé et là, il faudra que tu apprennes à
devenir un véritable magicien, car tel est ton destin. À toi de choisir ta voie, celle du bien ou du
mal, je suis certain que ton choix est fait et cela me hante l’esprit. Mais une partie de ma mission,
celui contre lequel je ne peux lutter était de t’aider… Je m’incline et je t’aide à devenir ce qui
doit être.
moi et ce jour-là, prends garde, car ce sera ta dernière chance, ton ultime combat.
Féniel eut une moue dubitative, cette lettre rejoignait les derniers mots du mage et ne
faisait que redire la même chose, mais là, ça avait plus d’impact, car le magicien avait donné
du poids à ses mots, la valeur d’un texte manuscrit n’avait pas de prix. Il posa la lettre sur le
tas de livres, sa décision était prise. Il s’en irait dès ce jour, se rendrait là où Rafiel voulait
dans la malle étaient une source de savoir immense. Il refréna son envie de fouiller un peu,
ferma le couvercle d’un coup sec et tenta de soulever la malle. Trop lourde, il arrivait à peine
à la faire bouger. Il lui fallait de l’aide. Impatient, il s’en retourna au château et dénicha deux
serviteurs qui se firent une joie de l’aider. Féniel était très populaire et aimé.
— Allez me chercher une grosse malle verte à l’école des mages, c’est un cadeau de
Rafiel, elle est trop lourde pour moi. Prenez de quoi la transporter, sinon vous allez vous
déposer ? demanda le plus âgé des deux, un jeune homme joufflu couvert de boutons.
Féniel se caressa le menton, indécis… Puis, il se dit que partir discrètement n’avait
— Dans la cour, je vais préparer un chariot pour un voyage, posez-la dedans et si vous
avez encore un peu de patience à mon égard, une petite aide supplémentaire serait la
bienvenue.
Ils hochèrent vigoureusement la tête, ravis d’être utiles et surtout heureux d’aider le
mage Féniel. Il était si gentil avec eux, jamais une remarque mal placée, toujours un mot
Féniel eut un sourire ravi, c’était trop facile, ces deux niais buvaient ses paroles et ne
demandaient qu’à lécher ses bottes. Il les salua de la main et partit en courant vers sa propre
chambre. Il n’avait jamais dormi à l’école des mages, car l’empereur avait exigé que Féniel
Il entra dans ses quartiers et ferma soigneusement la porte à double tour derrière lui.
Il se dirigea vers une grosse armoire et l’ouvrit. Il prit la valise et le sac posés au fond. Il
possédait peu de choses et celles qui auraient pu le compromettre avaient disparu au cours
de sa progression dans la magie noire. Il n’avait pas hésité à brûler des grimoires anciens ou
à se séparer d’artefacts puissants. Seuls quelques objets de valeur avaient été soigneusement
cachés au fond de ladite armoire derrière un panneau dérobé. Il le souleva doucement pour
révéler une cache assez profonde où était entassés des objets hétéroclites, mais chers à ses
yeux. Il y prit délicatement un gros livre, noirci par les ans. Son tout premier livre de magie,
qu’il avait trouvé dans un monastère lors d’une visite avec le petit empereur. Il l’avait déniché
par hasard et en dépit de son jeune âge, huit ans à peine, en avait deviné l’immense intérêt.
Même encore maintenant, il ne parvenait pas à déchiffrer toutes les formules et certains
textes lui paraissaient encore abscons. Encore beaucoup de points nébuleux à éclaircir, se dit-
Il entassa un à un tous les objets qui se trouvaient dans la cache avec un soin
méticuleux. Une fois cela fait, il regarda autour de lui. À part quelques vêtements et
chaussures qu’il jeta pêle-mêle dans un grand sac, il avait fait le tour de l’essentiel. Il lui
manquait juste une dernière petite chose. Il souleva une grande tapisserie qui recouvrait le
mur et ouvrit une toute petite porte dérobée, avec une clé qu’il portait toujours autour du
cou. Il fallait se mettre à quatre pattes pour y entrer, mais ça en valait la peine. Il pénétra
dans les appartements de l’empereur sur les genoux. Il écouta un peu, personne, il s’en
le luxe ostentatoire, les dorures, les peaux, les pierres précieuses, il en mettait absolument
partout. Féniel alla directement dans le boudoir privé de l’empereur, ce qui l’intéressait se
trouvait dans son bureau. Il s’empara du sceau impérial, de plusieurs laissez-passer et pour
finir, d’une énorme cassette en or. Il l’ouvrit et ce qu’il vit l’enchanta. De l’or, beaucoup d’or
et des bijoux de valeur. Avec cela, il pourrait tenir un très long moment.
pan de tapisserie qui recouvrait la porte dérobée. Puis, il se ravisa, se dirigea vers le lit et
diamants, de saphirs, d’émeraudes et de rubis. Il repartit enfin par où il était venu, sans être
inquiété. Il est vrai qu’à cette heure-là, personne n’entrait dans les appartements de
l’empereur et personne ne connaissait cette porte secrète, car c’était Féniel lui-même qui
s’était chargé de la construire. Et pour corser un peu l’affaire, un sort puissant en bloquait
Il fourra son butin avec ses vêtements et ferma son sac et sa valise. Ensuite, il rédigea
une lettre à l’empereur prétextant un voyage urgent, qu’un page devait lui remettre dès son
Il alla directement vers les écuries et si les gens qu’il rencontrait étaient étonnés de
son départ, il les rassurait sur son voyage improvisé et son retour rapide. Il fit signe à Damien,
le chef d’écurie, qui s’empressa de lui dire qu’il pouvait utiliser tous les chevaux qu’il voulait
Féniel choisit quatre chevaux noirs de jais, deux pour le chariot et deux de rechange.
il s’agissait plus d’une petite calèche qu’autre chose, mais il répugnait à Féniel d’admettre
qu’il voyageait comme une dame. Il avait sa petite fierté et en même temps, il n’était pas un
paysan. Il fit poser ses bagages à l’intérieur et attendit l’arrivée des serviteurs qui portaient
sa malle. D’ailleurs, ils arrivaient en râlant et soufflant comme des bœufs. Lorsqu’ils virent
Féniel, ils accélérèrent le rythme comme ils purent. C’est épuisés qu’ils firent tomber la
Damien appela deux autres serviteurs pour poser la cantine derrière la calèche, dans
un espace prévu à cet effet. Ce fut vite fait et Féniel put enfin partir, non sans avoir largement
— Oh, j’oubliais ! fit-il en se tapant le front. Voici une missive destinée à l’empereur et
qui l’informe de mon départ subit. Je dois rejoindre les mages dans une autre ville, faites-la
Il tendit la lettre à Damien qui promit que la missive serait remise en main propre.
Puis, satisfait, Féniel s’installa à la place du cocher et prit les rênes. Il allait finalement
beaucoup apprécier ce voyage, cela faisait longtemps qu’il n’avait pas conduit de chariot tout
seul. Un peu de solitude lui ferait du bien, il avait besoin de réfléchir, de faire le point sur tout
ce qu’il venait d’apprendre. Un reste de colère sourdait en lui, il avait le sentiment de s’être
fait manipuler et pire encore, ce sentiment persistait, comme si une volonté plus forte que la
sienne lui dictait ses gestes. Il fut tenté un instant de rester là où il était et de reprendre sa
vie d’avant, mais il savait d’instinct que cela ne servirait à rien, le mage lui avait dit la vérité.
Maintenant, il lui restait à savoir pourquoi, et surtout quel était son rôle dans tout cela.
sortirent du château assez rapidement et furent sur la route du sud très vite aussi. On
dénombrait peu de routes sur Elwhinaï, cependant les grandes destinations étaient
indiquées et dans la plupart des cas, des chemins étaient tracés pour faciliter le transport.
Presque heureux, Féniel se mit à siffloter, la liberté avait du bon parfois… Son voyage devait
déchirure pour d’autres, surtout pour les belles dames. La réaction la plus vive fut pourtant
celle de l’empereur qui venait de perdre son meilleur stratège et allié. Il se sentait trahi et
abandonné et sa folie, qui jusque-là semblait maîtrisée, n’allait plus connaître de limites.
Lorsque Rathen reçut la missive de Féniel, il crut tout d’abord que son maître
souhaitait un entretien privé, il n’était pas rare que le mage le convoque de cette manière.
Sous le couvert de faire partie de l’école des maîtres de Magie, il pouvait se permettre plus
de choses qu’un homme ordinaire. Mais quand il eut terminé sa lecture, une fureur noire
s’empara de lui, il savait que Féniel était parti pour de bon. Pas plus tard que ce matin, l’un
des gardes lui avait appris que l’école des mages était vide, qu’ils étaient tous partis, et ce,
depuis un bon moment, semblait-il. Qu’ils soient partis sans que personne n’en sache rien
était déjà étrange en soi, mais le pire était qu’ils s’étaient enfuis depuis plusieurs mois, sans
que personne ne s’en rende compte. Rathen savait que son petit jeu malsain ne pouvait leur
échapper bien longtemps. N’étaient-ils pas censés tout savoir ? Il s’attendait à des
l’abandon de Féniel n’arrangeait pas son humeur. Dire que le matin même, il était dans son
bureau et qu’il lui avait promis un nouveau plan pour sa prochaine bataille. Qu’allait-il
devenir ?
Heureusement, le Chevalier Noir était de retour d’une mission, il allait pouvoir lui
demander conseil. Il congédia d’un geste sec son conseiller qui depuis quelque temps n’était
plus bon à rien. Arren, autrefois brillant et stratège de génie, ne s’exprimait plus. Il opinait
du chef à toutes ses suggestions et ça s’arrêtait là. Rathen aurait peut-être dû se méfier
Il soupira de dépit, s’il fallait se méfier de tout le monde, il ne s’en sortirait pas. Il se
frotta l’estomac la mine boudeuse. Ces douleurs qui ne cessaient pas ! Il faudrait qu’il fasse
venir son médecin, lui aussi était inutile jusqu’à présent, songea-t-il. À part charcuter des
prisonniers dans les sous-sols, il ne proposait aucune solution à ses problèmes de santé.
Il sonna un page et lui ordonna d’aller chercher son chef des Armées. Puis, impatient,
il se mit à faire les cent pas devant son trône. Féniel parti, comment allait-il faire ? Sans magie,
il n’était rien et même les mages avaient déserté, que se passait-il ici ? Son page fut de retour
énergie et sa cruauté. Il savait reconnaître l’un des siens quand il en croisait un et celui-là
était particulièrement féroce. Rathen l’avait reçu en audience sept années plus tôt, c’était un
jeune homme avide de faire ses preuves, de montrer de quoi il était capable. Rathen l’avait
enrôlé dans son armée personnelle, celle que le Chevalier Noir dirigeait à présent. Peu à peu,
le jeune homme s’était révélé doué et pour le combat et pour le commandement. C’est donc
tout naturellement que l’empereur lui avait confié la direction des armées, quand il avait
décidé d’annexer les territoires qu’il convoitait depuis longtemps, et il ne le regrettait pas,
Rathen secoua la main, il n’avait pas besoin de toutes ces simagrées pour savoir que
Le Chevalier Noir eut un sourire carnassier, pour lui la guerre était gagnée d’avance,
ils avaient essuyé peu de pertes et leur avancée était chaque jour plus profonde.
— Nous avons annexé de nombreux villages et villes, Majesté. Nous sommes aux
frontières du Volnay, du Queruan et bientôt du Livandaï. Les clans qui peuplent l’Astrée vont
sans doute se regrouper pour nous attaquer en nombre, mais nous sommes prêts.
— Oui, sans aucun doute, répondit le Chevalier Noir, grâce aux artefacts de votre
mage, nous allons très vite. Le temps n’est donc pas un problème pour nous. Et puis, si je
laisse une troupe à un endroit, je sais que je peux la faire venir dans un autre lieu en un rien
de temps. Ce qui va sans doute nous poser plus de problèmes, ce sont les clans, car ils sont
— Oui, grommela l’empereur, sur mon propre territoire, je ne sais combien d’hommes
sont à moi… Une hérésie, voilà ce que sont ces clans ! Exterminez-les ! Tous ! Qu’il n’en reste
plus un seul ! Même s’il faut suspendre les autres batailles, je veux que tous ces clans
disparaissent. D’ailleurs, il serait peut-être plus prudent de laisser les frontières neutres
pour le moment, ajouta Rathen en se grattant le menton. Il se peut que nous ayons besoin
d’aide, à un moment ou un autre. Oui, rappelez vos troupes et concentrez-vous sur les clans !
Et n’hésitez pas à utiliser les Passeurs, je me moque de savoir qu’ils ont un effet sur l’équilibre
conversation était terminée. Il sortit d’un pas rapide de la salle des audiences, pas mécontent
suffisamment de troupes pour mener à bien tous ces combats. Être sur tous les fronts était
hasardeux, il valait mieux se contenter d’une région à la fois. Et commencer par détruire les
ennemis à l’intérieur de son propre territoire était une étape importante. Ils avaient semé la
terreur dans l’Astrée, mis l’agriculture en danger, tout cela pour affamer les clans qui
dépendaient de ces petits villages. Avec les clans, Gairn était conscient de s’attaquer à autre
chose qu’à des paysans mal aguerris et cela lui donnait des frissons d’excitation. Il tripotait
machinalement le petit médaillon qu’il portait toujours autour du cou. Un Passeur que lui
avait offert l’empereur, un artefact puissant qui créait des portes pour aller d’un endroit à un
autre. Il lui suffisait de penser à un lieu en posant son index sur la gemme noire située au
milieu du médaillon pour qu’un tunnel se crée, qu’il le franchisse et se retrouve exactement
là où il le souhaitait. Un bien précieux que tous ses commandants possédaient. Il leur était
difficile de faire passer des troupes de plus de mille hommes, mais il leur était bien utile pour
les attaques rapides et scélérates. Leur réputation de démons était en partie liée à ce
phénomène.
Il eut un sourire mauvais et rangea l’artefact dans sa tunique. Une idée venait de
germer dans son cerveau malade. Il réintégra ses propres quartiers et fit appeler Ghens, son
second. Ensemble, ils mirent au point un plan de bataille. Dans un premier temps, il fallait
Contrairement à l’empereur, Gairn savait exactement à qui il avait affaire, les clans
étaient pour la plupart nomades. Ils ne connaissaient pas de frontières, même s’ils vivaient
majoritairement dans l’Astrée. Ils étaient liés par des mariages et des fratries. Tous avaient
un lien de parenté plus ou moins important, ce qui était primordial à leurs yeux. Le clan était
sacré et en s’attaquant à ceux de l’Astrée avec ses troupes, il avait déjà dépassé les frontières,
car qui en frappe un, déclare la guerre à tous les autres clans. En décimant celui des Arcs
d’Acier, il s’était fait de nombreux ennemis. Il fallait donc avoir les yeux grands ouverts et
des troupes importantes. La décision de l’empereur de rassembler les armées était une
bonne décision.
Gairn fit envoyer plusieurs messages à ses colonnes, son second eut la charge de
préparer les vivres et les armes à transporter. Ils allaient se regrouper pour mieux se
disperser en étoile. Et chacun des commandants, muni d’une troupe de plus de trois mille
hommes, allait nettoyer le secteur. Même si les clans se rassemblaient, ils n’auraient jamais
Puis, une fois les décisions prises, Gairn s’octroya un peu de repos. Ces derniers
temps, il avait dormi peu et mal. Être toujours à cheval et sur les routes n’était pas un métier
facile. Mais il aimait cela et n’aurait changé sa place pour rien au monde. Son âme était liée à
Il eut une pensée pour Féniel qui d’ordinaire traînait toujours ses guêtres de bellâtre
dans les jambes de Rathen. Il n’ignorait pas que ce dernier était très attaché au jeune homme,
mais quel était leur lien exact, il l’ignorait et s’en moquait. Tout ce qu’il voulait, c’est que cette
Puis il réalisa que le conseiller de l’empereur n’était plus présent, de même que les
mages, surtout Rafiel. Ce dernier point lui donna des frissons. Il se passait quelque chose
d’étrange ici. Il décida d’aller faire un tour à l’école des mages. Une petite marche lui ferait
du bien de toute façon. Son envie de dormir venait de le quitter brusquement. Une sourde
angoisse le tenaillait.
Le château était une vraie ruche, tout le monde s’agitait dans tous les sens et hurlait
tant qu’il pouvait. L’empereur était exigeant et ne supportait pas la moindre contrariété dans
ses désirs. Plus d’une soubrette ou d’un page avait souffert de sa colère. Il avait pouvoir de
vie ou de mort quand ça lui chantait et en usait. Rafiel avait réussi à tempérer un peu ce côté
excessif de la personnalité de l’empereur, mais depuis quelque temps il était moins présent,
alors le roi se déchaînait. Chose étrange, lui qui aurait dû s’opposer à la guerre n’avait émis
aucun veto, pas plus qu’Arren, le conseiller de l’empereur, qui n’avait de fonction que le nom,
car Féniel l’avait remplacé peu à peu. Oui, tout cela est étrange.
Gairn arriva à l’école des mages et lui trouva un air sinistre, vide. L’école était un
bâtiment construit comme un monastère, avec de grandes murailles de bois d’un blanc
éclatant qui contrastait avec la noirceur du château, taillé lui, dans la roche noire. Il pénétra
dans la cour, jonchée de feuilles mortes, alors que les mages étaient réputés pour leur amour
de l’ordre et du propre.
Tout ici semblait à l’abandon. Il s’avança, certain que l’école était vide et ce, depuis un
certain temps. Pourtant, il aperçut une silhouette sortant de l’ombre, un homme de haute
accueillant. Même s’il n’appréciait pas le Chevalier Noir, il n’avait jamais eu contre lui un mot
méchant ou une attitude hautaine. Arren était un guerrier, un rude guerrier jadis au service
du père de l’empereur actuel. On disait qu’Arthen était un homme impitoyable et dur, mais
qu’il écoutait religieusement ses mages et son conseiller, ce qui avait évité de terribles
catastrophes. Son fils, moins docile, avait causé quelques soucis dès son plus jeune âge. Il se
murmurait dans les couloirs que Rathen avait hérité de la cruauté de son père et de la folie
de sa mère, un mélange explosif. Gairn, qui vénérait son empereur, était choqué par ces
insinuations. Il avait un jour sévèrement puni un garde dont il avait surpris des propos de ce
— Vous avez fini par comprendre, commença Arren en s’avançant vers lui à grands
pas.
Arren leva les yeux au ciel et contempla longuement les nuages avant de reporter son
attention sur Gairn. Il le scruta un moment de ses yeux gris perçants. Il n’aimait pas
particulièrement le garçon qu’il jugeait trop dur, sans âme et sans pitié, mais il reconnaissait
ses talents de guerrier et de stratège. Avec lui, l’empereur pouvait l’emporter contre les clans
et même aller plus loin, ils pouvaient mettre leur monde à feu et à sang.
— Tout ce que je sais, c’est que les mages se sont enfuis, que Féniel n’est plus là non
— Enfuis ? Oui d’une certaine façon, disons que la situation est plus complexe qu’il n’y
paraît. En déclarant la guerre aux clans, Rathen a déclenché quelque chose qui nous échappe
et qui peut tous nous détruire. Toute cette énergie destructrice a été le point de départ à
— L’empereur en avait assez de tous ces clans. Ceux qui ignorent les impôts, les lois
et qui ne sont les vassaux de personne. Des hommes libres ! cracha Gairn avec mépris. Il faut
vaincus, comment pourrait-il en être autrement ? Vous avez une armée si nombreuse. Mais
votre victoire sera vaine, car ce qui va arriver sera pire que tout.
— Une éclipse de Lune pour commencer, mais cela n’est rien, les éclipses ne sont pas
dangereuses et influencent peu notre monde, de manière visible j’entends. Non, ce qui sera
dangereux, c’est l’accumulation de petites choses qui, associées à cette éclipse, va faire de ce
— Il existe des forces que nous ne connaissons pas et qui circulent sous nos pieds,
dans le cœur même d’Elwhinaï. Lorsque les énergies sont trop puissantes ou pas assez, cela
raz-de-marée, les éboulements, les tremblements de terre, tout vient de là. Mais cette fois-ci,
c’est différent, car un homme joue avec les éléments et cet homme-là n’est pas suffisamment
aguerri pour ce genre de choses. À cause de son inconscience, des milliers d’hommes, de
Arren fit une pause, il voyait que le jeune Gairn ne croyait pas un mot de ce qu’il disait.
— Voyez-vous, il suffirait que la volonté de construire soit plus forte que celle de
détruire pour éventuellement changer le cours des événements, mais même cela n’est pas
certain.
— Alors si nous ne pouvons rien y changer, à quoi cette conversation rime-t-elle ? Que
Arren soupira, il savait que l’homme serait difficile à convaincre, mais il suffisait qu’il
— Votre père le général Arcien était un de mes amis, non, ne vous méprenez pas, je
n’ai pas l’intention de vous juger et encore moins de vous accuser de quoi que ce soit. Vous
lui ressemblez, physiquement j’entends, ma question est de savoir, si vous lui ressemblez un
peu dans votre cœur… Je ne veux rien de vous, simplement le jour où vous prendrez la
décision de combattre le clan des Brumes, faites le bon choix. C’est un clan sédentaire, ils
vivent dans la forêt des Anciens, ils sont pacifiques par nature et très proches de la terre. Ils
ont développé une communion incroyable avec tout ce qui est végétal. Si vous les décimez,
Gairn fut tenté de prendre le vieil homme par le col et de le secouer violemment quand
il entendit prononcer le nom de son père, mais la suite le calma un peu. Le peuple dont parlait
Arren lui était inconnu, il ne savait même pas qu’un clan vivait dans la forêt des Anciens. Il
avait entendu des rumeurs concernant une population étrange qui se déplaçait sans bruit et
imitait les cris des animaux. Petits, fins, souples et agiles, ils étaient, paraît-il, de redoutables
guerriers, mais il n’en avait jamais vu. Aussi, il pensait qu’il s’agissait d’une légende, mais
Arren le faisait douter, et si cela était vrai, il se ferait un plaisir de les tuer un par un.
— Je ne suis pas comme mon père, rugit le Chevalier Noir, et je me ferai un plaisir de
faire ce qu’il convient quand je me trouverai en présence de votre peuple de la forêt des
Anciens. Je les tuerai de ma main, l’un après l’autre, si l’envie m’en prend.
Arren n’avait aucune expression sur le visage, il restait serein, l’œil attentif. Il savait
qu’il avait égratigné quelque chose chez le jeune homme, cela suffirait-il ? Il n’en savait rien,
mais l’important était que l’âme de Gairn ait encore des soubresauts. Le nom de son père
l’avait rempli de rage, c’était le signe que tout n’était pas mort chez lui. Arren avait fait son
devoir, il lui avait fourni de quoi se poser des questions et il pouvait s’en aller maintenant.
— Mon âme ? ricana Gairn, elle est perdue depuis le jour où mon père a préféré
donner son amour à son petit frère, plutôt qu’à son fils. Les clans ne représentent plus rien
pour moi.
Arren regarda le jeune homme avec pitié. Ainsi c’était cela, tout ce temps, il s’était
réponses…
Et sur ces dernières paroles, le conseiller le salua d’un léger signe de tête et disparut.
Gairn eut un sursaut de surprise, mais il se reprit très vite, car il avait déjà vu le mage Rafiel
faire cela une fois. Il ne savait pas que le conseiller détenait lui aussi ce pouvoir de disparaître
à volonté.
Ce que lui avait dit Arren était complètement idiot, comment un drame pouvait-il se produire
juste parce qu’un homme joue à l’apprenti sorcier ? Impensable, personne ne pratiquait la
magie noire depuis des décennies sur Elwhinaï. Et seule la magie noire pouvait causer un si
grand malheur. Rassuré, il décida d’oublier cette conversation, il avait d’autres chats à
fouetter.
Gairn savait très bien occulter les situations embarrassantes. Il les oubliait tout
simplement ! Et dans le pire des cas, il arrangeait l’histoire à son avantage. Il avait, déjà tout
petit, une propension à se croire le plus mal aimé, le plus seul au monde, le plus grondé, bref,
il était toujours le plus quelque chose, mais jamais dans le bon sens. Il était devenu très vite
Sorial, son oncle, à peine plus âgé que lui, avait bien tenté de devenir son ami, mais
sans résultat. Gairn lui en avait voulu de prendre la place qui lui revenait de droit. Il avait
qu’il aurait au sein du royaume. Gairn avait cru comprendre que son oncle serait le
successeur du roi et depuis ce jour, son attitude avait radicalement changé. Or, s’il avait pris
la peine de discuter avec son père, il aurait compris que loin de le destituer, le roi avait au
contraire pris soin de protéger son fils, en nommant son frère conseiller. Son esprit dérangé
avait tiré des conclusions sans chercher plus loin. De taciturne, il était devenu muet et
cherchait querelle à tout le monde. Son comportement était violent et dangereux. Son père
tenta bien de comprendre son attitude, mais en sa qualité de chef de clan et de général des
armées, il était difficile pour lui d’être très présent à la maison. C’est dépité et dépassé par la
situation qu’il voyait son fils grandir dans la douleur et le rejet des autres.
À quatorze ans, Gairn s’enfuit de la maison pour ne plus jamais y revenir. La dernière
fois que le père et le fils se rencontrèrent fut sur le champ de bataille des Deux Vallées., le
jour où le fils tua son père d’un coup d’épée. Gairn anesthésia sa conscience, verrouilla sa
mémoire et continua son chemin, il avait beaucoup de travail et peu de temps pour mener sa
bataille à bien.
Rafiel accueillit son ami Arren avec effusion, il aimait montrer aux gens qu’il les aimait
et qu’il était heureux de les revoir. Son vieil ami avait la mine sombre, mais son air revêche
n’arrêta pas les embrassades affectueuses du maître de Magie. Il savait à quel point Arren
détestait les secrets et les messages sibyllins, mais dans le cas présent, il était difficile de faire
plus clair. Avec des gens comme Féniel ou Gairn, il fallait marcher sur des œufs au risque
d’obtenir l’inverse de ce que l’on désirait. Jusqu’à présent, tout se déroulait comme prévu.
Mais même avec ces petites victoires, Rafiel gardait au fond de lui un sentiment de défaite,
tant la situation lui paraissait désastreuse. Il avait beau se dire qu’il avait fait tout son
possible pour y remédier, rien n’y faisait, il se sentait responsable et terriblement triste. Tous
Sentant sa détresse, Arren lui rendit son accolade du mieux qu’il put. Il n’était pas d’un
naturel démonstratif et les marques d’amitié de Rafiel étaient parfois si exubérantes qu’il se
sentait parfois un peu ridicule, mais là, il sentait intuitivement que son ami en avait besoin.
Il n’était pas au fait de tous les détails, mais il connaissait suffisamment la situation pour
— Eh bien, mon vieil ami, commença Rafiel, nous avons fait tout ce que nous pouvions
n’est-ce pas ? Il m’est difficile de reconnaître mes limites, mais là, je dois avouer qu’il n’y a
plus rien à faire de ce côté. Cependant, fit-il en se frottant les mains de satisfaction, j’ai hâte
enfin voler de leurs propres ailes. J’ai lancé l’appel il y a quelques jours maintenant, à eux de
trouver le chemin. Les plus vifs vont arriver les premiers bien sûr et les plus hermétiques
auront du mal à tout comprendre, mais finalement, ils seront tous là, bientôt, très bientôt. Si
tu savais, ajouta-t-il avec émotion, j’ai attendu ce moment toute ma vie… Enfin presque !
Il avait un sourire malicieux, se sentant un peu mieux à l’idée de recevoir tous ces
— Oui, renchérit Arren, c’est une bonne et heureuse nouvelle qui va nous redonner
un peu de baume au cœur. Même les autres sont attristés, il faut leur donner un objectif
— D’ailleurs, pour éclaircir un peu cette situation particulière, j’ai organisé une petite
réunion dans la salle commune, dans dix minutes tout juste. Nous avons le temps de nous y
rendre tranquillement.
rien dire. Il était présent dans la communauté depuis peu de temps, mais c’était suffisant
Rafiel eut un rire doux, il était ravi que son ami soit parmi eux, tout nouveau venu, il
ne connaissait pas encore bien leurs habitudes, mais il allait apprendre et s’habituer à sa
nouvelle fonction. Il est vrai qu’Arren est un cas unique, se dit-il non sans une certaine fierté.
Lors d’un voyage sur ordre de l’empereur, où ils devaient répertorier les clans
sédentaires sur le territoire d’Astrée, ils avaient été conviés par le clan des Arrimes, des
hommes et des femmes durs au labeur et terribles commerçants. Ils organisaient une fête en
l’honneur d’une femme nouvellement admise dans la tribu, grâce à son union avec l’un des
leurs. Ils avaient mangé et bu toute la nuit, mais un mets trop épicé et sans doute un peu
avarié fit des ravages dans l’estomac du conseiller. Il fut malade tout le reste de la nuit et la
journée qui suivit. Et son état, loin de s’améliorer, s’aggrava sensiblement à la tombée de la
nuit suivante. Il frôla le coma et délira un bon moment sous l’œil inquiet de son ami. Rafiel
ne savait que faire, car ses potions et remèdes paraissaient sans effet sur le pauvre homme
qui gémissait de douleur et se contorsionnait sur son lit. Pire, sa magie était inefficace, il avait
tout essayé, mais rien ! Il avait eu peur pendant un instant d’avoir perdu ses pouvoirs, mais
fut rassuré en constatant que ça n’était pas le cas. Le problème venait d’Arren, la magie ne
voulait pas intervenir sur lui. Quand l’aube arriva, Arren se leva d’un coup et marcha vers la
porte de la hutte. Il sortit d’un pas titubant mais volontaire, sourd aux recommandations de
Rafiel, de plus en plus inquiet. Mais son inquiétude se mua en étonnement lorsque son ami
fit un voyage sans même s’apercevoir de ce qu’il faisait. Il était rentré au château tout seul,
juste en se voyant dans son lit. Rafiel avait suivi son empreinte magique, le cerveau en
déroute.
Ahuri, il ne put que constater que son ami avait le don des mages et qu’il se révélait
d’une étrange manière. Ainsi, la maladie l’avait obligé en quelque sorte, à se révéler pour
différence à son nouveau compagnon de communauté. Mais Arren étant ce qu’il était, c’est-
à-dire rationnel et fiable, il finit par se rendre à l’évidence et apprit à utiliser ses nouveaux
pouvoirs avec prudence et intelligence. Une question cependant taraudait Rafiel, pourquoi
— Tu verras, le rassura Rafiel, ces réunions-là n’ont rien à voir avec ce que tu as
connu. Elles sont plus riches, plus… Enfin, les mots me manquent, tu te feras ton opinion tout
seul.
Sur ces paroles, ils s’engagèrent dans un long couloir boisé, tapissé de fougères. L’air
sentait l’humus et les champignons. Homme à avoir toujours vécu en plein air, Arren adorait
cet endroit. Cela faisait maintenant huit mois que lui et ses compagnons vivaient ici et il ne
s’était jamais senti si heureux. Ils débouchèrent dans une petite clairière, où une table ronde
en pierre sommairement taillée avait été placée. Des sièges tressés de lianes étaient disposés
tout autour, il y en avait dix. Ou, comme préférait le dire Rafiel, neuf plus un. Cela avait une
signification particulière pour le mage, mais qu’il ne saisissait pas encore. Les autres étaient
déjà là et ils furent accueillis par des sourires de bienvenue. Encore une fois, Arren était
Il prit place à côté de son ami, peu soucieux de l’étiquette, chacun s’asseyait où il le
souhaitait en fonction de ses envies et il aimait aussi beaucoup cette liberté d’action. Il
détailla un à un les gens qui composaient désormais son unique famille. À sa droite, Rafiel,
qu’il connaissait très bien, petit homme maigre et vif, il frôlait les quatre-vingts ans sans que
l’on sache exactement son âge, il était bourré d’humour, d’humanité et d’intelligence. Ses
À sa gauche, Elena, une femme grande et belle, toujours calme et mesurée. Elle avait
un côté maternel très développé, d’ailleurs son âge pouvait parfaitement coller à une maman
de quarante ans à peine. Elle savait écouter et rassurer, c’était une femme de grand cœur à
l’intelligence aiguë.
Près d’Elena, Myrine, la plus jeune de tous, à peine vingt ans avoués et une énergie
débordante, communicative. Elle était toujours active, d’accord pour toutes les tâches, même
les plus ardues et avait un sens de la justice très prononcé. Son visage n’était pas
spécialement beau, mais elle respirait une telle joie de vivre qu’elle en devenait lumineuse et
attirante. Assez petite et dodue, elle aimait les bonnes choses et ne s’en privait pas.
À ses côtés, buvant ses paroles, Elfin, un tout jeune homme de vingt-trois ans qui en
paraissait beaucoup moins et qui avait un air naïf et empoté dont il fallait se méfier, il était
d’une rare intelligence et ses yeux bleu clair voyaient tout, absolument tout et au-delà des
époustouflant. Il était beau, mais peu conscient de son physique et terriblement amoureux
de Myrine, qui le savait parfaitement et attendait son heure pour se déclarer à son tour. Ah
Il continua son tour de table et ses yeux se posèrent sur Aihnoa, une femme splendide,
tout en courbes, aux longs cheveux noirs comme le jais et aux yeux d’un vert à vous donner
lointaine aussi. Timide et réservée, Aihnoa parlait peu, écoutait beaucoup et n’oubliait jamais
Entre elle et Elfin, était assis Aleth, l’immense qui avait une tête de gentil benêt, ce
qu’il n’était pas du tout par ailleurs. Il jouait de son air niais et cela lui avait évité bien des
problèmes. Il pouvait déployer une force incroyable en cas de danger, mais son plus grand
atout était son intelligence exceptionnelle. Que des gens hors norme, réalisa Arren sans
C’est alors que ses yeux se posèrent sur India, la jeune femme discutait avec Aihnoa
et semblait particulièrement attentive à ce que lui racontait son amie. Elle était la douceur et
la bonté incarnées et savait mieux que quiconque ce qu’il devait éprouver car si elle faisait
partie du groupe depuis plus longtemps que lui, elle était arrivée bien plus tard que les
autres. Cela lui donnait un air d’être toujours un peu ailleurs qu’elle cultivait soigneusement.
Elle avait un côté éthéré qui pouvait tromper, car sa vigilance était toujours, elle, bien
éveillée. Il l’aimait beaucoup, car elle était toujours de bon conseil et accessible et ce qui ne
gâchait rien, très jolie avec ses longs cheveux jais et ses yeux noirs en amande.
Près d’elle, se trouvait Herras, un géant blond aux yeux bleus, qui était d’une
gentillesse rare, ne se fâchait jamais et rendait tout le temps service à qui en avait besoin,
alors que son vrai travail était de planifier et de tout organiser afin de rendre les actes de
magie plus faciles. C’était un génie de la logistique et un magicien hors pair, le seul capable
Et enfin, à droite, Farielle, la belle, la tendre Farielle, un petit génie en magie, une
rendait l’air plus doux, l’ambiance plus sereine, en un mot, elle apaisait et revigorait. Une
véritable source de jouvence. Arren avait une tendresse particulière pour cette toute jeune
fille qui aurait pu être la sienne. Elle lui sourit gentiment, consciente de son malaise. Ses
offusquera et il vaut parfois mieux se taire et écouter, que de parler pour ne rien dire.
— À vrai dire, cela n’arrive pas souvent, reconnut-elle, ici tout le monde a envie de
dire ce qu’il pense. Je ne sais pas pourquoi d’ailleurs... Enfin si, j’ai ma petite idée… enfin... tu
verras, tu auras envie de t’exprimer et de donner ton opinion toi aussi, un jour ou l’autre.
Même la pauvre Aihnoa n’échappe pas à cela, c’est tout dire, acheva la jeune fille avec un
sourire mystérieux.
Arren jeta un œil sur son ami et vit avec effarement que la jeune Farielle disait vrai.
Rafiel prenait littéralement la pose, il s’était redressé de toute sa hauteur, pas bien haut, il
fallait l’admettre, mais c’était son air patriarche qui en imposait le plus. Une mine d’avocat
— Mes chers amis, nous nous sommes rassemblés aujourd’hui pour discuter d’un
sujet important. Comme vous le savez, nous allons recevoir des élèves, ces disciples seront
particuliers, très particuliers, car différents de tout ce que vous avez pu connaître jusqu’à
présent. Tous les élèves que nous avons eus avant eux étaient, pour certains, doués, continua
Rafiel avec enthousiasme, mais là, mes amis, je puis vous assurer que vous allez être étonnés.
Vous aurez devant vous des adultes et des enfants déjà éveillés et doués, extrêmement doués.
Le premier va arriver ce soir, peut-être est-il déjà à la lisière de la forêt. Aleth, peux-tu te
charger d’accueillir notre premier pensionnaire ? Il est très intéressant, un mystère même
pour moi. Tu seras époustouflé par ce garçon et séduit, car il est de la même trempe que toi.
Enfin, tu verras.
Aleth hocha simplement la tête, il se dit que Rafiel savait très bien que le garçon était
déjà sur le chemin des Noisettes, celui que tout promeneur choisissait quand il ne connaissait
pas la forêt. Il eut un sourire attendri, le vieux mage aimait de temps à autre montrer ses
talents de magicien. Il adorait épater la galerie en quelque sorte. Aleth savait aussi pourquoi
il avait été choisi pour ce premier accueil, son physique étonnant jouait toujours en sa
défaveur et la première impression qu’il faisait était toujours significative. Rares étaient ceux
qui allaient au-delà des apparences. C’était une sorte de test que faisait passer Rafiel, un test
plus de cœur que d’intelligence. Il n’avait plus rien à faire ici, son rôle était déterminé, il
pouvait s’en aller. Il se leva, salua ses amis et partit vers l’orée du bois. Il savait exactement
comment il allait retrouver le nouvel arrivant, il sentait sa présence, son énergie et chose
étonnante, il sentait son appel. Il se dirigea donc vers lui d’un pas tranquille.
L’esprit léger et les yeux grands ouverts, Ivoisan contemplait sans relâche le paysage qui
s’étalait sous ses yeux. Il ne se lassait pas de ces vertes prairies où des animaux étranges
paissaient tranquillement. Il ne pouvait pas oublier qu’il était sur un autre monde, car ici tout
était extrêmement différent du sien. Plus riche, plus vert et oui, plus intense. Ivoisan n’aurait
jamais cru qu’un tel monde puisse exister. Mon peuple serait heureux ici, songea-t-il. Mais
après réflexion, il se dit que son monde n’était pas mal non plus, plus aride certes, mais si
riche, si profond et d’une beauté sauvage, royale. On y découvrait chaque jour une chose qui
vous faisait l’aimer davantage. Et son peuple, non seulement aimait cette planète
Il secoua la tête avec bonne humeur, il était ici pour le moment et il savourait ce
voyage à sa juste valeur : initiatique ! Il avait traversé le voile qui séparait les deux mondes
sans s’en apercevoir. Et lorsqu’il s’était retourné, étonné par la végétation luxuriante qui
l’entourait, les contours de son propre monde s’étaient estompés. Aucun retour en arrière
n’était plus possible dans l’immédiat. Une légère tristesse s’était emparée de lui, mais fut vite
remplacée par l’excitation de découvrir une nouvelle planète. Il avait donc continué son
Ses pas le conduisaient sans qu’il sache exactement où il allait, il sentait tout au fond
qu’il retrouve la bonne route. Ivoisan avait vite compris cela et il n’avait fallu qu’un seul
rappel pour qu’il sache comment voyager. Il fallait juste qu’il suive son intuition, sans
réfléchir. Il marchait maintenant depuis plusieurs jours, trois ou quatre peut-être, tout à sa
contemplation et admiration. Il n’avait pas réellement compté. Cela n’avait pas beaucoup
Depuis un long moment, il distinguait au loin une forêt dense et sombre. Une masse
feuillue qui l’attirait autant qu’elle l’inquiétait. Jamais il n’avait vu autant d’arbres en même
un moment à l’orée du bois, indécis, il ne sentait plus le courant ténu qui l’avait guidé jusque-
là. Il sonda un moment, mais rien ! Le vide total. Il se dit qu’il était peut-être temps de faire
une pause, attendre un peu et voir ce qu’il allait arriver. Il choisit un coin sec, posa son
balluchon à terre et s’assit à même le sol, les jambes repliées devant lui, les mains posées sur
les genoux. Il avait un peu mal aux fesses sur ce sol dur et légèrement humide, mais cela allait.
Son monde au moins avait le sol souple, doux et accueillant et pour son peuple qui aimait les
longues veillées assis à même la terre, cela n’avait pas de prix. Ici, ils auraient souffert le
martyre. D’ailleurs, Ivoisan sentait déjà son postérieur s’ankyloser et devenir froid comme
la pierre. Il remua un peu et chercha une position plus confortable avant de renoncer.
Finalement, cette planète si belle avait quand même quelques défauts et cela le soulagea d’un
En définitive, le corps douloureux, il se leva d’un bond, prit son sac et avança de
insupportable. Il scrutait tous les arbres autour de lui avec un mélange de respect et de
crainte mêlés. Que faire ? Il pressentait que dans une forêt, on pouvait se perdre, tout était si
grand ! Donc avec son bon sens légendaire, il partit à la recherche d’un chemin. Il en trouva
un rapidement, avec un curieux panneau, mis bien en évidence. Il était taillé dans un bois
épais et placé sur le tronc d’un arbre. Il lut : « chemin des Noisettes », se dit que le nom était
joli et avança d’un pas vif. Ivoisan aimait prendre des décisions rapides, parfois…
Il marchait depuis un bon moment, l’odorat saturé d’odeurs, l’ouïe de bruits insolites,
et la vue de couleurs merveilleuses, lorsque son regard fut attiré par une silhouette assez
imposante qui avançait rapidement vers lui. De loin, il avait du mal à déterminer à quoi il
avait affaire. Sur ses gardes, il s’arrêta et attendit. Il hésitait entre un animal ou un être
humain et pencha pour la dernière solution, un animal n’emprunterait pas un chemin avec
Toutefois, la stature imposante de celui qui avançait provoquait chez lui une certaine
réserve. Sans être prêt à se défendre, Ivoisan se méfiait tout de même. Il ne connaissait pas
ce monde et ses habitudes. Aussi, il valait mieux rester sur ses gardes. Il regardait donc avec
méfiance ce qu’il pouvait maintenant distinguer comme étant un homme. Lorsqu’il ne fut
plus qu’à trois mètres, Ivoisan révisa son jugement, l’homme n’était pas grand, il était
humeur, il semblait peu ouvert à une nouvelle rencontre amicale. Ivoisan se décala
légèrement vers la gauche pour laisser passer l’inconnu, puis machinalement, il plongea ses
yeux lumineux dans les yeux sombres du géant et ce qu’il vit fit naître un sourire amical sur
accueillant.
— Je vous souhaite une marche agréable et riche, fit-il avec bonne humeur.
— Moi ? Mais… Oui je vois, c’est vous, n’est-ce pas ? Vous, votre appel… Je me
présenter, je suis Aleth et je suis ici pour t’accueillir, te montrer le chemin de l’école. Suis-
Soulagé d’être arrivé à bon port, Ivoisan accepta avec empressement. Aleth était
certes imposant, mais terriblement sympathique. Il sentait qu’il pouvait lui faire entièrement
confiance, c’est pourquoi le jeune homme ajusta son balluchon sur son épaule et partit d’un
— Dites-moi Aleth, commença-t-il, vous avez parlé d’une école ? Mais de quoi s’agit-il
exactement ? Je suis assez perplexe, car tout m’est étranger ici, je suis assez déboussolé, car
En fait, je ne sais pas pourquoi je suis là, avoua-t-il. J’ai une mission, une sorte de quête si
vous voulez, mais tout est confus, la seule chose claire est que je devais partir pour accomplir
une grande chose. Et pour mon peuple, les rêves sont importants, ils montrent la voie à
suivre. Je dois vous donner le tournis avec tous mes palabres non ?
Aleth partit d’un grand rire joyeux, il aimait ce garçon jovial et plein de vie. Ivoisan
avait passé le test haut la main, sans préjugés ni aucune crainte, il l’avait suivi, là où d’autres
pour faire connaissance. Et ensuite, parle-moi de ton peuple qui accorde une telle importance
aux rêves.
Ivoisan se tapa sur la cuisse hilare, encore une fois il s’était laissé emporter par son
— Ivoisan, je m’appelle Ivoisan, je viens d’un autre monde, il existe un passage, mais
je suppose que ça, vous le savez déjà et ma tribu s’appelle Asaï, comme notre Sage des Sages,
qui devient une partie d’Asaï le jour du Changement. C’est une sorte d’épreuve que doivent
passer les sages s’ils veulent atteindre cette fonction. Asaï, c’est aussi un don, cela veut dire :
les Rêveurs du Ciel. C’est une tradition vous savez, lorsqu’un grand Sage est choisi, il doit
porter le nom de sa tribu pour se l’approprier et être un bon Guide. J’avoue n’avoir connu
que lui comme Sage et il doit posséder une longévité importante, car il me semble très, très
de la main à continuer.
— Mon monde s’appelle Inassaïa, c’est une planète composée de douze tribus, toutes
amies et chacune d’entre elles est dirigée par un chef. Nous nous rencontrons peu, car nous
sommes éloignés les uns des autres, mais les chefs font le voyage régulièrement pour
apporter les nouvelles et certains d’entre nous, les « voyageurs », vont d’une tribu à l’autre à
longueur de temps parce que nous aimons partager et envoyer des cadeaux, des présents.
— Oui, ils peuvent se déplacer très vite grâce à la pensée et transporter tout un tas de
choses. Vous savez, chacun d’entre nous possède une faculté, et ceux qui sont élus possèdent
plusieurs dons, comme moi. Mais il faut que je les travaille, car tout est encore nouveau. Je
sais qu’ils sont là, fit-il en se tapant la poitrine, mais je ne sais pas encore tous les utiliser.
Il s’arrêta soudain…
— Tu es vif petit, fit Aleth, mais je ne peux rien te dire pour l’instant, Rafiel s’en
chargera, il aime tellement jouer au professeur qu’il se fera une joie de tout te raconter dans
les détails. Mais continue, ton histoire m’intéresse et nous avons encore un peu de marche
avant d’arriver.
Ivoisan, qui adorait raconter l’histoire de son peuple, ne se fit pas prier. Il aimait
— Alors Inassaïa est un monde assez étrange pour quelqu’un qui n’y vit pas, car nous
ne connaissons que le sable et les oasis. L’eau est souterraine et remplit les oasis lorsque le
besoin s’en fait sentir. Il y fait chaud, mais le soleil ne brûle pas, c’est pourquoi nos animaux
vivent très bien. Il existe une plante qui pousse près des oasis, la Calicine, c’est un végétal
extraordinaire qui pousse la nuit et qui a des propriétés étonnantes. Elle nourrit le bétail, car
elle est très riche en nutriments bons pour eux, guérit certaines blessures grâce à sa sève et
si on sait bien la préparer, elle est très bonne à manger. Ma mère la cuisine divinement bien,
ajouta-t-il, une lueur de gourmandise dans le regard. Nous vivons dans des cases ou des
tentes, selon les envies et les humeurs. Mon peuple lui, vit dans des cases, car nous bougeons
peu et cela permet d’avoir des intérieurs frais. Nous vivons en communauté, un grand village
en quelque sorte. Nous sommes très nombreux, je ne connais pas tout le monde, mais je crois
que toute la population est heureuse. Nous sommes pacifistes, la guerre nous est inconnue,
avant je ne savais pas ce que c’était, mon rêve me l’a appris. Je n’en ai pas parlé à mon peuple,
— Oui, acquiesça Aleth, je crois comprendre que ton peuple est merveilleux, tu dois
— Oh non, s’insurgea Ivoisan, votre planète est si belle, et vous êtes si gentil ! Je
— Oh, tu en trouveras, c’est certain, mais méfie-toi tout de même, certains sont
particulièrement mauvais. Enfin, soupira Aleth, tu l’apprendras bien assez tôt. Parle-moi des
Ivoisan fit une pause, se gratta la tête et claqua la langue, par où commencer ? Ah ! il
savait !
— En fait, les femmes et les hommes sont séparés, c’est-à-dire que les dons des femmes
ne se transmettent jamais aux hommes et inversement. Pourquoi ? Il paraît que c’est une question
d’énergie, m’a expliqué ma mère, qui elle, possède le don de guérison. Par la pensée, elle peut
rafistoler n’importe quoi et soulager à peu près tous les maux, c’est pourquoi elle est très utile à
notre tribu. Toutes n’ont pas de guérisseuses, mais bon, quand une personne est très malade dans
une autre tribu, grâce aux voyageurs, elle peut y aller et les soigner. Pour les petits bobos, la
Calicine est très utile, mais pour le reste, il faut une guérisseuse. Et ce ne sont que des femmes.
Les voyageurs en revanche, sont toujours des hommes, car ils sont plus disponibles, la nature fait
bien les choses non ? Certaines femmes ont des visions, des hommes savent attirer le feu, d’autres
dompter les animaux sauvages, faire bouger les objets par la pensée ou lire dans les pensées des
autres. Il existe tout un tas de dons plus ou moins utiles vous savez, mais les plus recherchés sont
le don du voyage et de guérison. En fait, nous avons remarqué que les dons qui utilisent l’énergie
de l’eau ou de la terre sont souvent féminins et ceux qui utilisent le vent ou le feu sont masculins.
C’est une théorie fragile, je le sais bien, mais c’est souvent le cas.
— Euh, je suis un cas, avoua Ivoisan, car je crois être le seul qui les possède tous,
d’ailleurs le Sage des Sages ne comprenait pas comment cela était possible. Il paraît que ce
n’est arrivé que deux fois avant moi et que ces deux personnes avaient eu un destin étrange.
Un homme et une femme. Mes parents sont fiers de cela, mais inquiets.
et cela lui faisait un peu peur. Sentant le désarroi du jeune homme, Aleth décida de parler à
son tour, il devinait qu’Ivoisan n’était pas fragile, mais aller trop vite n’amènerait rien de bon.
Il fallait du temps pour tout digérer et Ivoisan avait fait preuve d’une maturité étonnante
— Bien, à moi de te raconter un peu mon monde. Pour être franc, nous sommes ici
depuis huit mois à peine. Nous habitions il y a peu dans une école qui appartenait à un
empereur, mais nous avons dû partir pour des raisons que nous te dévoilerons plus tard.
Nous sommes donc arrivés ici et nous avons construit ce que nous appelons notre chef-
d’œuvre ! Il leva le bras et fit un geste large qui englobait toute la forêt. Ici, tu te trouves dans
la forêt des Sylves, c’est un lieu étrange qui recèle bien des secrets, mais à toi de les découvrir.
Nous y avons fondé notre nouvelle école et quelques habitations dans lesquelles nous vivons
tous. Nous sommes onze maintenant et nous attendons huit autres personnes.
Ivoisan réagit à la mention des huit autres attendus, il était l’un d’eux cela semblait
Ravi d’avoir su détourner l’attention de son jeune protégé, Aleth continua à lui décrire
— Tout est construit avec du bois et des lianes, que des matériaux que nous a
généreusement cédés la forêt. Eh oui, fit-il en voyant la consternation se peindre sur le visage
d’Ivoisan, nous ne faisons pas ce que nous voulons ici. Il s’agit d’un échange, d’un partenariat
en quelque sorte, mais tu apprendras vite. C’est très confortable, chaleureux et accueillant et
aussi très beau. Se réveiller avec l’odeur de bois frais ou de pin est vivifiant, j’adore cela. Et
des fruits, enfin de quoi nourrir tout un régiment. Nous serons bien ici et surtout en sécurité,
— Protégée ?
Aleth lui jeta un regard acéré, il aimait susciter l’intérêt et les questions et avec Ivoisan
— Oui, la magie est à l’œuvre ici, très fortement. C’est la forêt qui nous a appelés, toi,
moi, les autres… Oh bien sûr, Rafiel a aussi mis son grain de sel, mais c’est elle qui nous a
dirigés.
Ivoisan hocha la tête, la forêt, il comprenait, car il savait que la nature possédait un
Aleth resta un instant interdit, avant d’éclater de rire, c’est vrai que sa façon de parler
rencontreras très bientôt. D’ailleurs, quand on parle du loup, on en voit la queue, marmonna-
des histoires et tout à coup, ils furent dans une clairière parsemée de petites constructions
placées les unes à côté des autres et d’une grande bâtisse, située un peu à l’extérieur. La
magie de la forêt, se dit Ivoisan. Il avait beau admettre qu’elle existait, il était impressionné
— Bonsoir mon jeune ami, fit une voix fluette dans son dos.
Il se retourna et vit un tout petit homme âgé, aux cheveux blancs neigeux et très
maigre. Ne sachant quelle attitude adopter, il inclina le buste en avançant les mains, paumes
— Monsieur.
— Hou là, arrête tout ça, je ne suis qu’un pauvre vieux bougon qui aime jeter son grain
de sel un peu partout, répondit le vieil homme d’une voix de stentor perfidement en jetant
Ivoisan sursauta de surprise en entendant la voix jeune qui s’adressait à lui et releva
la tête. Son interlocuteur avait toujours l’air vieux, mais ses yeux vifs et son air agile
— Voilà c’est mieux, alors jeune homme, le voyage n’a pas été trop difficile ? Tu dois
être fatigué non ? Et puis, faire route avec Aleth n’est pas de tout repos, hein ? Bon, je vais te
montrer tes quartiers et après nous causerons, nous avons tout un tas de choses à te dire.
Enfin, il faut d’abord que tu t’installes pour avoir des repères. Je parle, je parle, mais
Ivoisan avait le tournis, tout le temps du discours, le vieil homme n’avait cessé de lui
tourner autour en sautillant, pour finalement le prendre par le bras et le tirer derrière lui. Il
supposait que c’était le fameux Rafiel, celui au grain de sel. Il suivit docilement le vieil
un sourire ravi. La situation lui plaisait beaucoup. Il savait que Rafiel pouvait être parfois un
peu étrange, mais c’était un homme bon et gentil. Farfelu, peut-être, mais profondément
humain. Ivoisan était entre de très bonnes mains. Bon, quant à lui, il avait le repas du soir à
préparer et son ventre commençait à protester. Il se dirigea en sifflotant vers les cuisines, il
Rafiel tirait le jeune homme par la manche, excité à l’idée de rencontrer son tout
premier élève. Il jeta un regard à Ivoisan qui le suivait d’un air effaré. Rafiel s’esclaffa
bruyamment et s’arrêta.
— Eh bien, tu as raison ! glapit Rafiel avec bonne humeur. Je suis un peu secoué en
haut, mais je suis gentil. Et comme je suis très heureux de ta présence, je le montre, voilà !
Il reprit le bras d’Ivoisan avec plus de douceur et le tira gentiment vers lui. Ils
arrivèrent près d’une maison faite de végétal. Rafiel poussa une porte en bois et ils entrèrent
Ivoisan en resta sans voix d’admiration. Du coin de l’œil, Rafiel l’observait et était
satisfait de la réaction du garçon. Ivoisan n’avait jamais rien vu d’aussi beau, il découvrit un
salon assez grand où étaient disposés deux gros fauteuils et un immense canapé qui
occupaient un coin de la pièce. Une table en bois brut et quatre chaises meublaient un autre
coin de la pièce, tout cela harmonieusement placé. Mais ce qui enchantait Ivoisan, c’étaient
douce. L’endroit était chaleureux et confortable. On s’y sentait bien tout de suite, protégé et
— Ici, c’est pour se détendre et apprendre, selon l’humeur. C’est à toi, tu y vivras seul,
car j’estime que chaque élève a droit à son intimité. Tu pourras tout réaménager comme tu
le souhaites et ajouter des choses si tu veux aussi. C’est India qui s’est occupée de la
décoration, une femme admirable, ajouta Rafiel avec un clin d’œil. Viens, lui enjoignit-il, le
Il ouvrit une porte et ils entrèrent dans une grande pièce, la chambre, qui contenait
un matelas bien épais, posé loin du sol sur une couche en bois, et dessus, une grosse
couverture moelleuse. Jamais il n’avait vu un lieu de vie aussi vaste, chez lui, il dormait à
même le sol sur un tapis épais avec un drap léger qui lui servait de couverture. Il aimait
dormir au contact de la nature, mais il supposait qu’ici le confort était important, dormir à
même le sol dans une forêt devait être inconfortable si on n’y était pas habitué. Il se
remémora son essai dans le bois et fit la grimace. Ses fesses s’en rappelaient encore. Il avisa
aussi une commode et un tapis de laine qui recouvrait pratiquement tout le sol de la chambre.
— C’est un lit, expliqua laconiquement Rafiel, ici difficile de dormir par terre, tu
prendrais froid et en plus tu aurais mal partout, lui confia-t-il. Tu vois, la forêt c’est bien, mais
il y fait humide, aussi les tapis et autres couvertures et couettes sont plus que nécessaires.
Il leva le nez en l’air, sembla écouter quelque chose et haussa les épaules.
— Elle me dit de te dire que je radote, lança-t-il à Ivoisan qui commençait tout juste à
Rafiel lui jeta un regard acéré et une lueur fugace traversa son regard. Le petit
commençait à se poser des questions, il observait et ne s’arrêtait pas à ce qu’il voyait. Une
— Oui, elle, la forêt, la maison, en fait, ici tout est lié, tu l’apprendras bien assez tôt.
Les meubles sont faits avec ce qu’elle nous a autorisés à prendre. Les tapis sont tous tissés
en fibres et matériaux naturels. Si tu veux construire, il faut lui demander son aide et son
avis. Sans cela, rien ! Elle est capable de déclencher une tempête à décorner des bœufs en un
manière.
Il ne comprenait pas tout, mais il avait saisi l’essentiel. Rafiel lui jeta un regard de
doute, son visage devint plus grave et ses yeux plus lumineux. Il venait de changer du tout au
tout.
— Oui, je pense que tu dis vrai, admit-il, mais tu n’as pas tout vu, il te faudra du temps.
Tu vois cette porte, là ? demanda-t-il à Ivoisan qui ne voyait rien. Si, regarde bien !
Alors Ivoisan scruta le mur végétal, puis ses yeux s’habituèrent à l’entrelacs de lianes
pour discerner une rupture dans l’harmonie, une porte se dessinait au milieu du fouillis de
lianes. Ivoisan s’en approcha et tendit la main. Subitement, les lianes s’écartèrent et il put
Ici aussi, tout était joli et bien agencé. Une salle de bains parfaitement fonctionnelle.
Ivoisan ressortit et rejoignit Rafiel qui l’attendait, assis sur le bord du lit.
— Nous mangeons tous ensemble, c’est plus convivial. Mais avant, nous allons
Ils allèrent de nouveau dans le salon et le vieil homme s’assit dans un des fauteuils.
les autres.
Ivoisan s’installa dans l’autre fauteuil et une sensation étrange le saisit. Il avait
l’impression que le fauteuil s’adaptait à son corps. Il remua un peu et le siège bougea
l’enchantaient.
— Étonnant, non ? C’est une mousse qui prend la couleur que l’on souhaite et qui
s’adapte à ton corps. Elle ne s’altère pas et peut durer des décennies sans même s’émousser
un peu. Tu dois aimer le rouge, car lorsque tu es entré, les fauteuils et le canapé sont devenus
rouges. Et puis, touche, dit-il en caressant les accoudoirs, c’est très doux.
Ivoisan passa une main hésitante sur cette drôle de matière qui était effectivement
très veloutée et chaude au toucher. Cette planète n’en finissait pas de l’étonner.
— Bon, passons aux choses sérieuses, fit Rafiel en tapant des mains. Tu connais mon
prénom, Aleth a dû te le dire. Alors pour faire simple, je suis le maître de Magie, et c’est en
chose à vous apprendre, mais disons que je serai votre interlocuteur privilégié. Comme je te
l’ai dit, nous mangeons tous ensemble dans une salle commune où je t’emmènerai tout à
l’heure. Les repas sont servis à huit heures et la multitude de plats permet de satisfaire tous
les goûts. Aleth fait souvent la cuisine et il se débrouille plutôt bien. Si tu as des envies,
n’hésite pas à les lui dire. De plus, il adore les nouveautés, alors si tu as des recettes, il sera
très content de te concocter ce que tu souhaites. Les cours commenceront quand tout le
monde sera là. Avant ça, profites-en pour apprendre tout ce que tu veux sur notre
communauté, sur tout ce qui t’entoure. Je sais que ton univers est doux et tendre, mais ici les
choses sont différentes, alors n’hésite pas à te promener et pose toutes les questions que tu
Ivoisan resta un moment silencieux, attendant une suite qui ne venait pas. Puis, il
réalisa que Rafiel avait fini son discours et qu’il attendait une réaction. Mais quel genre de
réaction ? L’homme était étrange et déconcertait le jeune homme. Jamais il n’avait eu affaire
à un tel individu. Dans sa tribu, les gens étaient plutôt sages et réservés. Lui, il était tout le
Le mage savourait les expressions qu’il pouvait voir passer sur le visage d’Ivoisan. Le
jeune homme était stupéfait, étonné, intrigué et désorienté. Content de son effet, Rafiel
joignit les mains devant son menton, prêt à attendre le temps qu’il faudrait pour que le jeune
Écoutez Maître, vous me déconcertez, voilà c’est dit, lâcha-t-il dans un souffle.
— Déconcertez ?
— Ah ! C’est donc ça ! Bon, je te rassure tout de suite, pas de Maître entre nous, je suis
ton professeur, mais avant tout je suis là pour te guider, orienter et éclairer ta lanterne, je
veux être pour toi un ami et les amis s’appellent par leur prénom, je pense ?
— Oui, mais pardonnez-moi, chez nous, les ancêtres sont respectés et choyés, nous
mais il voulait que celui-ci dépasse ses préjugés pour aller au-delà, sans cela, il aurait
— Écoute mon garçon, ce qui se passait dans ta tribu est une chose, je comprends que
ton peuple vénère les personnes d’un certain âge, car ils représentent la sagesse, le savoir et
la mémoire collective. Mais ici, ce culte n’existe pas, car le temps n’a pas la même emprise
sur nous, nous sommes dans un espace-temps qui nous est propre. Honore les vieillards tant
que tu le souhaites, c’est une bonne chose, mais que cela ne t’empêche pas de te comporter
différemment ici, car vois-tu, je ne suis pas si vieux et en même temps, je le suis beaucoup
plus que tu ne le penses. Même toi, tu es sans âge, car immortel, ta croissance est plus lente
que celle des humains et la mort ne te touchera pas. C’est pour cela que tu possèdes tous les
Regarde-moi, je suis vieux, tel que tu me vois, mais ferme les yeux.
Ivoisan ne voyait pas du tout où Rafiel voulait en venir, mais il fit ce qu’il demandait.
Après tout, que risquait-il à aller dans le sens du mage ? D’ailleurs, il commençait à apprécier
Ivoisan ouvrit les yeux et sursauta, son cœur se mit à battre très vite et il cligna des
yeux plusieurs fois pour être certain de ce qu’il voyait. Devant lui se tenait un jeune homme,
mince, mais bien taillé. Il avait des yeux bleu vif et son air malicieux lui rappelait quelqu’un.
Ivoisan crut s’évanouir d’émotion, ce n’était pas possible, comment pouvait-il faire cela ?
— Tu vois ? Pour nous le temps n’a plus d’emprise, je peux devenir ce que je veux et
avoir vingt ans éternellement. Mais je préfère apparaître comme un vieux croûton mal
embouché, c’est plus drôle et plus pratique pour houspiller mon entourage.
Il eut un large sourire et redevint peu à peu le vieil homme qu’Ivoisan avait vu la
première fois.
Le jeune homme comprenait à présent ce que le mage avait voulu dire et il pensa que
— Je suis immortel, moi aussi ? Je peux tout faire ? Il n’y a pas de limites ? Ni de fin ?
— En fait, admit Rafiel, je n’ai pas de limites, mais il fallait bien commencer par
quelque chose pour t’aider à voir plus loin. Je suis comme toi, mon garçon, sauf que nous
davantage, car toi, tu auras à l’utiliser pour mener à bien une mission vitale. C’est la raison
de ta présence en ces lieux, tu dois apprendre à contrôler tous tes dons. Et ceux qui vont
devenir tes compagnons le doivent aussi. En venant ici, ton apprentissage a commencé, tu as
tout de suite su parler notre langue et pu lire la vieille pancarte à l’entrée de la forêt. Tout
cela est lié à ce que tu es, ton ouverture d’esprit te facilite la tâche et la magie fait le reste. Et
Ivoisan eut son premier sourire de la soirée, un vrai sourire heureux et insouciant. Il
venait de comprendre une chose importante sans en saisir toute la portée, mais c’était une
phase essentielle, il le sentait. Rafiel avait une façon bien particulière de faire passer ses
messages, mais le résultat était là. Ivoisan se rendit compte qu’en peu de temps, il s’était mis
à l’apprécier.
— Merci Rafiel.
Ravi, le Mage bondit hors de son fauteuil, prit la main d’Ivoisan et l’entraîna à sa suite,
tout guilleret.
— Allons manger, j’ai une faim de loup ! s’exclama-t-il. Et puis, il faut te présenter aux
autres. Tu vas tous les aimer, ils sont chacun à leur façon, formidables.
Ivoisan n’en doutait pas un instant et dans la bouche de Rafiel, il savait que ce
Sorial revint à lui doucement, lentement, par paliers. Il avait conscience de son corps,
de la vie qui pulsait en lui. Il resta sans bouger, les yeux fermés, savourant cet instant de paix.
Il ne souffrait plus, il se sentait vivant ! Palpitant de vie même. Il gardait cependant les yeux
fermés, car il sentait sur lui le regard d’un autre. Il n’était pas seul dans sa cellule.
— Je sais que tu es réveillé, fit une voix très près de lui. Vois-tu, Rayse, le maître des
Sciences est venu me parler de ton cas. Tu lui as causé une grande frayeur, s’amusa-t-il. Je
sais que Rayse est un homme particulier et que sa propension à inventer des histoires est
limitée. Il manque cruellement d’humour, tout comme moi d’ailleurs. Alors tu vas me dire ce
que tu lui as fait et je te tuerai vite et rapidement. Tu n’auras pas à subir ses expériences.
Sorial se redressa et s’installa dos contre le mur, les jambes allongées devant lui. Son
torse mis à nu montrait une cicatrice encore fraîche, mais cependant propre et nette.
L’homme eut à peine un haussement de sourcils lorsqu’il posa ses yeux sur l’estomac de
Sorial.
Sorial eut un sourire sans joie, il sentait que l’autre, sous des dehors nonchalants, était
— Je ne lui ai rien fait, enfin, rien de conscient. Et puis, attaché comme je l’étais…
— Un simple coup de chance, le vieux a sans doute raté son coup. Il ne m’avait plus
l’air très jeune, peut-être que son cerveau imagine des choses qui n’existent pas.
Gairn eut un sourire sans joie, ses yeux brillaient de satisfaction. Il aimait les hommes
— Je suis le Chevalier Noir et je peux t’assurer qu’ici, l’humour n’est pas notre priorité,
de même que nous n’accordons pas notre confiance à de vieux radoteurs inconscients de
leurs actes. Alors si Rayse me dit que tu es un homme différent, c’est que tu l’es ! De quelle
différence parle-t-il ? Voilà ma question. Qu’est-ce qui te rend si différent mon oncle ?
Sorial sursauta. C’était donc cela… Il comprenait enfin… Gairn, son neveu disparu
depuis si longtemps. C’était un homme maintenant, un homme dur, cruel qui voulait juste se
venger… de lui, de sa famille. Tous ces morts, juste pour punir ceux qui n’avaient pas su
l’aimer comme il le voulait ? Comment expliquer quelque chose qu’il ne comprenait pas lui-
même ? Et qui plus est, à cet homme-là ? Car il connaissait la réputation de son neveu, oh oui,
son nom était sur toutes les lèvres, bien avant de le rencontrer. Le Chevalier Noir évoquait la
terreur, la mort et la douleur. Et durant sa captivité, il n’avait entendu parler que de lui, de
sa cruauté et de sa soif d’extermination. Il haïssait l’homme sans savoir qui il était vraiment.
pu tuer son propre père ? Et décimer sa famille ? Il était devenu un être froid, sans cœur. Et
maintenant, il était devant lui, seul dans une cellule miteuse, à sa portée, à sa merci. Un
Gairn, qui était resté adossé contre le mur opposé, une jambe repliée sous lui, posa le
pied à terre, réajusta son épée et s’avança d’un pas. Il pouvait sentir la haine de son oncle à
son encontre, il connaissait cette odeur pour l’avoir lui-même inhalée plusieurs fois.
— Tu souhaites ma mort, n’est-ce pas ? Crois-tu que moi, mort, les autres vont cesser
leur guerre ? Oh ! je ne dis pas que cela ne causera pas quelques tracas, mais rien de bien
Sorial croisa le regard du Chevalier Noir, il n’y lut aucun sentiment, ni peur, ni
angoisse, rien ! Cet homme était déjà mort à l’intérieur, réalisa-t-il. Sa vengeance ne lui
apporterait aucun réconfort. Et puis, il connaissait ce regard… il savait qu’il avait le même,
lui aussi était mort, brisé et sans avenir. Non, il ne souhaitait pas sa mort, il voulait juste
Gairn pouvait lire le combat auquel se livrait le prisonnier, son oncle hésitait entre
foncer sur lui et tenter sa chance ou abandonner la partie et se laisser mourir. Il savait aussi
que son oncle ne dirait rien, car il semblait être dépassé par tout ce qui lui arrivait. Il avait
l’air d’un homme normal, dont les souffrances pouvaient se lire sur le visage. Il avait aussi un
air abattu, de celui qui se sent vaincu. Gairn avait espéré en apprendre davantage, car il
soupçonnait la magie là-dessous. Pour la première fois, il regrettait l’absence de Féniel, qui
aurait peut-être pu savoir ce qui se passait. Mais il n’avait plus de temps à perdre et une chose
était certaine, le prisonnier ne parlerait pas. Alors il dégaina son arme et avança d’un pas vif.
intention ne faisait aucun doute. Il se savait perdu et il s’en moquait. Il chercha les yeux de
celui qui malgré tout restait son neveu, il voulait mourir en ne quittant pas l’ennemi des yeux.
Il avait devant lui un membre de sa famille, il allait mourir de sa main et ne ressentait aucune
émotion. Gairn leva le bras, prêt à décapiter le dernier survivant de sa famille, il abaissa la
lame tranchante d’un coup et ne rencontra que du vide. Là où un instant plus tôt se tenait un
Gairn fut déséquilibré par le coup porté dans le vide, il faillit tomber et se rétablit en
moulinant avec son arme. Il la rangea dans son fourreau et resta un instant indécis. Pour la
première fois de sa vie, la situation lui échappait. Son oncle n’était plus là, c’était un fait, mais
où était-il ?
Honteux et en colère, Gairn se fit ouvrir la porte du cachot et ordonna aux gardes de
ne pas y entrer. Il fallait que cette disparition passe inaperçue. Plus tard, il ferait transporter
un corps dans la cellule pour remplacer celui disparu mystérieusement. Parmi tous les morts
qu’il y avait chaque jour, personne ne le remarquerait. Il ne fallait surtout pas qu’une
— Laissez cette porte fermée, que personne n’entre ! J’ai dit personne, et surtout pas
Son air mauvais suffit à convaincre les gardes. Ils hochèrent la tête, apeurés. Ils
connaissaient les colères légendaires du Chevalier Noir et il était certain que ses ordres
seraient respectés à la lettre. Il fallait qu’il découvre à quoi rimait tout ceci. Beaucoup trop
de choses étranges avaient eu lieu ces derniers temps et ce qu’il venait de voir n’était pas le
et se dit que tout devait avoir un lien. Il monta aux archives, là, il découvrirait peut-être
quelque chose.
atterrit lourdement sur le dos, le choc lui coupa le souffle et il resta un instant sans bouger.
C’est lorsqu’il vit un visage souriant penché sur lui qu’il réalisa qu’il devait avoir l’air ridicule.
— Ne vous en faites pas, compatit la jeune femme, un sourire chaleureux aux lèvres.
Vous êtes arrivé un peu vite, mais pour une première fois, ce n’est pas si mal, le félicita-t-elle.
Sorial lui jeta un regard ahuri, que voulait-elle dire ? Il se palpa doucement le corps, il
avait un peu mal aux reins, mais sinon tout allait bien. Il se releva avec prudence, il se sentait
complètement déboussolé.
— Où suis-je ? Il était certain d’être mort, mais tout cela lui paraissait bien étrange.
D’abord, il avait toujours son corps et cette jeune femme devant lui avait l’air un peu trop
humaine à son goût. Il s’était imaginé autre chose et surtout, il voulait voir sa famille.
— Dans la forêt des Sylves, lui répondit la jeune femme. Et non, vous n’êtes pas mort,
Elle se détourna de lui et avança vers une grande bâtisse en bois. Dérouté, il accorda
son pas au sien, que faire d’autre ? Ils entrèrent dans une grande maison, où étaient déjà
installées plusieurs personnes pour ce qui semblait être le repas du soir. Un joyeux brouhaha
accueillit son arrivée, tout de suite suivi par un silence pesant. Toute la tablée avait les yeux
— Arrêtez, enfin ! tempêta Elena, vous voyez bien qu’il est un peu intimidé !
Elena observa le nouvel arrivant qui clignait des yeux et semblait ne pas croire ce qu’il
voyait. Elle lui prit le bras gentiment et le conduisit au bout de la table. Elle aurait peut-être
dû lui dire quelques mots avant d’entrer, mais comme Rafiel lui avait recommandé de ne rien
Sorial s’effondra lourdement sur le siège proposé, une dizaine de paires d’yeux
épiaient tous ses gestes. Il se sentait dans la peau d’un gibier : traqué. Une main tapota la
sienne avec gentillesse et un vieux monsieur tout chétif lui adressa un sourire encourageant.
— Voilà notre nouvel élève, fit-il avec bonne humeur, et il ajouta en mouillant son
Sorial avait envie de s’échapper, de s’enfuir à toutes jambes de cet enfer auquel il ne
comprenait rien. Une toute jeune fille s’approcha de lui et lui murmura quelques mots à
l’oreille. Tout de suite, il se sentit mieux, il remercia la jeune fille d’un sourire et se redressa
— Bien, bien, fit le vieil homme chenu, nous allons pouvoir commencer. D’abord, mon
cher ami, permettez-moi de vous présenter succinctement la tablée que voici. Nous
entrerons dans les détails plus tard. Sachez que si vous vous trouvez ici, c’est que vous avez
entendu l’appel et que vous faites partie des huit plus un. Alors, continua Rafiel avec
les angoissés et puis moi, Rafiel à votre gauche. Ensuite, viennent Elena, celle qui vous a
conduit ici, puis Myrine, Elfin et Aleth, ne vous fiez pas à sa taille, il est très gentil. Il pointait
un doigt sur chacun des mages cités et continua sur sa lancée : India, Herras, Aihnoa, Arren
et notre tout nouvel ami, ici près de moi, Ivoisan. Bon, vous n’êtes pas obligé de tout retenir
ce soir, demain ça ira très bien. Contentez-vous de savoir comment je m’appelle, Rafiel, cela
suffira.
Sorial hocha la tête, l’esprit un peu en vrac. Tous ces noms, tous ces visages… Il en
avait le tournis.
Elena se contenta d’un regard froid, elle aimait beaucoup Rafiel, mais quand il jouait
— Bon, je m’y colle, fit-il avec l’air de quelqu’un qui doit faire un grand sacrifice de sa
— Oui, oui, grommela-t-il. Alors, vous êtes dans une école pour apprendre à
communauté, ce soir, il savait ce qu’il pouvait faire pour aider ce pauvre homme
complètement perdu. Son ami pouvait être terrible parfois. Un vrai gosse, il s’amusait comme
un fou, mais le problème était que le nouvel arrivant assis en bout de table ne goûtait pas
— Vous faites partie des Éveillés, fit-il une voix douce, tout comme notre ami que
voici, Ivoisan. Nous vous avons lancé un appel, pour vous regrouper, car vous avez besoin de
nous.
— Nous sommes là pour vous aider, ajouta Farielle. De plus, vous avez souffert,
terriblement souffert et votre esprit comme votre corps ont besoin de repos. Ici, vous
trouverez la paix. Non, vous n’êtes pas mort, vous ne pourrez revoir votre famille avant
longtemps, je suis désolée pour vous, ajouta-t-elle en lui pressant la main dans un geste de
réconfort.
Sorial regardait cette jeune fille à la voix si douce lui parler, le rassurer alors qu’il
aurait pu être son grand frère. Curieusement, les mots de la jeune fille avaient un sens, il
comprenait ce qu’elle disait et l’acceptait comme une évidence. Ses mots pénétraient son
âme.
— Comment ?
— Par la pensée, vous êtes arrivés ici grâce à votre mental et l’appel d’Elwhinaï. Votre
don est extraordinaire. Je ne sais pas exactement ce qui vous est arrivé, mais tout s’est
aussi vite. Les questions et réponses viendront plus tard, profitez de ce repas et ensuite
reposez-vous, demain est un autre jour, et mon père, fit-elle en appuyant lourdement sur ce
mot, se fera un plaisir de tout vous apprendre. Mais avant cela, je vais me permettre de vous
rendre présentable.
Farielle habilla Sorial de vêtements propres et confortables et lui redonna une allure
plus humaine. Il était dans un sale état, le pauvre, et elle trouvait que son père aurait pu lui
— Voilà, se contenta de dire Rafiel sur un ton un peu boudeur et en lançant à sa fille
Quelques rires fusèrent et finalement, tout le groupe se mit à rire joyeusement. Seuls
Ivoisan et Sorial se jetaient des regards un peu étonnés. Puis, Ivoisan eut un sourire complice
et sans trop savoir pourquoi, Sorial sourit à son tour. Il était dans un endroit étrange, son
cerveau lui jouait un drôle de tour, mais la bonne ambiance était contagieuse et il avait besoin
de faire une pause un petit moment. Après tout, il était sans doute dans un rêve ou mort,
Le repas fut bon et plantureux, chacun mangea à sa faim et le cidre coula à flots. C’est
la tête légère et le cœur un peu moins lourd, que Sorial fut conduit à sa chambre par Farielle,
qui avait décidé de le protéger. Elle lui montra son petit chez-lui et lui souhaita bonne nuit,
le laissant un peu désemparé et chamboulé. Puis, fataliste, il haussa les épaules, se déshabilla
Ivoisan de son côté, était assis sur un fauteuil et lisait un livre passionnant sur la
magie. Il savourait ce moment de détente. Puis, sentant ses yeux se fermer malgré lui, il alla
dans la salle d’eau et se prépara pour la nuit. Là, il repensa au nouvel arrivé, à son
étonnement et surtout à son air si triste et malheureux. Comme l’avait dit si justement
Farielle, cet homme avait souffert. Ivoisan se dit que ses compagnons risquaient d’être plus
étranges qu’il ne le pensait. Il s’enfouit sous les couvertures en frissonnant un peu, et c’est
sur l’idée qu’il allait être entouré de gens avec un vécu plus difficile que le sien, qu’il
s’endormit.
Il était tard et tous les mages avaient regagné leurs appartements privés et dormaient
pour la plupart. Seuls Rafiel et Farielle, assis face à face, se regardaient en chiens de faïence.
La jeune fille ne desserrait pas les lèvres et le pauvre Rafiel faisait tout son possible pour ne
pas s’esclaffer. Il adorait mettre sa fille en rogne, mais ce soir, il ne l’avait pas fait exprès.
longtemps ?
profondément son père, elle l’avait toujours connu farfelu et parfois un peu insouciant, mais
ce soir, elle trouvait qu’il avait été un peu trop loin. Elle le regarda se lever et tourner en rond
dans leur appartement. Sa silhouette frêle sautillait de gauche à droite, il ne savait pas tenir
en place. Elle avait du mal à comprendre comment un homme tel que lui pouvait être un
mage si remarquable et un professeur si talentueux, alors qu’il était parfois si dissipé, pire,
pouvait le prendre au sérieux. Pourtant, quand il cessait ses pitreries, elle plongeait ses yeux
dans les siens et elle découvrait des trésors de patience, d’intelligence et d’amour pour les
Rafiel cessa brusquement de gesticuler et s’arrêta devant Farielle, il mit ses mains sur
— Il fallait que ce soit toi qui lui parles. Il voulait entendre une voix de jeune fille, une
voix qui lui rappelait sa fille à lui. Il avait besoin d’être ramené à la réalité par quelqu’un
comme toi, pas par un vieux croûton dégarni. Et puis tu sais que ta voix possède un effet
lénifiant. Grâce à toi, il a mis son cerveau en veille et s’est laissé guider par ce qu’il pensait
être un rêve.
Farielle bondit de son siège le rouge aux joues, elle aurait dû se méfier dès le début, il
l’avait roulée dans la farine. Il s’était encore servi d’elle ! Elle avait envie de l’étrangler.
— Et pourquoi ne pas l’avoir dit plus tôt au lieu de nous faire toute cette comédie ?
— Oui, et tu es loin du compte. Mais il lui fallait cette bulle temporelle pour assimiler
impersonnel avec une touche de folie pour dédramatiser tout ça. Plus tard, nous aurons le
temps de l’aider comme il convient, je te promets de faire mon possible pour qu’il aille mieux.
Et puis, tu imagines bien que j’ai veillé à l’aider un peu. J’ai d’ailleurs dû y aller un peu fort,
Consternée, Farielle s’affala sur le fauteuil. Son père, une fois de plus, l’avait
manipulée avec brio. Quand cesserait-elle d’entrer dans son jeu ? Elle leva de nouveau la tête
et le vit qui l’observait d’un air penaud non feint. Elle ne put résister.
— Vieux fou !
— Jeune prude !
— Oh ! papa, que vais-je faire de toi ? gémit-elle en se jetant dans ses bras.
Il la reçut avec plaisir, il aimait tendrement sa fille, elle était ce qu’il avait de plus
précieux.
— Un gros câlin pour commencer, puis nous pourrions lire la suite des Radins des rues,
— Tu parles ! répondit Farielle en lui plantant un gros bisou sur la joue et en se calant
menteurs qui vivent de rapines dans la rue, forcément que cela te plaît…
Tout content, Rafiel fit apparaître le livre sur les genoux de Farielle qui n’esquissa
aucun commentaire. Elle se contenta d’ouvrir l’ouvrage et de lire à haute voix. Sa voix douce
et chaude emplit toute la pièce et peu à peu, l’histoire prit vie. Rafiel aimait ces moments de
elle trouverait l’âme sœur et il voulait en profiter avant que cela n’arrive. Il serra sa fille plus
étroitement contre lui et elle appuya sa joue contre la sienne. Ils étaient heureux.
Mérisian tenait la petite main de Cassandre dans la sienne, depuis qu’ils avaient quitté
les parents de la petite fille et leur moyen de transport. À partir de ce moment, ils n’avaient
cessé de monter à cheval ou de marcher et les petites jambes de Cassandre n’en pouvaient
plus. Elle était courageuse, mais n’avait que quatre ans. Plus loin, tenant la longe de la
seconde jument, Rufus marchait tête basse, il traquait la moindre trace de gibier, car il avait
une faim de loup et le manque de nourriture le rendait grognon. Cette pensée fit sourire
Mérisian, car pour le vieil homme, manquer de nourriture signifiait manquer de viande.
Sinon, ils avaient tout le reste. Myrha et Riddle avaient veillé à pourvoir les voyageurs de
denrées en suffisance et en abondance pour au moins dix jours et ils en étaient à leur
cinquième jour de voyage seulement, alors ils avaient encore largement de quoi se remplir
le ventre, d’autant que Cassandre mangeait peu. En dépit de la mauvaise humeur du grand-
père, Mérisian l’aimait bien, car il était souvent gentil et plein d’humour.
Soudain, une boule de poils roux passa en trombe devant lui, en crachant et feulant.
Mérisian eut un sursaut de peur et se reprit en voyant le regard goguenard que lui lança
Cassandre. Il avait beau savoir que Mouf était une chatte affolée et affolante, il ne pouvait
s’empêcher de sursauter dès qu’elle apparaissait. C’était une vraie furie, affublée d’un
mauvais caractère. L’animal s’arrêta à un mètre de lui et le toisa sauvagement. Pour une
raison inconnue, elle n’aimait pas Mérisian, qui le lui rendait bien d’ailleurs. Cassandre
— Qu’est-ce qu’il y a de drôle, les enfants ? grommela Rufus qui revenait vers eux en
trottinant.
— C’est Mouf, grand-père, s’esclaffa Cassandre, elle a fait peur à Mérisian en lui
passant sous le nez comme une boule de feu. Elle adore lui faire peur et ça marche.
— Elle ne t’aime pas, hein ? C’est ce que tu crois ? sourit le vieil homme. Eh bien, tu as
peut-être raison, peut-être tort. Il se pourrait bien qu’elle t’aime et qu’elle veuille juste jouer
avec toi.
bras marbré de griffures toutes fraîches. Mouf me déteste, fit-il en baissant la tête, et je ne
— Ah ça ! reconnut Rufus, il ne faut pas chercher à comprendre avec les bêtes, ils
Sur ces bonnes paroles, Rufus s’en alla de nouveau devant, laissant au passage la longe
de la jument à Mérisian et traquant à qui mieux mieux des traces de gibier. Mérisian soupira
— Je t’aime moi, fit-elle avec affection. Tu es le plus gentil garçon que je connaisse.
La petite fille renifla avec dédain, elle eut un sourire mystérieux, se frotta le nez et
— Assez pour faire la différence, assura-t-elle avec un air pénétré sur sa petite figure
toute ronde.
Mérisian se retint de sourire, car il sentait que la petite fille était sérieuse et qu’elle
cherchait avant tout à le rassurer. Il s’arrêta et attacha les juments ensemble. Puis, il prit
Cassandre par la taille et la porta sur le dos de Berthe, la plus douce des deux bêtes.
— C’est quoi une fée ? Tu m’appelles toujours comme ça et je ne sais pas ce que c’est.
Et tu sais, je ne suis pas fatiguée, mais j’aime beaucoup la vue que j’ai sur le dos de Berthe,
meilleure pour toi, assise sur le dos d’une jument qui ne sent même pas ton poids. Et en ce
qui concerne les fées, eh bien… à vrai dire, je ne sais pas trop, mon père me parlait de
légendes anciennes qui racontaient la vie de petits êtres magiques avec des pouvoirs
étranges. Cela fait partie de notre histoire, de notre folklore, mais je n’en ai jamais vu en vrai.
— Et ? s’impatienta Cassandre.
— Ce sont de jolies filles, toutes petites, avec des ailes et un corps tout fin. Elles sont
Cassandre lui jeta un regard soupçonneux, parfois elle se disait que Mérisian ne se
— Tu sais, Méri, lorsque je te regarde je vois un jeune garçon, plus grand que moi,
mais de pas beaucoup, mais ce que je vois surtout, ce sont des yeux bleus qui regardent au
fond de moi, des cheveux verts comme je n’avais jamais vu avant et surtout, une pierre
précieuse installée là, sur le front. Tu es étrange, voilà ce que je veux dire, vraiment pas
Mérisian l’observa longuement, parfois la petite fille l’étonnait tant elle pouvait avoir
des réflexions qui n’étaient pas de son âge. Et là, c’était exactement ce qu’elle venait de faire.
Il ne s’était pas encore posé la question de savoir à quoi il pouvait ressembler, mais
maintenant qu’elle en parlait, il était curieux de voir à quel point il avait changé. Jusqu’à
présent, il avait eu peur de regarder. Même le soir où il avait dormi dans l’auberge de
Cassandre, il n’avait pas osé se regarder dans le miroir. Il savait que la pierre était incrustée
dans son front, il la sentait pulser doucement. Quant à ses cheveux, il se rendait compte aussi
de leur couleur étrange, mais le reste ? Il ne savait même plus à quoi il ressemblait.
que je dois avoir l’air étrange, mais à quel point ? Je ne me suis jamais vraiment vu, tu sais,
Cassandre plissa les yeux, elle se concentrait un maximum pour ne pas dire de bêtises.
Jamais elle n’avait eu tant de choses à dire à quelqu’un et si peu de moyens pour le faire, son
— Ce n’est pas la pierre qui a modifié ce que tu es, Mérisian, c’est toi qui étais prêt à
la recevoir, elle t’attendait, il faut que tu comprennes la différence. C’est toi qui lui as rendu
différent et elle lui disait exactement le contraire. Pourtant, loin de mettre en doute les
propos de la petite fille, il savait que ce qu’elle disait était vrai, Cassandre disait toujours la
— Tiens, fit Cassandre en lui tendant un morceau de miroir tiré d’un petit sac qu’elle
C’est fou ce que les filles, petites ou grandes, se ressemblent toutes. Il ne prit pas la peine
de réfléchir, mit le miroir devant ses yeux et se scruta longuement. D’abord, il ne vit qu’un
étranger, un très jeune homme insolite au teint très mat, aux yeux très bleus et aux cheveux
très verts, striés de bleu. Puis, il regarda longuement la gemme incrustée dans son front, elle
était verte, de la même nuance que ses cheveux. Striée de bleu et en forme de poire, elle était
magnifique, belle, d’une splendeur riche et profonde. C’était lui et en même temps, il était
autre. Il sentait qu’au fond de lui-même, il était toujours Mérisian, l’enfant affectueux et
aimant qui voulait la paix. Cela le rassura un peu de savoir qu’une partie de lui était
inaccessible au changement, avant de réaliser que la pierre n’avait fait qu’accentuer son bon
côté, il était resté lui, car il était un gentil garçon, il était né ainsi.
— Tu as raison, reconnut Mérisian, j’ai beaucoup changé, mais je suis au fond resté le
Cassandre lui jeta un regard mutin, elle ne dirait rien de plus, elle devait garder
certains secrets pour elle. Elle posa un doigt sur ses lèvres.
— Chut, je sais, c’est tout. Et puis je sais aussi que ton père l’a reçue d’un homme
étrange venu de nulle part. Elle était pour toi, il devait te la donner. Voilà, tu sais tout, conclut-
elle.
Ils restèrent silencieux un moment, tout simplement heureux d’être unis. Ils
pouvaient rester des heures ainsi sans se parler et pourtant, savourer le bonheur d’être
ensemble. Mérisian prit la longe et accéléra le pas pour se mettre à la hauteur de Rufus, plus
Rufus lui jeta un regard acéré, il se demandait si Mérisian se moquait de lui ou pas.
Mais non, le gamin s’intéressait à lui, c’est tout. Il secoua la tête de gauche à droite, il n’avait
jamais vu deux enfants pareils. De sacrés numéros, oui ! Sa petite-fille était comme ça depuis
impressionnant, mais de caractère, il était tout à fait inhabituel. Un homme dans un corps
Mérisian plissa les yeux et scruta au loin, effectivement une forêt dense se dessinait.
— Et vous connaissez ?
— Un peu…
Mérisian n’insista pas, il sentait que Rufus n’avait pas envie de parler davantage. Il se
tint donc coi et ils continuèrent leur chemin en silence. Pourtant, Mérisian sentait que la
pierre était heureuse, elle pulsait doucement contre son front, propageant son chant dans
son corps.
— Nous allons nous installer ici pour la nuit, annonça soudain Rufus en s’écartant un
Il attacha ensuite les juments à une souche. Il vérifia qu’elles étaient bien installées et
fourragea dans leurs fontes pour leur donner à manger. Sans un mot, il fouilla dans les
nombreuses sacoches, sortit tout un fatras et se mit à installer le campement pour la nuit.
d’y aller.
Consciente de l’humeur maussade de son grand-père, la petite fille se taisait, mais elle
brûlait de poser tout un tas de questions. Rufus était devenu songeur et sombre depuis qu’il
avait vu la forêt qu’elle distinguait à peine, mais qui lui paraissait imposante. Elle était
heureuse d’aller là-bas, car ils étaient attendus, mais ça, elle le gardait pour elle. N’y tenant
plus, elle commença à s’agiter, puis à se tortiller sur sa pierre dure et inconfortable.
humeur ?
Rufus faillit lui répondre vertement de se mêler de ses affaires, mais lorsqu’il croisa
le regard pur de la petite fille, il se calma instantanément. Les gosses ne méritaient pas son
courroux, ils ne lui avaient rien fait. Il grommela un peu dans sa barbe pour la forme et
s’approcha de sa petite-fille.
Il n’aimait pas avouer ses faiblesses, et encore moins à une gamine de quatre ans.
— Ah, c’est à cause de la dame, hein ? Tu sais elle t’attend depuis longtemps, je crois.
— Cassandre… Écoute, tu sais des choses, mais tu ne sais pas tout ! Et cette histoire-
— Mais si ! se défendit la petite fille, je la connais très bien, même. Et puis, je la connais
la dame, c’est ma grand-mère. Alors, je la connais, forcément. En plus, si je suis comme ça,
au sol, près d’elle, lui prit la main et entreprit de lui raconter son histoire, une histoire
profondément enfouie dans sa vieille cervelle. Il commença doucement d’abord, puis de plus
— J’étais très jeune, tu sais, et je passais mon temps à faire du commerce pour
l’auberge, je voyageais donc beaucoup et mon père me poussait à découvrir le monde, avant
de prendre sa place. Il ne voulait pas que j’aie des regrets. J’ai voyagé à dos de cheval une
bonne partie de ma jeunesse et j’ai tout visité, je crois. Un jour, je me suis retrouvé dans le
Livandaï, j’étais loin de chez moi et pour rentrer plus vite, j’ai décidé de couper par la forêt
des Sylves. Cet endroit avait mauvaise réputation, mais je voulais gagner du temps et puis à
l’âge que j’avais, la peur est plutôt une source d’intérêt qu’autre chose. Je crois que j’avais
envie de connaître le frisson. Je suis donc entré dans la forêt, les mules chargées de sacs de
produits pour l’auberge et moi, marchant devant. Au début, il ne s’est rien passé, la forêt était
magnifique, il faisait beau et je me sentais bien. Puis, j’ai fait une halte près d’un ruisseau
pour reposer un peu les bêtes et les faire boire. Je me suis adossé contre un arbre et
finalement, je me suis endormi. Lorsque je me suis réveillé, les mules avaient disparu, il
faisait froid et la nuit était tombée. Furieux contre moi, je me suis mis à beugler pour
rameuter les animaux, mais rien, elles avaient bel et bien pris la poudre d’escampette. Et là,
je me suis dit que j’étais dans de sales draps, que mon père allait m’arracher les oreilles. Alors
j’ai continué à chercher mes bêtes, en me disant que si je ne les retrouvais pas, je ne
Rufus eut un sourire vague. Plongé dans ses pensées, il avait le visage plus serein, les
— J’ai cherché une bonne partie de la nuit avant de m’écrouler ivre de fatigue et
d’angoisse sur un tas de feuilles fraîches. C’est là que j’ai entendu pour la première fois une
voix douce et cristalline dans les fougères. « Pourquoi es-tu en peine ? », me demandait la
voix. Je répondis bêtement que j’avais perdu mes mules. Il y eut un rire un peu moqueur et
soudain, elle apparut devant moi. La plus belle des créatures qu’il m’ait été donné de voir.
Elle était toute pâle, de longs cheveux noirs lui descendaient jusqu’aux chevilles, mais ce sont
surtout ses yeux, d’un bleu si pur, dont je ne pouvais me détacher, qui m’ont envoûté. Elle me
souriait gentiment. « Viens, m’offrit-elle, je vais t’aider à retrouver tes mules. J’ai dans l’idée
qu’elles ne doivent pas être bien loin ». Et sans me poser de questions, j’ai pris la main qu’elle
me tendait et je l’ai suivie, je l’aurais suivie jusqu’au bout du monde. Nous avons marché peu
de temps et effectivement, mes bêtes broutaient paisiblement dans une clairière remplie de
fleurs et d’herbe, un havre de paix et d’harmonie que la lune inondait d’une douce lumière.
La jeune fille me fit le signe de me taire et nous passâmes notre chemin. Nous nous
retrouvâmes rapidement dans une petite grotte, aménagée confortablement. « C’est ici que
je vis pour le moment », me fit-elle. Je ne pouvais rien dire, j’étais subjugué et ce qui se passa
par la suite reste un rêve doux et sauvage à la fois. Je suis resté un long moment avec elle, je
ne saurais dire exactement combien de temps. Mais un jour, je me suis réveillé et elle avait
disparu, la grotte était vide, comme si rien de tout cela n’avait existé. J’ai cherché longtemps,
sans résultats. Alors, j’ai pris mes mules qui n’avaient pas bougé de la clairière et je suis sorti
de la forêt, la tête et le cœur chamboulés. Trois saisons étaient passées, j’étais resté dans la
forêt plus de neuf mois sans m’en rendre compte. Je suis rentré au Volnay, le cœur en peine
fait du souci, mais jamais il ne me posa de questions. Je n’ai jamais reparlé de cela et pourtant,
chaque jour qui passe, je pense à elle. Les semaines ont passé, puis les mois et j’ai commencé
à revivre un peu. J’avais décidé de rester à l’auberge, pour moi, les voyages étaient terminés.
Puis un jour, neuf mois exactement après la fuite de ma belle inconnue, un panier en osier
m’attendait devant la porte de ma chambre. J’ai entendu un petit vagissement et lorsque j’ai
soulevé la petite couverture, j’ai découvert ta mère. Il y avait juste un petit mot à l’intérieur
du panier : « Le fruit de notre amour, elle s’appelle Myrha ». J’ai soulevé le bébé et je suis
tombé amoureux de ses jolis yeux noirs. Ta mère était un magnifique petit ange et j’ai reporté
tout mon amour sur elle. Mon père n’a encore une fois fait aucun commentaire, il s’est
contenté de hocher la tête et de vaquer à ses occupations. C’était un homme exceptionnel ton
arrière-grand-père, sais-tu ? S’occuper d’un bébé n’est pas aisé pour un homme, mais j’y suis
arrivé et mon père m’a beaucoup aidé, il adorait sa petite-fille. Les années ont passé, ta mère
a grandi et mon père est décédé, il est allé rejoindre ma mère dans l’autre monde. Ta mère a
rencontré Riddle, ce grand gaillard fort comme un bœuf et doux comme un agneau. Puis, tu
es venue au monde et là, un autre paquet m’attendait devant la porte, Mouf, qui n’était qu’un
chaton, miaulait à fendre le cœur et dans le panier, il y avait un autre petit mot où il était
écrit : « Cassandre ». C’est pour cela que tu t’appelles ainsi, expliqua-t-il à sa petite fille qui
— Tu lui ressembles beaucoup, énormément même, et je pense que toutes ces choses
bizarres que tu sais faire viennent d’elle. Oui, tu es son double, alors que ta mère, sa propre
Il s’arrêta soudain de parler, se leva, farfouilla un peu dans ses affaires, installa le feu
Cassandre était excitée, jamais son grand-père n’avait autant parlé, elle en savait un
peu plus sur elle-même et cela la mettait dans une joie sans nom.
— Ça, elle ne me l’a jamais dit et je ne lui ai jamais demandé. J’aurais pu rester avec
elle pour l’éternité, sans jamais savoir comment elle s’appelait, que ça ne m’aurait pas
dérangé. Mais une chose est sûre, elle a choisi vos prénoms, à toi et ta mère.
Cassandre resta silencieuse un moment, elle avait une question importante à poser,
douloureux pour lui. Mais il avait décidé de crever l’abcès avant d’entrer dans la forêt, alors
il répondrait à toutes les questions que la petite voudrait bien lui poser.
— Je lui ai dit que sa mère était morte. C’était plus facile, vois-tu ? Comment raconter
à une toute petite fille que sa mère est une créature de la forêt qu’on ne peut retrouver ? Elle
a vécu entre son grand-père et son père et je crois qu’elle était heureuse.
— Et moi ?
— Quoi, toi ?
— Elle me le demande, gloussa Rufus. Regarde-toi, petite, tu parles comme une adulte.
Tu sais des choses étranges et puis, tu lui ressembles trait pour trait.
— Et puis surtout, demain on entre dans la forêt et je ne sais pas ce qu’on va y trouver,
alors je préfère t’y préparer. D’ailleurs, ajouta-t-il en lui lançant un regard grave, il me semble
— Disons que je sais pourquoi Cassandre et moi sommes ici, mais vous ? À part
revenir ici pour des raisons sentimentales, je ne comprends pas le motif de votre présence
Vu son air, il vaut mieux en rester là pour le moment, se dit Mérisian en son for
intérieur. Il garda donc ses commentaires pour lui, il serait temps de dire à Rufus certaines
choses le lendemain matin. D’ailleurs, le soleil était presque couché, il fallait de préparer les
couches pour la nuit et s’alimenter un peu. Il déroula les couvertures, les aéra un peu, puis il
prit les tapis de sol, chercha un coin sec et abrité et arrangea le tout soigneusement. Il posa
ensuite les couvertures et satisfait, alla s’asseoir auprès des autres. Cassandre tenait son bol
bougon, Rufus tendit une assiette pleine à Mérisian en veillant bien à ne pas regarder le
Il mourrait de faim. Il prit un gros morceau de pain posé dans une écuelle et sans plus
se préoccuper des autres, dévora son repas. Son air vorace et sa mine concentrée firent
beaucoup rire Cassandre qui commença à pouffer tout bas, puis à s’esclaffer bruyamment.
Rufus, qui observait le garçon du coin de l’œil, se joignit à elle. Mérisian leva la tête de son
assiette, il était blasé. La bouche pleine et le menton constellé de taches de sauce, il hocha la
tête, s’essuya le menton et continua à manger sans s’émouvoir. Il avait l’habitude, tous les
soirs c’était pareil, dès qu’il mangeait, ces deux-là rigolaient comme des bossus. Il ne savait
pas pourquoi et s’en moquait royalement. Mais il était tout de même content, car cela avait
contribué à alléger l’atmosphère. Ils finirent leur repas dans un silence amical et se
s’endormirent d’un coup alors que Rufus garda longtemps les yeux ouverts sur les étoiles. Il
rêvait d’une rencontre, d’un visage et sans s’en rendre compte, il glissa dans le sommeil.
pencha sur le vieil homme. Elle murmura quelques mots dans une langue inconnue, posa un
doigt léger sur le front de Rufus et disparut. Seul le vent entendit ses derniers mots : « Tu es
revenu, amour… »
C’est un bruit de sabots qui les réveilla le lendemain. Rufus se leva d’un bond et cligna
des yeux plusieurs fois, avant de distinguer un cheval énorme sur lequel était juchée une
Cassandre et Mérisian s’éveillèrent à leur tour, un peu étonnés. Ce fut Cassandre qui
retrouva ses bonnes manières la première. Il en fallait beaucoup pour démonter la petite
fille.
— Elle est comme ça, fit le grand-père en haussant les épaules. Je suis Rufus, voici
Il toisa les deux nouveaux arrivants avec l’air de quelqu’un qui sait plus de choses
— Et vu votre air à tous les deux, j’imagine que vous avez des choses en commun avec ces
À ces mots, ils se regardèrent tous les quatre et comprirent ce qu’avait voulu dire Rufus.
Ce dernier sifflotait gaiement, sa bonne humeur toute retrouvée. Il caressa Mouf qui venait
d’apparaître, enroula les couvertures et les tapis, ralluma le feu et prépara le café et la tisane
étranges, tout en faisant sa toilette. Bon, tu ne diras rien comme d’habitude, hein ?
Il sortit d’un sac deux gros morceaux de pain, un reste de confiture et de beurre et
Atlans hocha la tête avec reconnaissance. Il avait faim et le peu de nourriture qu’ils
avaient emporté n’avait pas duré longtemps. Cela faisait plus de dix jours qu’ils voyageaient,
ils étaient épuisés et affamés. Avec plaisir, il aida Galatée à descendre du cheval.
La petite fille ne quittait pas Cassandre des yeux, elle savait qu’elle était comme elle.
Mais surtout, elle la fixait pour ne pas regarder Mérisian qui l’intimidait énormément. Atlans
était différent aussi bien sûr, mais Mérisian c’était autre chose, il dégageait une puissance,
une énergie dont il n’avait même pas conscience. Mais curieusement, elle se trouvait bien en
Atlans observait les gens autour de lui, jamais il n’aurait imaginé vivre cela un jour.
Accoster des inconnus en sachant qu’il devait le faire et se dire qu’il les reconnaissait sans
jamais les avoir vus était inhabituel pour lui. Mérisian surtout l’intriguait, le jeune garçon
possédait une puissance hors du commun, pourtant il restait là, tranquille, silencieux et
serein. Il attendait quelque chose… Mérisian s’approcha de lui un sourire aux lèvres.
— Nous sommes attendus, annonça-t-il simplement, il ne faut pas trop nous attarder.
— Holà, tout doux mon garçon, intervint Rufus. On prend le temps qu’il faut pour bien
— Rufus, coupa Mérisian d’une voix douce, elle vous attend, elle est venue pour vous
indiquer le chemin, il est là, fit-il en tapant sur son propre front. Il n’est plus temps de
tergiverser.
Rufus savait que le jeune avait raison, qu’il gagnait du temps parce qu’il avait peur de
ce qui pourrait arriver. Il crevait de trouille, oui ! Oui, de peur et de bonheur mélangés. Il
savait qu’elle était venue cette nuit, il l’avait sentie dans ses rêves et ce matin, au réveil, il
— Bon, ça ne nous empêche pas de manger un bout, non ? On ne peut pas y aller le
ventre vide, d’ailleurs tout le monde a faim. Alors, au lieu de discuter, prépare les bols et
Mérisian eut un sourire et s’exécuta de bonne grâce. Atlans lui donna un coup de main
et à eux deux, ils eurent vite fait de dresser le petit déjeuner. Les deux petites filles se
hommes en firent tout autant, ils déjeunèrent vite, mais copieusement. Puis, Mérisian
emballa le reste de leurs affaires, il s’appropria la jument rousse au doux prénom de Berthe
— Tenez Rufus, Rafine est à vous, vos affaires sont empaquetées et tout est prêt, je
crois.
Il plongea ses étranges yeux bleu-vert dans les yeux noirs du vieil homme.
— Nous nous reverrons un jour, dans très longtemps peut-être, mais nous sommes
Rufus, la gorge nouée, prit les mains de Mérisian dans les siennes et les serra
longuement. Puis, il s’accroupit près de Cassandre qui était venue les rejoindre et la serra
longuement contre lui. Les mots étaient inutiles, il savait que leurs destins étaient liés. Il
embrassa la petite fille sur le front et se redressa les larmes aux yeux. Tout ce temps, il avait
réussi à se contrôler et là, il se mettait presque à pleurer comme un bébé. Il sauta sur le dos
de Rafine qui piaffait déjà d’impatience et sur un dernier signe de la main, fonça dans le bois.
Cassandre regarda son grand-père partir le cœur lourd, elle saisit fermement la main
de Mérisian dans la sienne et leva des yeux noyés de larmes vers lui.
— Non, jamais !
Rassurée, Cassandre retrouva son sourire espiègle et se mit à courir droit devant elle.
— Oui, sourit Mérisian, et là c’est un bon jour, car elle ne parle pas trop.
— C’est une petite fille, c’est normal qu’elle pose des questions, intervint Galatée
d’une voix fluette. Puis, réalisant ce qu’elle venait de dire, elle porta une main à sa bouche et
Sentant son trouble, Mérisian se mit à sa hauteur et lui prit doucement les mains. Il la
— Tu n’as rien à craindre de moi, la rassura Mérisian, je suis un peu étrange d’aspect,
convint-il, mais je n’ai rien de plus que toi, à part quelques années, trois, je crois, même. Je
— Ah ça ! fit Mérisian en se touchant le front, elle ne me fait pas mal et fait partie de
Galatée leva la main droite et posa doucement ses doigts sur la gemme. Au début, elle
ne sentit rien, puis une douce chaleur pénétra le bout de ses doigts, elle en ressentit un bien-
être immense. C’est avec regret qu’elle écarta sa main du front de Mérisian.
— Les enfants, il faut y aller maintenant, proposa Atlans, la petite est loin devant et le
grand-père est hors de vue maintenant. Je propose que nous y allions, nous aussi.
Mérisian et Galatée se sourirent, Atlans avait déjà pris la longe des deux chevaux et il
avançait d’un bon pas. Derrière, les deux enfants suivaient. Ils rattrapèrent rapidement
— Quelques légendes, reconnut le jeune homme, et des choses pas très reluisantes si
tu vois ce que je veux dire, mais l’appel est là, fit-il en tapant sur son cœur, et je pense que
Cassandre revenait vers eux en riant à gorge déployée. Elle avait les yeux brillants et
— Maintenant, j’ai le droit de dire certaines choses. Je vais monter sur Berthe parce
Effectivement, la petite fille était toute pâle. Mérisian la souleva doucement dans ses
— Ils sont là-bas dans la forêt, expliqua l’enfant, ils nous attendent pour nous
enseigner à utiliser nos dons. Nous sommes tous différents, mais unis par une seule et même
— Les Veilleurs-Gardiens, répondit Cassandre avec fierté. Ce sont des mages, mais ils
pratiquent la magie pour eux, ils n’ont pas le droit de le faire pour autre chose.
Cassandre haussa les épaules. Il y a des choses qu’elle ne savait pas, et celle-ci en était
une. Elle adressa un regard contrit à Atlans, elle aimait bien ses cheveux rouges.
— Je ne sais pas, avoua-t-elle. Je sais juste ce que je viens de vous dire, et puis aussi la
direction qu’on doit prendre, ajouta-t-elle en s’animant. Pas la même que mon grand-père.
Mérisian, Atlans et Galatée se jetèrent des regards étonnés, mais suivirent ce petit
bout de femme qui sortait de l’ordinaire. Ils bifurquèrent vers la gauche, du côté ouest de la
forêt et débouchèrent sur un chemin bien visible, un panneau où il était écrit : « chemin des
Noisettes ». Il ne semblait pas y avoir de noisetiers par ici, plutôt des pins et des chênes.
Atlans posa un regard étonné sur la petite troupe qu’ils formaient, des enfants, entre cinq et
vingt-cinq ans. Que leur était-il arrivé à tous ? Et quel était le but de tout cela ? Il sentait chez
les enfants un pouvoir immense, une énergie intense, mais chez lui ? Il ne pouvait s’empêcher
de repenser à ce qu’il était avant la transformation. Il avait tué, blessé, spolié et pire encore,
pour rien, juste comme cela, parce qu’on lui avait ordonné de le faire. C’était un sale type,
sans morale et aux mœurs malsaines. Qu’était-il aujourd’hui ? Il avait peur de la réponse. Il
remarqua que Cassandre l’observait gravement, cette petite lui faisait un peu peur. Elle
Et sur ces mots, elle descendit de cheval, manquant de s’étaler de peu et courut à
Atlans resta un moment interdit avant de croiser le regard amical de Galatée et celui
plus compréhensif de Mérisian. Quoiqu’il se passât ici, il était accepté. Et chose étrange, tous
semblaient au courant de son passé de brigand, mais ne le jugeaient pas. Soudain, Mérisian
cri strident retentit et une boule de poils sortit de la chemise du jeune homme. Atlans
écarquilla les yeux de stupeur et Mérisian gémissa de douleur. Il avait le torse marbré de
souffrait beaucoup. Elle lui ôta doucement les mains de son torse sanguinolent et put admirer
cinq balafres rouges et profondes parfaitement symétriques. Elle ferma les yeux et sut
d’instinct ce qu’elle devait faire, elle posa simplement ses mains au-dessus des plaies et elle
ordonna leur guérison. En un instant, les plaies se refermèrent et Mérisian n’eut plus mal. Il
allait remercier la petite fille quand elle s’effondra dans ses bras. Inquiet, il ne savait quoi
— Elle ne dose pas encore correctement ses actions, alors elle y met toute son énergie
et elle s’écroule. Rassure-toi, ce n’est pas la première fois que ça lui arrive, expliqua Atlans,
elle va se réveiller dans peu de temps, morte de faim. Alors, si tu as quelque chose à lui mettre
Effectivement, Galatée ouvrait déjà les yeux et son teint pâle reprenait un peu de
couleurs. Mérisian fouilla dans une sacoche et sortit pêle-mêle, une pomme, un morceau de
chocolat et un bout de fromage. Galatée prit le chocolat et se mit à manger avec avidité, puis
elle enfourna le fromage à grosses bouchées et enfin, elle se mit à dévorer la pomme à belles
dents.
Mérisian se palpa le torse, rien, il n’avait plus rien. Maudite chatte, que me veut-elle,
— Elle t’aime bien au contraire, fit une voix au-dessus de lui. Simplement, ton
indifférence l’agace, alors elle te le montre par tous les moyens. Je suis Herras et cette jeune
sais que j’ai devant moi, Atlans, Galatée et Mérisian. Je suis venu à votre rencontre pour vous
faciliter le chemin. Nous avons encore quelques mètres à faire avant d’être arrivés. Comment
Elle posait un regard ébahi sur le géant et sa monture qui venaient de surgir devant
eux.
— Tiens, prends mon cheval, cela te reposera, conseilla-t-il à la jeune fille, et si vous
le permettez, Cassandre montera sur Berthe. Mérisian, Atlans et moi cheminerons ensemble,
proposa-t-il. Il me semble que ton cheval a besoin de repos, ajouta-t-il en toisant la monture
d’Atlans.
Tous firent oui de la tête, aucun ne songea à contester l’autorité naturelle de Herras.
Ses yeux bleus chaleureux les rassuraient. Du haut de son cheval, Cassandre babillait sans
cesse, excitée et heureuse, elle avait trouvé sa famille. Oh, bien sûr, son père et sa mère lui
manquaient, mais ici ce n’était pas pareil, là elle était complète, entière.
— J’ai dit à Herras que nous nous étions rencontrés seulement ce matin et que mon
grand-père était parti dans la forêt rejoindre grand-mère à qui je ressemble. Et il m’a dit que
Herras retint un sourire. La petite fille lui plaisait, elle parlait sans cesse et en savait
trop pour son âge, mais sa vivacité et sa gentillesse compensaient son babil incessant.
— Des routes ? Non, je crains que non, contredit Herras, disons que je crée des
passages, mais cela est assez compliqué, je vous expliquerai en quoi consiste mon travail plus
tard. Et vous ? s’empressa-t-il d’ajouter afin d’éviter que Cassandre reprenne la parole.
Mérisian ?
— Oh, je suis avec Cassandre depuis le début, ou presque, je suis allé à sa rencontre,
il fallait que je l’accompagne. Mais je viens de l’Astrée, je faisais partie du clan des Arcs
d’Acier, l’empereur a décidé que les clans devenaient trop libres à ses yeux. Alors, il nous a
déclaré la guerre. Mon père, le général Arcien, est mort dans la guerre des Vallées et tout
mon peuple avec lui. Je ne sais pas ce que sont devenus les autres clans, ils sont très
nombreux et établis un peu partout sur Elwhinaï. Mais une chose est certaine, c’est qu’ils
vont se regrouper et déclarer la guerre à l’empire d’Astrée, tout cela ne fait que commencer,
j’en ai peur. Je suis désolé de vous apprendre ces tristes nouvelles, mais cela fait plus de trois
semaines que je suis sur les routes et je n’en sais pas davantage.
— Rassure-toi, mon jeune ami, fit Herras, nous savons tout cela et t’en dirons bien
davantage, je suis désolé pour ton père, mais une bonne nouvelle t’attend là où nous allons.
La petite fille resta silencieuse un moment, ne sachant pas par où commencer, puis
ils nous accusaient de faire commerce avec les rebelles du clan des Arcs d’Acier et qu’à cause
de cela, nous devions tous périr. Ils ont massacré un à un tous les villageois, femmes et
enfants, tout le monde, raconta Galatée la voix brisée. J’ai réussi à me cacher sous un lit, mais
les hommes sont revenus au village dans la nuit et l’un d’eux m’a trouvée. J’ai cru que j’allais
mourir à mon tour, mais cet homme m’a sauvée et je crois qu’il s’est sauvé lui-même, acheva
aurait donné sa vie pour revenir en arrière. Alors, il parla à son tour et raconta son histoire,
— Je faisais partie de l’armée de l’empereur et j’étais dans l’unité de Gourme, l’un des
chefs de troupes du Chevalier Noir. Nous avions pour ordre de détruire, violer, tuer et piller
tout ce qui se trouvait sur notre passage. Les ordres étaient précis, nous devions semer la
terreur et la violence. Il va sans dire que l’accusation portée contre les clans ou les villageois
n’avait pas de sens, car ce que voulait l’empereur, c’était dominer dans la peur et le sang. Il
est fou et ses commandants le sont tout autant que lui. Il s’est entouré de mercenaires sans
foi ni loi et j’étais l’un d’eux, jusqu’à ce que je rencontre Galatée et que son regard pur me
Tout le monde resta un moment silencieux, que pouvait-on dire face à cela ? Personne
ne pouvait juger et tout le monde avait ses propres souffrances. Mérisian aurait dû ressentir
de la haine, mais comment haïr un homme qui éprouvait tant de remords ? Et puis surtout,
celle qui aurait dû le détester plus que tout était là, près de lui, sa petite main posée dans la
— Oh oui, reconnut amèrement Atlans. C’est un homme jeune, cruel et sans âme. Il ôte
rarement son heaume d’acier et lorsqu’il le fait, ses yeux sont si froids que même ses hommes
préfèrent le voir avec son armure de fer. Il est entouré de fanatique et de fous. Mais il est des
choses que je sais et qu’il vaut mieux taire devant l’innocence d’une toute petite fille.
Mérisian hocha la tête silencieusement, il sentait que le Chevalier Noir était important
dans sa vie et qu’il aurait bientôt des choix à faire le concernant, ne serait-ce que pour
permettre sa guérison psychique. L’ambiance lourde fut soudain brisée par l’intervention de
Cassandre. Elle descendit de cheval au risque de se rompre le cou une nouvelle fois et se mit
de nouveau à courir vers le centre d’une magnifique clairière. Les cœurs sombres
s’apaisèrent et les idées se firent plus claires. Galatée avait rejoint Cassandre et les deux
petites filles s’extasiaient sur la beauté des lieux. Herras emmena les chevaux dans un endroit
construit pour eux, Mérisian et Atlans, côte à côte, ouvraient des yeux émerveillés. Ce site
était splendide, fait de bois, de lianes et de lierre, il offrait un aspect reposant et sûr à leurs
yeux.
— Atlans ! appela Mérisian en se mettant face au jeune homme. J’ai besoin de te dire…
Atlans se mit à craindre le pire, il pensait que le garçon allait lui jeter sa haine à la
comprends, toi tu l’as vu, tu l’as côtoyé de près, tu auras sans doute une opinion juste, alors
si cela ne te dérange pas, j’aimerais qu’on en parle tous les deux, quand tu seras prêt, bien
sûr. Je ne voudrais pas que cela t’ennuie, car ce doit être douloureux pour toi aussi.
Atlans en fut interloqué, non seulement le garçon ne lui en voulait pas, mais il lui
demandait son aide et le ménageait. Atlans se dit qu’il était tombé dans un drôle d’endroit. Il
se demanda un instant s’il ne rêvait pas. Mais le regard insistant de Mérisian le ramena à la
réalité.
— Quand tu veux mon garçon, accepta Atlans, c’est le moins que je puisse faire non ?
— Merci, répondit simplement Mérisian. Bon, ajouta-t-il un peu gêné, allons rejoindre
les deux gamines, j’ai hâte de voir l’endroit où nous allons vivre quelque temps.
Atlans secoua la tête, entendre un gamin de onze ans appeler des fillettes à peine plus
jeunes que lui des gamines, il y avait de quoi rire. D’ailleurs, il se permit un petit sourire et
L’empereur Rathen trépignait de rage, son général des Armées avait pris du retard
dans le rapatriement de ses troupes et cela avait donné le temps à de nombreux clans de se
concerter et de se rallier les uns aux autres. Il recevait chaque jour des lettres de rejet de son
autorité, sans parler des déclarations de guerre ouvertement écrites. Il était exaspéré et avait
Se reprenant, il regarda par la fenêtre, il avait une vue plongeante sur ses casernes.
une grosse partie de ses troupes. L’autre partie de son armée était installée hors du château
dans des tentes spécialement conçues pour cela. Il possédait une armée imposante, ce qui
aurait dû le rassurer. Alors pourquoi était-il si inquiet ? Tout simplement parce que depuis
plus de quinze jours maintenant que Féniel était parti, il ne s’était jamais senti aussi démuni
et seul. Il n’avait plus accès à la magie noire et les rares fois où il avait essayé, il avait failli
mourir coupé en deux par les griffes acérées d’un démon sorti de l’outre-monde. Depuis, il
Il eut un rire dément, dire que tout le monde pensait qu’il traficotait avec la
Mal qui n’arrivait même pas à faire venir un démon inférieur. Le vrai mage était Féniel, c’est
lui qui invoquait, créait des potions mortelles, manipulait les hommes et jouait avec les
Un page entra en essayant de se faire le plus petit possible, il sentait que l’humeur de
l’empereur était dangereuse pour lui. Il annonça le Chevalier Noir rapidement et s’éclipsa
tout aussi vite. L’homme tout de noir vêtu entra, le casque sous le bras et le visage empreint
de respect. Il savait l’empereur en colère et cela pouvait lui être fatal. C’est pourquoi il entra
— Majesté, fit Gairn, je voulais vous annoncer le départ de nos troupes dès ce matin,
tout est enfin prêt. J’ai aussi une excellente nouvelle, ajouta-t-il avec fierté, nos troupes
basées dans le Nord et l’Est de l’Astrée, sont déjà installées dans les Deux Vallées, fortes de
plus de deux mille hommes. Ainsi, les clans réfléchiront à deux fois avant de nous attaquer.
Nous allons ratisser large et commencer dès ce soir, car j’ai appris que le clan des Brumes
vivait à proximité de la forêt des Anciens. Nous y serons à la tombée de la nuit et leur
L’empereur, qui s’apprêtait à piquer une grosse colère, venait de comprendre que
tout s’arrangeait et qu’il pouvait enfin se détendre. Fidèle à lui-même, son général avait su
gérer la situation. Cette histoire avec Féniel l’empêchait de penser sereinement. Pour un peu,
il aurait mis à mort son fidèle chef des Armées. Il était sur les nerfs ces derniers temps, il
Le Chevalier Noir salua une fois encore l’empereur et quitta la salle des audiences
l’esprit apaisé. Il le savait enclin aux châtiments expéditifs et avait conscience d’être dans le
collimateur, c’est pourquoi il était heureux de s’en aller et de s’en tirer avec la vie sauve. Il
traversa les nombreuses salles du château en coup de vent, déjà en pensées sur les routes.
Une fois dans la cour des Armées, il respira à fond et cria au regroupement d’une voix forte
par jour pour faire passer une troupe de mille hommes d’un lieu à l’autre. Une fois toutes les
troupes réunies en un endroit, nous recommencerons jusqu’à atteindre les Deux Vallées.
Dans l’immédiat, je laisse le commandement à Rudolph, mon second. Je pars de mon côté
avec une troupe de deux mille cavaliers pour une mission importante. Je vous rejoindrai en
Il eut une pensée pour son oncle disparu soudainement sous ses yeux, mais décida de
s’en occuper plus tard, il avait d’autres chats à fouetter et ses recherches n’avaient abouti à
rien. Le seul qui aurait pu éclairer sa lanterne s’était volatilisé lui aussi. Il talonna sa monture
et remonta la file de ses hommes qui s’ébranla à son tour. Ils étaient prêts à en découdre.
hommes à cheval, les hommes à pied, ceux qui transportaient les vivres dans les chariots, les
arbalétriers, les archers, les épéistes, il ne manquait rien. Satisfait, il regardait son armée
partir à la guerre dans un vacarme impressionnant. Les va-et-vient d’hommes sanglés dans
marchaient d’un bon pas, avides d’en découdre avec l’ennemi. Enfin, ce fut le silence, un
silence tellement grand que pendant un instant, Rathen se crut seul au monde. Il eut soudain
Un tout jeune garçon arriva en courant, manquant de s’étaler de tout son long sur le
tapis. L’empereur agité et apeuré s’en prit au pauvre malheureux qui n’y comprenait rien.
Rathen lut la peur sur le jeune visage et cela lui plut beaucoup, il força le jeune garçon à
s’agenouiller et tourna autour de lui en lui balançant une gifle de temps en temps. Voilà un
nouveau jeu qui va me détendre, se dit-il. Puis, tout émoustillé, il ordonna au garçon qui devait
très près, si près que le page put voir les boutons rouges qui couvraient une vilaine peau très
pâle. Il pouvait aussi sentir l’haleine fétide de l’empereur et son odeur corporelle
nauséabonde. Il éprouva une soudaine envie de vomir qu’il contint difficilement. De plus en
plus excité, Rathen hésitait entre frapper le garçon violemment ou au contraire, faire durer
le plaisir. Il choisit la deuxième solution. Il attrapa le long couteau qu’il portait toujours sur
lui, attaché à sa ceinture, découpa d’une main vive le pantalon du garçon et déchira son
caleçon avec. Puis, lentement, sans quitter l’enfant des yeux, il ôta son ceinturon et lui donna
quelques coups sur les épaules pour se défouler, puis sur les fesses. Le jeune garçon pleurait
plusieurs coups de poing en plein visage, de plus en plus violents. L’enfant tomba, Rathen ne
se contrôlait plus, il frappait et donnait des coups de pied à l’enfant qui gémissait de plus en
Les cris de l’enfant se répercutaient dans les couloirs, il hurla longtemps, puis cessa
d’un coup. Dans le château, les pages et les serviteurs se jetaient des regards affolés. Ils
plaignaient le pauvre être qui était entre les mains de l’empereur. Ce dernier s’acharnait sur
le page qui ne bougeait plus et avait arrêté de crier, ce qui était moins drôle. Rathen aimait
la peur, les cris de douleur et de souffrance. Il avait tout de même pris plaisir et se sentait
apaisé. Sa rage s’était calmée. Lorsqu’il réalisa pourquoi l’enfant ne criait plus, il s’en étonna,
il ne pensait pas avoir frappé si fort. Mais cela lui avait fait beaucoup de bien et il se promit
de renouveler l’expérience.
toute cette agitation l’avait rendu à moitié hirsute, les vêtements froissés et sortis du
pantalon. Il fallait y remédier rapidement, il ne pouvait pas se montrer ainsi. Alors, il fit
sonner son serviteur personnel, fidèle depuis de nombreuses années, qui saurait se montrer
discret. Car tout dément qu’il était, l’empereur avait conscience que ce qu’il venait de faire
devait rester secret. Andres arriva très vite, il savait que l’empereur n’aimait pas attendre.
— Débarrasse-moi de ça, j’ai horreur du désordre. Et puis, fais venir une servante, j’ai
besoin de vêtements propres, ordonna-t-il en réalisant que sa jolie chemise était souillée de
sang. Et peut-être aussi d’une bassine d’eau, non ? Il me semble avoir quelques éclaboussures
précipitamment de la pièce, héla une servante qui passait en lui ordonnant d’apporter de
l’eau et du linge propre à son monarque et retourna dans la salle de travail de l’empereur
pour accomplir sa macabre tâche. Sans oser regarder Rathen, il s’agenouilla et prit l’enfant
dans ses bras, il ne pesait pas bien lourd. Puis, le cœur étreint d’une pitié sans nom, il sortit
hors de la pièce aussi vite qu’il le put. Une fois hors de vue, il posa délicatement l’enfant au
sol, le réajusta de son mieux et lui ferma les yeux. Il pleura sans retenue sur celui qui avait
été son neveu. Le petit Nigel, un enfant rieur et joyeux que son père avait fait entrer au
château un mois plus tôt. Andres reprit l’enfant dans ses bras et utilisa les passages secrets
qu’il connaissait afin de passer inaperçu. Il savait que si cela arrivait aux oreilles du peuple
ou d’un noble, c’est sa vie qui serait menacée. Aussi, il se résigna à cacher cet acte ignoble,
Pourtant, au détour d’un angle, il vit un homme étrange qui avait posé ses mains bien
à plat contre le mur et semblait écouter quelque chose. Il était vêtu d’habits de voyage et
respirait l’aisance. Que faisait-il ici ? Lorsque l’homme ôta ses mains du mur pour avancer un
peu, il détourna la tête et le serviteur eut un hoquet de surprise, car il reconnaissait l’intrus.
Il s’arrêta, subitement indécis, ne sachant que faire avec le corps de son neveu mort
dans les bras. Pourquoi le prince était-il ici ? Dans les parties secrètes du château ? Lorsque
— Que se passe-t-il ici ? demanda le prince, j’ai entendu des cris horribles et j’ai couru
que celui-ci était très jeune et qu’il avait le corps couvert de sang. Son visage était presque
méconnaissable.
L’homme ne put continuer, déchiré entre sa loyauté envers son souverain et son
amour pour l’enfant. Le prince prit doucement l’enfant des bras du serviteur et le déposa au
sol. Il scruta ensuite longuement le corps du garçon. Lorsqu’il vit les traces de sang sur les
joues, les yeux tuméfiés, les lèvres déchirées et le cou marbré de violet, il comprit. Le
serviteur n’avait pas à aller plus loin. Il fut pris d’une rage froide et destructrice. Faire ça à
un enfant ? Quel genre de monstre pouvait agir ainsi ? Oh, pas besoin d’interroger le
serviteur, il suffisait de voir sa tête. Il savait l’empereur de l’Astrée à moitié fou, mais là, il en
avait la preuve. Il décida qu’il en avait assez vu et qu’il était temps pour lui de partir d’ici. Il
était venu sans que personne ne le sache et il voulait que son départ soit aussi discret que
possible.
m’avez déjà vu, car vous êtes Andres, le serviteur personnel de l’empereur, et cet enfant, qui
— Alors nous sommes liés par un douloureux secret, vous par ce meurtre et moi par
la discrétion que je vous demande. Vous vous doutez bien que je n’ai rien à faire ici, et dans
ces couloirs en particulier n’est-ce pas ? Il en va de votre vie et de la mienne. Puis-je vous
Cette fois, le serviteur ne faiblit pas, il hocha la tête et prêta serment en se scellant les
lèvres du doigt. Rassuré, le prince Idriss caressa doucement le front encore tiède de l’enfant
et d’un geste brusque, recouvrit sa propre tête d’une capuche et s’enfuit d’un pas rapide.
Andres resta un moment dans le couloir, éperdu. Le geste du prince pour son neveu
l’avait ému et parce que l’homme avait eu un vrai geste humain, il se promit de garder le
Il reprit le corps de son neveu dans ses bras et descendit un escalier abrupt caché au
fond du couloir par une tapisserie. Après un long moment, le corps fourbu, il déboucha dans
les jardins royaux. Là, il s’assura que personne n’y était et il s’enfonça dans les épais massifs
de fleurs, le corps de Nigel étroitement serré contre lui. Il aurait eu neuf ans dans quelques
semaines et était plutôt petit pour son âge, pensait Andres, le cœur ravagé. Il posa l’enfant à
terre, prit une bêche et creusa un trou assez profond pour contenir le corps. Peinant et
soufflant, il regardait de temps en temps autour de lui pour être certain d’être bien seul. Il y
ne venaient que la nuit pour laisser l’empereur y venir le jour sans personne pour lui gâcher
la vue. Alors étant donné qu’il était là-haut dans la salle des audiences, il y avait fort à parier
De rage et de haine, Andres creusa plus profond. Bientôt, il eut une fosse suffisante
pour le corps de l’enfant. Alors, il ôta sa veste de velours rouge, enroula tendrement le corps
de son neveu du mieux qu’il put et mit Nigel dans le trou. Il reboucha le tout en se maudissant
et s’enfuit très vite. Il savait que ce qu’il venait de faire le poursuivrait tout le reste de sa vie.
Le prince Idriss avait déjà quitté le château lorsque le corps de l’enfant fut enseveli, il
était désormais près d’un petit bois, où il ne risquait pas d’être reconnu. Il siffla doucement
Idriss devait faire très attention, car il savait que si le plus gros des troupes de Rathen
était en route vers les Deux Vallées, un groupe de cavaliers se dirigeait vers la forêt des
Anciens et c’était précisément là où il se rendait, lui. Il avait rendez-vous avec le chef du Clan
des Brumes, qui vivait dans cette forêt. Irún, son frère, l’attendait et il n’était pas question de
lui faire faux bond. Il galopa une grande partie du jour et arriva avant que la nuit ne tombe.
Il avait fait un voyage harassant, mais était arrivé à temps. Les troupes de cavaliers du
Il descendit de cheval, siffla un air modulé sur plusieurs tons et attendit. Surgissant
de nulle part, un groupe d’hommes armés d’arcs et de flèches fut devant lui en un instant. Le
Il se mit alors à hurler comme un loup et souleva Idriss du sol en le serrant contre sa
large poitrine. Il le reposa rudement à terre, un large sourire sur sa face rude.
— Ils seront là cette nuit, armés jusqu’aux dents et haineux jusqu’à la moelle, se
— Nous saurons les accueillir, rugit Irún, ils ne connaissent pas cette vieille forêt, nous
si. Nous avons préparé quelques surprises de bienvenue. C’est pourquoi tu vas me suivre pas
à pas, sinon tu risques de perdre quelques jolies parties de ton anatomie de prince. Allez
Majesté, suis-moi, Rives s’occupera de faire passer ton cheval par un chemin connu de lui
seul. Toi et moi, continua-t-il une lueur moqueuse au fond du regard, on va monter par la
Idriss leva le nez vers un arbre, il doutait de pouvoir monter dans celui-ci, le tronc
paraissait lisse comme les fesses d’un nouveau-né. Et pourtant, il vit son frère y monter avec
— Hé ! appela Irún, il y a des prises, tu penses bien ! Touche le tronc et sens le bois, il
Idriss ne se posa pas plus de questions, il savait le clan des Brumes étrange, ils
pratiquaient une forme de communion avec la nature qui leur permettait de faire des choses
que les autres hommes qualifiaient de magiques et qu’eux appelaient le bon sens. Il posa
donc ses mains sur le tronc lisse et ferma les yeux, livrant son sens du toucher à l’arbre tout
grimper. Il entama son ascension avec facilité, tandis qu’au fur et à mesure de sa montée,
d’autres aides apparaissaient. Il arriva en haut de la cime rapidement et croisa le regard fier
de son frère.
— Tu apprends vite, ce n’est pas pour rien que nous avons la même mère, hein petit
frère ?
Il se demandait tout de même comment ils allaient passer d’un arbre à l’autre sans se
jeter dans le vide, la forêt avait ses petits secrets mais là, il ne voyait pas comment faire.
Idriss vit Irún sauter dans le vide et attraper une liane qui venait d’apparaître
soudainement. Il vola un petit moment dans les airs, tenu par ce lien ténu et atterrit
souplement sur la grosse branche d’un chêne un peu plus loin. Idriss respira profondément
et les jambes un peu tremblantes, s’élança à son tour gardant cette fois les yeux grands
ouverts et les mains bien écartées pour ne rien manquer. Il sentit une liane glisser entre ses
doigts et il s’accrocha de toutes ses forces. Il atterrit maladroitement à côté de son frère qui
Heureusement que Van était un peu plus bas et qu’il a eu le réflexe de te lancer une liane,
sans ça…
peu de sa faute, il aurait dû prendre le temps de lui expliquer au lieu de jouer les fanfarons.
Idriss avait les yeux exorbités, encore tout retourné par son plongeon dans les airs. Il venait
— Regarde, reprit Irún, tu vois là ? Les lianes sont lumineuses si tu sais bien regarder,
tu en choisis une qui va dans la direction que tu souhaites et tu sautes en calculant bien
comment l’attraper. Ensuite, ça va tout seul, ce n’est pas la liane qui vient à toi, c’est toi qui
la cherches.
Le prince fouilla la nuit du regard et peu à peu, ses yeux s’habituèrent à l’obscurité et
distinguèrent des reflets d’argent qui apparaissaient çà et là. Il adressa un sourire à son frère,
calcula rapidement sa trajectoire, s’élança dans le vide, attrapa vivement une liane et sauta
souplement sur la branche d’un hêtre situé de l’autre côté. Son frère le rejoignit très vite.
— Tu apprends vite gamin, très vite ! La forêt t’aime bien. Bon, allons-y, ils nous
Ils firent le reste du trajet rapidement, repérer les lianes s’apprenait très vite et Idriss
aimait beaucoup la sensation qu’il éprouvait. Ils arrivèrent enfin dans le camp proprement
dit et une fois encore, Idriss éprouva une admiration sans bornes pour ce peuple qui avait
Ils vivaient à quinze mètres du sol, invisibles d’en bas, tout en jouissant de tout le
confort possible. Le feu était interdit et ils étaient pour la plupart végétariens. Ils vivaient en
famille ou en groupe d’amis et rares étaient les solitaires. Le village du clan des Brumes
ces maisons au-dessus du sol. Il n’y avait jamais d’accidents, les tout petits enfants étaient
attachés à de grosses lianes pour éviter les chutes et des filets de protection étaient disposés
un peu partout.
Idriss était fasciné par cette forêt sans âge, il se disait que certains arbres pointaient
leur cime à plus de huit cent mètres et possédaient des troncs gigantesques. Pour sa part, il
n’avait jamais rien vu de tel, mais son frère lui avait raconté que plus loin, dans les abysses
de la forêt, de tels arbres existaient. Rares étaient ceux qui osaient s’aventurer dans ses
profondeurs, seul son frère osait de tels voyages et à chaque fois, il en revenait un peu plus
différent. Plus sauvage, plus intuitif, plus animal en quelque sorte, mais toujours meilleur,
Idriss eut un sourire un peu triste, le général des Armées de Rathen le Fou ne savait
vraiment pas à qui il avait affaire. Il n’était pas près de trouver le clan et encore moins de le
décimer, la forêt possédait un pouvoir ancien et puissant que peu de mortels pouvaient
vaincre.
Irún surgit à ses côtés le coupant dans ses pensées, il observa le visage émerveillé de
son frère avec bonheur, il savait qu’Idriss aurait aimé vivre parmi eux, mais que sa fonction
l’empêchait de réaliser son rêve. Il était prince d’un royaume et ne pouvait pas abandonner
son peuple, il avait de lourdes responsabilités. Heureusement, son frère venait souvent le
était certain qu’Idriss appréciait cette nouvelle facette de la forêt des Anciens.
grand nombre d’hommes et de femmes. Tous connaissaient le prince Idriss et tous l’aimaient
beaucoup. Ils connaissaient l’affection qui unissait les deux frères et si en règle générale, les
étrangers n’étaient pas les bienvenus, Idriss faisait exception. Le prince salua l’assemblée et
s’installa près de son frère. Un grand silence régnait, tout le monde attendait qu’il parle.
Idriss s’éclaircit la gorge et commença son récit d’une voix haute et claire.
— Le Chevalier Noir est en route, il veut vous trouver et décimer le clan des Brumes
pour donner une bonne leçon aux autres. Assassiner et détruire le clan des Arcs d’Acier ne
lui a pas suffi, il veut plus, pour montrer à son empereur combien il lui est attaché. C’est un
gamin, mais un gamin cruel et malsain, il faut se méfier de lui. Je l’ai vu tête nue ce matin
même et j’ai entendu la conversation qu’il a eue avec l’empereur, cet homme ne vit que pour
lui et fera n’importe quoi pour lui. Ses yeux brûlent de haine et de vengeance, car il a fait
sienne la haine de son Souverain. Ils ont eu connaissance de votre clan je ne sais trop
comment, mais une chose est certaine, il a eu vent de votre existence et pour une raison
inconnue, il a décidé qu’il était primordial de vous exterminer tous. J’ai dans l’idée que sa
venue ici n’est pas due au hasard, elle est voulue, il doit venir ici. Ne me demandez pas
pourquoi, mais c’est comme cela que je le vois. Cependant, il ne sait presque rien de vous, il
ne connaît que le nom et l’emplacement de la forêt. Il s’engage vers une défaite et ne le sait
pas encore. Il sait juste que vous avez installé votre village dans les bois, mais n’imagine
même pas que vous vivez à quinze mètres au-dessus du sol. Ah, une autre chose, il vous
connaissait de nom, il savait quoi chercher. Je le répète, quelqu’un a voulu qu’il vienne ici.
Un murmure s’éleva dans la salle, tous avaient compris que le danger s’approchait et
réussi à passer inaperçus aux yeux des étrangers, c’est-à-dire aux personnes extérieures aux
clans. Et même certains clans ne connaissaient pas leur existence. Ils vivaient reclus et
protégés par la forêt. Alors qui avait pu les trahir ? Un des leurs ? Impensable. Le prince avait
— Une troupe composée de deux mille cavaliers vient ici, les autres ont pour mission
d’aller dans les Deux Vallées, ils ont encore un bon mois de voyage devant eux à cause de leur
lourde artillerie et de leurs chariots à provisions. Nous aurons donc le temps de prévenir les
— Ils utilisent des Passeurs, révéla-t-il, cela leur permet de contracter le temps ou de
le modifier, je ne sais pas exactement. Mais grâce à ces artefacts, ils voyagent plus vite. C’est
pourquoi les cavaliers seront ici cette nuit, ils sont rapides et le Chevalier Noir ne leur laisse
pas le temps de se reposer. Ils seront fatigués mais hargneux, le combat ne sera pas facile.
— Tu aurais pu faire partie de la caste des espions, lança un homme hirsute, tu glanes
les renseignements mieux qu’eux. Mais une chose m’interpelle, comment toi, es-tu arrivé si
— Disons que je possède une monture un peu spéciale, offerte par le peuple des
Montagnes pour services rendus. Elle possède d’étranges qualités, dont celle de galoper plus
Idriss réprima un sourire, l’homme était perspicace, il ne croyait pas si bien dire en le
qualifiant d’espion. En fait, le prince était plus complexe qu’il n’y paraissait et sa mère avait
veillé à lui fournir une éducation riche et variée. Il était prêt à toutes les éventualités.
— Tu auras une bonne bière pour ta peine, tiens ! lui promit son frère en lui tapant
sur l’épaule. Dès qu’on aura mis en fuite les vauriens qui veulent nous envahir. Des
— Oui, moi ! fit Armelle, une femme grande et mince connue pour son habileté à l’arc.
Tu dis que le Chevalier Noir a eu connaissance de notre peuple par l’intermédiaire d’une
Idriss s’était posé la même question et n’avait pas trouvé de réponse convaincante, il
savait que le clan des Brumes était l’un des plus secrets et que peu de gens connaissaient son
existence. Pourtant, quelqu’un s’était donné la peine de les trahir. Qui ? Il n’en savait rien.
— Je me suis posé la même question, avoua Idriss, et j’avoue que je bute, je ne sais pas
pour quelle raison votre clan revêt une telle importance aux yeux du Chevalier Noir et encore
moins qui l’a mis au fait de votre existence. Une chose est certaine, des choses étranges se
produisent un peu partout sur ce monde et nous ne sommes qu’au début d’un long processus
Personne n’en avait d’autres. Aussi, on passa aux choses sérieuses. Irún donna à
chacun son rôle à jouer pour la nuit à venir. Il détacha un groupe spécialement dévolu aux
pièges et les autres furent placés en plusieurs points stratégiques. Tout fut dit dans le calme
silencieux. Ils respectaient les bruits de la forêt, écoutaient le chant du vent, suivaient le
rythme des saisons et vivaient au souffle de la terre. C’est à peine si les feuilles bruissaient à
Les enfants furent mis en sécurité dans le coin le plus reculé de la forêt sous la garde
attentive des aïeuls et le reste du village fut éparpillé. Dans ce clan, les femmes et les hommes
tenaient la même place, il n’y avait pas de différence, hormis celles qu’imposait la nature.
Avant Irún, sa mère Eléa avait été le chef du village et c’est tout naturellement que le conseil
avait voté pour lui lorsqu’Eléa avait décidé qu’il était temps de laisser la place à la jeunesse.
Depuis, elle vivait entre la capitale du Livandaï et la forêt des Anciens où ses deux fils
habitaient. C’est pourquoi, ce soir-là, Idriss ne fut pas étonné lorsqu’il la croisa en tenue de
combat et l’arc à la main. Elle était l’une des meilleures au tir et son concours ne serait pas
de trop. Elle eut un tendre sourire à l’intention de son fils, mais ne s’attarda pas, ils auraient
le temps de se voir plus tard. Elle sauta souplement sur une branche, puis fonça dans la nuit,
Idriss fit un signe à son frère et à son tour, il se rendit là où on l’avait assigné. Ici, il
n’était plus un prince dirigeant un royaume, mais seulement un homme qui obéissait à son
chef et il aimait ça. Il se posa donc en haut d’un arbre, tout près de l’entrée sud de la forêt.
D’ici, il ne pouvait manquer l’arrivée du Chevalier Noir et de ses troupes. C’est lui qui
Gairn avait poussé ses cavaliers aussi vite qu’il l’avait pu, ils avaient utilisé deux fois
l’artefact qui leur permettait de contracter le temps et l’espace, mais un tremblement de terre
aussi soudain que violent l’avait coupé dans son élan. Aussi, il hésitait à l’utiliser davantage.
Il avait vu un gigantesque cratère se former au loin et pour éviter d’être englouti, il avait
poussé ses cavaliers à aller plus vite. Il voulait combattre dès la nuit, il avait hâte de montrer
de quoi il était capable. Il souhaitait une vraie bataille, pas un piètre combat contre des
paysans apeurés.
Oh, il avait bien eu la bataille des Vallées, mais rien de comparable avec ce qu’il allait
vivre à partir de ce soir et des jours à venir. Le clan des Arcs d’Acier n’avait pu lutter contre
une armée plus forte que lui. Sans l’aide des autres clans, livrés à eux-mêmes, la défaite avait
été inéluctable et la victoire trop facile. Cependant, il fallait bien admettre que son but
premier était de tuer son père de ses propres mains. Décimer son peuple était la cerise sur
le gâteau. Maintenant, la guerre était déclarée contre tous les clans, et en toute logique, ils
étaient désormais prêts et solidement armés. Il connaissait suffisamment les siens pour
savoir de quoi ils étaient capables une fois prévenus et préparés. Chaque clan avait son lot
de combattants aguerris et rudes au combat et c’est cela qu’il recherchait, la victoire grâce à
une bataille digne, une guerre propre. La gloire grâce à un combat équilibré qui montrerait
à tous, sa force et son courage. Il voulait la guerre, il voulait du sang et il allait droit devant
Pour le moment, il avait une troupe à diriger et un combat à mener contre un clan
dont il n’avait appris l’existence que quelques jours plus tôt. Son empereur avait bien raison
Ses hommes le suivaient sans mot dire, ils l’auraient suivi en enfer s’il l’avait fallu. Il
n’avait pris avec lui que les meilleurs, les plus solides, les plus aguerris. À ses côtés, Ghens
cravachait sauvagement sa monture. Le capitaine était arrivé depuis trois jours après une
mission d’éclaireur. Il en était revenu épuisé, mais avec une mine de renseignements.
Pourtant, il était de nouveau prêt, avide de faire couler le sang. La troupe de plus de deux
mille hommes faisait un bruit d’enfer, ils soulevaient des tonnes de poussière à leur passage
et un brouhaha incessant leur vrillait les tympans, mais ils continuaient, galvanisés et la rage
au ventre.
Soudain, alors que les chevaux montraient des signes d’épuisement, Gairn aperçut la
forêt, immense et sombre. Il eut un curieux pressentiment et arrêta sa monture qui tremblait
de fatigue, l’écume aux lèvres. Il leva le bras bien haut pour faire arrêter tout le monde. Les
chevaux piaffaient et trépignaient sur place. Les cavaliers posèrent pied à terre sur ordre de
leur commandant. Gairn descendit lui aussi de cheval et scruta longuement la forêt. Elle était
située encore à un bon kilomètre, mais il pouvait en sentir la force. Un silence étrange régnait,
seulement dérangé par les piétinements des sabots de chevaux et les murmures des
hommes.
signe à Ghens de venir avec lui, il sauta à cheval et s’avança vers la forêt. Il voulait savoir de
quoi elle avait l’air de plus près. Ils chevauchèrent en silence, appréciant sans l’admettre le
calme environnant. Seul le hululement intermittent d’une chouette brisait la quiétude. Ils
s’arrêtèrent à la lisière de la forêt. Rien, pas un bruit suspect, pas de voix d’hommes, rien qui
— Il faut que nous nous enfoncions dans la forêt, dit le Chevalier Noir d’une voix
froide, ils doivent se terrer comme des lapins dans des taudis humides et froids. Comment
peut-on vivre dans une telle forêt ? Je pense que nous aurons affaire à des animaux à peine
dégrossis. Cependant, méfions-nous, car ils pourraient mordre, ou pire, nous tuer avec des
jets de pierre.
— Alors nous allons les déterrer, annonça Ghens qui ne savait pas si son général
Difficile de savoir avec lui. Il décida qu’il s’en foutait et se promit d’allonger sa liste de
victimes.
Et, sans se concerter, ils rebroussèrent chemin, ils allaient chercher le reste de la
troupe. Ils mirent au point une petite stratégie, ils supposaient que le village était situé à deux
kilomètres environ et vers le sud, près de la route qui contournait la forêt. Ils remontèrent à
cheval, firent le dernier kilomètre et s’arrêtèrent. Gairn ordonna aux cavaliers de descendre
de leur monture. Ils formèrent dix groupes de deux cents hommes sur une ligne droite et
avancèrent à pied, persuadés de la victoire. C’est donc sans se méfier qu’ils pénétrèrent dans
beaucoup furent tués, le corps transpercé de pieux, d’autres furent accueillis par une poix
collante et étouffante qui se solidifiait au moindre mouvement. Il y eut des hurlements, des
cris de fureur et de souffrance. Puis, dans le même mouvement, une pluie de flèches s’abattit
sur eux et avant que les hommes ne se décident à rebrousser chemin, un grand nombre
Le Chevalier Noir fut l’un des premiers à sortir de la forêt, suivi de près par Ghens,
l’un et l’autre stupéfaits par cette soudaine attaque. Ils retrouvèrent leurs chevaux et
foncèrent loin de cette forêt maudite. Le souffle court, la peur au ventre, les hommes avaient
peine à comprendre ce qui se passait. On leur avait promis une victoire rapide et facile et ils
— Combien ? rugit Gairn d’une voix furieuse, je veux connaître le nombre d’hommes
Les groupes se reformèrent et chacun compta du mieux qu’il put dans une ambiance
de peur et de déroute. Ghens s’efforçait de récupérer les chiffres que donnait chaque division.
Le résultat était catastrophique, car en moins de dix minutes, ils avaient perdu plus de quatre
cents hommes, une hécatombe. Gairn fut pris d’une rage froide, meurtrière. Comme un
débutant, il s’était jeté tête baissée dans un piège soigneusement monté. Indécis, il hésitait
entre retourner à la bataille ou fuir. Fuir ? Quelle image donnerais-je à mes hommes ? Non, je
ne peux pas faire cela, je suis obligé d’aller jusqu’au bout, je ne peux plus faire marche arrière.
Il me faut un plan.
rage froide. De la pitié et du doute, pour la première fois, Ghens doutait de lui.
Ghens regardait son chef, pour la première fois avec les yeux ouverts. Et il voyait un
homme encore très jeune, dépassé par les événements. Oh ! il était un tacticien hors pair dans
une bataille, il l’avait prouvé aux Vallées, mais là, il ne savait plus quoi faire et cela se voyait.
Alors Ghens sembla se réveiller d’un cauchemar et regarda autour de lui, il vit des hommes
apeurés pour certains, livides de rage pour d’autres, mais une totale incompréhension se
lisait sur les visages. Que faisons-nous ici ? Quel est le but de tout cela ? Traquer des gens un
peu partout et les tuer ? Ghens ne savait plus que croire. D’un côté, il ne reniait pas ce qu’il
était, un mercenaire sans foi ni loi, mais là ? Ils devaient attaquer un village, soi-disant tenu
par des guerriers rudes et sauvages mais faciles à combattre, et ils se retrouvaient à fuir,
— Nous devons y retourner, fit le général en croisant le regard de Ghens. Nous devons
Ghens hocha la tête, il était d’accord, mais que resterait-il de leurs troupes ? Il se le
demandait. Il n’avait plus confiance en son chef et cela lui posait un curieux cas de conscience,
qu’allait-il arriver à ses hommes ? En même temps, il s’agissait de sa réputation à lui aussi et
il ne pouvait pas fuir, non, pas ainsi. Alors il se rangea à l’avis de Gairn, pas pour les mêmes
Sans se concerter, ils regroupèrent les hommes et se mirent d’accord pour faire une
pause. Se battre en pleine nuit dans une contrée inconnue n’était pas le plus adapté. Ils
pensaient bénéficier d’une attaque-surprise, mais ils s’étaient fait surprendre. Il fallait tout
Ghens se dit que de toute façon, attaquer un village de nuit et qui plus est dans une
forêt était plutôt suicidaire, il en avait la preuve. À quel moment avaient-ils manqué de
jugeote pour se mettre dans une situation pareille ? Ils ne contrôlaient plus rien, voilà la
vérité et ils prenaient conscience de cette réalité de plein fouet. Ils n’avaient pas le choix,
Les hommes grommelèrent un peu, les blessés furent soignés, mais dans le fond, ils
étaient meurtris et vexés de s’être fait battre si vite. Ils installèrent un campement de fortune
attendus, leur attaque n’était pas une attaque-surprise comme prévu. Mais qui les avait
prévenus ? Qui avait eu l’information et le temps de les avertir ? Il avait beau se creuser la
tête, il ne voyait pas. Gairn maudit sa naïveté d’avoir cru les clans si faciles à combattre. Il
aurait dû se méfier et savoir qu’ils étaient tous différents et n’obéissaient qu’à leurs propres
règles. Ce n’est pas parce que lui avait vécu dans un clan pacifique et sédentaire, que tous
que de guerriers et il se pouvait que le clan des Brumes fût l’une de celles-là. Épuisé et
désabusé, il s’assit dans l’herbe fraîche en écoutant les bruits de la nuit. Il craignait une
attaque-éclair, car ils étaient en état de faiblesse et il se pouvait que leurs ennemis profitent
de cet avantage.
C’est lorsqu’il entendit un sifflement proche de ses oreilles, qu’il sut qu’il avait deviné
les flèches pleuvaient sur les têtes. Beaucoup tombaient sans même savoir d’où provenaient
les projectiles. Occupés à se protéger ou à chercher leur arme, ils perdaient un temps fou. Et,
lorsqu’une horde de guerriers rapides, vifs et efficaces fonça sur eux l’épée à la main, ils
furent vite dépassés. Rares étaient ceux qui arrivaient à toucher une cible. Ils se battaient
pourtant avec ferveur, mais même en surnombre, ils ne pouvaient lutter contre cet ouragan
humain.
Le combat dura toute la nuit et lorsque le soleil se leva enfin, les morts se comptaient
par centaines, les survivants étaient peu nombreux. Parmi eux, Gairn l’épée à la main, titubait
Un sifflement retentit et le combat cessa. Un homme grand et massif se tint devant lui,
— Alors c’est vous le grand général qui fait trembler les villages ? Le meurtrier
d’enfants ? D’hommes et de femmes innocents ? Vous avez bien piètre allure pour un homme
si puissant.
— Tuez-moi, fit Gairn d’une voix tremblante de fatigue, les yeux rouges et le teint pâle.
— Et tu as bien raison, approuva Irún d’une voix tonitruante, ton empereur est digne
de toi, violeur et tueur de petits enfants. Oui, vous êtes faits pour être ensemble. Mais
rassure-toi, valeureux guerrier, ironisa Irún, te donner la mort n’est pas ma priorité. Tu vas
des vieilles femmes, ce n’est pas de mon ressort de t’empêcher de faire cela. Je devais
défendre mon peuple, ce qui est fait. Mais ne remets jamais les pieds ici, jamais, tu
m’entends ? Pars loin de mon village et surtout n’oublie pas une chose : tu as tué ton père de
Sur ces mots, il se détourna et fit signe à ses guerriers de le suivre. Ici, tout était fini,
les charognards feraient le ménage. Ils pénétrèrent dans la forêt et disparurent aux yeux des
rescapés.
Le clan des Brumes n’avait perdu aucun combattant, alors que le Chevalier Noir était
l’un des rares survivants qui tenaient encore debout. Il s’appuya lourdement sur son épée, le
corps secoué de soubresauts. Il n’osait regarder le carnage autour de lui, tous, ou à peu près,
avaient été tués alors qu’ils auraient dû remporter la victoire haut la main.
Les hommes encore en vie se regardaient, hébétés, blessés pour la plupart et ivres de
fatigue. Ils attendaient que leur chef leur donne un ordre, un sens à tout cela. Mais Gairn était
Il rengaina son épée dans son fourreau d’un geste machinal, puis marcha, sans
regarder ni devant ni derrière, il s’en allait loin de tout ce gâchis. Ghens était mort, tous ses
hommes avaient péri, à quoi bon continuer ? Les survivants regardèrent leur chef s’en aller,
sans même leur jeter un regard ou leur dire un mot, alors ils lui emboîtèrent le pas sans
Gairn marchait devant, humilié et détruit. Il venait d’apprendre une dure leçon, mais
ses derniers hommes à ses côtés. Eux ne l’avaient pas abandonné, alors il était de son devoir
d’en faire autant. Il se redressa et osa enfin croiser leur regard, il y lut de la douleur, de
l’angoisse, mais aucune accusation, car la guerre c’était aussi cela, le risque de défaites
sanglantes. Il venait d’essuyer son premier échec, un échec cuisant et douloureux, mais il se
bon état.
— Alors Mick, nous avons besoin de montures et je suppose que les nôtres ont dû
— Oui commandant, un coup long et deux coups courts de ce sifflet que nous portons
— Bien, alors je te charge de récupérer une dizaine de montures, cela suffira pour
rejoindre le gros de la troupe. Allez, ordonna-t-il d’une voix plus ferme, nous avons perdu
assez de temps !
Heureux d’être de nouveau sous les ordres d’un chef, Mick reprit courage, il rassembla
ses dernières forces et partit droit devant lui, avec un peu de chance, il ramènerait des
chevaux rapidement. Pendant ce temps, Gairn ordonna au reste des hommes de panser leurs
plaies et de reposer un peu. Ils n’avaient rien sur eux à part leurs armes et ils commençaient
à avoir faim et soif. Mais la fatigue l’emportait sur tout, alors ils cherchèrent un coin où se
Ils trouvèrent un amas de gros rochers posés un peu plus loin et s’y rendirent. Cela
leur offrirait un abri sommaire, mais suffisant. Installés du mieux qu’ils pouvaient, c’est sans
même s’en rendre compte qu’ils s’enfoncèrent dans le sommeil. Pas un ne trouva étrange de
s’endormir non loin de la forêt des Anciens, à quelques centaines de mètres du lieu de la
bataille, au risque de se faire tuer. Ils savaient d’instinct qu’ils ne risquaient rien, n’étant eux-
Mick marchait depuis une bonne demi-heure lorsqu’il aperçut au loin un cheval, il pria
de toutes ses forces pour ce que soit une de leurs montures. Elles seules répondraient à
l’appel du sifflet. Il porta l’instrument à sa bouche et souffla de toutes ses forces. Un bruit
strident retentit, puis il cessa et recommença deux fois sur un mode plus court. Il crut pleurer
de soulagement quand il vit la jument lever la tête, bouger les oreilles et enfin s’approcher
au petit trot vers lui. Et sa joie n’en fut que plus vive lorsqu’il vit d’autres montures venir à
lui, elles étaient cachées par une énorme haie. Finalement, elles n’étaient pas bien loin,
remarqua-t-il avec étonnement. Il s’empressa de les attacher les unes aux autres et fut
heureux de constater qu’il y en avait plus de dix. Il prit la longe du cheval de tête et retourna
Mick en avait vu des horreurs, mais cette nuit avait été un cauchemar pour lui, il avait
encore du mal à réaliser que presque tous ses camarades étaient morts au combat. C’était sa
toute première bataille, il était l’un des rares à avoir été admis par recommandation dans la
cavalerie personnelle du Chevalier Noir. C’était un grand privilège qu’ils avaient payé bien
chèrement. Il ravala ses larmes et enfourcha le cheval pour aller plus vite. C’est au trot qu’il
voyant plus personne. Il scruta les environs et aperçut un groupe d’hommes étendus à terre
près de gros rochers. Mick s’approcha et fut obligé de constater que tous dormaient à poings
fermés. Il attacha solidement les chevaux à un arbre à proximité puis il s’allongea à son tour,
le corps fourbu. Au point où il en était, il pouvait dormir et même tué pendant son sommeil,
Lorsque Gairn se réveilla, le soleil était haut dans le ciel, il se sentait mieux, reposé et
l’esprit plus clair. Il se redressa, vit ses hommes endormis et reconnut le jeune Mick qui
dormait en position fœtale. Un hennissement lui fit comprendre que le jeune homme avait
mené sa mission à bien. Il se leva et se dirigea vers les chevaux. Il espérait que son propre
cheval, Azur, fasse partie du lot, mais il n’y était pas. Il étouffa un sentiment de regret, il savait
la bête un peu sauvage et de caractère difficile. Il fut soudain poussé violemment en avant et
se retourna d’un bond l’arme au poing, prêt à se battre quand il se trouva nez à nez avec des
naseaux frémissants. Azur se tenait devant lui, les oreilles couchées sur la tête et l’œil
goguenard.
Il aimait cet animal, cadeau de l’empereur pour la capture d’un prisonnier particulier.
Il l’avait dressé, choyé et était très attaché à lui. C’était son seul et véritable ami. Il caressa
Gairn se retourna brusquement, gêné d’avoir été surpris durant ce moment de laisser-
— Oui ?
— J’ai retrouvé des chevaux et leurs fontes sont remplies de vivres et d’eau. Si vous le
— C’est une bonne idée, admit Gairn froidement, fouille et prends ce dont tu as besoin.
Peu à peu, les hommes se réveillaient, courbaturés et mal en point, mais dans un état
moins pire que le matin. Ils s’émerveillèrent de la présence des chevaux et certains se
proposèrent pour aider Mick. Rapidement, un repas peu savoureux mais reconstituant fut
prêt. Ils s’installèrent en rond et firent passer les fruits secs, la charcuterie un peu dure sous
la dent, du fromage un peu moisi et du pain rassis. Ce n’était pas fameux au goût, mais ça
Ils mangèrent rapidement, puis pressés par leur chef qui souhaitait rejoindre le gros
de ses troupes au plus vite, ils remballèrent le tout, firent des pansements de fortune et
enfourchèrent les chevaux frais. Ils galopèrent en direction des Deux Vallées, c’est là qu’ils
Au loin, caché dans les arbres, Idriss avait longuement observé le chef de cette triste
troupe, il avait vu l’homme marcher droit devant lui, sans but, suivi de ses hommes tout aussi
perdus. Puis, ils avaient fait une longue pause, se payant même le luxe de dormir à quelques
mètres de la bataille. Idriss trouvait l’attitude de leur chef inconsciente, étrange et immature.
Cet homme se conduisait comme s’il jouait à la guerre avec des soldats de plomb. Les vies
humaines étaient peu importantes à ses yeux. De quoi est fait cet homme ? Une énigme de plus
chevaux. Ça y est, ils partent. Le prince savait qu’ils se rendaient aux Deux Vallées, car les
clans amis du clan des Arcs d’Acier voulaient venger les leurs à l’endroit même où ils avaient
été massacrés. C’était un signe fort pour eux et Idriss se demandait à quel point ce jeune fou
avait compris le message. Il en doutait, tout comme il doutait maintenant des compétences
réelles de l’homme. Comment un gamin avait-il pu accéder à un poste aussi prestigieux que
celui de général des armées de l’empereur ? Mais surtout, comment Arren s’était-il laissé
évincer aussi facilement ? Il se passait des choses vraiment étranges dans l’Astrée et le prince
se demandait à quel point les hommes forts en place étaient libres de leurs mouvements.
Idriss se leva à son tour et rejoignit le village, il était temps pour lui de leur dire au
revoir, il avait une autre mission à accomplir. Il croisa sa mère qui visiblement l’attendait, un
avait pu mettre au monde deux enfants si grands et si forts, surtout son frère. Puis, il lut la
force de caractère dans les prunelles grises de sa mère et sut que le physique n’était rien sans
— Ah… Eh bien, pars, mais laisse-moi encore un peu de ton temps, et ensuite va aussi
vite que le vent. J’ai le sentiment que cela ne serait pas bon pour le bien de notre avenir à
tous que tu perdes trop de temps, mais ce que j’ai à te dire est important.
des visions qui s’avéraient toujours justes. Idriss décida donc de l’écouter. Contrairement à
son habitude, Eléa l’observait avec une expression étrange sur le visage. Ce qu’elle avait à lui
dire était difficile à annoncer. Idriss comprit que c’était même compliqué pour elle, car
Il s’approcha d’elle et lui prit doucement les mains. Eléa leva sur son fils un regard où
se mélangeaient la douleur et la fierté. Idriss en fut tout remué, il n’aimait pas cela. Il savait
sa mère forte, parfois dure, mais c’était souvent pour cacher l’amour qu’elle portait à ses
enfants, car depuis leur naissance elle connaissait leur destin. Ils avaient reçu beaucoup
d’amour, mais elle les avait avant tout préparés à ce qui allait venir.
— Mon fils, commença-t-elle, nous ne nous reverrons plus, c’est ici que s’achève notre
route commune. Ce village, précisa-t-elle en balayant les nombreuses maisons d’un geste
large, va disparaître, une grande partie de notre peuple va mourir… Attends avant de
m’interrompre, pria-t-elle, laisse-moi te raconter jusqu’au bout. Tu dois te dire que tout cela
est insensé, pourquoi avoir défendu un village voué à disparaître ? Tout simplement parce
que quelques-uns d’entre nous doivent être protégés pour continuer dans l’autre temps. Le
monde tourne mal, toi-même tu t’en es rendu compte. Cette bataille, lâcha-t-elle amèrement,
à quoi rimait-elle ? As-tu compris l’attitude de ce garçon, le Chevalier Noir ? C’était le fils
d’Arcien, qu’il a tué de ses propres mains. Je connaissais le destin du général depuis
longtemps, car il était l’un de mes proches et des visions de mort le concernant me venaient
très souvent. Son fils lui a causé des problèmes depuis sa naissance. Regarde, cet homme
n’avait aucune organisation, il était dépassé, surpris et surtout incompétent. Il a envoyé ses
Eléa secoua la tête, une profonde tristesse inscrite sur son visage.
— Idriss, continua-t-elle, tu dois t’en aller, car tu es l’une des clés, mais avant tout, tu
les femmes du clan des Brumes doivent transmettre à leurs enfants le don de double vue, et
je vais mourir, ton frère aussi, mais ce n’est pas seulement pour cela que mon choix s’est
porté sur toi. Je t’ai choisi, car tu es celui qui est le plus apte. Penche-toi !
Atterré, Idriss se baissa jusqu’à toucher le front de sa mère de son propre front. Eléa
ferma les yeux et peu à peu, Idriss sentit les siens se fermer aussi. Un bref courant de chaleur
le traversa de part en part et ce fut fini. Eléa s’écarta de son fils et le regarda droit dans les
yeux.
Eléa hocha doucement la tête, affirmativement. Alors, sachant que sa mère disait
toujours la vérité, Idriss laissa couler ses larmes de douleur, de frustration et de colère.
— Mais pourquoi ?
Eléa soupira, elle ne savait comment atténuer la peine de son fils. Lui dire que les
hommes étaient devenus fous ? Que le monde était soumis à une telle énergie négative qu’il
Le cœur lourd, Idriss alla dans la maison de son frère qui l’attendait, une chope de
Puis il croisa le regard d’Idriss et sut que son frère avait eu la fameuse discussion avec
leur mère.
— Bien, c’est une bonne chose de faite, j’ai horreur des pleurnicheries et des départs
Idriss prit la chope tendue, but à longs traits la bière fraîche et reposa la chope, le
souffle coupé.
Puis, sans donner à son frère le temps de réfléchir, il l’empoigna par les épaules et le
serra longuement contre lui. Irún ne le repoussa pas, bien au contraire, lui qui aimait les
rudes accolades, serra longuement son petit frère contre lui. Enfin, ils se séparèrent, Irún lui
encercla le visage entre ses grosses pognes et l’embrassa sur le front comme lorsqu’il était
petit.
— Tu prendras soin de mon fils, fit-il simplement. Tu reviendras vers lui le moment
l’attendait au même endroit, droite et fine. Elle lui tendit son sac de voyage, puis le serra un
moment contre elle. Eléa n’était pas du genre affectueux, elle montrait son amour autrement,
mais là elle avait besoin de sentir les bras de son fils autour d’elle, de sentir une dernière fois
son odeur. Afin de ne pas lui laisser le choix, elle s’écarta brusquement et plongea dans le
vide, saisissant une liane qui l’entraîna loin de la douleur qu’elle ressentait. Idriss eut juste
Les yeux brillants, il s’en alla à son tour. Il arriva rapidement à l’orée de la forêt, là où
l’attendait Ahïne, sa jument. Il lui flatta l’encolure, puis monta d’un mouvement souple sur
son dos. Ensemble, ils avaient un long voyage à faire et celui-ci serait le plus dangereux. Il
partit au galop, les cheveux au vent, laissant derrière lui les personnes qu’il aimait le plus au
son fils. Discrètement, Irún l’avait suivie, persuadé qu’elle ne pourrait pas laisser partir Idriss
— Je ne devrais pas dire cela, mais je suis heureuse d’être à tes côtés, tu es mon fils et
j’aurais détesté mourir loin des miens. Lui as-tu dit pour Hélian ?
— Allez mon fils, viens, nous avons tant de choses à faire et si peu de temps qu’il nous
Irun regarda la silhouette de son frère qui s’amenuisait au loin, il prononça une
nouvelle avait vite fait le tour des tribus et l’anéantissement du clan des Arcs d’Acier avait eu
un impact violent auprès de leurs chefs. Dispersés partout sur Elwhinaï, ils n’en disposaient
pas moins d’un excellent moyen de communication grâce à la caste des Voyageurs, qui
Ulrich, du clan des Ombres, venait d’en recevoir un qui lui mettait du baume au cœur.
Enfin une bonne nouvelle. Il s’empressa d’aller avertir les chefs de clans réunis dans son
village. Situé entre la frontière de l’Astrée et celle du Volnay, le village du clan des Ombres
offrait une situation stratégique et une sécurité qui ne manquaient pas d’attrait. C’est la
raison pour laquelle tous les chefs s’étaient donné rendez-vous en ce lieu. Ils n’avaient pas
oublié de venir avec leurs guerriers et cela donnait une gigantesque armée disséminée sur
La maison du chef Ulrich était une grande bâtisse en bois construite sur deux étages.
En haut étaient situées les chambres et en bas, les cuisines et les salles à manger. Comme il
recevait beaucoup, il lui fallait énormément d’espace, autant pour ses invités que pour sa
propre famille. Il entra par la porte principale et fut tout de suite assailli de questions,
pratiquement tous les chefs de clans étaient présents et tous avaient une chose importante
sonore.
Une fois le calme revenu, il entra dans la salle commune et s’installa confortablement
sur une chaise. Ainsi, il serait mieux pour dire ce qu’il avait à dire. Puis il déplia
soigneusement la lettre qu’il venait de recevoir et lut avec application, savourant les mots.
« Mon cher Ulrich, j’ai su que les clans étaient réunis près des Deux Vallées alors j’en ai
conclu que la guerre était proche. Nous avons eu une première visite hier soir et le Chevalier
Noir est reparti la queue entre les jambes. Nous lui avons collé une défaite qu’il n’est pas
près d’oublier, crois-moi. Mais tu connais le dicton : "un homme averti en vaut deux", alors
sois prudent, il est haineux et plein de désir de vengeance. Il est fort d’une armée de plus de
six cent mille hommes, à cheval, à pied ou en chariot. Ils avancent la haine chevillée au corps.
Ah ! Et aux dires de mon frère, ils ratissent large et cherchent à détruire le plus de villages
possible pour vous empêcher de vous ravitailler. D’ailleurs, sache que l’attaque du clan des
Arcs était un message adressé à tous les autres. Ils en ont profité pour décimer les quelques
villages et annexé les villes qu’ils croisaient sur leur chemin au passage. Les troupes
auxquelles ont eu à faire les Arcs n’étaient que les prémices de quelque chose de plus grand
qui se prépare depuis huit mois. Des troupes composées de mille à deux mille cavaliers ont
parcouru l’Astrée afin de semer la terreur et l’angoisse, une mise en bouche en quelque
sorte. Mais l’armée qui se dirige vers vous est composée de guerriers sans foi ni loi. Ils usent
de magie pour avancer vite, car comment expliquer la vitesse à laquelle ils se déplacent ? Un
mage du nom de Féniel leur a fourni un artefact qui contracte le temps, ou qui crée des
portes, je ne sais pas exactement. Enfin, c’est tout ce que j’ai pu glaner çà et là. Donc, soyez
prêts, car eux le sont. Enfin, sache que nous sommes de tout cœur avec vous et que nos
Elwhyn Saint Jones / Chroniques du Façonneur de mondes / 218
"voyageurs" sont à votre disposition.
Un concert d’applaudissement s’éleva dans la salle. Tous les chefs tapaient des mains
Chevalier Noir sur une pique. Et savoir que le clan des Brumes lui avait infligé une cuisante
Plus prosaïque, Ulrich regardait ses amis exprimer leur joie, lui aussi était heureux de
savoir que le clan des Brumes était sauf. Il connaissait les raisons pour lesquelles ils ne
seraient pas présents sur les lieux de la bataille et cela le rendait triste, même s’il n’avait pas
tout compris du message qu’Eléa lui avait envoyé. Il pressentait que la situation était grave,
pour eux tous. Mais ils avaient fait leur part de travail en détruisant une petite partie de
l’armée du Chevalier Noir. Ulrich était satisfait, parce que ces nouvelles lui laissaient
entendre que ce chevalier n’était qu’un enfant naïf d’une part, et que d’autre part, ils avaient
un peu de temps devant eux pour se préparer au combat. Il allait envoyer des messages là où
il fallait et artefact temporel ou pas, ils ne se laisseraient pas surprendre comme le clan des
Arcs. Eux aussi pouvaient dominer le temps quand le besoin s’en faisait sentir. Pourtant, il
compagnons.
Khalil, du clan des Sables, n’était pas aussi joyeux que les autres et son attitude
intriguait Ulrich qui se promit d’avoir une discussion avec lui. Khalil dut sentir le regard
d’Ulrich, car il tourna la tête dans sa direction et lui adressa un sourire de connivence.
jours. Tout le monde s’accorda sur le fait qu’il fallait continuer à se préparer, entraîner leurs
hommes et surtout rester sur la défensive, car tout gamin qu’il était, l’homme n’en constituait
pas moins une menace réelle. Il y aurait des morts, des blessés, il ne fallait pas oublier que
leur vie serait forcément bouleversée. Chacun partit donc vers son campement, là où étaient
dispersés les hommes de leurs tribus respectives. Ulrich salua chacun d’eux courtoisement
et leur donna rendez-vous pour le soir même dans la salle des banquets pour un repas
collectif. Lorsque tous furent sortis, il put enfin réfléchir à son aise. Ulrich était un homme
calme et posé qui aimait le silence. Il se mit à cogiter intensément, tête baissée, sans se rendre
Il leva la tête et ne fut pas étonné de découvrir Khalil. L’homme était grand et très sec.
Il avait un beau visage mince marqué par la vie rude du désert. Sa tête était recouverte d’un
keffieh blanc et il portait une djellaba blanche sur des pantalons noirs de soie fluide. Ses yeux
noirs brillaient d’intelligence, il était l’un des rares chefs de clan à avoir parcouru Elwhinaï
de long en large. Il connaissait sa planète aussi bien qu’un homme le pouvait en ayant autant
voyagé et pour l’heure, il était inquiet. Il avait vu d’étranges choses, la terre changeait vite et
pas forcément en bien. Il sentait que la guerre des Deux Vallées allait avoir des conséquences
funestes, mais qu’ils ne pourraient rien faire contre. Il fallait qu’il en parle à une personne
sensée et Ulrich était exactement l’homme qui lui fallait. Car Khalil voyait au-delà des
apparences et savait que sous son air bonhomme, un peu grossier, le géant roux aux cheveux
commun. Il savait analyser une situation comme personne et son intuition était grande.
— Viens mon ami, proposa-t-il à Ulrich, nous avons à parler et je crois qu’une petite
Ils sortirent de la maison et furent accueillis par un vent chaud et sec. La belle saison
arrivait à grands pas, le mois des moissons serait bon, du moins ils l’espéraient. Ils
s’engagèrent sur une petite route en direction du ruisseau des saules, appelé ainsi à cause
des grands arbres qui le bordaient sur plusieurs kilomètres. C’était un endroit calme et
— Tu sais, commença Khalil d’une voix douce, que je parcours cette planète depuis
que je suis en âge de monter à cheval et crois-moi, cela fait un bout de temps. J’ai bientôt
cinquante ans, je ne suis plus très jeune, mais pas assez vieux pour vouloir mourir bêtement.
Notre monde n’est pas si grand, cinq continents, de vastes plaines, une île, quelques forêts
imposantes, un lac immense et un vaste désert, mais avec de bons chevaux, en trois ou quatre
ans, tu peux tout visiter. À condition d’aller très vite bien sûr, mais bon, c’est faisable. Ah,
j’oubliais bien entendu la grande mer du Vent qui relie le continent du Livandaï à celui du
Volnay. Personnellement, je n’aime pas trop la mer, mais ce voyage je l’ai fait aussi. Et
Ils étaient arrivés près du ruisseau et s’assirent sans se concerter sur l’herbe fraîche.
kilomètres, mais il est accessible, équilibré et sain. Enfin, il l’était jusqu’ici. Car les choses
— J’y viens, j’y viens, tu connais le clan des Sables, nous sommes des conteurs, nous
aimons raconter nos histoires lentement et avec précision, alors accorde-moi ce plaisir,
Ulrich accepta volontiers, d’autant que le récit de Khalil le passionnait. Ses propos
— Il existe une légende, reprit Khalil, qui dit que notre monde est Équilibre et que si
cet équilibre venait à être rompu, une grande énergie serait libérée et causerait de grandes
catastrophes. Jusqu’à présent, l’Équilibre était respecté, nous agissions dans le bon sens et
n’abusions pas des ressources d’Elwhinaï. Mais parfois, quelques hommes peuvent dérégler
accentuer cela. Oh, l’incidence serait néfaste, mais facilement compensable s’il ne s’agissait
que de nous, les hommes, mais je crains que cette fois, ça n’aille plus loin et que nous soyons
impuissants. Soraya notre Rêveuse est ma grand-mère, comme tu le sais. Elle a rêvé tout
récemment d’un homme puissant, mais encore enfant, qui manipulerait les énergies sans
savoir les contrôler, c’est lui qui sera à l’origine de notre destruction. Et ce n’est pas parce
que le même sang coule dans nos veines que je prête foi à ses prédictions, non, je la crois
parce que tout ce qu’elle a annoncé s’est révélé exact tout au long de sa vie. Elle ne rêve pas
de choses sibyllines où il faut décrypter des symboles avant de découvrir le message, ses
Khalil soupira, il hésitait à dire toute la vérité à son ami, mais à quoi cela servirait-il
— À la fin de notre monde tel que nous le connaissons, annonça calmement Khalil.
Ulrich se gratta pensivement la barbe qu’il avait riche et fournie, vrilla ses yeux verts
dans les yeux noirs de Khalil et sut que son ami disait vrai.
— Tu sais, avoua-t-il à voix basse, je me doutais bien que quelque chose n’allait pas,
regarde autour de toi. Ne vois-tu pas que quelque chose a changé ici ?
Khalil laissa son regard errer vers le ruisseau, puis sur les saules et cela lui sauta aux
yeux comme une révélation. Les arbres, autrefois droits et fiers, courbaient l’échine et une
Ce n’est pas tant de voir les arbres aussi métamorphosés qui l’étonnait, mais c’était
surtout de ne pas s’en être rendu compte avant. Ils étaient là depuis maintenant presque une
demi-heure, il avait observé la nature autour d’eux et tout lui avait paru naturel. Alors que
tout avait changé, la nature se modifiait presque à vue d’œil, mais il n’avait rien remarqué. Il
avait fallu que son ami lui en fasse la remarque pour qu’il le perçoive à son tour. Soit ils
s’habituaient au mal avec une rapidité déconcertante, soit il se passait des choses encore plus
graves.
fallu que mon fils Iruan d’à peine quatre ans m’ouvre les yeux ! Un comble ! Je ne sais pas
trop ce qui se passe ici, mais c’est effrayant. En fait, un homme, le vieux Basile a bien une
explication, mais j’avoue que j’ai un peu de mal à comprendre. Si tu veux allons lui rendre
visite, il habite tout près d’ici dans une cabane, c’est un solitaire qui aime faire des
expériences farfelues, une sorte de savant quoi, mais j’ai confiance en lui.
Ulrich et Khalil se levèrent et se dirigèrent vers la maison du vieux Basile. Un peu plus
loin, ils virent le vieil homme un peu dépenaillé qui fumait une pipe, installé paisiblement
sur les marches de son perron. Il leur adressa un petit salut de la main. Ils avancèrent à sa
— Je vois que notre chef à de la visite, sourit Basile de toutes ses gencives sans dents.
— Oui, mais celui-là est particulier Basile, car je pense qu’il doit être le seul à pouvoir
comprendre ce que tu m’as dit l’autre jour, tu sais l’énergie tellurique et tout ça.
Basile se gratta le front et son sourire s’élargit encore plus. Il aimait qu’on s’intéresse
à ses théories et la dernière qu’il forgeait était la meilleure à ses yeux. Il toussa, plus pour se
donner du temps que par nécessité, puis invita ses hôtes à boire un thé pendant qu’il
Ils entrèrent dans la cabane, Khalil redoutant le pire. L’aspect négligé du vieil homme
l’inquiétait sur l’état de la maison. Mais il eut la surprise de découvrir un logis petit, mais
bien rangé et surtout très propre. Une petite table en bois trônait au milieu de la pièce et un
poêle, sur lequel était posée une casserole frémissante d’eau, ronflait doucement dans un
— Je sais que vous les Voyageurs, vous aimez le thé vert, celui qui éclaircit les idées
alors j’en ai fait. Installez-vous, je reviens avec ce qu’il faut. Pour ce que j’ai à dire, il faut du
temps et du confort et vous aurez l’un et l’autre chez moi. Eh oui, pour répondre à votre
question prince Khalil, je vous attendais. Une sorte d’intuition, si vous voulez.
les yeux d’Ulrich brillaient de malice, le grand chef de clan s’amusait comme un fou. Il savait
que Khalil était un homme réservé et que le franc-parler de Basile pouvait heurter la
sensibilité de l’homme du désert et cela l’amusait beaucoup. Ils entendirent Basile s’agiter
bruyamment pour enfin apparaître de nouveau, un large plateau dans les bras. Il le posa
— Quand on vit seul, faut bien s’y mettre, expliqua-t-il en voyant leur air interloqué.
Comme une vraie petite ménagère accomplie, il posa devant eux des tasses, du miel,
des petits gâteaux et un énorme pot à thé qui sentait délicieusement bon, parfumé et odorant.
— Bon, le service, c'est chacun pour soi, précisa Basile en s’asseyant lourdement dans
le dernier fauteuil. Chacun fait comme il veut. Moi je vais commencer à raconter ma théorie
et puis après, je ferai une pause pour le thé et les questions. Prêts ?
— Bien, fit le vieil homme en se frottant les mains. Les arbres que vous avez vus en
beaux et sains. Mais le ruisseau aussi a changé. Hé oui ! fit-il en voyant l’air étonné d’Ulrich,
on y trouve moins de poissons et plus de bestioles et de choses qui poussent. Ainsi, une drôle
d’algue qui bouffe toutes les bonnes plantes est apparue il y a quelques mois. Bref, le ruisseau
est en mauvais état et je serais à votre place, j’éviterais de boire son eau. Enfin, l’herbe pousse
moins et plus dru, même les vaches ont du mal à paître et leur lait a moins bon goût, je trouve.
Et puis tout ce qu’on cultive n’est plus aussi bon qu’avant, ni même assez gros. Alors j’ai
étudié la terre, j’ai fait des comparaisons et puis surtout, j’ai cherché des endroits où les
arbres étaient devenus comme nos saules. Et j’en ai trouvé ! Oh oui ! Et certains avec un
aspect encore plus repoussant. C’est étrange, parce qu’il m’a fallu du temps avant de voir
quelque chose, à croire que j’avais les yeux bandés. Mais quand j’en ai vu un, j’ai commencé
à en voir de plus en plus et depuis, mon regard ne cesse de traquer les changements.
— Je me suis rendu compte que lorsque j’allais dans certains endroits, je ressentais
comme des fourmillements dans les jambes et que j’étais très fatigué, mais vraiment fatigué.
Et c’est là que j’ai compris ! s’exclama-t-il victorieux. La terre s’était mise à dégager une
énergie nocive. Alors je suis allé à la capitale et j’ai lu des tonnes de livres à la bibliothèque,
j’ai discuté avec des savants et j’en suis arrivé à la conclusion que la terre nous envoyait son
énergie tellurique par paquets, parce qu’elle ne pouvait plus la contenir. Le mal que nous
faisons en haut se répercute en bas et le trop-plein nous est retourné. Voilà pour faire simple,
conclut-il, satisfait.
Il se pencha, prit le pot à thé et se servit une tasse qu’il prit délicatement et qu’il but à
Ce fut Khalil qui prit la parole le premier et à la surprise de tous, il abonda dans le
sens du vieil homme. Il comprenait ce que voulait dire Basile. Sa propre grand-mère lui avait
tenu plus ou moins le même discours avec des termes différents, mais l’idée était la même.
Cependant, il avait besoin d’éclaircir une petite chose avant d’avoir une idée plus nette de la
situation.
— En temps normal, il ne se passerait rien de plus que ce qui s’est déjà produit à
intervalles réguliers, admit Basile. Ce n’est pas la première fois que cela arrive et à chaque
fois, nous en avons souffert. Des proches sont morts, certains ont tout perdu, leurs maisons,
leurs cultures, leurs troupeaux, des villages entiers ont été effacés de la planète, c’étaient des
catastrophes terribles, mais qui pouvaient se réparer en fin de compte. On allait de l’avant,
on enterrait nos morts et finalement, la vie continuait. Mais là, rien à faire, fit-il en secouant
sa tête neigeuse, la planète va disparaître purement et simplement, nous allons tous y laisser
notre peau.
— Qu’est-ce qui vous permet d’affirmer une telle chose ? demanda Khalil.
Basile planta ses yeux gris dans les yeux noirs de l’homme du désert. Il allait s’esclaffer
bruyamment pour conjurer sa frayeur, mais il se contint, à quoi bon ? Ils étaient condamnés
de toute façon. Et puis lui, il avait déjà un pied dans la tombe, alors il n’avait plus rien à
perdre. Mais les autres ? Tous les autres ? Il poussa un soupir de tristesse.
— Il suffit de regarder autour de vous, mon garçon, tout change et à grande vitesse,
rien ! Ils ont tous été tués jusqu’au dernier, comme ça, en quelques jours. Une armée est
apparue, semant sur son passage mort et violence et je suis gentil quand je parle. Ils
possèdent une magie puissante et démoniaque et à chaque fois qu’ils l’utilisent, une
catastrophe se produit. Quelques heures, peut-être un jour avant la bataille des Deux Vallées,
un effondrement s’est produit près de Coryse, plusieurs maisons ont été détruites et les
habitants tués net. Et vous voudriez me faire croire que tout cela est naturel ? J’ai eu d’autres
témoignages sur ce phénomène qui apparaît dès que l’armée de l’empereur est dans les
parages. Des volcans qui se réveillent, des arcs lumineux qui brûlent tout sur leur passage
le torse du poing. Et pour arranger le tout, notre empereur est complètement fou. Ce n’est
pas seulement la nature qui dérive, l’âme humaine aussi. Nous sommes dans une période
noire, il suffit de regarder avec les yeux grands ouverts. Et même la magie blanche qu’utilise
notre chef pour transporter ses messages urgents a un impact sur ce monde, termina-t-il sur
un ton funeste.
— Ah… fit Basile, une étrange lueur dans le regard. Je n’aurais pas dû en parler… Déjà
qu’on me prend pour un fou… Mais bon, à lui, continua-t-il en montrant Khalil du doigt, je
veux bien. J’ai rêvé d’un homme, jeune encore, qui jouait avec l’énergie comme un enfant joue
l’énergie devenait forte, très forte, d’une puissance telle qu’il en perdait le contrôle et que
tout partait en miettes. Je me suis réveillé en sursaut, le corps transi de froid et l’âme glacée.
Cet homme sera la cause principale de notre disparition. Et il est inutile d’essayer de le
Khalil et Ulrich restèrent silencieux un moment, ils réfléchissaient chacun de leur côté
aux paroles de Basile. Ils sentaient que les explications du vieil homme, aussi simplistes
qu’elles étaient, reflétaient exactement la vérité. Ils étaient prisonniers d’un destin sur lequel
positive contre l’énergie négative. Oui, je crois savoir à quoi vous faites allusion. Alors
puisque nous ne pouvons rien changer à notre sort, allons vers lui le cœur vaillant. Je dois
préparer mes hommes à la future bataille. Il est certain que cela ne va pas améliorer les
choses, mais nous pouvons peut-être bousculer un tout petit peu le destin et c’est cette petite
Basile hocha la tête avec compréhension, il espérait que l’espoir de l’homme du désert
ne serait pas déçu. Ils avaient peu de chance de faire évoluer la situation dans le bon sens,
mais peut-être qu’un tout petit grain de sable dans la machine pourrait faire basculer
légèrement les choses. Qui sait ? Basile haussa mentalement les épaules, il restait tout de
même pessimiste. Ils finirent leur tasse de thé en silence et se levèrent tous trois d’un même
mouvement. Ils n’avaient rien de plus à se dire. Basile et Khalil saluèrent le vieil homme avec
je crois que c’est là-bas que se jouera le destin de l’homme. Je dois suivre le même chemin
que l’être démoniaque, celui qui pratique la magie noire. Ne me demandez pas pourquoi,
mais je le sais. Je dois le trouver et déterminer à qui nous avons affaire. Il est peut-être
— Ah ça oui, renchérit Ulrich, tu ne peux pas partir comme ça, juste avec tes pieds,
c’est impensable, tu n’y arriveras jamais. De plus, avec les troupes qui arrivent, tu risques de
— Je ne dis pas le contraire, le rassura Ulrich sur un ton apaisant. Je te dis simplement
que seul, c’est dangereux, alors j’ai peut-être une idée. Je vais te donner une monture pour
commencer et puis une escorte, deux de mes fils vont t’accompagner. Les plus âgés, je pense.
Oh ! rassure-toi, ils sont débrouillards et savent monter à cheval comme personne. Et puis
— Il me semble que je suis ton chef, coupa Ulrich avec énervement. Alors…
— Très bien, très bien, je capitule, envoie-moi tes fils et la monture et nous partirons
tous ensemble.
Basile venait de comprendre qu’Ulrich cherchait tout simplement à éloigner ses fils
de la guerre qui s’annonçait et qu’il lui donnait une bonne raison de le faire sans les humilier.
Qui sait ? Le Destin était peut-être en marche, mais l’action de chaque homme pouvait
Satisfait, Ulrich remonta son pantalon, salua Basile de la tête et sortit de la petite
cabane l’esprit plus léger, suivi d’un Khalil soucieux. Ils rejoignirent le village sans échanger
une parole, chacun plongé dans ses pensées. Puis, arrivé près de la maison d’Ulrich, Khalil lui
— Je vais rejoindre mon clan, nous nous reverrons bientôt, mon ami. Il nous faut nous
Ulrich posa sa main sur celle de Khalil en un geste rassurant, il le comprenait d’autant
mieux qu’il éprouvait les mêmes craintes. Ce n’est pas la guerre qui les inquiétait, non, mais
ce qui en découlerait.
— Rassure-toi mon ami, bientôt nous combattrons côte à côte, de notre mieux. Que
Il s’éloigna d’un pas vif, détacha son cheval qui l’attendait un peu plus loin, l’enfourcha
d’un bond et partit au galop. Ulrich passa une main dans sa barbe, lesquels de ses fils choisir ?
Il en avait cinq, Iruan quatre ans, celui-là il en était hors de question ; ensuite venait Lilan,
onze ans, il était trop jeune ; puis Nathaniel, quinze ans, un âge où l’on pouvait commencer à
voyager, mais Ulrich répugnait à le laisser partir, surtout pour accomplir l’idée qu’il avait
derrière la tête. Restaient Alec et Luca, dix-sept ans tous les deux, les jumeaux.
grands partir loin du foyer. Mais c’était la seule solution et peut-être l’unique chance de leur
sauver la vie. Son choix était fait. Il contourna la maison, certain de les trouver derrière dans
la cour, en train de s’entraîner au combat. Ils savaient se battre et rudement bien, d’ailleurs.
Ils maniaient l’épée avec souplesse et précision et dans leurs mains, un arc possédait des
pouvoirs étranges. Oui, à eux deux, ils étaient des adversaires féroces. Il les regarda jouter
un moment, bousculant un peu Nathaniel qui leur rendait coup pour coup. Puis il s’élança, il
Les jumeaux cessèrent immédiatement leur combat, le visage ébahi, rarement leur
père venait les déranger le matin. Il avait d’autres choses à faire et puis surtout, son visage
fermé ne leur disait rien qui vaille. Ils se forcèrent à sourire vaillamment, convaincus qu’une
de leurs bêtises venait d’être découverte. Cela allait forcément chauffer pour eux. Nathaniel
eut un ricanement moqueur derrière eux, il savourait déjà la déconfiture de ses deux frères.
Ulrich les observa tour à tour et constata avec une pointe de regret que ses fils avaient
encore grandi, ils lui arrivaient presque au menton, alors que lui frisait les deux mètres. Deux
— Oui, venez.
Il les poussa vers la maison, pressé d’en finir. Basile partait le lendemain et il voulait
tâche qu’il allait leur confier pouvait sauver l’humanité et il avait conscience de mettre une
charge énorme sur leurs jeunes épaules. Alec et Luca jetaient des coups d’œil furtifs à leur
père, impatients d’en savoir plus. Jusqu’à présent, leur père ne leur avait jamais confié quoi
que ce soit d’important à faire. Ils étaient énervés, fébriles, mais aussi réalistes, ils
n’imaginaient pas une mission d’importance capitale. Ils entrèrent tous les trois dans la
grande maison, puis Ulrich les dirigea vers sa pièce personnelle, celle où seuls les chefs et les
gens importants étaient admis. Alec et Luca se jetèrent des regards interloqués, ils étaient de
Il s’installa face à eux dans un fauteuil. Ainsi, il les avait tous les deux sous les yeux. Il
pouvait donc observer toutes leurs réactions. Pour l’heure, ses enfants étaient intrigués et
excités.
— Basile, le vieil homme dans la cabane près du ruisseau, doit partir pour un long
voyage vers la forêt des Sylves. Je veux que vous l’accompagniez, que vous le protégiez en
quelque sorte.
— Près du Livandaï ! s’exclamèrent les jumeaux. Jamais ils n’étaient allés si loin.
Le clan des Ombres était sédentaire, rares étaient ceux qui allaient au-delà des
plus fin, plus réfléchi. Luca était la tête et Alec la force. D’ailleurs, ce fut lui qui posa la
question dérangeante.
— Oh non, ce n’est pas mon intention, d’ailleurs la mission dont je vous parle n’est pas
seulement d’accompagner Basile, même si vous allez dans la même direction. J’ai dans l’idée
que le vieil homme cherche quelqu’un et je veux que vous trouviez cette personne aussi.
— Mon garçon, poursuivit Ulrich en cherchant les mots justes pour ne pas affoler ses
fils. Cette personne est un homme jeune, Basile vous donnera plus de détails sur lui. Il
Soudain, il eut une idée de génie. Il savait ce qu’il allait dire à ses enfants. Il reprit avec
plus d’entrain.
— Cet homme pratique la magie interdite, celle des nécromants, et quand une Grande
Guerre comme la nôtre se prépare, son pouvoir est décuplé. Pire que tout, il travaille pour
l’empereur et est donc très dangereux pour nous. Pas seulement notre clan, martela-t-il en
épelant chaque mot, mais pour tous les clans. Vous devez le trouver et savoir comment le
neutraliser avant qu’il ne cause de grands dégâts. Vous serez des espions en quelque sorte et
Luca et Alec le regardaient interloqués, leur père, toujours si maître de lui, venait de
s’exprimer avec une emphase impressionnante. Son visage avait viré au rouge brique, ses
— Tu trouves, toi ? s’indigna Luca. On n’arrête pas de bouger, de se battre, j’ai des
bleus partout et pas plus tard qu’hier, tu as failli me déboîter l’épaule. Alors moi, je trouve
— Oui mais là petit frère, on va partir loin, faire des rencontres, voir d’autres paysages
À ces mots, Ulrich réalisa que ses fils étaient encore jeunes et bien naïfs. Il douta un
moment de sa décision. Luca, qui ne quittait pas son père des yeux, lut le doute et le regret
— Tout ira bien, père, assura-t-il d’un ton calme et serein. N’aie pas peur, nous avons
l’air un peu jeunes et peu dégourdis, mais nous savons nous défendre et nous ne sommes pas
bêtes. Si on doit retrouver un homme et le tuer pour le salut de notre planète, alors nous le
ferons.
— Ah, je suis né le premier, m’a dit maman, alors logiquement tu es le petit, mon petit
Luca abandonna la partie, il savait que contre Alec, il ne s’en sortirait pas. C’était une
tête de mule et il avait une mauvaise foi légendaire. Pourtant, Luca ne put s’empêcher de
lourdaud et pas toujours très futé, mais on pouvait compter sur lui.
— Bien, fit Ulrich en se tapant sur les cuisses, alors voilà ce que nous allons faire.
Les deux garçons se turent et écoutèrent les conseils avisés de leur père. Et pour la
première fois de toute sa vie, Alec resta silencieux plus d’une demi-heure. Ils sentaient que
cet instant passé en compagnie de leur paternel était important et que plus tard, ils s’en
souviendraient avec nostalgie et bonheur. Ulrich leur expliqua comment voyager léger, mais
sans oublier l’essentiel. Puis il ouvrit une armoire imposante et se mit à fouiller à l’intérieur
avec vigueur. Il en sortit plusieurs objets, des sacs et il leur fournit à chacun une épée et un
arc neufs, des flèches et deux couteaux à la lame effilée. Ils firent leurs bagages avec lui et il
Ils foncèrent dans leur chambre pour prendre une tenue de rechange, plusieurs sous-
vêtements et une cape légère. Comme les beaux jours approchaient, ils pouvaient se passer
de nombreuses choses qui prenaient de la place. Ils rejoignirent ensuite leur père, les bras
chargés de vêtements et autres objets qu’ils voulaient absolument emporter. Ulrich avait
déniché deux couvertures de voyage chaudes et légères, deux tapis de sol et plusieurs
paquets d’allumettes. Il avait trouvé aussi de l’amadou pour faire du feu et quelques
casseroles légères.
Ils avaient de quoi faire un voyage de plusieurs mois. Ulrich avait même sorti une
tente.
offert tout cet attirail, car pour lui, les voyages sont toute sa vie. Les membres de son clan ne
font que ça, alors ils savent faire léger et efficace. Tu vois ces casseroles ? Elles sont en métal
léger et maniable, tu peux les emboîter l’une dans l’autre et ça tient moins de place.
— Ah ça ! se rappela Ulrich avec nostalgie, c’est un cadeau du père de Khalil. Une fois,
j’ai sauvé la vie de l’un de ses fils, alors il m’a offert cette boussole en guise de remerciement.
Il prit deux sacs à dos et commença à enfourner tout ce dont auraient besoin ses fils.
Il ajouta quelques objets pour faire bonne mesure, et satisfait, tendit le tout aux deux garçons.
Alec soupesa le sien en faisant la moue. Il pesait quand même assez lourd. Si c’est ça qu’on
— Non, ainsi, si vous êtes séparés l’un de l’autre, vous pourrez tout de même survivre.
Alec claqua la langue, il n’avait pas pensé à ça ! D’ailleurs, l’idée même d’être séparé
de son frère le répugnait. Il chassa vite cette pensée et passa à autre chose. Seul Luca médita
un moment sur les paroles de son père. Même si elle semblait relativement facile, leur
mission recelait quelque danger, sinon pourquoi leur père aurait-il dit cela ?
— Bon, maintenant il faut penser aux victuailles et ça, c’est le domaine de votre mère,
elle sait mieux que moi ce qui doit peut se conserver. En revanche, elle ne sait pas que vous
cuisine. Pendant ce temps, allez dans les écuries et prenez vos chevaux, vérifiez que tout va
bien chez eux, pas de bobos ou quoi que ce soit, pour eux aussi il faudra prévoir le nécessaire,
Alec et Luca s’empressèrent, ils n’étaient pas impatients de rencontrer leur mère,
d’autant plus que selon eux, la nouvelle de leur départ n’allait pas l’enchanter. Ils foncèrent
vers les écuries en portant leurs sacs de voyage. Alec grommelait alors que Luca cherchait le
ses fils se hâter vers l’écurie. Lui, il allait au-devant d’une tempête qui avait pour nom Lula et
ce ne serait pas une mince affaire. Il se dirigea donc vers les cuisines la mine renfrognée.
Lula était installée devant une large table, un grand tablier recouvrait sa robe verte et
de la farine lui maculait les joues. Avant que son mari n’ouvre la bouche, elle sut qu’il avait
quelque chose de désagréable à lui dire. Elle continua néanmoins à pétrir sa pâte à pain d’une
poigne ferme et vigoureuse. Un ragoût mijotait dans plusieurs casseroles, des tartes doraient
au four, plusieurs pâtés cuisaient doucement et une ribambelle de tourtes de toutes sortes
finissaient de refroidir, elle était bien avancée dans ses préparatifs culinaires, elle pouvait
s’octroyer une petite pause. Elle fit signe à l’un des marmitons de la remplacer et s’écarta de
la table. Elle fourra une mèche blonde rebelle sous son bonnet, s’épousseta un peu et fit un
— J’ai besoin d’un thé, tu veux un café ? Il me semble qu’un petit remontant ne te ferait
pas de mal.
Ulrich lui jeta un regard de chien battu, il ne comprendrait jamais comment elle
Lula l’entraîna au fond de la cuisine, dans un petit renfoncement où une petite table
et deux chaises avaient été disposées. C’est ici qu’elle se détendait après une dure matinée.
Elle s’assit délicatement sur une chaise, posa ses coudes sur la table et fixa son mari de ses
grands yeux bleus. Une servante vint leur apporter du thé, du café et un gros gâteau aux
— Bon, je suppose que tu n’es pas venu pour mes beaux yeux, et vu ta mine, je doute
que la nouvelle me réjouisse, alors buvons notre thé et café, mangeons et ensuite, discutons.
Elle joignit le geste à la parole en se servant une grande tasse de thé pour elle et une
de café pour lui, puis elle ajouta une généreuse cuillère à café de sucre et pour finir, coupa
Souvent, Ulrich se demandait où elle casait toute la nourriture qu’elle avalait tant elle
était mince, car elle mangeait comme quatre. Elle avait mis au monde cinq beaux garçons et
elle restait belle et ferme comme au premier jour. Qu’il aimait sa femme !
Lula sut à quoi il pensait dès qu’il posa ses yeux sur elle, et son humeur s’adoucit, elle
savait qu’il traversait une période difficile et que les choix qu’il devait faire étaient
douloureux. Une guerre ne se préparait pas dans la joie et le bonheur. Elle l’aimait de tout
son cœur, mais parfois il l’agaçait prodigieusement, surtout quand il lui annonçait les
mauvaises nouvelles au dernier moment. Elle finit de boire son thé, avala sa dernière
manquant de la broyer dans ses grosses mains, puis finalement, prit un grand souffle et se
lança.
— Nos deux garçons vont partir en voyage pour une mission, je veux les éloigner d’ici
Lula sentit sa poitrine se soulager d’un grand poids, elle avait tellement craint que ses
grands fils participent à cette guerre. Elle les savait en âge de combattre, dans les clans, les
jeunes étaient enrôlés dès l’âge de dix-huit ans. Ils avaient tous deux un an de moins, mais
s’ils avaient pris la décision d’aller se battre, il aurait été difficile de les en empêcher.
— Ouf, je me demandais comment on allait leur interdire d’aller dans les Deux Vallées.
Ulrich s’attendait à une tempête, attention, c’est ici qu’elle allait se mettre à hurler.
— Près de la forêt des Sylves, ils doivent chercher un jeune homme qui détient des
— Dans cette forêt, se contenta de répéter Lula. C’est loin. Mais est-ce suffisamment
Ulrich ouvrit des yeux ronds, il s’attendait à tout, mais pas à ça. Non seulement Lula
ne criait pas, mais elle semblait d’accord avec lui. Elle l’approuvait même ! Ça le laissait sans
voix, tiens !
reviennent. Tout cela devrait prendre au moins trois mois, peut-être plus.
À cette pensée, son cœur se serra, il ne savait pas si ses fils auraient le temps de
Lula faillit éclater de rire quand elle vit la tête de son mari. Il s’attendait tellement à
ce qu’elle se mette en colère qu’il ne savait plus comment lui parler. Elle lui ébouriffa
gentiment les cheveux et l’embrassa sur le bout du nez. C’est ce moment-là que choisirent
ses fils pour apparaître. Ils s’exclamèrent bruyamment et firent semblant de vomir avant
— Comment peux-tu embrasser cette boule de poils ? demanda Alec d’un air dégoûté.
— Cette boule de poils est ton père, rétorqua Lula faussement sévère, et je te rappelle
Alec eut un sourire ravi, il aimait qu’on le compare à son père, lui qui rêvait de lui
ressembler en tout. Il l’admirait profondément depuis tout petit et cette adoration ne s’était
jamais démentie. Le seul point faible qu’il lui trouvait concernait sa mère, il perdait tous ses
moyens en sa présence. Mais bon, quand il le fallait, son père était une vraie terreur, un
combattant terrible.
de ses mains.
Contrairement à son frère, il ressemblait beaucoup à sa mère, blond et fin, il avait les
traits harmonieux, la bouche pulpeuse et les yeux bleus. C’était un beau garçon qui faisait des
— Eh bien maman, on ne voudrait pas abuser de ton temps, mais si tu pouvais, nous
— Allez oust, hors de ma cuisine, sales garnements ! Je vous prépare ça pour demain
Ils s’en allèrent vivement, non sans oublier de prendre le reste de gâteau, avant que
Lula n’ait pu dire un mot. Elle regarda ses fils s’en aller, une lueur de tendresse dans les yeux.
Elle se tourna ensuite vers son mari. Il lui adressa un sourire reconnaissant, puis il pencha
sa grosse carcasse vers elle et l’embrassa tendrement sur la bouche. Lula lui rendit son
baiser, qu’elle l’aimait cette grosse bête de mari ! Ulrich partit à son tour, la laissant seule à
Tout content, il s’en alla retrouver ses troupes, il avait tout un tas de choses à
accomplir, mais le plus compliqué venait d’être fait. Ses hommes étaient déjà à
l’entraînement depuis un moment sous la bonne garde de leur commandant, son armée
valait largement celle de l’empereur, sans compter tous les autres clans. Oui, à eux tous, ils
Ariale voyageait depuis plusieurs jours à pied. Lorsque la roulotte d’une troupe de
saltimbanques la dépassa, elle fut tentée un instant de se cacher puis haussa les épaules, que
pouvait-il lui arriver de pire que ce qu’elle avait déjà vécu ? Elle ne savait même pas où elle
était. Elle sentait bien un appel, mais tout était flou et parfois contradictoire. Le chariot de
— Hé jeune fille, il est dangereux de voyager seule sur ces routes, le sais-tu ?
Ariale leva ses yeux argentés sur l’homme qui eut un mouvement de recul en les
voyant. Puis il se reprit rapidement. La beauté de cette jeune fille était saisissante. Ariale
avait perçu son trouble et sa réaction. Elle n’eut aucun sourire, ne fit aucun geste, elle se
contenta de regarder l’homme jusqu’à ce que ce dernier détourne les yeux en se raclant la
gorge.
Ariale détourna les yeux et continua son chemin. Non, elle n’avait pas besoin d’aide ni
de lui ni de personne d’ailleurs. Elle devait suivre son chemin, aller là où elle devait se rendre
et leur dire qu’il ne fallait pas compter sur elle. En rien ! De cela, elle en était certaine. Son
Soudain, une grosse tête toute ronde passa entre les pans de l’ouverture de la roulotte
— Rentre Dulci, tu vas prendre froid et d’ailleurs, cette jeune demoiselle n’a pas
besoin de nous.
Ariale, qui n’avait pu s’empêcher de lancer un regard vers la voix, fut étonnée
Presque sans s’en apercevoir, Ariale s’était arrêtée pour observer la créature qui
s’était assise devant le chariot en compagnie de l’homme. La tête énorme avec deux yeux
globuleux l’observait avec beaucoup d’intérêt. Une petite touffe de cheveux blonds couvrait
le crâne lisse et blanc et deux immenses oreilles complétaient le tout. Mais ce qui étonnait
davantage, c’était le corps d’enfant qui soutenait tout cela. Une bien étrange créature, se dit
Ariale avant de se détourner une fois de plus et de repartir d’un bon pas.
Dulci sauta prestement de la roulotte et courut vers la jeune fille qui avançait vite. Elle
devait lui parler, l’arrêter, lui dire de venir avec eux. Elle arriva enfin à sa hauteur et glissa sa
petite main d’enfant dans celle de la jeune fille. Celle-ci était froide et rêche et Dulci fut tentée
de retirer la sienne tant la sensation lui déplaisait. Mais elle se dit que ce serait une erreur,
aussi elle avala sa salive et serra plus fortement la main. Ariale s’arrêta enfin et toisa la
créature qui lui faisait face. Plus loin, elle pouvait sentir les regards de la troupe sur elle. Ils
Il avait les yeux fixés sur la chose qu’il avait appelée Dulci.
— Je dois te dire une chose, répondit Dulci d’une voix hachée. C’est important pour
toi.
Ariale.
Dulci eut un sourire triste, elle avait l’habitude qu’on la traite de cette manière et
même si la troupe la protégeait au mieux, elle tombait toujours sur des gens qui la blessaient.
Elle fut tentée de partir, mais tint bon, il fallait qu’elle aille jusqu’au bout de ce qu’elle devait
faire.
— Je t’ai vue dans mon sommeil, en rêve. Tu souffrais, tu étais en train de mourir et
les hommes qui t’entouraient étaient méchants et cruels. Alors il ne faut pas que tu ailles là-
bas toute seule, avec nous tu seras protégée, on connaît des chemins qu’ils ne soupçonnent
pas.
Ariale toisa Dulci d’un air mauvais. Les gens dont elle parlait, elle les connaissait et
même très bien, elle avait failli mourir, mais elle était toujours là. Elle renifla d’un air
méprisant et détourna la tête, puis elle réalisa que Grosse Tête lui avait repris la main. Elle la
lâcha avec une grimace de dégoût, de près l’étrange créature était pire à regarder. Puis, elle
Ariale fit la sourde oreille, elle avait déjà oublié la troupe et tous ses membres, elle
Une main douce se posa sur l’épaule de Dulci, la petite fille restait plantée là sur le
chemin, des larmes de frustration ruisselaient sur ses joues. Elle détestait ne rien pouvoir
faire.
— Tu as essayé, assura la voix douce de Juan, mais son cœur est sec, froid, elle
Dulci leva des yeux tristes sur son frère, elle adorait Juan, il était toujours là pour elle
à la consoler ou la câliner. Mais cette fois-ci, il devait comprendre combien il était important
— Juan, elle ne doit pas mourir, elle doit rester avec nous, sinon ce qui arrivera sera
pire encore. Il faut qu’elle soit sauvée, je l’ai vue dans mon rêve, si elle périt, nous sommes
tous perdus.
Juan serra sa petite sœur contre son cœur, il sentait sa peine et son désarroi, il
connaissait son don de voyance, il savait qu’elle se trompait rarement et si elle disait que
c’était important de sauver cette fille contre son gré, eh bien, il fallait le faire. Il se redressa
et vit que la jeune fille avait déjà pris une bonne avance, elle marchait vite.
— Bon, je vais voir ce que je peux faire, mais je ne promets rien, hein ?
petite sœur lui suffisait. Il se mit à courir pour rattraper la jeune fille. Dulci le regardait le
côté d’elle.
Dulci leva les yeux sur la femme et une fois de plus, fut émerveillée. Charme était belle,
d’une beauté sauvage et un peu animale. Comme une panthère, songea Dulci.
— T’inquiète, sourit la petite fille, il va juste la chercher pour l’aider, mais c’est toi qu’il
aime.
Charme partit d’un rire clair et joyeux, elle adorait cette enfant. Elle l’entoura
tendrement de ses bras et la serra doucement contre elle. Elle savait Dulci forte et fragile en
même temps et la petite fille aimait les marques d’affection, cela la rassurait. Charme lui
— Ça, je le sais, mais ton frère, lui, n’a pas l’air de le savoir.
Juan était arrivé à hauteur d’Ariale qui avançait encore plus vite, le visage froid. Il est
Juan leva les mains bien haut et se plaça devant Ariale, un large sourire aux lèvres, en
d’autre choix que de s’arrêter pour bien lui faire comprendre qu’elle voulait qu’on la laisse
tranquille. Et puis, même si elle avait un peu de mal à se l’avouer, elle commençait à avoir un
— Je veux juste vous aider, plaida Juan, enfin c’est surtout ma sœur qui pense que
Elle vit le sourire de l’homme s’effacer, ses yeux si doux devenir froids et elle crut un
moment qu’il allait la frapper. Mais il se contint et lui parla de nouveau, mais son ton était
— Ma sœur est une personne admirable, douce et affectueuse, vous ne lui arrivez pas
à la cheville, alors quand elle me supplie de vous aider, je le fais. Il ne tiendrait qu’à moi, vous
pourriez pourrir au fond d’un ravin que ça ne changerait rien à ma vie. Alors écoutez bien,
Dulci pense que vous allez mourir cette nuit et que seule notre compagnie peut vous aider à
rester en vie. Maintenant, ajouta-t-il en lui tournant le dos, faites ce qui vous plaît, je m’en
fiche.
Et il s’en alla, laissant Ariale seule face à son dilemme. Elle restait plantée là, incapable
de faire un choix, car l’homme avait mis le doute dans son esprit. Il venait de lui annoncer sa
mort pour cette nuit même, comment pouvait-il savoir cela ? Elle lança un coup d’œil en
arrière et elle vit qu’il avait retrouvé les siens. Une femme lui parlait en faisant de grands
gestes. L’individu lui répondit en hochant la tête et il remonta dans sa roulotte. Il siffla et tous
Elle paraissait triste, son visage lunaire était tout fripé de chagrin. Ariale soupira, se détourna
tête s’avançait vers elle, mais l’homme ne lui accorda aucun regard, seule la petite fille
continuait à l’implorer silencieusement de venir avec eux. Soudain, Dulci lui tendit la main et
sans savoir pourquoi, Ariale s’en saisit, étonnée par la force de l’enfant. Elle empoignait
solidement Ariale, contrainte de courir à côté du chariot et de s’élancer pour atterrir un peu
lourdement sur le siège. Étonnée d’avoir cédé, elle s’installa le plus confortablement possible,
consciente qu’elle ne maîtrisait pas toute la situation. À ses côtés, Dulci battait des mains,
enchantée. Son visage était tout plissé de bonheur. Ariale se sentait un peu honteuse devant
Dulci observait la jeune fille avec émerveillement, la première fois, elle ne l’avait pas
bien regardée, mais là, assise à côté elle, elle pouvait voir à quel point Ariale était belle. Belle
et étrange, car jamais Dulci n’avait vu des yeux argentés et un teint si nacré. Mais bon, elle
n’avait pas non plus vu beaucoup de monde dans sa courte vie. Déjà parce que son frère
n’aimait pas qu’on la voie, il avait toujours peur de la réaction des gens et puis dans sa troupe,
tout le monde avait plus ou moins le même type. Ils avaient tous les cheveux et les yeux noirs.
Rien de bien original, mais qui donnait de beaux résultats quand on voyait son frère ou
Charme.
Ce fut Juan qui répondit d’un ton bougon, il en voulait à la jeune fille pour son attitude
méprisante de tout à l’heure et s’il n’était pas spécialement rancunier, il avait quand même
ses humeurs.
Il se demandait ce qu’une jeune fille pouvait bien avoir à faire dans la forêt des Sylves,
réputée dangereuse.
— Ariale, et toi ?
— Dulci et lui, c’est mon frère Juan, fit-elle en pointant un doigt long et fin dans sa
s’était comportée comme une mégère. Elle avait été blessante, inutilement. Elle constatait
avec regret que son enfance était définitivement derrière elle et que jamais elle ne
retrouverait son insouciance d’avant. Elle s’éclaircit la gorge, ce qu’elle avait à dire n’était
pas facile.
— Pardonnez-moi pour tout à l’heure, disons que je suis un peu à cran et que parfois,
j’oublie que certaines personnes sont gentilles. Je ne voulais pas dire tout ce que j’ai dit,
Juan resta un moment silencieux, il se doutait que la jeune fille avait eu des problèmes,
car comment expliquer qu’elle soit sur les routes à son âge ? Elle devait avoir à peine quinze
ans, alors on ne pouvait pas lui en vouloir d’essayer d’éloigner les intrus par tous les moyens.
Tout à coup, elle se sentait mieux, plus libre, plus sereine. Elle osa un regard vers Juan
qui la regardait avec compréhension. Visiblement, il ne lui en voulait plus pour ses propos
blessants. Puis, ses yeux se posèrent sur Dulci qui s’agitait, tout excitée. Finalement, on
s’habituait vite à son visage étrange. Et puis, à bien y regarder, elle non plus n’était pas
ordinaire.
Le voyage continua dans la bonne humeur, la petite fille ne cessait de lui poser des
questions, parlait de tout et de rien et s’amusait de n’importe quoi. Elle était vive et très
— Quel âge as-tu ? lui demanda Ariale quand elle put enfin en placer une.
— Exact ma belle. Bon, il est temps de nous arrêter pour la nuit, le soleil va se coucher
dans une heure, nous devons nous installer et faire reposer les chevaux.
Il siffla longuement et toute la troupe se dérouta sur la gauche en direction d’un grand
champ herbeux.
— J’entends une source, glapit Dulci qui sauta d’un bond du chariot pour s’élancer
vers le bruit.
— Elle déniche de l’eau partout, expliqua Juan en souriant, c’est une véritable mine
— Comment a-t-elle su pour moi ? demanda Ariale en profitant d’un moment seule
— Oh, c’est une Rêveuse, elle fait des songes prémonitoires et elle vous a vue dans son
sommeil.
Juan tourna la tête vers elle, craignant une fois de plus que la jeune fille se moquât de
sa sœur, mais son air interrogateur le rassura. Ariale pensait juste que Dulci était une enfant
— Oui, elle nous a sortis de plusieurs mauvais pas et à chaque fois que nous avons
Bien, nous allons nous arrêter ici. C’est un bon coin et à entendre les cris, la source ne doit
— Vous n’avez pas peur qu’elle se noie ? demanda Ariale avec anxiété.
— Oh non, c’est un vrai poisson, elle sait nager depuis quasiment sa naissance. Aucun
risque.
Juan plaça sa roulotte de biais et peu à peu, les autres roulottes vinrent se poser l’une
à côté de l’autre, formant un cercle parfait. Ainsi, ils se protégeaient contre les intrusions et
avaient de la place au milieu pour préparer le repas du soir tout en étant protégés du vent.
— Chaque groupe a les siennes, expliqua Juan, nous sommes le rouge et or et je suis
équilibriste. Tu vois là, en face ? Ce sont les théâtreux, ils jouent une pièce très drôle, ils
portent les couleurs arc-en-ciel d’Arlequin, leur emblème. À côté d’eux, les clowns en bleu et
jaune et puis la roulotte argentée, ce sont les cracheurs de feu et troueurs de peau.
— Et là, ajouta une voix féminine, ce sont les illusionnistes, les magiciens, comme moi.
Je m’appelle Charme, fit la jeune femme avec le sourire et en s’inclinant. Alors, finalement ils
ont réussi à te convaincre de venir avec nous ? C’est une bonne idée je trouve, une jeune fille
pour oublier. Elle sentit tout cela et plus encore, mais elle garda ses pensées pour elle, se
jurant d’aller parler à cette toute jeune fille un peu plus tard.
— Oui, approuva doucement Charme, parfois on n’a pas le choix. Bon, ne reste pas
avec ce malotru, viens, je vais te présenter aux autres et ensuite, nous irons nous restaurer.
Ariale sauta de la roulotte et suivit la fougueuse Charme, attirée malgré elle vers la
jeune femme.
— Encore une qui s’est fait prendre dans ses filets, railla une voix moqueuse.
Juan eut un sourire heureux à la vue de Rickel, son ami de toujours. Il avait placé son
chariot à côté du sien et s’échinait à mettre en place un auvent qui ne voulait pas tenir. Juan
— La cour ? s’esclaffa Juan. Tu plaisantes ? La cour ? À Charme ? Non mais des fois !
Rickel secoua la tête d’un air navré, la mauvaise foi de son ami ne cessait de l’étonner.
Il était évident pour toute la troupe que Juan et Charme étaient faits pour vivre ensemble,
— Pourquoi voudrais-tu que cela se reproduise ? Tu sais bien que c’était un accident,
— Peut-être, admit Juan sur un ton douloureux, mais je ne veux pas prendre de
risques inutiles.
— Tête de mule, rugit Rickel, quand comprendras-tu que Dulci est née normale et que
Juan se renferma sur lui-même, la discussion était close. Parler de sa sœur avec lui est
une chose impossible, se dit Rickel, il va falloir que je trouve une solution, car si je ne m’en mêle
pas, mon ami risque de rester célibataire toute sa vie. Et puis, passer à côté d’une belle créature
comme Charme est criminel. Si elle avait daigné jeter ne serait-ce qu’un regard sur moi, je
n’aurais pas hésité une seconde et lui aurais fait une ribambelle d’enfants pour être certain
— Une gamine qu’il faut sauver, d’après Dulci. Alors j’ai écouté et la voilà parmi nous
pour quelques jours. D’après ce que j’ai compris, elle va dans la forêt des Sylves.
— Eh bien, elle n’a pas peur ! Moi, je n’irais pas, même si on me payait une fortune.
— Toi et moi oui, mais elle, c’est là qu’elle veut aller. Alors si c’est son chemin, on peut
Ils savaient tous deux qu’une guerre se préparait et même s’ils n’étaient pas
vous hérisser le poil sur la tête. La troupe connaissait quelques chefs de clans pour avoir déjà
fait des spectacles dans leurs villages et savait que déclarer la guerre à ces gens-là était du
suicide. Enfin, se dit Juan, ce n’est pas mon problème, moi je suis un artiste itinérant, je n’ai rien
à voir avec ces choses-là. Mais on ferait bien tout de même d’éviter l’Astrée pour quelque temps.
va ?
— Ça me va !
Les deux amis s’éloignèrent un peu du camp à la recherche de bois sec pour passer la
nuit bien au chaud. Même si le printemps était là, les nuits étaient tout de même fraîches.
Plus loin, deux femmes les observaient discrètement, l’une parce qu’elle n’en pouvait plus
d’attendre que Juan s’intéresse à elle et l’autre, de crainte de se retrouver seule avec des
inconnus. Curieusement, Juan et Dulci la rassuraient alors qu’elle avait tout fait au début pour
les éloigner d’elle. C’est avec joie qu’elle sentit la petite main de Dulci se nicher dans la sienne.
La petite fille était revenue discrètement vers elles, personne ne l’avait entendue. Un large
Dulci lâcha la main d’Ariale, au grand regret de la jeune fille, et fit un tour complet sur
elle-même pour partir en courant. Charme la regardait d’un air affectueux, visiblement, elle
l’aimait beaucoup.
Ariale ne pensait pas qu’on pouvait lire en elle aussi facilement, mais elle devait
admettre que ces derniers temps, la moindre émotion l’éprouvait vivement, elle avait
beaucoup de mal à tout cacher. Elle inspira profondément, veillant à ne pas dire n’importe
— C’est que, c’est une enfant si étrange, si différente et vous semblez tous tellement
l’aimer ici. C’est comme si elle était un peu votre enfant à tous. Elle est heureuse, gaie et
— Je vois ce que tu veux dire. C’est vrai que si on s’arrête sur sa grosse figure toute
ronde et ses yeux globuleux, on passe à côté de l’essentiel. C’est une enfant précieuse, rare et
belle à l’intérieur. Tu sais, au bout d’un moment on oublie son physique, on ne pense plus
qu’à la joie qu’elle apporte autour d’elle. C’est notre équilibre à tous ici et son frère veille sur
— Pourquoi a-t-elle tant insisté pour que je vienne avec vous ? Oh, elle m’a bien dit
que je risquais d’être tuée et qu’elle m’avait vue morte dans un de ses rêves. Mais quelle
importance ? Je veux dire, pour vous ? Après tout, je suis une inconnue et ma mort ne
en elle, mais ne pouvait pas faire grand-chose pour l’aider. Les rêves de Dulci étaient
prémonitoires et lui étaient envoyés pour tenter de changer le cours des événements. Mais
en ce qui concernait Ariale, elle pressentait que l’intérêt de Dulci à son égard était plus
important, pas seulement lié à un rêve. Cette jeune fille avait un rôle à jouer dans la vie de
— Depuis toute petite, Dulci rêve et souvent ce sont des prémonitions, elle sait par
avance ce qui va se passer et grâce à elle, nous avons pu éviter de nombreuses catastrophes.
Il est vrai que ses rêves concernent généralement notre troupe et rarement les étrangers.
Mais lorsqu’elle t’a vue, son comportement est devenu différent, il fallait absolument qu’elle
te sauve, qu’elle t’empêche de partir seule. Juan en sait sans doute plus que moi à ce sujet, tu
— Il m’intimide un peu, avoua Ariale, je n’ai pas vraiment été agréable avec eux, tu
sais.
— Oh, si c’est cela qui t’inquiète, oublie ! Juan est un homme simple et pas rancunier,
il a déjà oublié votre querelle. Il aime la vie et les gens, tous les gens, quels qu’ils soient et
sous ses dehors un peu bougons, c’est un fin psychologue. Il a compris que tu avais eu ta part
Encore une fois, Ariale fut étonnée par la capacité de ces gens à voir au-delà des
apparences ou alors, c’est qu’elle ne savait pas cacher correctement ses sentiments. Elle se
sentit soudain démunie et très seule. Elle avait envie de se confier à cette femme si
ces derniers temps et même si elle sentait que tout au fond d’elle-même un grand
changement s’opérait, elle était un être en souffrance qui avait besoin de soutien.
Charme dut sentir tout cela, car elle prit la main d’Ariale et la conduisit dans sa propre
roulotte, loin du regard et des oreilles des autres. La jeune femme avait un logement digne
Elle avait savamment disposé des coussins épais à même le sol autour d’une petite table en
bois où étaient disposées quelques fleurs fraîches. Elle disposait d’un tout petit coin cuisine
où elle pouvait se faire du thé ou du café si l’envie lui en prenait, mais guère plus. Elle avait
mis une grosse commode contre l’un des murs près d’une fenêtre et dans le coin le plus large
de la roulotte, trônait un gigantesque lit. Voyant le regard étonné d’Ariale, Charme partit d’un
— J’aime dormir à l’aise alors j’ai préféré le confort à tout un tas de meubles qui ne
me servent à rien de toute façon. Nous mangeons la plupart du temps tous ensemble, hiver
comme été. Et mes affaires personnelles tiennent dans cette grosse commode que tu vois là.
Et puis si les gens veulent s’asseoir, ils utilisent les coussins moelleux, en nombre suffisant.
— Alors si tu veux, tu pourras y dormir ce soir, le lit est bien assez grand pour nous
deux. En attendant, assieds-toi, je nous prépare un thé et nous pourrons parler. Chut… je ne
veux pas entendre un mot. Avant de te replier dans ta coquille, tu vas t’installer et m’écouter.
Elle s’installa sur un des coussins et constata qu’elle était parfaitement assise. De ce
fait, elle se laissa un peu aller. Charme observait Ariale l’air de rien et fut ravie quand la jeune
fille se vautra sur les coussins. Elle s’affaira à préparer le thé, il fallait qu’elle en sache un peu
plus sur cette jeune fille étrange. Elle sentait que leur destin était lié à elle et pas seulement
— Tu vois, commença-t-elle, nous sommes une famille très unie, rares sont les
étrangers qui intègrent notre groupe. Seuls les mariages apportent du sang neuf et les
naissances sont exceptionnelles aussi. Il y a peu d’enfants parmi nous, une dizaine tout au
plus, mais ils sont choyés et aimés. Nous préférons élever peu d’enfants, mais le faire bien.
Nous savons qu’un enfant par famille est largement suffisant si tu veux lui apporter tout le
confort dont il a besoin. Et puis, nous ne voulons pas être sédentaires, alors nous faisons tout
pour cela. Avec un groupe plus important, nous serions obligés de nous installer quelque part
et il en est hors de question. Ici, tu es en sécurité, il ne peut rien t’arriver, il existe une sorte
de passe-droit pour nous, les artistes. À moins de tomber sur une bande de voyous, nous ne
risquons rien. Et même si cela arrivait, nous savons nous défendre, nous sommes peut-être
des saltimbanques et des clowns, mais nous connaissons deux ou trois choses. Maintenant,
Ariale resta silencieuse un moment, elle prit sa tasse maladroitement et but à petites
gorgées le liquide brûlant et parfumé. Elle ne savait pas quoi raconter. La vérité ? Cela lui
faisait encore peur. Et puis pourquoi Charme s’intéressait-elle à ce point à elle ? Elle reposa
la tasse, perturbée par le regard insistant de la jeune femme. Étrangement, elle se sentait à
presque irréelle. Et c’est presque sans s’en rendre compte qu’elle commença son récit. Sa
— Je viens d’un village situé à une centaine de kilomètres de Serthas la Noire, nous
savions que les troupes de l’empereur traversaient l’Astrée à la recherche des clans,
sédentaires ou non. Nous pensions être à l’abri, notre village a toujours été là, nous payions
nos impôts, nous obéissions aux lois de l’empire et jamais nous n’avons fomenté quoi que ce
soit en pensée ou en acte contre l’empereur. Alors quand la troupe du capitaine Kieran est
arrivée, nous ne nous sommes pas inquiétés, nous pensions qu’ils venaient pour un
ravitaillement ou une pause. Mon oncle, une sorte de chef de village, est allé à leur rencontre
accepté, il semblait plutôt sympathique. Les soldats étaient nombreux, plus d’une centaine je
crois, tous à cheval et armés jusqu’aux dents. Ils étaient impressionnants à vrai dire et
certains d’entre eux faisaient peur à voir. Les enfants ont commencé à s’approcher pour voir
d’un peu plus près les valeureux guerriers, certains ont même plaisanté avec eux. Puis, sans
raison, juste comme ça, Kieran a dégagé son arme de son fourreau et embroché mon oncle
qui marchait devant lui pour lui montrer le chemin. On était tous incrédules, personne n’osait
en croire ses yeux. Mon oncle s’est écroulé et ce fut le début de la boucherie. Le capitaine
s’est mis à hurler comme un fou et les cavaliers sont descendus de leurs montures pour tuer
tous ceux qui se trouvaient à leur portée. Les enfants furent les premières victimes, puis les
personnes âgées et les femmes trop vieilles pour les intéresser. Ils violèrent les jeunes filles
et les enfants qu’ils jugèrent assez âgés. Ils pillèrent et brûlèrent de nombreuses maisons et
prirent tout ce qui leur semblait avoir de la valeur. C’était une vision horrible. Moi, j’étais
connaissais les petites rues qui me permettraient de passer inaperçue. Mais lorsque je suis
arrivée chez moi, mon père était déjà presque mort, il avait tenté de défendre ma petite sœur
et ma mère, mais c’était une cause perdue, il avait devant lui des guerriers qui savaient
manier l’épée. Ma sœur gisait à terre, le cou brisé. Ils ne l’ont pas violée, c’est ma seule
consolation. Puis, j’ai vu ma mère, nue, morte. Je suis sortie en courant, le cœur au bord des
lèvres et l’esprit fou. Je ne savais plus où j’étais et j’ai couru droit devant moi pour fuir cette
folie, ce carnage. Mais le capitaine m’a repérée et a ordonné à ses hommes de me laisser, c’est
lui qui partirait en chasse cette fois. J’ai couru aussi vite que j’ai pu, mais il était à cheval, donc
m’a rattrapée rapidement. Il m’a battue et violée, puis comme je ne l’intéressais plus, il m’a
laissée en vie et prêtée à ses hommes. J’ai passé la pire nuit de mon existence, mais je crois
que le matin fut le plus horrible. Kieran m’a violée de nouveau et là, j’ai eu un spasme et je
me suis évanouie. Lorsque je suis revenue à moi, j’étais seule et encore en vie. J’ai dormi
Ariale avait raconté tout cela tête baissée, craignant de lire du mépris ou de la pitié
dans le regard de Charme. Une boule d’angoisse lui serrait la gorge, ses yeux la piquaient très
fort. Enfin, elle osa lever les yeux sur la jeune femme et lut toute la compassion du monde
sur son visage. Charme ne jugeait pas, elle se mettait à la place et souffrait pour elle. Alors,
comme une digue qui se brise, Ariale fut secouée de sanglots longs et profonds. Elle pleurait
Sans dire un mot, Charme s’approcha de la jeune fille et l’entoura de ses bras. Elle
c’était cela le plus important. Le reste viendrait plus tard. Ariale avait juste besoin de
s’épancher, d’évacuer sa peine, ce n’était encore qu’une enfant qui en avait déjà trop vu. Alors
Charme la serra encore plus étroitement contre elle, sachant à quel point la jeune fille avait
Peu à peu, les sanglots d’Ariale s’espacèrent et firent place à quelques hoquets. Elle se
détacha lentement de Charme un peu gênée de s’être laissée aller, mais soulagée d’un grand
poids. De plus, elle avait le sentiment que Charme la comprenait. Les yeux rouges et bouffis,
elle eut un pauvre sourire de remerciement. La jeune femme prit un mouchoir et lui essuya
— Allez ma belle, il est temps de rejoindre les autres maintenant. C’est le meilleur
moment de la journée, celui où tout le monde se détend, on prépare le repas du soir, les
enfants jouent, il y a de la musique, des rires et de la joie et cela nous fera le plus grand bien
Elle prit la main d’Ariale et ensemble, elles sortirent de la roulotte. Elles furent
accueillies par des cris, des hurlements de joie et une agitation incroyable. Ça bougeait dans
tous les sens, il y avait du mouvement partout, Ariale en fut tout étourdie. Elle vit Juan et un
autre homme attiser un gigantesque feu où rôtissait un énorme mouton. Une femme âgée
enroulait des pommes de terre dans du papier argenté et les jetait directement dans la braise.
Et plus loin, elle aperçut un feu plus petit où une énorme marmite bouillonnait. Plus loin
encore, des hommes et des femmes dressaient une immense table où étaient disposés verres,
faim, expliqua Charme. Regarde, enjoignit-elle en tendant le doigt vers un groupe, ceux-là
vont nous faire un spectacle, ça va être une excellente soirée ! Je vais les voir, toi, fais le tour
du camp, apprends et regarde, tu en sauras plus qu’en posant des questions auxquelles ils ne
répondront pas de toute façon, conseilla-t-elle en s’éloignant vers un groupe vêtu de couleurs
Elle se mélangea à eux et ils l’accueillirent avec des cris de joie et de bienvenue.
— Viens, fit la petite voix de Dulci, je reste avec toi maintenant, j’ai fait ce que je devais
faire, j’ai tout le temps pour toi, et si tu me poses des questions, moi je répondrai.
— Oh, Dulci ! s’exclama Ariale, rassurée. Que je suis contente de te voir ! Tous ces
— Oh je sais, pouffa la petite fille, je les connais, ils font du bruit et bougent tout le
temps. Au début, ça peut étonner un peu, mais comme l’a dit Charme, observe et tu
Dulci plissa son petit front, réfléchit intensément et fit semblant de compter sur ses
— Au moins cent. Difficile à dire exactement, mais je pense que ça doit être ça. Tu sais,
on a l’air nombreux, mais en fait c’est parce qu’on prend beaucoup d’espace. Mais si tu
comptes les roulottes et que tu fais un calcul rapide, tu tombes à cent à peu près. On a vingt-
cinq roulottes et on est à peu près quatre par roulotte, sauf mon frère et moi, et puis Charme
famille Rodriguez qui sont six, et bientôt sept si j’en crois le gros ventre de Renata, mais en
gros, c’est ça !
— Oui, c’est vrai, mais les Rodriguez, ce sont deux familles, la maman et le papa qui
sont âgés maintenant, et puis leurs deux fils et leurs femmes. Et bientôt, le bébé.
Elles firent quelques pas dans le camp, le mouton sentait délicieusement bon et Ariale
sentit son ventre gargouiller, elle avait faim. Juan lui fit un clin d’œil lorsqu’elle le croisa et
l’homme qui était avec lui la salua de la tête. Elles marchaient lentement, savourant les
odeurs, les couleurs et la bonne ambiance générale. Ariale se sentait mieux, presque bien en
fait. Tous ces gens paraissaient si heureux de vivre, cela lui donnait envie de se battre contre
l’apathie qui la saisissait parfois. Elle fut tentée un instant de rester avec eux tout le temps,
de leur demander de l’adopter, mais elle savait que cela était impossible, elle devait se rendre
ailleurs, là où on l’attendait. Une fois là-bas, elle verrait bien ce qu’on espérait d’elle et là, elle
prendrait sa décision définitive. Mais quoi qu’il arrive, elle resterait libre, elle ne dépendrait
plus jamais de personne, elle avait pris une dure leçon de vie et cela lui suffisait amplement.
Elle resterait seule, ainsi elle ne pourrait plus souffrir comme elle l’avait fait ces derniers
temps.
Une part d’elle-même savait qu’elle raisonnait simplement et que son jugement était
faussé par sa récente épreuve mais pour l’instant, ça la rassurait de se dire que plus rien ne
pouvait la toucher et que son cœur et son cerveau étaient fermés à toutes les émotions. Ses
pleurs récents, ses sentiments violents n’entraient pas en ligne de compte, elle justifiait cela
personnalité profonde était ainsi et qu’il était difficile de transformer quelqu’un de bon et de
Dulci trottinait à ses côtés, sans chercher à interrompre ses pensées, la petite fille était
très mature pour son âge et comprenait plus de choses que son apparence ne le laissait
communauté. Ariale se sentait enfin détendue et en sécurité. Elles furetèrent un peu partout
sans parler beaucoup, mais en appréciant la présence de l’autre. Chacun exprimait sa joie à
sa façon, l’un en déclamant une scène à l’humour noir, l’autre en faisant des cabrioles ou
encore des tours de magie. Charme faisait apparaître et disparaître au gré de ses envies tout
un tas d’objets que les enfants lui tendaient avec ravissement. Puis, une grosse cloche se mit
à sonner et tout le monde s’attroupa autour des tables pour le repas du soir, à la grande
Elle imita Dulci qui remplissait avec enthousiasme une assiette de tout ce qu’elle
pouvait prendre sur la table. Visiblement, la petite fille avait l’habitude de tels repas. Les
assiettes pleines, elles se dirigèrent vers le mouton que Juan découpait avec art. Il servit
généreusement les deux filles et elles s’écartèrent de la cohue pour manger tranquillement
— Ah…
plus drôle comme ça. Tu vois, quand il pleut, on est obligés de manger froid et dans nos
roulottes et là, c’est triste, mais triste… Nous sommes nés pour faire la fête et donner de la
Ariale se sentait un peu fatiguée et même si elle allait mieux, une bonne nuit de
sommeil serait la bienvenue. Elle repensa à la proposition de Charme de dormir avec elle
dans sa roulotte et elle décida d’accepter. Elle mangea rapidement son assiette et bâilla
— Tu es fatiguée, hein ? Attends, reste ici, je reviens, ne bouge surtout pas, ordonna
gentiment la fillette.
fille lui tira sur la manche pour l’obliger à se pencher et lui murmura quelque chose à l’oreille.
Charme partit d’un grand éclat de rire, passa une main affectueuse sur la tête de Dulci, puis
jeta un regard vers Juan en hochant la tête. Elle était ravie ! Excitée et toute joyeuse, Dulci
— J’ai tout arrangé, toi et moi, on dort dans la roulotte de Charme et elle ira rejoindre
mon frère quand elle voudra se coucher. Tu sais, fit-elle d’un air conspirateur, ils s’aiment
depuis longtemps, mais ils n’osent pas se le dire, alors je pense que ce soir, ils vont peut-être
se décider. Et puis, comme tu es fatiguée et moi aussi, on va aller dormir et faire de beaux
rêves. Tu viens ?
Ariale suivit Dulci un peu interloquée, elle ne pensait pas la petite fille si
le camp pour enfin entrer dans la roulotte de Charme. Ariale n’en pouvait plus.
— J’y vais, proposa Dulci, c’est juste à côté et je dois prendre mes affaires pour la nuit.
Regarde, précisa-t-elle en lui montrant un petit coin dissimulé par un épais rideau. Ici, tu
peux te laver et aller aux toilettes. Les serviettes sont là et le savon, ici. Je reviens.
Dulci partit comme un courant d’air. Elle débordait d’énergie alors qu’Ariale n’en
pouvait plus. D’ailleurs, c’était étrange cette fatigue, elle qui avait marché si longtemps sans
presque s’arrêter. Elle n’était pas inquiète, mais intriguée, que lui arrivait-il encore ? Elle
était consciente qu’un grand changement était intervenu en elle. Sa guérison pour
commencer et puis son apparence physique. Tout chez elle avait été modifié, mais à quel
point ? Elle entra dans le coin toilette et put s’observer longuement dans le petit miroir
accroché au-dessus de la bassine en émail. Elle avait le teint nacré alors qu’avant, elle était
plutôt pâle, ses cheveux étaient plus sombres, noirs comme la nuit, presque bleutés, ses yeux
aussi étaient étranges, jamais elle n’avait vu une couleur pareille, ils étaient argentés et
brillants. Elle eut un mouvement de recul, qu’était-elle devenue ? Elle avait bien senti que
Tout à sa découverte, Ariale ne l’avait pas entendue revenir. Elle tourna la tête vers
elle, fuyant son image. Dulci la regardait avec émerveillement, l’enfant la trouvait
merveilleusement belle.
— Oui. Dans mon rêve, tu étais exactement comme ça et je t’ai aimée tout de suite.
— Raconte-moi, implora Ariale, j’ai besoin de savoir, car je suis certaine que tu ne me
Dulci eut un sourire malicieux et lui tendit son sac. Ariale s’en saisit, espérant une
réponse immédiate à toutes ses questions, sans réaliser qu’elle s’adressait à une toute petite
fille.
— D’abord la toilette, ordonna Dulci. Ensuite au lit et je raconterai tout ce que tu veux.
regard dans le miroir, elle en avait assez vu pour le moment. Elle se frotta vigoureusement
le visage au savon, puis se rinça abondamment avec l’eau d’un pichet posé à côté. L’eau
fraîche lui fit beaucoup de bien. Puis elle passa à la toilette du corps et enfila une chemise
propre sortie de son sac. Enfin prête, elle sortit pour se faufiler jusqu’au lit. Dulci la remplaça,
vida l’eau de la bassine, alla remplir le pichet et fit sa toilette en veillant à faire le plus de
bruit possible. Elle détestait le silence. Puis, enfin prête, elle rejoignit Ariale qui s’était
emmitouflée dans les draps. Les deux filles se collèrent l’une à l’autre pour se réchauffer puis
restèrent silencieuses un moment, elles écoutaient les bruits du dehors, les rires, les chants
et la musique. Dulci adorait entendre tout cela. Puis, sentant l’impatience de sa compagne,
elle commença son récit d’une voix étrange. Elle se concentrait, Dulci était loin, très loin au
fond d’elle-même, là où les rêves prennent leur sens. Elle ne savait pas qu’elle entrait dans
une sorte de transe qui lui faisait voir le futur, mais elle le faisait avec une facilité
— Lorsque j’ai rêvé de toi la première fois, tu étais différente de maintenant, tu étais
plus normale, enfin comme nous, bon les autres, parce que moi… Bon, tu comprends. Alors
j’ai vu les hommes et ce qu’ils t’ont fait, mais ce n’est pas le plus important, même si pour toi
ça a été une rude épreuve. Non, le plus important dans le rêve, c’est ce qui s’est passé ensuite.
Tu dormais et ton corps changeait, il guérissait très vite et ton apparence se modifiait, puis
le rêve s’est terminé. La seconde fois, tu étais réveillée et tes yeux argent brillaient, tu avais
l’air si puissante ! Tu étais devenue une autre et pourtant je t’ai reconnue, car au fond de toi,
tu es restée la même. Et j’ai rêvé une troisième fois de toi, tu étais encore différente,
physiquement la même, mais tu possédais des pouvoirs immenses. Tu dois encore évoluer,
tu dois te laisser aller, la flamme qui brûle en toi doit grandir encore, car grâce à toi, le monde
sera modifié.
Dulci tourna sa petite tête toute ronde vers Ariale, un large sourire aux lèvres.
quoi encore ? D’ailleurs, qu’est-ce que cela veut dire, modifier le monde ?
Dulci fut blessée par le ton de la jeune fille et sa petite figure si joyeuse se plissa de
tristesse. Ariale ne la croyait toujours pas. Comment lui faire comprendre alors ?
En voyant la peine qu’elle causait à Dulci, Ariale se traita d’idiote, comment pouvait-
elle faire cela à cette si gentille petite fille ? Et puis, il fallait admettre que son histoire n’était
pas totalement fausse, elle avait bel et bien subi des violences et un changement important.
ce que tu viens de me dire est difficile à croire, non ? Bien sûr, tu as raison pour certaines
choses, mais de là à changer le monde… Et puis le changer pour quoi d’ailleurs ? La guerre ?
Qu’y puis-je ?
— Non ce n’est pas ça, c’est plus grave que la guerre. Il y en a d’autres comme toi, tu
sais, pousuivit-elle en se redressant sur le lit. Ils sont nombreux, je ne sais pas exactement
combien, mais je sais qu’ils sont beaucoup. Ce sont eux que tu dois rejoindre…
— Mais qui es-tu, toi ? demanda Ariale, une lueur de crainte dans les yeux, car la petite
— Mais une Rêveuse ! répondit Dulci comme si cela était évident. Je fais des rêves
prémonitoires, m’a dit mon frère, et je peux le faire à volonté. Mais parfois, les rêves viennent
— Écoute, je ne sais pas de quoi tu parles. Je sens que je dois aller dans un endroit
précis, mais je n’ai jamais entendu parler d’autres personnes comme moi et je ne sais même
— Mais moi je sais ! Je peux t’aider ! D’ailleurs, je crois que tu es là aussi pour ça.
Ariale se redressa à son tour, l’esprit en ébullition, Dulci lui en disait trop ou pas assez.
Il fallait qu’elle en sache davantage, mais la petite fille semblait parler par énigmes.
— Ça, c’est facile, il suffit que tu viennes dans mes rêves. Là, tu comprendras tout.
ses désirs pour la réalité. D’un côté, elle disait certaines choses sensées et de l’autre, elle
n’apprendrait rien de plus ce soir. Tant pis, demain peut-être ? Elle ouvrit les yeux et fut
étonnée et vaguement peinée de voir que Dulci s’était rallongée et dormait profondément.
D’un coup, la petite fille s’était effondrée. C’était à peine croyable. Résignée, Ariale ferma les
Elle sentit la petite main de la fillette prendre la sienne et l’entraîner très loin. Elle
ouvrit les yeux et ne vit rien, absolument rien ! Elle paniqua un instant, serrant plus fort la
main de Dulci.
— Forcément, tu fermes les yeux, je vais t’expliquer. Il faut que tu imagines ouvrir les
— C’est fait.
Ariale imagina ouvrir les yeux et ce qu’elle vit la stupéfia. Elle se trouvait dans un
soudain et fit un signe de la main à Ariale. Puis, dans un éclat de rire, elle courut la rejoindre.
Ariale regardait la petite fille d’un air interloqué, elle ne l’avait jamais vue, mais
pourtant, cette dernière semblait la reconnaître. C’était une très belle petite fille aux traits
fins, aux yeux bleus lumineux et aux longs cheveux blond-roux. Son teint pâle était parfait et
ses lèvres douces bien ourlées. C’était un être parfait qui l’observait avec une lueur de malice
— C’est mon rêve, je fais ce que je veux dans mes rêves, ici je suis une petite fille
— Oh, je vois, fit Ariale qui n’y voyait rien du tout en fait.
— Je peux emmener qui je veux dans mes rêves, ici tu ne risques rien et tu pourras
comprendre plus de choses, c’est plus facile dans mon monde. Sur Elwhinaï, je suis un peu
handicapée par mon physique et puis parfois, j’ai du mal à exprimer correctement tout ce
que je veux dire, ici ce n’est pas pareil, ici je suis chez moi.
Dulci s’assit au milieu des fleurs et invita Ariale à en faire autant. Un doux parfum
flottait dans l’air. Ariale se faisait peu à peu à l’idée que son corps dormait alors que son
— Oui, le monde des rêves est un monde à part, plus accessible et en même temps
plus lointain. On peut y faire tout ce que l’on désire sans que cela ait le moindre impact et ici,
je peux voir l’avenir. J’y vais tous les soirs et je regarde. Parfois je rencontre des personnes,
mais c’est assez rare, c’est pour cela que je sais que vous êtes nombreux.
— Ça, je ne peux pas te le dire, tu dois le découvrir par toi-même. Par contre, je peux
t’aider à devenir ce que tu dois être. Ici, tu pourras accélérer les choses et moi je peux
t’orienter si tu le désires.
Elle se disait que quoi qu’il arrive, elle rêvait et qu’ici il ne pourrait rien lui arriver de
— Pour commencer, tu dois regarder au fond de toi, tu dois chercher la flamme, celle
qui alimente ton énergie. Tu dois lier cette flamme à ton âme, tu dois maîtriser l’énergie.
— Tout cela ?
Elle sentait qu’Ariale n’était pas complètement convaincue et l’esprit obtus de la jeune
fille ne l’amusait plus. Ici, dans son monde, elle était différente, plus mûre, plus altruiste, mais
Ariale avait senti au ton de Dulci que la petite fille ne jouait pas et que son attitude
semblait plus mature, moins manipulable. Oui, le monde des rêves était le sien et elle y vivait
comme un poisson dans l’eau. Par conséquent, elle cessa de se comporter comme une enfant
petite flamme au fond d’elle. Curieusement, elle la trouva rapidement, mais elle fut étonnée
de ne voir qu’un tout petit bout de flamme nacrée qui scintillait faiblement. Son énergie était
bien faible.
elle ne peut s’éteindre complètement, car ce que tu vois est le reflet de ton âme. Il faut que tu
t’accomplisses pour qu’elle te nimbe complètement. Tu veux voir la mienne ? proposa Dulci.
— Volontiers !
Dulci se nimba tout d’un coup d’un bleu limpide. Elle était lumineuse, pure et irréelle.
— Pourquoi du bleu ?
— C’est la couleur de mes rêves, c’est ma couleur, celle qui me ressemble le plus.
Chacun développe ses propres dons et toi, tu dois trouver ton équilibre.
— Oui, bien sûr, mais peu de gens s’en servent et rares sont ceux qui savent la faire
jaillir et l’utiliser comme il se doit. Certains l’emploient même très mal, pour faire de vilaines
— C’est l’essence même de la magie, mais ce mot signifie tout et son contraire. Qu’est-
ce que la magie ? L’art d’exécuter des choses extraordinaires ? Regarde Charme, à sa façon
elle fait de la magie, mais elle est réduite, elle se limite à ses capacités physiques alors que la
magie que je te propose de développer est illimitée puisqu’elle utilise des capacités mentales.
D’ailleurs, pourquoi appeler magie quelque chose qui devrait se faire naturellement ? Mais
bon, c’est le mot utilisé alors j’en fais autant, c’est plus simple.
— Je comprends.
Ariale hocha simplement la tête, oui, elle voulait aller plus loin, apprivoiser cette
puissance qu’elle sentait grandir en elle. Elle se concentra donc sur sa petite flamme
— C’est exactement cela, approuva chaleureusement Dulci. Tu vas y arriver très vite.
Ariale ne répondit pas, tout occupée à faire grandir son énergie. Elle fut rapidement
entourée d’un halo nacré qui vibrait de l’intérieur. Elle avait retrouvé toute sa puissance, elle
se sentait merveilleusement forte et complète. Elle leva un visage victorieux sur Dulci.
La petite fille lui sourit en retour, consciente que pour Ariale, cette victoire avait une
— Là, tu contemples ton énergie, tu lui donnes de la ressource en quelque sorte, mais
il faut que tu ailles à son contact pour la maîtriser et cela, toi seule peux y arriver, je ne
— Mais pourquoi ?
— Parce que moi, je ne suis pas autorisée à aller jusque-là, je n’en ai pas les moyens.
Je devais développer mon don des rêves et c’est chose faite, je ne peux aller au-delà.
— Bien sûr !
— Alors pourquoi certains arrivent à maîtriser leur énergie pour faire le mal ?
— Alors comment…
Alors Ariale cessa de parler pour se concentrer davantage sur l’énergie qui nimbait
son corps. Elle s’imagina au cœur même de cette force et s’amusa à la diriger là où elle le
souhaitait. Elle entra au cœur de la flamme, l’apprivoisa et fusionna totalement avec elle.
Dulci observait la scène avec un mélange de joie et d’envie, ce qu’elle voyait prouvait à quel
point la majorité des hommes avaient peu évolué. Ariale n’avait plus conscience de ce qui
Son corps et son esprit ne faisaient qu’un. Elle avait passé l’étape de la fusion avec une
étonnante facilité, mais elle y était préparée, son corps ravagé avait été le déclencheur de
tout cela. Cette épreuve douloureuse avait débloqué des verrous qui sans cela seraient restés
fermés. Ariale avait su au moment crucial préserver son esprit et son âme et grâce à cela
obligatoirement par la douleur. Il lui semblait que oui pour certains cas. Sans doute une
question d’évolution personnelle. Une fois de plus, elle repensa à sa propre condition
physique. Jamais elle ne pourrait atteindre un tel niveau, mais le voulait-elle vraiment ? Si
elle devenait ce qu’elle souhaitait, pourrait-elle rester la rêveuse simple et affectueuse qu’elle
était dans la réalité ? Cela n’était pas si sûr. De plus, son monde onirique lui permettait de
garder un équilibre parfait entre ce qu’elle était au fond d’elle-même et ce qu’elle reflétait,
c’est l’une des raisons pour laquelle tout le monde l’aimait. Dulci avait trouvé sa place et
voulait la garder.
Son regard se posa de nouveau sur Ariale qui redevenait peu à peu elle-même et autre
chose. Son aura nacrée aux reflets argentés brillait d’un feu profond, comme une boule
incandescente nichée au creux de son ventre. Ses yeux d’argent brillaient de larmes à peine
contenues, elle était en harmonie avec l’univers, avec elle-même. Toutes ses blessures
n’étaient pas refermées, car sa nature humaine était encore là, bien présente, mais elle
Ariale eut un large sourire, puis éclata subitement de rire avant de se lever, entraînant
la serra longuement contre elle avant de s’écarter pour lui embrasser doucement le front.
— Merci, Rêveuse.
Dulci eut un sourire reconnaissant et, fidèle à son habitude, prit la main d’Ariale dans
Dulci se réveilla la première, bougeant son corps avec douceur, elle était tout
ankylosée, reposée, mais le corps tout raide. Elle fit quelques mouvements lents, puis de plus
en plus amples. Enfin, elle put s’asseoir doucement. À ses côtés, Ariale se réveillait aussi. La
jeune fille leva la tête brusquement et retomba aussi rapidement sur les oreillers, sa tête
soixante-douze heures et notre corps a besoin d’être remué sans mouvements brusques.
— Soixante-douze heures ! s’exclama Ariale. Mais cela m’a semblé durer seulement
deux heures !
— Oui, c’est comme cela dans le monde du rêve, le temps est différent. Et
Ariale remua les orteils, veillant à ne pas trop les bousculer, puis voyant que tout allait
bien de ce côté, elle osa les chevilles, puis les jambes. Parfait ! Elle bougea aussi les doigts, les
mains puis les bras, tout allait bien là aussi. Elle souleva doucement sa tête et stabilisa
rapidement son regard. De mieux en mieux ! Elle se redressa avec prudence et fit une pause.
sérieusement de se mettre debout, une envie pressante la tenaillait. Un peu vexée, Ariale se
leva d’un bond et faillit se vautrer à terre, ses jambes étaient en coton.
— N’oublie pas que tu n’as pas mangé, intervint Dulci en veillant à garder un ton
— Hum, ronchonna Ariale, ces voyages dans le monde onirique sont un peu difficiles
— Alors les deux marmottes, bien dormi ? Je suppose qu’avec trois nuits et deux jours
Elle n’attendit pas de réponse et s’affaira dans sa petite cuisine. Rapidement, une
bonne odeur de thé vint chatouiller les narines des deux filles. Dulci était maintenant debout,
les jambes vacillantes et se dirigeait vers les toilettes. Un peu plus faible, Ariale la regardait
d’un air morne, elle détestait être dans cet état. Charme lui tendit une tasse de thé qu’elle prit
précautionneusement entre ses mains tremblantes. Le thé chaud et très sucré lui fit tout de
— J’ai mis beaucoup de miel, tu as besoin de reprendre des forces. Tu iras rapidement
mieux.
Au même moment, Dulci revint des toilettes, la démarche assurée et l’œil vif. Elle
attrapa la tasse de thé que lui tendait Charme avec avidité et but d’un trait, manquant de se
Ariale s’était levée et avait entamé son parcours jusqu’aux toilettes, sa vessie n’en
pouvait plus. Elle avait peur de s’écrouler au moindre pas. Elle y arriva pourtant et toute fière
poussa un cri de victoire. Pendant ce temps, Charme et Dulci – qui avait récupéré à une
vitesse étonnante – préparaient un petit déjeuner consistant. Ariale les trouva toutes deux
installées sur les gros coussins posés à terre, la petite table basse jonchée de victuailles. Du
pain, des noix, des gâteaux secs, du lait, du thé, du miel et du beurre. De quoi se faire un bon
festin. Affamée, Ariale attaqua le repas à belles dents, suivie de Dulci qui n’était pas en reste.
Charme les regardait s’empiffrer, un sourire heureux aux lèvres. Elle avait une nouvelle à
leur annoncer. Ce fut Dulci qui la première remarqua son air un peu étrange. Puis, Ariale s’y
intéressa aussi dès qu’elle ne put plus avaler une bouchée supplémentaire.
— C’est vrai ça, tu n’arrêtes pas depuis que tu es entrée. Que se passe-t-il ? renchérit
Ariale.
Le sourire de Charme se fit plus large encore et elle attendit dix bonnes secondes
— Je vais me marier !
— Mais avec mon frère ! fit Dulci en lui lançant un grand coup de coude dans les
côtes.
Charme.
— Tu seras comme ma sœur, on formera une vraie famille, on pourra enfin vivre
ensemble !
Dulci sautait sur place, ivre de joie et excitée comme une puce. Cette nouvelle la
Ariale, qui suivait la scène des yeux, était interloquée devant la réaction de Dulci, elle
n’imaginait pas qu’une telle nouvelle pouvait faire autant plaisir à quelqu’un. Charme tentait
de cacher son émotion, mais on voyait bien qu’elle était touchée au-delà des mots.
— Ce sera la plus belle fête de toute ma vie, assura Dulci avec ferveur.
Elle serra encore une fois Charme contre son cœur et fonça s’habiller, il fallait qu’elle
aille voir son frère, et vite. Puis, comme si une idée venait subitement de germer dans son
cerveau, elle s’arrêta et fixa la jeune femme droit dans les yeux.
Le regard de Charme s’embruma, elle avait craint cette question. Si, il était terrifié,
mais elle lui avait fait une promesse qui avait été la clé lui permettant d’accéder enfin à son
cœur. Ils n’auraient pas d’enfant. Dulci serait leur seule enfant, mais elle ne pouvait pas dire
Dulci comprit parfaitement le message, elle savait que certaines choses ne pouvaient
être dites à des enfants et celle-ci ne concernait que Juan et Charme. Même si elle se sentait
Elle sortit rapidement de la roulotte, il fallait qu’elle voie son frère de toute urgence,
parole, l’intensité de leur regard suffisait. Charme sut à quel point la jeune fille avait changé
Charme poussa un profond soupir, des larmes de douleur brillaient dans ses yeux
noirs. Elle hésitait à se confier à cette jeune fille, si jeune encore, et pourtant elle sentait
qu’elle pouvait la comprendre. Aussi, elle décida de se lancer, parler lui ferait du bien et elle
avait besoin de se confier, de lâcher un peu de ce poids qui lui compressait le cœur.
méprends pas, il aime sa sœur profondément et il souffre pour elle, car il sait que jamais elle
n’aura de compagnon, elle est condamnée à rester seule toute sa vie et crois-moi, il n’y a rien
de pire que d’attendre un amour qui ne vient pas. Elle grandira et tombera forcément
amoureuse, un amour qui ne sera pas réciproque, car qui voudrait d’une fille comme elle ?
homme prendra-t-il le temps de découvrir toutes ses qualités ? Oh non, elle sera jugée et
repoussée avant même d’ouvrir la bouche. Enfin, nous serons là, la communauté sera là pour
elle et elle sera un peu comme notre propre enfant, conclut la jeune femme avec tristesse, les
— Que lui est-il arrivé exactement ? demanda Ariale avec beaucoup de douceur.
— Difficile de savoir, ma mère, aujourd’hui décédée, m’avait affirmé que lorsque Dulci
était née, elle était parfaitement normale, un beau bébé, tout rond, tout blond. Une nuit, alors
que la mère de Dulci était sortie, le bébé s’est retrouvé seul dans la roulotte familiale, il s’est
alors produit quelque chose, on ne sait quoi. Tout ce que j’ai pu savoir, c’est que Dulci était
violette lorsque sa mère est revenue et qu’elle était inconsciente. La mère a réussi à réanimer
le bébé, mais quelque temps plus tard, elle a fait une grosse fièvre qui a eu un impact sur son
cerveau, sa tête a grossi d’un coup, sa peau est devenue toute fripée et ses yeux globuleux.
On ne sait pas ce qui est exactement arrivé, alors Juan pense qu’il s’agit de quelque chose de
— Mais je ne comprends pas. En quoi cela vous empêche-t-il d’avoir des enfants ? Si
ce malheur est arrivé après la naissance, vous n’y êtes pour rien ! Visiblement, l’enfant a été
victime d’une maladie qui a touché certaines parties du cerveau, je ne vois pas en quoi cela
— J’ai déjà pensé à tout cela, j’ai retourné et retourné la situation mille fois dans ma
tête, mais Juan est bloqué, il ne veut pas admettre que Dulci était un bébé normal et que c’est
peut-être à cause de leur mère qu’elle est devenue comme cela. Il préfère croire que tout est
Ariale secoua la tête interloquée, comment pouvait-on être aussi obtus ? Il était
évident que l’enfant avait attrapé une maladie, rien de plus, rien de moins, c’était dramatique,
Charme eut un moment d’hésitation, elle ne voulait pas trop en dire à Ariale, car
certains secrets devaient justement le rester. Mais elle avait déjà dévoilé beaucoup de choses
et la jeune fille ne faisait pas partie de la communauté, donc le secret serait bien gardé.
— Tu sais, la mère de Juan souffrait d’un problème d’alcool, elle buvait beaucoup et
en compagnie de n’importe qui. Pour te donner un exemple, on ne sait pas qui sont les pères
de Juan et de Dulci, elle n’a jamais voulu le dire et on se doute que ce sont des gens hors de
la communauté, des rencontres d’un soir en quelque sorte. Bref, elle était comme cela, belle,
sans attaches et malheureuse, car toujours insatisfaite. Elle aurait voulu quitter la
communauté, mais pour aller où ? Elle n’a jamais voulu vivre comme une nomade, à toujours
voyager sur les routes, elle voulait une maison, un mari, une vie sédentaire et aisée. Mais elle
n’a rencontré que des hommes attirés par sa beauté et peu enclins à l’épouser. Lorsque Dulci
est née, elle s’est un peu calmée, elle vivait plus simplement et ne buvait plus, sauf la fameuse
nuit où le drame est arrivé. Elle est sortie un soir en compagnie d’un homme douteux et avait
laissé Dulci seule. Lorsqu’elle est revenue dans sa roulotte complètement saoule et qu’elle a
vu son bébé inanimé dans le berceau, elle a fait ce qu’elle a pu pour lui redonner un souffle
de vie, mais Dulci a gardé des séquelles. Ensuite, Dulci est tombée malade, ce qui a rendu sa
mère complètement folle. Elle s’est mise à boire de plus en plus et un jour, on l’a retrouvée
occupé de tout, d’enterrer sa mère pour commencer, puis il a pris soin de sa sœur et l’a élevée
comme il a pu. La communauté l’a aidé bien sûr, mais pour un tout jeune homme, cela n’a
pas été facile. Il a énormément souffert, pourtant jamais il ne s’est plaint. Je crois que c’est de
là que viennent tous ses blocages, il s’est dit que le bonheur n’était pas pour lui et que s’il
voulait être un peu heureux, il fallait faire beaucoup de sacrifices. Mais je l’aime et si pour
l’avoir je dois abandonner mon désir d’enfant, alors le choix est fait. Juan a besoin de moi
quel point ses convictions ne tenaient pas debout. Il avait d’énormes qualités humaines, mais
il était aussi têtu qu’un âne. Comment lui faire comprendre ? Il devait bien exister un moyen
de lui faire entendre raison. Ils l’avaient aidée elle, à son tour maintenant de leur apporter
un peu de soutien.
— Bon, je pense que la situation est difficile, mais pas désespérée, comme disait mon
père. Il doit bien exister une solution quelque part, laisse-moi réfléchir et je te dis ce que je
pense de tout ça, d’accord ? Et puis, tu dis que Dulci a eu le cerveau touché, mais en quoi ?
— Ne te tracasse pas avec ça, coupa Charme, ça m’a fait du bien de t’en parler, car je
sais que ce qui s’est dit ici restera entre nous. Ici, dans notre communauté, les soucis des uns
sont aussi les soucis des autres et parfois, c’est un peu lourd à porter, alors un peu de
— C’est un peu pour cela que je me suis épanchée, avoua Charme avec un sourire
dévastateur.
Ariale éclata de rire, elle aimait bien cette femme chaleureuse, franche, forte et fragile
à la fois. Dans un autre contexte, elles auraient pu devenir amies. Elle devait avoir à peine
— Ce soir, nous avons une représentation dans le château du seigneur du pic des
Sœurs, c’est un homme étrange. Il est chaleureux, courtois et affable, mais je ne lui fais pas
confiance. Tu devras te méfier de lui et rester le plus possible cachée, car il repère vite les
jeunes filles comme toi et elles disparaissent subitement. On dit de lui qu’il est amateur de
chair fraîche et qu’il en consomme en grande quantité. Je ne veux pas te donner d’ordre ou
Les yeux d’Ariale brûlaient de haine, elle détestait les gens comme ce seigneur, elle
savait de quoi ils étaient capables et de toute façon, il était hors de question qu’elle s’aventure
hors de la communauté. Elle resterait sagement dans la roulotte, se mêler aux autres ne
l’intéressait guère.
— Je n’ai pas l’intention de m’éloigner du camp et s’il y a le moindre danger pour moi,
je vis dans celle de Juan. D’ailleurs, Dulci te tiendra compagnie. Elle non plus ne doit pas se
montrer, pour les raisons que tu devines. Bon, il faut que je prépare le spectacle de ce soir,
j’ai du travail et des répétitions, si tu veux te rendre utile, range et nettoie un peu la roulotte,
Puis, elle se leva d’un mouvement souple et fluide, lui fit un salut ironique et s’en alla.
Restée seule, Ariale eut tout le temps pour réfléchir à tout ce qui lui était arrivé depuis qu’elle
était ici. Elle retourna dans la petite pièce des toilettes et s’observa calmement dans le miroir.
Il est vrai qu’avec ses yeux argent et son teint nacré, elle ne pouvait passer inaperçue, mais
elle trouvait son apparence plutôt satisfaisante, elle ne se faisait plus peur en tout cas. Elle
essaya de visualiser la petite flamme qui brillait en elle et faillit s’évanouir. Elle avait oublié
à quel point elle était faible. Bon, elle verrait cela plus tard.
Avec des mouvements lents, elle fit sa toilette et s’habilla. Elle se sentait beaucoup
mieux ! Elle jeta un coup d’œil à la fenêtre et fut amusée par toute l’agitation qui régnait dans
le camp. Tout le monde était dehors et s’entraînait à qui mieux mieux. Ce n’était plus la
joyeuse animation des soirées, mais le sérieux et la concentration d’une répétition. Là, il
s’agissait d’artistes véritables et non plus de simples nomades. Elle resta un long moment à
les contempler avant de réaliser qu’elle avait de nouveau faim. Au même moment, Dulci entra
les bras chargés de nourriture, cette petite fille était réellement une bénédiction.
— On a toujours très faim après un grand rêve, alors j’ai apporté tout un tas de
nourriture, après on pourra un peu ranger la roulotte et puis si tu veux, on pourra aller se
promener. Tant que la répétition a lieu, nous ne pouvons pas faire grand-chose et puis il vaut
— Je sais, Charme me l’a dit, mais quelle bonne idée, la nourriture ! Je meurs de faim !
Dulci posa tout ce qu’elle avait dans les bras sur la petite table basse et Ariale
presque parler pendant au moins une bonne demi-heure. Puis, rassasiées, elles décidèrent
de la suite de l’après-midi.
Elles se mirent au travail. Ariale n’avait plus de vertiges et semblait avoir retrouvé
son énergie, elle rangeait avec entrain et la petite roulotte fut vite propre et rutilante. Dulci
s’était chargée de la vaisselle et de ranger les restes de nourriture. Tout était parfait. Elles
— Attends, tu vas mettre ça sur tes cheveux, proposa Dulci. Souvent, les gens de notre
troupe portent un foulard sur la tête, c’est un peu comme une tradition, et Charme en possède
Elle lui tendit un magnifique foulard de soie noire. Ariale s’en empara, hésitant à s’en
couvrir la tête, elle aimait avoir les cheveux au vent et elle détestait être entravée, mais l’idée
de Dulci était bonne, comme ça, elles pourraient se promener un peu et voir ce qui se passait.
Elle s’enveloppa la tête et, satisfaite du résultat, rejoignit Dulci qui était déjà dehors et
Elles allèrent au petit bonheur la chance, ravies de découvrir un petit peu du spectacle
ramasser leurs affaires qu’elles réalisèrent à quel point le temps s’était écoulé rapidement.
La nuit allait bientôt tomber. La roulotte du spectacle était pleine de tout le matériel dont ils
avaient besoin pour la représentation du soir. Elles eurent le temps d’apercevoir Charme et
Juan qui marchaient devant le groupe, impatients de montrer tout leur talent. Elles suivirent
longuement des yeux la progression de la troupe jusqu’à ce qu’ils fussent trop loin pour
— Viens, rentrons, proposa Dulci, nous pouvons nous restaurer, je sais où aller
chercher de la nourriture et puis après, nous verrons si tu sais retrouver ton centre d’énergie
toute seule. Nous ne risquons rien ici, car même si tu ne peux les voir, le camp est gardé par
des hommes, personne ne pourrait venir ici sans qu’ils le sachent, ils sont très doués en tant
que sentinelles.
— D’accord, j’ai froid et j’ai faim de toute façon, mais qui sont ces hommes dont tu
parles ?
— Ah, c’est notre secret, gloussa Dulci en pouffant. Attends, je vais chercher de quoi
manger et ensuite je t’explique. Va dans la roulotte de Charme, on ne sait jamais, parfois des
gardes du seigneur du pic furètent un peu pour espionner et s’ils te voient, je crains le pire,
— J’y vais, j’y vais, grommela Ariale, en se dirigeant vers on nouveau foyer provisoire.
Elle trouvait que la petite en faisait un peu trop avec elle, tout en reconnaissant qu’elle
Dulci fut très rapide, elle revint avec un lourd paquet dans les bras. Les joues rouges
— Il y a un groupe de cavaliers là-bas, chuchota la fillette, ils ont l’air normaux, mais
on ne sait jamais avec ces gens-là. C’est drôle, on dirait qu’ils cherchent quelqu’un, un
malfaiteur d’après ce que j’ai compris, mais bon, il vaut mieux qu’ils ne te voient pas de toute
façon. Tiens, regarde, Juan m’a laissé ça dans sa roulotte, fit-elle en ouvrant le paquet rempli
Dulci cessa soudain de parler, l’oreille aux aguets. Elles entendirent des pas de
chevaux, puis des voix. Elles perçurent très clairement une voix plus forte que les autres, sans
doute celle du chef. Intriguée, Ariale se pencha discrètement vers la vitre. Elle vit trois
hommes à cheval qui scrutaient le camp. Ils se rapprochaient de leur roulotte, comme attirés
vers elle. Étrangement, Ariale n’éprouvait aucune crainte, les hommes paraissaient normaux,
enfin ils n’avaient pas l’air de brigands. Un vieil homme semblait commander la petite troupe,
— Oui, moi aussi je sens sa présence, affirma une voix plus jeune.
— Eh bien, continuons à chercher encore un peu et ensuite, filons d’ici avant que les
— Bon, alors cherchons encore un peu, se résigna le vieil homme d’un ton âpre.
cherchaient, mais une femme, sans doute une fugueuse qui allait se faire tancer par son
— Ils ont l’air plutôt sympathiques, non ? demanda Ariale à voix basse.
Dulci hocha la tête, elle aurait aimé les aider dans leur recherche, leur dire que
personne ne s’était caché chez eux. Et, fidèle à elle-même, elle fonça hors de la roulote pour
les rattraper, au risque de se briser quelque chose en courant derrière les chevaux comme
une dératée.
Le trio s’arrêta immédiatement, étonné de voir surgir une petite fille haute comme
trois pommes leur barrer le chemin. Elle les observait un immense sourire sur la figure.
— Avec plaisir, accepta le plus jeune en ôtant la capuche qui lui couvrait les cheveux.
Et là, Dulci qui n’était jamais à court de mots resta sans rien dire. Elle venait de voir
— Je vois que le jeune Mérisian a encore frappé, fit la voix moqueuse du vieil homme.
Mérisian lui jeta un regard exaspéré, depuis le matin qu’ils étaient à cheval, pas une
seule fois, Rafiel n’avait cessé de bougonner et de ronchonner. Mérisian savait que le vieil
homme jouait un rôle, mais au quotidien, il était épuisant. Il se demandait souvent comment
la serra maladroitement. Elle venait de tomber amoureuse pour la première fois de sa vie et
le choc était intense. Rouge d’émotion, elle en perdit toute sa verve coutumière. Herras
descendit à son tour de cheval et se présenta à la petite fille, autant pour lui faire reprendre
pied avec la réalité que pour être poli. Inconscient de l’effet qu’il faisait, Mérisian continuait
regard de Mérisian. Elle fut reconnaissante au grand homme qui disait s’appeler Herras de
venir à son secours. Puis, l’arrivée du vieil homme la tira un peu de sa léthargie.
Dulci hocha vigoureusement la tête, elle voulait tout ce que Mérisian désirait et si le
vieux monsieur un peu grognon était son ami, eh bien, elle l’aiderait lui aussi.
— Nous cherchons une jeune fille, expliqua Mérisian, nous sentons sa présence parmi
vous et nous avons besoin d’elle, tout comme elle a besoin de nous. Nous sommes venus à sa
— Elle est comment cette jeune fille ? demanda Dulci qui s’était un peu reprise.
Rafiel secoua la tête de dépit. Ah ça ! Ils aimeraient bien savoir à quoi elle ressemble.
— Eh bien, on ne sait pas, reconnut Rafiel, on ne l’a jamais vue. Tout ce que l’on sait
d’elle, c’est qu’elle est comme lui, fit-il en montrant Mérisian du doigt, c’est une Éveillée, tout
Si Dulci fut surprise par les propos de Rafiel, elle n’en laissa rien paraître, elle devinait
plus ou moins à quoi il faisait allusion et le terme de Rêveuse était beaucoup trop vrai pour
être inventé. Cet homme connaissait beaucoup de choses, Dulci était convaincue qu’elle
pouvait lui faire totalement confiance, c’est pourquoi elle comprit instinctivement de qui il
parlait. Elle montra la roulotte du doigt, invitant les trois hommes à entrer. Mérisian fut le
premier à pénétrer à l’intérieur suivi d’un Rafiel un peu plus optimiste. Herras se contenta
de prendre les chevaux par la longe et d’attendre à l’extérieur, il sentait que la quête n’allait
félicitait, même s’il savait que Rafiel devait y avoir mis son grain de sel. Il s’adossa à la
roulotte, heureux de se savoir bientôt de retour dans sa forêt. Depuis qu’il y habitait, il s’y
sentait en sécurité et détestait s’aventurer ailleurs. Il entendit quelques cris, puis des
murmures et enfin un long silence, Rafiel avait encore fait des siennes se dit-il, à moins que
ce ne soit Mérisian.
Entré en premier, Mérisian eut la surprise de découvrir une toute jeune fille, plus âgée
— M’aider ? s’étonna Ariale, mais en quoi ? Je n’ai pas besoin d’aide et encore moins
de la vôtre.
— Charmante, commenta Rafiel qui avait surgi derrière Mérisian. Bon, tu vois, elle
peut se débrouiller toute seule, elle maîtrise son énergie, connaît tous ses pouvoirs et n’a pas
envie d’en savoir davantage, alors nous n’avons plus rien à faire ici. Filons avant que le soleil
ne soit complètement couché, j’ai horreur de monter une tente sous la lune.
sourire, il savait que le vieil homme était fin psychologue et surtout manipulateur comme
pas un. Il savait au premier coup d’œil à qui il avait affaire et sous son air un peu ronchon et
désinvolte, il cachait une personnalité riche et profonde. Alors, sans dire un mot de plus,
Mérisian lui emboîta le pas vers la sortie. Il eut le temps tout de même de voir le regard affolé
de la jeune fille. Ils sortirent rapidement et rejoignirent Dulci et Herras qui discutaient
— Nous avons trouvé celle que nous cherchons, mais vu son accueil, on se passera de
— Mais elle a besoin de vous, elle est comme Mérisian, ils doivent s’allier !
— Oui, c’est vrai, mais rassure-toi Dulci, nous sommes déjà tous réunis et nous y
Ariale, qui ne perdait pas une miette de la conversation, était encore toute remuée
Il était étrange et en même temps si beau, elle avait tout de suite vu qu’ils étaient semblables,
qu’ils avaient connu un changement similaire, mais alors pourquoi l’avoir rejeté ? La peur,
elle mourait de peur. Que devait-elle faire ? Dulci semblait trouver tout cela normal et était
même désolée qu’elle ne veuille pas les suivre. Elle se sentait trahie. Car après tout, c’est elle
qui venait de leur dire où elle était. Une véritable amie n’aurait jamais dévoilé cela à des
inconnus. Elle vit les hommes remonter sur leurs montures, seul Mérisian s’entretenait
encore avec Dulci à voix basse. Il paraissait content et Dulci lui souriait benoîtement. Il
remercia chaleureusement la petite fille, lui embrassa la joue et monta lui aussi sur sa
monture.
Dulci plaqua sa main droite sur la joue que Mérisian avait embrassée et les salua
longuement de la main gauche. Des larmes de joie perlaient à ses paupières. Lorsqu’ils furent
hors de vue, elle remonta dans la roulotte. Elle vit Ariale, debout près de la fenêtre, le regard
et le visage durs.
— Ah oui, hein ? Et toi, tu sais tout ? Tu diriges ma vie sans rien me demander comme
une bonne petite fille bien gentille, hein ? Mais pour qui te prends-tu ? Tu imagines que parce
que tu es une petite fille horrible à faire peur, tu peux tout te permettre et trahir tes amis ?
Elle avait conscience que la peur lui faisait dire des choses horribles, mais une partie
Dulci resta silencieuse un long moment, le souvenir du baiser que lui avait donné
Mérisian sur la joue l’empêchait de mourir de tristesse. Il lui avait dit de belles choses et un
espoir immense était né en elle et ça, personne ne pourrait le détruire. Alors, elle respira
le comprends. Mais faire souffrir sans raison juste pour calmer ta colère est injuste. Il existe
des choses qui te dépassent, des événements vont se produire dont tu n’as aucune
conscience, car tu es repliée sur toi, sur ton propre bien-être. Tu juges, tu condamnes sans
appel et je souhaite vivement que les gens que tu vas croiser n’aient pas la même dureté à
ton égard. Tu étais la bienvenue ici, mais tu ne l’es plus, j’ai terminé ce que je devais faire
avec toi. Les trois cavaliers t’attendront jusqu’à l’aube à trois kilomètres d’ici, vers le nord,
tu les trouveras facilement, ils feront brûler un feu de camp assez haut toute la nuit pour que
tu puisses te diriger. Maintenant, fais ce que tu veux, prends tes affaires et quitte le camp. Tu
peux prendre de la nourriture là, au cas où tu décides de ne pas les rejoindre. Ils sont comme
Sur ces mots, Dulci sortit de la roulotte et alla rejoindre Adrien, son ami, qui surveillait
le camp avec ses compagnons. Il lui avait indiqué où il était au cas où elle voudrait le
retrouver dans la soirée comme cela lui arrivait souvent lors des représentations où elle se
retrouvait sans Charme ou son frère. Et ce soir, elle sentait que son amitié lui ferait beaucoup
Restée seule, Ariale eut envie d’aller la rejoindre pour se faire pardonner une nouvelle
fois, mais à quoi bon ? Elle n’était qu’à moitié sincère. Elle prit donc son sac, enfourna ses
affaires dedans, puis puisa dans la réserve de nourriture. Elle n’avait pas l’intention de
rejoindre les hommes qui l’attendaient, qu’ils se débrouillent sans elle. Elle en avait soupé
des gens qui voulaient l’utiliser ou décider à sa place ce qui était bon pour elle. Elle sortit de
la roulotte en humant l’air, il faisait bon, au moins elle n’allait pas mourir de froid. Elle
Cachée dans un fourré, blottie contre Adrien, Dulci regardait avec tristesse Ariale s’en
aller dans la direction opposée à ceux qui pouvaient réellement l’aider. Elle eut un soupir de
lassitude, certaines personnes ne comprenaient jamais rien. Un bras amical lui entoura les
Plus loin, Herras avait monté le camp, il avait placé trois tentes l’une contre l’autre et
allumé un bon feu qui montait bien haut, comme ça la gamine ne pourrait pas les manquer.
Assis près de la flambée, Rafiel était songeur, il savait que la petite ne viendrait pas comme
ça, elle était en colère et pire que tout, elle était arrogante et fière, une combinaison
dangereuse. Il lui fallait donc un coup de pouce pour la remettre sur le bon chemin. Il se
concentra sur elle et la localisa très facilement. Comme il le craignait, elle s’en allait et à
l’opposé du camp, elle n’avait donc pas l’intention de venir les rejoindre. Bien, il allait donc
l’aider un peu. Il aimait les tâches difficiles et celle-ci était de son niveau. Un sourire ravi
naquit au coin de ses lèvres et il se concentra davantage. Et puis, ce n’était pas la première
fois qu’il lui ouvrait le chemin. Contrairement à ce qu’elle croyait, sa rencontre avec Dulci
découvrir sa flamme intérieure. Elle seule avait la capacité d’émouvoir suffisamment Ariale
pour la mener sur le bon chemin sans qu’elle ne soit davantage corrompue. Il s’était donc
arrangé pour les faire se rencontrer. Dulci avait réussi là où personne d’autre n’aurait pu
triompher. Son rôle précieux à présent terminé, la petite pouvait reprendre le cours de sa
vie.
Herras, qui le regardait du coin de l’œil, vit son ami sourire et plaignit la pauvre fille
de tout son cœur. Elle n’allait pas gagner ce combat, cela était certain.
— Comment ?
— Oh ! pour ça, il est très fort, la gamine ne se rendra compte de rien et elle sera là,
demain matin, tremblante et heureuse de nous accompagner. Enfin, heureuse est un bien
grand mot, je dirais donc tremblante et pas mécontente de venir avec nous.
— Ah ça, tout le monde à ses petits secrets et celui-là, crois-moi, il est bien gardé. Mais
— Ouais, pour l’instant j’arrive à m’endormir, c’est déjà pas mal, ironisa Mérisian.
Depuis qu’il était arrivé dans la forêt des Sylves, il avait peu progressé en magie, il
n’arrivait pas à maîtriser la magie de la Pierre. Farielle lui disait que c’était parce qu’il n’y
voir la magie à l’œuvre était une chose étonnante et Rafiel était doué, terriblement doué. Il
sentait crépiter autour de lui l’énergie à l’état pur, de temps à autre, des petites étincelles
jaillissaient tout autour de lui. Farielle lui avait expliqué qu’en fonction de la magie qu’on
utilisait, l’énergie déployée était différente et Rafiel utilisait beaucoup celle de l’air. Mérisian
ne savait pas encore pour quelle magie il était fait, mais il le saurait un jour, il le fallait.
Rafiel, les yeux fermés, gloussait doucement, il était heureux et cela se lisait sur son
visage. Il adorait manipuler les éléments et plus que tout, il adorait se jouer des gens un peu
obtus. Il voyait très clairement Ariale avancer d’un pas assuré sur un étroit chemin, elle avait
le visage dur et les yeux secs. Cette fille est un roc, avec un peu d’humanité, elle serait un être
exceptionnel.
Il commença par faire souffler un vent très doux, puis froid et de plus en plus violent.
Ariale serra les bras autour d’elle, et quelque temps plus tard, elle s’arrêta pour fouiller dans
son sac et en retirer une laine. Elle l’enfila rapidement et reprit sa marche, le visage plus
Alors, Rafiel décida de passer à la deuxième étape, il fit tomber une pluie fine et froide
sur Ariale qui pesta et jura contre le temps capricieux. Elle leva les yeux au ciel et jugea à tort
que cela n’allait pas durer. Afin de corser un peu le tout, Rafiel fit souffler le vent plus fort et
fit tomber une averse. Ariale s’arrêta une seconde fois et sortit de son sac une cape contre
l’eau qui s’infiltrait partout et continua sa marche, le visage ruisselant. Le vent soufflait
violemment et elle avait du mal à voir très loin. Le sol devenait bourbeux et ses pauvres
sandales étaient gorgées d’eau. Elle chercha un coin pour se protéger de cette eau qui tombait
de fouiller dans son sac pour en sortir une paire de chaussures de marche, mais elle ne fit
que tremper ses vêtements car elle n’y voyait rien. Elle remisa son sac sur ses épaules et
décida de continuer à marcher, tant qu’à être mouillée, autant y aller. Elle hésita un moment
sur le chemin à prendre avant de se lancer. Elle crut entendre un glapissement de satisfaction
avant de se dire que c’était sans doute le vent dans les arbres. Elle continua donc sa route
sous une pluie diluvienne, sans se rendre compte qu’elle venait de rebrousser chemin à la
Ariale avait froid, elle marchait avec difficulté, ses pieds collaient au sol. Elle se
déchaussa et fourra ses sandales dans une poche de sa cape. Pieds nus, elle irait aussi vite.
Mais rapidement, ses pieds furent glacés et elle décida d’une pause pour se réchauffer. Elle
avisa un buisson qui paraissait relativement sec et s’y faufila, espérant être la seule
occupante des lieux. Elle claquait des dents et ses vêtements mouillés n’étaient pas près
d’être secs. À l’abri, elle cessa de trembler et peu à peu, son corps se réchauffa. Une douce
torpeur envahit ses membres et elle s’endormit sans même s’en rendre compte.
Rafiel veillait au confort d’Ariale, il voulait qu’elle vienne avec eux, pas qu’elle tombe
malade. Il fit souffler un vent chaud et discret qui la réchauffa, augmenta sa température
corporelle, sécha ses vêtements et l’envoya au pays des rêves. Satisfait, il se frotta les mains
et réalisa qu’il mourait de faim. Il se détacha lentement d’Ariale, ne gardant qu’un contact
diffus avec elle, afin qu’elle ne lui échappe pas. Il ouvrit grand les yeux et croisa deux paires
— Elle n’est pas loin et elle dort comme un bébé, elle sera avec nous dès demain. Bon,
— Oh deux, trois choses, s’empressa Herras qui attendait impatiemment que Rafiel
Ils se restaurèrent donc avec appétit d’un repas froid fait de pain, de fromage, de
charcuterie et de fruits sans oublier les petits gâteaux secs dont raffolait Rafiel. Ils parlèrent
de tout et de rien, riant de bon cœur, tout simplement heureux d’être ensemble. Puis,
Mérisian alla se coucher, il était épuisé et n’était au fond encore qu’un enfant. Restés seuls,
suspicion.
répondre, il savait que son opinion aurait un impact important sur Herras.
— Elle est bourrée de qualités, elle est volontaire, tenace, intelligente, douée, car elle
a trouvé son point d’énergie et a réussi à le contrôler en partie assez rapidement. Elle est
Mais…
— Oui, elle est aussi têtue, arrogante, mauvaise et revancharde. Elle n’aime pas qu’on
lui résiste et peut manipuler à sa guise pour arriver à ses fins. C’est une rude jeune fille, mais
— Il ne faut tout de même pas oublier que c’est grâce à Dulci qu’elle a réussi à trouver
— Oui, tu as raison mon ami et cette petite Dulci aurait mérité d’être parmi nous, mais
son destin est autre et je n’y peux rien. Pour en revenir à notre jeune amie, je sais que
l’arrogance et la cruauté t’horripilent, mais laisse-lui un peu de temps et nous verrons. Quoi
— Tu as raison une fois de plus, alors allons-y. De toute façon, nous avons besoin
d’elle.
— Il est tard, nous devons nous reposer un peu et partir à l’aube, je me charge de
contrôler et de faire venir la petite d’ici là. Nous avons trois bonnes heures pour dormir.
De nouveau seul, dans sa tente, Rafiel réfléchit à la situation. Il aimait les tâches
difficiles, mais il reconnaissait que cette petite le dérangeait. Elle était capable de bonté
comme de méchanceté, une ambivalence qu’il fallait prendre au sérieux, cela pouvait vouloir
dire que sa personnalité profonde était plus complexe qu’il n’y paraissait. Elle avait manipulé
Dulci, inconsciemment ou non, pour accéder au domaine de la Rêveuse, mais comment avait-
elle su ? Tout cela n’avait-il été qu’un concours de circonstances favorables ? Quel avait été
le rôle réel de Dulci ? Tout cela s’imbriquait trop bien pour que ce soit le seul fruit du hasard.
Rafiel se doutait qu’il y avait une puissance plus forte au-dessus d’eux tous, mais qui était
cette puissance et à quoi jouait-elle ? Et dans quel but ? Il se savait lui-même dépendant de
cette force, car c’est sur son impulsion qu’il avait fait se rencontrer Dulci et Ariale. On lui
humeur, mais ne claquait plus des dents. Elle fouillait dans son sac à la recherche de
nourriture et jurait copieusement contre la pluie qui lui avait mouillé toutes ses affaires. Elle
jeta un air dégoûté à un morceau de pain trempé, trouva une pomme de bonne allure et
croqua dedans avec bonheur. Elle roula la cape, trouva ses chaussures de marche devenues
inutiles maintenant que la pluie s’était arrêtée. Puis en voyant l’aube se colorer d’orange, elle
regarda vers l’est et vit le soleil se lever. Elle se leva en croquant sa dernière bouchée de
pomme, jeta le trognon, ferma son sac et le cala sur son dos. Puis, d’un air décidé, elle se
dirigea vers l’est. Là, elle ne risquerait pas de croiser quelqu’un. Ce n’est que quelques mètres
plus loin qu’elle remarqua les trois tentes, pile sur son chemin. Les trois hommes qu’elle
cherchait à fuir étaient assis devant un feu de camp à siroter un café. Ils piochaient dans un
sac de papier de délicieux gâteaux secs. Ariale sentit son estomac se nouer et elle saliva
abondamment. Elle mourait de faim, elle n’irait pas bien loin le ventre vide, alors elle
s’approcha des trois hommes le visage austère et décida le cœur lourd de leur quémander
un repas.
Elle s’approcha davantage du feu, mais les hommes faisaient mine de ne pas
remarquer sa présence. Elle les avait rejetés, mais bon, il ne fallait pas non plus exagérer. Une
fois encore, elle fut fascinée par l’apparence de Mérisian, encore plus étonnante en plein jour.
Il était terriblement beau et paraissait si jeune, il devait à peine avoir onze ans. Intriguée et
doucement.
Elle hocha simplement la tête et s’assit lourdement à ses côtés, faisant tomber son sac
dans un grand fracas. Mérisian lui tendit le paquet de gâteaux et Herras lui proposa un
gobelet de café qu’elle s’empressa de prendre. Elle but à grandes gorgées le liquide chaud qui
lui fit beaucoup de bien. Elle prit également une grosse poignée de gâteaux et mangea
goulûment. Les trois hommes la regardaient sans parler, le visage neutre. Rassasiée, elle
cessa enfin de manger et leur retourna leur regard. Elle se comportait comme une idiote, le
— Eh bien, répondit la jeune fille un peu interloquée, mais une lueur moqueuse dans
les yeux, je ne sais pas encore, disons que je vais là où mes pas me portent.
— C’est très bien tout cela, mais encore ? Que comptes-tu faire de ta vie ? Blesser les
rouge de rage. Tu ne me connais pas ! Je m’en vais, d’accord ? Et merci pour cet agréable
déjeuner.
besoin de ton aide et pour une fois, au lieu de ne penser qu’à toi, pense aux autres.
Mérisian se leva soudain et se tint debout devant Ariale, ses cheveux étaient devenus
d’un beau bleu lumineux et ses yeux brillaient d’un éclat incroyable, mais ce qui était le plus
étonnant, c’était la pierre qu’il avait au front. Elle pulsait de plus en plus fort et sa lumière
— Je suis le maître de la Pierre, rugit Mérisian d’une voix sourde et pourtant claire, tu
ne peux faillir à ta tâche et je t’ordonne de me suivre, sinon la magie que tu portes en toi
s’éteindra d’elle-même !
Puis, il s’écroula d’un coup. Rafiel accourut vers lui et lui tâta le pouls. Mérisian allait
bien, il était affaibli par toute cette débauche de magie, mais il vivait, il avait su s’arrêter à
temps. Rafiel porta son attention sur Ariale qui était restée à la même place, immobile,
comme pétrifiée. Herras s’approcha à son tour de Mérisian et l’entoura d’une couverture bien
chaude, le prit dans ses bras et l’installa du mieux qu’il put sur son propre cheval, l’enfant ne
pesait pas bien lourd, cela devrait aller. Il fit signe à Rafiel qu’ils pouvaient y aller, Mérisian
avait besoin de repos et d’aliments nourrissants. Il n’y avait pas urgence, mais il avait tout de
même besoin de soins appropriés et seule Elena saurait exactement quoi faire et surtout,
leur expliquer ce qui venait de se passer. Rafiel, qui pendant ce temps avait rapidement rangé
— Tu viens avec nous ? Ou tu restes ? demanda le vieil homme, qui lui aussi
elle, il lui avait parlé avec des mots, mais de façon à ce que sa magie l’entoure d’un tel halo
de puissance qu’elle s’était sentie toute petite et insignifiante. Elle savait tout au fond d’elle
que Mérisian disait vrai, que sans eux, sa magie disparaîtrait et qu’elle se retrouverait de
nouveau faible et impuissante. Et elle ne voulait pas perdre tout cela. Non, pour rien au
monde, alors elle décida de faire un effort et accepta de suivre cet étrange trio.
— Je viens…
— Alors prends le cheval de Mérisian. Dans l’état où il est, je doute qu’il puisse monter
Ariale sentit la colère de Rafiel dirigée contre elle et si elle s’en offusqua, elle ne le
montra pas, il serait temps plus tard de remettre les choses à leur place. Dans l’immédiat, elle
avait besoin d’eux et eux d’elle, sinon ils n’auraient pas insisté à ce point pour qu’elle les
accompagne. Elle possédait un avantage et comptait bien l’utiliser au moment voulu. Quelle
sorte de pouvoir détenait Mérisian ? Cela, elle voulait aussi le savoir et surtout, elle désirait
ardemment se l’approprier, oui elle le désirait plus que tout. Elle monta donc sur le cheval
sans dire un mot et avança au trot derrière Rafiel qui bougonnait toujours.
Rafiel était furieux, contre lui et contre cette gamine ingrate. Il savait que Mérisian
était allé puiser au fond de lui la seule manière de faire pencher la balance en leur faveur.
Jamais la fille ne serait venue sans cette démonstration de pouvoir. D’un côté, cela avait été
bénéfique, car grâce à cela, Mérisian avait fait appel à ce qu’il avait de plus puissant en lui.
Une énergie énorme et pourtant encore balbutiante et mieux encore, il l’avait en partie
maîtrisée. Seule Elena serait en mesure de comprendre exactement ce qui lui était arrivé.
puis, en dépit de tout, Ariale était là, le groupe était désormais au complet. Malgré tout, Rafiel
était tout de même en colère, car il sentait qu’Ariale n’avait pas fini de leur en faire voir de
toutes les couleurs. Il avait lu dans ses yeux ce qui l’intéressait vraiment et c’était le pouvoir,
le pouvoir de la magie. Qu’était-elle prête à faire pour l’obtenir ? C’est cela qui tracassait
Rafiel. Il décida de garder ses doutes pour lui, il allait la surveiller de près, de très près et on
rattraper le gros des troupes, ils changeaient de cheval à chaque fois qu’ils en avaient besoin
et dormaient peu. Les hommes étaient épuisés, ils n’en pouvaient plus, mais ils touchaient au
but. Ils étaient à mi-parcours des Deux Vallées, ils ne devraient pas tarder à voir leurs
troupes. Il avait bien essayé de voyager avec l’artefact, mais le Passeur n’avait pas fonctionné.
À croire que sa magie s’était épuisée. Gairn avait donc décidé de pousser les montures pour
atteindre leur but et n’avait pas oser réutiliser le médaillon. Quelque chose clochait et il
préférait éviter de jouer avec sa vie et celle des quelques rares survivants qui composaient
Ils firent donc une pause afin de se restaurer un peu. Il n’avait pas desserré les dents
depuis leur défaite dix jours plus tôt, il n’avait toujours pas admis avoir fait une erreur
monumentale de jugement. Du haut de son arrogance, il s’imaginait avoir été victime d’une
conspiration. Depuis qu’il avait failli succomber au désespoir, il s’était forgé une explication
rassurante qui le déculpabilisait un peu. Il avait été manipulé, on l’avait trahi, quelqu’un de
son camp avait vendu des informations importantes sur leur stratégie. Pas un instant il ne se
remit en cause, il ne voulait pas admettre qu’il avait été présomptueux, inconscient,
incompétent et profondément immature. Une guerre ne se jouait pas sur un coup de tête, il
avait juste oublié qu’il avait face à lui des hommes sensés qui combattaient pour survivre et
là encore, il avait négligé le fait que le clan des Arcs d’Acier était sédentaire, à la population
peu nombreuse et composée de femmes et d’enfants pour la moitié. Ils s’étaient battus contre
une poignée d’hommes, certes aguerris, mais que pouvaient-ils faire contre une armée de
plus de mille hommes ? La guerre était gagnée d’avance, ne serait-ce que par le nombre.
C’était un homme présomptueux et fier, jamais il n’aurait admis que seul leur grand
nombre leur avait permis une victoire facile. Ses capacités de chef des Armées n’y étaient pas
pour grand-chose. Oh, il avait des compétences, c’était un chef né, mais il manquait
d’expérience et sa défaite avec le clan des Brumes aurait dû le faire réfléchir davantage. De
fait, au lieu de prendre cela comme une leçon d’humilité, il était plus dur que jamais, il voulait
se venger de cette cruelle défaite et sa haine n’avait pas de limites. Ses hommes l’observaient
à la dérobée, inquiets de le voir si sombre et lointain. Eux, qui avaient subi plus qu’ils ne
pouvaient endurer, auraient eu besoin de soutien, de mots pour soulager leur peine et leur
désarroi. Pourtant, ils étaient là, tous présents, et étaient prêts à donner leur vie pour
l’empire et leur chef. Ils espéraient de tout cœur retrouver bientôt les troupes de l’empereur,
Mick, le plus réaliste et le plus audacieux des cavaliers, prit sur lui de distribuer les
tâches le temps de la pause. Les autres cavaliers lui en furent reconnaissants, car ils savaient
que leur chef appréciait les initiatives du jeune capitaine. Ils firent boire les chevaux et les
emmenèrent dans un endroit herbeux pour qu’ils puissent manger un peu. Puis, ils
préparèrent un repas rapide. Heureusement, durant toute leur chevauchée, ils avaient pu se
réapprovisionner régulièrement, ce qui leur avait permis de tenir un peu mieux le coup, en
ils se demandaient ce qu’il allait advenir d’eux. Quelle serait leur place dans l’armée de
l’empereur ? Et, sans oser se l'avouer, ils commençaient à avoir peur de leur chef.
Gairn dut sentir la lassitude et le désarroi de ses hommes, il fallait qu’il leur parle, qu’il
les rassure, mais il ne trouvait pas les mots, seule la haine brûlait en lui comme un feu
incandescent. Centré sur sa propre personne, il ne trouvait pas le moyen de s’intéresser aux
autres. Pourtant, il devait les rallier définitivement à sa cause s’il ne voulait pas qu’ils parlent.
Eux avaient participé au désastre, ils connaissaient la vérité et le Chevalier Noir se savait en
position de danger, car il avait beau renier la réalité, il connaissait au fond de lui-même la
triste vérité. S’il ne trouvait pas un moyen de rassurer ses hommes, il ne donnait pas cher de
sa peau. Jamais l’empereur ne lui pardonnerait cette défaite, il fallait qu’il se rachète et que
le peu d’individus qui lui restait soit à sa botte, complètement. Il leva les yeux sur ses
hommes, tout comme lui, ils étaient harassés, ivres de fatigue et la peur et l’incertitude
pouvaient se lire dans leurs yeux. Le teint gris et les joues creuses, ils auraient mérité un peu
de compassion et de chaleur. Gairn eut un rictus de haine, il fallait qu’il trouve le moyen de
retrouver sa position de chef, il devait sortir de cette impasse. C’est alors qu’il eut une idée
— Nous allons former une compagnie ! déclara-t-il subitement devant ses hommes
éberlués. Nous serons les premiers guerriers d’une troupe hors du commun. Une guilde au
service de l’empereur ! Nous serons ses tueurs, les tueurs de clans ! Nous allons rejoindre les
troupes et je mettrai en place cette guilde dès que nous aurons regroupé suffisamment
guilde, le mot lui plaisait, car il avait entendu dire bien des choses sur une ancienne guilde
des marchands qui aurait existé voilà des années. Les guildes avaient été démantelées une à
une sur avis de l’empereur Arthen qui voulait tout contrôler. Cependant, il avait entendu dire
que dans d’autres régions elles existaient encore et que la guilde des Espions était l’une des
plus réputées. Un bruit courait que le prince du Livandaï était à sa tête. Oui, cette idée lui
doutait qu’ils aient tout cela devant eux. La guerre se profilait au loin, l’empereur avait besoin
de soldats. Une guilde oui, mais pas tout de suite. Pourtant, il ne voulait pas froisser Gairn, au
contraire, il voulait le rassurer, lui faire comprendre qu’ils étaient de son côté.
— Je pense que c’est une très bonne idée mon général, répondit Mick sur un ton
réservé.
Il se méfiait des sautes d’humeur de son chef. Pourtant, à son grand étonnement, ce
dernier lui adressa un sourire reconnaissant. Mick se rendit compte à cet instant que le
Chevalier Noir devait être à peine plus âgé que lui et cela lui procura un curieux sentiment
de malaise. Comme si quelque chose ne tournait pas rond. Il chassa cette idée de sa tête et
l’armée au général Gourne qui sera sans doute ravi de sa promotion. Quant à nous, mes amis,
ajouta-t-il avec entrain, nous serons les premiers d’une grande guilde ! Et chacun d’entre
vous aura le grade de chef de troupe et la solde qui va avec, bien entendu.
Mick remarqua que ces dernières paroles eurent plus d’effet sur le groupe que
réellement un tueur, un guerrier peut-être, mais un tueur ? Oh bien sûr, ils avaient tué et
souvent salement. Ils avaient massacré des femmes et des enfants et de cela, Mick n’était pas
fier. Mais étaient-ils pour autant des tueurs ? Pour cela, il aurait fallu posséder d’autres
qualités que celles de savoir monter un cheval pendant des jours sans tomber et tenir une
épée sans plier sous son poids. Mick eut un rictus de dépit, il se demandait dans quoi il se
fourrait encore. Il n’avait qu’une confiance limitée en Gairn et son instinct lui soufflait que la
guilde ne ferait pas long feu. Quelque chose se tramait et ce n’était pas bon. Il haussa
intérieurement les épaules se disant que de toute façon, il était dedans jusqu’au cou et qu’il
— Commandant… osa l’un des cavaliers, j’ai juste une question… On va faire quoi au
juste ?
Visiblement, il n’avait aucune idée de ce qu’ils allaient faire, aussi il fut étonné d’entendre le
— Nous irons au-devant des troupes pour leur faciliter la tâche, en tuant les éclaireurs
— Mais… à quoi servent nos propres éclaireurs, alors ? récidiva le même homme.
— Oh, ils sont utiles, rétorqua le Chevalier Noir avec placidité, mais nous ferons
mieux, car nous éloignerons le danger de nos troupes. Bon, conclut-il avec emphase, il est
temps de plier le camp et de retrouver nos amis, une fois là-bas, nous pourrons commencer
Les hommes rangèrent leur barda sans un mot de plus, ils savaient quand ils devaient
arrêter de poser des questions et le moment était arrivé. Ils se remirent donc en selle et le
voyage harassant recommença. Seul Gairn semblait avoir retrouvé un peu d’énergie et son
maintien en selle montrait sa toute nouvelle assurance. Derrière, un peu en retrait, Mick
réfléchissait furieusement, il doutait de la raison de leur commandant. Il sentait que leur chef
perdait la raison, mais que faire ? Déserter ? Il aurait la tête coupée et n’était pas certain de
pouvoir s’échapper : il parcourut des yeux le reste de la troupe, épuisés et perdus, comme
lui, les hommes obéissaient aveuglément, car ils n’avaient aucun autre choix. Mais si lui leur
donnait une bonne raison de s’échapper, de fuir loin de toute cette folie, il était presque
certain qu’ils le suivraient. Néanmoins, il ne savait pas comment s’y prendre. Mick savait que
les guildes étaient puissantes dans certaines régions et cette idée lui plaisait beaucoup,
toutefois pas sous les ordres de cet homme qui ressemblait de moins en moins à un chef.
compter. Il devait savoir ce qu’il pensait de tout cela. Rodrès lui jeta un regard las lorsque sa
monture fut à hauteur de la sienne. Mick lui fit un signe de tête et vérifia par la même occasion
Rodrès le regarda longuement sans prononcer un mot, puis il dut apprécier ce qu’il
— Ah oui ? Lequel ?
— Se tirer d’ici, aller voir ailleurs, j’ai entendu dire que dans le Livandaï, les hommes
— Les hommes comme nous ? coupa Rodrès, que veux-tu dire par là ?
Mick prit le temps de réfléchir un peu, pour l’instant Rodrès ne lui avait pas dit d’aller
se faire foutre, ce qui était plutôt bon signe. Il décida de jouer le tout pour le tout, il en avait
— Des hommes qui ne veulent pas mourir, qui veulent comprendre pourquoi on
innocents ceux qui ont décimé notre armée, victoire facile hein ?
— Et alors ? Que peut-il faire de plus ? Nous tuer tous ? continua-t-il plus bas.
— On peut sauver notre peau ! Et tu pensais quoi ? Que ces gens allaient se laisser
tuer sans broncher, pour faire plaisir à l’empereur ? Tu aurais attaqué de nuit, toi ?
Rodrès se gratta la barbe, le gamin avait raison, ils étaient dirigés par un enfant
haineux qui ne voyait pas plus loin que le bout de son nez. Il en avait assez de tout cela, il
rêvait d’un bon lit, d’un bon repas et de repos. Et pourquoi pas ? Il n’avait pas de famille, il
— On se tire de là. Cette nuit, on profite du sommeil des autres et on part le plus loin
— Ouais, ça me paraît une bonne idée. Bon, écarte-toi maintenant, ça fait trop
longtemps que tu es près de moi, je ne voudrais pas qu’on croie que tu me dragues.
Mick freina un peu sa monture, le sourire aux lèvres. Finalement, Rodrès était plus
intéressant qu’il n’y paraissait. Ils continuèrent leur route tout le reste de la journée et mirent
pied à terre à la nuit tombée. Il fit comme à son habitude, distribua les ordres, prépara le
campement et s’attela au repas pendant que les autres s’occupaient des chevaux, faisaient
du feu et cherchaient de l’eau. Seul Gairn restait en retrait, la mine songeuse, marmottant
Ils mangèrent autour du feu sans parler, ils étaient épuisés et inquiets du
comportement de leur chef dont l’état se dégradait sérieusement. Le Chevalier Noir fut le
premier à s’étendre sur sa couche. Les mains croisées derrière la tête, il songeait à sa future
mission, persuadé d’être sur le bon chemin. Il ferma les yeux et peu à peu, il sombra dans le
néant. Il avait le sommeil lourd, peuplé de rêves de vengeance et les faits et gestes de ses
hommes lui importaient peu, car il croyait avoir été convaincant avec son idée de guilde. Ce
Mick, lui, ne dormait pas en dépit de sa fatigue, il attendait son heure. Il épiait du coin
ne se réveillerait pas, il se leva doucement, alla vers Rodrès et lui secoua légèrement l’épaule.
Le guerrier se réveilla d’un coup, l’esprit en alerte. Sans un mot, il suivit Mick sans faire de
bruit.
Le jeune homme avait pris soin de faire attacher les chevaux un peu plus loin, sous
prétexte que l’herbe était plus fraîche et il s’était arrangé pour remplir les fontes de choses
utiles. Il avait tout ce qu’il fallait pour fuir sans manquer de rien pendant un moment. Il
détacha son cheval qui hennit doucement tout heureux de voir son maître et l’enfourcha d’un
mouvement fluide. De son côté, Rodrès n’avait pas perdu son temps et était déjà installé sur
sa monture. D’un signe de tête, ils se donnèrent le signal de départ et s’enfoncèrent dans la
nuit.
Ils parcourent ainsi une bonne dizaine de kilomètres avant d’entendre des bruits de
sabots derrière eux. Ils se jetèrent des regards affolés, ils avaient été repérés et le Chevalier
Noir allait leur faire payer très cher leur désertion. Ils arrêtèrent leur monture, il était inutile
de continuer à galoper et d’épuiser les bêtes, l’affrontement aurait lieu de toute façon, alors
autant faire vite, puisqu’ils ne pouvaient se cacher. Ils posèrent pied à terre en empoignant
leur arme et virent arriver au loin six cavaliers. Gairn avait envoyé tous ses soldats à leur
Arrivés à leur niveau, les cavaliers firent halte, mais contre toute attente, ils restèrent
sur leur monture, sans montrer d’agressivité. Mick reconnut Elroy, un soldat tout juste sorti
de l’enfance.
— Eh ! Vous pensiez fuir sans nous ? Heureusement que je vous ai entendus tout à
Mick cacha son soulagement. Finalement, tout se passait bien. Cela dit, il ne fallait pas
traîner.
— Bon, faut pas s’attarder, intervint Rodrès qui avait suivi ses pensées, parce qu’à
mon avis, vous avez dû faire un raffut du diable et le chef ne va pas tarder à rappliquer.
Tout le monde fut d’accord et la petite troupe reprit son chemin. Mick était stupéfait,
s’il avait su, il aurait proposé de fuir plus tôt. Et Gairn dans tout cela, qu’allait-il faire ? Il
secoua la tête, ça n’était plus son problème, désormais, il vivait pour lui. Il parcourut des yeux
la petite troupe qu’ils formaient, oui, tout était possible, une nouvelle vie commençait. Ils
galopèrent toute la nuit, mettant le plus de distance possible entre eux et le fou à qui ils
avaient obéi aveuglément tout ce temps. Et surtout, entre eux et cette guerre stupide.
Noir était dérangé par le bruit des casseroles, la bonne odeur du café et les chuchotements
de ses soldats. Là rien, seul le chant des oiseaux lui tenait compagnie. Il se leva d’un bond et
ouvrit des yeux effarés sur un camp vide. Ses soldats avaient disparu, ils s’étaient enfuis
pendant la nuit, réalisa-t-il avec étonnement, puis avec rage. Ces couards avaient déserté,
tous ! Les huit derniers hommes qui formaient sa compagnie et qui devaient composer la
guilde de Tueurs de clans s’étaient enfuis pendant la nuit. Il tomba à genoux, se prit la tête
entre les mains et hurla longuement. Il manquait peu de choses pour le pousser dans la folie,
c’était chose faite. Il hurla longtemps, puis épuisé et perdu, il se laissa sombrer dans le
sommeil.
Bien installé, Féniel jouissait du paysage qu’il avait sous les yeux, il s’était rarement
senti aussi bien. Détendu, sans rien d’autre à penser que lui et ses précieux livres. Il avait eu
le temps de regarder un peu et son intérêt avait été éveillé. Il était impatient d’arriver près
de la forêt des Sylves et de s’atteler à ses études. Cela allait lui prendre un temps
considérable, mais il y arriverait, il le savait ! Il était sur les routes depuis presque dix jours
et durant ce temps, il avait fureté dans les livres, chaque jour plus heureux de ses nouvelles
possessions. Rafiel lui avait fait un cadeau magnifique qu’il regretterait sans doute un jour.
Il cahota encore une petite heure avant de voir une auberge sur le bord de la route.
Parfait ! Il allait pouvoir dormir dans un bon lit ce soir. Il arrêta sa calèche et sauta
prestement sur le sol. Il se dégourdit les jambes, étonné de ne voir personne venir à sa
rencontre. Il avait l’habitude d’un peu plus de considération. Il entra dans une cour propre
et bien entretenue où quelques poules picoraient. Il s’engagea plus avant et vit enfin l’entrée
Il ouvrit la porte et fut accueilli par un brouhaha impressionnant. Le lieu était plein à
craquer. Il héla une jeune fille qui posa à peine un regard sur lui.
coin libre, mais toutes les tables étaient prises, il se résigna à aller au bar, où déjà un bon
nombre d’individus passablement éméchés étaient vautrés. Il s’inséra entre un jeune barbu
qui engloutissait un sandwich énorme entre deux grosses lampées de bière et un vieux qui
titubait sérieusement. Féniel se dit qu’avec un peu de chance, le vieux sombrerait rapidement
Un gros homme à la face lunaire surgit soudain devant lui. Il avait le visage rouge et
L’homme se contenta de hocher la tête et une seconde plus tard, Féniel avait devant
lui une bière fraîche dans un verre qui paraissait à peu près propre. Il en but une longue
gorgée avant d’oser de nouveau demander quelque chose au gros monsieur qui s’agitait
comme un beau diable. Il put enfin de nouveau tenter sa chance lorsque l’individu passa
devant lui.
matérialisa à ses côtés. Blonde et très jolie, Féniel prit beaucoup de plaisir à la regarder.
— Oh pardon, je rêvais.
— C’est une auberge ici, alors oui c’est possible, répondit-elle avec sécheresse.
— Nous avons des pommes de terre au four, des côtes de porc et une tarte aux fruits
rouges, ça ira ?
— Parfait.
— Alors, suivez-moi.
Elle se retourna et avança d’un pas vif entre les tables, sans même vérifier s’il la
suivait. Elle le conduisit à l’autre bout de la pièce et là, elle souleva une tenture qui donnait
voulait. Il se dirigea vers le coin le plus calme, près d’une grande cheminée où crépitait un
bon feu. Il s’installa enfin, savourant le calme de l’endroit. Il était affamé et fourbu. Il chercha
la fille des yeux et constata avec dépit qu’elle avait disparu. Il haussa les épaules et parcourut
étonnant. Il eut à peine le temps d’étudier la grande cheminée que la jeune fille réapparaissait
avec un plateau chargé. Elle posa brusquement une assiette remplie de pommes de terre et
Cette fille commençait à lui chauffer les oreilles, il n’aimait pas les gens irascibles.
Et sur cet échange édifiant, la fille s’évapora de nouveau. Féniel soupira, mais n’insista
pas, il avait faim. Il mangea de bon appétit tout en se promettant de s’occuper d’elle plus tard.
Mehielle s’accouda un instant au comptoir du bar. Elle avait mal aux pieds et tous ces
gens la saoulaient un peu. Ils étaient gentils pour la plupart, mais un peu lourds. Surtout
l’autre noble dans la salle à manger qui se prenait pour le roi du monde. Un mage sans doute,
il suait la magie par tous ses pores. Et elle était certaine aussi qu’il fricotait avec le mauvais
côté.
Youri regarda autour de lui d’un air songeur. Oui, c’était une grosse journée, surtout
sentait pas en sécurité. Il regarda longuement la jeune fille qui lui faisait face. Son petit
menton pointu et volontaire et ses incroyables yeux gris pleins de franchise le scrutaient
aussi. Youri eut un sourire attendri, il adorait cette gamine fougueuse et sauvage. Ils l’avaient,
lui et Soraya, recueillie il y a de cela quinze ans et ils savaient qu’elle était la plus belle chose
— Ne t’inquiète pas ma poulette, ils vont bientôt partir et tu pourras aller dans ton
Mehielle eut un sourire mutin, Youri la connaissait très bien, il savait qu’elle ne vivait
— Mon cher père, tu es devin, je n’aspire qu’à cela, mais avant, il va falloir nettoyer
Petite femme d’à peine un mètre soixante, Soraya dégageait une énergie incroyable.
Elle posa sur sa fille des yeux pleins de tendresse. Qu’elle aimait cette jeune fille si étrange !
Allez, file !
Mehielle sauta au cou de sa mère, lui planta un gros bisou sur la joue et fit de même
avec son père. Elle les aimait tous les deux profondément, c’étaient des gens merveilleux. Elle
vaches, les poules, les cochons et les moutons, sans parler de l’auberge et des clients
exigeants. Oui, il sentait mauvais, mais c’était de la bonne sueur, celle du travailleur. Il haussa
— C’est bon, j’y vais, fit-il sur un ton résigné. Mais avant, je range les tables et les
retardataires.
Il s’en alla d’un pas joyeux, Youri était toujours de bonne humeur. Soraya poussa un
soupir. Entre son mari, un grand enfant au cœur tendre, et sa fille sauvageonne, la vie n’était
pas de tout repos, mais elle n’en changerait pour rien au monde. Elle ramassa un torchon
tombé à terre et se dirigea vers la cuisine, son refuge. Les employés savaient quoi faire, elle
n’avait pas besoin d’être derrière eux. Tout en rangeant les ustensiles, les casseroles et les
ingrédients, elle repensa au jour où ils avaient découvert un panier vagissant devant leur
porte. Ils étaient tout jeunes mariés et ils ne savaient pas encore que ce joli bébé serait le seul
qu’ils auraient. Soraya avait fondu devant les étranges yeux gris et Youri avait craqué devant
le sourire incroyable qu’elle lui avait adressé. Ils l’avaient appelé Mehielle et depuis, elle
éclairait leur vie. Ils ne savaient pas d’où elle venait, mais Soraya se disait souvent que
l’amour que la jeune fille portait à la forêt des Sylves avait sans doute son importance. Tant
que Mehielle était avec eux, tout allait bien. Elle regarda l’heure et fut effarée de voir que le
temps était passé si vite. Elle avait devant elle encore beaucoup de travail. Le repas du soir à
préparer et les chambres à vérifier. Elle avala vite fait un thé et se remit au travail avec
entrain.
Mehielle enfourcha Mutine sa jeune pouliche et galopa vivement jusqu’à la forêt. Elle
sentait qu’il y aurait autant de monde. Les gens avaient besoin de se regrouper, de se voir, il
se passait de drôles de choses, des mauvaises, et dans ces cas-là, tout le monde cherchait du
réconfort. Elle accéléra un peu et très vite, elle aperçut l’orée du bois. Elle arrêta son cheval
et sauta à terre, impatiente. Elle flatta l’encolure de sa jument qui lui souffla doucement dans
le cou.
attendrait sa maîtresse le temps qu’il faudrait. Rassurée, Mehielle entra dans la forêt. Très
vite, elle repéra le chemin et les signes. Enfin, elle allait la revoir. Elle marcha un petit
moment encore avant de remarquer une petite construction de fougères. Elle y entra et fut
étonnée de constater à quel point elle paraissait solide et spacieuse. Une petite toux discrète
se fit entendre dans son dos. Elle se retourna lentement et vit un homme qui lui souriait
gentiment.
— Elle va revenir, elle m’a dit de vous attendre. Je m’appelle Rufus. Et vous ?
— Mehielle. Que faites-vous ici ? C’est la première fois que je vois une personne dans
Mehielle rit avec bonne humeur, cet homme lui plaisait, il paraissait très âgé quand
on plongeait ses yeux dans les siens et en même temps, jeune. Il était étrange, mais de la
émotions. Je suis comme elle, enfin en partie tout au moins. Regardez, fit-elle en montrant
Elle avait soulevé sa longue chevelure blonde cendrée et Rufus remarqua un signe
très étrange tracé sur sa nuque. Elle relâcha ses cheveux et Rufus put aussi constater que la
jeune fille avait les yeux très en amande et les pommettes hautes. Une drôle de créature en
fait. Il réalisa soudainement que la fille ressemblait à Cassandre, d’une certaine manière. Il
en était à cette réflexion lorsque leur hôtesse fut devant eux, souriante et mystérieuse.
— Le temps des explications est venu, commença-t-elle. Si vous êtes ici tous les deux
Elle s’avança vers eux, les prit par la main et les entraîna à sa suite. Elle les fit s’asseoir
Il n’eut pas le temps d’en dire plus, car elle lui mit délicatement un doigt sur les lèvres.
— Mon nom est Elwhinaï, je suis l’Esprit Créateur de cette planète, je suis un libre
esprit, mais attaché à ce monde. Et ce monde va mourir. Non, laissez-moi finir, les questions
Elwhinaï s’installa plus confortablement, étalant sa longue robe autour de ses jambes
gracieuses. Mehielle était fascinée par ce qu’elle voyait, rarement elle avait eu l’occasion
d’être aussi près d’elle. L’être étrange qui lui faisait face ne ressemblait à aucun humain ni à
rien de ce qu’elle connaissait, d’ailleurs. Oui, Mehielle était prête à croire que cette jeune
— Toi, Mehielle, tu es l’enfant de la Terre, mon enfant, créée par moi dans le creux de
mon ventre avec l’aide des Élémentaux. Tu es fille de l’air par tes étranges yeux gris ; fille de
l’eau pour ton âme pure ; fille du feu pour tes cheveux blond-roux ; fille de la terre pour ta
matrice, car tu as le pouvoir de créer, tout comme la terre. Tu es ma fille, fille du Temps, donc
immortelle. Tu donneras naissance à une race à part, celle des faÿs, qui sera la plus proche
de moi, la race des elfes. Mais le temps n’est pas venu, un jour, tu sauras quoi faire. Pour le
moment, je dois disparaître de ce monde, mon rôle se termine ici, tu es celle qui me
remplacera.
Avant que Mehielle ne puisse ouvrir la bouche, elle se tourna vers l’homme qui la
— Toi, Rufus, tu as été mon amour, le seul être qui a su me donner avant de prendre
et pour cela, je te propose de venir avec moi. Cassandre est un peu la sœur de Mehielle, elles
sont liées très fortement, elles se retrouveront en temps voulu, l’une fée, l’autre elfe. Que ton
âme soit rassurée mon aimé, tu ne partiras pas sans la savoir en sécurité. Mais ton temps
n’est pas encore advenu, tu reverras Cassandre avant de venir à moi. Maintenant, Rufus,
Rufus se leva, une expression confuse inscrite sur son visage. Que devait-il faire ? Il
sortit d’un pas chancelant, le teint livide. Que signifiait tout cela ? Il s’affaissa sur une grosse
leva et s’approcha d’un pas fluide vers sa fille. Elle contempla gravement cette jeune fille née
de son corps et se demanda pour la énième fois si elle avait eu raison. Mais il était trop tard
pour le regretter et lorsqu’elle voyait le petit visage si pur levé vers elle, elle ne doutait plus.
Elle prit le visage de sa fille entre ses mains et le posa contre son cœur. Pour la première fois,
elle s’autorisa un geste maternel. La jeune femme n’osait bouger ni respirer, elle savourait
cette étreinte, enfin elle se sentait chez elle. Elles restèrent un très long moment dans cette
— Nous avons peu de temps et beaucoup de choses à nous dire, tu dois être prête à
utiliser ton savoir et ton pouvoir. Tu es née de la Terre, tu es une enfant unique, et si j’ai pu
estomper certaines de tes particularités physiques, elles seront effacées le jour où tu seras
toi-même pleinement. Tu es encore jeune, tu grandiras moins vite que les humains, mais tu
es immortelle, alors il faudra te protéger. C’est pour cela qu’il me faut t’apprendre vite
certaines choses.
Avant que la jeune fille puisse lui poser des questions, elle continua :
— Le monde tel que tu le connais est destiné à mourir, et c’est sur un Nouveau Monde
que tu devras te construire. Alors, regarde-moi, pose tes mains sur mes tempes et concentre-
toi, je vais ouvrir mon esprit au tien et je te transmettrai tout mon savoir. Ensuite, je
verrouillerai ton esprit pour te protéger, mais le jour où tu auras besoin de ce savoir, il se
mettra à ta disposition. Il est nécessaire dans un premier temps que tu te fondes parmi les
Mehielle fit ce que sa mère lui demandait, elle plaça ses mains les doigts bien écartés
vite qu’elle avait du mal à en saisir le sens. Affolée, elle se laissa pourtant guider et c’est à
peine si elle se rendit compte que sa mère s’était éloignée d’elle. Elle n’avait plus aucune
notion du temps et sa tête la faisait affreusement souffrir. Elle sentit des lèvres douces et
Elwhinaï sortit prendre un peu l’air, établir un contact si étroit avec sa fille lui avait
procuré un bien immense, mais aussi une grande douleur. La douleur de savoir que plus
jamais, elle ne pourrait revivre cela. Elle eut un cri de désespoir et rejoignit Rufus qui lui
jetait des regards interrogateurs. Sentant sa détresse, il se leva et lui entoura les épaules.
Elwhinaï donnait beaucoup et ne savait pas demander, encore moins recevoir, il fallait être
prudent. Pourtant, là, elle se laissa faire, cherchant même à prolonger le contact.
— Il faut que nous partions, mais avant, Mehielle doit rejoindre son monde. Peux-tu
l’y amener ? Elle dort profondément et risque de faire un peu de fièvre, elle ne doit pas rester
ici seule, il lui faut l’entourage de ses parents adoptifs. Ils sauront s’occuper d’elle. Ensuite,
reviens, notre tâche n’est pas terminée, nous devons rencontrer un Gardien.
— Oui, un de ceux qui protègent et enseignent. Ce sont des humains comme toi, mais
ils sont juste un peu plus éveillés. Nous devons parler à l’un d’entre eux. Fais vite ! implora-
t-elle.
Rufus s’en alla, des questions plein la tête. Il prit Mehielle dans ses bras, tout étonné
de la sentir si légère. La jeune fille dormait profondément, mais son sommeil paraissait agité.
jours. Il avait perdu la notion du temps et depuis, beaucoup de choses étranges étaient
intervenues dans sa vie. Il ne lui avait pas fallu longtemps avant de retrouver Elwhinaï, elle
l’attendait un peu plus loin et une fois de plus, il s’était laissé emporter par la magie de sa
voix, de ses gestes. Il ne l’avait jamais oubliée et il fut heureux de constater qu’elle non plus.
Au début, il avait eu un peu honte de se montrer si vieux devant elle, alors qu’elle
n’avait pas changé d’un pouce. Elle était toujours aussi belle et mystérieuse. Elle l’avait
rapidement rassuré sur ce point en lui redonnant l’aspect qu’il avait à trente ans. Pour elle,
cela n’avait aucune importance, elle ne s’attachait pas à cela, seuls l’âme de Rufus et son
esprit l’avaient séduite, mais comme pour lui, cela avait de l’importance, elle avait exaucé son
souhait. Tout à ses pensées, c’est à peine s’il se rendit compte qu’il était déjà là où il devait
laisser la jeune fille. Encore un tour d’Elwhinaï, elle arrivait à faire à peu près n’importe quoi
dans cette forêt et n’importe où aussi. Et lui ? Que pouvait-il apporter à une telle créature ?
Il eut un soupir résigné, il l’aimait. Il déposa délicatement Mehielle sur le dos de la jument
C’est à peine surpris qu’il se retrouva près d’Elwhinaï en un clin d’œil. Elle lui sourit
avec beaucoup d’amour et de compréhension. Elle connaissait ses doutes sans les
— Je suis bien avec toi, tu es celui qui me donne, celui qui me réconforte et cela n’a
pas de prix à mes yeux. Nous allons disparaître de ce monde, mais nous serons ensemble,
toujours, dans un ailleurs plus doux, plus fort aussi. Es-tu prêt à vivre ? Vraiment ?
Rufus ne comprenait pas tout ce qu’elle lui disait, mais pour elle, il était prêt à tout.
Elle lui prit la main et de nouveau, il fut emporté comme un fétu de paille. Ils allaient
Mehielle se réveilla sur le dos de Mutine, la tête en feu. Elle se souvint vaguement d’un
échange très fort, mais c’était à peu près tout. Elle se sentait mal, fourbue et nauséeuse. Elle
arriva à l’auberge toute tremblante et frissonnante. C’est sa mère la première qui l’aperçut,
et voir sa fille couchée en travers de la jument lui affola le cœur. Elle accourut pour
l’empêcher de tomber, car Mehielle était pâle comme un linge et tenait à peine debout.
Youri arriva à toute allure et en voyant sa femme retenir leur fille, son cœur fit un
bond dans sa poitrine. Que s’était-il passé ? Il prit Mehielle dans ses bras et la porta à l’étage,
elle tremblait de tous ses membres et semblait inconsciente. Il la posa doucement sur son lit
et laissa Soraya lui prodiguer les premiers soins. Elle toucha le front de sa fille, il était brûlant.
La petite avait dû attraper froid, à force de se promener par tous les temps avec une simple
chemise.
— Va chercher une bassine d’eau froide, un linge propre et apporte-moi mes herbes.
Ah, et de l’eau bouillante ! Nous allons nous occuper de cette vilaine fièvre et ensuite nous
Soraya gardait ses craintes pour elle, car c’était la première fois que leur fille tombait
malade. La toute première fois. Elle la déshabilla, ne lui laissant que sa culotte et lui enfila du
mieux qu’elle put une chemise légère. Puis elle la mit sous les draps en ôtant les couvertures.
— Va en bas, recommanda Soraya, pour l’instant je n’ai pas besoin de toi et les clients
ne vont pas tarder à arriver. Heureusement, le repas est prêt, dis à Maris de s’occuper de la
cuisine, elle fera cela très bien, dis-lui que j’arrive dès que je le peux.
Youri hocha la tête et se pencha pour embrasser leur fille sur le front. Il eut un
mouvement de recul, il était brûlant. Inquiet, il s’en alla à son comptoir. Soraya prit un linge,
l’humidifia et le posa délicatement sur le front de Mehielle qui soupira légèrement. Puis, elle
broya quelques herbes, prit l’eau bouillante et les fit infuser. Une bonne odeur d’herbes
fraîches se fit sentir dans la chambre. Elle mit l’infusion dans une tasse et à l’aide d’une
pipette, elle fit avaler la potion à sa fille. Cela prit du temps, mais elle y parvint. L’odeur
d’herbes associée à l’infusion allait faire beaucoup de bien à Mehielle. Soraya soupira, posa
un baiser sur la joue de la jeune fille et descendit à son tour, elle ne pouvait rien faire de plus
En bas, c’était le chaos, tout le monde se bousculait, toutes les places étaient prises et
même la salle du restaurant était pleine. En quelques minutes, elle mit de l’ordre autour
d’elle, au grand soulagement des employés et de son mari. Ils travaillèrent jusque tard dans
la nuit. C’est épuisés et inquiets, qu’ils eurent la surprise de voir un homme riche d’aspect les
interpeller froidement.
Soraya l’observait d’un air effaré, effectivement elle se souvenait de lui, il avait dîné
malade, c’est sans doute la raison pour laquelle… Oh je m’égare, vous devez être épuisé, je
suis désolée, venez je vous accompagne dans votre chambre et si vous avez des affaires à
Elle prit une clé dans un tiroir et la tendit à un Féniel particulièrement excédé. Il la
— Euh, la 10. Sur le palier, intervint Youri, que l’attitude de l’homme agaçait.
Il comprenait sa colère, mais cela ne lui donnait pas le droit d’être impoli.
Soraya lui sourit avec reconnaissance, soupira et fonça dans la chambre de sa fille.
La chambre était plongée dans la pénombre, seule une bougie éclairait un peu la pièce.
Mehielle paraissait dormir profondément. Soraya toucha son front, tout semblait redevenu
normal. Mehielle ouvrit un peu les yeux, sourit à sa mère et replongea dans le sommeil.
— Alors ? s’enquit-il.
— Elle va mieux, la fièvre est tombée, je pense que notre fille grandit et que par
moments, le corps réagit de cette manière. Si cela avait été plus grave, elle serait encore
malade. Là, elle se reposait. Son front était tiède et elle paraissait sereine.
— Alors je suis soulagé. J’avoue n’avoir pensé qu’à ça de toute la soirée. Et cet homme,
cet étranger si hautain ne m’inspire pas confiance, il est bizarre et il a des airs de grand
Soraya regarda son mari avec étonnement, il était rare qu’il juge un client de cette
manière. Même si les affaires étaient bonnes, une chambre occupée le plus longtemps
possible n’était pas à dédaigner. Pourtant, elle aussi partageait son sentiment. L’étranger lui
Youri se gratta le menton, en fait non. L’inconnu n’avait donné aucun nom, il s’était
montré impatient, discourtois, mais rien d’autre. Youri admettait aussi que le fait d’attendre
— Non, je ne sais rien de lui, sinon qu’il doit avoir les moyens, vu ses vêtements et la
lit, on verra cela demain, je suis épuisé. Et tu dois l’être aussi, ma chérie.
Youri passa une main affectueuse sur la joue de sa femme, que ferait-il sans elle ?
Soraya se blottit contre son mari et elle sombra instantanément dans le sommeil.
Youri éteignit la bougie, mais resta un long moment les yeux ouverts dans le noir à réfléchir.
Les temps changeaient et il n’était pas certain d’aimer cela. Il soupira, ôta délicatement le
bras de sa femme qui lui barrait la poitrine, se tourna sur le côté et enfin, sombra dans le
sommeil.
Dans sa chambre, Mehielle rêvait, son esprit en ébullition s’était apaisé, elle voyageait
et son périple comportait d’étranges scènes de vies. C’était elle et en même temps une autre,
plus âgée, plus libre, elle était dans une ville portuaire, puis sur un bateau, des bribes de
conversations lui revenaient en mémoire, deux filles revenaient régulièrement dans ses
songes. Qui étaient-elles ? Mehielle aimait cette sensation étrange de vivre une autre
existence, de voyager dans le temps, car elle était certaine que ce rêve était réalité.
Elle se réveilla le lendemain matin, l’esprit reposé et l’âme en paix, elle savait enfin
qui elle était. Restait maintenant à comprendre pourquoi elle « voyageait » de cette façon.
Quel était le but de tout cela ? Pourquoi ces deux filles en particulier ? Il fallait qu’elle
apprenne et peu à peu, le dessein du Façonneur lui apparaîtrait. Elle prit une bonne douche,
s’habilla rapidement et fonça dans les escaliers. Son père et sa mère étaient à pied d’œuvre,
Soraya confectionnait tartes et gâteaux, son père rangeait la salle, Soraya s’arrêta de
travailler dès qu’elle l’aperçut. Elle s’essuya les mains sur son tablier et Mehielle se jeta dans
— Je meurs de faim !
— Tu as assez mangé gros gourmand, mais bon, un petit café et quelques petits
gâteaux ne te feront pas de mal, je pense. Et toi ma chérie ? Un bon chocolat ? De la brioche
toute fraîche ?
entre deux bouchées, savourant le bonheur d’être ensemble. Soraya regardait le tableau que
formaient le père et la fille et ne put s’empêcher de remarquer leurs différences. Youri grand
et fort, aux larges épaules, les cheveux et yeux noirs et le teint mat et à côté, leur fille longue
et fine, toute en muscles, aux cheveux blond-roux et aux étranges yeux gris. Opposés, mais
débordants d’affection l’un pour l’autre. Elle eut un sourire attendri, elle aurait aimé que ce
elle reconnut Gails, un de leur employé. La journée démarrait cette fois pour de bon.
Lilia galopa un long moment le premier jour, elle voulait aller vite. Puis, peu à peu, elle
décida de prendre un peu son temps, elle avait besoin de réfléchir avant de rencontrer les
autres. Elle voulait aussi en apprendre un peu plus sur sa sœur et profiter de ce moment
privilégié le mieux possible. Elle voyageait à cheval et dès qu’elle le pouvait, elle dormait dans
des auberges. Le plus souvent, elle trouvait des endroits où poser son campement et elle était
heureuse de partager ces moments d’intimité avec elle. C’était parfois un peu étrange et
effrayant de parler avec un esprit, mais elle s’y faisait et surtout, Isthir lui donnait le courage
nécessaire pour avancer. Elle ignorait exactement ce qui l’attendait là où elle était appelée,
mais elle se doutait que beaucoup de choses allaient changer pour elle et surtout, elle savait
intuitivement que la planète elle-même se modifiait. Tout autour d’elle, la nature n’était plus
aussi belle ni aussi attrayante. Heureusement qu’elle avait de quoi se nourrir et suffisamment
d’argent, car elle trouvait rarement des fruits sur des arbres qui autrefois en regorgeaient et
puis sa sœur était une mine de renseignements. En tant qu’esprit, elle pouvait accéder à un
— Tu ne trouves pas qu’ici tout est plus sombre ? demanda Isthir qui promenait son
— Oui, c’est vrai, acquiesça Lilia, depuis que nous sommes sur la route des Ports, c’est
comme cela.
— Oh pas moi, se plaignit sa sœur, je pense que je vais être malade. Tu te rappelles
comment maman s’était plainte de la croisière que notre père avait organisée pour elle ?
Elles continuèrent leur chemin, pressées maintenant d’arriver au port, cet endroit ne
leur plaisait pas, il suintait le mal, comme si quelque chose de grave s’était passé ici. Pourtant,
leur continent n’était pas encore touché par la guerre, l’empereur Rathen n’avait pas encore
envoyé ses troupes chez eux. Mais cela n’allait pas tarder, il était trop avide de pouvoir, bien
que la mer des Glyphes soit un obstacle non négligeable. La traversée serait difficile pour des
guerriers lourdement armés. Elles restèrent silencieuses un long moment, cet endroit les
oppressait.
Puis, peu à peu, une odeur d’iode chatouilla leurs narines, l’air marin leur remit les
idées en place et c’est le cœur plus léger qu’elles entrèrent dans le port des Urnes. C’était une
petite ville portuaire construite tout en longueur, qui regorgeait de tavernes, auberges,
genre pouvait causer. C’était une petite ville bruyante, vivante et un peu impressionnante
pour deux jeunes filles peu habituées à voyager et encore moins à rencontrer des individus
peu recommandables.
commençait à les titiller. Elles optèrent pour demander de l’aide. Mais à qui ? Ici, tout le
monde avait un air plus ou moins louche. Des hommes et des femmes qui n’inspiraient pas
confiance, pour la plupart d’entre eux. Elles ne savaient où se renseigner. L’air perdu de Lilia
aurait pu leur attirer des ennuis si une jeune fille ne les avait repérées.
Mehielle vit arriver Lilia de loin. Juchée sur un bon cheval, elle ne passait pas
inaperçue. L’étrangère dans toute sa splendeur, se dit la jeune fille en secouant la tête, une
voyageuse imprudente ! Ici, elle ne fera pas long feu ! Aussi, Mehielle se porta volontaire pour
lui venir en aide, après tout elle était là pour ça… Elle s’approcha de la fille d’une démarche
féline et assurée. Tout le monde sur le port connaissait Mehielle et tous savaient qu’il ne
fallait pas se mettre en travers de son chemin lorsqu’elle avait décidé quelque chose.
Beaucoup eurent des regrets en la voyant se diriger vers la jeune fille. Une jeune
colombe à détrousser qui leur passait sous le nez était rageant. Mais aucun ne chercha de
noises à la jeune femme qui avait jeté son dévolu sur elle. Mehielle de la Treille, fille du roi
du même nom, venait de marquer son territoire. Elle se posa à hauteur de Lilia armée de son
— Je suppose qu’un peu d’aide serait la bienvenue, vous me semblez un peu perdue.
n’avait jamais rien vu de tel ! Isthir, tapie dans le col du manteau de sa sœur, observait la
scène avec grand intérêt. L’énergie que dégageait la jeune fille était incroyable.
— Oh, ce n’est pas de refus, je suis un peu égarée et je ne sais pas comment faire pour
prendre un bateau.
— Alors vous êtes tombée sur la bonne personne. Je vais vous servir de guide si vous
— N’est-ce pas ? se moqua un peu Mehielle. Pour commencer, vous devriez vous
débarrasser de votre monture, vous ne pourrez pas l’embarquer. Ensuite, nous trouverons
une bonne auberge, car vous ne trouverez pas de bateau au départ aujourd’hui.
— Eh non ! répondit Mehielle en plissant les yeux, ici les départs pour les longues
traversées ont lieu à l’aube pour la plupart. Les bateaux entrent à tous moments, alors il faut
bien planifier tout ça pour que le port ne soit pas embouteillé. Descendez et suivez-moi, on
Elle se promit de chercher un peu plus tard la signification de ce « nous ». Sans plus
attendre, Mehielle s’éloigna d’un pas rapide. Isthir observa d’un air dubitatif cette fille longue
et tout en muscles s’éloigner d’elles, mais décida de rester invisible. Lilia descendit de cheval
tout en se demandant si elle ne commettait pas une bêtise en faisant confiance à cette fille
étrange. Mais comme elle n’avait pas d’autres solutions, elle la suivit.
— Elle a l’air étrange, mais honnête, répondit Lilia. Et son idée d’auberge me plaît
— Pourquoi pas, après tout ? capitula Isthir. Tu es fatiguée et nous ne savons pas où
Lilia prit la bride de son cheval et suivit la jeune fille qui marchait d’un bon pas, à
quelques mètres d’elle. Elles passèrent par des ruelles aux odeurs plutôt fortes et entrèrent
dans une impasse. Isthir lança un regard affolé à Lilia qui lui adressa un sourire mutin. Elle
se sentait en sécurité avec elle, sans savoir exactement pourquoi. Au grand soulagement
d’Isthir, elles entrèrent dans une cour intérieure où piaffaient plusieurs chevaux. Au moins,
La jeune fille parlait avec un homme grand et fort qui faisait de grands gestes. Puis,
l’homme s’approcha du cheval sans même adresser un regard à Lilia. Il palpa la bête, vérifia
les dents, les oreilles, les yeux et les pattes. Finalement, il fit un signe de la main à la jeune
fille, l’affaire était conclue. Ravie, Mehielle lui adressa un grand sourire, elle aimait que les
choses tournent comme elle le désirait et puis le vendeur de chevaux faisait une belle affaire.
— Voilà, votre cheval est vendu ! Prenez vos affaires, moi je vais chercher l’argent.
Ensuite, nous irons à l’auberge, je crois qu’un bon bain et un peu de repos vous feraient le
plus grand bien. Ah, je m’appelle Mehielle et vous êtes Lilia, non ? Je vous attendais un peu
plus tôt… Mais bon vous êtes là, c’est l’essentiel. Attendez-moi là.
remercia chaleureusement et prit l’argent. Puis, elle revint vers Lilia et lui tendit l’argent sans
un mot.
Lilia se mit à sa hauteur en tenant les billets. Elle se demandait comment cette fille
— Votre père a envoyé un messager à mon père et voilà. Apparemment, il savait que
vous deviez prendre le bateau, il m’a suffi de me rendre au port le plus proche.
— Oui, très bien même et je crois pouvoir dire qu’ils sont amis de longue date.
Mehielle soupira, cette fille était très naïve et pas du tout aguerrie pour faire face au
monde. Elle leva un sourcil et toisa Lilia avec une moue sceptique. Elle se demandait ce
qu’elle faisait là, cela cachait quelque chose et elle était très curieuse.
Lilia se tut et suivit Mehielle sans ajouter un mot. Le ton de la jeune fille avait suffi à
lui faire comprendre que ce n’était pas le moment des questions. Mehielle était sur ses gardes
et même si elle savait que les malfrats du port ne lui chercheraient pas d’ennuis, elle doutait
que les détrousseurs venus d’autres contrées soient aussi conciliants. Elle gardait l’œil
Noire, il fallait traverser une ruelle malfamée et elle se méfiait des gens qui la fréquentaient.
une fois de plus, sa réputation l’avait précédée. Enfin, elles entrèrent dans la partie de la ville
la plus opulente. Toute de suite, Lilia se sentit chez elle, les boutiques ressemblaient à ce
— J’ai une idée, lâcha soudain Mehielle. On va changer vos vêtements, car des robes
sur un bateau, ce n’est pas pratique, surtout entourées de marins parfois peu reluisants.
— Simplement qu’un bon pantalon, des bottes et une chemise permettent plus de
mouvements. D’ailleurs, je me demande comment vous avez fait pour chevaucher dans votre
accoutrement.
— Oh c’est très facile, nos jupes sont faites pour cela, contra Lilia. Mais je ne vais pas
Mehielle eut un large sourire. Elle aimait bien cette Lilia, si fraîche et si rose. Naïve et
— Si, exactement ! Ainsi, vous passerez un peu plus inaperçue et en plus, vous pourrez
vous déplacer plus vite. Venez, je connais une boutique où vous serez bien accueillies et
conseillées.
— Euh… Je ne crois pas que ce soit une bonne idée, tenta Lilia.
soudainement, nous avons encore du voyage à faire et sans ces jupes volumineuses et
inconfortables, tu t’en sortiras mieux. Rappelle-toi à quel point c’était gênant quand il fallait
dormir à la belle étoile, pour tes ablutions et sans parler du reste. Mehielle a raison, il nous
faut voyager plus léger et plus pratique. Regarde-la, elle a l’air parfaitement à l’aise et c’est
confortable en plus.
Dépitée, Lilia baissa la tête, elle savait qu’Isthir avait raison. Pourtant elle adorait ses
jolies robes. Enfin, un pantalon pouvait sans doute être drôle à porter. Soudain, elle se rendit
compte de ce que venait de faire Isthir. Elle mit une main devant sa bouche en regardant
Mehielle se contenta de hausser les épaules et lui fit un clin d’œil, visiblement cela ne
— Nous parlerons de cela plus tard. Je vous suggère en attendant de rester cachée,
conseilla-t-elle à Isthir.
Isthir s’empressa de suivre ce conseil et retourna dans les cheveux de Lilia. Elles
arrivèrent rapidement devant une boutique qui époustoufla Lilia, elle ne pensait pas qu’il
puisse exister de tels endroits. Tout était immense et la petite femme qui vint vers eux en
tendant les bras vers Mehielle n’avait rien de la vendeuse habituelle. Elle portait un pantalon
de cuir moulant, une chemise blanche très large et une épée courte pendait le long de sa
cuisse gauche.
— Mehielle, quelle joie de te voir ! fit-elle en serrant la jeune fille contre son cœur. Tu
la jeune fille.
— Carina, je suis heureuse de te voir moi aussi. Oui, ma compagne aurait besoin d’une
tenue un peu plus pratique et d’une autre de rechange. Je pense que quelques chemises en
plus, une cape bien chaude pour la traversée et de quoi dormir sur un bateau lui seraient très
utiles aussi.
— J’ai des choses à faire dans la forêt des Sylves. C’est là que vous vous rendez, il me
semble ?
Mehielle eut un sourire en coin, elle aimait cultiver le mystère et puis ça l’amusait de
— Quoi ? Tu ne lui as rien dit ? gronda Carina affectueusement. Allons Mehielle, quand
cesseras-tu de jouer ? Dis-lui qui tu es, ne vois-tu pas qu’elle est inquiète ?
— J’ai bien le temps pour cela, j’ai toute une portée de cousines qui se chargent d’être
très grandes à ma place et mes frères sont suffisamment matures pour quatre, rétorqua
Mehielle. Mais bon, tu as raison, elle finira par le savoir de toute façon.
Elle se tourna vers Lilia, une lueur joyeuse dans les yeux.
— Je suis la fille du roi d’Arakan, Mehielle de la Treille pour vous servir, annonça-t-
Lilia en resta bouche bée et sentit un frémissement dans ses cheveux, Isthir devait
être estomaquée aussi, car une princesse ne pouvait pas se comporter de cette manière !
Non ! Impossible… Habillée en garçon et portant une arme, qui plus est ! Comment son père
pouvait tolérer tout cela ? Puis, Lilia se dit que sa situation n’était pas si différente, elle aussi
— Cela explique votre comportement étrange, vous êtes une fille peu commune,
Mehielle de la Treille, et je crois que votre aide sera la bienvenue. Oh oui ! s’enthousiasma-t-
— Bien, fit Mehielle, voilà une bonne chose de faite. Maintenant les vêtements et
ensuite l’auberge, demain nous avons une grosse journée et si vous n’êtes pas habituées à
— Cinq jours ou une semaine maximum si tout va bien. Le passage du Trans qui va
vers le port des Galates est assez difficile, mais si le temps est clément, cela ira assez vite.
elle triait, prenait, reposait pour enfin revenir avec les bras chargés de vêtements. Elle
— Allez m’essayer cela, commanda-t-elle, je pense que c’est à votre taille et si tout va
bien, je vous fais un paquet avec le reste. J’ai choisi du fonctionnel et de quoi vous changer.
Ah, et j’ai mis quelques sous-vêtements de coton, plus commodes lorsqu’on voyage.
Lilia alla dans une cabine pour essayer sa nouvelle tenue. Elle était excitée et
impatiente de voir de quoi elle avait l’air en pantalon. Carina en profita pour questionner un
peu Mehielle. Cette fille vadrouillait partout et était une mine de renseignements.
Mehielle soupira et son regard se fit plus grave. Un peu fantasque et insouciante,
c’était en fait une jeune fille responsable et volontaire. Très tôt, elle avait montré des
travaillait pour son père, elle parcourait le monde depuis l’âge de dix-sept ans. Aujourd’hui,
à vingt-deux ans, elle en savait long sur la nature humaine et ses penchants malsains.
— Les clans sont en guerre, dévoila Mehielle, mais cela n’est pas le pire, il se passe des
choses étranges et effrayantes, c’est pour cela que je pars avec Lilia, je veux voir par moi-
— D’après Ritys oui, il pense que nous allons vers un changement radical de vie, que
Ritys n’était pas du genre à dévoiler des événements sans être certain de son fait. S’il
annonçait de grands malheurs, c’est qu’ils allaient arriver. Elle allait poser une nouvelle
— Vous êtes superbe ! assura Carina avec effusion. Cela vous va à ravir. Bon, je vous
fais un paquet de tout cela, dit-elle en emballant les effets d’une main habile.
Elle s’activait fébrilement, inquiète de ce que lui avait révélé Mehielle et impatiente
d’aller consulter son propre réseau d’informations. Sur Arakan, les femmes avaient autant
pas rare de voir une femme dans les armées du roi ou encore posséder son propre réseau
couverture, rentable et sûre. Elle eut vite fait de tout empaqueter et tendit le tout aux jeunes
filles. Mehielle lui fit un clin d’œil rassurant, la paya largement et s’en alla avec une Lilia
Pourtant, une fois dehors, pas un regard accusateur ne se posa sur elles, ici les gens
en avaient vu d’autres. Elle se détendit peu à peu et c’est complètement rassurée qu’elle entra
dans l’Auberge de la Licorne Noire plutôt vide à cette heure de la journée. L’aubergiste, un
homme rond comme une barrique, s’avança vers elles, ravi d’avoir de la clientèle. Mehielle
de la Treille était une bonne cliente, exigeante, mais qui payait rubis sur l’ongle.
— Majesté, quel plaisir de vous revoir ! Votre chambre est disponible, selon votre
désir.
Lilia n’eut pas besoin de réfléchir longtemps pour se décider. L’aubergiste eut un
sourire plus large encore et leur demanda de le suivre. Ils montèrent un large escalier en
colimaçon et débouchèrent sur un corridor qui desservait six chambres. Mehielle prit la clé
que lui tendait Javier et se dirigea vers sa propre chambre. Lilia fit de même, la sienne se
situait juste à côté. Javier leur demanda si elles avaient besoin d’autre chose et s’éclipsa
bain moussant somptueux. Enfin détendue, elle pouvait repenser sereinement à tout ce qui
leur était arrivé ces derniers jours. Au sortir de son bain, elle remarqua un mot de Mehielle
glissé sous sa porte qui lui proposait de se retrouver un peu plus tard dans la soirée pour le
Pendant ce temps, la princesse de la Treille n’était pas restée inactive. Elle s’était
rendue au port pour réserver deux places sur un bateau en partance pour le continent de
l’Astrée dès le lendemain. Puis, elle avait rendu visite à quelques amis et s’était chargée de
quelques courses. Sur un bateau, mieux valait prévoir un peu de tout. Elle avait rejoint
ensuite Lilia à l’auberge. Elle trouvait cette fille étrange et plus particulièrement l’esprit
qu’elle promenait avec elle. Elle la trouvait un peu naïve aussi, mais quelque chose lui disait
qu’elle saurait se défendre en cas de nécessité. Sa présence était justement requise pour
éviter cela. Son intuition lui soufflait que Lilia devait rester aussi discrète que possible.
Lilia descendit dans la salle à manger de l’auberge en début de soirée. Elle espérait
que Mehielle ne tarderait pas, elle avait très faim. Elle s’installa à une table près de l’entrée
— Rien de plus facile, les bateaux qui partent le matin se préparent l’après-midi, il
suffit de se renseigner un peu et de chercher celui qui n’a pas les cales pleines et qui va là où
on a besoin d’aller. Finalement, la traversée va durer une bonne semaine, je crois, car le
capitaine a prévu un petit détour pour éviter un passage dangereux. Ce n’est pas une bonne
période pour naviguer, les courants sont parfois violents à cette époque de l’année. Nous
partons à l’aube, alors une bonne nuit de sommeil sera la bienvenue, car sur un bateau on
Elles se levèrent toutes les deux, conscientes que le trajet ne serait peut-être pas une
partie de plaisir. Elles montèrent dans leurs chambres silencieusement, chacune plongée
Une fois seule, Mehielle repensa à la conversation qu’elle avait eue avec Lilia. Elle avait
appris beaucoup, plus qu’elle n’en avait dit, mais le mystère Isthir restait entier et la curiosité
de Mehielle n’en était que plus vive. Comment une telle chose était-elle possible ? Devenir un
esprit conscient en ce monde ? Elle se promit d’éclaircir cette énigme plus tard. Pour le
moment, elle avait des choses plus urgentes à faire. Elle fit le point sur sa propre mission et
la forêt des Sylves avec un étrange sentiment de bien-être. Dans ses rêves, souvent intenses,
elle voyait les mêmes personnes, la même auberge et possédait un cheval nommé Mutine. À
son réveil, elle eut la sensation d’avoir vécu une autre histoire, d’avoir fait un saut dans le
temps. Elle faisait ces étranges rêves depuis… Depuis toujours en fait, réalisa-t-elle, et cela lui
procurait beaucoup de plaisir, elle adorait ce qu’elle y faisait. Elle fit une toilette rapide,
Lilia se leva d’un bond en entendant les coups portés à la porte et se prépara
rapidement. Encore un peu gênée par son accoutrement, elle descendit dans la grande salle,
espérant qu’il n’y aurait personne. Elle fut accueillie par Mehielle et eut la surprise de trouver
la salle comble.
— Tous les marins prennent un dernier bon repas avant d’embarquer et cette
auberge sert les meilleurs petits déjeuners de la ville, lui expliqua-t-elle en voyant l’air ahuri
et mal à l’aise de la jeune fille. Viens, j’ai trouvé une table, mange tout ce que tu peux,
conseilla-t-elle, parce que je ne suis pas certaine que tu puisses le garder longtemps.
— Certains ont le mal de mer, reconnut Mehielle. Mais je ne pense pas que ce soit ton
cas, l’histoire que tu m’as racontée hier soir me dit que tu es immunisée contre ça. Contre
— Juste que vous êtes deux jeunes filles spéciales et que votre histoire n’est pas
une certaine durée, nous pourrons nous raconter nos petits secrets.
Lilia acquiesça de la tête, soulagée que personne ne fasse attention à elle. Elle aussi
avait beaucoup de questions à poser à Mehielle. Elle se doutait que la jeune fille était
particulière, peut-être même plus qu’elle et sa sœur. Une princesse ne se comportait pas de
cette manière. Elles mangèrent rapidement, firent leurs bagages, payèrent la note et s’en
allèrent dans les ruelles encore sombres. Le soleil n’allait pas tarder à se lever. Elles
arrivèrent au port et Mehielle les conduisit vers un bateau somptueux, un voilier à trois-mâts,
spacieux et visiblement bien entretenu. Elles furent accueillies par le capitaine en personne.
— Merci capitaine. Je vous présente Lilia, elle vient de la cité d’Aystar et se rend sur
vous montrer vos cabines. Vous avez de la chance, sur ce bateau je n’aurai que vous deux
comme passagères. Vous serez logées sur le pont privé, ainsi les marins ne vous dérangeront
pas. Et si vous le souhaitez, vous pourrez prendre vos repas en ma compagnie et celle de mon
second, Henry. Installez-vous comme vous le voulez, il me semble que votre préférence se
Elle poussa la porte et entra dans une cabine spacieuse, dotée d’un lit assez grand,
d’un petit bureau et d’une commode. Ici, elle se sentait bien. Lilia entra dans la sienne en
poussant des cris de joie. Elle était ravie du confort qu’on lui proposait.
Elle posa ses affaires sur son lit en se disant que Mehielle était une jeune fille pleine
de surprises. Elle qui s’imaginait voyager sur un bateau miteux et mal fréquenté se retrouvait
sur un bateau magnifique et dans une cabine privée. Que leur avait-elle encore caché ? Isthir
était sortie de sa chevelure et voletait autour de la cabine, une lumière bleu clair crépitait
autour d’elle et Lilia, qui commençait à décrypter un peu les auras de sa sœur, en conclut
n’est-ce pas ?
certaine réserve.
— Oh si bien sûr, mais je trouve cela bizarre, c’est une étrangère, alors pourquoi se
— Notre père…
nous protéger. Mais je trouve tout cela, fit-elle en faisant un large geste de sa petite main
— C’est normal, confirma la voix de Mehielle derrière elle, vous êtes sur l’un des
voiliers de mon père, il ne voulait pas que sa fille voyage en mauvaise compagnie, alors il m’a
prêté un équipage. Jusqu’à ce matin, je ne savais pas si cela serait possible. Le Mutant est
arrivé au port dans la nuit, nous avons eu beaucoup de chance. Le capitaine est un ami et sa
nouvelle mission est de nous emmener à bon port, c’est aussi simple que cela. D’ailleurs, nous
allons quitter le port, si vous voulez voir le départ du pont, vous êtes bienvenues.
Un peu honteuse, Isthir se faufila dans les cheveux de sa sœur et Lilia suivit Mehielle,
qui ne paraissait pas offusquée des propos entendus. Elles se dirigèrent sur le pont et
observèrent la levée de l’ancre avec beaucoup d’intérêt. Lilia avait bien senti le bateau
tanguer un peu en montant à bord, mais là, il bougeait beaucoup plus. Lilia éprouva un
sentiment d’irréalité pendant un bref instant avant que son cerveau n’enregistre les
kilomètres du port en très peu de temps, le vent était fort et les voiles gonflées.
Lilia fut étonnée de se sentir tout de suite à l’aise sur le bateau, elle sentait le roulis
des vagues, mais ses pieds trouvèrent la position idéale immédiatement et elle se sentait
Cette dernière se tenait à la proue du bateau, les cheveux au vent, le visage rose
d’émotion, visiblement elle aimait être en mer. Lilia se dit que la jeune femme était très belle,
son visage fin aux traits réguliers exprimait beaucoup de caractère et ses étranges yeux gris
jambes gainées de cuir laissaient deviner une grande sportive. Pourtant, en cet instant, elle
paraissait si jeune, si fragile que Lilia en éprouva une douleur presque physique. Puis, cette
impression disparut pour ne lui montrer qu’une très belle femme, qui se promenait de par le
monde comme si elle n’avait aucune attache. Celui qui saurait l’apprivoiser aurait une
compagne merveilleuse. Mais qui pourrait dompter cet esprit si libre ? Étonnée de ses
pensées, Lilia ferma les yeux et se concentra sur ses propres sentiments.
Sur l’eau, elle se sentait en harmonie avec la planète, avec le monde. Elle éprouvait
des émotions fortes, puissantes, ici tout paraissait plus vrai, plus intense. Pour la première
fois depuis longtemps, elle se sentait en paix avec le monde. Elle rejoignit Mehielle, la jeune
femme avait les yeux brillants de joie. Elle éprouvait la même chose.
— Ici, le mal n’a pas encore de prise. Nous sommes au centre du monde et si un jour
tout s’écroulait, c’est ici que nous serions le plus en sécurité, en pleine mer.
Elles restèrent un long moment sur le pont, le vent et les embruns leur fouettaient le
Les jours passaient à une vitesse singulière. Elles appréciaient beaucoup la traversée
et le temps leur fut favorable, c’est donc un peu déçues qu’elles virent arriver la terre ferme.
Le débarquement se fit néanmoins dans la bonne humeur, car elles se savaient près de leur
but. Elles dirent au revoir au capitaine et à son second avec beaucoup de reconnaissance. Les
deux hommes s’étaient montrés courtois et chaleureux et avaient fait preuve d’une grande
à l’écart, étudiant des cartes, prenant des notes et s’entraînant à l’épée avec qui voulait bien
Lorsqu’elles furent à terre, elles restèrent un petit moment sur le quai, ne sachant pas
trop dans quelle direction aller, même Isthir, jamais à court de conseils, restait silencieuse.
faut faire très attention, nous sommes en territoire hostile. Les gens sont prudents, ils ont
peur et ne font confiance à aucun étranger. J’ai un peu étudié les cartes des continents et si
j’en crois les informations que j’ai eues, nous devons aller vers l’ouest, la forêt des Sylves se
situe là-bas.
— Chaque chose en son temps, je vous dirai tout le moment venu et il n’est pas encore
là. Je vous le promets, ajouta-t-elle en voyant un léger crépitement rouge émaner des
— Bien, encore une fois, nous décidons de te faire confiance, capitula la jeune fille,
trop savoir pourquoi. Ma quête rejoint la vôtre pour un temps, voilà tout. Ne restons pas là.
nous n’aurons pas le temps de goûter aux spécialités locales, nous devons quitter cet endroit
Lilia prit leur balluchon et lui emboîta le pas. Elles marchèrent vingt bonnes minutes
avant de faire une halte devant une ferronnerie. On pouvait entendre le bruit du marteau
tapant sur l’acier. Mehielle entra dans le magasin et leur fit signe de la suivre. L’endroit était
sombre et sentait la sueur et d’autres odeurs qu’elles ne surent identifier. Mehielle alla à la
rencontre d’un homme immense qui tapait furieusement sur une lame. Elle siffla d’une drôle
un hurlement. Il lâcha son marteau et s’avança à grands pas vers Mehielle, qu’il souleva de
— Sur l’île d’Arakan, j’avais une mission. Repose-moi Raggart, tu vas m’écraser.
— Ah pardon. Une mission hein ? fit-il en plissant les yeux et remarquant enfin la
— Je vois… Bien, allons à l’arrière, je crois avoir une partie de ce qu’il vous faut.
Il ouvrit une porte qui donnait sur une large cour et là, elles eurent la surprise de voir
— Ils sont à vous, servez-vous, sauf le jais, il est à moi. Pour le reste, je vous conseille
Brunis, la baie que vous voyez là et Furie pour toi Mehielle, fit-il en caressant les naseaux
— Pour l’arc, j’en ai un qui vient des monts de Clairs, il est splendide et je crois qu’il
t’ira parfaitement bien. Et pour les vivres, on va aller chez Muguette, elle saura être discrète
— Tu crois que je vais te laisser partir toute seule ? Hors de question ! Tu m’as
— C’est bon, accorda Raggart un peu radouci. Bon, tu me laisses deux minutes pour
Raggart partit en courant, Mehielle entreprit de seller les chevaux, puis elle chargea
les fontes de foin, de carottes et de quoi prendre soin d’un cheval. Elle ajouta des couvertures
conduisit à l’abreuvoir. Raggart revenait déjà, un sac dans chaque main. Il en attacha un sur
— Muguette nous prépare un paquet pour quatre jours, ensuite il faudra trouver en
chemin ce qui nous manque. Tiens, fit-il en tendant un carquois rempli de flèches et un arc à
Mehielle. Comme tu le remarqueras plus tard, il n’apparaît que lorsque le besoin se fait sentir.
Il te suffira de prononcer ces trois mots : Irum Dai Vim, ne me demande pas ce que cela veut
dire je n’en sais rien, mais la personne qui me l’a donné m’a dit que c’était de cette façon qu’il
Mehielle observait, émerveillée, l’arc magnifique qui venait d’apparaître entre ses
mains. Il était fait de bois précieux, noir veiné d’ivoire. Sa corde parfaitement tendue avait
été créée à partir du boyau le plus fin et le plus résistant, elle pouvait entendre son chant.
— Je n’y suis pour rien, celui qui me l’a donné m’avait dit que le moment venu, je
saurai à qui l’offrir, voilà qui est fait. Ah, les mots qui le relient à toi peuvent être dits en
silence.
Irum Dai Vim. Mehielle était songeuse, elle se demandait qui était l’heureux donateur,
un tel artefact ne devrait pas exister normalement, car il s’agissait d’une magie très
Raggart salua avec beaucoup d’empressement la jeune fille qui le regardait, éberluée,
elle avait l’impression que la situation lui échappait complètement. Elle qui devait voyager
seule, enfin en compagnie d’un esprit, se retrouvait avec deux inconnus. Elle ouvrait la
bouche pour poser une question quand un jeune garçon, maigre comme un clou, fit son
— C’est pour vous maître Raggart, la mère Muguette m’a prié de me dépêcher, alors
voici.
— Pourquoi va-t-il si vite ? Il ne s’est même pas arrêté pour être payé ! s’étonna Lilia.
— C’est un coursier, il est payé au nombre de courses qu’il fait dans la journée, alors
forcément, il ne perd pas son temps, expliqua Raggart qui empoignait les paquets et les
attachait sur les chevaux. Bon, tout est prêt, nous pouvons y aller. Et puis pour répondre à ta
question, tout est réglé à l’avance avec la mère Muguette, elle a le sens des affaires, la vieille,
Mehielle leva les yeux au ciel, plaça le carquois dans son dos et subitement, l’arc qui
était encore dans ses mains, ne fut plus là. Elle monta sur son cheval et enjoignit Lilia de faire
de même. Une fois de plus, elle fut contrainte de tenir sa langue, mais les explications ne
Mehielle ouvrait la marche et Raggart restait en arrière. Ils traversèrent une partie du
Deux Vallées. Ils passeraient à proximité, mais ne s’en approcheraient pas, car des rumeurs
de guerre imminente sur ce territoire circulaient un peu partout. Les clans voulaient venger
Rafiel grommelait tant qu’il pouvait depuis qu’il avait récupéré Ariale, cette petite
était impossible. Une boule de mauvaise foi et agressive avec cela. Durant tout le trajet
jusqu’à la clairière, elle n’avait cessé de les regarder d’un air mauvais et belliqueux. Herras
restait silencieux, il se demandait si la présence de la jeune fille n’était pas une erreur.
Cependant, il se dit que sa magie était bien réelle, il le sentait, c’était une Éveillée elle aussi,
et il aurait été dangereux de la laisser livrée à elle-même. Pourtant, Mérisian avait soulevé
une question cruciale : « Pourquoi la magie que la jeune fille portait en elle s’étiolerait si elle
ne les rejoignait pas ? » Il posa un regard songeur sur Rafiel qui lui fit un clin d’œil complice,
lui aussi avait retenu cela. Mérisian serait-il le catalyseur ? Celui qui contrôlerait la magie ?
Herras eut un frisson, un enfant doté de tels pouvoirs ? Puis il se rassura en se disant que la
forêt des Sylves ne laissait entrer que ceux qui étaient censés s’y trouver, n’est-ce pas ?
Ils arrivèrent dans la clairière assez rapidement, visiblement la forêt avait décidé de
leur faciliter le voyage. Ils furent accueillis par Elena qui prit immédiatement soin de
Elle lui adressa un regard peu amène, mais elle descendit de cheval et les suivit. Sans
pouvoir s’en empêcher, elle jetait des regards étonnés autour d’elle. Elle aimait déjà cet
endroit et cela lui faisait peur, car elle voulait rester libre. Une jeune femme aux yeux bridés
cet endroit avant de rencontrer les autres. Il me semble qu’un petit moment de répit sera le
bienvenu, je me trompe ?
— Oui, vous vous trompez, répondit-elle avec agressivité, je veux savoir ce que je fais
India resta silencieuse un moment, elle observa longuement la jeune fille, le sourire
Rafiel, c’est un homme bon et généreux et il pardonne facilement, lui. Mais moi, je ne tolère
pas la méchanceté gratuite. Je ne sais pas ce qui s’est passé dans ta vie et cela ne me regarde
pas, mais ici tu respectes les gens qui sont avec toi, est-ce clair ? Tu feras ce que bon te semble
du moment que cela ne nuit à personne. Nous devons supporter ta présence alors nous
ferons avec, mais cela ne veut pas dire que nous devons tout accepter. Maintenant, fais ce
que tu veux, je suis dans la grande maison que tu vois là, si tu as besoin, tu sais où me
India était désolée pour cette jeune fille, mais il était hors de question qu’elle la laisse
se comporter de cette manière. Elle entra dans sa maison accueillante avec un curieux
sentiment d’angoisse. Elle pressentait que cette jeune fille allait leur poser des problèmes.
Elle rejoignit le groupe que formaient Galatée, Atlans, Ivoisan, Sorial et Cassandre, ces cinq-
là se quittaient rarement et il ne manquait que Mérisian pour que la troupe soit au complet.
— Oui, mais elle est un peu sauvage, il va falloir du temps avant de l’apprivoiser, tu
sais.
— Oh, je sais, rétorqua la petite fille avec aplomb. Mérisian lui a donné une leçon, pas
vrai ? Elle n’est venue que pour cela… La magie, expliqua-t-elle en voyant l’air étonné d’India.
Tu sais, ajouta-t-elle en prenant la main de la jeune femme, elle l’ignore encore, mais son rôle
est déjà déterminé, c’est la seule d’entre nous qui n’a pas le choix. Enfin si, mais elle a fait son
— Oh, je ne sais pas bien, tu sais mes visions ne sont pas toujours claires, parfois il me
faut du temps avant de les comprendre. Tout ce que je sais, c’est que cette jeune fille n’est
— Alors nous n’avons plus qu’à attendre pour savoir, se résigna Sorial avec
philosophie.
Il avait appris depuis leur arrivée voilà dix jours, qu’il ne servait à rien de bousculer
— Alors, attendons de voir où cela nous mène, s’enjoua India. Comme je suis
— Oui, glapit Galatée, je n’arrive pas à visualiser les organes et pour guérir, il faut que
se perfectionner. Cette enfant était incroyable, elle progressait à vue d’œil et si les soins
étaient sa prédilection, elle possédait des qualités énormes pour toutes les formes de magie.
Tout comme les autres d’ailleurs, se dit India. Elle pensa avec un peu de tristesse qu’elle allait
Elle chassa vite ces sombres pensées de sa tête et se mit au travail. Le groupe était
passionné, ils écoutaient tous ses conseils et travaillaient sans relâche. Elle s’attarda sur
Sorial, le plus éprouvé de tous. Cet homme qui avait tout perdu restait pourtant humain,
patient et affectueux avec la pétillante Cassandre, paternel avec la douce Galatée, très amical
avec Atlans qui doutait encore beaucoup de lui et protecteur vis-à-vis d’Ivoisan. Il était un
Lorsque Mérisian était là, l’énergie était telle qu’il lui fallait beaucoup de volonté pour
conscience. Ils admiraient tous le jeune garçon et l’affection qui les unissait les uns aux autres
était énorme. India espérait qu’il en serait de même avec Ariale. Elle doutait que la jeune fille
Ariale était restée plantée là où India l’avait laissée, avant d’oser se promener un peu.
Elle regardait fréquemment vers la grande maison, mais il était hors de question pour elle
d’y entrer. Elle croisa plusieurs personnes sur son chemin, mais personne ne fit un pas vers
elle. Tout le monde agissait comme si elle était invisible. L’heure du repas approchait et elle
entendit son ventre gargouiller. Que faire ? Elle gâchait tout, sa relation avec Dulci, qui
pourtant avait été si gentille avec elle, et puis là, elle ne pouvait pas s’empêcher d’être
— C’est parce que tu nous considères tous comme des dangers potentiels, intervint
garçon avait retrouvé des couleurs et la gemme verte qu’il avait sur le front pulsait
— Je n’aime pas qu’on me force la main. C’est tout, rétorqua froidement la jeune fille.
— Personne ne t’obligera à faire ce que tu ne veux pas, fit-il avec douceur. Nous avons
reçu l’appel, nous sommes les Éveillés et les Gardiens sont nos professeurs, enfin pour un
temps. Ici, tu comprendras ce que tu es devenue et surtout pourquoi. Enfin, si cela t’intéresse
évidemment.
— Bien sûr que je veux le savoir, mais je veux aussi qu’on respecte mes choix.
— Et toi ? Es-tu prête à nous respecter ou cela ne va-t-il que dans un sens ?
monde. Dulci pour commencer, puis sans doute son frère et Charme, sans parler de nous ici.
Tu es une jeune fille très susceptible et amère, mais n’oublie jamais qu’ici, nous avons tous
— Disons que lorsque ma magie est entrée au contact de la tienne, j’ai vu plusieurs
choses te concernant. Je sais que tu as souffert, terriblement, mais cela ne te donne pas le
Il vit le visage de la jeune fille se fermer, devenir dur comme la pierre, puis se détendre
peu à peu. Mérisian devinait le cours de ses pensées et cela lui donnait un goût étrange dans
la bouche. Cette jeune fille est peut-être perdue pour nous, réalisa-t-il. Il se remémora soudain
les étranges propos de Cassandre quelques jours plus tôt. La petite fille lui avait dit que le
Façonneur avait d’autres projets pour elle et qu’il ne fallait pas s’inquiéter, que tout allait
dans le sens qu’il souhaitait. Sur le moment, il s’était demandé qui était le Façonneur avant
— Allez, viens.
Ils entrèrent dans la grande maison où une table immense était dressée et autour de
laquelle plus d’une dizaine de personnes s’affairaient. Certains mettaient la table, d’autres
posaient des plats fumants, mais tous participaient d’une façon ou d’une autre. Ariale
reconnut India, Rafiel et Herras, mais elle fut surprise de voir d’autres enfants, deux petites
filles qui se chamaillaient affectueusement. Soudain, l’une d’elles, la plus petite, la regarda
éprouva un étrange malaise, il lui semblait que la petite fille pouvait lire jusqu’au fond de son
âme. Puis, son amie la poussa un peu et Ariale fut libérée de ce regard pesant.
— Elle est…
Elle ne put terminer sa phrase. Pour une fois, les mots lui manquaient.
— Oui, je vois ce que tu veux dire, mais rassure-toi, c’est une petite fille très douce. À
ses côtés, c’est Galatée, puis le grand garçon dans le fond qui tient un plat de viande… tu vois ?
Puis il reprit.
— Le grand aux cheveux rouges est Atlans et l’homme à ses côtés, Sorial.
Il lui proposa une place et immédiatement, Cassandre vint s’asseoir près de lui. Ce fut
comme si un signal était donné et peu à peu, toutes les places se retrouvèrent occupées. Rafiel
tapa doucement sur un verre et le silence se fit. Il regarda brièvement Mérisian, mais ce
Et, sans plus s’occuper d’elle, tout le monde se mit à manger. Ariale les regardait, un
peu étonnée de cet étrange accueil. Elle s’attendait au moins à un petit mot de bienvenue.
Ariale eut un sursaut avant de réaliser que la chaise à ses côtés était occupée. Une
qu’ils se mettent à ton niveau. Toute ton attitude hurle : « fichez-moi la paix ! ». Donc, c’est ce
qu’ils font. Ils n’ont pas spécialement envie de subir des rebuffades.
— Non, mais ces gens ont d’autres chats à fouetter que d’essayer d’apprivoiser une
— Oh si ! continua Elena avec douceur, mais cela ne nous dérange pas, ici tu es libre
d’apprendre ou pas, tu fais ce que tu veux, la seule chose que l’on va te demander, c’est de
— Nous ne te retenons pas, ta place est ici, c’est la seule chose que nous savons avec
nous avons pu pour te faire venir, mais nous ne voulons pas te retenir… Oh non !
— Je ne comprends pas…
— Vous êtes dix Éveillés, neuf d’entre vous sont attendus ici, huit d’entre vous pour
— Cela, nous ne le savons pas encore. Cela viendra en temps voulu, je suppose. Sur ce,
Ariale cessa de poser des questions et se concentra sur son assiette. De temps en
temps, elle jetait des regards autour d’elle. Une question la taraudait cependant. Qui était le
dixième ? Qui était celui qui avait refusé de venir ici ? Elle se promit de le savoir un jour. Elle
continua de manger en silence en prenant soin d’écouter les conversations autour d’elle.
Écouter et enregistrer tout ce qu’elle pouvait, ainsi, elle en apprendrait beaucoup plus, elle
Rafiel, qui ne perdait pas une miette des faits et gestes de la jeune Ariale, eut la
tristesse de voir que la jeune fille restait murée dans sa haine et sa colère. Il fut tenté un
instant de plonger dans sa mémoire pour connaître la naissance du mal, mais se retint. Il
savait que Mérisian avait eu accès aux pensées profondes de la jeune fille. Il devait avoir une
discussion avec le garçon. Peu à peu, Rafiel cernait l’harmonie du groupe, le cœur en était
Le repas se termina dans la bonne humeur et peu à peu, chacun reprit ses activités.
monde trouvait sa place. Ariale suivit Mérisian, elle semblait fascinée par le jeune homme et
ils passèrent tout l’après-midi ensemble. Cassandre, livrée à elle-même, regarda son ami
s’éloigner avec Ariale, elle sentait qu’il avait une tâche difficile à accomplir avec la jeune fille
et elle le plaignait de tout son cœur, car ce qu’il s’apprêtait à faire lui causerait beaucoup de
remords.
— Il n’a pas le choix, tu sais, la rassura Farielle en lui entourant les épaules.
qu’elle préférait. Même si elle les aimait tous, Farielle était différente, car elle était toujours
là, près d’eux. Et Farielle était toujours à ses côtés quand elle en avait besoin, comme
aujourd’hui.
— Oh, je me doute bien que le doux Mérisian n’est pas taillé pour ce genre de choses.
Mais il est plus fort qu’il n’y paraît. Allez, viens, je vais te montrer une chose étrange qui va
beaucoup te plaire.
Farielle regarda Cassandre avec tendresse, c’était encore une toute petite fille par
bien des côtés. Ici, beaucoup avaient tendance à l’oublier. Elle lui prit la main et la conduisit
hors de la maison. Puis, elles empruntèrent un chemin caillouteux. Elles marchèrent un petit
moment silencieusement. Chose étrange, car Cassandre était un moulin à paroles. Là, elle se
tenait calme et tranquille, sa petite main dans celle de Farielle, heureuse que la jeune femme
montra un arbre qui ressemblait à un gros chêne, mais il avait le tronc tout blanc. Elle pointa
un endroit précis dans l’arbre, puis prit Cassandre dans ses bras pour que la petite fille voie
mieux.
Cassandre en frémissait de joie. Elle passa ses petits bras autour du cou de Farielle et
leva la tête. Elle scruta longuement l’endroit que lui montrait la jeune femme, en se
demandant ce qu’il fallait voir, avant de discerner une toute petite chose, lovée au creux
d’une branche. Une boule de poils toute blanche, pas plus grosse qu’un poing, semblait
dormir. Cassandre ouvrit de grands yeux émerveillés, cela ne pouvait pas être un chat, c’était
— Non, il faut qu’il vienne à toi. C’est un petit animal très farouche, il en existe peu et
ils décident eux-mêmes qui doit devenir leur maître. Il est ici depuis deux jours, alors j’ai
supposé qu’il était là pour quelqu’un. Je me suis dit que cela pouvait être toi, car les Alwyhs
— Oui, j’y ai pensé aussi, mais disons que mon instinct me prédit que c’est toi.
d’un petit museau tout noir surmonté de deux énormes yeux ronds. Cassandre en eut le
souffle coupé tellement le petit animal était mignon. Elle le regardait fixement, inconsciente
que l’Alwhys en faisait tout autant. Amusée, Farielle regardait l’échange entre les deux, elle
petite fille était bien le Récepteur voulu. Il n’avait pas droit à l’erreur, sa vie en dépendait.
Peu à peu, il se déroula pour montrer un corps minuscule et entreprit de descendre de l’arbre
en mouvements lents. Ses petites griffes s’accrochaient sans hésiter. Il progressait lentement
sans quitter la petite fille des yeux. Arrivé à sa hauteur, il sauta sur Cassandre qui était
Tétanisée, la petite fille n’osait faire un geste. Farielle la reposa doucement au sol et
avança une main vers la boule de poils qui se laissa toucher en couinant de plaisir. Le bruit
du petit animal sortit Cassandre de son immobilisme. Elle ouvrit la bouche, la referma, ivre
de bonheur. Elle tendit alors sa petite main vers l’animal qui alla à sa rencontre.
— Je sais, je vais l’appeler Bisis, c’était le nom de mon doudou quand j’étais bébé. Un
jour Mouf, la chatte de mon grand-père, me l’a volé et l’a caché. On ne l’a jamais retrouvé, tu
sais ?
— Oh, je n’y suis pour rien ma puce, c’est lui qui t’a choisie, je t’ai juste montré le
chemin. Allez, viens, nous devons rentrer, lui donner à manger, un endroit où dormir et puis
— Il mange des fruits et des légumes crus, il aime aussi les sucreries, mais il ne faut
pas trop lui en donner sinon ça le rend malade, ajouta Cassandre avec sérieux. Et il dormira
Cassandre avait élu domicile chez Farielle, la petite fille avait sa chambre et toutes ses
affaires chez elle. Au début, Farielle avait trouvé la décision de Cassandre un peu étrange, car
elle se séparait rarement de Mérisian, mais elle se rendait compte que la petite fille avait eu
Mérisian avait besoin de son intimité pour développer la sienne. Et Farielle devait admettre
— Il t’aime beaucoup…
— Et moi, je le trouve très mignon. Bon, rentrons, nous sommes restées ici un long
en temps par les commentaires de Bisis. Le petit animal, tout comme sa maîtresse, semblait
avoir un avis sur tout. Amusée, Farielle écoutait Cassandre lui traduire ce que « pensait »
Bisis. La petite fille était ravie, épanouie et pour la première fois depuis longtemps, la légère
de mille feux.
— Ici, le temps est élastique, lui répondit Farielle, la forêt fait un peu ce qu’elle
souhaite.
Cassandre haussa les épaules et courut vers la grande maison, pressée de montrer
son nouvel ami à ses compagnons. Farielle la suivit un sourire aux lèvres. Cette petite fille
Toutes les lumières avaient été allumées et une bonne ambiance régnait dans la salle
à manger. Farielle aperçut son père qui discutait à voix basse avec Sorial et plus loin, Ariale
et Mérisian se tenaient côte à côte, silencieux. La jeune fille avait un air renfrogné et sa mine
défaite laissait penser que son après-midi ne s’était pas passée comme prévu. Dès que
Mérisian vit Cassandre, il se précipita vers elle et s’arrêta net lorsqu’il aperçut ce qu’elle
— Un Alwyhs, fit Cassandre avec fierté. Il s’appelle Bisis et c’est Farielle qui me l’a
la main posée sur Bisis, la pierre de Mérisian se mit à luire doucement. Plus loin, Rafiel n’en
perdait pas une miette, intrigué par le phénomène. Mérisian ne cessait de le surprendre. Bisis
ronronnait comme un moteur, un bruit infernal sortait du tout petit corps. Cassandre rit de
bonheur, Bisis était très drôle. Peu à peu, un cercle se forma autour d’eux, tout le monde
voulait voir le nouvel ami de Cassandre. Mérisian retira sa main et le ronronnement cessa.
terre, comme Mérisian, c’est pour cela que vous vous entendez si bien !
Galatée haussa les épaules. Elle tendit la main vers Bisis qui se laissa faire avec plaisir,
— Je ne sais pas, c’est comme cela. Tu nous as dit qu’il y avait quatre sortes de magie,
la terre, l’eau, l’air et le feu, lui, c’est un élément de la terre, un être magique. Moi je sais que
pour guérir, j’utilise un peu de tout, mais surtout l’eau, car pour guérir il faut utiliser
— Eh bien ma petite fille, fit Rafiel avec contentement, je vois que mes leçons portent
Ce qui enchantait particulièrement Rafiel, c’est que chacun trouvait peu à peu sa place
et que chaque magie prenait corps. Il se demandait comment la petite fille étoffait ses
connaissances. Il était évident qu’elle recevait des informations, mais par quel vecteur ?
monde, il existe de tels êtres, nous les appelons esprits, ils sont plus volatils, mais leur
fonction est la même, ils peuvent revêtir n’importe quelle forme et sont issus de la terre. C’est
— Certains d’entre nous ont une aptitude à entrer en contact avec eux, repérer leur
énergie et puiser dedans, ils peuvent ainsi demander de l’aide ou des informations.
Rafiel écoutait cet échange avec beaucoup d’intérêt, il était rare qu’Atlans prenne la
parole, il était plutôt discret et avait du mal à s’imposer face aux autres. Il commençait enfin
— Oui, car ils sont choisis avec grand soin. Une énergie négative est très différente
d’une énergie positive et nos féticheurs savent la reconnaître. Toi, Atlans tu utilises la magie
du feu, et tu sais faire la différence entre le feu purificateur et celui qui détruit non ?
— Oui, je pense…
te tromper.
— Je vois ce que tu veux dire, confirma Atlans en obéissant soudain à une impulsion.
Il se concentra et fit apparaître subitement une petite créature ailée, faite de feu et de
créature qui battait souplement des ailes. Atlans l’approcha doucement de Bisis et les deux
main, tu verras.
Confiant, Sorial tendit la main et le petit être ailé sauta sur sa paume. Sorial n’éprouva
aucune douleur, juste une chaleur bienfaisante et apaisante. Il eut un sourire d’enfant, un
sourire lumineux, rarement il s’était senti autant en harmonie avec quelque chose. La jolie
créature le regardait avec curiosité, dans ses petits yeux brillait une flamme bleue.
— Comment ?
Atlans se tapota la tête et Sorial se souvint que les Élémentaux communiquaient grâce
aux pensées. Alors il se concentra et formula la question du mieux qu’il put. L’être cessa
d’agiter ses ailes, puis un petit couinement sortit de la bouche pleine de dents pointues.
— Comment est-ce possible ? intervint Galatée, on est soit une fille, soit un garçon
non ?
Sorial continuait à observer l’Élémental avec intérêt, il ne pouvait détacher ses yeux
— C’est difficile à dire, il existe d’autres mondes, intervint Rafiel. À chaque fois que
vous sollicitez un Élémental, vous voyagez en quelque sorte. Vous faites appel à un flux
— Je ne sais pas Sorial, c’est à lui qu’il faut demander, j’ai appelé, il est venu, mais j’ai
De nouveau, Sorial se concentra et la petite créature s’agita un peu, leva sa petite tête,
— Elle doit rentrer, annonça Sorial avec tristesse, notre monde n’est pas fait pour elle,
Soudain, aussi vite qu’elle était apparue, la petite créature s’en alla. Sorial resta un
long moment songeur, il venait de vivre une expérience unique, très belle, cela l’avait en
quelque sorte réconcilié avec la vie. Il sentait qu’il pouvait de nouveau vivre, espérer et
pleurer les siens sans éprouver de haine. Il venait enfin de retrouver la paix, grâce à une
petite chose fragile et pure. Il se tourna vers Atlans, l’attrapa et le serra très fort dans ses
bras.
— Alors j’en suis heureux, répondit Atlans la gorge nouée, peu habitué à ces échanges
d’affection.
D’autant qu’il se sentait encore coupable de ce qui était arrivé à sa famille. Son ami lui
avait raconté son histoire un soir où tout le monde était parti se coucher tôt et qu’ils s’étaient
retrouvés seuls, à siroter un verre de vin près de la cheminée. Atlans l’avait écouté sans
l’interrompre une seule fois, le cœur serré et l’âme torturée par le remords. Il n’avait pu
retenir ses larmes et à son tour avait raconté son histoire à Sorial tout en craignant son
jugement voire même sa vengeance. Mais Sorial n’avait rien fait de cela, il s’était contenté de
serrer son ami dans ses bras longuement, ils formaient une famille et le passé devait rester
là où il était. Ce soir, il lui prouvait encore non seulement son amitié, mais aussi son pardon
Rafiel tapa dans ses mains, il avait faim et il était temps de passer à autre chose. Il
longtemps. Il croisa le regard de sa fille qui lui fit un clin d’œil ironique. Elle connaissait
suffisamment son père pour savoir ce qu’il pensait. Elfin intercepta cet échange et sourit à
son tour, il aimait bien cette ambiance bon enfant. Aleth lui tapa sur l’épaule.
— Tu me donnes un coup de main ? Tout est prêt, mais il me faut des bras pour tout
passer la serpillière. Ah, ces quarts d’heure lacrymaux me donnent des crampes !
— Adorer, c’est un bien grand mot, disons que je les tolère. Bon, on y va ?
— D’accord. Hé Myrine, tu nous aides ? demanda-t-il à la jeune fille qui bêtifiait devant
Bisis.
Elle leva le nez et accepta à contrecœur, cette petite chose était si mignonne. Elle se
dirigea à son tour vers la cuisine. Elena et Aihnoa, qui avaient suivi l’échange, s’empressèrent
de dresser la table. Elles furent rapidement aidées par Farielle. Arren et Rafiel côte à côte
Rafiel se gratta le menton, il réfléchissait furieusement, il avait hâte d’avoir une petite
discussion avec Mérisian. Ce dernier était à côté de Cassandre et lui chuchotait à l’oreille, la
petite fille gloussait de bonheur. Galatée, elle, s’accrochait à Atlans en essayant de capter
l’intérêt du jeune homme. Il se pencha enfin sur la petite fille et après l’avoir écoutée, il opina
de la tête. La petite fille poussa un hurlement de joie et fonça vers India. Ces deux-là s’étaient
complices. India eut un sourire attendri en écoutant la petite fille qui faisait de grands gestes.
Elle lui tendit des assiettes tout en continuant de l’écouter et Galatée mit la table tout en
continuant à jacasser.
— Tu as vu comment elle a bondi de joie lorsqu’Atlans lui a dit oui ? Je pense que c’est
Rafiel observa son ami avec attention. Sous son air un peu revêche et froid, Arren
possédait une psychologie et une sensibilité énormes et il avait sans doute raison.
— Oui, cela me semble logique, ça va devenir une véritable ménagerie ici, grommela-
t-il pour la forme. Et tu as aussi raison concernant la jeune Ariale, mais j’ai le sentiment que
tout ceci est voulu. Dis-moi, as-tu senti une présence dans la forêt des Sylves ?
— Oui, et même plusieurs en fait, depuis quelque temps la forêt regorge d’inconnus,
il me semble.
— Oui, deux jeunes filles qui viennent compléter le groupe et autre chose… Je n’arrive
— Je ne sais pas, répondit rêveusement Rafiel, mais je pense que la forêt aurait refusé
— Pourtant Ariale…
— C’est différent, contra Rafiel, elle a un rôle à jouer. Une question d’équilibre…
— Bon, je suppose que tout sera plus clair dans quelque temps.
— Oui, mon ami. Je vois les deux filles… mais elles sont accompagnées.
La table était dressée et les plats posés, chacun prit une place et se servit. Tout le
monde parlait avec entrain, seuls restaient silencieux, Rafiel et Ariale. Arren ne cessait de
regarder le vieux mage qui paraissait songeur et il pouvait sentir la détresse d’Ariale qui se
sentait comme une intruse. Elle souffrait de l’indifférence des autres à son égard, mais elle
avait l’honnêteté de reconnaître que son attitude y était pour beaucoup. Même Mérisian, qui
Elle repensa à l’après-midi passée en sa compagnie. Elle savait que Mérisian avait vu
quelque chose qui lui avait déplu, et au lieu de chercher à savoir quoi, elle l’avait agoni. Elle
se maudissait de ne pas avoir su retenir sa langue. Elle avait été blessante et méchante
inutilement. À présent, il ne lui faisait plus confiance et elle allait devoir ruser pour
apprendre tout ce dont elle avait besoin. Elle posa un regard calculateur sur l’enfant nommée
Cassandre, la petite peste paraissait douée et assez naïve pour lui fournir quelques
Le repas prit fin, tout le monde se dispersa dans ses quartiers. Un peu indécise, Ariale
ne savait où aller, tous les autres avaient un bungalow à eux, mais personne ne lui avait
grande maison s’ouvrit. Elle vit le visage rond de Myrine et pensa méchamment que cette
— Je viens te chercher pour te conduire dans tes quartiers, annonça la jeune femme
avec un bon sourire. C’est un peu la cohue ce soir, je suis désolée, mais maintenant tout est
Ariale en doutait, mais elle se força à sourire et suivit la grosse fille. Elle n’aimait pas
les gens gros, surtout depuis qu’elle était devenue si belle. Myrine marchait à ses côtés en
tenant une lanterne, elles se dirigèrent derrière la maison et Ariale fut étonnée de voir cinq
— Ils apparaissent à mesure des arrivées, expliqua Myrine en voyant son air étonné.
Apparemment, la forêt en sait plus que nous sur les arrivants. Sur ta gauche, c’est celui de
Sorial, à côté tu as Atlans et Galatée qui n’a pas voulu se séparer de son « grand frère », ils
n’ont aucun lien de parenté, mais ils se sont adoptés en quelque sorte. Et celui du milieu, c’est
le tien.
chaleureux et accueillant. Des bougies brûlaient un peu partout et un grand canapé occupait
une partie de la pièce. Il y avait peu de meubles, mais l’ensemble lui plaisait.
— Nous avons laissé un maximum de place pour que tu puisses choisir tes meubles,
ici tu peux imaginer à peu près ce que tu veux à condition que cela puisse se faire en fibres
— Euh… non, nous prenons nos repas tous ensemble. Tu peux te préparer des
boissons chaudes, mais pour ce qui est du reste, tu devras subir notre compagnie, je le crains,
ajouta froidement Myrine. Ici, tu es chez toi, c’est ton domaine privé. Je te laisse maintenant.
La jeune femme fit demi-tour et s’en alla sans rien ajouter. Le ton froid et l’air hautain
d’Ariale ne lui avaient pas donné envie de s’éterniser. Cette jeune fille était si différente des
autres, que faisait-elle ici ? Elle regagna son propre chalet avec bonheur, elle n’avait pas
Enfin seule et en sécurité, Ariale fit le tour de ses quartiers. Elle s’empressa d’imaginer
une décoration digne d’elle et bientôt, le chalet ressembla à un petit palais somptueux.
Satisfaite, Ariale alla dans la salle d’eau, une bonne douche s’imposait. Enroulée dans une
grande serviette, elle se demandait où avaient bien pu passer ses affaires avant de remarquer
son sac à dos au pied du lit. Elle fouilla dedans un peu dépitée de ce qu’elle y trouvait et se
dit qu’elle devrait demander qu’on lui prête quelques vêtements. Par curiosité, elle ouvrit la
grosse commode à côté de son lit et poussa un cri de surprise. Tout un tas de vêtements y
étaient soigneusement pliés. Elle choisit un pyjama confortable et sauta sur le lit. Puis, enfin
Raggart était descendu de cheval et inspectait la route qui s’étendait devant lui. Elle
traversait la forêt des Sylves et cela lui paraissait la meilleure solution pour continuer leur
chemin. Ils voyageaient depuis près de dix jours maintenant et si Mehielle et lui supportaient
bien le voyage, il voyait bien que Lilia était épuisée. Pourtant, elle ne se plaignait jamais, était
toujours de bonne humeur et allégeait le voyage de ses commentaires parfois très puérils.
Plus loin, Mehielle s’était engagée dans la forêt, elle qui n’était jamais venue dans cette
région du monde paraissait la connaître comme sa poche. Raggart avait toujours trouvé
Mehielle un peu étrange, mais là, elle était devenue lointaine, pensive et distante avec eux.
Elle revint vers eux, souriant pour la première fois depuis longtemps. Raggart eut la joie de
retrouver son amie. Mehielle surprit l’éclair de soulagement qui passait dans les yeux bruns
de son ami.
— Je suis désolée Raggart, admit-elle avec sincérité, je ne peux pas tout t’expliquer,
— Nous sommes arrivés, ajouta-t-elle, nous pouvons avancer un peu dans la forêt,
— Difficile à dire, à expliquer, fit pourtant la jeune fille, à la grande surprise d’Isthir.
— Non, rassure-toi, c’est juste que… Ah, je ne trouve pas les mots…
Elle fronça les sourcils, renonça à ses explications, descendit de cheval et avança dans
la forêt. Lilia haussa les épaules et suivit Mehielle. Même si elle trouvait la jeune fille
singulière, elle avait appris à l’aimer et à respecter ses décisions. Elle s’empressa de marcher
à ses côtés, elle lui vouait une véritable dévotion. Amusé, Raggart lui tapota le bras.
— Elle fait cet effet-là à beaucoup de gens, tu sais, ne t’inquiète pas, elle ne fera rien
Ils entrèrent à leur tour sur le sentier qui menait à la forêt et restèrent un moment
silencieux. Plus loin, ils purent entendre la voix grave de Mehielle et soudain, ce fut le silence.
qui leur barrait la route. Prêt à intervenir, Raggart posa sa main sur le pommeau de son épée
— Cette jeune femme a raison, nous ferons plus ample connaissance, une fois arrivés
là-bas, confirma Aleth. Cependant, nous attendions deux personnes et vous êtes trois…
mon ami Raggart m’accompagne. Et pour plus de précisions, nous sommes quatre…
Lilia eut la présence d’esprit de rester silencieuse, mais Aleth eut le temps de
— Très bien, s’inclina le géant chauve, refusant de chercher plus loin. Veuillez me
Effectivement, ils marchèrent à peine dix minutes avant d’atteindre la clairière. Lilia
s’extasiait à chaque pas, ravie d’être enfin arrivée. Mehielle, plus posée, restait silencieuse.
Elle observait et enregistrait tout ce qu’elle voyait. C’est donc avec grand intérêt qu’elle vit
venir à eux un petit homme tout maigre et hirsute. Une étincelle de gaieté brillait dans ses
— Ah ! Voici Lilia je présume et vous devez être sa sœur, fit-il en lâchant la jeune et
en tenant Mehielle par les épaules. Quant à vous jeune homme, je ne crois pas avoir entendu
Puis, Rafiel leva de nouveau les yeux sur Mehielle et plongea dans les yeux gris de la
jeune fille. Il eut un hoquet de surprise, porta la main à sa bouche puis la tendit en tremblant
vers elle. Mehielle avança à son tour et prit la main du vieil homme dans la sienne.
Inquiet, Aleth allait intervenir, il n’avait jamais vu Rafiel dans un tel état. Le mage
semblait ivre d’émotion et très perturbé. Pourtant, il leva le bras et fit signe à Aleth de rester
immobile. Mehielle porta la main du mage à sa joue, dans un geste plein d’affection. Rafiel
tremblait de tous ses membres et ne semblait pas en croire ses yeux. Puis, la jeune fille
Aleth hurla le nom de Rafiel, Lilia poussa un cri strident et Isthir sortit de sa cachette
toute crépitante. Le hurlement de Lilia fit venir les autres qui attendaient dans la grande
maison.
— C’est impossible, il n’aurait jamais permis une chose pareille. A-t-il dit quelque
chose ?
devant Cassandre. Car tu vois, Elwhinaï est le nom de cette planète, pas d’une personne…
Elle voulait tant leur expliquer, sans pouvoir le faire. C’était énervant d’être une petite
— C’est elle qui sait tout, elle est en contact avec lui depuis le début, avec nous tous
d’ailleurs. Mais elle le fait dans nos rêves, jamais en vrai, c’est pour ça qu’il a été surpris, mais
il l’attendait.
— Il l’attendait ?
— Je n’y comprends plus rien. À t’entendre, j’ai l’impression d’être un pion sur un
échiquier.
— Non, fit Cassandre en secouant la tête, ce n’est pas cela, elle protège son monde,
c’est tout. Elle essaie de sauver l’humanité. Mais si elle devait choisir, ses enfants auraient sa
préférence.
autre monde dans le monde. Je ne sais pas comment vous le dire… Mehielle est une enfant
d’Elwhinaï comme…
Elle se tut brusquement, car ce qu’elle s’apprêtait à dire devait rester secret.
attendons de voir ce qui va se passer. Rafiel est un mage de haut niveau et je doute que
quiconque puisse lui faire du mal. Et j’aimerais pour ma part en savoir un peu plus sur ce
Tous la suivirent, seule Farielle resta un peu en arrière, inquiète pour son père. Il ne
— Il faut lui faire confiance, la rassura Mérisian. Cassandre nous a donné un début
d’explication. Ce que je peux te dire, c’est qu’Elwhinaï ou qui que ce soit, n’est pas un ennemi,
elle est différente de nous à un point que je ne saurais imaginer, mais elle ne nous fera pas
petites choses. Viens, Elena a raison, il fait froid, rentrons, un bon thé nous fera du bien.
Dans la maison, les discussions allaient bon train, tout le monde était angoissé pour
Rafiel, mais la curiosité l’emportait. Les deux nouvelles venues distrayaient les esprits. Tout
le monde voulait tout savoir sur Isthir et Lilia et les deux jeunes filles, conscientes qu’elles
questions. Assis bien au chaud, Raggart observait tous ces gens avec beaucoup d’intérêt.
Savoir qu’il avait voyagé des jours entiers avec un esprit le perturbait plus que la disparition
de Mehielle et du vieux mage. Il savait que Mehielle était étonnante, elle lui avait déjà fait des
choses plus bizarres encore, mais là un esprit protecteur, ça, il n’avait jamais vu…
Féniel passait de bons moments dans l’auberge, il y mangeait bien, la chambre était
propre et qui plus est, il n’avait pas envie de repartir, pas tout de suite en tout cas. Cette fille,
Mehielle, l’intriguait de plus en plus. Son physique pour commencer était assez particulier, il
avait glané quelques informations sur elle et savait qu’elle avait été adoptée et qu’elle était
toujours fourrée dans la forêt des Sylves, mais c’était à peu près tout. Les gens du coin
parlaient peu et il était difficile d’obtenir des renseignements valables. De plus, la jeune fille
semblait l’éviter, elle s’approchait rarement de lui pour le servir. Cette attitude pas
ouvertement hostile l’intriguait encore plus, il se demandait pourquoi elle ne l’appréciait pas.
Une autre chose l’intéressait grandement, il sentait la magie autour d’elle, quelque
chose de sauvage, d’impulsif. Oh pas une grande puissance, mais tout de même une énergie
Chose étrange, elle disparaissait souvent, ses parents lui laissaient une grande liberté.
Aujourd’hui encore, elle n’était pas là. Résigné, il alla dans sa chambre, il avait des livres à
lire, des choses à apprendre. Il possédait une mine d’informations incroyable et cela faisait
près d’une semaine qu’il apprenait sans relâche. Il devenait chaque jour plus puissant, il
maîtrisait de mieux en mieux l’énergie. Rafiel lui avait fait un cadeau merveilleux et il se
demandait parfois dans quel but. Il s’assit à son petit bureau et ouvrit un livre sur l’essence
Sitôt le repas englouti, Mehielle avait supplié ses parents de lui permettre de sortir.
Ils avaient accepté du bout des lèvres, car depuis quelque temps, ils la trouvaient encore plus
étrange qu’avant. Elle était souvent rêveuse, plongée dans ses pensées et rendait de moins
en moins service. Elle somnolait ou allait faire de longues balades. Soraya était très inquiète,
car si Mehielle avait toujours été fantasque et imprévisible, jamais elle ne s’était dérobée à
ses tâches. Et ces derniers temps, elle oubliait ou tout simplement ne les faisait pas. Allongée
sur son lit, elle semblait ailleurs. Youri, lui aussi, avait remarqué que sa fille paraissait plus
pâle, éthérée, comme si la vie s’échappait de son corps. Alors Soraya l’épiait, lui donnait à
manger de grosses parts, mais la jeune fille semblait toujours un peu plus pâle. Elle était
partie depuis plusieurs heures maintenant et ils ne pouvaient s’empêcher d’être angoissés,
Ils se tenaient l’un en face de l’autre, tristes et apeurés. Ils perdaient leur fille, ils en
étaient certains. Même Youri, qui avait toujours bon appétit, mangeait moins.
— Nous ne pouvons pas la retenir, elle n’a jamais été à nous, soupira Soraya.
— Non, nous ne pouvons pas. Mais que lui arrive-t-il ? Elle semble si lointaine, si
fragile.
— Tu sais, j’ai toujours pensé que Mehielle venait de la forêt… Des rumeurs ont
toujours circulé… Et l’amour qu’elle porte à cet endroit n’est pas normal.
— Oh, pas sur notre fille, mais tu sais la forêt, certains disent qu’elle est dangereuse,
— Ne dis pas n’importe quoi ! s’emporta Youri, notre Mehielle est une petite fille
Ils restèrent silencieux quelques instants. Lui, n’osait ouvrir la bouche de peur de la
blesser et elle, refusait de s’engager dans ce type de discussion. Mehielle était son enfant, son
tout-petit, pas une créature des forêts. Le bruit de la porte d’entrée les tira de leur rêverie,
ils se lancèrent des regards étonnés, l’auberge était normalement fermée au public à cette
heure-ci. Ils se levèrent et allèrent à la rencontre de l’intrus. Une jeune fille se tenait sur le
pas de la porte, accompagnée d’un homme beaucoup plus vieux. Chose étrange, la jeune fille
Il n’aimait pas beaucoup les intrus. Et son heure de repos était inestimable à ses yeux.
La jeune fille s’approcha, un grand sourire aux lèvres. Soraya porta une main à sa bouche
— Oui, c’est moi, affirma la voix douce de Mehielle. Je pense que vous attendez des
— Mais comment ?
— Chaque chose en son temps, maman. Allons dans la cuisine, je meurs de faim et un
bon café sera le bienvenu pour tous. Peut-être même un petit alcool, ajouta-t-elle en voyant
qu’il voyait. C’était elle et en même temps une autre, il avait toujours su au fond de lui qu’elle
Youri et Soraya se laissèrent guider tels des enfants, ils s’assirent maladroitement et
pendant que Mehielle s’affairait en cuisine, le vieil homme s’installa face à eux. Il souriait
gentiment, conscient que cette situation ne devait pas être facile pour eux. Il avait lui aussi
eu son moment de stupéfaction et il venait à peine de s’en remettre. C’était la première fois
qu’il perdait ses moyens et à cause d’une gamine, en plus ! S’il n’était pas aussi épaté, il s’en
serait offusqué.
— C’est bien elle, tenta-t-il de les rassurer, elle est juste un peu différente, mais c’est
la même. Vous aurez peut-être du mal à comprendre qui elle est vraiment, mais faites
Mehielle revint, les bras chargés. Elle posa tout sur la table, s’assit et prit les mains de
— Il faut que je vous explique qui je suis vraiment, fit-elle d’une voix douce. Tout
d’abord, l’homme qui m’accompagne s’appelle Rafiel, c’est un mage de la caste des Veilleurs-
Gardiens, il est chargé d’apprendre à de jeunes mages à apprivoiser leurs pouvoirs. S’il est
ici, c’est pour vous expliquer certaines choses qui me seront difficiles à exprimer par des
mots.
Elle fit une pause pour servir tout le monde, coupa un énorme morceau de pain, le
tartina généreusement de beurre et confiture et mordit dedans à pleines dents. C’est ce geste
— La magie ? Je pensais que seuls les nobles avaient droit d’y toucher.
— Ah…
Que faisait sa fille avec un homme de cette classe sociale ? Rafiel poursuivit.
— Je vis dans la forêt des Sylves en compagnie des autres mages de l’école et de
quelques élèves. Mais ce qui m’intéresse, c’est l’homme qui s’est installé dans l’auberge
depuis près de dix jours. C’est un homme dangereux, il faut vous méfier de lui, mais qu’il soit
— Et pourquoi ?
— Je suis celle qui doit reconstruire. Je suis Elwhinaï, enfin une partie d’elle.
— Je suis un être de magie pure, maman. Ma mère biologique m’a créée à partir de
son essence magique, celle d’Elwhinaï. Je suis devenue Elwhinaï à mon tour et un peu plus…
— Je… je…
esprit de la terre qui ne fait qu’un avec elle, elle équilibre votre monde, tempère les énergies,
mais son temps est désormais terminé, elle ne peut plus intervenir, car le temps des Éveillés
est venu. Alors pour compenser cette perte, le Façonneur de mondes lui a donné
terre. Je suis un de ces êtres, encore en sommeil, car nous sommes jeunes et inexpérimentés.
Pour nous aider à apprendre de votre monde, nous avons connu plusieurs vies pour certains
d’entre nous. Moi par exemple, je suis Mehielle de la Treille, fille du roi d’Arakan, mais aussi
Mehielle, fille de Soraya et Youri. Le temps n’a pas de prise sur nous, nous ne vibrons pas de
la même manière, ce qui explique que nous pouvons avoir de multiples apparences.
— La magie pure… la Terre, une elfe, j’existe depuis toujours sous une autre forme et
Elwhinaï ma mère m’a donné un corps pour habiter votre monde physiquement.
Rafiel s’éclaircit la gorge, la petite allait un peu trop vite. Les pauvres gens n’y
— Votre fille est un être créé pour donner vie à une autre race et pour reconstruire
un autre monde, tenta-t-il de tempérer. Celui-ci court un grand danger, depuis quelques
— Vous avez dû remarquer que les saisons étaient décalées, les moissons moins
abondantes, que les arbres fruitiers produisaient moins de bons fruits. Sans parler des
— Oui, c’est vrai, remarqua Youri, je me suis fait la même réflexion. Vous voulez dire
— Non, je crains que le mal ne soit déjà fait, nous n’y pouvons plus rien, nous pouvons
juste limiter les dégâts, moi et les miens, soupira Rafiel en secouant la tête. Votre fille, elle,
Youri et Soraya se lancèrent des regards affolés. Ils allaient tous mourir ? Qu’est-ce
— Rester ici. C’est un endroit sûr et je veillerai sur vous, intervint Mehielle. À mes
yeux, vous êtes mes parents, ceux qui ont pris soin de moi et c’est très important pour moi.
Faites des provisions, construisez une cave très grande, mettez tout ce que vous pouvez
conserver dedans.
— Comment ? Pourquoi ?
Mehielle comprenait le désarroi de ses parents, à elle aussi, il avait fallu du temps
— J’ai tant changé ? J’ai choisi cette apparence, car elle me paraît plus adaptée à la
— Non, non s’affola Soraya, tout va bien, c’est juste qu’il nous faut un peu de temps
En voyant leur mine défaite, Mehielle jugea qu’il était préférable de ne pas leur dire
qu’elle pouvait voyager dans le temps et modifier sa vie à volonté, pour avoir d’autres
identités, comme celle de Mehielle de la Treille… Elle avait découvert cela lors de son éveil
par sa mère. Étrange, les choses que l’on peut faire sans s’en rendre compte. Pendant des
années, elle avait eu d’autres vies qu’elle endossait pendant ses rêves, elle s’en souvenait très
bien maintenant, et pendant longtemps, elle avait seulement cru qu’elle avait des rêves
particulièrement vivaces. Elle était jeune et vieille, plus vieille que Rafiel lui-même, elle était
— Ici, vous ne risquez rien, continua-t-elle, la forêt des Sylves saura prendre soin des
siens.
— Mais… et l’homme ?
— Lui doit rester ici, vérifiez juste qu’il reste bien en place, expliqua Rafiel. Cet homme
a son rôle à jouer et il doit se plaire ici, suffisamment pour ne pas vouloir s’en aller avant le
bon moment.
— Nous pouvons essayer en tout cas, intervint Youri. J’ai remarqué que la forêt des
Sylves exerçait un attrait sur lui, pourtant jamais il n’est entré dedans, il se promène juste à
l’orée du bois.
— Il ne peut pas y entrer, gloussa Rafiel, la magie qui y règne est trop forte pour lui, il
— L’avantage, c’est qu’il va considérer cela comme une épreuve à surmonter, cela
— Oh je vais aller çà et là, mais rassurez-vous, ma place est près de vous, je serai
Rassurée, Soraya n’en demandait pas plus, elle se leva avec détermination, débarrassa
la table, puis sans se préoccuper des autres, elle commença la cuisine du soir. L’auberge
serait encore pleine, alors il fallait rassasier tout le monde. Youri haussa les sourcils, eut un
sourire un peu contraint et emboîta le pas à sa femme. Ils avaient besoin tous deux de se
remettre les idées en place et il n’y avait rien de mieux que le travail pour cela.
Mehielle et Rafiel restèrent assis un moment. Le mage avait encore une foule de
questions à poser à la jeune fille, mais ne savait pas par où commencer. Depuis qu’elle l’avait
emmené, il allait de surprise en surprise. Il comprenait à présent tout un tas de choses et cela
ne lui procurait pas que du bien. Il avait même la désagréable impression de n’être qu’un
pion sur un échiquier géant. Il se doutait bien qu’une puissance supérieure était au-dessus
— Comment tout cela peut-il se terminer ? demanda le vieux mage avec lassitude.
— Oh, pour simplifier, Féniel va apprendre et jouer avec des énergies qu’il ne
maîtrisera pas, Elwhinaï va se révolter et expulser ce qui lui fait mal. Certains d’entre eux
vont survivre, l’espèce humaine va de nouveau se reproduire, d’autres vont évoluer, d’autres
et reprit.
— L’être humain est appelé à évoluer, c’est dans l’ordre naturel des choses. Ceux qui
vont survivre seront parmi les meilleurs et à partir de cela, les Éveillés vont pouvoir les aider
à reconstruire ce nouveau monde. Je serai là pour les aider, je suis l’âme d’Elwhinaï, enfin en
partie.
— Je suis une partie d’elle, mais je suis autre chose, ne l’oubliez pas. Seul le Façonneur
a le pouvoir de tout arrêter, mais il ne le fera pas, il a fait un choix différent. Elwhinaï m’a
créée dans le but de donner une chance aux hommes, de continuer sans elle. Mais sauront-
ils saisir cette chance ? Je suis l’âme d’Elwhinaï, la magie de la Terre et je suis aussi l’âme de
toutes les magies. C’est son cadeau d’adieu, elle voulait que ses enfants ne périssent pas tous.
— Où est-elle ? Qui est le Façonneur ? Je ne comprends pas ce que vous êtes, avoua-t-
il dans un murmure.
— Elle est encore sur ce monde, car son œuvre n’est pas terminée. Vous êtes l’un de
ses enfants, le savez-vous ? Je veux dire, du Façonneur. Il veille sur vous depuis toujours. Et
quant à moi, je suis née il y a exactement seize ans selon votre compte à vous. Mais pour ma
mère, cela a peu d’importance, car elle n’est pas soumise à cette notion de temps. Je suis jeune
et vieille, je n’ai pas d’âge en fait, car je possède toutes ses pensées concernant ce monde et
quelques autres… Je suis le Gardien de ce monde tel que le souhaitait ma mère, j’équilibre, je
elle aussi n’avait pas eu le choix, peut-être même son sort était-il pire que le leur. Il
comprenait, sans pouvoir les admettre, les propos de la jeune fille. Il déplorait son manque
d’empathie vis-à-vis des hommes, tout en admirant sa capacité de prendre soin de deux
personnes qui lui avaient servi de parents. Pourtant, il ne pouvait s’empêcher d’aimer cette
— Vous êtes amer Rafiel, reprit la jeune fille. Ne laissez pas cette amertume flétrir
votre âme. L’homme récolte ce qu’il sème. Voyez-vous, ma mère a éveillé certains d’entre eux
pour leur permettre d’apprendre, de comprendre, mais le monde qui les entoure a été
perverti par eux. Ils se font la guerre, se haïssent, tuent et torturent les leurs avec une
barbarie sans nom. Mais ils sont aussi capables d’amour, de compassion et d’actes héroïques.
y avoir des milliers de morts et je suis loin du compte. Je ne sais pas ce qui nous attend, mais
je doute que ce soit agréable. Et vous avez raison, ils sont seuls fautifs.
Rafiel se leva, il alla se poster devant la fenêtre et observa longuement le soleil qui se
— Il est temps pour vous de rentrer, je voulais vous rencontrer, nous avions besoin
de parler et je voulais aussi vous faire part d’un pan de ma vie. Il est important que vous
compreniez que je peux moi aussi éprouver des sentiments humains, mais n’oubliez jamais
— Je suis la première née d’une race supérieure. Une fois l’âme d’Elwhinaï partie, je
serai seule devant le chaos. Toute cette planète sera touchée et je ne connais pas encore
l’étendue de la catastrophe, mais je suis prête à y faire face, car je suis devenue l’âme
d’Elwhinaï, je suis sa mémoire, on m’a créée pour cela, c’est le seul souhait qu’a émis Elwhinaï
et que le Façonneur lui a accordé. C’est pourquoi j’ai ce corps, en tout cas, sur ce monde,
— Hé si… Et votre maître de Magie, Fatick ? Lui aussi était une extension du
Façonneur. Il, elle peut prendre n’importe quelle forme et côtoyer les hommes sans qu’ils le
— Oui et non, il avait une forme d’affection pour vous, car vous étiez le premier être
né sur un monde dépourvu de magie et pourtant né magique. Vous avez trouvé la voie tout
choses sans trop poser de questions et maintenant qu’il avait certaines réponses, il se
— Vous êtes plus que cela et vous le savez bien. En ce moment, vous vous sentez trahi,
— Ils sont manipulés, tout comme moi ! répondit Rafiel avec colère. Vous pouvez
donner tous les noms que vous voulez à ce qu’elle nous a fait, le résultat est le même. Moi, les
Mehielle poussa un soupir. Elle comprenait le mage, il était difficile pour lui de
— Vous n’êtes pas concerné par ce qui va se passer sur ce monde, Rafiel. La
destruction d’Elwhinaï est amorcée depuis longtemps, mais ceux qui vont survivre vont
pouvoir décider de leur avenir. Ma mère a quitté votre monde pour vous laisser ce choix. Et
— Qu’elle aurait pu rester et continuer à tout gérer à votre place, mais son rôle n’est
pas celui-là, elle a d’autres mondes à développer, à aider à grandir. Elle laisse une chance aux
— D’autres mondes ? Je sais qu’il existe d’autres mondes, mais je ne pensais pas
— Oui, des mondes encore plus destructeurs que celui-ci ont disparu, d’autres ont
profonde la pousse à créer. Une fois l’équilibre atteint, elle porte son esprit ailleurs. Ce monde
nourricier.
Rafiel en resta bouche bée, les propos de la jeune fille venaient de pénétrer son
cerveau. Le Façonneur de mondes était le grand Tout et Elwhinaï, l’Esprit qui permettait à sa
— Ce n’est pas une femme, enfin pas comme vous le pensez, elle peut l’être, mais elle
Mehielle éclata de rire, Rafiel reprenait du poil de la bête. Il avait de nouveau son air
— Ah… Bon, je préfère cela, pourquoi ne pas me l’avoir dit avant, hein ? Si j’avais su à
qui j’avais affaire dès le départ, tout cela m’aurait semblé plus clair, plus logique. Si vous aviez
— Oh, je suis désolée, s’excusa Mehielle, une lueur moqueuse dans le regard. Il est vrai
qu’annoncer de but en blanc que sa mère est l’Esprit Nourricier de toute chose est aisé et
— Oui, eh bien… disons que je m’emporte facilement. Voilà ! Bon, je suppose que nous
nous reverrons ?
Mehielle acquiesça.
— Je viens avec vous, je dois dire au revoir à deux amies et récupérer mon
compagnon.
tourbillon. Pendant le voyage, il vitupéra un peu, pour finalement se laisser faire, elle utilisait
la même énergie que lui quand il en faisait autant, sauf que la sienne était plus intense, plus
sauvage aussi. Ils se retrouvèrent dans la clairière en un clin d’œil. Rafiel épousseta sa robe
en grognant un peu pour faire bonne mesure et partit d’un pas rageur en direction de ses
quartiers, il avait besoin d’un peu de temps devant lui avant de rejoindre les autres.
Mehielle secoua ses longs cheveux et le suivit un sourire aux lèvres. Elle avait hâte
d’entendre les explications que le mage fournirait aux siens quand il serait prêt à les
transmettre.
Gairn se réveillait par à-coups. Il vivait un cauchemar dans lequel il se retrouvait seul
et vaincu. Mais cela n’était pas possible, personne ne pouvait lui faire cela, pas à lui ! À son
réveil, il avait eu la désagréable surprise de se retrouver seul. Le campement était vide, les
salopards étaient tous partis ! Une colère noire l’avait saisi et il s’était mis à hurler comme
un dément. Saisissant son épée, il avait tranché dans le vide à grands coups de gestes
désordonnés. Il avait bataillé ainsi pendant une bonne partie de la journée avant de
s’écrouler ivre de fatigue. Il resta ainsi, le nez dans la poussière, recroquevillé sur lui-même
se souvenait de rien. Il hurla dans la nuit qu’on vienne l’aider et c’est la voix brisée qu’il avait
sombré de nouveau dans le sommeil. Son esprit fragile venait de rompre et il sautait à pieds
bavait. Le soleil était haut lorsqu’il s’éveilla de nouveau, il mourait de soif. Il avait chaud et
ses vêtements trempés de sueur lui collaient à la peau. Il se leva maladroitement et tituba à
la recherche d’un peu d’eau. Sa conscience dérangée lui hurlait que l’eau n’était pas loin, qu’il
suffisait qu’il marche un peu. Il s’effondra de nouveau à quelques kilomètres de son camp, le
corps secoué de spasmes et la tête en feu. Son sommeil fut peuplé de cauchemars où des
Gairn se réveilla encore une fois à l’aube, la gorge sèche et la langue gonflée. Il
murmurait des sons bas et discordants, mais on pouvait clairement entendre une petite voix
d’enfant appeler son père. Dans son délire, Gairn voyait son père au loin qui lui faisait signe
de venir vers lui. Il gémissait, suppliait qu’il vienne l’aider, car il n’avait plus de forces. Mais,
son père continuait à l’appeler sans venir vers lui, il pleurait, il implorait, mais Arcien restait
inaccessible.
Alors, dans un sursaut de lucidité, il se souvint, c’est lui qui avait tué son propre père
tout seul dans cette prairie, il allait mourir comme un chien. Il réalisa ses erreurs et son
Gairn eut la vision de sa mère penchée sur lui, puis celle de son père, enfin à ses côtés.
Le général Arcien tenait son fils par les épaules et l’aidait à se relever.
Celui qui fut le Chevalier Noir eut un dernier soubresaut, poussa un ultime soupir et
s’en alla, le visage enfin apaisé. Tard dans la nuit, des charognards s’occupèrent de son corps.
De leur côté, Mick et ses amis galopèrent jour et nuit afin d’atteindre le Livandaï le
plus rapidement possible. Mick les avait convaincus qu’Idriss les accueillerait avec plaisir. Ils
avaient des informations à vendre et le prince avait la réputation d’être un homme juste. Lui
les rares villages dans lesquels ils s’étaient arrêtés leur avaient fourni à peine de quoi tenir
une journée. Heureusement, ils ne manquaient pas d’eau et les chevaux avaient de quoi
Pendant qu’ils galopaient, Mick se demandait parfois s’il avait eu raison de fausser
compagnie au Chevalier Noir, des rumeurs circulaient quant à la victoire des armées de
l’empereur sur ses ennemis. Si c’était bien le cas, il ne donnait pas cher de leur peau. Il décida
de chasser ces sombres pensées et galopa de plus belle, poussant les chevaux à leur
maximum.
À deux jours de la frontière du Livandaï, ils décidèrent de faire une pause. Ils avaient
besoin de nouvelles montures et de prendre un bon repas. Ils virent un village au loin et s’y
rendirent, priant le ciel qu’il soit suffisamment grand et bien pourvu en tout. Jusqu’à présent,
ils n’avaient pas eu beaucoup de chance. Visiblement, El Casar était un gros bourg, constata-
t-il avec plaisir. Elroy, tout excité, dirigea son cheval vers l’entrée. Le jeune garçon avait
montré autant d’endurance que les autres et une bonne humeur à toute épreuve. Mick se
du village, je dirais que oui. Tu pourras toujours tenter ta chance dans l’auberge où on va
s’arrêter. Mais attention, prévint Mick, pas de grabuge hein ? Ce n’est pas le moment de nous
— Ne t’en fais pas, je sais rester discret, jubila Elroy qui s’éloigna tout guilleret.
— Il va nous mettre dans le pétrin avec ses histoires de fesses, fit la voix rauque de
Rodrès.
— Il a besoin d’un peu de distractions, cela fait des mois qu’il parcourt le continent
sans relâche.
— Comme nous tous, rétorqua Rodrès. Et toi ? Tu n’es guère plus âgé…
— Moi j’ai autre chose en tête, coupa Mick avec raideur, on verra la bagatelle plus tard,
Rodrès plissa des yeux, il se disait que le jeune homme lui cachait quelque chose, mais
quoi ? Il se promit de l’observer plus attentivement, après tout, il lui avait confié les rênes de
leur petite troupe sans savoir qui il était vraiment. Mick savait diriger, ça, c’était certain, mais
pour ce qui était du reste, il ne disait rien. Rien de personnel en tout cas.
guerrier commençait à avoir des soupçons. Il hésita un court instant avant de se décider, il
— Ma femme et mes deux enfants ont été emportés lors de la grande crue, dans la
vallée des Runes. J’ai tout perdu et j’étais désespéré, alors je suis venu m’enrôler dans l’armée
je suis dans l’armée et j’ai été marié à vingt ans, mes deux enfants étaient petits, ils ne
savaient pas nager et ma femme a préféré se laisser mourir avec eux. Voilà pourquoi les
— Je suis désolé Mick, je ne voulais pas te blesser. Mais c’est vrai qu’à te voir, on
— C’est une particularité des gens de mon peuple. Mes parents vivaient dans le nord
de Bashia, près de Zantha, ils sont venus dans l’Astrée pour le plaisir de découvrir une autre
culture, un autre peuple, cela leur a tellement plu qu’ils y sont restés. Les Bashiens sont sans
— J’ai entendu parler de ton peuple, c’est vrai qu’ils pratiquent un genre de combat
Soulagé de changer de sujet, Mick fut ravi de répondre à Rodrès. Ses parents lui
avaient longuement parlé de leur propre culture et son père l’avait même initié à cet art du
— Oui, c’est vrai, cela s’appelle le Soki, c’est une forme de combat qui utilise la force
— Et tu sais le faire ?
— Oui, un peu, mon père m’a appris quelques techniques et je me débrouille assez
s’était mis à beugler comme un âne en voyant une auberge droit devant.
animé et les passants ne les regardaient pas bizarrement, constata Mick avec soulagement.
Il avait craint que l’armée du Chevalier Noir n’eût fait des ravages ici aussi. Ils attachèrent
leurs chevaux à des potences situées devant l’auberge et observèrent les alentours.
— Ça ira, accorda Mick. Espérons juste qu’ils aient de la place. Je vais voir, restez ici.
Il allait entrer lorsque la porte s’ouvrit sur une femme grande comme un homme. Elle
— Ah je me disais, je vous ai pris pour une autre bande, fit-elle en posant le gros bâton
qu’elle tenait dans sa main. Ils sont déjà venus trois fois et à chaque fois c’est pareil, ils
— Oui, je vous comprends madame, mais nous voulons juste de quoi dormir pour une
— Alors vous êtes à la bonne adresse, s’exclama la femme avec un large sourire.
verra pour les chambres parce que va falloir vous serrer un peu. J’en ai que six non occupées
Sur ce, elle referma la porte. Interdit, Mick resta un petit moment les bras ballants sur
derrière lui, Irdun se tordait de rire et peu à peu, tout le groupe fut pris d’un fou rire colossal.
Peu à peu, les soldats se calmèrent, détachèrent les chevaux et les conduisirent dans la cour
où un jeune palefrenier les attendait. Mick lui tendit les rênes de sa monture.
— Il s’appelle Azur et j’y tiens, précisa-t-il au gamin. Tu prends bien soin de lui et je te
— Oh j’aime les chevaux moi, pas besoin de me menacer. Avec moi, ils seront bien
— Oh pour rien. Juste comme ça par curiosité. Bon, eh bien Boris, je te laisse nos
chevaux…
Mick fit signe à ses hommes de le suivre, il trouvait ces gens un peu bizarres. Mais
après tout pourquoi pas ? Ils entrèrent dans l’auberge où un groupe d’hommes était déjà
— Les chambres sont à l’étage, on paye d’avance, c’est deux pièces d’or pour le séjour,
Mick fouilla dans ses poches et trouva de quoi payer, à ce rythme il serait bientôt
fauché. Mais ils avaient besoin de repos et de quelques bons repas. Il regarda ses
compagnons et fut conforté dans cette idée. Ils avaient tous de sales têtes. Cerise leur tendit
plusieurs clés et ils montèrent à l’étage. Elroy et Sid décidèrent de partager leur chambre et
les autres allèrent dans la leur. Mick claqua la porte derrière lui et soupira d’aise. Enfin seul !
Un peu d’intimité serait la bienvenue. Sans plus attendre, il fouilla son sac et prit quelques
vêtements de rechange. Il ôta ses nippes sales, les jeta au sol et fronça le nez à l’odeur, il ne
les remettrait pas de sitôt. Il fonça ensuite dans la salle d’eau et eut la surprise de découvrir
une baignoire dotée de tout le confort moderne. Visiblement, Cerise prenait soin de ses
clients. Quelle bonne femme étrange. Un nom de fruit délicat pour un mastodonte à qui il ne
Il fit couler un bain très chaud et s’immergea avec bonheur. Cela faisait une éternité
qu’il ne s’était pas senti aussi bien. Il trempa dedans tant que l’eau fut à peu près bonne. Puis,
il se savonna avec vigueur, se rinça à l’eau froide et finit par sortir et c’est tout mouillé qu’il
tendit la main vers une grande serviette moelleuse. Le service était parfait. Il se frictionna
Il allait mieux, beaucoup mieux. Il sortit de sa chambre et alla frapper aux portes
voisines, il n’eut aucune réponse alors il descendit dans la salle commune. Ses hommes
ne rien dire, ils avaient besoin de se détendre un peu. Il commanda une chope à son tour et
trinqua avec eux. Ils se firent servir des repas et passèrent la soirée à rire, raconter des
histoires, se connaître un peu mieux. Elroy avait repéré la serveuse, une jolie petite brune
toute menue qui allait de table en table et ne paraissait pas s’offusquer de cet intérêt un peu
lourd.
Un peu plus tard dans la soirée, l’auberge se vida peu à peu et Mick monta se coucher.
Une bonne nuit de sommeil, voilà ce qui l’attendait. Il s’éveilla tard le lendemain et reposé
pour la première fois depuis longtemps. Il descendit déjeuner et ensuite il verrait bien. Peut-
être, visiterait-il un peu le village ou se reposerait-il. Il souhaitait ne rien faire, juste regarder
le temps qui passe. Rodrès descendit à son tour, suivi de Sid et d’Elroy.
— Bonjour les garçons ! clama Cerise avec bonne humeur. Bien dormi ? Le petit
déjeuner va être servi. C’est pour tout le monde la même chose, thé, café, lait, œufs, saucisses,
pain, brioche, tarte du jour, beurre et confiture, rien de plus, rien de moins, mais c’est
copieux.
— Ça nous va, fit Sid avec enthousiasme, je meurs de faim, alors je pourrais avaler
n’importe quoi.
Cerise le toisa avec un air songeur, elle en avait déjà vu des hommes étranges et ceux-
Cerise soupira et se détourna du jeune homme pour qu’il ne voie pas son sourire. Ce
Mick souriait de toutes ses dents, Elroy s’était fait remettre à sa place
matin, ils ne pouvaient pas se permettre de rester trop longtemps au même endroit, ils
Idriss était reparti dans sa capitale le plus vite possible, il fallait qu’il prépare
l’invasion de l’armée de l’empereur, car il était certain qu’il allait vouloir entrer dans le
Livandaï, l’occasion était trop belle et sa folie immense. En chemin, il eut le temps de se
remémorer la conversation qu’il avait eue avec sa mère, elle lui avait annoncé beaucoup de
choses, mais il était certain qu’elle lui en avait caché d’autres. Que voulait-elle dire par « la
disparition de leur monde » ? Et lorsqu’elle affirmait qu’il était une « clé » ? Affamé et épuisé,
il décida de faire une pause dans l’auberge de Cerise, une femme très étrange au demeurant,
mais une mine de renseignements et surtout une seconde mère pour lui. Et puis, un petit
Le village d’El Casar était encore endormi lorsque le prince franchit son seuil. Il se
sentait las et harassé. Il avait chevauché sans discontinuer pendant des jours et la fatigue
crispait ses muscles. Un bon lit serait le bienvenu. Il était passé par le village d’Arang où son
ami Davide lui avait appris d’étranges nouvelles, ses hommes avaient aperçu des cavaliers
Plongé dans ses pensées, il faillit dépasser l’auberge. Il descendit de cheval, l’attacha
et passa directement par la cour. Il connaissait bien les lieux et était toujours le bienvenu. Il
entra par la porte de la cuisine où une bonne odeur de pain chaud flottait dans l’air. Cerise
la femme pendant un petit moment et se dit qu’il n’aimerait pas être à la place de la pâte.
Soudain, une porte s’ouvrit et une jeune fille entra, elle poussa un petit cri à la vue du prince,
ce qui fit se retourner Cerise prête à en découdre. Son air revêche laissa place à une étrange
Elle déplaça sa grande carcasse vers lui et le prit familièrement dans ses bras. Elle le
connaissait depuis qu’il était tout petit et il était hors de question pour elle de se comporter
vigoureux.
toutes les années de torture que tu m’as fait subir, j’ai bien le droit à une petite compensation.
Elle l’écarta enfin de lui et le scruta longuement. Après sa mère, c’était sans doute
nous causerons.
derniers temps. Et puis, moi aussi j’ai des choses à te dire, mais cela peut attendre.
En même temps qu’elle parlait, Cerise s’était emparée d’un pain chaud sorti du four,
d’un pot de beurre, de confiture et de miel. Elle installa le tout sur un coin de la table et
s’empressa de faire du café. Puis, elle sembla s’apercevoir de la présence de la jeune fille qui
— Myrtille, ferme la bouche, ça te donne un air idiot, et viens nous préparer du café.
C’est la fille de mon frère, elle est ici depuis deux jours, elle a un peu de mal à s’y faire, mais
Idriss adressa un sourire amical à la jeune fille qui se mit à rougir furieusement. Elle
s’activa les mains tremblantes et Idriss se dit qu’elle devait être bien jeune pour réagir de
cette façon.
— Viens poser ton auguste fessier ici, lui proposa Cerise, je te prépare un bon petit
— Mon prince ne dort pas dans le même lit que ces vauriens qui fréquentent mon
auberge, oui tu as ta chambre dans mes quartiers. Qui sait ? Un jour, peut-être, en auras-tu
tu es maigre.
se resservit plusieurs fois et avala autant de café qu’il le put. Puis, repu et épuisé, il s’étira
longuement. Cerise regardait ce beau et grand garçon avec affection. Elle le considérait
comme son fils, il était l’enfant qu’elle n’avait jamais eu, un garçon sensible et généreux qui
avait trop de responsabilités sur les épaules. Des cernes sombres creusaient ses yeux et son
Le prince la suivit sans prononcer un mot, il était au bout de ses forces. Il entra par
une porte assez large et reconnut les lieux. Elle avait agrandi l’auberge depuis la dernière
fois où il était venu et à la place de l’ancienne ferronnerie, elle avait fait construire des
chambres.
— Ici, ce sont mes quartiers, j’ai trois chambres, un salon et une salle d’eau, tu peux
aller où tu veux, mais j’ai aménagé cette chambre pour toi avec une salle d’eau personnelle
et un grand lit. Voilà, tu es ici chez toi, je te laisse maintenant, j’ai du travail qui m’attend. Je
— J’ai mis des vêtements propres dans la commode, des choses que j’ai prises au
Une fois seul, Idriss referma la porte derrière lui, il était heureux d’avoir pris la
décision de faire une pause ici. Se faire dorloter un peu avait du bon. Il s’engagea directement
savoura l’eau chaude qui coulait sur ses épaules et délassait ses muscles, il se savonna
généreusement et enfin sortit du bac. Cerise avait eu la grande idée de faire installer ces
salles d’eau, une innovation bien pratique. Elles étaient encore peu courantes, mais
tout nu, il s’engouffra dans les draps du lit. Ils sentaient bon le propre et étaient doux au
toucher. À peine avait-il touché l’oreiller de sa tête que le prince s’endormit profondément.
Il se sentait en sécurité.
Dans la matinée, Cerise fit une pause pour aller voir le prince. Elle ouvrit doucement
la porte et entra. Idriss dormait, le visage serein. Ses longs cheveux noirs flottant autour de
sa tête lui donnaient un air angélique. Elle remarqua qu’il s’était étoffé depuis leur dernière
rencontre. Il avait les épaules plus larges et le corps musculeux. Elle fut tentée de le recouvrir
comme lorsqu’il était petit. Idriss avait toujours eu la mauvaise habitude de repousser ses
couvertures et draps durant son sommeil. Mais elle s’abstient de le faire de peur de le
réveiller. Elle ramassa les vêtements qui traînaient à terre. Sur ça, il n’a pas changé. Puis, elle
Dans la cuisine, les choses avançaient, les clients seraient satisfaits. Elle alla dans la
salle à manger et avisa les drôles de garçons arrivés deux jours plus tôt, ils étaient encore
attablés devant les reliefs d’un petit déjeuner tardif. Ils devaient partir aujourd’hui et à la
mine de certains, cela ne les réjouissait pas trop. Celui qui s’appelait Mick lui fit un signe de
la tête, curieusement elle aimait bien ce garçon. Elle s’approcha de leur table.
Cerise remarqua le soulagement des autres. Visiblement, ils ne voulaient pas partir,
elle réalisa que ces hommes étaient perdus. Ils ne savaient pas où aller. Des fuyards ? Elle se
Mick fouilla dans sa tunique, en sortit une bourse et prit quelques pièces. Il fronça les
sourcils puis chercha de nouveau au fond de sa bourse. Ces garçons ne roulent pas sur l’or.
Elle vit Mick afficher enfin un sourire satisfait et tendre deux pièces d’or vers elle.
Elle vit le soulagement se peindre sur le visage du jeune homme. Elle se dit une fois
de plus qu’il n’était pas un mauvais bougre. Rassurés, les autres avaient retrouvé leur bonne
humeur. Elroy lorgna Myrtille d’un œil lubrique, mais en croisant le regard mauvais de
Cerise, il s’empressa de regarder ailleurs. Amusée, Cerise s’en retourna d’un pas guilleret
dans sa cuisine. Elle fit des tartes, des tourtes, des gratins et plusieurs plats de viande avant
de réaliser qu’il était temps de dresser les tables. Les clients n’allaient plus tarder
maintenant. Elle fit appeler Matt, le jeune garçon responsable du restaurant depuis près de
deux ans maintenant, elle était ravie de l’avoir à son service. Il était honnête et travailleur,
un bon parti pour qui verrait plus loin que son visage rond et naïf.
— Oui, tout est presque prêt, encore deux ou trois tables à préparer, mais tout va bien.
— Parfait ! s’exclama Cerise. Alors toi et Myrtille, vous allez me chercher les futs de
vin et de bière chez Miche, il a tout préparé, vous n’avez qu’à prendre Grisouille et la carriole.
Myrtille, la jeune fille lui plaisait beaucoup. Il était bien conscient de n’avoir aucune chance
avec elle, mais être son ami ne serait déjà pas si mal. Il était tombé amoureux dès que son
regard s’était posé sur elle. Elle était si belle. Myrtille était dans la salle à manger, occupée à
Myrtille leva la tête et sourit à Matt, elle aimait bien le garçon. Il était gentil et correct
avec elle. Elle le trouvait juste un peu timide, mais cela lui allait bien.
Matt prépara l’ânesse et l’attacha à la carriole, la brave bête obéissait sans rechigner,
car contrairement aux idées reçues, les ânes pouvaient être dociles. Il avait les mains moites
d’angoisse et dut s’y prendre à plusieurs fois avant d’attacher la carriole correctement.
Le trajet se déroula dans la bonne humeur et peu à peu, Matt retrouva une certaine
contenance. Myrtille se montrait aimable et agréable avec lui. Soulagé, Matt était plus
détendu et Myrtille découvrait un jeune homme plein d’humour et d’esprit. Elle se surprit à
l’observer avec plus d’intérêt. Il était étonnant. Ils s’arrêtèrent devant la cave de Miche où les
tonneaux de bière et de vin les attendaient déjà. En entendant la carriole arriver, Miche sortit
de sa boutique, un large sourire éclairant sa face barbue. Il portait un large tablier maculé de
— Ah les enfants ! Toi Matt, tu m’aides à charger et toi Myrtille, prends les bouteilles
Les deux hommes se mirent au travail rapidement, pendant ce temps Myrtille faisait
des allers-retours les bras chargés de bouteilles soigneusement bouchées à la cire. Les
tonneaux furent vite chargés et les deux jeunes gens purent reprendre le chemin du retour.
— À bientôt ! cria Miche en leur faisant signe de la main. Ah Myrtille, dis à ta tante que
Myrtille hocha la tête les yeux ronds. Sa tante et Miche ? Un rendez-vous ? Elle aurait
dû se douter qu’il y avait anguille sous roche, Miche offrait toujours ses plus belles bouteilles
à Cerise et souvent, elle lui apportait des gâteaux ou des repas tout prêts. Myrtille eut un rire
— Ma tante et Miche, expliqua la jeune fille, je n’aurais jamais pensé qu’eux deux…
— C’est une bonne chose, ils sont seuls tous les deux et s’entendent bien.
— Quoi, moi ?
Matt rougit furieusement. Il ne savait plus quoi dire et souhaitait ardemment être
Et, sur cette réflexion pour le moins étrange, elle sauta de la carriole, ils étaient
arrivés. Elle empoigna des bouteilles et se dirigea vers les cuisines. Elle se sentait joyeuse
sans trop savoir pourquoi. Derrière, Matt baignait en pleine confusion, qu’avait-elle voulu
Il détacha Grisouille, la bichonna un peu et la laissa dans la cour. Elle pouvait aller où
bon lui semblait, elle revenait toujours. Il demanda de l’aide à Boris qui nettoyait les box des
chevaux. Ensemble, ils eurent vite fait de ranger les tonneaux dans la réserve et Matt put
regard de Myrtille sur lui. Il évita soigneusement de la regarder, mais cela était difficile, elle
Myrtille observait Matt avec beaucoup d’attention, ce garçon quelconque lui plaisait
de plus en plus. Cerise entra, les bras chargés de plats. Elle posa le tout sur le large buffet,
situation, elle se garda bien de faire une remarque. Ravie, elle retourna dans ses cuisines, sa
nièce ne pouvait pas mieux tomber. Tout à sa contemplation, Myrtille oublia de dire à sa tante
décider de réveiller le prince. S’il voulait reprendre un cycle normal, il devait se lever. Elle lui
prépara une tasse de café et y alla. Elle frappa doucement à la porte, puis entra. Le prince ne
dormait pas, il était assis au bord du lit, les yeux gonflés de sommeil, mais le teint moins pâle.
Il lui adressa un sourire reconnaissant. Grâce à Cerise, il avait pu reprendre des forces. Elle
lui tendit la tasse et s’assit à côté de lui sur le lit. Idriss but le café à petites gorgées, il était
— Tu m’as déjà vu nu des centaines de fois, ce n’est pas cela qui va me déranger,
répondit le prince en finissant son café et en lui tendant la tasse vide. Bon, d’accord, je vais
d’un pantalon et d’un caleçon. Puis en fouillant un peu, il ajouta des chaussettes et une veste
Idriss fit sagement ce qu’on lui demandait et posa fièrement devant elle. Il aimait ce
sentiment d’être de nouveau un enfant. Se laisser aller de temps en temps avait quelque
chose de bon.
— Tu es très beau, Majesté. Mais on ne me la fait pas à moi. Viens, allons dans la
Ils entrèrent dans la cuisine où il régnait déjà une grande activité. Les aides cuisiniers
s’agitaient dans tous les sens. Et même si Cerise faisait la plupart des plats toute seule, il
restait encore beaucoup à faire. Idriss fut étonné de voir autant de personnel, depuis la
— Je ne me plains pas, depuis quelque temps les gens viennent de plus en plus ici pour
manger. On dirait qu’ils ont besoin de contacts humains, d’une bonne ambiance, alors pour
faire face à tout cela, j’ai dû embaucher un aide cuisinier et quelques serveurs.
Elle fit signe à Idriss de s’asseoir et lui plaça une assiette garnie d’une énorme part de
tourte à la viande.
Idriss ne se fit pas prier, il commença à manger les oreilles grandes ouvertes. Cerise
avait toujours eu des informations utiles et son jugement était sûr. Le prince mangeait de
bon appétit, cela faisait longtemps qu’il n’avait pas avalé quelque chose d’aussi bon. Cerise
— Une troupe de huit hommes est arrivée il y a quelque temps, ils étaient affamés et
exténués. Depuis, ils restent dans l’auberge, sortant peu et évitant de se mêler aux villageois.
Leur chef est un jeune homme étrange, il paraît jeune, mais je crois qu’il vient de Bashia, il a
les yeux bridés comme eux, ça veut dire qu’il peut avoir n’importe quel âge. Ils portent des
uniformes de l’armée de Serthas la Noire. Tu sais, noirs avec un cœur sanglant brodé sur la
poitrine. Pourtant, j’ai l’impression qu’ils fuient. Ils n’ont pas l’air de guerriers sans foi ni loi.
Mais qui sait ? Ce sont peut-être des espions ? La frontière du Livandaï est proche et même
Cerise fit une pause, les yeux rivés sur Idriss. Elle avait noté son intérêt pour son récit.
Et en plus, son assiette était vide. Lorsqu’elle avait mentionné Serthas, Idriss avait écouté
avec plus d’attention. Il avait laissé sa nourrice continuer son discours sans l’interrompre. Il
voulait en savoir davantage. Effectivement, que faisaient ces hommes ici ? Cerise s’était levée
et avait remplacé l’assiette vide par une autre pleine de légumes et de viande. Inutile de
protester, elle ne le laisserait pas tranquille tant qu’il n’aurait pas tout avalé.
— Tu as raison pour l’empereur, ce n’est qu’une question de temps avant qu’il tente
de nous envahir.
l’erreur de procurer des vivres aux clans. Ici, nous sommes encore protégés, mais jusqu’à
quand ? Oh, les rumeurs arrivent jusqu’à nous, tu sais ! On raconte que son armée a dévasté
le clan des Arcs d’Acier et qu’une grande bataille va avoir lieu près des Deux Vallées, là où a
eu lieu le drame. Les clans se sont rassemblés, ils veulent leur vengeance et le Chevalier Noir
leur fonce droit dessus. Et j’ai entendu d’autres choses pires encore. Que signifie tout ceci ?
Idriss leva la tête de son assiette, il croisa le regard chargé de colère de Cerise. Sous
ses airs ronchons, elle avait à cœur le bien-être de ses proches. Elle se faisait du souci.
— Écoute Cerise, ce que je vais te révéler doit rester entre nous. Tu me connais depuis
suffisamment longtemps pour savoir que je ne suis pas qu’un prince. Mon réseau
d’information fonctionne bien et sans me vanter, je crois avoir le meilleur au monde. Pour
l’instant, seul le continent astréien est touché par la guerre, mais je doute que ce soit le seul
dans un proche avenir. Rathen a fait affréter des bateaux, il attend l’issue de la bataille contre
les clans pour décider de la prochaine étape de sa conquête du monde. Il est fou, tu l’as dit,
et il est entouré de gens aussi déments que lui ou plus encore. Mais ce qui est étrange dans
— Cohérence !
Noir est un gamin, il dirige une armée de plus de huit cent mille hommes au moins et ce n’est
certain Féniel, aussi fourbe et malsain que son roi. Une bande de gamins qui jouent à la
— Tu veux parler de magie noire, soupçonna Cerise, un soupçon de peur dans la voix.
— Elle n’existe plus, ils sont tous partis depuis plusieurs mois. Oui, je sais, c’est
curieux, car les mages étaient garants de la sécurité du royaume. Pourtant, ils ont disparu !
— Ils ont laissé Rathen commettre toutes ces atrocités sans même lever le petit doigt,
— Oui, je pense qu’on peut dire cela, pourtant je suis certain qu’ils ont leurs raisons.
Même Féniel a disparu et pour rien au monde, cet immonde individu n’aurait laissé
l’empereur sans surveillance. C’est lui, le principal instigateur de toute cette barbarie.
— Mais comment ?
— Et qui va contrôler un empereur fou si les mages eux-mêmes baissent les bras ?
Cerise posa les coudes sur la table et prit son menton entre ses grosses mains. Oui,
cela se tenait et pouvait expliquer beaucoup de choses. Elle se souvenait de son grand-père
qui lui racontait comment la magie avait été interdite à toute la population après qu’un
immédiatement. L’apprenti, trop jeune et incapable de contrôler une telle créature, avait
péri, et libre, le démon avait grandi en puissance et détruit tout sur son passage. Il avait fallu
toute la magie des grands mages pour le combattre et enfin le renvoyer dans son monde. Il
avait causé la mort de millions de pauvres gens. Depuis, l’étude de la magie était contrôlée et
— Cela paraît impensable, pourtant ce n’est pas si fou que cela. Que pouvons-nous
faire ?
Idriss secoua la tête, il ne savait pas trop par quoi commencer. Les prédictions de sa
mère lui faisaient croire que tout était joué, que l’humanité avait peu de temps devant elle
pour se préparer à la pire catastrophe qui soit. Il allait faire part de cette réflexion à Cerise
lorsqu’une vision fulgurante s’imposa à son esprit avec une force et une acuité terrifiantes. Il
vit des hommes et des femmes périr dans un incendie gigantesque, la terre engloutir des
villages, l’eau emporter des bateaux, la foudre briser des châteaux et il entendit des
hurlements glaçants de gens condamnés à mourir. La terre s’ouvrait sur une effroyable
coulée de lave qui détruisait tout sur son passage. Puis, tout cessa brusquement et Elwhinaï
fut plongée dans une nuit sans fin. Le prince battit des paupières et la vision cessa
brutalement. Cerise le regardait bizarrement. Elle avait déjà été témoin des visions de la
mère du prince, mais elle ne pensait pas qu’il pouvait en avoir également.
mère et l’heure n’était pas à la préparation d’une guerre, mais bel et bien à la protection de
l’humanité face à ce qui allait se produire. Il fallait qu’il retourne au Livandaï, et vite.
— Je dois partir, mais avant je dois rencontrer les hommes dont tu m’as parlé. J’ai
l’intuition qu’ils sont ici pour une raison précise. Quant à toi, Cerise, ajouta-t-il en prenant
ses mains dans les siennes, il faut que tu fasses des réserves de nourriture, beaucoup, autant
que tu le peux. De l’eau et tous les produits de première nécessité que tu trouveras. Tu as
encore un peu de temps devant toi, mais ne tarde pas. Lorsque tu sentiras la terre trembler,
reste dans l’auberge et accueille toute personne qui croira en toi, en tes paroles. Les autres
— Mais de quoi parles-tu ? s’affola Cerise qui n’avait jamais vu le prince dans un tel
état d’excitation.
— Il faut que tu me fasses confiance. Le monde d’Elwhinaï tel que nous le connaissons
va disparaître. Il ne restera que quelques survivants et je sais que cette auberge sera
épargnée. Ne me demande pas pourquoi, je le sais, c’est tout. Lorsque tu as entrepris tous ces
travaux pour aménager les sous-sols, t’es-tu demandé ce qui te faisait agir ?
— Tu as suivi ton intuition, expliqua Idriss. Elwhinaï veut protéger certains d’entre
Cerise regardait le prince avec inquiétude, elle le trouvait agité et cette histoire de
seconde chance et de fin du monde lui semblait un peu grosse. Mais elle le connaissait depuis
si longtemps qu’elle voulait lui faire confiance. Elle leva enfin les yeux sur le prince qui ne lui
avait pas lâché les mains et ce qu’elle lut dans ses yeux acheva de la convaincre. Idriss n’avait
rien d’un illuminé, il venait juste d’avoir une vision très réaliste de ce qui allait se passer.
Mais cela risque d’affoler les villageois si je commence à commander tout un tas de
nourriture.
— Dis que tu prépares une fête pour un grand événement, cela peut justifier l’achat
— Alors tout est dit. Bon, faut que j’aille travailler un peu, les clients arrivent et je
— Ne t’inquiète pas, je ferai ce qu’il faut. Et toi, mange de la tarte aux pommes, elle est
très bonne !
réflexion seul, il fallait que les clans sachent ce qui allait se passer et même s’ils refusaient de
l’écouter, il aurait au moins essayé. Il avisa une tarte aux pommes posée sur la table et s’en
coupa une belle part, il ne risquait pas d’en manger de sitôt, alors autant se faire plaisir. Il
avait vu dans sa vision des châteaux s’écrouler sur eux-mêmes et il avait reconnu le sien, c’est
pourquoi il était urgent de mettre une partie de son peuple en sécurité même s’il ne savait
Une fois seul, chez lui, Rafiel repensa à la conversation qu’il avait eue avec Mehielle. Il
n’avait pas envie de voir les autres tout de suite. Il avait besoin de faire le point. Ainsi, depuis
le début, le Façonneur s’était occupé de lui, l’avait formé et éduqué à la magie. Il repensa avec
Il était assis sur un rocher au bord de la route. Il aimait particulièrement cet endroit
qui lui permettait de voir avant tout le monde tout visiteur assez fou pour s’aventurer dans
son village. En fait, les voyageurs étaient plutôt rares à venir, mais il ne perdait pas espoir
garçon laissait son regard dériver autour de lui, il devait reconnaître que sa région était belle.
Un climat idéal toute l’année, à part peut-être en décembre où les nuits étaient fraîches, et
des forêts à perte de vue. Il aimait particulièrement cette dernière et toutes les merveilles
qu’elle contenait. Des fruits sauvages, du gibier et suffisamment de bois mort pour chauffer
les maisons quand la saison un peu fraîche arrivait. Mais tout de même, il aurait aimé voir un
peu plus d’animation, car s’il lui arrivait rarement de s’ennuyer, il devait reconnaître que de
temps en temps, une petite pointe de nostalgie lui serrait le cœur sans qu’il sache exactement
pourquoi.
Soudain, un bruit de sabots lui fit dresser l’oreille. Pourtant, il ne reconnut pas le pas
de la jument du maraîcher. Seul Julius possédait un tel animal, les fermiers avaient quelques
certaine logique, qu’un visiteur venait vers lui. Excité et heureux comme un jeune chiot, il
s’engagea sur la route caillouteuse pour aller à la rencontre de l’inconnu. Pas un instant il ne
Il faut dire que le Clos-Perdu portait bien son nom. C’était un petit village de six cents
habitants, pour la plupart des paysans, perdu au fin fond du monde. On y trouvait un
occasionnellement de restaurant aux gosiers asséchés et aux ventres affamés après une dure
journée de labeur.
Rafiel eut la satisfaction de voir son souhait le plus cher se réaliser. Un cavalier, monté
sur un superbe cheval jais, venait dans sa direction. Il fut d’abord étonné de l’accoutrement
de l’étranger. Un manteau long à capuche recouvrait entièrement son corps et une bonne
partie de la croupe du cheval. C’est à peine s’il pouvait entrevoir le visage de l’inconnu. Il
jugea l’homme assez grand, mais menu, et les mains qui retenaient les rênes étaient
recouvertes de gants noirs. Drôle d’individu, mais il ne fut nullement impressionné. Après
Rafiel eut conscience qu’il posait une question idiote car où pouvait aller l’étranger si
ce n’était à Clos-Perdu ? C’était la seule route qui menait au village. Il se traita mentalement
vers Rafiel. Il leva une main et ôta d’un geste nonchalant la lourde capuche qui lui recouvrait
le visage. Rafiel resta bouche bée devant l’apparition, il n’avait jamais rien vu d’aussi étrange
ni d’aussi beau. C’était une femme et une femme splendide, belle à couper le souffle.
D’ailleurs s’il ne se remettait pas rapidement à respirer, il allait s’étouffer. Un sourire un peu
moqueur étira les lèvres pulpeuses de la jeune femme. Visiblement, elle était habituée à ce
genre de réaction.
— Bonjour, fit-elle d’une voix chaude et agréable. Pour répondre à ta question, oui je
me rends à Clos-Perdu.
— Je peux vous y conduire si vous voulez, bredouilla Rafiel le cœur rempli d’espoir.
Fasciné, Rafiel ne put que lui adresser un sourire idiot. Il se sentait comme sur un
nuage.
femme aussi belle. Bien sûr, certaines filles de son village méritaient qu’on s’y attarde un peu,
mais aucune ne lui avait jamais fait cet effet-là. Il se dit qu’elle devait le considérer comme
un parfait imbécile, mais tant pis, c’était plus fort que lui.
Rafiel rougit jusqu’aux oreilles, mais au moins sa remarque eut pour effet de lui
remettre un peu les pieds sur terre. Il redressa les épaules et regarda Dionne droit dans les
yeux.
Rafiel en resta coi, il se demandait qui pouvait bien attendre cette superbe créature.
Il n’osait le lui demander de peur de paraître impoli, déjà qu’il avait l’air idiot, il n’avait pas
envie d’en rajouter. Il se dit que seul le maire de la ville était un personnage suffisamment
— Je vous emmène à la mairie, Garry d’Épine vous recevra, car je suppose que c’est là
— Tu supposes mal Rafiel, riposta Dionne, car j’ai rendez-vous avec Luluan, votre
rebouteux, si je ne me trompe ?
— Le rebouteux ? s’étonna le jeune garçon, mais pourquoi lui ? Il ne sait que soigner
— Non… non, bafouilla misérablement Rafiel, c’est juste que… Vous me paraissez…
Rafiel ouvrit la bouche, puis la referma d’un air maussade. Il venait de se ridiculiser
une fois de plus. Mais le pire, c’était que Dionne paraissait réellement en colère contre lui. Il
se sentit plus misérable encore, il venait de perdre la seule chance de connaître mieux cette
femme magnifique.
Il leva la tête, les yeux brillants d’espoir. Elle souriait et son visage était le plus
merveilleux du monde.
— Non, je me sens bête, ça fait deux fois que je vous déçois alors je me disais que si
rebouteux, ce voyage m’a épuisée et j’ai hâte de faire une petite pause.
— Nous ne sommes pas très loin, il habite par-là, il a une boutique pas loin du centre
du village. Vous savez, les gens le tolèrent parce qu’il soigne les bêtes et leurs enfants, mais
L’entrée du village était annoncée par un panneau tout simple posé sur le bord de la
route, juste avant la première habitation. Peu à peu, les maisons se firent plus nombreuses,
jusqu’à former un hameau fort sympathique. Les maisons étaient petites, mais confortables
où avaient lieu toutes les manifestations, fêtes et marchés que le Clos-Perdu organisait de
temps à autre. Toujours fleuri et propre, le village était un havre de paix où chacun avait sa
place. Ils passèrent devant la boulangerie et la bonne odeur de pain chaud fit gargouiller le
ventre de Rafiel, qui se rappela avoir sauté le repas de midi. Il se dit que sa mère allait lui
passer un sacré savon, elle détestait qu’il parte toute la journée sans la prévenir.
doucement à la porte, Luluan détestait qu’on le dérange, il était plutôt sauvage et son
mauvais caractère était connu de tous les enfants. Pourtant, il avait toujours fait une
exception pour Rafiel. Il l’accueillait toujours avec une certaine bonne humeur et répondait
à toutes les questions que lui posait l’enfant. Il lui avait même permis d’être son apprenti
magicien !
La porte s’ouvrit à la volée et un petit homme habillé d’une longue robe blanche fit
irruption devant eux. Ses petits yeux bridés pétillaient d’intelligence et chose rare, il souriait
regard bienveillant sur Rafiel. Entrez, entrez tous les deux, nous avons beaucoup de choses
Rafiel faillit rétorquer qu’il n’était plus un enfant, qu’il avait presque douze ans, mais
l’invitation à entrer lui cloua le bec. Intrigué, il entra à la suite de Dionne. Il aimait l’odeur de
volumes étalés sur le bureau de chêne et les nombreuses bougies qui éclairaient l’ensemble
jeta un coup d’œil sur les fioles, les bocaux et les pots contenant les onguents, des potions
que Luluan fabriquait pour soigner et guérir les habitants de Clos-Perdu. Souvent, Rafiel se
Rafiel et Dionne hochèrent tous deux la tête. Le thé de Luluan était délicieux. Et avec
un peu de chance, il serait servi avec des gâteaux. Le vœu de Rafiel fut exaucé. Le rebouteux
les fit asseoir sur des chaises un peu branlantes, devant une table couverte de livres anciens.
Il la débarrassa à toute vitesse et posa les tasses, la théière et une assiette remplie de
pâtisseries odorantes. Rafiel tendit une main avide vers l’assiette, mais une tape sèche le
— Sale gosse mal élevé, ronchonna Luluan. Je déteste quand tu fais ça et tu le sais très
bien !
bonne impression devant Dionne, mais le rebouteux ne perdrait rien pour attendre.
— Bien, passons aux choses sérieuses maintenant. Rien ne nous empêche de discuter
pendant le goûter, nous avons des affaires urgentes à traiter, révéla Dionne en regardant
Luluan eut un long soupir, ce qu’il s’apprêtait à faire était difficile, il n’aimait pas du
tout cela, mais il n’avait pas vraiment le choix. Il était au Clos-Perdu pour cette raison et le
— Pour commencer, toi Rafiel, tu vas aller chez tes parents, après avoir fini de manger
toutes mes pâtisseries, s’empressa-t-il de préciser. Tu vas leur remettre cette lettre.
Et joignant le geste à la parole, il sortit une enveloppe épaisse d’une des nombreuses
Rafiel prit l’enveloppe avec précaution, un sceau étrange la scellait. Qu’est-ce que tout
cela signifiait ? Pourquoi tant de mystère ? Il sentit intuitivement que les questions seraient
malvenues, alors il s’empressa de finir son thé et d’avaler une dernière bouchée de sa brioche
au miel.
— J’y vais tout de suite ? demanda-t-il avec l’espoir qu’on lui dise de rester encore un
peu.
— Oui, et tu reviendras dès que ton père t’aura donné la réponse. À n’importe quelle
heure, fit le rebouteux en observant longuement l’enfant qui était presque un jeune homme
maintenant.
Il soupira et signala au garçon que c’était le moment de les laisser seuls, lui et Dionne.
Un peu déçu, mais tout de même heureux de savoir que bientôt il reverrait la belle visiteuse,
il s’engouffra dans les ruelles de Clos-Perdu sans même prendre le temps de saluer les amis
de n’obtenir aucune réponse. Le jeune homme avait la réputation d’être un peu tête en l’air,
différent, mais tout le monde l’aimait ici, car il était profondément généreux et toujours de
bonne humeur. Rafiel courut jusqu’à la limite du village et aperçut enfin sa maison. C’était
couchant. Rafiel adorait regarder sa maison au soleil couchant, elle représentait à ses yeux
le summum de la sécurité et de la beauté. Il entra chez lui en coup de vent et faillit trébucher
sur sa petite sœur qui lui adressa un regard de reproche, vite démenti par un sourire
— Maman est en colère contre toi, dit simplement la petite fille. Elle t’a cherché dans
tout le village pour le repas de midi. Et papa non plus n’est pas content, crut-elle bon
Rafiel fit la moue, il haussa les épaules et prit la petite fille dans ses bras. Elle gigota
un peu pour la forme, mais entoura le cou de son frère de ses frêles petits bras.
— T’inquiète petite peste, avec ce que j’apporte comme nouvelle, ils vont vite oublier
leur colère.
Livia ouvrit de grands yeux ronds, elle se demandait ce qui pourrait éteindre la colère
de sa mère, d’autant plus que Léna était réputée pour ne pas mâcher ses mots quand l’envie
lui en prenait. Elle était impatiente de voir comment Rafiel allait se sortir de cette sale affaire.
Léna était dans la cuisine et préparait le repas du soir. À sentir la bonne odeur qui
flottait dans la cuisine, il estima que du pot-au-feu était au menu. Il en saliva d’avance. Deux
miches de pain chaud cuisaient dans le four, ainsi qu’une grosse tarte aux myrtilles. Sa mère
Sentant le regard de son fils peser sur ses épaules, Léna se retourna d’un bloc, son
regard vert brillait de colère. Elle était furieuse, mais son courroux retomba quand elle posa
mécontentement, mais se contenta de foudroyer son fils du regard. Rafiel eut un large sourire
sentant qu’il avait gagné la bataille sans même avoir levé le petit doigt.
— J’ai une lettre pour toi, de la part de Luluan. Il m’a dit qu’il attendait une réponse,
même tard, et que je devais lui communiquer, rapporta le jeune garçon d’une seule traite.
Léna essuya vivement les mains sur le tablier qui lui ceignait la taille et tendit
vivement la main. Son visage avait brusquement pâli. Inquiet, Rafiel posa doucement sa sœur
Léna hocha la tête, mais prit appui sur le dossier d’une chaise. Visiblement, elle n’allait
pas si bien que ça. Affolé, Rafiel craignait qu’elle ne fasse un malaise, Léna était dotée d’une
santé de fer et jamais il ne l’avait vue dans cet état-là. Elle tremblait et son teint était devenu
terreux. Heureusement, son père fit son entrée au moment même où Rafiel pensait aller le
chercher. Druïn était un homme robuste sur lequel on pouvait compter, enfin en temps
normal, parce que pendant les accouchements de sa femme, il perdait tous ses moyens. Il
analysa la situation en un clin d’œil. Il prit sa femme entre ses bras et la tint serrée contre lui
jusqu’à ce que ses tremblements cessent. Pendant tout ce temps, il n’avait cessé de jeter un
regard irrité sur l’enveloppe qu’elle tenait entre ses mains. Peu à peu, Léna reprit ses esprits,
suffisamment en tout cas pour réaliser que sa petite fille la regardait avec des yeux apeurés.
Ses lèvres tremblaient et ses yeux clairs brillaient de larmes contenues. Rafiel semblait un
peu rassuré par la présence de son père, mais l’attitude de sa mère l’inquiétait. Elle leur
concerne tous les deux. Enfin l’un de vous deux, ajouta-t-elle avec un sanglot dans la voix.
Rafiel et Livia s’entre-regardèrent, mais firent ce que leur mère demandait. Léna posa
l’enveloppe devant elle, bien à plat sur la table et s’assit à son tour, seul Druïn préféra rester
debout. Il se contentait de foudroyer l’enveloppe d’un air mauvais. Rafiel se sentait tout à
coup moins heureux, une peur insidieuse venait de s’engouffrer dans sa vie et il n’aimait pas
— Cette enveloppe est porteuse de tristesse, commença-t-elle d’une voix faible, car
Avant que Rafiel ou Livia n’aient pu dire quoi que ce soit, elle leva la main pour les
faire taire.
— J’ai besoin de tout mon courage pour dire ce qui doit être dit, les questions
viendront ensuite.
Elle posa une main fébrile sur l’enveloppe et reprit son monologue.
Elle baissa la tête et une nappe de cheveux blonds lui recouvrit la moitié du visage.
— L’un de vous deux devra nous quitter ce soir. La prophétie parlait d’un enfant du
village, mais personne ne savait de qui il s’agissait. Depuis toujours, nous savions que l’un
des nôtres serait désigné, Luluan nous avait prévenus. Mais cela fait si longtemps que nous
avions oublié, enfin décidé d’oublier. Dans l’enveloppe, se trouve le nom de celui qui doit
partir et j’ai peur, car je ne veux perdre aucun de vous deux, conclut-elle en s’effondrant en
Ahuris, Rafiel et Livia regardaient leur mère pleurer, ils ne l’avaient jamais vu faire ça,
l’affaire devait être très grave. Comme sa mère ne reprenait pas la parole, Rafiel jugea que le
moment des questions était peut-être venu. Il interrogea son père du regard, ce dernier lui
— Insensé, oui ! fit-elle avec véhémence en reniflant sauvagement, mais c’est ainsi. Il
est dit qu’un jour un enfant serait désigné pour devenir un grand mage, le plus puissant que
la terre d’Elwhinaï ait porté. Que cet enfant serait désigné par la venue d’une visiteuse
étrangère à notre village. Mais jamais il n’a été précisé de quel enfant il s’agissait, fit-elle en
regardant Rafiel droit dans les yeux. Il est dit aussi que le jour venu, une enveloppe serait
adressée au rebouteux et que celui-ci saurait à qui la donner. Mes pauvres enfants, il s’agit
de nous, de notre famille, le destin a désigné l’un de mes enfants, acheva-t-elle en s’étranglant
de douleur.
Léna secoua la tête, elle ne pouvait croire qu’une petite fille de six ans puisse être
l’élue, celle qui serait un mage puissant. Elle refusait de croire cela, tout comme elle refusait
de croire que son fils puisse l’être aussi. La prophétie devait se tromper, c’était évident. Mais
son cœur lui criait le contraire et tout au fond d’elle, elle savait depuis longtemps déjà que
son fils lui serait retiré un jour, elle l’avait su dès sa naissance, pour être honnête.
Elle observa longuement Rafiel, ce garçon si étrange parfois, qui possédait l’art de
que la moyenne des hommes de Rinaë, il avait une chevelure particulière, longue et soyeuse,
mais surtout d’une étrange couleur, d’un blanc de neige avec de beaux reflets verts et violets.
Déjà là, elle aurait dû se douter que son fils était hors norme, mais elle avait fermé les yeux
refusant de croire l’inévitable. Puis, Rafiel avait grandi et sa personnalité particulière s’était
affirmée, il aimait l’étrange, tout ce qui était inexplicable et espérait un jour devenir un grand
rebouteux. Il s’était lié d’amitié avec Luluan et le vieil homme, pourtant réputé pour son
mauvais caractère, avait accueilli l’enfant avec bonne humeur. Oui, depuis le début elle savait
que son fils était différent, la vérité sautait aux yeux, mais comme toutes les mères, elle avait
préféré taire cette angoisse tapie au fond de son cœur. Elle n’avait pas besoin de lire le nom
caché dans l’enveloppe, elle savait que son fils était destiné à une autre vie.
— Non ce n’est pas toi Livia, soupira Lena avec un pauvre sourire… Ce n’est pas toi.
Elle se leva et alla prendre la petite fille dans ses bras. Elle aurait aimé prendre Rafiel
contre elle, le serrer fort dans ses bras, le retenir. Mais elle savait que tout cela était inutile,
que de toute façon, son destin était scellé. Rafiel devait partir, loin d’eux, pour toujours sans
doute. Elle serra Livia plus étroitement contre elle pour puiser un peu de force dans ce petit
corps si confiant.
Druïn, qui était resté silencieux jusque-là, tendit une main vers l’enveloppe. Il l’ouvrit
d’un geste sec et sortit un petit papier plié en deux. Léna retenait son souffle et Livia avait
enfoui son petit visage dans le cou de sa mère. Seul Rafiel attendait avec impatience que son
père lise le prénom de l’élu. Druïn sentit ses yeux s’embuer, il allait devoir faire la chose la
plus difficile de sa vie. Son fils unique devait partir, son Rafiel allait les quitter.
partir de ce soir, tu ne nous appartiens plus. Luluan t’en dira plus, mais ce que je peux te dire,
c’est que tu dois partir loin de nous et ce, pour un très long voyage.
Druïn baissa la tête pour reprendre un peu de contenance, il ne voulait pas montrer à
son fils à quel point il souffrait, il voulait que Rafiel parte sans trop de douleur. Il releva la
tête et croisa le regard limpide de Rafiel et ce qu’il lut dans ces yeux si purs lui brisa le cœur.
Son fils n’était déjà plus là. Rafiel acceptait son destin sans rechigner, plus que cela, il était
comprenait trop bien. Druïn en ressentit une peine immense, mais finalement c’était peut-
— Je vais te préparer un sac de voyage, annonça Léna d’une voix morne, tu iras
Rafiel était confus, il se sentait heureux de partir, il en rêvait depuis longtemps, mais
il était triste de laisser ses parents et sa sœur. Il ne comprenait pas très bien pourquoi il
devait s’en aller, mais comme il voulait vivre des aventures, cela tombait plutôt bien. Et puis,
il était content de savoir que la belle jeune femme était venue pour lui. Il avait envie de poser
des tas de questions, mais il sentait que ses parents n’en diraient pas plus. Il avait hâte de
partir, mais la peine de son père lui broyait le cœur. Il sentait aussi que sa peine aurait dû
être plus intense, plus forte, mais il n’arrivait pas à évacuer tous les sentiments confus qui
l’habitaient. Sans qu’il ne sache exactement pourquoi, il sentait confusément qu’il ne verrait
pas sa famille de sitôt. Mais lorsqu’il aurait vu assez le monde, il reviendrait ici près d’eux,
c’est sûr.
miche de pain, de la viande fumée qu’elle mit dans un sachet, du fromage, des gâteaux secs
et quelques fruits.
— Je t’ai mis de quoi te changer pour plusieurs jours et une cape neuve. Tu as aussi
Elle posa le sac sur la table de cuisine et regarda son fils les bras ballants. Ce fut lui
qui s’approcha de sa mère et l’enlaça fougueusement. Il souffrait, mais sans doute pas autant
qu’elle. Il n’envisageait pas encore toute la portée de cette séparation. Pour lui, l’aventure
lourdement, mais il fallait qu’il l’apprenne par lui-même. Il embrassa sa mère sur la joue et
la tint serrée encore un moment sur son cœur. Léna crut qu’elle allait défaillir, mais elle eut
Enfin, Rafiel se détacha de sa mère, fit un gros câlin à sa petite sœur qui pleurait à
chaudes larmes et enfin, se tint face à son père. Druïn regarda longuement son fils et un
sourire triste vint effleurer le visage honnête et bon. Alors il prit Rafiel par les épaules et le
serra fortement contre sa poitrine. Rafiel étouffa un sanglot, sentant que par cet acte, son
père acceptait son départ. Druïn le repoussa doucement et l’embrassa doucement sur le
front.
Il se dirigea vers un petit coffre de bois, l’ouvrit et en sortit une petite bourse de cuir
pécule pour ton voyage. Ce sont des pièces d’or et d’argent, alors prends-en soin et ne
dépense pas inconsidérément. Je pense que cela devrait couvrir tes dépenses pour tout ce
que tu as à faire.
Rafiel avala plusieurs fois sa salive, il ne savait que dire. Son père venait de lui faire
un cadeau précieux. Cet argent aurait pu servir à des choses plus urgentes et pourtant, son
père lui offrait une grande partie de ce qu’il avait durement économisé toute sa vie. Sentant
— Cela n’entamera pas notre capital, j’ai prélevé cet argent sur le fruit de ton labeur,
les ventes que tu as faites sur le marché, les volailles vendues et quelques bonnes affaires
m’ont permis d’arrondir ton pécule. Prends cet argent, il est à toi et ce, depuis que tu es né.
Va mon fils et ne nous oublie pas. Nous attendrons ton retour, ta mère et moi, alors ne tarde
pas trop.
Rafiel sentit les larmes lui brûler les yeux. Il prit la bourse d’une main tremblante, la
fourra dans sa chemise et empoigna son sac à dos. Il n’y avait plus rien à ajouter et plus il
tarderait, plus la séparation serait difficile. Il posa un dernier regard sur son père et sa mère,
La petite fille renifla bruyamment, puis serra fort son frère contre elle.
Rafiel se leva d’un bond, traversa la cuisine à grandes enjambées, ouvrit la porte sans
lui était trop pénible. Il traversa le village dans un état second et se retrouva devant la porte
de Luluan presque par hasard. Il eut à peine le temps de frapper qu’elle s’ouvrît.
— Bien, bien, fit Luluan en le regardant sous le nez. Cela a été difficile, mais rassure-
Trop ému pour répondre, Rafiel se contenta de hausser les épaules. Il voulait partir
— Nous pouvons prendre la route dès ce soir, affirma Dionne d’une voix veloutée, la
nuit est belle et les bagages sont prêts. Ainsi, notre départ passera inaperçu et les choses n’en
Rafiel ne se demanda pas pourquoi ils devaient passer inaperçus, pas plus qu’il ne vit
le regard inquiet qu’échangèrent Luluan et Dionne. Luluan prit un sac à dos guère plus gros
qu’un sac à main, le balança sur ses épaules maigres et poussa tout le monde dehors. Il prit
grand soin de souffler les bougies, d’éteindre le feu et de fermer les volets et la porte à double
tour. Content de lui, il sourit largement à ses compagnons et s’engagea sur les pavés d’une
Dionne eut un sourire ironique, mais ne fit aucun commentaire. Elle prit Rafiel par le
— Oh, il broute dans l’herbe à la sortie du village. Ne t’en fais pas, Furyo est un cheval
sais pas encore. Mais ce que nous faisons ce soir est nécessaire et tu n’es pas là par pur
hasard. Tu fais partie d’un grand dessein et les choses te seront révélées au fur et à mesure.
Sache que tu n’es pas seul, que je resterai avec toi quoi qu’il arrive.
— Bien vrai ? Vous n’allez pas m’abandonner dans une ville immense remplie de
brigands ? Alors, qu’allez-vous faire de moi, si ce n’est pas indiscret ? Et Elwhinaï, c’est où ?
Dionne réprima un sourire. Elle trouvait ce garçon charmant, un peu naïf, mais
tellement mignon.
— Nous avons d’autres ambitions pour toi, répondit-elle simplement. Mais je ne peux
t’en dire plus, il faut que tu découvres certaines choses pas toi-même. Et en ce qui concerne
— Bien, alors pour résumer, je suis sur la route avec une parfaite inconnue et je suis
l’élu d’une prophétie nébuleuse pour aller dans un endroit tenu secret.
il faut avancer, j’aimerais atteindre Rhinian dans la matinée. J’ai des choses à y faire et
— Nous y serons Luluan, promit Dionne. Le jeune garçon est robuste et endurant,
nous allons bien avancer cette nuit et puis s’il se sent fatigué, Furyo pourra toujours le
transporter un peu.
C’est ce moment-là que choisit le superbe étalon pour venir à leur rencontre. Il frotta
— Plutôt mourir que de monter sur ce cheval, grommela le garçon dans sa barbe.
Au bout de quatre heures de marche, Rafiel titubait de fatigue, il n’en pouvait plus,
mais serrait les dents pour ne rien montrer. Il se serait tué plutôt que de monter l’étalon
couleur jais. Pour être tout à fait honnête, il ne savait pas monter à cheval et avait une peur
bleue de devoir essayer. Mais la fatigue aidant, il commençait à trébucher si souvent que
— Nous devrions faire une pause, intervint Luluan d’une voix posée. Le gamin n’en
peut plus et ça ne nous fera pas de mal de manger un morceau. On peut piquer un roupillon
pour une heure ou deux et puis repartir. Je doute fort que Rhinian disparaisse pendant la
nuit, elle sera encore là demain et nous aussi, contra Luluan avant que Dionne n’eût le temps
La jeune femme rechigna un peu pour la forme, mais conduisit la petite troupe jusqu’à
un endroit un peu éloigné de la route et surtout, à l’abri des regards. Dionne prit un sac
accroché à la selle de Furyo, l’ouvrit et fouilla dedans pour en ressortir un pain encore frais,
du fromage et des fruits secs. Pendant ce temps, Rafiel s’était vautré dans l’herbe et observait
— Un tout petit feu, l’enjoignit Dionne, cela ne sert à rien de nous faire voir
maintenant.
Sans attendre la réponse, il fouilla dans son minuscule sac à dos et en sortit une
casserole, de l’eau et un sachet de thé. Il fit chauffer l’eau et attendit patiemment que l’eau
bouille.
Luluan eut un sourire malicieux, il jeta un œil expert sur l’eau frémissante avant de
— Ça n’a pas le même goût. La magie affadit les choses, elle les rend plus lisses, seule
douce torpeur. Tout ce qu’il savait, c’était qu’il était ivre de fatigue et qu’une petite sieste lui
ferait le plus grand bien. Pas un instant il ne s’étonna de son étrange attitude. Il était resté
passif, presque amorphe face à cette situation qui aurait pourtant dû l’interpeller davantage
Luluan regarda son protégé cligner des yeux pour enfin s’assoupir. Il attendit un
moment encore et estima Rafiel suffisamment endormi pour discuter un peu avec Dionne.
ça intéressant…
— Oui, vraiment, c’est une façon plutôt sympathique de manipuler les gens. Ils ne
souffrent pas et sont plutôt conciliants, cela me rendrait de grands services, ajouta-t-il en
— Oh là tout doux, je disais juste ça comme ça, mais enfin si tu insistes, on ne va pas
— Ouais, ronchonna Dionne, je préfère qu’on en reste là. Dis-moi, fit-elle en levant les
— C’est ainsi que le petit me connaît et j’avoue que c’est un déguisement bien utile
pour l’instant. Tu sais, avant j’effrayais les gens, maintenant je les laisse indifférents dans le
— Je vois, mais pourquoi te faire appeler Luluan ? Moi je trouve que Herras était très
bien, enfin c’est toi qui vois, c’est ton problème après tout.
Il posa un regard perplexe sur Rafiel, il ne comprenait pas très bien ce qui pouvait
tant attirer le maître chez le jeune garçon. Luluan, qui le connaissait depuis sa plus tendre
enfance, avait parfois du mal à saisir cet engouement. Rafiel avait quelques qualités, c’était
certain, mais rien de bien folichon non plus. C’est vrai que son physique détonnait, il n’était
cela pouvait arriver, on avait déjà vu bien pire sur Rinaë, des cheveux rouges, verts et même
jaunes alors ce n’est pas ça qui pouvait choquer, non ce qui détonnait chez Rafiel, c’était
— C’est ça !
— Et ?
Dionne eut une moue dubitative, elle connaissait Luluan depuis de très nombreuses
années maintenant, mais elle l’avait rarement entendu émettre une opinion aussi peu
convaincante. Pour sa part, elle avait une autre version, mais cela ne concernait qu’elle. Si
elle avait jeté son dévolu sur Rafiel, c’était pour une excellente raison…
Rafiel sortit de sa rêverie, il se souvenait très bien de cet épisode de sa vie et même
au-delà. Ils avaient voyagé longtemps, restant rarement au même endroit. Ils avaient
rencontré Elena, Aleth, India, Elfin, au fur et à mesure de leurs pérégrinations. Dionne savait
toujours où aller… Dionne et le Façonneur, une seule et même personne, comment n’avait-il
pas fait le rapprochement ? Et Luluan ? D’ailleurs, qui était-il vraiment celui-là ? Et Herras,
ce géant blond plutôt discret sur son passé ? Sans parler des autres, qu’il avait découverts au
cours de son apprentissage. Le dernier venu, Arren, était une exception et cela ne manquait
zones d’ombres et si Rafiel avait une petite idée de ce que fomentait le Façonneur, il était loin
d’en saisir toute la trame. Une question cependant le taraudait plus que tout, quelle était leur
mission à eux, les Gardiens-Veilleurs ? Rafiel soupira, trop de questions et pas assez de
réponses.
Seul dans sa chambre, Féniel apprenait. Il lisait jusqu’à ce que ses yeux brûlent de
fatigue, puis il allait se restaurer et recommençait jusqu’à l’épuisement. Il sentait qu’il était
sur le point d’aboutir à quelque chose d’important. Les premiers jours de son arrivée, il avait
cherché à entrer en contact avec la jeune fille de l’auberge, mais elle n’était jamais là, alors il
avait laissé tomber tout en gardant l’idée qu’il fallait qu’il en sache plus sur elle. Elle était
trop différente de toutes les filles qu’il connaissait et cela l’intriguait. Mais il avait quantité
de travail devant lui et peu de temps alors il s’affairait à sa tâche sans discontinuer. L’endroit
l’absence d’un autre mage pour discuter de certains points obscurs, mais finalement il s’en
Il lisait un livre très ancien dont les pages craquaient à chaque manipulation. Cet
ouvrage traitait d’une magie très ancienne, basée sur l’énergie de la matière. Cela laissait
entendre que son utilisation comme artefact ou catalyseur pouvait renforcer sa puissance.
Mais de quelle matière était-il question ? Féniel chercha, mais ne trouva rien de bien probant.
Il allait laisser tomber lorsque ses yeux se posèrent sur une petite note écrite à la main au
bas de la page. Il aurait juré n’avoir rien vu auparavant ! Il devait être plus fatigué qu’il ne le
fois pour être certain de ce qu’il comprenait et peu à peu, le sens des mots lui parvint
parchemin neuf, il valait mieux être prudent. Il s’appliqua de son écriture fine et régulière et
« L’énergie de la Terre est une énergie issue des profondeurs, de ses entrailles. Un passage
dans les grottes d’Elime te conduira à sa source dans les confins de la forêt des Sylves. Méfie-
toi de cette puissance, car une mauvaise manipulation nous conduirait tous à notre perte… »
Féniel resta un moment immobile, les sens en éveil, il venait de tomber sur quelque
chose d’important, il en était certain. Il regarda par la fenêtre, il était déjà tard pour aller faire
un tour dehors. Il ne connaissait pas assez la région et risquait de se perdre. Il fallait d’autre
part qu’il se prépare pour son exploration. Il se renseignerait auprès de l’aubergiste pour
commencer. Comme l’heure du repas approchait, cela lui donnerait une bonne occasion de
s’aérer un peu la tête. Il enfila une veste, s’arrangea un peu les cheveux et enchanté de sa
À cette heure-là, les clients commençaient à arriver, mais Féniel n’eut aucun mal à
trouver une place libre au bar. Youri s’affairait auprès des clients et servait chope sur chope.
Youri savait qu’il manquait de chaleur avec ce client, mais cet homme lui donnait la
chair de poule sans qu’il sache exactement pourquoi. Il était toujours aimable, propre sur lui,
payait sans rechigner et ne demandait jamais rien d’extravagant. Pourtant, quelque chose en
Youri lui adressa un regard surpris, pourquoi voulait-il savoir cela ? Personne ne
s’intéressait à ces vieilles grottes depuis longtemps. Elles avaient même la réputation d’être
— Faut prendre la grande route, celle qui mène à la sortie sud-ouest du village.
Ensuite, vous devez traverser la forêt des Sylves pendant un très long moment dans le sens
de la longueur. Vous n’irez pas profond dans la forêt, mais méfiez-vous, elle est dangereuse.
Lorsque vous arriverez près du ruisseau du Guet, vous verrez un panneau, vous ne pouvez
pas le louper, il est assez grand et vous apercevrez un petit chemin un peu escarpé, sur votre
gauche, il faut le prendre sur près de cinq kilomètres. Il est assez bien tracé et si vous restez
sur ce chemin, vous ne pouvez pas vous perdre. À sa sortie, tout au bout, vous verrez un amas
de roches assez haut, recouvert de mousse. Si vous arrivez à vous frayer un passage dans
tout ça, vous pourrez entrer dans les grottes. Mais plus personne n’y va, c’est trop dangereux,
il y a eu des morts et des blessés à cause des éboulis. Ce sont de vieilles grottes, vous savez.
Et puis la forêt n’a pas une bonne réputation, alors la traverser... je vous conseille la prudence.
— Ah ça, j’en doute, rétorqua Youri, mais si vous voulez mon avis, faites attention, car
— Oh, Youri se gratta la tête, une bonne quinzaine à mon avis. Je ne saurais trop vous
dire, cela fait longtemps que personne n’y a mis les pieds.
— Hé Youri ! le héla un client. Quand tu auras fini de faire causette, tu pourras p’têt
me servir à boire !
— Une dernière chose, ajouta Féniel, conscient du malaise de Youri. Votre femme
Féniel resta un moment assis les yeux dans le vague, sirotant son eau-de-vie. Pas
mauvaise, se dit-il. Il avait hâte d’être le lendemain matin. Il sentait l’énergie affluer en lui, il
était de nouveau en action, sur le qui-vive. Il eut un sourire carnassier il était enfin près du
Dans le fond de la salle, un couple âgé observait discrètement Féniel. La femme buvait
un thé chaud tandis que son compagnon savourait une bière bien fraîche. Ils étaient tous
deux unis par une même pensée et conscients de partager un lien unique. Elwhinaï posa sur
— Une dernière visite à ta petite-fille et nous quitterons cette Terre. Es-tu toujours
— C’est l’un des mages de Serthas la Noire, le plus sombre d’entre eux, celui qui doit
— Pourquoi lui ?
— Il était prêt. Lui ou un autre… Quelle importance ? Il fallait juste être assez négatif
Elwhinaï prit tendrement la main de Rufus dans la sienne. Il ne comprenait pas encore
tout, il était très humain par bien des côtés, mais il ne la jugeait pas, il cherchait juste à saisir
— Ceci n’est que le commencement d’autre chose, les hommes doivent apprendre
pour ne pas recommencer leurs erreurs. La Terre souffre et il est trop tard pour revenir en
arrière.
— Tu n’aurais… commença Rufus, avant de réaliser ce qu’il allait dire. Non, bien sûr
Il soupira, il venait de comprendre avec une infinie tristesse que l’homme avait creusé
sa propre tombe.
Ils se levèrent et s’en allèrent aussi discrètement qu’ils étaient venus. La note dans le
livre apparue et recopiée avait fait son office. Il était temps pour l’ouvrage de disparaître à
nouveau. Féniel sortit de sa rêverie et remarqua le couple âgé qui quittait l’auberge. Il eut un
rictus de dégoût, il détestait les vieux. Il finit son verre d’un trait et se leva du tabouret, il
avait faim. Il se rendit dans la salle à manger où sa table était déjà dressée. Il s’assit avec
toujours ce moment de détente. Soraya vint elle-même prendre sa commande. Elle fut
aimable, mais soulagée lorsqu’il eut terminé. Par la suite, un serveur vint lui apporter ses
plats. Féniel ne s’en plaignait pas, il aimait être en paix. Et savoir qu’il avait un but pour le
Il termina son repas avec enthousiasme, regagna sa chambre et alla directement à son
petit bureau jonché de livres. Il prit le parchemin, relisant avec volupté les mots qu’il avait
recopiés. Il chercha des yeux le grimoire en question, mais il n’était plus là. Il fouilla un peu,
remua quelques livres sans conviction. Soudain, l’envie de le retrouver le quitta et il posa un
regard étonné sur la note qu’il tenait dans la main. Mais d’où sortait-il cela ? Sans doute du
fouillis qui gisait sur son bureau. Il haussa les épaules, lut avec intérêt la missive, soupira de
contentement, la posa sur sa table de nuit, se déshabilla et se coucha. Il était encore tôt, mais
Féniel se réveilla bien avant le lever du soleil. Il rangea sa chambre, mit en sécurité
ses livres et artefacts précieux et protégea le tout d’une formule. Rassuré, il se prépara un
sac pour le voyage. Il choisit une couverture bien chaude, une pelisse de fourrure, des
vêtements de rechange, de quoi faire du feu, un couteau et des bougies à combustion lente.
Il ajouta deux ou trois petites choses utiles et le referma. À six heures du matin, il était prêt,
il descendit dans la salle à manger en espérant que ses victuailles soient prêtes. Il voulait
déjeuner et partir aussitôt. Il n’aimait pas attendre quand il avait un but à atteindre.
La salle à manger était vide et sombre, personne ne semblait levé. Agacé, il se dirigea
vers le bar, peut-être que là, il aurait plus de chance. Effectivement, Youri s’activait déjà à
remplacer les tonneaux vides, il vit le jeune homme et avant que ce dernier ouvre la bouche,
il lui conseilla d’aller dans les cuisines. Il était encore tôt et rien n’était vraiment prêt.
— Soraya est en train de confectionner le déjeuner, elle a aussi préparé votre sac de
vivres. Allez-y, elle vous attend, elle se doutait bien que vous voudriez partir très tôt.
Féniel se retint de remettre cet homme à sa place. Lui, dans une cuisine ? Puis il
comprit que l’homme cherchait seulement à lui rendre service et que les déjeuners n’étaient
jamais servis aussi tôt. D’humeur maussade, il pénétra dans la cuisine où une bonne odeur
de café et de pain grillé flottait dans l’air. Il décida de faire avec, après tout un bon repas
serait le bienvenu. Soraya l’accueillit avec un sourire, c’était une femme gentille qui
s’efforçait toujours d’être aimable. Pourtant elle ne m’aime pas, quel comportement étrange.
Lui, quand il n’aimait pas une personne, il le montrait, il ne jouait pas à être gentil. Il ne
en lui montrant une chaise. Je vous apporte de quoi vous restaurer. Désolée de vous accueillir
ici, mais ce sera plus simple pour vous et plus rapide aussi de déjeuner dans la cuisine. Et
Tout en papotant, elle posa devant Féniel un pot de café chaud et des tartines de pain
grillé. Elle ajouta du sucre, du beurre et de la confiture, puis elle s’éclipsa discrètement. Elle
avait à faire au bar et surtout elle ne souhaitait pas tenir compagnie à Féniel qui ne s’en
formalisa pas, il aimait la solitude. Il déjeuna en toute tranquillité et savoura ce qu’il mangea.
Il termina sa tasse de café et se leva. Il était prêt à partir. Soraya revint au moment où il se
— J’ai préparé ce sac pour vous, fit-elle en lui tendant un paquet volumineux. Youri
m’a dit que vous partiez dans les grottes, alors il y a de quoi vous nourrir pour plusieurs
jours, quinze exactement si vous êtes raisonnable. Rien ne périme, vous ne mourrez pas de
faim.
— Je vous remercie.
Il prit le sac et s’en alla sans plus tarder, impatient de découvrir cette fameuse énergie.
Inconscient des risques qu’il prenait, Féniel partait, certain de découvrir l’essence de la
sous ses doigts. Rassuré et conforté dans son opinion, il sangla ses deux sacs ensemble, puis
il plaça le tout sur son dos. Un peu lourd, mais cela irait. Et puis il pouvait toujours avoir
dans le lever du soleil. Il avait au moins cinq bonnes heures de route avant d’arriver aux
grottes.
Soraya et Youri regardèrent l’étranger partir, ils avaient l’étrange sentiment qu’ils ne
le reverraient plus de sitôt. Aller dans les grottes était suicidaire, personne n’en revenait
jamais, elles recelaient trop de dangers. Youri haussa les épaules, il l’avait informé des
dangers qu’il courait, que faire de plus ? D’autant que l’homme semblait être le genre
d’individu à faire ce qu’il voulait sans se préoccuper de l’avis de quiconque. Soraya vint taper
sur l’épaule de son mari qui regardait la porte d’un air songeur.
— Fini de rêver, il est temps de se remettre au travail ! Et puis, j’ai dans l’idée que cet
homme a plus d’un tour dans son sac, ne te fais pas de souci pour lui.
— Oh, je ne m’en fais pas, contredit Youri, je suis juste un peu étonné. Que peut-il bien
ne désemplissait pas depuis quelque temps. Les affaires n’avaient jamais été aussi bonnes…
Féniel trouva son rythme de marche rapidement. Le vent était frais et suscitait chez
lui un sentiment de bien-être et de liberté. S’il s’était laissé aller, il se serait senti presque
heureux. Il marcha deux bonnes heures avant de faire une pause. Il commençait à avoir chaud
et soif. Il avisa un gros rocher posé sur le bord de la route et s’assit. Il fouilla dans son sac et
en sortit une gourde d’eau. Il but avidement une longue gorgée et regarda autour de lui. La
encore rencontré âme qui vive. Cela dit, il était encore tôt. Il était entouré d’arbres, ici la forêt
était dense et feuillue. De temps en temps, il entendait un cri, des grattements et supposa que
la forêt devait giboyeuse. Le soleil dardait ses rayons et une chaleur douce sur son visage, il
se sentait bien…
Soudain, le sentiment d’être observé, épié, le saisit. Il tourna la tête en tous sens, mais
il ne vit rien. Sans doute un effet de son imagination… La forêt était si profonde… Il se traita
d’imbécile et se leva. Il était temps de continuer son chemin s’il voulait arriver avant le début
derrière lui. Le sentiment d’être scruté avec insistance ne le quittait pas. Sans doute un animal
Féniel eut encore cette impression pendant un moment, puis elle cessa brusquement,
l’animal s’était sans doute lassé. Il marcha encore un long moment. Il avait ôté sa veste et
avait bu plusieurs fois. Il consulta l’heure, cela faisait plus de quatre heures qu’il marchait et
il avait faim. Il repéra un coin d’herbe un peu en retrait de la route et estima que cela ferait
un bon endroit pour un pique-nique. Il fouilla dans le sac de Soraya et découvrit des tomates
bien fermes, des œufs durs, du pain, du fromage et des fruits. Il se confectionna un sandwich
et mordit dedans à pleines dents. Il fit glisser le tout avec une grande gorgée d’eau, se coupa
un morceau de fromage et prit une belle pomme. Il avala le fromage comme un affamé et
garda la pomme pour le trajet. Il rangea ses affaires et reprit la route, la sensation d’être
En route, il croqua dans la pomme, il se sentait un peu moins euphorique, mais l’envie
son hostilité. Il se dit qu’il se faisait des idées, mais cette impression ne le quittait pas. Lui qui
gardait la tête froide en toute situation sentait que celle-ci le dépassait. Il aurait peut-être dû
se renseigner un peu mieux sur cet endroit. Il aimait de moins en moins cette excursion.
ruisseau du Guet apparut devant lui. Exactement comme le lui avait dit l’aubergiste. Féniel
respira un bon coup, scruta les environs et s’engagea sur le chemin étroit et escarpé.
emparée de lui semblait s’estomper. Il avait encore cinq kilomètres à parcourir avant
d’atteindre les grottes, il leva le nez vers le soleil, il y serait bien avant la tombée de la nuit.
mauvais et même dangereux par endroits. Il trébuchait souvent et la fatigue se faisait sentir.
Il décida de faire une pause, la route était plus difficile qu’il ne le pensait. Parfois, il devait
s’ouvrir un passage tant les fougères étaient touffues. Cela lui prenait du temps et il s’agaçait
de penser qu’il n’arriverait peut-être pas avant la nuit. Il s’arma de courage et continua son
C’est épuisé, soufflant et suant, qu’il arriva enfin à destination. Il reconnut le talus
d’herbe dont lui avait parlé Youri. Soulagé, il s’affaissa à même le sol en laissant tomber son
sac. Il avait besoin de reprendre des forces. Jamais il ne s’était senti aussi vide. Il se mit sur
le dos et observa longuement le ciel qui s’obscurcissait. Il fallait qu’il se prépare un camp
pour la nuit, les grottes pouvaient attendre demain, là il ne se sentait pas de creuser ou de
chercher l’entrée.
n’avait pas le courage de pratiquer la magie, son énergie était épuisée. Il trouva de grosses
pierres qu’il installa en rond, puis il ajouta des brindilles pour amorcer un feu. Plus loin, il fit
une belle provision de bois sec et de bûches. Puis, satisfait, il mit le feu en route. Une douce
chaude et étala sa couverture sur le sol. Il confectionna un oreiller de fortune avec ses sacs
le feu crépitait et Féniel dormait profondément. Le froid n’allait pas tarder à rendre la nuit
très fraîche.
Bien plus tard, le feu allait mourir lorsqu’une forme s’approcha du tas de bois et plaça
une bûche dans le feu qui reprit de plus belle. Elwhinaï veillait sur le dormeur, il ne fallait
pas qu’il lui arrive quoi que ce soit… Ombre parmi les ombres, elle ordonna aux animaux de
s’éloigner et implora la forêt des Sylves de laisser l’intrus en paix. Ce n’est qu’au petit matin,
lorsque l’aube fut là, qu’elle s’évapora. Ici, sa mission était terminée.
Féniel se réveilla frais et reposé. Il avait dormi comme une souche et s’étonnait que
son feu fût encore allumé, logiquement il aurait dû être mort depuis longtemps. À moins que
pendant la nuit, il n’ait eu le réflexe de l’alimenter. Oui, ce devait être cela, car le tas de bois
avait bien diminué. Il déjeuna de pain et de viande séchée, d’un peu de fromage et termina
par un fruit. Il mangerait mieux une fois dans la grotte. Il but à sa gourde et constata qu’elle
était presque vide. Il s’empressa de la remplir d’une petite formule magique. Au moins, il ne
manquerait pas d’eau. Il rangea son paquetage, remit son sac sur son dos et entreprit
qui bouchaient ce qui semblait être une entrée. Il posa son paquetage, défit sa veste et se mit
au travail. Peinant et suant, il parvint à se frayer une petite ouverture tout juste suffisante.
Avant d’entrer, il décida de se restaurer, profitant des derniers rayons de soleil qu’il verrait
avant un moment. Puis, jugeant qu’il avait perdu assez de temps, il s’engouffra dans
Une fois de l’autre côté, il entrevit des ombres immenses, il escalada une montagne
de pierres en s’écorchant les mains, le noir autour de lui s’épaississant à chaque pas. Il
s’arrêta et fouilla dans un des sacs à la recherche de ses bougies. Il en alluma une et put
s’orienter un peu, il était monté sur un amas de gros rochers qui bloquaient l’entrée et se
redescendre maintenant. Il cala sa bougie dans une lanterne, l’attacha aux sangles de ses
Il était dans la grotte et un escalier en parfait état l’invitait à aller plus loin. Il promena
son regard autour de lui, de l’eau suintait sur les murs et des symboles étranges étaient
gravés dans la pierre. Il s’approcha un peu, il ne connaissait pas ce type d’écriture, de quand
datait tout ceci ? Peut-être y en aura-t-il d’autres en bas ? Il commença une descente qui dura
de longues heures. Les escaliers s’enfonçaient profondément dans la terre et l’air devenait
plus sec à mesure que Féniel avançait. La gorge douloureuse, il but un peu, se demandant où
menaient ces marches qui ne semblaient pas avoir de fin. Seule sa bougie lui procurait un
peu de lumière. Un noir épais l’entourait, mais il n’éprouvait aucune peur, seule l’excitation
temps de manger. Il s’arrêta donc et grignota un peu, il avait faim, mais son impatience d’aller
plus loin lui nouait l’estomac. Il décida de continuer et de s’alimenter plus tard.
Les escaliers prirent soudainement fin pour laisser la place à un couloir étroit. La
route semblait toute tracée. Il marcha un long moment à la leur de la bougie, étonné de voir
la grotte en si bon état. Seules quelques toiles d’araignées surgissaient çà et là. Il déboucha
dans une salle assez petite dotée de plusieurs bancs de pierre. Mais où était-il ? Il fut tenté
d’allumer d’autres bougies pour mieux voir l’endroit, mais décida de rester prudent. Youri
lui avait dit qu’il fallait quinze jours pour tout visiter, alors il valait mieux faire attention, car
même s’il pouvait reproduire des bougies, il ne le pouvait pas indéfiniment, sa magie avait
des limites. Féniel s’approcha des murs et repéra les mêmes signes que dans l’entrée. Il prit
un petit carnet dans sa poche et en recopia quelques-uns, on ne sait jamais, cela pouvait être
d’anciennes runes magiques. Il choisit celles qui revenaient le plus souvent, puis s’assit sur
un des bancs pour les étudier. Rien, elles ne lui disaient rien ! Il médita un instant sur cette
trouvaille avant de réaliser qu’il allait devoir affronter un problème immédiat. La pièce dans
Rafiel avait eu besoin de temps pour faire ses révélations, Mehielle l’avait donc laissé
seul un petit moment chez lui. Pourtant, il fallait qu’il prenne des décisions et leur temps était
compté, quinze jours tout au plus. Elle ne voulait pas le bousculer davantage, mais l’heure
n’était pas à l’introspection. Elle décida donc d’accélérer le mouvement. Elle apparut en
— Je sais, soupira Rafiel, mais j’ai des images qui me reviennent… Depuis tout ce
temps… Il a toujours été là, près de nous et pauvre idiot, je n’ai rien vu… Moi qui croyais
qu’elle obéissait au Maître… alors que le Maître… Tiens ! D’ailleurs où est-il passé celui-là ?
Le Façonneur hein ?
— Il existe, mais c’est encore un autre concept que tu n’es pas prêt à accepter.
— Mais je l’ai vu… répliqua Rafiel avec détresse. Ah, je comprends ! Je voyais ce qu’il
voulait que je voie, Dionne comme beaucoup d’autres, n’est-ce pas ? Mais toi ? Qui es-tu par
rapport à lui ? Tu sembles savoir beaucoup de choses et en même temps, tu n’as pas accès à
tout.
— C’est vrai, je n’ai pas accès à tout, avoua Mehielle. Disons que je suis un peu
— Vois-tu, Elwhinaï est en quelque sorte l’essence de la magie, elle est née de cela,
c’est un être sublime et moi je suis sa création, je suis elle et tout ce qui t’entoure. Je possède
— On peut dire cela… Je suis une extension, une sorte d’avatar si tu veux…
— Je n’en ai aucune idée Rafiel, Elwhinaï m’a créée à partir de sa pensée, je suis elle,
mais je ne peux pas te parler de son propre créateur, il n’est pas de mon ressort de résoudre
cette énigme-là. Je suis comme toi, dévouée à une tâche, moi sur ce monde et toi à part. Tu as
une place spéciale dans le cœur du Façonneur, cela je le sais, car j’ai vu ton visage dans les
souvenirs de ma mère et comme elle est Esprit liée à Lui, cela signifie quelque chose. Quoi ?
Je ne peux le dire. Désolée Rafiel, mais je ne peux t’aider plus. J’aimerais avoir une explication
— Je comprends petite, fit le mage en secouant la tête. J’ai saisi la distinction entre
Elwhinaï et le Façonneur et son rôle sur les mondes, mais effectivement connaître ses
motivations me semble pour l’instant hors de portée. Merci Mehielle, tu m’as éclairé sur bien
— Viens, allons voir les autres, je suppose qu’ils doivent être inquiets. Une dernière
chose cependant, Luluan ? Qu’est-il devenu ? Il était là en même temps que Dionne alors il ne
disons qu’il vient d’un monde très évolué qui a disparu il y a fort longtemps. Luluan est né
avec ce que vous appelez la magie, en lui. Il n’a pas connu l’apprentissage ou une évolution
quelconque. Son peuple disposait d’un pouvoir immense et je crois qu’il est le seul survivant
d’un monde autrefois proche du Façonneur. Mais je m’avance et je préfère qu’il te raconte
lui-même son histoire. Non, fit-elle en voyant Rafiel ouvrir la bouche, prêt à l’ensevelir de
questions, nous n’avons plus le temps pour cela et il viendra lui-même à toi. Bientôt, conclut-
elle fermement.
Rafiel se contenta de secouer la tête. Que dire de plus ? Il haussa les épaules et se
Ils marchèrent en silence vers la grande maison et furent accueillis par un brouhaha
assourdissant. Mehielle fut tout de suite attirée par la petite créature que tenait dans ses
mains la petite Cassandre. Un Alwhys, réalisa-t-elle avec joie. Il jouait avec la petite fille et
s’arrêta soudain le museau frémissant et les oreilles bien dressées. Il fut le premier à sentir
sa présence. Il poussa un couinement strident de pur bonheur. Le cri fut tel que l’assemblée
cessa de parler. Tous avaient maintenant le regard fixé sur Rafiel et Mehielle. La première à
réagir fut Farielle, elle accourut vers son père pour le serrer contre elle. Isthir et Lilia
autre chose. Elle croisa enfin le regard de la personne pour qui elle était venue et ne la lâcha
pas. Elle sonda son âme et ce qu’elle y lut l’emplit de tristesse, pourtant il était nécessaire
qu’il en soit ainsi. Toute à son analyse, Mehielle sentit à peine le petit Bisis venir se poser sur
— Pourquoi ?
— C’est Elwhinaï, l’essence de notre terre, la magie à l’état pur… répondit Rafiel un
— Elle ? Mais elle nous ressemble, Lilia et Isthir nous ont parlé d’elle, elles ont voyagé
ensemble, je t’assure qu’elle n’a rien de spécial. D’après Isthir, c’est une fille étrange, mais
— C’est Elwhinaï, coupa son père avec une certaine lassitude. Écoute, je sais que cela
peut paraître étrange, mais je connais cette fille depuis très longtemps, enfin l’Esprit qui l’a
mise au monde. Elwhinaï est sa mère, la Mère Nourricière de ce monde… C’est avec cet esprit
avons entendu.
Rafiel tapa dans ses mains et demanda le silence. Peu à peu, le calme se fit et il
demanda à chacun de prendre un siège, il devait leur parler et cela allait prendre du temps.
Mehielle continuait à sonder l’âme d’Ariale, cherchant le plus petit signe de compassion ou
d’amour. Puis, elle se retira et retrouva son sourire, Isthir et Lilia ravies de retrouver leur
amie s’étaient approchées d’elle. Cassandre s’approcha de la jeune fille, un peu jalouse de
l’intérêt que lui manifestait Bisis, mais aussi étrangement attirée vers Mehielle, qui prit
doucement Bisis dans ses mains et s’accroupit pour se mettre à la hauteur de la petite fille.
— Tiens, il est à toi, affirma-t-elle en remettant Bisis dans les bras de Cassandre.
La petite fille eut un sourire hésitant, Mehielle était fascinante. Ses longs cheveux
noirs comme la nuit entouraient un visage nacré d’une beauté à couper le souffle. Ses grands
yeux en amande brillaient comme des étoiles et leur couleur vert feuille était captivante. Mais
ce qui attirait surtout Cassandre, c’étaient les deux oreilles très pointues qui dépassaient de
la chevelure. Mehielle n’était pas humaine, c’était une évidence à ses yeux. Elle eut un hoquet
— Nous sommes de même essence, car ma mère est ta grand-mère ; mais différentes,
— Une fée ! Mérisian dit toujours que je suis une fée, glapit Cassandre. Mais ça n’existe
— Elles existent sur d’autres mondes, d’autres plans, mais ici, oui, tu es la première.
— Les légendes possèdent toujours un fond de vérité, tu sais. Il est fort probable qu’un
jour une fée soit apparue ici et qu’elle ait croisé le chemin d’un natif. Les légendes naissent
ainsi.
Tout autour, des exclamations de surprise s’échappaient. Les Veilleurs venaient d’être
L’Esprit d’Elwhinaï qui leur avait donné la vie irradiait tout autour d’elles. Seul Herras restait
silencieux, lui savait ce qui se passait, il avait connu des choses similaires. Oh, bien sûr la
force qui se dégageait ici n’avait rien à voir avec ce qui avait été la norme sur son monde,
mais cela s’en approchait. Dionne l’avait préparé à ce qui allait venir, mais la peur l’empêchait
de raisonner normalement. Il craignait qu’une fois encore, l’énergie déployée, qu’elle soit
magique ou non, ne cause des ravages. Et il avait beau reconnaître que les deux créatures qui
prenaient naissance sous ses yeux étaient d’une beauté aveuglante, il n’en demeurait pas
moins prudent. Il posa un regard un peu perdu sur Rafiel, il fallait qu’il trouve le courage de
parler aux mages. Après tout, il était son ami, il comprendrait et pardonnerait, enfin il
l’espérait.
Au même moment, Rafiel tourna la tête vers lui et leurs regards se rencontrèrent. Le
siège, elle était prête à répondre à toutes leurs questions, du moment qu’elle en avait le droit.
La petite fille ne se fit pas prier pour s’asseoir à côté d’elle, elle se sentait bien aux côtés de
l’elfe.
Le silence se fit soudain et Rafiel s’éclaircit la gorge. Il attendit que tout le monde
s’installe et commença son récit en cherchant ses mots. Lui qui avait la langue bien pendue,
perdait ses moyens. Étonnés, ses amis le regardaient la mine soucieuse. Percevant leur
trouble, Rafiel se reprit, décida d’y aller franchement et commença donc son récit. Il entra
dans le vif du sujet et ne prit pas de gants. À quoi bon ? Et puis, Mehielle prendrait bien le
relais au besoin.
— Bien, nous sommes tous au complet désormais et si vous êtes là mes amis, ce n’est
pas pour sauver Elwhinaï de la destruction, mais pour éviter que la race des mages et qu’une
partie de l’humanité ne s’éteigne. Une toute petite partie je le crains, ajouta-t-il tristement.
Ah ça, c’est du concret, pensa Mehielle. Avec cette entrée en matière, il est certain de
— La jeune femme que vous voyez là vous fait penser à Cassandre, tout simplement
parce qu’elle est issue du même Esprit, Elwhinaï. Si j’ai bien compris, elle a créé des êtres
capables de lui survivre voire de prolonger son œuvre. Elfes et fées seront donc les nouveaux
sommes liés à une puissance autre que je nomme pour le moment, le Façonneur. Notre
mission touche à sa fin, mais celle des Éveillés commence et ils auront à leur tour à mener
leur propre tâche. Cassandre, tu es une Éveillée à part, car née de la Terre Nourricière, ce qui
explique la connaissance que tu as de ce monde. Toi et Mehielle aurez une tâche bien
différente à mener une fois que l’humanité sera remise de ce cataclysme. En ce moment
même, je suis sous influence, les mots qui me viennent ne sont pas les miens, je peux dire
sans me tromper que le Façonneur est aux commandes. Alors, écoutez bien tous, car ce
message est primordial. Mérisian, tu as à ton service la magie de la Pierre ou de la Terre, elle
fait appel aux forces primaires qui sont l’eau, le feu, l’air et bien évidemment la terre. C’est
une magie puissante qui suppose un esprit pur et fort. Tu dois donc apprendre à maîtriser
l’Énergie qui coule dans les veines d’Elwhinaï. Sorial, tu as en toi la magie de l’air, tu peux
créer et reconstruire, c’est une grande responsabilité, à toi d’en user avec sagesse. Atlans, tu
car c’est un pouvoir dangereux. Ivoisan, tu es un être à part, car dès le berceau la magie était
en toi, tu n’es pas de ce monde et ton destin doit rester secret, alors je te dirai seulement
ceci : « reste tel que tu es », ta magie est puissante et bienveillante, tu auras un choix difficile
à faire le temps venu. Galatée, chère enfant, tu as le don de guérison, aussi bien le corps que
l’âme et en ces temps difficiles, tu seras d’un grand secours. Lilia, ta douceur et ton amour
des autres feront de toi une magicienne de l’eau d’une rare élégance. Et quant à toi Ariale,
ton destin est scellé et il ne m’appartient pas de te donner les réponses à tes nombreuses
questions. Tous, vous êtes des mages et magiciennes de talent, tous vous pourrez vous
renforcer au contact des forces telluriques d’Elwhinaï. Vos dons naturels ne vous limitent
vous avec une affinité particulière avec un élément que vous ne pouvez pas utiliser tous les
— Cette fois-ci, c’est de nouveau moi qui parle. Pour en revenir à nous, fit-il en
regardant ses amis, nous nous connaissons depuis très longtemps maintenant et nous avons
vécu bien des épreuves. Celle-ci n’est qu’une étape supplémentaire. Aussi, nous n’agirons pas
différemment des autres fois. À part toi Herras, ajouta-t-il en regardant son ami droit dans
les yeux. Je suppose que nous aurions dû nous poser plus de questions à ton sujet, mais
jamais nous ne l’avons fait, par pudeur, respect et amitié. Mais à présent, je dois te le
Herras baissa la tête et resta silencieux un long moment. Il leur devait bien cela, mais
de cette race d’hommes et de femmes qui côtoyaient le Façonneur. Car oui, il existe bel et
bien, Rafiel, et s’il nous apparaît parfois sous une forme féminine ou masculine, il nous est
difficile d’imaginer ce qu’il est réellement. Lors de notre première rencontre, tu étais un tout
jeune garçon, à peine trois ans, et je me souviens m’être demandé ce que le Maître pouvait te
trouver. Tu étais ma première mission, je devais te donner le goût de la magie sans pour
autant intervenir dans son développement et je dois dire que tu étais un piètre élève à mes
yeux. Mais rassure-toi, là où je n’ai rien vu, Lui a su et Dionne s’est bien chargée de me
une seule et même entité. Et toi Rafiel, tu as dû deviner que Luluan et moi… Bref, pour en
revenir à moi, mon peuple a péri, car nous n’avons pas su modérer notre appétit. Nous étions
puissants et nous voulions toujours plus. Nous avons puisé profondément dans les
ressources d’Atlantis avant qu’elles ne s’épuisent et qu’à notre tour, nous nous asséchions.
Alors, il nous est venu l’idée de puiser dans l’énergie de notre Pierre de Vie. Ce fut la pire
chose que nous fîmes. J’étais l’un des gouvernants d’Atlantis et j’avais suffisamment
d’influence pour arrêter tout, pour retrouver le peu d’humanité qui sommeillait en nous.
Mais je n’ai rien fait, pire, j’ai participé au massacre des miens. La Pierre de Vie était une
gemme en forme d’étoile de la taille d’un ballon d’enfant. Elle pulsait jour et nuit, diffusant
sur Atlantis une lumière riche et bienfaisante. C’était le cœur d’Atlantis, son âme et ce qui la
maintenait en vie et nous l’avons compris trop tard. Au début, tout allait bien, nous
retrouvions nos forces d’antan et nous redevenions forts et puissants mais peu à peu, la
Pierre de Vie s’appauvrit, rendant stériles nos champs, impures les eaux que nous buvions,
les enfants naissaient petits et malades, nous dépérissions à vue d’œil et cela était
irréversible. Un jour, le ciel s’est assombri, des vents violents se sont levés, les sols se sont
ouverts, engloutissant les maisons et forêts et la mer s’est levée haute comme une montagne
et a tout emporté sur son passage : Atlantis a disparu en une nuit et des millions d’Atalantes
sont partis avec elle. Je me suis retrouvé sur une île où j’ai attendu que la mort vienne me
chercher, mais ce fut un vieux pêcheur qui me trouva. Il m’emporta avec lui et une série de
rencontres toutes plus étranges les unes que les autres m’ont aidé à refaire surface et à
devenir ce que je suis. Je suppose que le Façonneur a joué un rôle là-dedans et je comprends
ses membres en s’allongeant devinrent plus fins, plus musclés, son visage se fit plus anguleux
avec des pommettes hautes et des yeux très étirés vers les tempes. Ses cheveux longs tiraient
sur le blond-gris et il se dégageait de lui une aura de puissance incroyable. L’homme qu’ils
avaient devant eux ne ressemblait en rien au gentil Herras que tous connaissaient et
aimaient. Pourtant, la même lueur amicale et malicieuse brillait au fond de ses yeux. Oui, son
Rafiel hésitait à prendre la parole, il voulait apporter son aide à son ami. Alors il se
leva et fit ce qu’il savait le mieux faire, il prit Herras dans ses bras, enfin il essaya, car le
bonhomme était grand et lui petit. Mais le cœur y était et c’est ce qui comptait, non ?
— Je me doutais bien que tu nous cachais quelque chose, mais là ! Même moi je suis
soufflé. Bon, je me doutais un peu pour Luluan, une gentille demoiselle m’avait mis un peu
au parfum, mais pour le reste…. Je crois comprendre pourquoi tu as un grand rôle à jouer,
Herras. Non, ne modifie rien, conseilla Rafiel au géant qui commençait à remodifier son
apparence. Il est temps que tu acceptes ce que tu es et je dois dire que tu es bien plus joli
Rafiel loucha comiquement pour faire taire son ami. Il ne voulait pas modifier son
aider à contrôler la tourmente qui arrive sur celui-ci. J’ai dans l’idée que tu sais comment
— Parfait ! fit Rafiel en se frottant les mains, tu vas donc apprendre à ces jeunes
comment apprivoiser cette immense source d’Énergie que contient Elwhinaï et ainsi en
dévier une partie pour construire au lieu de détruire. Herras, le passé est révolu et si le
Façonneur a jugé bon de te donner une seconde chance, nous n’allons pas nous en plaindre.
Tu es précieux à nos cœurs et pour ne rien gâcher, ton expérience va nous être d’un grand
secours. Sans cela, je ne vois pas trop comment on pourrait modifier quoi que ce soit, alors
Rafiel cherchait à être le plus clair possible. Il ne voulait pas se perdre. Chacun ici avait
un rôle bien précis et s’il était encore indécis sur beaucoup d’éléments, son horizon s’éclairait
peu à peu. Contrairement à son habitude, il choisissait ses mots avec soin et cherchait
il ne s’en sortait pas mal, tout avait l’air de suivre son cheminement.
Seule Cassandre ouvrait de grands yeux ronds, elle se demandait encore pourquoi elle
était une fée et ce que cela allait lui faire. Elle était fascinée et intriguée. Mehielle sentait la
petite frémir à ses côtés, elle vibrait d’une énergie incroyable, très proche de la sienne.
Interpellée, la jeune elfe se tourna vers elle et toucha mentalement Cassandre. Un grand
sourire éclaira son visage, Cassandre et elle étaient de la même famille, une vibration
spécifique leur était commune, leur rapprochement avait amorcé le changement qui était
programmé dans leurs gènes. Prêtes, elles pouvaient devenir ce pour quoi elles étaient nées.
Elle comprenait l’agitation de la petite et se promit de passer un peu de temps avec elle. Rafiel
— Pour terminer cette petite réunion, sachez que nous avons peu de temps devant
nous pour agir. La forêt des Sylves recèle encore bien des secrets et il échoit à chacun d’entre
vous de découvrir celui qui lui est destiné. C’est pourquoi je vous suggère de partir seul
chacun de votre côté en promenade, elle saura vous guider et vous ramener. Voilà, je pense
— Elwhinaï est le nom que nous donnons à ce monde, fit remarquer India, et tu nous
dis qu’elle est en quelque sorte source de magie, comment est-ce possible ?
— Eh bien, je me suis demandé d’où venait la magie sur cette planète et comment tout
cela était possible. Nous pensions que tout était question de volonté, de vibration et
d’énergie.
— C’est vrai, en partie tout au moins. Mais seulement en partie, car nous dépendons
— Papa, tout ce que tu dis est très compliqué et je crois que nous sommes tous un peu
dépassés, alors soit tu es un peu plus clair, soit tu abandonnes tes explications, parce que là…
— Je sais Farielle, c’est difficile pour moi aussi. J’ai beaucoup de mal à tout saisir moi-
même. Elwhinaï est le nom de ce monde, c’est avant tout un Esprit. On va faire plus simple,
— Elwhinaï est un Esprit qui nourrit et fait grandir le monde, comme par exemple, les
forêts, les mers, les océans, les plaines, etc. Une fois que tout est mis en place, le Façonneur
installe l’homme et l’Esprit Nourricier s’arrange pour les faire évoluer. Vous me suivez
toujours ? Bon, très bien, fit-il en voyant les hochements de tête affirmatifs. Parfois, le
Façonneur insuffle aux mondes qu’il crée de la magie et les créatures qui le peuplent s’en
imprègnent comme l’a fait le peuple d’Ivoisan par exemple. D’autres fois, il laisse les hommes
évoluer sans magie. En ce qui concerne ce monde, il est né avec ce souffle de magie, c’est ce
qui a permis à l’Esprit d’éveiller certains d’entre vous. Mais vous n’êtes pas les seuls,
beaucoup d’êtres humains sont doués de magie et certains savent invoquer les démons.
D’ailleurs, il me semble que ce qu’ils appellent ici la magie noire est interdite pour cette
raison. Un mage de Serthas la Noire a eu maille à partir avec l’un d’eux et a causé de grands
dégâts tant matériels qu’humains. C’est pourquoi la magie noire est interdite sur cette
planète. Mais cela n’a pas empêché un jeune arrogant de s’y coller. Enfin, c’est une autre
histoire. Bref, certains Elwhiniens possèdent des petits dons, comme la télépathie, la
télékinésie, ils savent aussi guérir les petits maux, fabriquer des potions. Pendant longtemps,
nous avons eu des élèves à l’école de magie de Serthas qui n’étaient pas trop mauvais. Mais
rien de comparable avec vous, les Éveillés. Car c’est Elwhinaï elle-même qui vous a révélés.
Elle n’a fait que mettre en avant ce qui existait déjà chez vous pour les raisons que vous
savez : vous allez amortir les effets de la fin de ce monde. Je présume que cela fait partie des
petits présents qu’elle vous laisse avant de partir. Pour moi, et cela n’engage que moi,
fonctionner correctement. Dès lors elle peut le quitter, mais il arrive que l’Équilibre se rompe
et détruise ce qui avait été créé, alors elle le quitte aussi, car son rôle est terminé. D’une
manière ou d’une autre, Elwhinaï est de passage sur les mondes, elle leur apporte sa sève,
même, admettre l’idée qu’Elwhinaï ait tout créé sur ce monde, mais pourquoi Mehielle et
Cassandre ?
tenter de le sauver ?
bien ses motivations, je peux dire sans me tromper qu’elle aime ce monde et qu’elle souffrait
de le voir finir comme cela. Je suis là un peu comme son empreinte, de même que Cassandre,
mais pour d’autres raisons. Vous savez mieux que quiconque à quel point il est douloureux
— Pourquoi celui-ci ? Ce monde ? Nous savons qu’il existe des passages, que nous ne
sommes pas la seule espèce humaine, intervint Elfin. Pourquoi se donner tant de peine ?
Notre venue pour commencer, puis vous les Éveillés et enfin vous, Mehielle.
— Oui, c’est vrai, confirma Mehielle. La raison de tout cela m’échappe, seul le
— Notre monde est sur le point d’être détruit, il court à sa perte, martela Mehielle. Un
mage va jouer avec des énergies qu’il ne maîtrise pas et ce sera le début d’une ère d’errance
et de douleur pour les habitants de ce monde. Alors si nous pouvons y apporter un peu de
appartient et Elwhinaï n’interviendra pas dans ce genre de décision. Elle voulait vous
protéger de vous-mêmes et vous donner une dernière chance en éveillant certains d’entre
— Oui, de nombreux survivants et ils auront besoin de toute votre aide pour
reconstruire.
— Non, coupa Mehielle, vous ne pouvez rien y faire. Elwhinaï a fait son choix, elle avait
une affection particulière pour ce monde, c’est pour cela que nous sommes tous ici, à perdre
notre temps à trouver des explications inutiles. Nous devons agir, point !
Mehielle se tourna vers elle, le visage froid. Elle regarda longuement la jeune fille sans
tête. Rafiel se demanda ce qui avait bien pu se passer entre les deux jeunes filles. Il semblait
qu’Ariale avait trouvé à qui parler. Il n’aurait pas aimé être à sa place, il savait d’intuition que
— Il faut vous préparer, comme vous le recommande Rafiel depuis tout à l’heure. Il
— Exactement ! Allez-y, pour ma part, j’ai d’autres actions à mener à bien. Nos
chemins se recroiseront peut-être pour certains d’entre vous et pour les autres... je vous
souhaite de réussir, car la survie de l’homme dépend de votre force et de votre union. Je
comprends votre déception mais pour sauver ce monde, l’homme aurait dû vivre en
harmonie avec son environnement, qu’il soit hostile ou non. À force d’avoir épuisé ses
ressources, utilisé la magie à mauvais escient, massacré des innocents et pire encore,
Elwhinaï n’a plus d’énergie pour se reconstruire de façon équilibrée. Regardez autour de
vous, les récoltes deviennent de plus en plus maigres, la nature pousse de façon anarchique,
certaines plantes ont disparu, des espèces d’animaux aussi, vous avez pris sans rien donner
en retour et le résultat est là. Elwhinaï vous rejette, prête à se détruire pour cela. Mais ma
mère a voulu y croire jusqu’au bout, alors faites au mieux ou mourez tous.
— Mais je ne comprends pas comment ils l’ont épuisée, fit Myrine en secouant la tête.
— La magie, les pensées négatives, les guerres, les violences, tout cela dégage des
choses que ce monde doit absorber. Vos actes, vos pensées dégagent de l’énergie et depuis
— Nous devons donc nous préparer, intervint Rafiel, une nouvelle fois, nous sommes
là pour sauver ce qui doit être. Comme l’a dit Mehielle, elle donnera une seconde chance à
certains d’entre nous, à nous de la saisir et d’en faire quelque chose de bien.
— C’est exactement cela, approuva Mehielle. Il vous reste à peu près quinze jours,
c’est tout ce que je peux vous dire. Maintenant, je dois vous quitter, mon rôle s’arrête ici.
— J’ai beaucoup aimé voyager en votre compagnie et je suis heureuse de vous savoir
en sécurité. Nous nous reverrons un jour, d’ici là, je vous souhaite beaucoup de force et de
Puis son regard se dirigea vers un coin de la pièce où Raggart dormait du sommeil du
juste, affalé dans un fauteuil. Elle fut près de lui en clin d’œil, secoua doucement son ami qui
ouvrit un œil gris plein de brume. Il eut un sourire heureux dès qu’il reconnut son amie, se
redressa et prit la main qu’elle lui tendait. Mehielle se tourna une dernière fois vers
l’assemblée médusée.
— Adieu, donc !
Et sur ces dernières paroles, Mehielle et son compagnon s’évaporèrent comme ils
étaient venus.
dans un livre ouvert. Elle l’avait sondée et jugée et ce que Mehielle avait vu ne lui avait pas
plu du tout. Mais surtout, c’était la petite phrase imprimée en lettres de feu dans sa tête qui
la hantait. Tu es née pour trahir, tout chez toi n’est qu’arrogance et froideur, même sans avoir
vécu tant de souffrances tu aurais été celle que tu es. Ariale était en colère, mais avait peur,
peur de cette étrange fille qui lui avait promis qu’elles se reverraient. Elle savait que Mehielle
était d’une autre essence et que contre elle, elle n’avait aucune chance de gagner. Elle sentit
un regard peser sur elle, Rafiel ! Elle adressa un sourire hypocrite au mage, lui non plus ne
l’aimait pas, tout comme les autres d’ailleurs. Soudain, elle prit une décision, elle allait quitter
cet endroit, les fuir tous, elle en savait assez désormais et achèverait son évolution seule !
Trouver la source de la magie ne devrait pas être compliqué. Elle était au bon endroit pour
cela.
Cassandre câlinait Bisis qui couinait joyeusement. Il s’était lové sous sa chemise,
heureux d’avoir trouvé un abri chaud et confortable. La petite fille souriait de bonheur,
Mehielle lui avait dit tellement de belles choses, mais la plus belle de toutes était qu’elles
avaient un lien de parenté. Elles étaient un peu des cousines et Mehielle lui rendrait bientôt
Curieusement, l’assemblée était calme et silencieuse, chacun était perdu dans ses
pensées. Rafiel s’était adressé à chacun d’entre eux qui savait à présent ce qu’il avait à faire.
Même lui d’habitude si excité, était calme. Il repensait à ces deux derniers jours et à tous ces
changements intervenus. Mehielle, quelle étrange fille, qu’allait-elle devenir ? Une si grande
responsabilité pour une si jeune fille… Elle avait beau avoir les connaissances de sa mère,
son égal quelque part sur ce monde ou un autre. Et puis, de nouveau, il repensa à l’homme
focaliser son attention sur lui. Il s’échappait de sa mémoire et Rafiel devait fournir un gros
Aleth, toujours pragmatique, s’activait pour le repas du soir, il avait besoin d’action,
de se rendre utile, il pressentait que les jours à venir seraient douloureux pour eux tous.
Ivoisan, calme et serein, s’était joint à lui, il travaillait vite et bien, toujours précis quoi qu’il
fasse. C’était un garçon étrange, aux pouvoirs immenses, pourtant rien dans son attitude ne
le laissait deviner. Aleth l’appréciait beaucoup, comme tout le monde d’ailleurs, Ivoisan
faisait l’unanimité.
Ivoisan leva des yeux limpides sur lui, il s’attendait plus ou moins à cette question,
depuis qu’il était ici, il avait beaucoup observé et appris. Il pensait avoir développé sa magie
et avait sans doute encore beaucoup à apprendre, mais il était sur le bon chemin. Cependant,
ce peuple ne cessait de l’étonner, ils avaient conscience de si peu de choses, un peu comme
— Chez nous, Elwhinaï se nomme Inassaïa, elle existe depuis la nuit des temps et elle
est la source de toute chose. Lors de notre initiation, c’est elle que nous voyons, c’est elle qui
nous éveille, c’est elle qui fait de nous un homme complet. J’ai reconnu en Mehielle beaucoup
d’Inassaïa, ses yeux surtout, quelle que soit son apparence, elle a toujours ces mêmes yeux
— Ses yeux sont… sans couleur, ou plutôt si, ils sont de plusieurs couleurs, ils
changent tout le temps, mais surtout, ils sont insondables. Si on plonge dedans, on peut rester
— Oui, je le crois, c’est la même personne et en même temps une autre. Mehielle a été
— Une enfant dotée d’un immense pouvoir, remarqua Aleth non sans crainte.
— Oh ! rassure-toi, elle est bien consciente de cela et elle n’est pas seule. Un homme
l’accompagne partout où elle va, il est attaché à son essence et ils dépendent l’un de l’autre.
— Oui, de quoi tu parles ? intervint Rafiel, tout content de savoir qu’Ivoisan aussi avait
vu l’homme.
— L’homme, ils sont en symbiose, l’un pense pour l’autre et inversement. Il ne faut
pas les dissocier, ils sont identiques et en même temps non. Je sais que c’est difficile à
comprendre, mais écoutez, je vais vous raconter une légende qu’un de nos voyageurs, Inaïs
nous a rapportée d’un de ses périples autre-monde. Il existe une planète du nom de Tierra,
c’est un peu le même genre de monde que le vôtre, mais plus grand. Ils croient en un Dieu,
masculin je crois, et ce Dieu tout-puissant est aidé d’anges. Vous voyez, comme le Façonneur
— Une sorte de créature ailée dotée de pouvoirs, je crois, intervint Rafiel passionné
par la conversation.
— Oh j’ai voyagé ci et là, fit évasivement le mage. Mais continue Ivoisan, ton histoire
est captivante.
— Oui, alors ces anges sont comme des envoyés de ce Dieu, ils respectent sa volonté
— Il y en a plusieurs alors ?
— Oui, ils sont nombreux et il existe une hiérarchie. Mais le plus étrange est leur
— Bon, comme je vois que tout le monde semble intéressé par l’histoire d’Ivoisan, je
Ivoisan hocha la tête et eut un sourire ravi, il aimait raconter les légendes de son
peuple ou d’ailleurs et cela lui rappelait les veillées chez lui. Il attendit que tout le monde soit
— Sur une planète nommée Tierra, il existe des créatures un peu comme Mehielle,
sauf que ce sont des anges, ils ont des ailes et sont très lumineux. Ils sont là pour aider,
— Oui, enfin je crois. D’après notre voyageur, ces êtres sont invisibles, ils agissent
— Mais pourquoi ?
— Je ne sais pas, admit Ivoisan, sans doute pour ne pas être importunés. Selon Inaïs,
des prêtres servent d’intermédiaire. Ils ont des endroits où ils vont pour prier et ces prières
— Oui, accorda Ivoisan, mais ils n’en ont pas conscience. Et je crois que le pouvoir des
— Alors quel intérêt ? fit Lilia tout étonnée. Les prêtres chez nous savent guérir et
notre père est un fervent adepte de Dieu, il prie souvent, mais je ne crois pas qu’il y ait des
anges.
— Non, intervint Isthir. En revanche, les prêtres sont dans des lieux de culte.
— Alors ceci explique un peu cela, vos croyances ne sont pas venues de nulle part.
Lorsque Dionne est venue me chercher, j’étais un habitant de Tierra et avant d’être
transporté sur Elwhinaï où j’ai rencontré Rafiel, Aleth et Herras, j’étais sur Arakan. C’est là
que j’ai su que d’autres habitants de Tierra avaient été amenés ici, il y a plusieurs centaines
d’années, je crois. Je présume qu’ils ont apporté leurs croyances avec eux. Je suppose que
— C’est fort probable, confirma Rafiel, car il me semble que nous venons tous de
mondes différents, je veux dire, nous les Veilleurs. Pour ma part, je viens de Rinaë, une petite
— Moi de Raganis, fit Elena, tout comme Myrine, qui est venue un peu plus tard.
— Ton physique, tu as le type du peuple Nodic, ils sont blonds comme toi et des yeux
bleus mais surtout, tu as leurs yeux bridés. Alors j’ai supposé par déduction.
— Tu as parfaitement raison, même si mes souvenirs sont un peu flous. J’étais si jeune
— Ah je m’en doutais, j’ai lu des choses sur eux, fit Aihnoa et il est vrai que tu as leur
— Alors vous venez tous de mondes différents, s’étonna Mérisian. C’est incroyable !
Cela explique que celui-ci soit si hétéroclite. J’ai toujours trouvé étrange ces différences d’un
peuple à l’autre. En fait, Elwhinaï a peuplé ce monde avec des hommes venus de contrées
différentes.
— Je crois que tu as raison, approuva Rafiel, encore une chose qui nous avait échappé.
Grâce à toi Ivoisan, nous venons de mettre le doigt sur un élément important. Mehielle nous
a dit qu’Elwhinaï était l’une de ses créations préférées et qu’elle avait observé son évolution
plus longtemps que les autres mondes. Pourquoi ? Quel était son but, mais surtout pourquoi
— Elle a dit aussi qu’elle voulait sauver les mages, intervint Cassandre, je pense que
ça aussi c’est important. Il y avait des mages sur les autres mondes ?
— Pas que je sache, indiqua Aihnoa, je compulse régulièrement les chroniques des
— Eh bien, sur Tierra par exemple, j’ai lu que la magie avait été proscrite pendant des
années et que les mages avaient été brûlés vifs sur des bûchers. Ce qui ne me semble pas
clair, car ils ne paraissaient pas dangereux et leurs pouvoirs étaient très limités. Mais la
— Et si nous nous le demandions devant un repas chaud ? proposa Aleth. Il est tard
Tous acceptèrent de bon cœur, une pause serait la bienvenue, ils avaient de quoi
réfléchir pour les deux semaines à venir. Réfléchir et réagir, se dit Rafiel, car il commençait à
entrevoir un plan dans tout cela et cela lui fit froid dans le dos. Elwhinaï se préparait à leur
donner une bonne leçon. Tout à coup, il repensa à l’étrange compagnon de Mehielle, il n’avait
pas pu expliquer correctement ce qu’il pensait de cet homme. Il avait bien tenté une théorie,
mais s’était vite fait embarquer dans une autre discussion. À croire que quelqu’un ne voulait
pas qu’on s’attarde sur ce phénomène. Il se promit d’en parler à Ivoisan, qui lui aussi s’était
fait embarquer dans une discussion où tous avaient quelque chose à dire, sans avoir la
possibilité de raconter son histoire. Oui, il fallait vraiment qu’il ait une discussion avec le
Le prince du Livandaï avait peu de temps devant lui. Il devait rentrer chez lui
rapidement, mais il avait une petite idée sur la façon dont il allait pouvoir prévenir les clans
sans tarder. Il termina sa part de tarte et se rendit dans la grande salle à manger. Il repéra
rapidement les hommes que lui avait décrits Cerise. Difficile pour eux de passer inaperçus, il
était évident qu’ils étaient aux abois, surtout l’homme de Bashia qui n’arrêtait pas de jeter
des regards inquiets autour de lui. Idriss s’avança vers leur table et avant que les hommes
— Vous me connaissez, je suis le prince du Livandaï, je vous ai vus près de la forêt des
Anciens, votre général s’est comporté d’une bien étrange manière et vous avez subi de
lourdes pertes. Ma question est : que cherchez-vous ici, si loin de votre campement ?
Les hommes se tenaient silencieux, ils regardaient d’un air un peu perdu leur chef, qui
après avoir surmonté sa propre surprise, décida de dire la vérité. Il sentait instinctivement
qu’il pouvait faire confiance au prince et que ce dernier n’était pas là pour les traquer.
— Nous nous sommes enfuis, avoua Mick en regardant le prince droit dans les yeux.
Gairn est devenu fou après sa défaite, il tenait des propos incohérents et ses ambitions
faisaient peur. Nous avons préféré partir plutôt que de vivre encore un carnage. Je sais que
nous méritons la peine de mort pour désertion, mais tuer pour tuer n’a rien de glorieux à
mes yeux. Et puis, nous en avons assez de cette guerre que nous ne comprenons pas. Et pire,
n’étions plus nous-mêmes. Comme si une force nous poussait dans le mauvais sens en
quelque sorte. Je sais, c’est un peu confus, mais tout cela n’est pas naturel, Majesté. Et le soir
de la défaite, nous avons ouvert les yeux sur la réalité qu’était devenue notre vie.
Mick parlait pour lui, mais il aurait pu mettre sa main à couper que les autres
— Je comprends ce que vous voulez dire, accorda le prince. Je ne suis pas là pour vous
— Nous voulions aller dans le Livandaï, répondit Mick, un peu gêné d’être assis à côté
— Vraiment ? coupa Idriss, alors cela tombe très bien, je recherche justement des
tout, sauf à ça ! Le prince leur proposait de travailler pour lui. Mick restait sur la réserve, il
se demandait où était le piège. Il décida de rester prudent, il ne voulait pas laisser passer sa
— Écoutez, reprit Idriss, ce que je vais vous proposer n’a rien d’une partie de plaisir,
mais vous serez payés et bien. Je vous fournirai un équipement, des armes, des laissez-passer
— Porter des messages de la plus haute importance. Vous serez mes messagers en
— C’est vrai, admit Idriss, mais disons que j’ai eu vent de nouvelles inquiétantes qui
— Et tu es ?
— Lui, c’est Elroy. Moi je suis Mick, lui, c’est Rodrès, à côté Sid, puis vous avez dans
l’ordre, Roure le balafré, le grand rouquin c’est Jinn, Kenji aux cheveux longs et le chauve
c’est Grilde.
Idriss toisa longuement les hommes qui lui faisaient face. Il laissait errer son esprit et
sondait les âmes. Tous lui donnaient le sentiment d’être des hommes fiers et de confiance en
dépit de leur appartenance à l’armée de l’empereur. Il décida donc de faire confiance à son
instinct.
— Alors marché conclu, fit le prince satisfait. Pour commencer, vous allez vous rendre
dans la boutique de Garniss. C’est un de mes hommes, il vous fournira ce qu’il vous faut pour
faire partie de mon équipe. Ensuite, je vous donnerai vos missions respectives et dès demain
Il héla Myrtille qui passait à proximité et lui demanda d’aller quérir du papier, une
plume et de la cire auprès de Cerise. La jeune fille hocha la tête et s’empressa de satisfaire la
— Continuez à manger, je vous fais une note pour Garniss, vous irez chez lui dès votre
Myrtille revint avec les objets demandés. Idriss rédigea un message d’une écriture
longue et déliée. Il plia la feuille en deux, fit couler un peu de cire d’une bougie et apposa son
sceau enchâssé dans l’une de ses bagues. Il tendit ensuite la feuille à Mick.
Il s’en retourna dans sa chambre en faisant un détour aux écuries pour donner
quelques ordres à Boris. Ensuite, il prépara les ordres de mission, un plan avait germé dans
— Oui, ça me paraît être une bonne chose, mais attendons la suite, voulez-vous ?
modéra Mick.
Tous acceptèrent et plongèrent le nez dans leur assiette, l’appétit retrouvé. Ils avaient
commun accord allèrent retrouver Boris. Ils étaient impatients de vivre la suite des
événements. Boris était dehors, sous le porche, et les attendait en mâchant un morceau de
pain. Il sauta sur ses pieds et s’engagea dans les ruelles en faisant signe aux hommes de le
suivre. Ils n’eurent pas à marcher longtemps. La boutique était à deux pas de l’auberge. Un
homme tout rabougri les accueillit en grognant. Mick lui tendit la missive, mais son humeur
— Ah, il est bien gentil le prince, mais je n’ai pas tout ça, moi ! Enfin, je vais me
débrouiller, comme d’habitude… Venez, on va commencer par les pantalons et les bottes.
Ôtez vos frusques, les nippes que vous portez sont proscrites ici. Engeance du mal, maugréa-
Les hommes s’empressèrent d’ôter leurs vêtements sans discuter. Ils furent
rapidement presque nus au milieu de la boutique. Ils se regardaient, un peu gênés et surtout
inquiets de voir une autre personne entrer. Garniss fut de retour et les invita à les suivre avec
— Venez par ici bande de pouilleux, je crois avoir ce qu’il vous faut.
Pas un ne se risqua à répondre. Ils suivirent docilement le vieil homme jusqu’au fond
Ils prirent le paquet et commencèrent à enfiler une étrange tenue. Les pantalons
étaient de cuir souple avec un lacet en guise de braguette, une tunique blanche en coton et
à leur physique et leur permettait des mouvements plus fluides, remarqua Mick en observant
— Quelle est cette matière ? demanda Mick, je n’avais rien vu de tel auparavant.
— C’est fait par les Sybires, les femmes des montagnes du Jurass, pas loin de chez toi,
— J’en avais entendu parler, mais c’est la première fois que j’en vois un, répondit Mick,
une note d’émerveillement dans la voix. Ça coûte très cher en tout cas.
Mick se le tint pour dit et enfila la tunique de coton. Il savait que les Sybires étaient
un peuple étrange qui vivait dans les montagnes du Jurass, un endroit où il faisait toujours
très froid et où rien ne poussait. Pourtant, les Sybires y vivaient plutôt bien selon les rumeurs.
Ils fabriquaient de somptueux tissus qui gardaient le froid et le chaud en fonction des besoins
du corps et ils arrivaient à produire suffisamment de nourriture dans leurs serres sous la
montagne pour vivre en autarcie. Comment le prince avait-il pu obtenir cela d’eux ? Il se
disait qu’ils ne commerçaient avec personne. Ils vivaient cachés et ne s’aventuraient jamais
hors de leurs montagnes et rares étaient les gens qui étaient invités chez eux. Il garda ses
Tous se regardaient, étonnés de se sentir à l’aise dans des vêtements si peu habituels.
Ils leur collaient à la peau tout en restant confortables. Garniss leur tendit à chacun une cape
scruta leurs armes et parut satisfait. Dans l’armée du roi Rathen le Dingo, les armes étaient
— Tout me paraît aller, approuva Garniss. Vous aurez un change chacun et voici pour
vous, ajouta-t-il en passant derrière son comptoir et en leur tendant à chacun une bourse
bien garnie. De quoi vous nourrir et payer vos frais divers. Tous les mois, vous recevrez la
même solde ici, je serai votre point de rattachement. Le prince possède de nombreux ports
d’attache et peu à peu, vous saurez lesquels. Mais dans l’immédiat, vous aurez affaire à moi.
Il tendit à chacun un paquet et les poussa dehors. Il en avait fini avec eux.
Une fois dehors, Elroy s’empressa d’aller se regarder dans la vitrine de la boutique. Il
se trouvait très à son avantage dans ses nouveaux atours. Il allait en faire tomber des filles !
Plus prosaïque, Rodrès ouvrit la bourse et faillit s’étrangler de surprise. Elle était pleine de
pièces d’or et d’argent, il n’avait jamais eu autant d’argent en sa possession. La chance avait
— Retournons à l’auberge, intima Mick, je pense que le prince ne doit pas aimer
attendre.
Tout le monde était d’accord et pas un ne songea à prendre la fuite avec la bourse
pleine. Le prince du Livandaï avait cet effet sur les hommes, une fois à son service il était
Dans sa chambre, Idriss rédigeait missive sur missive. Il commençait à avoir mal au
poignet. Il venait de terminer la dernière lorsqu’il sentit ses hommes revenir. De nouveau, le
dès qu’un homme entrait à son service, il était mentalement lié au prince. Il décida de
commencer par les plus faibles, ceux-là, il fallait les tenir avec des missions simples et peu à
peu les mettre à l’épreuve. Cerise entra dans sa chambre sans même frapper.
— Tu tombes bien, j’ai quelque chose pour toi. Tiens, cette lettre est pour Garniss, il a
quelque chose pour toi, non, non, je ne veux rien entendre, tu en auras besoin le moment
— Je ne dirai rien alors, capitula Cerise en prenant la lettre et en la fourrant dans une
poche de son large tablier. Tes hommes sont de retour, fit-elle non sans ironie, ils attendent
Il passa devant elle et lui colla un baiser sur le front. Il avait retrouvé sa bonne humeur
et l’espoir renaissait en lui. Il alla dans la petite salle où les huit hommes l’attendaient. Il fut
étonné de leur trouver de l’allure, à croire que l’habit faisait le moine. Il décida de commencer
par Elroy, le plus superficiel de la bande. Un jupon bien tourné pourrait lui faire oublier sa
mission. Il fit signe au jeune homme de le suivre puis appela aussi Kenji, il sentait chez ce
dernier des aptitudes physiques hors du commun et surtout bien cachées. Ils s’installèrent
dans le fond de la salle à une petite table. Idriss entra dans le vif du sujet :
— Je veux que pour cette première mission, vous fassiez équipe. Vous allez vous
rendre dans le Livandaï, dans une ville qui s’appelle Izthan. Kenji, tu remettras ce pli à une
femme qui se nomme Vidalis, elle possède une boutique de parfums dans le fond de la ville,
retour et vous me le ramènerez. Le plus vite possible, il est impératif de ne pas perdre de
vécu dans une cour. Et ton maintien… n’est pas celui d’un soldat, mais d’un maître d’armes.
Kenji eut un sursaut de surprise, le prince était observateur. Personne avant lui
province liée au Volnay. Ma mère était une Bashienne mariée à l’un des frères du roi de la
Treille. Je suis né de cette union, mais mon père est décédé d’une fièvre quelques mois après
ma naissance, aussi ma mère fut remariée à un prince de son propre clan. Je n’étais pas du
clan, alors ils m’ont rejeté comme héritier du trône. J’ai été cependant élevé à la cour et ai
étudié les lettres, les arts et les armes. Puis, à ma majorité, ils m’ont banni du royaume.
— Je suis désolé pour toi, mon ami, alors considère ma maison comme la tienne, ma
Kenji porta les mains à son front en signe de respect et d’allégeance. Il venait de
retrouver une patrie et dans son cœur, vibrait un chant de pur bonheur. Désormais, sa vie
surprise, il avait le sentiment de vivre un rêve éveillé. Il se leva maladroitement de son siège
Le prince réprima un sourire, Elroy était en bonne compagnie et les nouvelles recrues
promettaient. Une fois de plus, son instinct l’avait bien conseillé. Il appela Grilde et Jinn, à
eux deux ils feraient une équipe efficace. Il sentait que les deux hommes étaient liés par
l’amitié et qu’ils exécuteraient cette mission avec sérieux. Ils avaient simplement besoin
— Vous irez sur Bashia et vous porterez ces deux missives. L’une concerne un prêtre
nommé père Jean qui officie dans la ville de Mershu et l’autre un homme nommé Liran à
Dasha. Je doute que vous ayez le temps de revenir avant la catastrophe, c’est pour cela que
je vous demande de commencer par Dasha et ensuite, vous irez à Mershu et resterez dans
cette ville en mon nom. Vous porterez mes armes et mes couleurs et serez mes représentants
légaux. Pour cette raison, je vous donne le grade de capitaine à tous les deux. Voici les
insignes et les lettres qui accréditent cela. Vous en aurez besoin le moment venu et Liran
vous aidera dans vos démarches, c’est un de mes hommes. À vous trois, vous devriez vous en
sortir.
— Oui.
tremblement de terre, une faille qui va causer de grands malheurs. Cela va se passer dans
une quinzaine de jours et c’est vous ne pourrez pas revenir avant un long moment. Alors,
— Alors vous pouvez compter sur nous Majesté, nous serons vos hommes sur place,
promit Grilde.
courbette. Sid et Roure furent les suivants. Tous les deux étaient impatients et excités, cette
nouvelle aventure les passionnait. Ils bouillonnaient d’enthousiasme. Idriss aimait ce genre
d’hommes, jeunes et vifs, qui pouvaient s’approprier une cause avec leurs tripes. Il décida de
les envoyer sur le continent Arakan, car le roi de la Treille serait heureux d’obtenir certaines
informations, mais surtout son ami Ronce du Temps saurait les utiliser. Il leur fournit deux
lettres, puis des passes qui leur permettraient d’obtenir de l’aide et des fonds en cas de
besoin. Il leur donna aussi un point de rencontre quinze jours plus tard dans la forêt des
Anciens.
À ces mots, les deux hommes sursautèrent, car c’était là que le Chevalier Noir avait
connu sa plus dure défaite et qu’ils avaient failli mourir. Mais le prince sut trouver les mots
justes et peu à peu, ils comprirent beaucoup de choses et l’importance de leur mission.
Puis ce fut Rodrès et Mick qui prirent le relais. Eux, ils ne les voulaient pas trop loin
de lui, il sentait que leur présence serait importante le moment venu. Il les chargea donc de
porter une missive vers les Deux Vallées, dans le clan des Ombres, à un dénommé Ulrich.
— Oui, je sais que je vous demande une chose difficile. Mais je vais vous indiquer les
routes les plus sûres et sachez que l’armée du roi Rathen est à mi-chemin, il vous faudra donc
la contourner.
Les deux hommes acceptèrent, ils s’étaient engagés, pas question maintenant de
reculer. Et puis, pour la première fois de leur vie, ils sentaient qu’ils agissaient pour la bonne
cause. Ils retrouvaient leur intégrité, le prince du Livandaï leur offrait une seconde chance et
Idriss les rassembla tous une dernière fois et leur fit ses dernières recommandations.
Il leur ordonna à tous de partir dès le lendemain matin à l’aube et à ceux qui avaient encore
besoin d’informations supplémentaires, il leur tendit une carte des continents un peu
spéciale. Mick eut la surprise de voir à quel point le prince connaissait les passages secrets
de chaque royaume, mais aussi les routes les plus sûres, les passages à éviter et les points de
rencontre indispensables.
— Cette carte est un atout précieux, elle vous indique tout ce que vous devez savoir
pour passer inaperçus. Gardez-la précieusement avec vous et si vous deviez être fait
Les hommes promirent et le groupe se dispersa. Idriss retourna dans sa chambre, fit
son sac et repassa par les cuisines où Cerise l’attendait. Elle lui tendit un paquet, elle savait
qu’il repartait.
— De quoi te restaurer en chemin, dit-elle simplement. Sois prudent Idriss, j’ai dans
— Je ne me bats pas, je contourne, je protège, je vais faire en sorte que l’humanité s’en
sorte sans trop de dégâts, même si je sais que la tâche est difficile. De ton côté, commence à
— Je t’ai promis, je le ferai, sois tranquille, assura-t-elle. Mais ces hommes ? Es-tu sûr
d’eux ? Ils faisaient tout de même partie de l’armée de l’empereur avec tout ce que cela sous-
délivrés de l’emprise à laquelle ils étaient soumis. La magie noire n’a plus d’effets sur eux, ils
ont ouvert les yeux et moi je les ai délivrés. Tout ira bien, aie confiance.
— Bien mon garçon. N’oublie pas que tu es ici chez toi et que mon auberge sera
Ils se serrèrent l’un contre l’autre un long moment, puis Idriss s’écarta. Il partit sans
L’après-midi était bien avancée, aussi Mick et Rodrès décidèrent de préparer leur
départ et d’étudier au mieux la fameuse carte donnée par Idriss. Ils y passèrent le reste de la
journée et lorsque la nuit fut tombée, ils étaient prêts. Ils descendirent pour le repas du soir
et eurent la surprise de voir les autres déjà installés. Mick remarqua que pour la première
fois depuis longtemps, ses hommes n’avaient plus l’air égarés. La soirée se déroula dans le
calme et la bonne humeur, mais conscients de l’importance de leur mission, ils évitèrent les
étoile. Il avait parcouru une bonne partie du chemin et dès le lendemain soir, il serait arrivé
au château du Livandaï. Il bichonna sa monture, offerte par le peuple des montagnes, elle
possédait des qualités qu’il n’avait jamais vues chez d’autres chevaux. Elle était plus rapide,
plus endurante et plus intelligente. Il ne savait pas trop comment cela était possible, mais
elle pouvait galoper des jours entiers sans presque s’arrêter, c’est souvent lui qui craquait le
premier. Aussi, il en prenait grand soin. Il trouva une grotte assez grande pour eux deux et la
fit entrer. Il ne l’attacha pas, elle n’en avait pas besoin. Elle était toujours là quand il avait
besoin d’elle. Affamé, Idriss s’occupa enfin de lui, il se fit un en-cas consistant de pain, de
viande et de fruits. Cerise l’avait gâté, il lui restait même de quoi se nourrir pour le lendemain.
Repu et fatigué, il se confectionna un lit de fortune et s’allongea. Il lui fallut à peine une
Tout près, la jument veillait sur lui, elle n’avait pratiquement pas besoin de repos, sa
nature magique la protégeait de tout. Une magie ancienne coulait dans les montagnes du
Jurass, si ancienne que même les mages de l’école de Serthas la Noire n’en savaient rien. Cette
même magie coulait dans les entrailles des grottes d’Elime, celles-là même que Féniel visitait.
Le peuple des montagnes était ancien, ces hommes vivaient là depuis les premiers temps et
rares étaient ceux qui avaient eu la chance de les rencontrer. Peu nombreux, ils protégeaient
leurs enfants et leur famille de toute menace extérieure, c’est la raison pour laquelle peu
d’hommes entraient en contact avec eux. Idriss était l’un des rares privilégiés à les avoir
rencontrés. Noirs de cheveux et pâles de peau, ils étaient longs et fins et leurs yeux très étirés
sur les tempes leur donnaient une allure un peu féline. Idriss avait passé un moment
merveilleux en leur compagnie. Et lors de son départ, ils lui avaient offert un de leurs
La soirée avançait et Cerise était épuisée. Les clients rentraient chez eux et la salle à
manger devait encore être préparée pour le lendemain. Heureusement, son personnel
travaillait vite et bien et tout fut rapidement terminé. Elle rangea sa cuisine, lava deux
casseroles et enfin satisfaite, se prépara une bonne tisane. Elle allait boire sa première gorgée
lorsqu’elle entendit un léger grattement à la porte. Elle alla ouvrir et eut la surprise de voir
Miche, devant sa porte, un sourire idiot aux lèvres. Elle lui attrapa la main et le fit entrer
rapidement.
— Je pense que ma nièce a autre chose en tête, répondit Cerise, sa bonne humeur
Cela faisait des mois qu’il courtisait Cerise, mais il n’avait pas franchement
l’impression que cela portait ses fruits. Cependant, il était tenace et ne se décourageait pas
vite. Et puis elle l’acceptait toujours avec plaisir, alors il y avait peut-être de l’espoir.
— Viens ici, je te sers une tisane. Non, non, fit-elle avant qu’il n’ouvre la bouche,
l’heure n’est pas à l’alcool. Et puis tu n’as pas besoin de m’enivrer pour obtenir ce que tu
veux.
Miche devint rouge comme une pivoine, les derniers mots de Cerise lui procurèrent
un grand embarras. Il ne savait plus où se mettre. Elle l’avait bel et bien percé à jour. En
— Et… ça veut dire quoi ? osa demander miche, de plus en plus incertain.
— Eh bien, grand nigaud ! Ça veut dire que tu peux demander ma main parce que je
suis une femme honnête et qu’il est hors de question qu’un homme me touche avant le
mariage, voilà !
Cerise avait posé les mains sur ses hanches et toisait d’un air sévère le pauvre Miche.
Puis un grand sourire éclaira la face bourrue de l’homme et enfin, il saisit ce que Cerise venait
de lui dire.
C’était sa première et sans doute sa dernière demande en mariage, alors elle avait le
Cette femme le dépossédait de ses moyens. Il décida de se jeter à l’eau. Cela faisait des
mois qu’il attendait ce moment et c’était maintenant ou jamais. Il prit une petite boîte qu’il
emportait partout dans sa poche depuis un moment, il posa un genou à terre et leva une tête
Cerise s’empara de la boîte, les larmes aux yeux. Elle l’ouvrit et y vit la plus jolie bague
de fiançailles de sa vie. Miche, qui s’était relevé, s’approcha d’elle et prit délicatement
l’anneau.
— C’est une pierre de lune, expliqua-t-il, c’est Idriss qui m’a aidé à m’en procurer une.
— C’est magnifique, murmura Cerise, émue. C’est la plus belle bague que j’ai vue, oui
je veux t’épouser Miche, tu es un homme généreux, gentil et tendre et je t’aime de tout mon
cœur.
Miche avait retrouvé le sourire et son aplomb. Il prit Cerise dans ses bras et
l’embrassa avec fougue. Ravie, Cerise se laissa emporter par ce tourbillon d’amour.
Essoufflés, ils se séparèrent enfin et c’est Cerise qui la première, reprit ses esprits.
— Il faut que je te parle, Miche. Idriss a passé un moment avec nous et il est reparti.
Mais avant, il m’a raconté des choses et m’a conseillé de nous préparer à une grande
catastrophe.
Elle lui raconta ce que le prince lui avait dit, y ajouta ses propres réflexions. Miche,
qui voyageait beaucoup, lui rapporta les quelques rumeurs qu’il avait glanées çà et là, et à
eux deux, ils furent convaincus que le prince disait vrai. Rassurée et soulagée d’un grand
poids, Cerise se sentait beaucoup mieux. À eux deux, ils allaient s’en sortir. Ils réfléchirent
longuement sur la manière d’engranger le plus de provisions possible et l’idée d’une grande
Dès le lendemain, Miche passerait les premières commandes. Et dans la foulée, ils décidèrent
Le lendemain, dès l’aube, Mick et les autres étaient prêts pour le départ. Ils avalèrent
un rapide petit déjeuner, choisirent des montures et partirent au galop vers leurs
destinations respectives.
Idriss, levé bien longtemps avant eux, avait déjà franchi les frontières du Livandaï. Il
arriva dans son château alors que le soir tombait. Il entra par une porte dérobée, il ne voulait
pas que tout le monde sache trop vite qu’il était revenu. Il avait besoin de rencontrer ses amis
proches avant de décider quoi que ce soit. Il retrouva Arnis, son ami et chef des armées, dans
son bureau. L’homme avait la tête penchée sur des cartes et semblait réfléchir intensément.
Arnis leva la tête, stupéfait. Il aurait pourtant dû être habitué aux apparitions
soudaines du prince, mais il ne s’y faisait pas. À chaque fois, il se laissait surprendre.
— Que le roi Rathen est devenu complètement fou et que ses armées se promènent
en direction des Deux Vallées où les clans l’attendent avec impatience. Mais si ce que je sais
se révèle vrai, cette bataille n’aura pas lieu et les clans ne seront plus au rendez-vous.
Arnis fronça les sourcils. Il ne comprenait pas où voulait en venir le prince, mais il
avait confiance, alors il attendit la suite. Idriss entoura les épaules de son ami et lui donna
de bonnes raisons de croire que tout est vrai. Les mages de l’école de Rathen se sont enfuis
et ce, depuis plusieurs mois. Cela m’a mis la puce à l’oreille, alors j’ai mené ma petite enquête
et figure-toi qu’ils se sont cachés dans la forêt des Sylves. L’un de mes hommes a vu
D’autre part, Féniel, la conscience de notre empereur, a disparu lui aussi. Et jamais ce vaurien
n’aurait laissé le monarque seul sans une bonne raison. J’ai dans l’idée que son départ est
définitif et qu’il a senti le vent tourner. Et surtout, ma mère a confirmé mes doutes.
— Quoi ?
je peux te dire, c’est que ma mère a prédit sa mort prochaine, ainsi que celle de mon frère et
qu’elle m’a transmis son don. Tous vont périr, le château va s’effondrer, il restera peu de
— Une forme de magie ? demanda Arnis une lueur de peur dans les yeux.
Il savait que son prince possédait des pouvoirs étranges et qu’il ne fallait pas mettre
en doute les visions de sa mère. Cette certitude lui causait une grande frayeur.
— Je ne saurais dire, admit Idriss, je pense que oui, mais c'est quelque chose que nous
— J’ai dans l’idée que la proximité de la forêt des Anciens sera protégée, ainsi que les
montages du Jurass et d’autres sites, mais qui sont trop éloignés pour nous. J’ai fait envoyer
des messages à nos amis pour qu’ils se préparent au mieux et trouvent refuge dans ces
endroits.
— Dans la forêt des Anciens ? Beaucoup ne voudront pas venir Idriss, surtout les
— Je sais, soupira Idriss, et puis nous n’aurions pas le temps d’aller jusque-là. C’est
pourquoi il nous faut trouver un endroit proche, mais sécurisé. Et ceux qui veulent nous
suivre auront la vie sauve, quant aux autres… Nous ne pouvons faire ce choix à leur place.
— Je t’ai toujours suivi mon prince et je continuerai à te suivre quoi qu’il arrive, mais
— Bien, nous avons du travail devant nous. Nous devons référencer ce dont nous
— Demain, il sera temps, tempéra Idriss sur un ton apaisant. Suis-moi plutôt, nous
allons nous rendre à La Taverne Bleue, j’ai dans l’idée que nous en apprendrons encore plus
là-bas et qui plus est, j’ai des hommes qui nous seront d’une grande aide.
qu’il connaissait la guilde des Espions la plus importante du monde d’Elwhinaï. Et que de
temps à autre, il faisait appel à leurs services. Jamais il n’avait convié Arnis à venir rencontrer
ces hommes et ces femmes si particuliers. Il en était ravi et en même temps, cela signifiait
que l’heure était grave. Ils sortirent du bureau et empruntèrent les passages secrets. Idriss
lui montra un couloir qu’il ne connaissait pas et ils débouchèrent sur une petite pièce sans
issue. Le prince prit une petite clé qu’il portait autour du cou et l’inséra dans une minuscule
entaille que personne sauf lui n’aurait pu déceler. Une porte coulissa sur elle-même, leur
délivrant un étroit passage. Idriss s’y engouffra, suivi d’Arnis de plus en plus intéressé. Ils
marchèrent un long moment dans un boyau étroit, seulement éclairé par quelques lanternes
et enfin, ils tombèrent sur une porte. Idriss prit la clé qui pendait sur le côté et l’ouvrit
doucement. Ils se retrouvèrent dans un étroit goulet sans issue, un mur de brique leur barrait
le passage. Idriss eut un sourire malicieux puis appuya plusieurs fois sur l’une des briques.
Quelques secondes plus tard, une série de petits sons stridents leur parvint. Idriss appuya
plus fortement sur la brique et un passage s’ouvrit, donnant directement sur la ruelle de la
Soif. Ahuri, Arnis fit plusieurs tours sur lui-même. Un enfant vint se poser devant le prince et
lui tendit deux capes, le prince les prit et l’enfant repartit sans un mot. Idriss en tendit une à
Arnis.
Le prince s’enfonça dans la ruelle, suivi de son chef des armées de plus en plus
intrigué.
— Les questions viendront plus tard. Je peux voir d’ici ton esprit bouillonner, se
Ils marchèrent peu de temps avant d’atteindre La Taverne Bleue. En dépit de l’heure
tardive, il y avait foule dans le restaurant. Il empestait la fumée et la sueur, mais cela ne
semblait pas déranger Idriss qui se faufilait entre les tables. Il se rendit directement au fond
de la salle où une table était déjà occupée. L’un des hommes assis leva le nez et son visage
— Marcus ! Cela faisait un moment qu’on ne t’avait pas vu, où étais-tu passé ?
L’homme jeta un coup d’œil discret en direction du compagnon du prince. Idriss fit un
— Je suis resté absent un bout de temps. J’ai voyagé pas mal et ce que j’ai vu et entendu
me laisse à penser que nous allons traverser une période difficile, très difficile. Des rumeurs
de fin du monde, de cataclysme m’ont amené dans la ville de Bashia. Comme vous le savez,
Bashia est un bon territoire pour glaner des renseignements, les gens là-bas sont étranges et
souvent bien informés sur la façon dont tourne le monde. J’ai rencontré un homme qui
s’appelle Chuang, une sorte de médecin-astrologue qui étudie les plantes et les astres, un
montré deux ou trois choses qui m’ont fait froid dans le dos. Il s’est aperçu que le Soleil et la
Lune s’éloignaient. Oui, je sais, ça a l’air fou, mais c’est un fait, je l’ai vu de mes propres yeux.
D’après lui, cela aura une influence sur notre planète d’ici une dizaine de jours, mais le pire
Il fit une pause pour boire une gorgée de bière. Idriss attendait la suite avec
impatience, car il sentait que cela rejoignait plus ou moins ce qu’il savait.
— D’après Chuang, le problème vient de nous… C’est notre propre planète qui
— Oh, je suis d’accord avec vous, mais pourtant c’est ce qui arrive…
— Je suis revenu et j’ai remarqué sur mon chemin que les animaux se comportaient
de façon étrange. Ils sont nerveux, les femelles mettent bas des petits mort-nés et certains se
laissent mourir.
— Cela rejoint ce que j’ai appris, chuchota Idriss songeusement. Tu as raison Lack,
nous allons connaître des moments difficiles. Il faut donc nous préparer. Dès demain, je vais
mettre en place un plan d’action pour sauver un maximum de personnes. Toi Lack, tu vas
et d’eau potable, il faut aménager les souterrains, je pense que c’est là où nous serons en
sécurité. Le château va s’écrouler, mais les sous-sols sont profonds, vont loin sous terre et
sont bien entretenus. Ils résisteront à tout. Tu auras toute l’aide et tous les fonds nécessaires.
Cependant, reste prudent, il ne faut pas affoler les foules, nous attendrons le dernier moment
pour prévenir les habitants. Certains ne voudront pas venir, ne perdez pas de temps avec
eux, je suppose que c’est dans l’ordre des choses. Seuls ceux qui auront suffisamment
néfastes.
— Des questions ?
— Va falloir protéger les animaux, nous aurons besoin d’eux pour après, affirma
— Je reconnais bien là ton sens pratique mon ami, approuva Idriss. Tu seras donc
— J’ai une petite idée, mais il faut que je creuse un peu, viens au château demain, à
l’endroit habituel, j’aurai trouvé quelque chose d’ici là et tu pourras me dire ce que tu en
penses.
Hersan approuva du chef, il avait sa mission, cela lui convenait. Il se leva, salua tout le
de problème, mais les enfants et les femmes vont avoir du mal, remarqua Jules, un homme
qui ne payait pas de mine, mais qui était d’une intelligence exceptionnelle.
— Ma foi oui, pourquoi pas ? J’ai deux ou trois idées que je pourrais mettre en
pratique, sourit-il.
— Alors je me sauve, il faut que je m’y mette. Quinze jours, tu dis ? Ce sera juste, mais
peine remarquée tant elle était discrète. Une fille ? Lorna lui adressa un clin d’œil malicieux
en voyant la surprise se peindre sur le visage du jeune homme. Elle ôta son bonnet
disgracieux, ébouriffa un peu ses cheveux et Arnis découvrit une jeune fille d’une beauté
Arnis se reprit et adressa un regard de reproche à son ami, il ne perdait rien pour
attendre.
— Je connais bien les souterrains, intervint Lorna, en fait c’est mon arrière, arrière,
ans, je crois. Enfin, j’ai les plans et je les consulte souvent. Je suis l’architecte du groupe, dit-
elle à l’adresse d’Arnis. Aussi, je peux vous dire qu’il y a de quoi loger tout un village là-
dessous, voire une ville entière, si on y met du nôtre. Mais certains accès sont impraticables,
car scellés ou condamnés, il faudrait une équipe pour creuser et renforcer les murs. Je peux
aussi vous indiquer les lieux où stocker les aliments, certains coins très frais pourront faire
l’affaire.
— Alors toi et Lack, vous allez travailler en commun, il te fournira ce dont tu as besoin
et te donnera les vivres à mesure qu’elles arrivent. Leur endroit restera secret, seuls vous
Lack eut un sourire satisfait. Ce qu’il aimait chez son prince, c’était son esprit
d’initiative. Ils se connaissaient depuis plus de dix ans maintenant et en dépit de sa jeunesse,
— Je crois que tout est dit Majesté, il faut que j’y aille moi aussi, nous avons du travail
L’homme salua et s’en alla en sifflotant. Restés seuls, le prince et Arnis restèrent un
moment silencieux. Idriss se sentait soulagé de voir son équipe le suivre sans poser de
questions et Arnis se demandait qui était vraiment l’homme assis à ses côtés.
— Je te dois quelques explications, il me semble. J’y viens. Mais avant, sortons d’ici et
Arnis soupira, mais suivit son prince. Il pouvait bien attendre encore un peu, mais il
se sentait bouillir de colère. Jamais il n’aurait imaginé Idriss à la tête de la caste des espions.
Et pourtant, ce n’était pas complètement idiot quand on connaissait l’homme. Ils refirent le
chemin inverse dans un silence pesant. Idriss se doutait bien que son ami était en colère,
mais que pouvait-il faire ? Il fallait que cela reste secret pour fonctionner et le lui dire aurait
été dangereux. Ils arrivèrent enfin dans le bureau du prince où un bon feu crépitait. Ils
ôtèrent leurs capes et Idriss se dirigea vers une carafe de vin. Il remplit deux verres et fit
signe à son ami de s’asseoir en lui tendant un verre. Il vit la fureur briller dans les yeux
d’Arnis.
— Je comprends ta colère et je sais que j’aurais dû t’en parler. Mais je voulais garder
— Tu ne me fais pas confiance ? accusa Arnis. Moi ? Ton ami d’enfance ? Et eux ? Ils
— Non, tenta de calmer Idriss, ce n’est pas en toi, c’est en moi… Écoute, nous avons
l’habitude de tout nous dire et c’est cela même qui était un danger. Un jour, j’aurais laissé
échapper un mot de trop et tout ceci aurait été découvert. Tu sais que les murs ont des
oreilles… et tu imagines bien qu’ils ne peuvent pas m’appeler par mon prénom, cela
soulèverait des questions. D’ailleurs, seuls les responsables de secteur savent qui je suis.
— Parce que tout cela n’a plus la moindre importance maintenant, fit le prince avec
tristesse. Tout ce qui est ici va disparaître, il va falloir nous reconstruire, tout reconstruire,
— Oh, ma mère pour commencer, a longtemps été à la tête de la caste, c’est mon
grand-père qui en avait eu l’idée et quand elle a été en âge de la conduire à son tour, il lui en
a laissé les rênes. Moi, j’ai commencé à travailler à l’âge de douze ans…
— Oui, elle m’initiait et il y a deux ans, j’ai pris la tête de la caste à mon tour.
— Je comprends mieux à présent. Et tous ces hommes sont sous tes ordres ? Tu n’as
— Non, les espions sont triés sur le volet et le sont souvent de père en fils ou de mère
en fille.
— Il y a beaucoup de femmes ?
— Oui, plutôt. Et notre caste est assez étendue, nous sommes présents un peu partout.
— Tu es mon meilleur ami, celui en qui j’ai une confiance absolue. Crois-tu que j’aurais
laissé mon royaume entre les mains d’un homme que je ne respecte pas ? Aurais-tu pu diriger
Arnis dut reconnaître que non. Rester dans l’ignorance lui avait permis de rester
neutre et de ce fait, de faire son travail dans de meilleures conditions. Il s’était toujours
étonné de la manière dont Idriss obtenait certaines informations, mais maintenant il savait
pourquoi et en étant honnête, il devait reconnaître que cela lui avait facilité la tâche sans
— Je suppose que c’est mieux ainsi. Et comme tu le dis, cela n’a plus d’importance,
même tout cela semble complètement fou. Tu sais, certains ne nous suivront pas, ils sont trop
attachés à leurs biens, leur maison, il va être difficile de les faire changer d’avis.
— Je sais, mais nous ne devons obliger personne à nous croire ou nous suivre, chacun
devra suivre son chemin et seuls ceux qui en auront suffisamment l’envie survivront.
— C’est un peu ce que je ressens, Arnis, les mages ont disparu, les gens se comportent
de manière étrange et notre monde meurt, alors oui, j’ai le sentiment que nous allons subir
une épreuve…
Arnis resta silencieux un moment, il savait que souvent, les intuitions d’Idriss étaient
bonnes et cela lui causait un malaise intense. Il suivrait son ami quoi qu’il arrive, mais il
doutait que tous soient de cet avis. Il ferait de son mieux et ce qui devait advenir arriverait
de toute façon. Il leva son verre et adressa un sourire chaleureux à son ami.
— Je suis à tes côtés quoi qu’il arrive. Mais dis-moi, la jeune Lorna, est-elle mariée,
fiancée ?
— Non, fit le prince en redevenant sérieux. Je n’ai pas encore trouvé la femme qui me
intacte. Idriss était de nouveau chez lui et il allait faire son possible pour sauver le plus de
gens. Ensuite, lorsque tout serait terminé, il partirait à la recherche de son neveu et des
survivants.
Seule dans sa chambre, Ariale réfléchissait intensément. Elle avait beaucoup appris
sur la magie, avait écouté et retenu tout ce que les mages avaient daigné lui transmettre au
compte-goutte. Cela faisait plus de vingt jours qu’elle était là et elle trouvait cela plus que
suffisant. Il était temps pour elle de passer à autre chose. Elle détestait cet endroit et tous ces
gens, mais plus encore, elle craignait Mehielle, cette elfe prétentieuse. Et le Façonneur ? Qui
était-il, celui-là ? Ils avaient l’air de la connaître depuis si longtemps et en même temps, ils
en savaient si peu. Elle doutait que Mehielle ait tout dit, bien au contraire, elle avait gardé
beaucoup de secrets en elle. Et rien que son physique, étonnant et déroutant, laissait
supposer qu’elle n’avait rien à voir avec l’humanité. En dépit de ses annonces, elle sentait
que cette fille s’occuperait peu des humains. Elle avait le sentiment que Mehielle les utilisait
Alors elle avait décidé de partir, cette nuit même. Elle repensait aux Éveillés, tous
aussi stupides les uns que les autres. Tous si gentils, si prompts à obéir à ce Rafiel de malheur.
Mais le pire, c’était Cassandre, cette petite peste avec son animal stupide. Une fée ! Et puis
quoi encore ? Tout ça n’avait aucun sens. Pourquoi créer d’autres formes de vie, si celles qui
vivaient déjà sur ce monde étaient incapables de vivre ensemble ? Elwhinaï, l’Esprit
Nourricier, en avait assez de se faire téter le sein par des abrutis finis, voilà la vérité. Cela dit,
elle aurait bien aimé connaître Mérisian un peu mieux. Mais les autres ? Inintéressants ! À
rapidement, prit son sac dans lequel elle fourra ses affaires et de quoi se nourrir et ouvrit la
porte délicatement. Aucun bruit. Satisfaite, elle sortit de son bungalow et s’enfonça dans la
nuit.
Elle trouva le chemin des Noisettes sans trop de difficulté, car la Lune était haute dans
le ciel. Elle y voyait suffisamment pour ne pas se perdre. Elle marcha une bonne heure avant
de se demander où était la sortie, elle pensait y arriver plus rapidement, mais avait
l’impression de tourner en rond. Elle haussa les épaules et continua son chemin, il valait
mieux continuer que rester avec eux ! Elle marcha jusqu’au petit matin et s’arrêta, songeuse.
Pour commencer, elle avait faim. Elle prit un peu de pain, une pomme et du fromage. Ça irait
pour commencer, elle avait réussi à se procurer pas mal de provisions, mais comme elle ne
savait pas combien de temps elle avait devant elle avant de trouver de quoi se nourrir, il
valait mieux être prudente. Elle s’assit sur une grosse pierre et regarda autour d’elle. Elle ne
connaissait pas l’endroit, mais son intuition lui disait qu’elle allait dans la bonne direction.
Elle avala son dernier morceau de pain et décida de manger son fruit en marchant. Elle
continua sa route toute la journée sans trouver de sortie et la fatigue se fit sentir. Elle avait
marché nuit et jour, sans trouver d’issue. Elle décida de s’installer pour la nuit, elle y verrait
plus clair le lendemain matin. Elle avisa un nid de fougères assez hautes, vérifia qu’aucun
danger ne se terrait dedans et eut la bonne surprise de découvrir le sol recouvert d'un tapis
de mousse souple et sec. Elle s’y installa en dépliant une couverture. Elle avala un repas léger,
se roula en boule dans son plaid bien chaud et se lova dans la mousse confortable, puis elle
marche. Elle déjeuna rapidement et se fit un thé chaud d’un claquement de doigts, voilà une
chose positive que les mages avaient eu la bonté de lui apprendre. Elle but rapidement le
Elle rangea son attirail et s’engagea sur un sentier étroit et caillouteux qu’elle venait
d’apercevoir. Elle verrait bien là où il la mènerait. Le chemin était dur et escarpé, elle devait
faire de nombreuses pauses pour se frayer un passage, elle faillit renoncer plusieurs fois,
mais revenir en arrière ne lui plaisait guère plus. Enfin, elle fut sur un passage plus facile et
lorsque ses yeux se posèrent sur un monticule qui lui parut familier, elle se sentit
curieusement attirée par cet endroit. Il était situé un peu plus haut, mais elle voyait bien qu’il
s’agissait d’une excroissance recouverte d’herbe. Son énergie retrouvée, elle avala son
déjeuner vite fait et continua son chemin. La route était sinueuse et aride, mais Ariale était
solide et avait l’habitude de marcher. Parfois, elle perdait de vue le monticule, mais au détour
du chemin, elle le retrouvait. Puis, elle fut devant, il n’était pas très haut, mais imposant. Elle
se demandait si elle pouvait le contourner. Elle avança un peu, puis décida de faire le tour,
rapidement elle perçut un espace assez grand pour livrer le passage à une personne. Elle
scruta les alentours et repéra un feu de camp. Quelqu’un était venu ici et cette même
personne était sans doute entrée dans la grotte. Que pouvait-elle bien faire ?
Étrangement, elle n’éprouvait pas de crainte, elle voulait découvrir les secrets de cette
butte et puis l’après-midi était bien avancée, il lui fallait trouver un abri. La nuit dernière, elle
avait eu chaud grâce à l’épaisseur des fougères qui la protégeaient, mais ici ? À part ce qui lui
fouilla un peu dans son sac et en sortit une lampe que lui avait donnée Arren. L’ancien soldat
était le moins conventionnel de tous. Lui, était arrivé sur le tard et semblait être un peu à
l’écart des autres, mais Ariale s’était vite rendu compte qu’il était très observateur, que peu
de choses lui échappait. Pourtant, un jour il lui avait donné cette lampe qui s’éclairait dès la
nuit tombée. Elle était petite, mais projetait une belle lueur devant elle. Elle l’avait beaucoup
utilisée, surtout le soir lorsqu’elle lisait dans son lit. Cette lampe lui était bien utile et mieux
encore, elle n’avait pas besoin de combustible ou de quoi que ce soit, elle fonctionnait grâce
à l’énergie que dégageait son corps. Autrement dit, tant qu’elle serait en vie, la lampe
fonctionnerait. Elle vérifia ses réserves de nourriture et fut satisfaite, elle en avait
Elle s’engouffra dans l’étroit passage et déboucha sur un tas de roches. Elle escalada
le tout et se retrouva sur un monticule qu’il lui fallut redescendre. Pestant et trébuchant, elle
arriva en bas tant bien que mal. Là, elle siffla d’admiration, des runes magiques par dizaines
décoraient les murs tout autour d’elle. Elle s’approcha et lut avec difficulté les formes
étranges. J’aurais dû suivre les cours d’Elena avec plus d’assiduité. Elle comprenait juste qu’il
lui fallait continuer à emprunter les escaliers qui lui faisaient face, si elle voulait aller plus
loin. Excitée, elle s’engagea plus en avant, elle avait hâte d’en savoir plus. Elle descendit
pendant de longues heures des marches inégales avant de tomber sur une salle donnant sur
plusieurs portes. Plongée dans ses inspections, elle ne s’était pas rendu compte qu’elle n’était
plus seule.
Assis dans l’ombre, Féniel observait l’inconnue qui venait d’entrer. Assez grande et
à la main une étrange lanterne, qui brillait sans bougie. Intrigué, Féniel décida de rester
silencieux et d’observer. La jeune fille lisait les runes inscrites sur les portes et poussait des
petits cris de joie. C’est incroyable, murmura-t-elle. Elle passait d’une porte à l’autre avec
avidité. Avec ce qu’elle venait d’apprendre, elle allait avoir accès à une source d’énergie
fabuleuse. Elle avisa le banc et s’assit, puis ses yeux firent le tour de la pièce lentement et
Ariale poussa un cri d’effroi et porta les mains à sa bouche, elle était surprise et en
— J’étais là avant vous il me semble, mais comme j’ai de bonnes manières, je vais me
Ça, j’en doute. Il fallait amadouer cette jeune fille qui semblait comprendre le sens des
runes. Il se leva et s’approcha d’elle. Il remarqua sa peau nacrée et la couleur argent de ses
Ariale avait décidé de se méfier de cet homme. Il avait mentionné l’école de magie,
cela signifiait qu’il connaissait Rafiel et les autres. Qui était-il au juste ? Il paraissait différent,
— Je suis entrée ici pour trouver un abri et j’ai aperçu ces runes alors j’ai suivi le
— Vaguement.
Cette jeune fille lui plaisait de moins en moins, mais il avait besoin d’elle.
— Je sais lire un peu, j’ai appris dans des livres, alors cela a piqué ma curiosité et me
voici.
— Je vois, savez-vous que ces grottes sont tellement grandes qu’il faut plus de quinze
jours pour toutes les visiter ? Et encore, je ne suis pas certain qu’on puisse avoir accès à
toutes.
— Tant que cela ? s’étonna Ariale. Je ne savais pas, je suis ici par hasard.
Ariale souhaitait continuer son chemin, mais elle doutait que ce Féniel la laisse
poursuivre seule. Elle n’avait qu’une solution, lui proposer de faire la découverte ensemble.
— Je vais essayer d’en savoir davantage. Je trouve ces runes passionnantes. Si vous
— Pourquoi pas ?
comme elle proposait. Elle lisait les runes, lui pas, elle pouvait s’avérer très utile et le moment
venu, il s’en débarrasserait. Ariale pouvait sentir l’animosité de Féniel à son égard, mais elle
elle offre des espoirs, mais cela semble tout. La deuxième porte donne sur une réserve d’or,
je pense ; la troisième sur des artefacts ; la quatrième ouvre les portes des mondes et la
— Intéressant. Le cœur de la magie ? Qu’est-ce que ça peut bien être ? Cette porte
— Oui, j’imagine que cela ne vous parle pas beaucoup. Pourtant, vous lisez les runes
Il poussa la porte et ils entrèrent dans une autre pièce assez petite, où une pierre
lumineuse incrustée dans le sol brillait intensément. Féniel s’accroupit et passa une main sur
le sol rugueux, des runes y étaient gravées. Ariale se pencha à son tour et lut à haute voix
d’une voix hésitante. « La source de magie requiert une grande force d’âme, pour qui veut la
dompter. Es-tu de ceux-là ? » Féniel eut un sourire ironique, oh oui, qu’il l’était !
jamais à Elwhinaï.
— Elwhinaï ? s’étonna Féniel. C’est le nom de ce monde, il va sans dire que cela semble
évident, non ? Être lié à ce monde par l’Énergie qu’il déploie est une certitude, cela ne peut
être autrement. Et il me semble aussi que les anciens parlaient d’une entité divine qui portait
ce nom, autrefois. D’ailleurs, il n’est pas idiot de croire que notre planète porte son nom
— Oui, ils disaient que notre terre était un être vivant qu’il fallait respecter et vénérer,
renchérit Ariale qui se garda bien de lui raconter ce qu’elle savait sur Elwhinaï.
Ariale secoua la tête, les autres runes étaient trop compliquées pour elle, elle ne
— Rien.
Ils s’engagèrent vers la porte qui les intéressait le plus, la lanterne d’Ariale pour seule
source de lumière. Une fois ouverte, ils furent accueillis par un couloir obscur, ils
s’engagèrent dans l’entrée et sans plus hésiter, marchèrent longtemps sans s’adresser la
parole, parcourant côte à côte ce long tunnel qui paraissait sans fin. Ariale commençait à
lanterne tenue à bout de bras pesait des tonnes. Féniel dut sentir le changement d’humeur
Ils s’assirent sur le sol, inconfortable et poussiéreux, mais manger debout n’avait rien
d’agréable non plus. Ils sortirent de leurs sacs respectifs de quoi se restaurer et aucun des
deux ne proposa à l’autre de partager. Ils mangèrent dans un silence pesant et inamical.
Féniel n’appréciait pas la compagnie de ses semblables et Ariale se méfiait de tout le monde.
Ils restèrent un moment assis, ils avaient besoin de se reposer, mais très vite l’envie de
quitter l’endroit les poussa à reprendre leur marche. Ariale espérait de tout son cœur ne pas
Ils continuèrent leur chemin dans un passage qui leur sembla de plus en plus hostile
et étroit. Au moment où Ariale allait perdre pied, le couloir se fit plus large pour déboucher
sur une salle petite, mais suffisamment grande pour se sentir un peu mieux. Ariale fit le tour
des lieux, sa lanterne placée haut pour mieux voir, mais n’aperçut rien d’intéressant. Les
murs étaient lisses ainsi que le sol, ici il n’y avait aucune indication. Les seules solutions
étaient soit de retourner sur leurs pas et de prendre une autre porte, soit d’avancer encore
— Je propose que nous passions la nuit ici, suggéra Féniel. Nous ne connaissons pas
la longueur de ce tunnel et je n’aime pas trop l’idée de dormir dans un boyau étroit.
Elle avait l’impression de manquer d’air et la panique n’était pas loin. Elle respira
Ils installèrent leur coin pour la nuit le plus loin possible l’un de l’autre, mais vu
l’espace réduit de la pièce, ils se trouvaient tout de même à proximité. Ariale frissonna un
peu, ici il faisait plus froid, l’air était sec et sentait le renfermé. Elle se demandait comment
l’air entrait et arrivait jusqu’à eux. Elle enfila un pull tout en surveillant Féniel du coin de
l’œil. L’homme lui faisait froid dans le dos. Il dut sentir son regard, car il leva la tête et lui
— Je pense que vous devriez vous restaurer un peu plus, ici il fait plus froid et lorsque
dormir à la dure.
— Vous ne savez rien de moi ! s’emporta la jeune fille. Et vous ? Vous prétendez être
mage, mais visiblement vous ne savez pas lire les runes, alors qu’avez-vous appris dans votre
école ?
Féniel faillit lui rétorquer d’aller se faire voir et qu’il lui montrerait de quoi il était
capable, mais il se retint, il devait cacher ce qu’il était réellement. Et puis, il devait admettre
qu’elle n’avait pas tort. Il ne savait pas lire les runes, il avait donc besoin d’elle. Mais la jeune
fille était plus fine qu’il ne l’avait cru, il fallait qu’il se montre prudent. Au prix d’un immense
— Disons que j’ai séché certains cours, à ma grande honte. Et pour répondre à votre
question, je suis bel et bien un mage et je vous déconseille de mettre cela en doute.
C’est plus l’éclat sauvage des yeux durs qui la convainquit de retenir sa langue. Oui,
cet homme pouvait se révéler dangereux, mais à quel point ? Il cherchait quelque chose, une
chose importante pour lui, elle avait une toute petite idée de ce dont il pouvait s’agir, mais
pour en être certaine, il fallait qu’elle soit prudente. Cela avait trait à la magie, évidemment,
et elle était certaine que si elle était ici cela n’avait rien à voir avec le hasard. Elle avait été
— Très bien, tempéra Ariale. Alors oui, je peux vous être utile, mais je ne sais pas
grand-chose, je ne suis pas magicienne. Moi, j’ai juste écouté et j’ai retenu ce que j’entendais.
Ariale observa Féniel, il semblait calmé et sincère. Elle décida de lui faire confiance
pour le moment. S’il était mage comme il le disait, il devait connaître Rafiel et sa clique. Mais
que faisait-il ici tout seul, si loin d’eux ? Elle doutait que ce soit par malchance et elle
supputait que cet homme n’avait pas grand-chose à voir avec les Veilleurs. Oui, il fallait
qu’elle soit très prudente. Curieusement, elle eut une pensée pour Dulci et un pincement de
regret lui noua le ventre. Elle chassa vite cette impression pour se concentrer sur le moment
présent. La magie, brute et puissante, était au bout de sa quête et elle avait bien l’intention
de se l’approprier. Les runes ne mentaient pas, une force énorme se cachait dans cette grotte.
Ils mangèrent en silence, mais Ariale avait besoin de parler. Aussi, elle tenta
choses insignifiantes, mais peu à peu, un lien se créa entre eux. Ces deux personnalités si
avaient beaucoup de points communs. Un lien énergétique dont aucun des deux n’avait
conscience. La conversation prit fin quand Ariale commença à bâiller, il était temps d’aller
dormir.
moment parmi eux, un souffle d’air chaud entra dans la pièce et la lumière de la lanterne
devenue plus terne lorsqu’Ariale s’était endormie, se mit à briller d’une lueur insoutenable.
Rafiel et Arren suivirent Ariale des yeux lorsqu’elle s’engagea sur le sentier des
Noisettes. Ils savaient que la jeune fille n’était pas destinée à rester parmi eux. Cependant,
Rafiel éprouvait un sentiment d’échec, il aurait aimé qu’Ariale comprenne qu’ici, elle aurait
— Je commence à me sentir trop vieux pour tout cela, avoua-t-il avec une pointe de
regret.
réussir. Mais là, c’est plus fort que toi. Même avec tout l’amour du monde, jamais elle ne serait
restée parmi nous, elle est désignée pour accomplir autre chose. Elle a appris ce qu’elle devait
— Tu ne peux pas lutter contre le destin, tu peux juste l’améliorer et je crois que c’est
— Crois-tu ? demanda Rafiel avec espoir. J’ai quand même le sentiment d’être un pion,
— Ah ça ! Écoute, je ne suis pas parmi vous depuis longtemps, je pense donc avoir un
peu plus de recul que vous autres concernant Elwhinaï. J’ai analysé ce qu’elle a dit et j’ai une
Rafiel observa son ami avec intérêt, il était arrivé parmi eux sur le tard, il était âgé
— D’accord, mon ami, mais allons chez moi, un bon thé nous fera du bien et un petit
— Tu parles ! se moqua Arren. Tu es juste un peu frileux. Mais je suis d’accord pour
une tasse de thé, s’empressa-t-il d’ajouter avant que Rafiel ne se mette à vitupérer.
Ils entrèrent dans la petite maison de Rafiel où un bon feu crépitait dans la cheminée.
Ils prirent chacun place dans l’un des fauteuils et Rafiel fit apparaître un pot de thé et deux
tasses.
depuis que je suis ici, mes sens se sont affinés, je suis plus proche de vous tous et en même
temps, je perçois les différences. Je sais qu’Elwhinaï est une sorte de puissance difficile à
expliquer, mais qui est la source de tout ceci. Elle a développé notre monde et le Façonneur
l’a peuplé de races diverses, rencontrées sur d’autres planètes. Je ne me trompe pas ?
— Bien, donc Elwhinaï est une planète vivante selon sa créatrice, et elle en a assez de
nous, car nous lui causons beaucoup de mal. Alors elle décide de nous le faire payer et va se
— Comme Elwhinaï, sa créatrice est déçue par notre comportement, alors elle décide
d’aller voir ailleurs s’il y fait meilleur. Et elle nous laisse avec sa création, folle de rage. À nous
donne les renseignements au compte-goutte. Pour moi, c’est elle qui a pris le relais, mais sans
être l’Esprit de ce monde, c’est-à-dire qu’elle peut modifier ce qui ne va pas, arranger un peu
les choses, mais pour son propre compte. Elle est la première d’une race nouvelle, les elfes
d’après ce que j’ai saisi. Elle a le pouvoir de prendre soin d’Elwhinaï enfin, de ce monde,
confusion ? Comment les différencier l’une de l’autre ? Je veux dire, l’Esprit et la planète ?
Elles sont différentes, c’est juste que les anciens ont dû faire un amalgame avec les deux, je
me trompe ?
Rafiel fit non de la tête, jusqu’à présent il suivait le raisonnement de son ami et c’était
clair.
se reconstruire, mais sans l’Esprit Nourricier pour lui apporter ce dont il a besoin afin de
grandir et évoluer, dans le bon sens. Alors, comment les survivants vont-ils évoluer sur une
planète sans âme ? Comment une telle créature comme Mehielle peut-elle trouver sa place
dans ce monde ?
aussi. Je doute qu’elle sache elle-même qui elle est. Mais Elwhinaï n’est pas l'âme des mondes,
c’est l’Esprit des mondes, Arren. Ce n’est pas la même chose, elle est l’impulsion qui leur
permet d’évoluer. Imagine que le Façonneur fabrique une planète vide, il y met le Soleil, la
Lune, des choses utiles comme l’eau, l’air et la terre et fait venir Elwhinaï pour achever son
travail. Elle y fait pousser les plantes, les arbres, disperse les énergies contenues dans les sols
et découpe les continents selon son bon vouloir. N’oublie pas que ce n’est pas elle qui insuffle
la magie, c’est le Façonneur qui décide si l’énergie de ce monde aura une influence sur
l’humanité ou pas. Tu te rappelles le monde des Techos ? Ils n’ont aucune magie en eux et
pourtant ils fabriquaient des choses extraordinaires, des engins volants, des dispenseurs
tour de force de faire de leur monde un endroit équilibré et sain. Et celui des Migos ? Eux
vivent de magie, ils sont tellement évolués qu’ils n’ont presque plus de corps, ils sont plus
proches de l’Esprit d’Elwhinaï que n’importe qui d’autre et pourtant, elle a quitté ce monde
depuis très, très longtemps. Ton analyse est bonne Arren, mais tu dois comprendre
qu’Elwhinaï n’est pas la planète, elle est celle qui lui donne le moyen de vivre. Une fois son
travail fait, elle s’en va. Ce sont les habitants de la planète qui lui donnent une âme, le monde
— Je comprends, mais je persiste à dire que les deux « cadeaux » qu’elle leur a laissés
cachent encore bien des secrets. Moi, je pense que si elles sont une extension d’Elwhinaï,
elles sont là autant pour aider les hommes que pour s’aider elles-mêmes, mais pourquoi ?
Quel est l’objectif d’Elwhinaï, je précise l’Esprit ? Une deuxième chance ? Oui, très bien, mais
les Éveillés alors ? À quoi servent-ils ? Cassandre est une Éveillée et une fée, alors je suppose
— Eh non, mon ami ! Cela te dérange-t-il à ce point ? interrogea Rafiel, amusé et par
— Eh bien, moi non plus ! Un peu de changement nous fera du bien, j’en ai soupé de
Arren resta silencieux un moment, lui aussi s’inquiétait pour la jeune fille. Il savait
qu’elle ne pourrait pas venir avec eux, il le sentait au fond de lui. Et l’idée de l’abandonner
sur ce monde en destruction l’horrifiait. Il tenta tout de même de rassurer son ami.
— Réfléchis Rafiel. Si tu devais partir, n’aimerais-tu pas que quelqu’un veille sur
— Je vois ce que tu veux dire, admit le mage, oui, je comprends et je pense que tu n’es
pas loin de la vérité. Mehielle pourrait veiller sur Farielle à notre place ?
— Bien, alors il ne reste plus qu’à espérer que nos analyses soient les bonnes et que
Mehielle saura tenir son rôle. N’oublie pas la petite Cassandre qui est toujours là, fit Rafiel
— Hum, pour le moment nous devons continuer à former les Éveillés, cette foutue
planète va nous éjecter et nous ne pouvons rien y faire, glapit Rafiel, alors donnons-lui du fil
à retordre.
Soudain, Rafiel eut une idée, une chose folle. Mais dans ce monde de folie, tout pouvait
être possible. Il regarda son ami, effaré par ses propres pensées.
sécurité, la forêt nous protège, elle nous aime et nous l’aimons, en retour, elle nous prodigue
ce dont nous avons besoin. C’est très positif et pas du tout hostile. Je me demande s’il n’existe
— Nous allons subir de graves tourments, pourtant certains d’entre nous sont appelés
à survivre, ici sur ce monde. Et Elwhinaï n’y est pour rien, Mehielle a parlé du libre arbitre et
que nos choix nous appartenaient. Alors ? Il est fort probable que cette terre agit comme
nous, le bien, le mal, pourquoi en irait-il différemment ? L’Équilibre, tu te souviens ? Elle a dit
que lorsque les mondes tournaient bien, elle partait, mais que lorsqu’ils étaient sur le point
des hommes. Elwhinaï ne détruit pas, ce n’est pas sa nature, seul l’homme détruit.
— Tu veux dire que cette planète pense ? Qu’elle se diviserait en deux, celle qui veut
— Ce n’est pas idiot, observa Rafiel en se servant une nouvelle tasse de thé. Mais ce
n’est pas exactement cela. Je crois que l’énergie de la planète, qu’elle soit magique ou non, se
transforme au contact de l’homme. Ils sont eux aussi des êtres d’énergie, ils ont donc une
influence sur elle, tout comme elle en a sur eux et la magie accentue tout cela.
— Pour leur donner les moyens de se défendre, je suppose. Il faut que l’équilibre
persiste. Si cette planète possède le pouvoir de tout détruire ou de sauver, ils doivent aussi
avoir le même pouvoir. Même si Elwhinaï a participé à l’Éveil, je suis pratiquement certain
que les forces de cette planète ont contribué à les sortir de leur léthargie aussi.
— Oui, je le crois, je pense que la magie que nous utilisons est liée à cette terre.
— Oui en partie, convint Rafiel, mais l’énergie nous la prenons d’où, à ton avis ?
Arren se leva, il était tard et il se sentit tout à coup fatigué. Il avait besoin de sommeil.
Il posa les yeux sur Rafiel, bien éveillé et tout émoustillé par son idée.
Il réfléchissait à toute vitesse. Il sentait que la nuit serait passionnante. Il fallait juste
Lorsque le lendemain matin tout le monde fut réuni dans la salle à manger, tous furent
étonnés de son absence. Habituellement, Rafiel ne ratait jamais un repas. Inquiète, Farielle
fonça chez lui, mais il n’y était pas et le lit n’avait pas été défait. Elle retourna dans la grande
maison et demanda qui avait une idée de l’endroit où se trouvait son père.
— J’ai discuté tard dans la nuit avec lui, une idée lui est venue et il était tout excité. Je
pense qu’il a dû creuser un peu, ne t’inquiète pas, expliqua Arren. Ton père est grand, il sait
ce qu’il fait.
— Vous avez discuté de quoi ? Ça peut me donner une idée de ce qu’il fabrique.
l’Esprit, le Monde.
— Et ?
— Nous en avons conclu que cette planète était plus complexe qu’il n’y paraît et je
— Mais où est-il ?
— Oui, c’est fort possible, renchérit Elena, il avait remarqué qu’une forte énergie
vibrait à certains endroits. Si sa théorie est bonne, c’est là qu’il peut obtenir des réponses.
— Bon, je vais voir ce que je peux faire, fit Farielle, une lueur d’impatience dans les
yeux. Je vais regarder dans le Cercle, je suppose que si je dois le trouver, c’est là.
Elle prit de quoi déjeuner vite fait, engloutit un café et emporta quelques gâteaux
qu’elle fourra dans ses poches. Puis, tout en pestant contre son père, elle partit.
— Je sens que Rafiel va se faire sonner les cloches, commenta Aleth en souriant.
Farielle marchait d’un pas rapide, elle était furieuse et en même temps inquiète. Son
père avait des comportements étranges depuis quelque temps. Il leur faisait part de théories
toutes plus farfelues les unes que les autres, mais les laissait tomber successivement.
Pourtant, plus elle marchait, plus sa colère tombait, elle commençait à comprendre ce que
recherchait son père. Peut-être était-il sur la bonne voie ? Qui sait ? Elle s’inquiétait peut-être
un peu trop. Après tout, il était intelligent et c’était un mage exceptionnel, alors pourquoi
Elle marchait depuis plus d’une heure lorsqu’enfin, elle l’aperçut. Il était bien dans la
clairière, assis en position de méditation. Il avait les yeux fermés et paraissait serein. Farielle
présence, car il ouvrit brusquement les yeux. Un sourire mutin éclairait son visage.
C’est Arren, avec l’air de ne pas y toucher, qui m’a mis sur la voie, tu sais ? Il est très fort, sans
Farielle s’avança et se positionna face à son père. Rafiel lui prit les mains et les serra
doucement. Il voulait lui communiquer sa chaleur avant de commencer quoi que ce soit.
facile, tu verras.
Rafiel ouvrit son esprit et Farielle s’y aventura, il était rare que son père et elle
échangent leurs pensées. Il la dirigea et peu à peu, elle comprit là où elle devait aller. Ce
qu’elle vit lui coupa le souffle. Jamais elle n’aurait pensé vivre cela. Tout avait un sens et elle
comprenait enfin ce qui avait perturbé son père. Maintenant, elle partageait complètement
sa vision et cela lui fit beaucoup de bien. Elle savait où ils allaient et le sens de tout ce qui
— C’est incroyable, souffla Farielle, c’est tout de même étonnant ! Je ne pensais pas
que nous étions si réceptifs. Mais si on réfléchit bien, c’est complètement logique, regarde
Mehielle, issue de la Terre et d’un être supérieur, imagine les pouvoirs qu’elle possède ! Mais
évident, c’est exactement ce que Mehielle a tenté de nous expliquer. Vous, vous êtes liés au
Façonneur. Quant aux Éveillés, les énergies ont fait ressortir des dons qui étaient là, Elwhinaï
l’Esprit leur a sans doute donné un coup de pouce, mais ce qu’ils sont, vient de ce Monde.
— Il faut prévenir les autres, nous devons tous nous préparer et faire progresser les
— Bon, on peut y aller maintenant ? Je n’ai que grignoté ce matin et je meurs de faim.
Tiens, j’ai apporté ça pour toi, fit-elle en lui tendant une poignée de biscuits.
— Ah ça, c’est une bonne idée, s’extasia Rafiel en les fourrant dans sa bouche à toute
vitesse.
— Tu vas t’étouffer, mange moins vite, je ne vais pas te les voler, je te les ai donnés.
— Non, mais vraiment ! soupira Farielle en roulant des yeux. Je ne peux pas le croire.
Farielle passa devant, mais elle fut soudainement retenue par son père d’une poigne
— Qu’est-ce que…
Il s’évapora dans les airs, tirant à sa suite Farielle qui lui hurlait dessus. Elle n’aimait
pas faire cela, elle détestait se déplacer de cette façon. Arrivés dans la salle commune, ils
continuèrent à se chamailler sous l’œil attentif des occupants présents. Les querelles entre
Rafiel et Farielle étaient légendaires et tout le monde adorait les entendre se lancer des noms
d’oiseaux. Mais pour la première fois, la dispute dura peu de temps. Farielle se détacha
brutalement de la main de son père et alla se servir un café. Rafiel haussa les épaules, fit un
clin d’œil à Cassandre et alla s’asseoir. Il fit apparaître un pot de thé et de quoi nourrir tout
un régiment. La petite fille vint s’asseoir près de lui, elle aimait bien Rafiel, il la faisait rire et
— Ça va être passionnant, se réjouit-elle. Et je vais te dire un secret, moi aussi j’ai tout
Rafiel eut un sourire, il aimait beaucoup cette enfant. Elle était vive et précoce. Il était
heureux de sa présence. Il se fit quelques tartines et mangea à belles dents sous l’œil coléreux
de sa fille. Il ne comprenait pas son aversion pour les déplacements intemporels, c’était
pourtant bien pratique. Il termina son déjeuner et demanda à Cassandre d’aller chercher les
membres manquants.
— Elle ne reviendra pas, fit Rafiel en terminant son café. Elle est partie cette nuit, vous
mon garçon. Sur ta planète, vous vivez en harmonie avec votre monde, n’est-ce pas ?
— Oui, d’ailleurs nous avons un endroit spécial sur Asaïa, où nous allons lorsque le
temps de grandir est venu. Il s’appelle la grotte des Songes, c’est dans ce lieu que nous
devenons ce que nous sommes. C’est Asaïa qui nous ouvre ses portes et nous communiquons
avec elle.
fou. Comme a essayé de nous l’expliquer nébuleusement Elwhinaï, ce monde n’est pas inerte,
au contraire, il est vivant. Par contre, il est en disharmonie avec ses habitants, ce qui explique
tout ce raffut. C’est pour cela que votre présence prend tout son sens, remarqua Rafiel en se
— Oui, c’est exactement ça, intervint Cassandre, grand-mère a dit que notre monde
était le seul à être doté d’une population hétéroclite, prise sur plein de mondes différents.
Nous sommes un mélange de races, c’est peut-être pour cela que nous ne pouvons pas nous
entendre.
— Oui, c’est ça, acquiesça Rafiel, je pense que c’est ce qu’Elwhinaï a voulu nous
— Elle n’est pas humaine, c’est tout, expliqua Cassandre, elle ne peut pas se mettre à
Cassandre eut un rire cristallin. Elle aimait vraiment Rafiel. Elle tourna son regard
gentil et très beau. Elle se leva et alla lui planter un gros baiser sur la joue. Ivoisan eut un
sourire éblouissant, il se sentait presque chez lui. La porte d’entrée s’ouvrit sur Aihnoa et
India qui saluèrent Rafiel, joyeusement suivies de Mérisian et Sorial qui discutaient avec
passion, ces deux-là s’entendaient très bien en dépit de leur différence d’âge. Ils s’installèrent
Rafiel tendit l’oreille, curieux de connaître leur sujet de discussion. Étrangement, les deux
hommes parlaient de l’influence de cette planète sur leur mode de vie. Ils avaient remarqué
l’un et l’autre à quel point ils avaient changé leur vision des choses. Désormais, ils faisaient
attention à ce qui les entourait avec plus d’acuité et ils étaient fascinés par la capacité de
Lorsque tout le monde fut là, Rafiel demanda le silence d’une voix enthousiaste. Il
sentait que tous étaient prêts et que le moment était venu de passer à l’étape supérieure. Il
avait hâte de commencer, il s’en voulait un peu d’éprouver ce genre de sentiments alors que
des milliers de gens allaient mourir, mais ils allaient vivre une expérience extraordinaire et
puis, ils n’avaient pas vraiment le choix, alors autant se préparer au mieux, n’est-ce pas ? Il
— Alors mes amis, nous voilà arrivés à une étape importante de notre vie. Nous allons
devoir faire face à un bouleversement du monde tel que nous le connaissons. Mais j’ai appris
— Elwhinaï possède deux facettes, je parle bien entendu de la planète, d’ailleurs pour
— Donc, cette planète a deux facettes, une bonne et une moins bonne, elle est un peu
comme nous tous en fait. Mais ce qui est important, c’est que tout cela a une influence. Pour
être clair, nous avons une influence sur elle et inversement. Certains d’entre nous sont attirés
par son bon côté et je crois que nous sommes de ce genre-là et d’autres, par le mauvais, tels
Féniel ou Ariale, même le Chevalier Noir à sa manière folle et déstructurée a dû l’être. Cela
explique pas mal d’événements passés. Alors comme nous n’avons pas le choix, il faut nous
préparer et entrer en contact avec l’âme d’Elwhinaï, celle qui penche vers le bien. Avec elle à
nos côtés, nous aurons peut-être une chance de sauver plus de monde.
— Nous savons que nous sommes responsables de ce qui nous arrive, l’Esprit et
Mehielle nous l’ont bien expliqué, intervint Elena, mais elle a tout de même omis de nous dire
— Alors nous devons faire face à une planète aux pouvoirs immenses et nous protéger
— Oui, c’est exactement ça, mais n’oublions pas que vous avez été éveillés pour
rééquilibrer le tout, vous êtes là pour guider les hommes dans leur nouvelle vie.
perturbé, peut-être même fractionné, qui sait ? Difficile à dire. Mais ce que je peux vous dire,
— Oui, quand tout cela sera terminé, nous, on sera là pour aider à reconstruire, fit
— La clairière, on commence par là. C’est l’endroit idéal, c’est le cœur d’Elwhinaï,
l’énergie qui se situe là est immense. Nous devons apprendre à la maîtriser et à la distribuer
— Ah. Voilà la question… Je sais que depuis que vous êtes là, vous avez chacun
progressé, mais peut-être pas aussi vite que vous ne le pensiez et je crois savoir pourquoi.
Voyez-vous, nous, les Gardiens ou Veilleurs comme vous voulez, nous avons été en contact
permanent avec l’Esprit et ce, pendant de longues années. C’est elle qui nous a appris tout ce
que nous savons et nous avons puisé auprès d’elle toute l’énergie dont nous avions besoin.
Sans même le savoir, elle diffusait ce qu’il nous fallait au gré de notre progression. Elle est
partie et cette source d’énergie a disparu avec elle. Pourtant, nous continuons à utiliser notre
magie.
— C’est parce qu’elle fait partie de vous, intervint Farielle, vous avez appris à utiliser
votre propre énergie, vous pouvez créer cette source au fond de vous-mêmes. N’oubliez pas
Elwhinaï, c’est elle qui les a cherchés et les a amenés ici. L’Esprit a observé tout cela, mais
elle n’y a pas pris part. Oh, bien évidemment elle y a mis sa petite touche personnelle, il suffit
de voir Mehielle ou Cassandre pour s’en convaincre, mais vous, vous êtes issus d’Elwhinaï,
mes enfants.
Les Éveillés se regardèrent, étonnés. Qu’est-ce que cela pouvait bien vouloir dire ?
— C’est assez logique, fit pensivement Sorial. Je ne me suis jamais senti d’affinités
avec l’Esprit ou Mehielle, alors que vous, vous semblez les connaître, il suffit de voir comment
Mehielle se comporte avec vous, Rafiel. Comme si elle vous connaissait depuis toujours. Mais
lorsque je suis arrivé dans la forêt des Sylves, je me suis senti chez moi.
— Moi aussi, continua Mérisian et je pense que la pierre que je porte au front vient
— Je suis d’accord, fit Rafiel. Vous tous, êtes les enfants d’Elwhinaï tout comme le sont
— C’est pour cela que vous devez vous unir à Elwhinaï pour continuer à évoluer. C’est
elle qui va vous former, révéla Isthir. C’est en quelque sorte une ultime étape, continua-t-elle
— Alors vous ? Vous servez à quoi ? demanda Lilia. Oh ! je suis désolée, ajouta-t-elle
sommes les Gardiens, nous veillons sur les magies, toutes les magies et je crois que notre rôle
était de vous accueillir et de commencer à vous former. Nous devions vous rassurer et vous
— Mais vous allez rester à nos côtés, n’est-ce pas ? demanda Lilia sur un ton un peu
apeuré. Elle s’était attachée à eux et ne voulait pas se séparer de sa nouvelle famille.
Rafiel soupira. Là-bas, dans la clairière, il avait compris beaucoup de choses. Il savait
que leur mission prenait fin et que leur séparation était inéluctable, comme l’avait pressenti
Arren. Tout comme l’Esprit Nourricier, leur temps sur ce monde touchait à sa fin. Le
Façonneur allait venir les chercher pour veiller sur d’autres mondes et protéger la magie. Ils
étaient le Haut Conseil de la magie pour tous les mondes habités, mais comment leur
annoncer cela ?
Rafiel avait utilisé sa voix pour endormir les craintes des Éveillés, il ne voulait pas les
perturber pour le moment. Mais le regard pesant de Farielle lui fit comprendre qu’il n’était
— Chacun d’entre vous va devoir se rendre à la clairière, c’est à cet endroit que tout
se jouera maintenant. Herras vous accompagnera, c’est lui le plus apte à vous conseiller et
vous guider. Il saura quoi faire le moment venu. Vous pouvez lui accorder toute votre
confiance. C’est à cet endroit que vous allez apprendre à maîtriser votre magie, aussi je vous
conseille d’entrer rapidement en contact avec elle, il nous reste peu de temps.
— Exactement, vous suivez votre intuition et le reste viendra. Ce sera tout pour
aujourd’hui mes enfants, nous nous retrouverons ce soir pour le repas et pour faire le point
Tous les Éveillés sortirent de la pièce en silence, chacun était plongé dans ses pensées.
Cassandre se retourna et fit un clin d’œil malicieux à Rafiel. Lorsqu’ils furent tous dehors, les
— Bon, ordonna Farielle en regardant son père droit dans les yeux, tu vas maintenant
Rafiel eut un sourire espiègle. Il aimait être le centre d’intérêt et il adorait ce qu’il
allait leur apprendre. Finalement, l’Esprit Nourricier ne les avait pas abandonnés, bien au
contraire.
— Nous sommes les Gardiens de toute magie, commença Rafiel, c’est notre destinée
et notre devoir.
— Mais nous le savons déjà, le stoppa Elena avec une pointe d’agacement dans la voix.
— Non, tu ne comprends pas, fit doucement Rafiel. Nous ne sommes plus attachés à
— Lorsque je me suis rendu à la clairière, je suis entré dans une sorte de flux magique
intense et là, j’ai eu accès à une source de connaissances incroyable. Elwhinaï, je parle de
ensemble. Mehielle est une sorte de lien entre elle et ce monde-ci, mais sur d’autres mondes,
elle fait la même chose. Ivoisan, par exemple, connaît une extension d’elle sur son propre
monde, celle qui se cache dans la grotte des Songes. Dans la clairière, je suis entré en contact
avec elle et elle m’a révélé ce qu’elle attendait de nous. Nous allons parcourir les mondes où
la magie est présente. Nous devons la protéger, car c’est elle qui mènera les hommes à la
connaissance ultime. Certains mettront des siècles avant de la découvrir et nous devons faire
— Mais nous ne savons pas aller de monde en monde, fit remarquer Myrine.
— Euh, je sais créer des passages, mais je n’ai pas les clés pour tous les mondes, seuls
ceux qui vibrent sur la même fréquence que cette planète me sont accessibles.
— Oui, et bientôt tu auras les clés de toutes les portes mon ami et ce sera à toi de nous
apprendre.
— C’est pour cela que sommes venus ici ? Pour apprendre ? demanda Aihnoa.
— Oui, cette planète doit nous donner notre ultime leçon. Ensuite, nous pourrons
partir.
Myrine.
— Oui si nous le voulons, parfois nous serons tous ensemble, d’autres fois par couple,
mais toujours accompagnés et jamais loin les uns des autres, rassura Rafiel.
non ?
— Arren ? Non, c’est un enfant du Façonneur. Il l’a juste pris sous son aile sur le tard,
car il devait garder son côté humain le plus longtemps possible. Mais toi oui, tu es à part ma
fille. Tu es née de moi et d’une source de magie que je ne m’explique pas encore.
— Dis-moi alors, j’ai le droit de savoir. Tu ne m’as jamais parlé de ma mère ni aucun
d’entre vous d’ailleurs, accusa-t-elle. Je crois que le moment est venu, non ? Si je dois rester
Les Gardiens se regardèrent, un peu gênés. Ils savaient comment était née Farielle,
mais comment annoncer à une jeune fille qu’elle était issue d’un sort ? Rafiel leur jetait des
regards désespérés, tous étaient là le jour où Farielle était apparue, rouge et vagissante, mais
personne n’avait su expliquer comment cela avait été possible. Rafiel en était tombé
amoureux tout de suite et les autres n’avaient pas tardé à suivre son exemple. Les Gardiens
l’avaient élevée, choyée et éduquée de leur mieux. La jeune fille de dix-sept ans était sans
doute leur plus belle réussite et tous étaient très fiers d’elle, mais comment lui dire la vérité ?
— Oui, je le sais, vous êtes tous un peu mon père ou ma mère. Même toi Myrine ou toi
Elfin, qui êtes à peine plus âgés que moi en apparence. Mais qui était ma vraie mère ? Enfin,
— Tu n’as jamais eu de mère, répondit Herras très calmement. Je crois que je vais
Farielle lui jeta un regard furibond, elle ne s’énervait jamais. Elle était calme et
raisonnable. Enfin, la plupart du temps. Elle croisa les bras sur sa poitrine et promit à Herras,
non sans regarder son père d’un air accusateur. Rafiel se recroquevilla sur sa chaise, il sentait
— Il faut que tu saches que chacun d’entre nous t’aime profondément et que dès tu es
venue au monde, tu as illuminé notre vie. Tu es notre fille à tous et si Rafiel a pris l’initiative
de ton éducation, c’est nous tous qui t’avons élevée comme notre propre enfant. Un jour, je
suis allé dans la grande bibliothèque de Bashia en compagnie de ton père, ils possèdent des
livres très anciens et très rares et je voulais en consulter quelques-uns. Je suis tombé sur un
livre étrange, d’un aspect plutôt miteux, mais qui était orné d’une rune très rare gravée sur
sa couverture de cuir. Les runes, ce n’est pas trop notre tasse de thé, nous n’avons pas besoin
de ce type de magie pour pratiquer. Mais poussé par la curiosité, je l’ai ouvert et ce que j’ai
découvert m’a rempli de stupéfaction. J’étais tombé sur l’un des tout premiers livres de
magie. Un de ceux qu’on ne retrouve jamais. Il était en piteux état et semblait prêt à tomber
en ruine alors je suis allé voir le responsable de la bibliothèque et lui ai proposé de réparer
cet ouvrage. L’homme a hésité un peu, puis il a dû juger que le livre ne manquerait à
personne, alors il a accepté. Pour être franc, il l’a même offert à Rafiel. D’ailleurs, je
Rafiel poussa une exclamation de dénégation, mais se retint de clamer haut et fort son
innocence. Herras se débouillait très bien pour le moment, autant se montrer discret.
— Donc, je disais que ton père est revenu avec ce livre. Nous l’avons bien entendu
était encore avec nous à ce moment-là et elle s’est contentée d’esquisser un large
sourire en le voyant. Les runes l’amusaient beaucoup, mais elle n’a jamais voulu nous
en dire plus. Rafiel a passé des nuits entières à étudier ces étranges écrits, il en a recopié
des passages pour mieux comprendre leur structure, mais finalement, le livre a gardé
ses secrets. Nous comprenions le sens des symboles dans d’autres ouvrages, mais pas
dans celui-ci. Il s’agissait d’une magie très ancienne qui nous refusait son accès. Un soir,
ton père est entré dans une grande colère, ce livre le frustrait, il voulait comprendre,
— Le livre s’est mis soudain à luire faiblement, puis de plus en plus fort. Ton père s’est
mis à hurler comme un dément pour nous faire venir. C’était la première fois que l’ouvrage
exprimait quelque chose. Alors lorsque nous sommes venus, je peux te dire que nous avons
été stupéfaits, car non seulement le livre brillait, mais il lévitait. Tout seul, sans que nous
intervenions. Rafiel était excité comme un gosse. Il voulait s’en emparer, il a tendu la main et
s’est écroulé, foudroyé. Il est resté un long moment dans les vapes et lorsqu’il est revenu à
lui, le livre était de nouveau posé sur son pupitre et tout à fait normal. Rafiel s’est réveillé
d’un coup et est allé directement vers lui. Il a ouvert une page au hasard et s’est mis à réciter
tout haut des mots incompréhensibles. J’étais là, c’est moi qui le veillais, alors je peux te dire
que ce que j’ai vu n’est pas lié à son imagination, mais bien la réalité. Pendant qu’il récitait
les runes, une boule d’énergie est sortie du livre, elle s’est focalisée sur Rafiel pendant un
moment, puis peu à peu s’est transformée en femme. Une femme brune aux yeux verts, très
longuement puis elle a levé les mains et tu es apparue, comme ça ! Elle t’a déposé dans les
bras de Rafiel et s’est évaporée. Il ne restait que toi, qui vagissais tant que tu pouvais.
— Alors je suis qui ? demanda Farielle. Tu n’es pas mon véritable père ?
— Si, je pense que si, les runes que j’ai prononcées t’ont donné naissance. Et la femme
à qui tu ressembles tant t’a mise dans mes bras. Et en dehors de tout cela, je t’aime, tu es ma
Farielle resta silencieuse un long moment. Personne n’osait dire un mot. Tous se
— Je ne vous en veux pas, annonça Farielle. Je suis un peu étonnée, mais pas tant que
cela en fait. J’ai toujours su que j’étais différente. J’ai un rapport à la magie qui est plus fort
que vous, je la comprends, je sais utiliser l’énergie comme personne, alors forcément ça doit
bien venir de quelque part, non ? Je pense que Rafiel y est pour quelque chose aussi je tiens
beaucoup de lui, alors oui je pense que tu es mon géniteur, mon cher père, mais cela ne
change rien, car je vous aime tous. Grâce à vous, j’ai eu une enfance merveilleuse, vous m’avez
apporté de l’amour et de la sécurité, alors vous êtes tous un peu mes parents. Mais savoir
d’où l’on vient est important. Du moins, ça l’était pour moi. Maintenant que c’est plus clair, je
vais mieux et cela me réconforte de comprendre qu’en dépit de la manière dont je suis
je me demande ce que c’est. Par contre papa, il faut que tu me dises ce qui va m’arriver. Je ne
Rafiel regarda longuement sa fille, elle avait raison. Mais il ne pouvait lui répondre,
car il ne savait pas lui-même. Il secoua la tête, l’air un peu égaré. Que lui dire ?
— Je ne sais pas, avoua-t-il. Cette partie de l’histoire m’est inconnue. Tout ce que je
peux te dire, c’est que ta magie vient d’ailleurs. Je pense que Dionne en saurait plus, peut-
être que le Livre a un lien avec elle ? Il a disparu subitement, mais je suis resté attentif et je
me suis renseigné régulièrement sur lui. Je suis curieux et têtu, que voulez-vous ? Alors j’ai
posé mon empreinte magique sur lui au cas où et j’ai eu raison. Car je sais où il est, même si
je ne peux pas l’obtenir. Et dernièrement, il était en possession d’un moine de l’île de Jais. Il
l’a étudié, mais n’a pas compris le sens des runes. Un matin, il m’a dit s’être réveillé avec le
note est apparue et elle lui indiquait comment il devait protéger les livres importants du
monastère.
— Ils ne sont pas hermétiques à toute forme de magie, dans ce monastère ? s’étonna
India.
— Logiquement si, mais pas le frère Domus. C’est lui qui a la garde des livres précieux
jamais.
— Oui, tu as raison, fit Herras. Il disparaît lorsque son message est arrivé.
— Je sais ce que je vais faire, répondit Farielle. Je vais demander de l’aide à Elwhinaï.
Elle a des messages pour tout le monde, alors je dois avoir le mien, non ?
— C’est possible, acquiesça Rafiel. De toute manière, cela ne coûte rien d’essayer.
Ils allaient devoir quitter un monde qu’ils aimaient, des amis et peut-être Farielle. Une page
de leur vie se tournait et ils ne pouvaient rien y faire. Même si cette nouvelle mission les
motivait énormément, ils n’en ressentaient pas moins un léger sentiment de perte. Ils
Les messagers furent prompts à délivrer leurs messages. Le prince du Livandaï les
Une partie d’Elwhinaï se réjouissait de cela, tandis que l’autre fulminait. Il fallait
qu’elle réagisse à son tour et une froide détermination s’empara de son cœur incandescent.
La Neutralité eut un moment de doute, mais fidèle à elle-même, elle décida de ne prendre
Izthan était une petite ville pittoresque et originale, s’étonnèrent Elroy et Kenji
lorsqu’ils furent arrivés à destination. Les maisons étaient bâties pour la plupart à flanc de
magnifique. Ils traversèrent le centre d’Izthan, les yeux grands ouverts, le Livandaï recelait
des trésors étonnants. Ils n’eurent aucun mal à trouver la boutique de Vidalis, mais
hésitèrent un long moment avant d’entrer. C’était une parfumerie où un nombre incessant
de femmes entraient et sortaient. Elroy en avait les yeux exorbités, il en avait vu rarement
autant d’aussi belles et en si peu de temps. Kenji le regardait avec amusement, Elroy était un
cas, toujours à l’affût d’un jupon, rarement comblé dans ses attentes, mais jamais découragé.
Ils allaient se décider à entrer dans la boutique lorsqu’une femme les interpella rudement.
— Vous avez l’intention de baver devant ma vitrine toute la journée ou vous vous
décidez à entrer ?
qui se tenait devant eux. Une crinière rousse lui descendait jusqu’à la taille, un visage de
poupée sur un corps de bûcheron. « Un défi de la nature » se dit Kenji, « une expérience
— Oui, elle est destinée aux femmes. Je vois… On est timides, hein ?
Ils entrèrent dans ce commerce où tout était pensé et fait pour les femmes. Du rose
partout, des fleurs, du satin, de la soie et des milliers de flacons multicolores. Tout cela
donnait le tournis à Elroy, qui était loin d’imaginer qu’une femme pouvait utiliser autant
Kenji fouilla dans ses poches à la recherche de la lettre du prince Idriss et la lui tendit,
missive, les sourcils froncés. Suivez-moi dans l’arrière-boutique, je vais vous donner de quoi
Ils pénétrèrent dans une pièce assez grande, dotée de tout le confort possible. Elroy
un peu impressionnés. Elle leur servit à chacun une chope de bière bien fraîche et s’éloigna
pour lire le message. Si elle fut étonnée par son contenu, elle le cacha soigneusement. Elle se
contenta de contempler longuement la lettre après l’avoir parcourue. Puis, elle rejoignit enfin
suffira. Pour cette nuit, vous dormirez ici, inutile d’éveiller les soupçons, même si je doute
que votre présence soit passée inaperçue. J’ai deux chambres d’amis, vous prendrez chacun
la vôtre. Profitez-en pour vous reposer et dès demain, à l’aube, retournez auprès du prince,
il aura besoin de vous. Si vous avez faim, une cuisine se trouve derrière cette porte, les
chambres sont au premier. Je dois aller faire une course, la boutique sera donc fermée. Faites-
vous discrets et surtout, ne sortez pas. Je reviendrai en fin d’après-midi, d’ici là, occupez-vous
boutique. Ses clientes avaient l’habitude de ses escapades, elles reviendraient en temps
voulu. Elle ferma la porte à clé et mit une pancarte pour signifier la fermeture temporaire de
l’établissement. Elle ne faisait pas trop confiance au plus jeune des deux, mais l’autre lui avait
fait bonne impression. De toute façon, en cas de grabuge, elle le saurait bien assez vite. Elle
marchait d’un pas rapide, saluant au passage les clients qui la reconnaissaient. Vidalis était
très connue à Izthan, elle était respectée et admirée grâce aux produits qu’elle fabriquait et
vendait. Sa réputation allait bien au-delà du Livandaï, ce qui était bien utile lorsqu’on
pratiquait l’espionnage à haute dose. Mais ce qu’elle venait d’apprendre n’avait rien à voir
Elle entra dans une petite librairie qui ne payait pas de mine, mais que tous les
connaisseurs fréquentaient avidement. On y trouvait des volumes précieux et rares sur à peu
près tous les sujets. Elle alla jusqu’au comptoir, où un homme âgé se tenait courbé sur un
— J’ai reconnu ton pas. Que me vaut le plaisir ? demanda-t-il en clignant des yeux
derrière ses lunettes triple foyer qui lui donnaient un regard de chouette perpétuellement
étonnée.
Elle approcha ses lèvres du front dégarni et y déposa un baiser plein d’affection.
— Comment ?
— Je te connais bien Vidalis, depuis longtemps, et je sais lire dans tes yeux, coupa le
— Oui, elles sont mauvaises, confirma-t-elle. Je crains que tes prédictions ne fussent
— Qui est ?
de terre, d’ouragans et tout cela en même temps. Il dit aussi que certains lieux seront
peu plus de dix jours, douze tout au plus. Tiens, lis plutôt, proposa-t-elle en lui tendant la
lettre.
Ardil s’en empara avec délicatesse et se mit à lire avec componction, sans se presser.
Il prit la peine de relire deux fois un passage important et redonna la lettre à sa propriétaire.
— Je vois… Cela confirme ce que je pensais. Idriss a parfaitement raison, il existe des
endroits qui seront épargnés, mais la question est de savoir si on va nous écouter.
cette lettre est arrivée jusqu’à moi, c’est que le prince sait parfaitement à qui il a affaire.
— Oui, mais je doute que le duc de Raith accepte cette idée. Il refusera d’avertir le
peuple quoi qu’il arrive. La seule solution est de faire fonctionner notre réseau interne. Et
— Hum, fit Ardil en se grattant la barbe, j’ai toujours pensé que le cœur des
montagnes du Pearl était protecteur. J’ai lu un tas de choses sur elles et toutes disent qu’une
source de magie coulait autrefois en ces lieux. Je doute qu’elle ait complètement disparu, au
— Oui, si l’on en croit l’Encyclopédie des âges, une caste de Magiciens a vécu longtemps
en ces lieux.
Ardil haussa les épaules. Il ne savait pas exactement pourquoi les magiciens étaient
partis.
— L’Encyclopédie ne parlait pas de cela. Elle disait simplement qu’un jour, les
magiciens n’étaient plus là, sans raison apparente. Alors, difficile à dire, reconnut le libraire,
cela remonte à tellement loin. Mais je doute que cela soit lié à nous, à cette époque, les
hommes étaient peu nombreux et la ville n’existait pas. Ils avaient sans doute terminé ce
— Ah ça ! Je sais qu’il existe un passage sous la montagne, une sorte de tunnel, c’est
écrit dans l’Encyclopédie, mais elle ne stipule pas où. Je te suggère d’envoyer des hommes
monde et commencer à faire des réserves, heureusement pour nous, ce sera la partie la plus
facile. Ensuite, je ferai un discours à l’Assemblée d’ici une semaine. En tant que membre, ils
ne pourront pas me refuser ce petit plaisir et cela laissera le temps à ceux qui veulent venir
de se préparer.
— Oh oui, fit amèrement Ardil. Pour commencer, le duc et ses partisans. Ils sont
nombreux, tu peux me croire, mais que veux-tu ? C’est ainsi, je suppose que c’est la fatalité
ou la chance.
répondit Ardil avec force. Bon, va prévenir les autres, je me charge de la caste des
Vidalis se pencha de nouveau sur le vieil homme et lui baisa la joue. Il ronchonna un
peu pour la forme, mais ne fit pas mine de s’éloigner. Ardil regarda Vidalis passer la porte. Il
soupira, ôta ses lunettes de travail et descendit de son tabouret haut. Il émit un sifflement
accoururent. Ardil leur tapota doucement la tête et les hommes lui embrassèrent les mains
avec effusion.
Il attendit un petit moment qu’ils se calment et leur demanda de déménager tous les
livres placés sous verre pour les mettre dans des malles capitonnées. S’il restait de la place,
ils devaient s’occuper des autres. Les deux hommes hochèrent la tête avec vigueur, ils étaient
Ardil observa un petit moment les va-et-vient des jumeaux afin d’être certain que le
message était bien compris. Il les avait recueillis tout bébés, alors qu’une main anonyme les
avait laissés dans un panier devant sa porte. Ardil s’était tout de suite aperçu de leur infirmité
et il n’avait pu se résoudre à les confier à l’orphelinat, où ils seraient sans doute morts de
faim ou de froid, faute de soins. Alors, il les avait pris sous son aile, les élevant comme il
pouvait. Aujourd’hui, il était heureux de tout le chemin accompli. Utiel et Miriel étaient
autonomes, savaient prendre soin d’eux-mêmes et pouvaient accomplir des tâches simples
avec une grande minutie et une infinie douceur. Ils étaient insensibles à certains sons et
allaient où bon leur semblait dans la boutique ou dans la maison située au-dessus. Ils
avait tout le loisir de s’occuper de ses chers livres sans se préoccuper d’autre chose. Les deux
garçons l’adoraient et il les aimait énormément en retour, il bénissait le jour où il les avait
Il alla taper doucement sur l’épaule d’Utiel et agita frénétiquement les mains. Utiel lui
Il rendit visite à tous ses amis et tous comprirent l’urgence de la situation. Il revint à
la boutique tard dans la soirée. Il nota que tous les livres avaient été empaquetés et que seuls
des manuels ou des productions sans importance gisaient dans les rayons. Il monta dans la
maison où un bon feu de cheminée l’attendait. Miriel fut le premier à sentir sa présence, il se
rua sur Ardil et l’entoura de ses gros bras, suivi d’un Utiel tout aussi frénétique. Ardil leur
tapota le sommet du crâne et leur fit un gros baiser à chacun. Rassurés, les jumeaux le
conduisirent à son fauteuil et lui apportèrent un plateau-repas. Il le dégusta sous l’œil attentif
des frères et une fois qu’il eut terminé, ils s’empressèrent de lui mettre un livre énorme dans
les mains.
Ardil posa le livre à terre, ôta ses souliers et enfila ses chaussons. Puis enfin détendu,
il reprit l’ouvrage et s’installa confortablement. Les jumeaux virent s’asseoir près de lui et
posèrent leur grosse tête sur ses cuisses. Heureux, Ardil commença son histoire d’une voix
forte. Il n’était pas certain que les jumeaux entendissent tout, mais tous les soirs ils
ils allaient se coucher calmes et détendus. La soirée se passa agréablement et seule l’idée que
tout cela prendrait bientôt fin amena une pincée de nostalgie dans le cœur du vieil homme.
Lorsqu’elle rentra enfin chez elle, Vidalis était satisfaite. Tous ses hommes avaient
répondu à son appel et une petite troupe était partie en direction des montagnes de Pearl
pour trouver l’entrée du cœur. Ils allaient réussir, c’était certain, dans ce domaine c’étaient
les meilleurs. Elle retrouva les messagers du prince dans le salon pratiquement à la place où
elle les avait laissés. Mais elle put constater qu’ils n’étaient pas restés inactifs. Un bon feu
crépitait dans la cheminée, un repas chaud mijotait dans une casserole, la table était dressée
et les deux hommes sentaient bon. Comme toujours, Idriss avait le nez pour choisir ses
hommes.
— Bonsoir ! fit-elle sur un ton enjoué. Je vois que vous avez bien travaillé. Eh bien,
figurez-vous que moi aussi. Bon, désolée pour tout à l’heure, mais je devais faire des choses
qui ne pouvaient pas attendre. Si, si, je me suis comportée de façon un peu cavalière, assura-
t-elle en voyant le geste de dénégation du plus jeune. Comment vous appelez-vous, pour
commencer ?
— Kenji, hein ? demanda Vidalis en plissant les yeux. Bien, je monte me faire une
petite toilette et je vous rejoins dans un instant. Dans le placard de la commode verte, vous
trouverez une bouteille d’eau de Vigne. Excellente ! Servez-vous et dégustez, j’arrive, finit-
Effectivement, l’eau de Vigne était délicieuse. Ils burent leur verre en discutant de tout et de
rien, la vie avec Elroy était simple et facile. Le jeune homme avait bon caractère et il se
contentait de peu. L’après-midi s’était déroulée dans la bonne humeur et les deux hommes
en avaient profité pour se connaître un peu mieux et se reposer après cette longue
chevauchée.
Vidalis fut de retour rapidement, elle se servit un verre et s’assit près des deux
hommes. Elle était intriguée par leur jeunesse, rarement Idriss envoyait deux jeunes en
mission. Il s’arrangeait toujours pour équilibrer les équipes. Mais en regardant de plus près,
elle comprit pourquoi. Sous ses airs de jeunot, Kenji était plus vieux, il était difficile de lui
donner un âge, mais elle voyait dans ses yeux que ce n’était plus un gamin. Il dégageait une
force et une assurance que l’on acquiert avec l’expérience. Elle garda cela pour elle, elle ne
cherchions du travail, il s’est trouvé que le prince désirait des gens comme nous, il nous a
recrutés et voilà.
— Je vois, fit songeusement Vidalis. Bien, et que savez-vous de cette mission au juste ?
Elle voulait déterminer jusqu’à quel point elle pouvait leur faire confiance.
— Disons que c’est un peu vague, admit Kenji, nous avons entendu quelques échos.
Rien de bien sûr, mais je crois que nous courons un grand danger et que le prince Idriss
Ils étaient dans la confidence, mais pas complètement, donc elle resterait évasive.
Elle allait proposer de se mettre à table lorsque la sonnette d’entrée se mit à tinter
bruyamment. Vidalis fronça les sourcils et jeta un œil dehors. Soulagée, elle reconnut Lars, le
nomade, il parcourait les continents de bout en bout à longueur d’année, sans se lasser. Cela
faisait au moins deux ans qu’elle ne l’avait pas revu. Elle ouvrit vivement la porte et il se
— Bonsoir ma belle, déclara-t-il avec emphase en lui collant un gros baiser mouillé
— Je vois que tu as des invités. Parfait, c’est justement eux que je venais voir. Oh, ne
sois pas déçue ma toute belle, je suis enchanté que cette entrevue ait lieu chez toi.
— Je commence à comprendre…
— Oui, je n’en doute pas, tu es vive et intelligente. Bon, voyons voir à qui nous avons
affaire.
Il se pencha vers Elroy et Kenji qui regardaient l’inconnu avec suspicion. Il avait l’air
— Elroy et Kenji ? fit-il en pointant un long doigt en direction des deux hommes, qui
hochèrent la tête, les yeux ronds. Je me nomme Lars, je ferai la route de retour avec vous, j’ai
vous expliquerai certaines choses à ce moment-là. Ici, les murs ont parfois des oreilles et il
vaut mieux rester prudent. Tu veux bien m’héberger pour la nuit, ma douce ?
Vidalis le toisa d’un regard peu amène, il lui faisait le même coup à chaque fois et cela
marchait systématiquement. Mais qu’est-ce qui pouvait tant l’attirer chez cet homme ? Il était
petit, avait le nez pointu, des yeux de chat et un sourire… à tomber. Lars vit qu’elle capitulait
quand elle leva les yeux au ciel. Il lui épargna un sourire de triomphe et ôta sa cape qui avait
— Je meurs de faim, si nous passions à table ? Mais avant, un petit verre de cette eau
Elroy et Kenji tendirent leur verre et Vidalis les imita en poussant un gros soupir. Ils
se dirigèrent ensuite vers la table et Vidalis prit la grosse cocotte dans laquelle mijotait un
ragoût aux petits légumes. Elle alla chercher du pain et des pâtés et tout le monde attaqua le
repas.
— Qui a fait cela ? demanda Lars en se resservant du ragoût pour la troisième fois.
Ils parlèrent peu, l’ambiance était plutôt particulière et très vite, Elroy et Kenji
éprouvèrent le besoin de regagner leur chambre. Restés seuls, Vidalis et Lars purent discuter
tranquillement de ce qui les intéressait vraiment. Lars lui donna une indication précieuse
situation actuelle. Idriss serait content de ses agents, se dirent-ils, la pêche avait été bonne.
Fatigués, ils finirent par se décider à aller se coucher et comme d’habitude, Vidalis lui permit
de passer la nuit en sa compagnie. Mais ce soir, c’était différent, car elle n’était pas certaine
de le revoir un jour.
Le lendemain matin, très tôt, Lars alla secouer tout le monde. Vidalis leur prépara un
petit déjeuner consistant et c’est repus et bien éveillés que les trois hommes prirent la route
en direction de la capitale du Livandaï, El Vandaï. Vidalis, les regarda partir le cœur serré,
elle pressentait que c’était la dernière fois qu’elle voyait Lars. Elle écrasa une larme en se
traitant d’idiote sentimentale, mais elle n’y pouvait rien, elle l’aimait. Elle rentra chez elle en
frissonnant, le vent venait des montagnes. Là-bas, il devait faire froid, il fallait prendre cela
en considération pour les réserves. Elle s’habilla chaudement, avala un second café chaud et
sortit.
Elle alla dans le petit box construit à côté de sa boutique et fut accueillie par un
hennissement de joie. Elle sella sa jument, Noiraude, lui donna une carotte fraîche et la sortit
de son box, puis elle l’enfourcha d’un mouvement souple et fluide. Elle devait rejoindre vite
la troupe de During, elle savait où était l’entrée du tunnel qui menait au cœur de la montagne.
De leur côté, Grilde et Jinn avaient atteint le col des Jurass, ils n’avaient pratiquement
pas fait de haltes et étaient épuisés. Le soleil se levait enfin, ils allaient pouvoir se reposer. Ils
avaient tenté de dormir la nuit à la belle étoile, mais le froid était tellement intense qu’ils
avaient préféré continuer leur route de nuit et tenter de dormir un peu le jour pour éviter de
mourir gelés. Ainsi, ils avaient gagné du temps et étaient arrivés un jour et demi plus tôt près
— On va faire reposer les chevaux et dormir ici, proposa Grilde, en montrant une
Ils approchèrent leur monture de l’ouverture et Grilde descendit de cheval. Il prit une
torche dans les sacoches et l’alluma, puis il entra dans la cavité. Il ne voulait pas risquer de
tomber sur un locataire récalcitrant. La grotte était assez basse, mais suffisante pour faire
Il ressortit en faisant de grands signes à Jinn qui descendit de cheval à son tour. Ils
firent entrer les montures, les bichonnèrent les nourrirent et enfin, ils s’occupèrent d’eux.
Jinn découvrit un tas de bois sec et s’empressa de faire un bon feu. Le tas était assez haut, il
y en aurait assez pour le temps qu’ils passeraient ici. Grilde s’occupa de leur repas. Il sortit
du pain encore bon, du fromage et du saucisson. Puis, il trouva une boîte de ragoût qu’il fit
réchauffer à même la cendre. Ils mangèrent vite, ils avaient faim et étaient fatigués. Rassasiés,
C’est le froid qui réveilla Grilde, le feu était éteint et la pénombre commençait à
envahir la grotte. Il était temps de continuer la route. Il réveilla son ami et ils firent leurs
paquets sans un mot. Ils sellèrent les chevaux et les firent boire, puis ils reprirent la route.
Le col des Jurass avait la réputation d’être long et particulièrement glacé. Ils allaient devoir
être prudents. Ils eurent du mal au début à trouver le rythme puis peu à peu, la route se fit
plus régulière et les chevaux prirent une belle allure. Ils traversèrent le col durant la nuit et
furent de l’autre côté au petit matin. Les chevaux étaient épuisés, tout comme leurs cavaliers.
Jinn qui n’était pas en meilleur état. Ils descendirent des chevaux pour leur permettre de se
reposer un peu et observèrent les alentours. Ils avaient sous les yeux des plaines à perte de
Grilde fouilla dans ses fontes et en sortit la carte que leur avait remise Idriss. Il
— Nous sommes là, indiqua Grilde en pointant son gros doigt sur le col des Jurass, et
nous devons nous rendre ici, continua-t-il en suivant la route. Première étape donc, Dasha.
— On a encore un bon bout de chemin devant nous. Bon, fit Jinn en se redressant, il
faut chercher un abri pour dormir un peu. L’air est plus sec, mais le vent frais et je doute que
l’herbe soit suffisamment sèche pour éviter de nous glacer les os.
— Tu as raison, opina Grilde. Mais je ne vois rien qui pourrait nous convenir et les
chevaux ont vraiment besoin de se reposer. D’ailleurs, il va falloir bientôt en changer si nous
— Hé, regarde, plus loin, sur ta gauche, là-bas ! s’exclama soudain Jinn. C’est de la
fumée, non ?
— C’est possible, il existe de nombreuses tribus à Bashia, et d’après ce que j’en sais,
ils ne sont pas particulièrement agressifs. Il me semble que Mick venait de là.
— Non, c’est à cause des tribus, il y en a tellement sur Bashia que je doute qu’elles se
— Disons que j’ai bourlingué et que je sais ouvrir mes oreilles, répondit Grilde
laconiquement.
file ailleurs. Mais j’avoue qu’une bonne nuit de repos dans un endroit chaud me ferait du
bien.
leurs forces qu’ils auraient affaire à des nomades pacifiques. Ils s’arrêtèrent et descendirent
yourtes. Un troupeau de chèvres broutaient dans un enclos et plus loin, un autre était rempli
de moutons. Des sédentaires bien organisés, se dit Grilde. À plat ventre dans l’herbe pour ne
pas se faire repérer, ils allaient avancer un peu lorsque Jinn sentit une lame contre son cou.
— Nous n’espionnons pas, répondit Grilde la gorge nouée, nous voulions juste savoir
— Ah, fit la voix, une nuance de moquerie dans le ton. Et êtes-vous satisfaits ?
— Euh… bégaya Grilde qui avait du mal à se concentrer sous le poids de la lame qui
Grilde et Jinn se levèrent maladroitement et firent face à trois hommes armés d’épées
qui n’avaient pas l’air ravis de voir des étrangers sur leur territoire. Cependant, celui qui
Grilde et Jinn tassèrent leurs épaules et firent ce qu’on leur demandait sans rechigner.
Que faire contre trois hommes, épuisés et affamés comme ils l’étaient ? Ils arrivèrent au camp
— Chef, je vous amène des espions, ils étaient à proximité de notre camp et nous
observaient.
Un homme grand et massif se tourna vers eux. Il les scruta longuement, ses yeux se
posèrent sur les deux visages émaciés et creusés de fatigue, puis sur leurs vêtements si
— Je sais que vous êtes des espions et je sais aussi pour qui vous travaillez. Vous ne
façon aussi stupide. Rindi, conduis ces hommes dans la yourte des invités, ils ont besoin d’un
bon repas, de sommeil et d’un bon bain aussi, ajouta-t-il en souriant. Je vous reverrai en fin
d’après-midi, fit le chef en regardant les deux hommes. Et allez récupérer leurs chevaux, ces
Ils sortirent de la tente, stupéfaits. Ils s’attendaient à tout sauf à ça. Ils allaient enfin
pouvoir se reposer un peu et au chaud. Leur cerveau épuisé avait bien enregistré cette
information. Ils suivirent Rindi qui les accompagna dans une tente assez grande pour deux
engourdis.
— Le Chef Preston est un ami du prince, ils se connaissent depuis de longues années,
expliqua Rindi aux deux hommes éberlués. Nous avons reconnu vos couleurs, mais on ne sait
jamais, alors veuillez nous excuser pour cet accueil, mais la prudence est de mise. Anissa va
s’occuper de vous, expliqua-t-il en voyant une jeune fille entrer dans la tente. Elle va vous
préparer un bain, de quoi vous restaurer et ensuite vous pourrez dormir. Je vous réveillerai
pour le repas du soir. Les questions et les réponses viendront plus tard, promit Rindi. Sur ces
La jeune fille les regarda en souriant et leur demanda d’ôter leurs vêtements. Un peu
gênés, ils s’exécutèrent tout de même. Elle leur indiqua un grand bac d’eau où ils
s’empressèrent d’aller se réfugier. Puis la jeune fille saisit leurs vêtements et s’en alla.
jeune fille était de retour avec deux serviettes qu’elle leur tendit. Ils s’enroulèrent dedans et
se séchèrent vigoureusement. Le bain leur avait fait un bien fou, ils se sentaient détendus.
— Voici de quoi vous vêtir, fit la jeune fille en leur tendant deux tuniques blanches. Je
Ils enfilèrent les tuniques qui leur descendaient jusqu’aux pieds et s’assirent sur des
coussins à même le sol. Peu de temps après, la jeune fille revint les bras chargés d’un plateau.
Elle le déposa et leur fit signe de commencer à manger. En voyant leur air un peu perdu, elle
— Vous prenez le pain rond que vous voyez là, vous le rompez et vous attrapez la
nourriture avec. Nous mangeons avec les doigts et lorsque nous avons terminé, le bol que
vous voyez là sert à se rincer les mains. Pour dormir, il vous suffit d’arranger les coussins à
votre convenance et de vous recouvrir des couvertures que vous voyez là. Je vous souhaite
Les deux hommes mirent un moment avant de réussir à manger correctement, mais
finalement, ils trouvèrent cela très pratique. Ils savourèrent tous les mets présentés et une
fois terminés, ils s’allongèrent comme leur avait conseillé la jeune fille. Repus et au chaud, ils
Anissa avait subtilisées aux étrangers. Preston les prit et les observa longuement, il ne les
ouvrirait pas, car il savait ce qu’elles contenaient. Idriss avait pris soin de le prévenir du
danger d’une autre manière, mais il se demandait ce qui avait pu le pousser à choisir ces deux
hommes visiblement novices. Une autre tribu les aurait mis en pièces.
— Fais passer le message que deux hommes du prince sont sur les terres de la tribu
— Bien, Chef !
— Ah, ces hommes sont si jeunes et inexpérimentés, pourquoi Idriss a-t-il pris un tel
risque ?
— Il avait sans doute besoin de tous ses hommes pour des missions plus importantes,
suggéra Rindi.
Preston eut un sourire, Rindi était vif et intelligent, il serait un parfait successeur. Son
fils était son reflet au même âge. Mêmes yeux noirs perçants, même peau d’ébène et même
— Tu as sans doute raison, mon fils, il a agi dans l’urgence comme nous le faisons tous,
d’ailleurs. Notre tribu est en danger et nous devons nous réfugier dans le col. D’après notre
Rêveuse, il nous reste quelques jours avant de devoir nous en aller. Heureusement, nous
sommes nomades, les voyages ne nous font pas peur et nous n’allons pas si loin. Mais j’ai
protéger. Ici, il existe un passage mauvais qui traversera toute la plaine et contre lequel nous
— C’est le rôle des deux coursiers, ils doivent apporter les missives avant qu’il ne soit
— J’ai vu le nom du père Jean de Mershu sur une lettre. Pourquoi lui ?
homme est capable de sauver les siens, c’est bien lui. Pour ce qui est des tribus de Bashia,
tous les clans savent ce qu’ils doivent faire, nous les avons informés. Et pour la tribu de
La tribu de Dasha était la seule à ne pas faire bloc avec les autres. Ce peuple était fier
et sauvage, épris de liberté. Ils seraient venus en aide en cas de besoin, mais ils refusaient de
faire allégeance à qui que ce soit. Leur chef, Enoch, était un homme froid et dur, mais juste.
finement, car la lettre est adressée à Liran et tout le monde sait qu’il a une bonne influence
sur Enoch. Bon, quant à nous, nous avons encore beaucoup de choses à faire. Inutile de
tondre les moutons, ils auront besoin de toute leur laine, les chèvres ont la peau dure, elles
devraient survivre, il faut nous occuper de chevaux, leur fabriquer des protège-tibias et
sabots, des couvertures plus chaudes pour tous et en grande quantité. Nous ne devrions pas
céréales ?
— Pour les fruits et légumes, pas de soucis, les femmes ont confectionné de grandes
quantités de conserves et pour les céréales, difficile de les stocker, car nous n’avons pas
— Oui, cela pourrait fonctionner, admit son père. Faisons un essai, de toute manière
nous n’avons pas le choix. Qui sait ce qui va nous attendre ? Nous devons nous préparer au
pire.
— Je vais voir chaque corps de métier, ils en savent souvent plus que nous.
— Oui, et dis à tout le monde que ce soir, nous nous retrouvons dans ma yourte pour
Rindi passa la journée à faire des allers-retours entre les yourtes et les tentes, il
conseillait, prenait des notes, rendait service et prenait bien soin de faire accélérer les choses
lorsqu’il trouvait que cela allait trop lentement. Son clan était devenu sédentaire, ils avaient
beaucoup voyagé avant, mais depuis qu’ils avaient découvert la Grande-Lande, ils n’avaient
plus bougé. Les guerriers s’étaient un peu empâtés aussi, le fait de savoir qu’ils allaient devoir
de nouveau affronter une dure épreuve les avait sortis de leur léthargie et ils s’entraînaient
régulièrement au combat. Rindi vit sa mère un peu plus loin en compagnie des tisseuses.
Elles faisaient un travail remarquable, fabriquant des vêtements chauds et solides qui
allaient leur permettre de combattre le froid. La laine de mouton était très chaude, mais elles
rendre dans l’enclos des chevaux. Arol, le responsable du cheptel, se grattait la tête avec
inquiétude. Il ne savait pas si les chevaux résisteraient au froid du col. Oh, quelques jours
— Ils sont résistants Arol, et les tisseuses leur font des couvertures spécialement
— Ça mon garçon, c’est mon affaire. Il y en aura assez pour les tenir au moins deux
ans. Je préfère voir grand au cas où, affirma-t-il en se claquant les cuisses.
— Et tu as raison, approuva Rindi. Mon père te fait savoir que ce soir, une réunion se
Rindi continua son inspection et lorsqu’il eut vu tout le monde, il retourna dans la
yourte de son père. Preston était en compagnie des trois sorciers de la tribu, ils discutaient
— Des signes ! fulmina Tidiane. Tu sais, des tempêtes, de la grêle, des fissures, ce
— Oui, il y aura forcément des signes, tempéra Moufta, tout cela ne peut pas arriver
— Oui, nous devrions commencer à partir dans trois jours, estima Gand.
— Oui, affirma Tidiane, trois jours au plus. Ensuite, il sera peut-être trop tard. Car les
troupeaux de bêtes et les enfants seront moins rapides. Il nous faudra sans doute deux jours
de marche pour arriver au centre du col. Si je compte bien, cela fait cinq jours et les Rêveuses
— Nous devrions compter six jours de préparation et de voyage, intervint Moufta, cela
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, fit Moufta sur un ton conciliant. Mais on ne sait
— Oui bon, grommela Tidiane, c’est un fait. Nous devons nous préparer à partir dès
demain et faire le voyage le plus tôt possible. Nous pourrions mettre trois jours pour arriver
là où nous devons aller, peut-être plus, et il faudra du temps pour nous installer si nous
— Et comment pourrions-nous bien nous installer dans le col ? demanda Preston avec
— Tu ne lui as pas dit ? s’insurgea Tidiane en regardant Moufta d’un air accusateur.
— Ah, les disciples, je vous jure ! Alors, le col est pourvu d’une entrée en son centre et
Il n’aimait pas trop reconnaître que les Rêveuses en savaient plus que lui sur certaines
choses. Il estimait que la véritable sorcellerie était le fait des hommes, pas des femmes,
surtout endormies !
— Elles ont vu le chemin et l’ont parfaitement décrit. Il semblerait que cet endroit soit
protégé et que c'est là que nous devons nous rendre si nous voulons que notre peuple
survive.
Tidiane adressa un regard assassin à son disciple. Il n’aurait pas pu se taire, celui-là !
D’un caractère plutôt difficile et colérique, il avait parfois du mal à se contrôler et là, il dut
prendre sur lui pour rester calme. Il sentait que le chef n’était pas dans un bon jour. Aussi, il
se contenta de foudroyer Gand du regard, il ne perdrait rien pour attendre. Puis, il s’adressa
— Livy nous a dit avoir vu un autre passage dans la montagne du Pearl, elle pense que
les anciens sont liés à tout cela. Les mages de l’ancien temps vivaient là, ils y construisaient
montagnes pour permettre aux visiteurs d’entrer. Ces accès peu visibles de l’extérieur
— Ah ça ! Nul ne le sait. Nous connaissons leur existence grâce à d’anciens écrits, mais
rien de plus. Il semblerait qu’ils aient vécu il y a fort longtemps et qu’ils aient disparu
subitement.
— Oh, il s’ouvrira, j’en fais mon affaire. S’il existe une porte, elle ne pourra pas me
Il omit simplement de dire qu’il avait lu dans les livres des informations sur les
ouvertures de ces accès. Il savait qu’il existait un mécanisme extérieur et il avait sa petite
— Bon, alors le sort de la tribu dépend de vous, sorciers, et des Rêveuses ? J’espère
— Elles le sont Preston, elles le sont, répondit sombrement Tidiane. Nous devons
consulter les esprits tout de suite, peut-être qu’ils seront plus disposés aujourd’hui. Venez
Les trois hommes sortirent de la yourte en échafaudant des théories, chacun voulant
épater les autres par son savoir et sa sagesse. Rindi les regarda partir avec soulagement. Il
aimait bien Tidiane, mais le sorcier avait tendance à lui crisper les nerfs.
d’anciens magiciens, sa grand-mère lui en parlait alors qu’il était tout petit. Il savait qu’ils
vivaient non loin d’ici, il ne pensait pas que ce fut dans les montagnes, mais après tout,
— Oui, je pense qu’ils existent. Il me semble que la guilde des Espions a parlé d’un
Livre qui parlait de ces passages, mais je ne saurais en dire plus. Tout ce que je peux affirmer,
c’est que Lars est passé ici le mois dernier, il avait en sa possession un livre ancien qui relatait
l’histoire des premiers temps. Les deux passages dont parlait Tidiane y étaient évoqués et
— Disons que je me doutais de quelque chose et que nos sorciers m’ont conforté dans
suppose. Ils vont et viennent depuis de nombreuses générations si j’en crois les écrits. Il suffit
de lire un peu les livres d’histoire pour toujours trouver une petite note les concernant.
— Aucune idée, ils sont discrets et peu enclins à faire entrer des inconnus dans leur
intimité. Même le prince Idriss, spécialiste de l’espionnage, ne sait pratiquement rien d’eux,
possédait les meilleurs espions et ce, dans tous les continents. Il avait des amis aussi
improbables que différents et c’était une force. Rindi l’aimait beaucoup et il espérait le revoir
un jour. Preston et lui passèrent le reste de l’après-midi à travailler sur le départ et c’est
lorsque les femmes entrèrent pour apporter les plats et dresser la table qu’ils se rendirent
compte de l’heure. Ils dînèrent en silence, se préparant mentalement à la veillée qui allait
suivre. Il y aurait beaucoup de questions et Preston n’était pas certain d’avoir toutes les
réponses. Il venait à peine de terminer que les premiers invités furent là.
Chose rare, Livy la Rêveuse de Tête était présente. Elle salua Preston d’un bref signe
de tête et s’assit au bout de la table. Les autres l’imitèrent, un peu intimidés. Rindi avait hâte
de voir la tête de Tidiane, il avait les Rêveuses en horreur, sans doute parce qu’elles en
savaient plus que lui. Il tourna la tête en direction de l’entrée où Tidiane, fidèle à son
habitude, se tenait pour se faire remarquer. Il faillit s’étouffer de fureur lorsqu’il remarqua
la présence de Livy. Il prit place le plus loin possible d’elle tout en l’observant du coin de l’œil.
Livy restait impassible, se contentant de regarder droit devant elle. Enfin, tout le monde fut
là, même les deux coursiers qui observaient cette pantomime, les yeux écarquillés. Ils se
— Prenez place, leur offrit Preston. Ce que vous allez entendre ici est en relation avec
votre mission. Je prendrai un petit moment après la réunion pour vous parler en privé.
Jinn et Grilde, encore engourdis de sommeil, prirent un siège et se tinrent cois. Ils
avaient sous leurs yeux l’assemblée la plus hétéroclite qui soit. Une jeune fille posa une tasse
d’un breuvage chaud devant chaque participant. Une fois tout le monde servi, la réunion put
de rôle. Rindi prenait des notes au fur et à mesure des échanges. Connaître le nombre exact
des denrées alimentaires, des réserves était indispensable à leur survie. Ensuite, Preston leur
donna les nouvelles informations en sa possession et leur donna la date du départ. Il aurait
lieu dans deux jours, trois au plus tard. Dès le lendemain, tout le monde devait préparer les
paquets et commencer à charger les mules et les charrettes. Il y eut un grand moment de
silence, tout le monde prit conscience de l’imminence du danger et cela provoqua beaucoup
de tristesse en eux. Puis une voix fraîche et claire se leva dans le silence.
— Mes amis, fit Livy, nous sommes à l’orée d’une nouvelle vie. N’oublions pas que
nous étions un peuple nomade et que la sédentarité n’a jamais été inscrite dans nos gènes.
Alors, soyons les guerriers voyageurs que nous sommes au fond de nous et partons la tête
haute. La montagne nous accueillera en son sein et nous protégera du mal extérieur, mais ce
temps ne sera que temporaire, nous devrons lutter pour vivre et nous chercher une nouvelle
patrie. Je l’ai vue dans un rêve, cet endroit fait pour nous existe, il nous faudra du courage et
Sur ces paroles, elle adressa un signe de tête à Preston, se leva et quitta l’assemblée
d’une démarche royale. Curieusement, Tidiane resta silencieux, lui qui d’habitude avait la
langue bien pendue était à court de mots. Voyant que la réunion tirait à sa fin, les autres
quittèrent peu à peu la yourte de leur chef pour regagner la leur. Tidiane resta un petit
moment en retrait puis il s’en alla à son tour non sans jeter au chef un coup d’œil
solitude.
grand danger. Le père Jean écoutera, car c’est un homme ouvert et intelligent et une partie
du peuple suivra ses recommandations. Cependant, vous allez aussi lui remettre ceci,
annonça Preston en tendant un médaillon étrange à Grilde qui l’observa avec curiosité. Il
s’agit d’un artefact fabriqué par les soins de nos sorciers pour situer la zone neutre
d’Elwhinaï. C’est là qu’il doit se rendre s’il veut avoir une chance de s’en sortir. Dites-lui bien
Grilde s’empressa de le mettre à l’abri dans une poche contre sa poitrine, sous l’œil
— Par contre, Enoch… Heureusement, vous vous adresserez directement à Liran. Lui
comprendra l’urgence de la situation, il saura peut-être convaincre son chef. Vous partirez
demain matin. Nous vous fournirons de nouveaux chevaux, les vôtres ont besoin de repos. Il
existe des étapes un peu partout sur votre trajet, rendez-vous à ces endroits pour changer
de montures et vous reposer. Les hommes seront prévenus de votre passage. Soyez rapides,
— Oh, j’en doute fort, le vent de la plaine est glacial et il n’y a rien pour vous protéger,
— Je ne pense pas, répliqua Rindi, la tisane que vous avez bue vous aidera à plonger
— Doucement, rassura Preston en se penchant vers le jeune homme. Non, nous vous
aidons à récupérer de vos privations et votre corps a besoin de sommeil même si votre tête
vous dit le contraire. Passez une bonne nuit et repartez demain. Là, vous aurez une chance
d’arriver à temps.
Sur ces mots, le chef leur fit signe de regagner leur tente.
Grilde ravala ses mots et se leva, suivi de Jinn qui restait silencieux. Ils entrèrent dans
leur tente et contre toute attente, ils se rendirent compte qu’ils tombaient de fatigue. Le chef
avait raison, ils avaient encore besoin d’une bonne nuit. Et puis s’ils avaient voulu les tuer,
ils l’auraient fait depuis longtemps. Ils s’écroulèrent sur le lit et plongèrent dans un sommeil
réparateur. Anissa entra dans la tente sur la pointe des pieds, rangea le désordre et remit du
bois dans le feu. Puis elle s’en alla, telle une ombre.
La nuit fut courte pour la tribu des Rêveurs, au petit matin, ils s’activaient à mettre
leurs réserves en lieu sûr et à charger les charrettes. Grilde et Jinn se réveillèrent frais et
l’urgence de leur mission. Ils avaient remis leurs vêtements à présent propres et
s’apprêtaient à lever le camp. Ils se dirigèrent vers la yourte du chef qui était déjà sur le qui-
vive. Il leva les yeux sur les deux hommes, un grand sourire éclairant sa face sévère.
— Ah ! Vous ressemblez à nouveau à des gens du prince ! Rindi va vous fournir des
chevaux et Anissa de quoi vous nourrir pour quelques jours. N’oubliez pas de remettre
l’artefact que je vous ai donné hier, le père Jean en aura grand besoin.
rien. Rassuré, Preston leur souhaita un bon voyage et les deux hommes purent partir. Rindi
les conduisit à la sortie du camp où deux superbes chevaux les attendaient. Sellés, ils étaient
prêts au départ. Même leurs fontes avaient été attachées à la selle et réapprovisionnées.
— Merci de votre accueil, fit Grilde, grâce à vous nous pouvons repartir de bon pied.
Les deux hommes enfourchèrent leur monture et foncèrent dans le jour naissant.
Rassuré, Rindi alla vaquer à ses propres occupations. Ils avaient beaucoup à faire et le temps
Plus loin, Sid et Roure avaient traversé la vallée des Runes et approchaient du port
des Galates. Ils allaient prendre un bateau pour se rendre sur le continent Arakan. Ils
prince dans la forêt des anciens, mais ils feraient au mieux. Ils furent dans le port au petit
matin et se mirent tout de suite à la recherche d’un navire qui pourrait les emporter.
— Vous avez de la chance, leur dit un homme, ils viennent de décharger et repartent
à vide, ils auront p’têt de la place pour vous. C’est le rafiot là, celui qui s’appelle, Le Galou,
pièces d’or, ses doutes s’envolèrent. Il rechigna un peu pour les chevaux, mais une pièce
Sid et Roure ne cherchèrent même pas à discuter, ils se dirigèrent vers la première
boutique ouverte et firent le plein de ce dont ils avaient besoin, priant pour que le capitaine
les attende. Heureusement, le bateau était toujours à quai. Le capitaine leur fit signe de
de terreur. Le capitaine leur fournit une cabine miteuse, mais ils feraient avec. Ils déposèrent
leurs affaires et montèrent sur le pont afin de s’occuper des bêtes qui tremblaient de frayeur.
Roure les calma autant qu’il le put en leur parlant doucement, mais Sid l’étonna, il sortit de
sa poche un petit sac d’herbes odorantes qu’il secoua sous les naseaux des chevaux qui
aussitôt se calmèrent. Ensuite, il les conduisit à l’abri du vent, les protégea d’une couverture
et leur cacha les yeux. Ainsi, ils pourraient voyager plus sereinement. Le bateau quitta les
quais. Ils avaient cinq jours devant eux pour se reposer et faire le point. Ils redescendirent
La traversée se déroula dans les meilleures conditions possible, le temps était clément
et le capitaine les laissait tranquilles. Ils s’occupaient des chevaux et dormaient. Enfin arrivés
sur le continent Arakan, ils accostèrent sur le port des Urnes. De là, ils refirent le plein de
nourriture, s’occupèrent de leurs montures et reprirent la route. Ils étaient déjà à plus de
sept jours de voyage et il leur en restait encore quatre pour arriver jusqu’à la capitale. Ils
galopaient de village en village, changeaient leurs montures dès que le besoin s’en faisait
sentir, dormaient peu et ne songeaient qu’à une seule chose, arriver à bon port.
Ils arrivèrent enfin à Arakan en fin de journée. Ils ne perdirent pas de temps à
réputation d’être un bon monarque et il n’y avait pas de temps à perdre. Ils situèrent le palais
très rapidement, impossible de se tromper. Deux gardes en bloquaient l’entrée. Sid et Roure
descendirent de leur monture et se présentèrent. L’un des gardes leur fit signe d’entrer et ils
Ils passèrent un porche immense, puis entrèrent par une petite ouverture. Ils
montèrent une longue série d’escaliers et enfin, leur guide leur désigna une porte. Ils
devaient être en haut d’une tour, se dit Roure. Le guide frappa et une voix frêle leur répondit
d’entrer. Roure et Sid s’exécutèrent et furent sidérés par ce qu’ils virent. Un fouillis
encombrait une pièce pourtant grande. Des structures en fer, des tubes en verre, des fioles,
des pots et une montagne de livres jonchaient le sol. Un homme petit et chenu s’avança vers
eux.
— Entrez mes amis, entrez. Je vous attendais, je savais que vous viendriez ce soir,
— Ah ! Mon épervier, un sacré voyageur, si vous voulez mon avis. Il vole bien, haut et
longtemps. Il vous a vus venir de loin. Mais bon, vous n’êtes pas là pour écouter un vieux
radoteur. Je suppose que c’est le prince qui vous envoie, vous portez ses couleurs. Que me
vaut l’honneur ? fit-il en chaussant ses lunettes sur son nez pointu.
technicien du roi.
sûr, mais cela suffira à le convaincre de l’urgence de la situation. Bien, fit-il en levant le nez.
— Alors vous la lui porterez demain matin, le roi ne reçoit aucune visite après la nuit
tombée. Qu’à cela ne tienne ! Vous allez rester ici, j’ai de quoi vous loger et il va falloir parler
— Si, que nous devions l’attendre près de la forêt des Anciens d’ici cinq jours, mais
— Ah, il ne vous a rien dit alors, s’amusa Ronce. Chaque chose en son temps. Dans
l’immédiat, restez ici, faites comme chez vous, mais ne touchez à rien, vous risqueriez de
provoquer des catastrophes sans le vouloir. Il y a deux chambres sur la droite là et une salle
d’eau. Pour la nourriture, il suffit de faire fonctionner la cloche et le repas arrive dans la demi-
heure. Je vais prévenir que vous êtes deux. Bon, j’ai deux ou trois petites choses à faire, je
Ronce du Temps ramassa sa longue cape et s’en alla en tenant fermement la lettre
dans ses mains. Laissés seuls, Roure et Sid hésitèrent un peu avant d’aller dans les chambres.
Ils étaient fourbus et une bonne toilette s’imposait, avant un bon repas chaud. Ils évitèrent
immense dotée de deux grands lits. Parfait, se dit Roure, enfin une bonne nuit en perspective.
Ronce du Temps descendit vivement les escaliers, une petite visite à son roi
s’imposait. Il traversa de nombreux couloirs et arriva dans ses quartiers. Cyr de la Treille
était un homme grand et massif, brun de peau et de cheveux. Seuls ses yeux verts pétillants
de joie et de bonté trahissaient sa véritable nature. Il était en compagnie de Luc, le plus âgé
de ses fils et ils levèrent à peine la tête lorsque Ronce arriva en coup de vent. Ils avaient
— Majesté, les coursiers du prince Idriss sont arrivés. Ils m’ont remis la missive que
voici. La vôtre suivra demain, mais je pense que le contenu est plus ou moins le même. Ce
qu’il y a d’intéressant dans la mienne, c’est qu’il me donne des indices concernant l’endroit
où nous pourrions nous réfugier. Il évoque le caractère paradoxal d’Elwhinaï et cela rejoint
ce que je pensais. Figurez-vous, continua-t-il en prenant un siège, que cette planète est dotée
d’un fichu caractère, tout comme nous, en fait. Pour faire simple, un côté neutre, un autre
malsain et le dernier bienveillant. Ces deux derniers vont se livrer une guerre sans merci
pour nous détruire ou nous protéger, selon l’envie. Mais la sécurité se trouvera dans la
Luc l’écoutait, amusé, il avait toujours aimé et admiré le technicien même s’il le
trouvait un peu fou. Il s’approcha du bar, prit un verre et le remplit de vin. Il le tendit à Ronce
— C’est là-dessus que nous étions en train de travailler, avoua le roi. Je commence à
comprendre, mais je ne vois pas trop comment nous allons procéder. Les réserves sont faites,
le peuple est prévenu, mais nous ne savons pas où aller… Luc évoquait l’idée de nous rendre
— Une intuition, fit le jeune homme en secouant la tête. Rien de plus. Tu sais, avant
de partir, Mehielle nous a fait part d’un endroit étrange qui ne changeait jamais, où la nature
— Que tu as raison, coupa Ronce avec emphase. C’est là… Exactement. Dans sa lettre,
le prince parle d’un endroit où tout pousse de façon équilibrée, sans heurts, sans excès non
— Cela nous laisse peu de temps pour faire le voyage… s’inquiéta le roi. Ce n’est pas
la porte à côté…
— Vous oubliez ma machine ! s’exclama Ronce. J’ai terminé, elle est fonctionnelle.
D’ailleurs, je dois cela à votre fille, elle a trouvé la pièce manquante. D’ailleurs, où est-elle ?
— Mehielle est par monts et par vaux, avoua le roi, mais je ne m’inquiète pas pour elle.
Il savait à quel point sa fille était différente et la dernière discussion qu’ils avaient eue
l’avait rassuré et renforcé dans ses sentiments. Mais il devait garder cela pour lui.
— Elle emporte les animaux sans dommages, ainsi que les objets. Donc je suppose que
— Oui, enfin, je suis certain. Je vais faire mes premiers essais dans deux jours avec les
— Euh… non pas encore, reconnut Ronce, un peu gêné. Mais Idriss savait pour la
machine, il m’a demandé de lui renvoyer ses hommes rapidement dans la forêt des Anciens.
— Non, Majesté, je ne risquerais pas la vie de deux hommes si je n’étais pas certain de
mon fait. D’ailleurs, je l’ai essayée moi-même ce matin pour me rendre dans les cuisines.
Le roi et le prince lui jetèrent des regards sidérés. Il leur annonçait ça comme si c’était
une évidence. Le technicien avait les joues rouges d’excitation et ses yeux brillaient de
satisfaction.
— Et ?
— Et quoi ?
— Oh, c’est une expérience intéressante. Brève, mais intense. Je suis revenu et suis
reparti très vite, mais ce que je peux affirmer, c’est que cela marche parfaitement bien.
c’est la distance, je ne pourrais pas venir rechercher la machine et elle sera sans doute
détruite…
plans et le matériel…
— Oui, c’est une idée, admit Ronce, légèrement rassuré. Mais quand même, celle-ci est
une réussite.
expérimenter tout un tas de choses. Mais il était l’aîné et selon la loi, il devrait un jour régner
sur Arakan.
— C’est un peu comme si ton corps vibrait à un autre niveau, j’oblige ton corps à
répondre à une série de pulsations et je les renvoie là où je veux. C’est un peu simpliste, mais
atteindre d’autres mondes. Il paraît que certains chamans y arrivent très bien, d’ailleurs. Il
me semble que les mages aussi… Mehielle m’en a parlé un jour… Bon, passons. Nous avons
— Alors je suggère de commencer rapidement, fit le roi. D’abord les dirigeants et ceux
qui vont étudier l’emplacement et les possibilités de vie sur place. Puis le matériel, les
— Oui, si nous travaillons nuit et jour. J’aurais besoin d’un assistant, Majesté. Votre
fils est le mieux placé pour me seconder, il comprend la mécanique et a un don pour tout
Le roi eut une seconde d’hésitation. Il était conscient que son fils partageait la passion
de la mécanique avec Ronce. Tout petit déjà, il se passionnait pour les montages et les
sciences, mais étant l’aîné, il serait amené à gouverner un jour. Alors, Cyr trouvait cruel
d’entretenir cet amour. Mais les choses allaient changer et il ne savait pas sur quoi il pourrait
régner. Et puis en son for intérieur, il devait admettre que son cadet Gaëtan était plus apte à
Luc rougit, mais ne contredit pas son père. La politique ne l’avait jamais intéressé,
alors que Gaëtan lui, en savait plus long que lui sur tout. Cyr eut un sourire rassurant, il ne
voulait pas que son fils se sente coupable. Il fit sonner un serviteur et demanda qu’on lui
envoie son fils cadet. Luc resta silencieux, espérant de tout son cœur que son père prendrait
la décision qui s’imposait. Gaëtan était fait pour lui succéder et lui était destiné à s’épanouir
dans la technologie et les sciences. Gaëtan arriva essoufflé et échevelé, il venait de s’entraîner
au kendo, cet art martial qui demandait une grande maîtrise de soi et une énergie à toute
épreuve.
— Mon fils, ton frère va seconder Ronce pendant quelque temps dans son travail, j’ai
donc besoin d’un assistant. Je te confie cette tâche qui risque de devenir permanente si j’en
— Très bien père, répondit Gaëtan, hésitant à comprendre le sens exact des mots de
son père.
Gaëtan se passa la langue sur les lèvres et regarda son frère qui souriait largement.
Oui, il avait bien compris, c’était lui que son père venait de choisir pour lui succéder, à la
grande joie de Luc qui n’attendait que cela. Luc lui fit un clin d’œil rassurant. Ils avaient
toujours été complices et cela ne changerait pas, bien au contraire. Maintenant qu’il était
— Parfait, s’extasia Ronce, j’en suis très content ! Alors dès demain mon garçon, on se
retrouve chez moi, on commencera les voyages. Oh, cela va être merveilleux, nous allons bien
nous amuser !
Luc n’était pas certain que le terme soit le bon, mais comme il ne voulait pas doucher
la joie de son mentor, il garda ses pensées pour lui. Son père lui fit un signe de tête
moment de paix dans un monde de chaos. Il eut de nouveau une pensée pour Mehielle, sa
fille si étrange, puis une douleur sourde lui comprima la poitrine, elle était devenue tellement
lointaine, si inaccessible. Ronce, sentant que le roi avait besoin d’un peu de solitude, fit signe
Resté seul, Cyr de la Treille s’assit dans un fauteuil, soudain las. Mehielle lui manquait,
il se souvenait du jour où une femme étrange leur avait amené le bébé rouge de colère et de
détresse. Elle avait dit que Mehielle était un bébé très spécial et qu’il fallait en prendre soin.
Edoris, sa chère femme aujourd’hui disparue, avait tout de suite pris le bébé sous son aile.
Elle l’avait choyé et aimé comme son propre enfant. Mehielle s’était révélée une enfant
incroyable, elle leur avait apporté beaucoup de bonheur, ses frères l’adoraient, mais
lorsqu’Edoris mourut, Mehielle resta prostrée toute une journée pour ne jamais redevenir
totalement elle-même. Elle devint plus sauvage, moins joyeuse, mais elle restait sa fille.
Depuis plusieurs jours, il ne l’avait pas vue et elle lui manquait terriblement.
— Tu devrais me faire confiance père, fit une voix douce derrière lui.
lorsqu’elle se jeta dans ses bras. Oh, ma toute petite ! Comme tu m’as manqué !
— Je t’avais dit que je reviendrais, je suis toujours ta fille quoi qu’il arrive. Rien ne
peut nous enlever ce que nous avons vécu ensemble, et puis je t’aime trop pour t’abandonner.
Il faut qu’on parle père, car je sais certaines choses importantes pour la survie de ton peuple.
Le roi nota qu’elle avait dit « ton peuple » et non « notre peuple » et il en fut peiné.
Mais il comprenait ce qu’elle voulait dire. Aussi, il la laissa parler juste pour le plaisir de
— Ce qu’a découvert Ronce est vrai et tu peux faire confiance à sa machine, elle est
étrange, mais fonctionne parfaitement. À sa manière, c’est un génie très en avance sur son
permettant à Gaëtan de prendre ta succession. Un jour, il se dépassera, il est fait pour ça.
Nieblaï est l’endroit idéal, mais il faudra faire très attention, car ce lieu est hostile, dangereux
et froid, très froid. Il faut vous préparer à cela père, car sinon les nouveau-nés et les vieillards
précieusement, car il vous sera très utile. Regarde, je te fais don de la pierre de Lune. Le
Elle lui tendit une pierre lisse et douce de forme ovale et d’une étrange couleur nacrée.
Le roi la prit délicatement et fut étonné de la sentir si légère. Il ferma le poing sur la pierre et
elle disparut.
— Elle reviendra lorsque vous en aurez besoin, expliqua Mehielle. Maintenant que j’ai
dit ce que j’avais à dire, si nous passions un moment ensemble, juste toi et moi ? On dîne et
Il ne voulait pas que sa fille parte, pas tout de suite en tout cas.
Ils passèrent une soirée agréable, pleine de complicité et d’amour. Mehielle oubliait
qui elle était et le roi oubliait ses lourdes fonctions. Ils dînèrent et jouèrent aux échecs une
bonne partie de la nuit sans cesser de discuter. Au moment de se quitter pour aller se
coucher, Cyr de la Treille serra longuement sa fille contre son cœur, conscient qu’ils n’allaient
nombre incalculable de palabres longs et sans espoir de solutions en proposant au roi d’aller
sur Nieblaï en compagnie de ses hommes pour préparer la venue de leur peuple. Leur temps
était compté et il fallait procéder avec logique et rapidité, ce que savait très bien faire Gaëtan.
Luc assista Ronce toute la matinée et à deux, ils purent envoyer près d’une centaine
C’est avec une grande joie que Ronce s’était aperçu que sa machine n’avait pas de
limites ni dans la durée, ni dans le transport. Ils pouvaient donc envoyer plusieurs hommes
reconstruire plus spacieuse dans la cour du château, mais la perte de temps serait trop
Luc calculait, pesait et alignait la machine sur la bonne fréquence avec une précision
étonnante. Il savait d’instinct comment elle fonctionnait. Ils firent une pause aux alentours
de midi et rejoignirent le roi pour faire le point. Cyr de la Treille était satisfait, les choses
avançaient vite et selon son bon vouloir. Ils ne devraient manquer de rien. Il avait demandé
aux couturières de la cour de fabriquer des couvertures et des vêtements chauds en grande
quantité et les machines fonctionnaient à plein régime, crachant plus de cent pièces à l’heure.
Il avait fait le tour des usines et les productions accélérées suivaient le rythme. Oui, ils ne
manqueraient de rien.
envoyer les paquets prêts au Nieblaï. Le roi donna des instructions et bientôt, la cour fut
Sur place, Gaëtan s’activait fébrilement. Le temps était plutôt clément, il s’était
attendu à être accueilli par la neige. Mais si le sol était gelé par endroits, ils pouvaient
marcher sans peine et leur travail s’en trouvait facilité. Il partit en reconnaissance avec ses
hommes, il fallait se situer le mieux possible. Le Nieblaï était désert, il n’y avait pas âme qui
vive, les gens fuyaient ce pays en raison de son climat difficile. Mais Gaëtan y découvrit autre
chose.
Pour qui savait regarder, les plaines étaient belles et attirantes et les montagnes
étrange aux fleurs blanches. Gaëtan s’approcha et fut subjugué par les pétales doux et nacrés.
Oui, Nieblaï lui plaisait sans qu’il sache exactement pourquoi. Ses hommes éprouvaient le
même sentiment d’être au bon endroit, alors ils firent ce que leur avait conseillé Ronce. À
partir d’un point que désigna Gaëtan grâce à une machine complexe, ils prirent chacun un
boîtier rond et plat, firent un cercle autour de leur prince et marchèrent en ligne droite.
Le boîtier émettait des bruits aigus et répétitifs. Ils marchèrent une grosse partie de
la journée, s’éloignant un peu plus de leur prince à chaque pas. Puis le boîtier cessa ses bruits
et tous les hommes placèrent un petit cylindre d’argent à cet endroit. À la fin de la journée,
les hommes revirent vers Gaëtan, qui avait monté plusieurs tentes fournies par Ronce. Il
attendit que tous ses hommes fussent présents et lorsque ce fut le cas, il prit une petite boîte
ronde faite de cristal. Il l’ouvrit avec précaution et la tint très haut à bout de bras. Il appuya
sur une petite pierre bleutée placée en son centre à l’aide de son pouce et immédiatement,
une onde chatoyante s’échappa du cristal. Le prince ressentit une étrange vibration, mais
colorée se propageait de plus en plus vite et couvrait de plus en plus d’espace. Un son étrange,
comme une musique proche des battements du cœur, pulsa doucement dans l’âme de ceux
qui observaient la scène. Cette musique se propagea sur l’onde et les plongea dans une sorte
de transe hypnotique. L’onde traversa la vallée, percuta les montagnes et s’arrêta au niveau
Les neuf cylindres s’ouvrirent doucement et livrèrent leur secret. Neuf magnifiques
pierres de lune nichées en leur cœur scintillèrent jusqu’à illuminer l’onde qui se mélangea à
elles. Un dôme magnifique fait de cristal et de pierre de lune prit vie. Le peuple Arakan venait
de trouver son refuge. Le prince baissa les bras et observa longuement le dôme haut de
plusieurs centaines de mètres qui les recouvrait à perte de vue. Comment une telle chose
Les hommes du prince restèrent sans voix, ils connaissaient les expériences du
technicien, mais jamais ils n’auraient pensé qu’il puisse faire une telle chose. Le prince les
sortit de leur léthargie en leur montrant les nombreux paquets qui étaient arrivés durant
épuisés, ils prirent un repas et se couchèrent dans leur tente. Demain serait aussi une dure
journée. Gaëtan resta dehors un petit moment, regardant les étoiles. Dans le dôme, il faisait
bon, une température presque printanière, pourtant il pouvait sentir une brise légère sur
son visage alors que le lieu paraissait hermétique. C’est mieux que la magie.
Dans la cour du château, Ronce et le prince Luc venaient d’envoyer le dernier colis de
la journée. Eux aussi étaient épuisés. Ronce leva le nez en l’air et se mit à scruter intensément
regarder, en direction de Nieblaï. Luc fixa longuement l’horizon et tout à coup, son cœur
cessa de battre. Une lueur nacrée venait d’inonder le ciel. Puis tout cessa et le ciel retrouva
— Viens, j’ai faim et il fait froid, rentrons et je t’expliquerai. Il va falloir que tu saches
— Oui toi, confirma Ronce en pointant un doigt long et fin sur la poitrine du jeune
homme. Tu es fait pour ça, plus que moi-même ! Tu es brillant et tu comprends tout très vite.
Ils s’installèrent dans les cuisines sous l’œil attentif des cuisiniers qui avaient
l’habitude de la compagnie de Ronce, mais un peu moins de celle du prince. Voyant qu’ils
s’asseyaient pour manger, ils les servirent sans se poser de questions. Le prince et Ronce
étaient plongés dans une discussion et se moquaient pas mal de l’étiquette. Alors les
— Vois-tu mon garçon, j’ai construit un dôme de cristal à partir de l’énergie de l’onde.
Il entoure notre nouvelle cité, car il fera froid là où nous allons et nous avons besoin de
Il prit un papier dans sa poche et un crayon et se mit à tracer des cercles et des
formules, puis il installa des petits cylindres et sa source d’énergie. Il assembla le tout pas à
pas et Luc comprit comment fonctionnait le dôme. C’était simple et si compliqué en même
maintenir en place grâce au cristal et aux pierres de lune. Mais d’où viennent les pierres ? Je
— Oh si ! fit Ronce la bouche pleine. C’est ta sœur, elle m’en a donné il y a très
longtemps. Elle m’avait dit que je saurais quoi en faire le moment venu et elle avait raison.
— Oui, je sais, répondit Luc avec tristesse, mais Mehielle est un électron libre, difficile
à apprivoiser.
Ronce lui adressa un regard étrange, il savait que Mehielle n’était pas leur sœur, mais
il s’étonnait du vide qu’elle laissait derrière elle. Luc s’entendait très bien avec elle, ils étaient
complices sur beaucoup de choses, mais cela n’avait pas empêché la jeune femme de partir
et tous en souffraient beaucoup. Même Gaëtan qui affichait pourtant toujours une assurance
à toute épreuve.
propres bagages et cela me prendra du temps. Je dois tout emporter et j’ai un fouillis… Ça me
Sid et Roure avaient attendu le technicien patiemment. Ils s’étaient reposés et avaient
dîné, mais commençaient à s’ennuyer ferme. Ils songeaient sérieusement à sortir lorsque le
technicien revint. Il semblait de bonne humeur et très content de lui. Il leur expliqua
comment ils allaient rentrer chez eux et devant l’inquiétude des deux hommes, il leur promit
de faire un essai sous leurs yeux pour les rassurer. Il leur parla ensuite de la missive adressée
au roi et leur promit une audience dès le lendemain matin. Sur ce, il leur souhaita une bonne
nuit et contre toute attente, les deux hommes dormirent très bien.
Le lendemain matin, ils virent le roi et reçurent en retour une missive pour le prince
Idriss. Puis Ronce leur proposa de travailler avec les gardes, car leur départ n’était prévu que
pour le lendemain. Ils acceptèrent avec joie, car l’inactivité leur pesait. Ils eurent la surprise
de voir la fameuse machine qu’ils jugèrent dans un premier temps diabolique puis
ingénieuse, surtout lorsque le savant fit un aller-retour sain et sauf. Ils travaillèrent
durement toute la journée, mangèrent avec la garde du roi et s’en allèrent dans leurs
si le roi Rathen voulait l’envahir un jour, il allait falloir qu’il se lève tôt.
Le lendemain matin, c’est Ronce qui les réveilla, il était temps de partir pour eux. Ils
déjeunèrent rapidement, firent leur sac et se retrouvèrent dans la cour, la peur au ventre.
— Vous vous placez là, indiqua Ronce en les poussant sans ménagement. Voilà,
— Alors je rentre les coordonnées et hop, c’est parti ! fit-il en agitant la main
joyeusement.
Les deux hommes n’eurent pas le temps de dire au revoir qu’ils étaient parvenus à
destination. L’arrivée fut un peu bousculée, mais à part un léger tournis, ils étaient entiers et
vivants ! Encore retournés par l’expérience, ils se touchèrent le corps avec prudence. Oui,
tout était là. Ils avisèrent ensuite l’endroit où ils se trouvaient et un souvenir amer vint
effleurer leur mémoire. C’est ici même qu’ils avaient perdu de nombreux amis et
compagnons. C’est ici que le Chevalier Noir avait commencé à sombrer dans la folie.
Roure se baissa et caressa l’herbe encore noircie de sang par endroits. Il adressa une
courte prière pour le repos de l’âme des guerriers morts au combat. Puis il se redressa et
avisa Sid qui, plus pragmatique, s’était avancé vers la forêt et se demandait comment ils
allaient y entrer sans se faire égorger. Il sentit la présence de Roure à ses côtés et à la tête
— Le prince t’a laissé quelque chose pour montrer notre bonne foi ? demanda Roure
à Sid.
— Non, il nous a dit juste de l’attendre ici. Nous ne sommes peut-être pas obligés
— Je ne sais pas… Ils sont là, je le sais, je le sens, ils nous observent.
leur rencontre. L’homme ne semblait pas agressif, il ne portait pas d’arme et tenait les mains
bien en évidence.
— Messieurs, je vous attendais, venez avec moi, je vais vous conduire là où le prince
vous retrouvera.
forêt peut être dangereuse pour les étrangers. Restez dans mon sillage, conseilla-t-il.
Les deux hommes lui firent un sourire poli et suivirent docilement. Ils étaient en
terrain étranger et le silence était parfois la meilleure arme pour se faire accepter ou rester
en vie. Leur guide Ale eut un sourire intérieur, Idriss savait toujours choisir ses hommes. Ils
étaient soit suffisamment intelligents pour éviter les questions inutiles soit trop bêtes pour
oser en poser. Il pensait que ces deux hommes faisaient partie de la première catégorie. Idriss
n’aurait jamais confié le sort des enfants du clan des Brumes à de parfaits imbéciles.
homme seulement grâce à son odeur. Et ces deux-là étaient plutôt confiants, prudents, mais
pas hostiles. Ils avaient aussi l’habitude de marcher, car leur démarche était souple et
assurée. Il aurait pu choisir la voie des airs pour aller plus vite, mais il doutait que les deux
hommes fussent assez agiles pour cela. Ils marchèrent jusqu’à la mi-journée et Ale leva la
main pour faire une pause. Il prit son sac porté en bandoulière et en sortit une gourde d’eau
trois. Ils déjeunèrent avec appétit sans échanger un mot. La dernière bouchée avalée, ils
C’est à la lueur d’une lanterne qu’ils arrivèrent à destination, car subitement, Ale cessa
de marcher et leva le nez en l’air. Il siffla doucement et une corde tomba à ses pieds. Il tira
plusieurs fois dessus pour tester sa solidité, attacha la lanterne à son sac et commença
l’ascension en faisant signe aux deux hommes d’attendre. Il monta le premier palier et prit
appui sur une petite plateforme. Il pencha la tête et fit signe à Sid de venir. Sid commença à
monter, arriva très vite en haut et Roure s’élança à son tour, il peina un peu, mais y arriva
aussi. Ale remonta la corde et leur montra les prises pour continuer à monter.
Il partit devant et Roure soupira, il détestait grimper aux arbres. Et d’ailleurs, qu’est-
ce qu’ils faisaient ici ? Pourquoi monter dans les arbres ? Ils finirent par atteindre une grande
plateforme au moment où Roure commençait à se dire qu’il ne pourrait pas aller plus loin, et
ce qu’il vit l’emplit de stupéfaction. Un village entier était construit là. Des maisons en bois
qui s’étalaient à perte de vue, c’était saisissant. Même Sid avait cessé de jouer les hommes
— Tu l’as dit, renchérit Roure, ne trouvant rien d’autre pour exprimer ce qu’il
ressentait.
Un homme s’avançait vers eux, la mine inquiète. Il tendit une main sèche vers la
Il ouvrit la porte de la lanterne et une nuée de petites bêtes vinrent se poser sur sa
grande main.
— Ce sont des lucioles, évidemment qu’elles sont vivantes. Vous venez d’où ? Tout le
monde sait ça !
— Non, pas tout le monde Less, ils viennent du monde de l’extérieur, ils ne peuvent
pas savoir.
Le dénommé Less renifla avec mépris et leur tourna le dos. Le guide eut un sourire
joyeux et suivit le ronchon, accompagné d’un Roure ébloui et d’un Sid qui s’adaptait de son
mieux. Il les conduisit dans une maison assez grande où une femme les accueillit en souriant.
— Vous êtes ici chez vous, le temps que mon fils vous retrouve. Il saura où vous
main. Ici vivent les enfants, ils sont nombreux et seront les survivants de notre race.
Elle leur indiqua deux sièges et attendit qu’ils soient installés pour commencer. Ale
servit trois chopes de bière et fit le service. Roure et Sid acceptèrent avec gratitude.
— Bien, vous êtes au service de mon fils depuis peu, mais Idriss a dû voir en vous
quelque chose de spécial, sinon il ne vous aurait pas confié cette mission. J’ai vu votre arrivée
dans un rêve, ils sont de plus en plus rares, mais surviennent encore quand c’est mon fils qui
les partage. Il a confiance en vous et vous saurez quoi faire lorsque la Scission aura lieu. Nous
ne pouvons rien y faire et nous n’y survivrons pas tous. Cette partie de la forêt est protégée,
mais pas le reste et il n’y a pas assez de place et de vivres pour nous sauver tous. Alors nous
avons fait le choix des enfants. Ils doivent vivre pour le bien de notre peuple.
— Oui, en apparence, mais l’espace est occupé pleinement et nous ne pouvons faire
plus. La forêt nous impose des limites, vous savez. Ici, vous êtes dans la maison principale,
— Oui, elle est proche et ce monde tel que nous le connaissons n’existera plus.
pour prévenir du danger, mais il ignore à quel point tout sera bouleversé.
— Vous serez les protecteurs. Les gens qui sont ici savent s’occuper des petits, trouver
de la nourriture, la faire pousser, mais il faudra veiller sur eux. C’est la raison de votre
présence ici.
Il acceptait ce qu’on lui demandait de faire, du moment qu’il agissait sur ordre du
Eléa lui adressa un regard curieux, comme si elle doutait de ce qu’elle allait dire. Elle
voulait protéger et en même temps préparer, alors elle dit les choses comme elle le sentait,
sans fioritures.
— Parce que les données vont changer et que nous ne savons pas à quel genre de
personnes nous allons devoir faire face, vous êtes des Astréiens de l’ouest. Ici, nous
représentons ceux du sud, si les choses se passent comme je le pressens, votre présence
pourrait éviter de grands dangers. Je pense que c’est aussi le calcul de mon fils.
des hommes tuer pour moins que cela. Vous devez être épuisés, non ? Ronce a dû saper votre
— Oh oui ! répondit Eléa sur un ton mi-figue, mi-raisin. C’est un homme charmant,
doux comme un agneau, jusqu’au jour où il décide que vous faites un beau sujet d’expérience.
— C’est ce que je dis, il est aimable et c’est ce qui le rend plus dangereux. Enfin, il n’a
Elle connaissait bien Ronce et l’admirait, même si elle trouvait son enthousiasme pour
les sciences un peu démesuré. Il fabriquait des choses merveilleuses, mais qui pouvait dire
l’effet que ces machines auraient sur l’homme ? Néanmoins, elle devait reconnaître que
— Nous devons rejoindre les éclaireurs, annonça Ale doucement. Ils nous attendent
— Oui, soupira Eléa. Je vous retrouverai demain, vous avez eu une rude journée et
vous devez assimiler les informations que je vous ai données. Alors, reposez-vous, installez-
vous, cet endroit est votre nouvelle demeure. Gillian va venir s’occuper de vous, il vous
expliquera comment est la vie ici. Bonne nuit messieurs, finit-elle en s’enfonçant dans la nuit
Un jeune garçon de treize ans fit irruption immédiatement dans la maison, les bras
— C’est moi votre nouveau guide ! tonna-t-il tout content. Vous êtes Roure et Sid et
moi, je suis Gillian. Pour ce soir, prenez votre repas avec ce que j’ai apporté, nous verrons
demain pour le reste. Eléa m’a dit d’être bref et pas trop curieux, alors je m’en vais. Ah ! fit-il
en se tapant le front, les chambres sont derrière et pour les commodités, c’est un conduit,
Il s’en alla sans bruit. Roure et Sid s’adaptèrent assez vite à leur nouvel
environnement. Vivre dans les airs était surprenant au départ, mais on s’y sentait très bien.
Ils apprirent à voir les lianes transporteuses et à sentir les aspérités dans les arbres. Ils
étaient loin d’avoir l’agilité des enfants, mais ils s’en sortaient plutôt pas mal pour « deux
vieux », comme le leur disait souvent la petite Alys. Ils voyaient souvent les éclaireurs et Eléa
et plusieurs fois, le chef vint leur rendre visite, mais Idriss n’arrivait toujours pas et
l’inquiétude se lisait sur le visage de sa mère. Elle craignait qu’il n’ait pas le temps de faire le
voyage. Les jours défilaient à toute allure, les réservent s’accumulaient, les hommes et
femmes passaient plus de temps avec leur famille et même Irún avait délaissé son poste pour
Féniel et Ariale avaient parcouru les grottes de fond en comble, ils avaient dormi à la
lueur des bougies et gardaient la lanterne pour des besoins plus importants. Peu à peu,
l’hostilité réciproque qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre avait laissé la place à une sorte de
trêve. Ils se serraient les coudes, partageaient leur nourriture et leurs connaissances pour
être plus efficaces. Ils avançaient vite et parlaient peu, mais chacun faisait l’effort de gagner
la confiance de l’autre. Ils marquaient les pièces et les couloirs qu’ils traversaient et
Féniel.
Ils étaient dans les cavernes depuis plus de douze jours quand, en passant dans une
salle particulièrement obscure, ils virent au loin une lueur rouge, faible, mais bien réelle. Ils
se jetèrent des regards avides, ils avaient atteint leur but, Féniel le sentait au fond de lui,
comme un appel, un murmure qui ne s’adressait qu’à lui. Ils accélérèrent le pas et se
trouvèrent rapidement dans une salle baignée d’une lueur rouge. La même qui les avait
attirés ici.
Féniel aperçut un puits d’où venait la lumière, il s’en approcha et fut immédiatement
attiré vers elle. Sans s’en rendre compte, il plongea dans le puits, comme aspiré. Ariale hurla,
tendit la main, mais ne fut pas assez rapide. Elle vit avec horreur Féniel tomber dans cette
étrange source de lumière. Elle avança prudemment et scruta le fond, la lumière venait bien
Indécise, Ariale décida d’attendre un peu, après tout l’homme était magicien, il devait
pouvoir se sauver. Elle l’espérait de tout son cœur, car elle avait fini par s’attacher à cet
homme bizarre et froid qui pouvait se monter aussi très charmant parfois.
Elle s’assit par terre, loin du puits, le dos calé contre la roche et le fixa sans relâche,
épuisée.
Alors un filet de fumée rosâtre sortit du puits et vint s’enrouler autour d’Ariale, avant
de s’infiltrer lentement dans ses narines. Elwhinaï était en place, ses enfants avaient répondu
à son appel, elle pouvait commencer. Ariale sentit une puissance étrangère prendre le
contrôle de son esprit, elle se rebella un moment avant d’accepter et de se fondre totalement
dans la volonté d’Elwhinaï. Elle vit Féniel s’avancer vers elle et prendre ses mains dans les
siennes. Il lui transmit ses pensées, ses désirs et ses ambitions, il lui promit un monde de
puissance, il lui promit une place près de lui et cette dernière pensée eut raison des dernières
Attiré par l’étrange lueur, Féniel s’était laissé emporter sans réfléchir. Arrivé au cœur
d’Elwhinaï, il connut les sombres pensées de ce monde ancien, il s’appropria son désir de
vengeance, fit sienne sa soif de pouvoir et enfin, il lui promit allégeance. En retour, elle lui
dévoila les secrets de la magie, la plus ancienne et la plus sombre, la magie des Ombres. Il
faillit défaillir devant tant de puissance, mais il reçut une aide inattendue, celle d’Ariale. La
jeune femme s’ouvrit complètement à lui, avide de posséder tout ce que Féniel lui laissait
entrevoir. Elle offrit le soutien de sa magie et à eux deux, ils purent contenir et diriger le flux
destruction. Féniel eut la vision d’une planète dévastée mais cela ne l’empêcha pas de
continuer à soutenir l’esprit qui avait pris possession de son corps. De son côté, Ariale
frémissait de terreur et d’envie mélangées. Elle avait une conscience accrue de tout, son
corps chargé d’énergie répondait à la moindre sollicitation de Féniel. Elwhinaï les enivrait,
les asservissait mais ils se laissaient emporter par la vague destructrice avec enthousiasme
et ferveur. Ils allaient créer un monde nouveau et Féniel en serait le roi. Elwhinaï les unit
dans une étreinte maléfique et leurs âmes furent scellées pour l’éternité.
Ils avaient gagné en pouvoirs et ils étaient devenus immortels. Mais le lien le plus fort
fut celui qui se noua entre Elwhinaï et Féniel. Elle fit sien cet homme, mage sombre comme
la nuit. Elle lui dévoila ses obscurs desseins et aidé d’Ariale, ils firent ce qu’elle leur
demandait. Immergés dans le cœur d’Elwhinaï, la source de magie était inépuisable. Les
mains unies, ils psalmodiaient une litanie de mots qui auraient brisé les âmes pures.
Peu à peu, une onde d’énergie profane s’éleva pour inonder les grottes et s’infiltrer
dans tous les espaces disponibles, son passage provoqua des éboulements, le sol s’ouvrit en
deux, les roches explosèrent, les murs s’écroulèrent, la grotte ne fut plus qu’un amas de
pierres fendues. Et enfin, l’énergie destructrice fut libérée totalement. Elle était désormais
partout, soulevant sur son passage des roches en fusion, déracinant des arbres millénaires,
séparant des continents, brisant des cours d’eau. Parfois, une énergie contraire l’obligeait à
contourner l’obstacle, mais elle repartait, plus décidée et plus haineuse que jamais. Elle
provoqua des typhons, des tsunamis, des fractures de roches tellement importantes que des
Elwhinaï imagina trois mondes, ceux de la glace, du feu et de l’eau. Elle répartit le
Soleil et la Lune, mais ne fut pas équitable dans sa distribution. Le monde de la glace reçut
deux lunes ; le monde du feu, deux soleils et le monde de l’eau fut épargné car il fut le seul à
posséder un soleil et une lune. Malgré cela, les débordements d’eaux furent tels que seules
quelques îles émergèrent laissant peu de place à l’humanité. Elle enragea, elle voulait que
tous les mondes souffrent, mais la Neutralité et la Bienveillance veillaient et elle ne put les
contourner. Alors, elle laissa le monde de l’eau tel quel et se promit d’y revenir un jour. Pour
se venger, elle créa les Passages. Ainsi, son magicien pourrait voyager d’un monde à l’autre
Satisfaite, elle entama la dernière et la plus difficile des étapes, celle de la Scission
définitive. Elwhinaï concentra sa toute-puissance pour enfermer le destin des trois mondes
dans son énergie. Ainsi, personne ne pourrait défaire ce qu’elle avait construit. La tâche fut
rude, Féniel fut sur le point de flancher plus d’une fois, Ariale sombrait peu à peu dans
l’inconscience, mais elle les tint sous son contrôle, elle avait besoin de ce vecteur pour être
pleinement efficace.
Au seizième jour, Ariale faillit, trop faible pour continuer. Elwhinaï hurla de rage et de
douleur, car si son plan avait fonctionné, elle avait échoué à conserver le pouvoir sur les trois
mondes. Celui de l’eau lui échappait définitivement et le monde du feu conservait une part
ses nuisances. Seule, elle ne pouvait continuer sa destruction et ses vecteurs ne lui servaient
aller là où elle n’avait pas accès, il aurait tout le loisir de pervertir les deux autres mondes.
Satisfaite, elle ferma son esprit et s’endormit, elle devait se reposer, se reconstruire…
Pour Roure et Sid, les premiers signes de la Scission se firent sentir le matin du
douzième jour. Cela commença par des grondements dans le lointain, puis une pluie fine et
froide s’abattit sur la forêt toute la journée. Elle cessa dès la nuit tombée, pour laisser la place
à une tempête magnétique qui affola tous les animaux de la forêt. Le vent cessa aussi vite
qu’il était venu et le calme revint. Cette immobilité ne présageait rien de bon, des arbres
reste de la forêt ou pire, les habitations, alors Irún et plusieurs de ses hommes partirent
élaguer afin de protéger le Cercle Neutre, l’endroit où les enfants seraient en sécurité.
Ils travaillèrent durement toute la nuit, taillant du mieux qu’ils le pouvaient, mais la
tâche était ardue et rendue encore plus difficile par un vent froid et glacé qui s’était levé. Le
vent se fit plus violent à mesure que la journée s’avançait et les hommes et femmes épuisés
luttaient pour garder le Cercle intact. Enfin, il y eut une accalmie et les hommes purent se
reposer et profiter de leur famille. Ils voulaient serrer leurs enfants dans leurs bras,
embrasser leurs parents, prodiguer les derniers conseils à ceux qui allaient rester, leur dire
tout l’amour qu’ils avaient pour eux. Tous voulaient emporter dans leur cœur un visage cher
pour puiser le courage d’aller jusqu’au bout au moment fatidique. Les embrassades furent
intenses, les larmes amères, mais la chaleur des bras réconfortants leur insuffla la vaillance
Cependant, l’accalmie fut de courte durée, car une pluie de grêle vint s’abattre sur la
forêt, suivie aussitôt de rafales d’une violence extrême. Des arbres furent déracinés, les
un lien puissant et étroit avec cette forêt et ils se devaient de la protéger tout comme elle
l’avait fait tout au long de leur vie. Alors, ils sortirent pour défendre le Cercle de toute
menace. Irún fit la grimace, la forêt avait piètre allure, leur fin était proche. Il soupira et
avança dans la tourmente, accompagné des siens. Il fallait sauver les enfants, l’avenir du clan
des Brumes.
La journée fut longue, le soleil peinait à darder ses rayons sur le sol devenu spongieux
et les Éclaireurs avaient beaucoup de mal à travailler. Irún, aidé de Damian, tentait de
soulever un tronc qui risquait de provoquer la chute d’un grand arbre sur le Cercle, lorsque
les premiers d’une longue série de tremblements de terre se firent sentir. Le sol trembla
violemment pendant une bonne minute, faisant tomber les arbres à demi-déracinés sur les
Éclaireurs qui travaillaient en dessous. Ce furent les premiers morts d’une longue série. Il y
eut ensuite une succession de tremblements de plus en plus violents, combinés à un vent qui
soulevait tout sur son passage. Les heures défilaient et le chaos s’amplifiait.
Irún donnait des ordres comme il le pouvait, mais il sentait ses forces décliner. Cela
faisait maintenant deux jours qu’ils combattaient contre les éléments et il était certain de
perdre. Sa mère dut percevoir son trouble, car soudain elle fut à ses côtés.
— Nos efforts ne sont pas vains mon fils, le Cercle est protégé grâce à notre travail.
— Alors, continuons ! hurla Irún. Pour notre race, pour la pérennité de notre race !
Saisi d’un regain de courage, il prit sa hache et hurla haut et fort dans la tempête :
C’est épuisés qu’ils virent le petit jour se lever. Ils levèrent le nez vers le soleil. Il luisait
faiblement derrière l’épais feuillage. Curieusement, le vent était tombé, seul un silence épais
régnait. Soudain, le bruit du galop d’un cheval retentit dans le lointain, il approchait à vive
allure. C’est à ce moment-là qu’Irún sut que son frère était revenu pour tenir sa promesse et
que la fin était proche. Il fit signe à ses amis que le moment était venu. Résignés sur leur sort,
ils s’enfoncèrent dans les profondeurs de la forêt, l’Arbre Sacré devait survivre, il avait besoin
de leur soutien. Avec lui, son peuple avait une chance de survivre au chaos, l’Arbre Père
saurait leur apporter l’aide dont ils auraient besoin le moment venu.
Idriss sentit plus qu’il ne les vit son frère et les membres du clan partir. Il avait eu un
voyage difficile et avait attendu le dernier moment pour quitter le château, laissant à Arnis
le soin de mener les volontaires dans les souterrains. D’après Lack, beaucoup avaient
répondu à l’appel, mais plus nombreux étaient ceux qui n’en avaient cru un mot. Avec Arnis
et Lack, Idriss était certain qu’El Vandaï était entre de bonnes mains. Il repensa aux derniers
moments passés avec ses amis et tous les sacrifices qu’il leur avait demandé de faire,
abandonner tout derrière eux sans être certains de retrouver quoi que ce soit et encore
moins leurs compagnons en vie. Ces dix derniers jours avaient été difficiles, mais ils avaient
eu le temps de mettre suffisamment de vivres de côté pour tenir longtemps. Rassuré, Idriss
avait pu enfin songer à rejoindre les enfants du clan des Brumes, pour tenir sa promesse.
Il sentit les premiers signes annonciateurs de la Scission dès le début de son voyage,
les chevaux de sa connaissance. Elle sentait le vent tourner, suivait le bon chemin sans jamais
se perdre et trouvait les abris pour se reposer. Grâce à elle, il était arrivé dans la forêt des
Anciens à temps. Enfin, il reconnut le Cercle Neutre et y pénétra, une pointe d’amertume
collée au cœur. La forêt était dévastée et silencieuse. Pour la première fois de sa vie, il se
sentait oppressé et en danger dans ce lieu autrefois si paisible. L’endroit respirait la mort et
la désolation, rien n’avait été épargné. Il descendit de son cheval, Ahïne ne pouvait
s’aventurer là où il allait. Il fallait qu’elle trouve sa propre voie. Il enjamba un énorme tronc
d’arbre et faillit chuter dans une crevasse. Les lianes avaient disparu, il lui était donc
impossible d’emprunter la voie des airs. Il s’arma de courage et avança. Comme il aurait aimé
combattre les éléments déchaînés avec sa famille ! Mais Hélian avait besoin de lui, il était sa
seule famille désormais. Il accéléra la cadence, il fallait qu’il aille rapidement au centre. Irún
et le clan avaient bien travaillé, le Cercle était dégagé, sans risque que d’autres arbres
viennent endommager les maisons ou les réserves. Il imaginait que son frère s’était rendu au
fin fond de la forêt pour contourner la tempête et essayer autant que possible de limiter les
dégâts. Il connaissait la rumeur au sujet d’un arbre millénaire, âme de la forêt des Anciens. Il
se disait que le clan des Brumes était protégé par lui, car il avait le pouvoir de modifier les
âmes et le cœur de ses habitants. Idriss pensait que cette légende était vraie, il suffisait de
voir son frère pour s’en convaincre. Régulièrement, il rendait visite au Père et à chaque fois,
il en revenait un peu plus sauvage et curieusement plus humain aussi. Enfin, Idriss aperçut
un arbre de montée en bon état, il décida de tenter sa chance et de grimper. Les lianes ne
pouvaient se voir que d’en haut. Arrivé au sommet, il poussa un soupir de soulagement, les
lianes étaient là, il allait pouvoir rejoindre la plateforme principale rapidement. Il s’élança
atterrit sur un plateau où le nouveau village spécialement créé pour les enfants s’étendit sous
ses yeux. Idriss en fut époustouflé, le peuple des Brumes était incroyable. Il s’avança vers la
maison principale et fut accueilli par des visages pâles et apeurés. Et ce n’est qu’un début, se
dit-il avec amertume. Il salua ses deux hommes, ravis et soulagés de le voir et prit son neveu
à peine âgé de trois ans dans ses bras. Une longue attente commençait.
Beaucoup plus loin, un grondement sourd semblant venir des entrailles de la Terre se
fit entendre. Irún et Eléa, côte à côte, sentaient la terre bouger sous leurs pieds, le vent avait
repris de plus belle, plaquant leurs vêtements sur leurs corps tendus. Ils formaient une haie
humaine, tout autour du Chêne Sacré, main dans la main, faisant le sacrifice de leurs corps
au Père. L’Arbre Sacré et ses descendants devaient vivre coûte que coûte. Le clan des Brumes
s’était réparti afin de protéger leurs amis de toujours. Le rugissement se fit plus fort,
assourdissant, une force souterraine terrassait tout sur son passage. Irún fut soulevé de terre
comme un fétu de paille et rejeté brutalement quelques centaines de mètres plus loin, le
corps désarticulé. Tous les membres du clan qui étaient sur son chemin furent broyés,
déchiquetés par une onde de choc malsaine et destructrice. Mais la chaîne eut l’effet
escompté, avide de destruction, elle focalisa son attention sur les hommes et les arbres furent
épargnés. Le clan des Brumes avait gagné cette bataille. L’onde continua sa route, eut une
elle ne voulait pas affronter son ennemie, pas maintenant. Mais lorsqu’elle fut à nouveau
libre de ses mouvements, elle continua sa route, ne déversant que haine et désolation sur
son passage.
tremblement, il avait eu conscience du départ de son frère, puis de sa mère, sacrifiés pour
permettre aux enfants de vivre. Il savait que tout venait de commencer. Une pluie fine et
froide tomba de nouveau et la pénombre s’installa. Ils restèrent prostrés ainsi plusieurs
jours, sans oser regarder en bas. Seuls Idriss, Roure et Sid faisaient les navettes entre les
maisons pour rassurer les enfants et apporter des vivres aux Éclaireurs. Pour trois cents
enfants, il restait à peine une centaine d’adultes. Dix mille de leurs parents et amis venaient
de disparaître.
Idriss fut réveillé durant la nuit du deuxième jour par des bruits de tonnerre, il sortit
de sa maison et grimpa jusqu’à la cime de l’arbre. Ce qu’il vit le remplit de terreur, Elwhinaï
était à feu et à sang, tout autour il voyait un ciel rouge éclairé par la foudre. Idriss écrasa une
larme, la forêt des Anciens n’était plus, la folie des hommes, la fureur d’Elwhinaï avait eu
raison d’elle. Partout où il posait les yeux, il ne voyait que destruction et horreur. Il descendit
Mick et Rodrès furent dans les Deux Vallées en quelques jours. Ils furent accueillis par le chef
du clan des Ombres en personne. Ulrich salua leur courage et les invita à partager sa table. À
ses côtés, tous les chefs des autres clans étaient présents. Mick ne pensait pas qu’il en existât
autant. Il tendit la lettre du prince Idriss à Ulrich et attendit la réponse. Le visage d’Ulrich
s’assombrissait à mesure qu’il lisait, les nouvelles étaient pires que ce qu’il pensait. Il était
heureux de savoir que ses deux fils étaient déjà loin. Eux auraient peut-être une chance. Il
« Mes chers amis, la guerre des Deux Vallées n’aura pas lieu, les clans ne pourront
avoir leur vengeance, car un mal plus grand menace nos vies. Elwhinaï nous rejette et va
déverser sur nous son courroux. Les guerres fratricides, les meurtres, les viols et les pillages
ont eu raison d’elle. Son âme est salie et elle souhaite désormais notre mort à tous. Il reste
cependant un mince espoir, celui de rejoindre les Cercles de Neutralité qui, heureusement
pour nous, sont nombreux. Vous les découvrirez si vous savez regarder. En dépit du chaos
qui s’annonce, ils demeurent harmonieux, leurs sols ne sont pas corrompus et vous
éprouverez un sentiment de paix à leur contact. Ils sont libres de haine ou d’amour et c’est
là que vous trouverez refuge. Il reste très peu de temps, une semaine tout au plus, avant
l’assaut final qui n’aura de volonté que de détruire la race humaine. Je vous souhaite bonne
chance ».
Le chef du clan des Sables ignora le regard meurtrier que lui lança Hars, le chef du
— Notre guerre est vouée à l’échec, car Elwhinaï a prévu autre chose. Nos Rêveuses
nous ont envoyé un Éclaireur pour nous demander de revenir vers elles et c’est ce que le clan
des Sables va faire. Nous savons où aller, elles nous ont indiqué un Cercle Neutre et si vous
voulez vivre, il va falloir ouvrir votre esprit et courir vite, expliqua Khalil. Je voulais t’en faire
part, mon ami, continua-t-il en s’adressant à Ulrich, mais cette lettre est venue à point
nommé. Mon clan est prêt à partir, car il nous reste peu de temps.
Il salua Ulrich en posant une main sur son front et deux doigts sur la bouche et s’en
alla.
— Traître ! glapit Hars. Après cette guerre, je te jure que mon clan ira chercher ta tête !
Khalil ne prit pas la peine de se retourner, son esprit était déjà en compagnie des
siens. Il savait où les retrouver, il n’avait que sept jours pour atteindre le col du Jurass, et
aller dans la plaine du Vent. En galopant jour et nuit, ils y arriveraient. Khalil siffla son cheval,
un pur-sang à la robe noire, empoigna sa crinière et d’un mouvement souple, fut sur son dos.
Dans la maison, les chefs de clans étaient indécis, ils savaient que Khalil n’était pas un
lâche et certains d’entre eux envisageaient de suivre son exemple. Ulrich vit le doute
s’inscrire sur leur visage. Alors il fit ce que son intuition lui dictait, il les libéra de leur
engagement. Certains s’offusquèrent, mais ils furent peu nombreux et ceux-là décidèrent de
lever le camp dès ce jour pour aller à la rencontre du général des armées de l’empereur.
Ulrich haussa les épaules d’impuissance. Une fois les chefs partis, les autres lui demandèrent
conseil.
— Rentrez chez vous pour ceux qui le peuvent et cherchez ce Cercle Neutre. Pour les
autres, je leur propose de rester ici, avec nous, je crois savoir comment trouver le nôtre et
des bras en plus ne seront pas de trop pour tout préparer. Vous deux, fit-il à Rodrès et Mick,
retournez dans le Livandaï, ils auront sans doute besoin de vous. Dites-leur que la guerre
n’aura pas lieu pour nous et que nous allons suivre leurs conseils. Je vous conseille de partir
Les deux hommes ne se firent pas prier et en dépit de l’heure avancée, ils se
préparèrent à partir. Ulrich leur offrit deux montures fraîches et Lula leur donna un paquet
de nourriture. Ils remercièrent abondamment et sans plus tarder, ils enfourchèrent leurs
La moitié des clans se préparait au départ et ceux qui étaient venus de trop loin
prirent la décision d’aider Ulrich, ils pleureraient leur famille plus tard. Ulrich ne perdit pas
de temps, il rassembla ses hommes, donna des instructions à tout le monde et avec un groupe
son peuple. Curieusement, ils le trouvèrent à deux jours de cheval dans un petit village du
nom de Goule. Un village désert qui semblait avoir subi de terribles ravages. Un gigantesque
bûcher avait été dressé à la sortie du bourg et Ulrich reconnut l’odeur de corps humains
calcinés.
Il répugnait à l’admettre, mais ce village serait leur chance de survie. Si les habitants
avaient pu échapper au massacre, jamais Ulrich n’aurait pu investir cet endroit. Il grimaça
Gunther regarda son chef d’un air dubitatif puis scruta les alentours et enfin, il
comprit. Ce village semblait placé au bon endroit, tout y était harmonieux, mais sans excès.
— Tu restes ici avec dix hommes, ordonna Ulrich, tu nettoies tout et tu t’arranges pour
mettre ce que vous trouvez de nourriture en réserve dans une seule maison. Nous aurons
besoin de tout ce que vous pourrez trouver. L’eau, appuya-t-il avec force, il faudra stoker
beaucoup d’eau, c’est ce qui manque toujours en premier quand tout va mal.
Ulrich fit signe aux autres de le suivre et ils s’en retournèrent dans le camp. Il y fut de
retour au petit matin du quatrième jour, les hommes et les chevaux étaient épuisés. Aussi, il
— Tout est presque prêt, lui répondit-elle en le regardant tendrement. Dès demain
— Ils sont avec Basile et je les crois en sécurité. Lui saura les garder en vie, si j’avais
su…
— Je le voulais aussi, je voulais qu’ils partent, nous ne pouvions pas savoir et nous
avons agi pour leur bien. Ce sont des garçons débrouillards, je leur fais confiance. Nous les
Ulrich resta silencieux, une peine immense lui broyait le cœur, il ne voulait pas penser
à ça pour le moment.
Lula fit la grimace, elle connaissait Ulrich et savait qu’il souffrait. Elle lui ordonna de
s’asseoir, puis elle lui apporta une bonne tasse de café et de quoi nourrir tout un régiment.
Ensuite, elle lui conseilla d’aller se reposer un peu, car un chef mourant ne serait utile à rien
de bon. Ulrich rechigna un peu, mais se laissa convaincre, il connaissait suffisamment Lula
pour savoir que si elle disait que tout était prêt, c’est que ça l’était. Il alla donc se reposer un
peu et dès son réveil, il fit le tour de son campement et eut la satisfaction de voir tout emballé,
préparé pour le départ. Les enfants en âge de monter à cheval suivraient avec leurs parents
et les autres seraient embarqués dans des carrioles tirées par quatre chevaux. Cela prendrait
Tout le monde était là. Ulrich donna alors le signal du départ le ventre serré et le
convoi s’ébranla. Le clan des Ombres était semi-nomade, il pouvait se déplacer vite en cas de
besoin et Ulrich fut fier de son peuple et de sa capacité à changer de vie sans se plaindre. Les
moutons, peu habitués à être transportés, bêlaient à fendre l’âme et les biquettes leur
conducteur des chariots allait faire pour tenir. Il eut un large sourire en reconnaissant
Le voyage dura trois jours et Ulrich fut heureux d’arriver. Gunther avait fait du bon
travail. Le bûcher avait disparu et les maisons avaient été nettoyées, aérées et vidées des
meubles cassés. Çà et là, on pouvait encore observer des traces de brûlures, mais c’était à
peu près tout. Les maisons furent attribuées en fonction du nombre d’habitants, les animaux
placés dans les granges et les hommes célibataires répartis dans les maisons restantes. Tout
le monde trouva, heureusement, sa place rapidement et les habitants du clan des Ombres
personnes qui venaient leur rendre visite. Ils accueillirent les chefs de clans isolés de leur
patrie et ces derniers apprécièrent grandement cette marque de distinction. Il serait temps
plus tard de repenser le rôle de chacun. Le village était imposant et bien construit et Ulrich
au moins dix mille âmes en ces lieux. Ils agrandirent le village de yourtes, car certains
hommes du clan aimaient vivre dans de grandes tentes et tout le monde y trouva son compte.
bouleversement apparurent.
La terre trembla, le monde se fractura, des orages terribles grondaient au loin, des
langues de feu sorties du néant brûlaient tout sur leur passage. La pluie tombait sans
discontinuer, la neige, puis la grêle et enfin un soleil puissant et brûlant fit son apparition. Ils
se terrèrent tous dans leurs abris, priant pour avoir la vie sauve. Un vacarme assourdissant
les plongeait dans l’angoisse et la peur en permanence. Ils étaient bien incapables de dire
combien de jours et de nuits dura cet enfer, ce n’est que lorsque les bruits disparurent et
qu’un silence pesant les remplaça, qu’Ulrich jugea venu le moment de contempler les dégâts.
Lorsqu’il osa mettre le nez dehors, il ne vit pas un, mais deux soleils. Il comprenait
maintenant pourquoi ils avaient eu si chaud, terrés dans leurs abris. Lula s’approcha de lui
et lui serra la main très fort, lorsqu’elle les vit aussi. Sur quel monde étaient-ils ? Aussi loin
que portait son regard, elle ne voyait que du sable à perte de vue et un vent chaud et sec
brûlait les yeux et charriait des effluves d’odeurs de chairs en putréfaction. Ulrich crut
discerner des cadavres d’animaux ou pire d’humains, mais préféra fermer les yeux, c’était
au-dessus de ses forces, il n’osait imaginer ce qui pouvait se trouver derrière les dunes au
loin.
Il ne perdit pas de temps à s’apitoyer sur le sort de son peuple et prit les choses en
main. Il fallait faire des travaux pour creuser des puits profonds et ainsi, faire des réserves
d’eau importantes. Son intuition lui soufflait que le problème viendrait de là. Plus tard, il se
courageuse, avait montré son désespoir. C’est précisément à ce moment-là qu’Ulrich avait
— Des hommes du désert, avait-il répliqué. Mais nous nous adapterons, Khalil était
un homme du désert et lorsque j’ai voyagé avec lui, j’ai appris deux ou trois petites choses
qui vont nous être utiles maintenant. Je me demande d’ailleurs ce qu’il est devenu ?
Khalil et ses guerriers avaient galopé droit devant eux, la plaine des Vents était à
quelques jours de là, ils pourraient arriver à temps pour revoir les leurs. Mais une fois sur
place ? Il n’était certain de rien, les Rêveuses de son clan les avaient dirigés vers la plaine,
Ils s’en approchaient alors que les prémices de la catastrophe se faisaient sentir. Des
secousses faibles, mais réelles, suivies de répit et de reprises de plus en plus violentes. Enfin,
les tentes aux couleurs de son clan apparurent au loin. Les hommes poussèrent des cris de
joie, ils étaient de nouveau avec leur famille et c’était le plus important.
Khalil et ses hommes poussèrent leurs montures et entrèrent dans le camp sous les
cris d’allégresse des enfants et des femmes. Chacun retrouva les siens et Khalil put enfin
serrer dans ses bras sa femme et ses enfants. Sa grand-mère était là aussi, dans ses yeux
brillait toute la joie du monde, enfin son petit-fils était revenu, le Cercle était au complet.
petit-fils. La plaine des Vents forme une colline importante sur laquelle nous avons installé
notre camp, c’est à cet endroit précis que nous serons protégés.
— Mais nous sommes exposés aux vents ! contredit Khalil qui avait remarqué ce fait
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on ne pouvait pas manquer de le voir, il était
chance de survie. La colline est vaste, son sommet suffisamment étendu pour que nous
puissions y être bien. Les animaux pourront paître et nous aurons la possibilité de planter
de quoi nous nourrir. Ici, nous ne manquerons de rien, le temps que tout s’arrange.
jamais et il n’allait pas se mettre à douter de sa parole aujourd’hui. Ils préparèrent le camp
du mieux qu’ils purent, consolidèrent les attaches des tentes, bâtirent des enclos plus solides
Les vents violents se firent plus brutaux encore, mais curieusement, un couloir neutre
semblait les protéger de leurs méfaits. La pluie s’était mise à tomber, ce qui était rare dans le
désert et Khalil savourait cette sensation inhabituelle, le nez en l’air. Il regardait, d’un air
inquiet, la tempête qui faisait rage au loin. Des nuages sombres tapissaient le ciel et des
éclairs aveuglants le déchiraient. La terre tremblait, il pouvait la sentir sous ses pieds. Il
l’entendait s’ouvrir, les arbres gémir et plus d’une fois, il eut la sensation qu’elle se coupait
en deux.
Khalil passait beaucoup de temps dehors, il voulait voir, sentir et profiter une
dernière fois d’Elwhinaï telle qu’il la connaissait. Le désert qu’il chérissait tant s’étiolait sous
ses yeux.
— Elwhinaï n’est plus, affirma une petite voix surgie à ses côtés. Rentre, conseilla sa
grand-mère, la pluie va tomber pendant longtemps, il ne serait pas bon que tu tombes
malade.
disparu. Regarde, grand-mère, ces arbres immenses au fond. Ils n’existaient pas avant.
— Non, mon petit, ils n’étaient pas là avant. Elwhinaï n’est plus, nous sommes sur un
autre monde.
— Un monde de feu, un monde de glace et un monde d’eau, voilà de quoi nous avons
hérité.
Il avait du mal à croire ce que lui disait Soraya, mais comment faire autrement ? il
Soraya leva un nez mouillé de pluie sur Khalil. Ses yeux pétillaient d’humour. Elle était
triste pour tous ceux qui avaient trouvé la mort, mais sa nature positive reprenait le dessus
— Nous sommes sur le monde de l’eau, répondit-elle. Nous, le clan des Sables ! C’est
autres ? Ses amis, sa famille partie sur les autres continents ? Pour l’heure, il devait penser à
la survie des siens, car s’ils étaient sur le monde de l’eau, ils allaient devoir s’adapter de façon
radicale.
retrouvèrent aux frontières du Volnay à l’aube du deuxième jour. Ils avaient finalement
choisi, sous le coup d’une intuition, de commencer leur mission par le père Jean. Ils sentaient
que le médaillon était important pour la survie de ce peuple. Soudain, un monastère construit
dans la montagne prit forme sous leurs yeux ébahis. Ils s’avancèrent en se demandant
comment une telle chose avait pu se construire. De plus, ils avaient beau chercher, ils ne
voyaient pas de porte d’entrée. Ils essayèrent de contourner la montagne, sans succès. À
Jinn secoua la tête, il n’en avait pas la moindre idée. Il avait le sentiment que leur
— À moins de grimper…
— Et se faire tirer comme des lapins… Regarde là-haut, fit Grilde en pointant le doigt
— Moui… Bon, je suis brisé et là franchement, je bloque. Je crois que notre mission
touche à sa fin…
— Bien le bonjour à vous, mes braves, j’ai reconnu les couleurs du Livandaï, c’est le
prince qui vous envoie ? Question idiote, enchaîna-t-il, évidemment que c’est lui. Bon, suivez-
moi !
Sur ces mots, il fit demi-tour en tapant les flancs de son âne avec ses talons. Le pauvre
animal rechigna un peu, mais s’exécuta et partit à toute allure vers le monastère.
Grilde et Jinn, qui n’avaient pas ouvert la bouche, haussèrent les épaules et suivirent
l’étrange homme, intrigué par la manière dont il s’y était pris pour sortir de la forteresse.
L’âne fonça droit dans le mur et le traversa sans s’arrêter. Apeurés, les chevaux pilèrent,
manquant de désarçonner leurs cavaliers. Ils mirent pied à terre, perplexes, lorsque la tête
— Mais comment ?
— La magie, enfin je crois. Nous savons que ça marche, mais nous ignorons comment.
Grilde repassa de l’autre côté et fit signe à Jinn de le suivre avec les chevaux qui
vous, ils ne peuvent pas aller bien loin, ils sont en sécurité. Nous, nous montons.
Et sur ces mots, il leur fit signe de le suivre. Ils longèrent un couloir étroit et
débouchèrent sur une petite salle chichement éclairée. L’homme appuya sur un bouton et
une porte s’ouvrit sur une petite cabine. Ils y entrèrent et les portes se refermèrent sur eux.
Puis, Grilde et Jinn eurent l’impression d’être aspirés vers le haut, ce qui leur fit très peur.
Son air impavide rassura les deux hommes qui se détendirent un peu. Heureusement,
l’ascension ne dura pas longtemps. Les portes s’ouvrirent et le petit homme sortit, suivi de
Grilde et Jinn, fébriles. Ils débouchèrent dans une petite salle où l’homme leur conseilla de
laisser leurs armes. Grilde et Jinn s’exécutèrent et enfin, purent entrer dans le saint des
saints.
— Ah, mes chers enfants ! les accueillit un vieil homme chétif. Gabrielle vous a aperçus
depuis un moment, nous vous attendions, vous devez être fatigués non ? Affamés ? Une petite
collation ? Brice, prépare de quoi restaurer nos jeunes amis. Je me présente : père Jean, à
votre service.
Ainsi, se dit Grilde, leur compagnon s’appelait Brice. Ce dernier n’était visiblement
pas enchanté de servir de soubrette, mais il s’esquiva en hochant la tête. Il devait avoir
— Oui, je sais, coupa le vieil homme. Venez près de la cheminée, vous me raconterez
Ils furent dirigés vers un âtre énorme et des fauteuils accueillants. Une fois installés,
Grilde sortit la missive du prince et le médaillon remis par Preston, le chef de clan.
sans cérémonie et commença la lecture sans s’occuper des visiteurs. Il souffla plusieurs fois
bruyamment, se caressa une barbe qu’il avait clairsemée et finalement, posa des yeux
— Oui, oui, tout cela est bien triste, notre monde s’en va. Bon, nous avons des choses
à faire, beaucoup, et je dois vous dire mes amis que vous aurez une lourde décision à prendre.
Le père Jean posa des yeux compatissants sur lui, il sentait le jeune homme fragile et
éprouvé et il aurait aimé lui donner de bonnes nouvelles. Mais il ne pouvait leur mentir.
— Vous n’aurez sans doute pas le temps de rentrer chez vous, je le crains. Voyez-vous,
notre planète vit ses derniers instants, telle que nous la connaissons. Ici, nous serons en
— Mais vous êtes des moines… balbutia Jinn. Et nous avons une autre missive…
Le père Jean éclata de rire, il se tapa bruyamment sur les cuisses et fit signe aux deux
garçons de le suivre. Ils traversèrent la pièce, puis entrèrent dans une autre plus grande
encore qui ressemblait à un réfectoire et encore plus loin, une bibliothèque immense qu’ils
nichée au creux de la montagne. Il devait y avoir pas loin de huit mille habitants dans cette
— Un peu plus de neuf mille, rectifia père Jean comme s’il avait lu dans sa tête. La ville
de Bashia est une ville autonome, nous vivons pratiquement en autarcie depuis des
millénaires et j’ai dans l’idée que cela va nous être bien utile. Avec l’aide de ce médaillon,
— Aucune idée, avoua le père. Comme tout ce qui fonctionne avec la magie ici, on ne
comprend pas, mais ça marche et si Preston m’a envoyé cet objet, c’est qu’il a son importance.
D’ailleurs, si j’en crois les vibrations qu’il émet, il est en connexion avec cet endroit. Quant à
l’autre missive, je pense pouvoir vous aider. À moins que vous ne vouliez absolument rester
auprès du conseiller Liran, un homme sage, mais pour ce qui est de son clan… hum, je doute
Une voix les interpella au loin, leur collation était prête et Brice s’impatientait. Ils
rebroussèrent chemin, chacun perdu dans ses pensées. Ils se restaurèrent en silence sous
Grilde avait déjà pris sa décision et il espérait que Jinn le suivrait. Il sentait au fond de
lui qu’ils étaient voués à vivre ici, recommencer à zéro, un nouveau départ en quelque sorte.
— Je ne peux parler que pour moi, entreprit Jinn soudainement. Mais oui, d’accord je
reste. Tant qu’on ne m’oblige pas à devenir moine, tout va bien. Je ne veux pas vous froisser
Le père Jean eut un bon sourire, il rassura le jeune homme en lui tapotant la main. Il
comprenait et ne cherchait pas à le convertir. D’autre part, il pressentait que leur présence
— Alors affaire conclue. Vous allez dans un premier temps loger ici, avec nous. Nous
verrons plus tard où vous installer lorsque nous en saurons un peu plus sur notre devenir.
Je vais vous assigner une aide, il vous aidera à vous retrouver dans le monastère et vous fera
aussi visiter une partie du village. Il vous montera vos quartiers provisoires. Attendez ici un
moment, il va venir vous chercher. Pour ma part, je vous reverrai sans doute de temps en
temps. Ah ! fit-il en se tapant le front, votre lettre ! Je vais envoyer un de nos faucons, ils sont
rapides et Donnie fera l’aller-retour beaucoup plus vite que vous. Voilà, tout est réglé. À plus
Le père Jean les quitta pour vaquer à ses occupations. Il devait s’entretenir avec Adil.
D’eux tous, c’est lui qui saurait le mieux utiliser le médaillon. En chemin, il avisa un jeune
moine du nom de Bernard et lui confia la tâche de s’occuper à plein temps des deux nouveaux
installés dans le fumoir tout en n’oubliant pas de préciser qu’ils n’étaient pas novices. Il lui
confia la lettre du prince en lui stipulant que Donnie était tout indiqué pour cette tâche. Tout
Il le débusqua dans les sous-sols du monastère, le nez collé à un livre ancien. Plongé
dans sa lecture, Adil n’entendit pas le père entrer. C’est lorsque ce dernier posa une main
médaillon sous le nez du scientifique. Adil s’en empara vivement, les yeux écarquillés
d’étonnement.
qu’il lisait.
Le père Jean étouffa un cri, le dessin que lui montrait Adil était une représentation du
médaillon.
— Tu sais…
— Oui, je sais, coupa Adil, je n’y crois pas ! Synchronicité, c’est exactement cela. Plus
qu’une coïncidence, c’est une chance inouïe. Il faut trouver la cavité, le livre parle d’un
endroit dans les souterrains qui va avec le médaillon, un creux dans la roche qui s’emboîte
avec lui. Il faut qu’on trouve l’endroit rapidement, il faut qu’on s’y mette tous…
— Calme-toi, conseilla père Jean, je crois savoir où est située cette cavité. Tu sais, je
suis né ici, ma mère était l’une des cuisinières du monastère, alors j’ai eu le temps de fouiner
un peu partout. Et je me souviens d’un endroit particulier, mais viens, suis-moi, ce sera plus
simple.
Adil bondit de son siège, excité comme une puce. Père Jean eut un sourire attendri,
son ami pouvait parfois se comporter comme un enfant. Mais il le comprenait, lui aussi
épuisés qu’ils s’arrêtèrent dans une toute petite salle humide où on percevait à peine une
petite anfractuosité. Pendant un moment, père Jean eut un doute, ses souvenirs d’enfants lui
avaient joué un mauvais tour. Mais Adil, lui, ne perdit pas de temps. Il s’empara du médaillon
secondes avant que le médaillon s’enfonce peu à peu pour disparaître complètement de leur
vue.
Ils échangèrent un regard perdu, ils avaient peut-être mal utilisé leur ultime chance
de sauver leur peuple ? Mais soudain, un sifflement se fit entendre, qui fit place à un
grondement et d’un coup, le médaillon fut de nouveau là, lumineux et parfaitement enchâssé
dans la roche. Il dégageait une lueur légèrement bleutée qui nimbait la pièce d’une douce
lumière. Puis la lueur s’amplifia pour envahir toute la salle et devenir de plus en plus ardente,
gagnant en puissance pour inonder les sous-sols. Curieusement, Adil et le père Jean
pouvaient suivre sa progression sans problème, la lumière pourtant vive ne leur blessait pas
les yeux.
Ils surent instinctivement que l’énergie que dégageait le médaillon se faufilait partout
déplacés, puis la sensation s’évapora pour ne laisser que l’impression d’avoir vécu un
moment important. Sans le savoir, ils étaient entrés dans le domaine de la Neutralité,
accueillis par Arnis, l’ami et intendant du prince Idriss qui fut plus qu’heureux de voir arriver
deux hommes forts et prêts à aider. Ils furent assignés à la tâche de récupérer tous les livres
d’histoire et de science qu’ils pourraient dénicher. Sans le savoir, Arnis venait de leur donner
le moyen de survivre, car Mick allait dénicher des ouvrages incroyables, détaillant des
Les deux hommes, conscients d’avoir une nouvelle patrie, s’attelèrent à la tâche avec
Arnis et Lack observaient un silence douloureux, ils entendaient les bruits du vent, ils
sentaient la terre trembler sous leurs pieds, cela faisait quinze jours qu’ils vivaient dans la
terreur et l’incertitude. Plusieurs fois, Arnis fut tenté d’aller voir ce qui se passait en haut,
mais à chaque fois, Lack l’en dissuadait. Curieusement, les enfants restaient calmes et les
mères savaient les rassurer lorsque cela était nécessaire. Arnis pensait souvent à Idriss, il se
demandait si son ami avait réussi à rejoindre le clan des Brumes. Le château du Livandaï,
construit sur une vaste plaine en hauteur, ne devait plus ressembler à grand-chose
Il en était à ces sombres réflexions lorsque Lorna vint vers lui et lui fit signe de la
suivre. Curieux, Arnis bondit sur ses pieds, la jeune femme était difficile à approcher et elle
Arnis sut très vite qu’elle l’emmenait vers la surface. Lorna marchait prudemment,
car les escaliers étaient glissants et suintaient l’humidité à mesure qu’ils montaient. Les murs
ruisselaient d’une eau tiède au toucher, ce qui était plutôt étonnant. De quel monde avaient-
ils hérité ? Heureusement que les sous-sols du château avaient été construits pour être
il faut faire attention, recommanda-t-elle, il y a des chutes d’eau. Regarde ! fit-elle en pointant
du doigt une sorte de cascade qui surgit juste devant l’entrée du tunnel par lequel ils étaient
entrés pour se terrer dans les sous-sols du château. J’en ai repéré quelques-unes un peu
partout, on dirait qu’elles sortent de nulle part, enfin c’est difficile à dire, car elles viennent
Sous les yeux ahuris d’Arnis, la cascade cessa brusquement de couler pour leur livrer
un passage. Lorna lui saisit brusquement la main pour le forcer à avancer plus vite. Une fois
Ils avancèrent encore un peu et se retrouvèrent dans ce qui fut la cour principale du
château. Des arbres de toutes sortes y avaient élu domicile, des pavés brisés étaient
disséminés un peu partout, donnant à la cour l’air d’une forêt vierge. Plusieurs fois, Arnis
faillit tomber en s’aventurant plus en avant. Ils arrivèrent enfin sur un terre-plein qui donnait
sur ce qui avait été l’arrière-cour du château. Et là, Arnis eut le souffle coupé. Du château, il
ne restait plus rien, quelques pierres dispersées çà et là, mais rien d’autre. Tout avait disparu
pour ne laisser la place qu’à une végétation luxuriante et colorée. Mais où étaient-ils ? En
— Je me suis aventurée un peu plus loin, confessa Lorna, et il semble que ces arbres
soient d’une espèce inconnue. Enfin, je n’en ai jamais vu pour ma part. Et si tu regardes bien,
tu verras quelques fruits, auxquels je n’ai pas touché, rassure-toi. Si tu avances un peu sur la
gauche, tu découvriras une clairière avec une cascade, mais ce qui est étrange, c’est la mousse
qui pousse sur ce sol, elle est douce et en même temps solide.
— Aussi loin que mon courage me le permettait, rit Lorna. Seule, je n’avais pas envie
de m’aventurer en terre inconnue. Cela a l’air beau, mais pas sans danger, je présume. Nous
pourrions monter une petite équipe pour aller voir de plus près ? Qu’en dis-tu ?
— Je pense qu’il faut sortir tout le monde des souterrains pour commencer, suggéra
— Oui, tu as raison. Il est temps de remonter à la surface. Cet endroit me paraît bien
assez grand pour nous accueillir tous. Et tu as vu comme l’air est doux ? Nous pourrions
— Aucune idée, si c’est le cas, nous ne le saurons pas avant plusieurs jours, il se peut
que cette forêt nous cache quelques bonnes surprises. Allons chercher les autres, proposa
Lorna.
La nouvelle fit le tour des souterrains en peu de temps et les enfants, impatients de
retrouver l’air frais, furent les premiers à sortir. Lack et ses hommes s’occupèrent des
animaux et des vivres, tandis que d’autres entreprirent de sécuriser l’endroit. En fin de
journée, tout avait été pratiquement remonté et mis à l’abri dans des greniers de fortune.
Chacun s’était installé comme il le pouvait, essayant tant bien que mal de faire face à ce qu’il
vivait. Arnis monta sur un arbre très haut pour tenter de voir aussi loin que possible. Seule
une masse verte se déroulait sous ses yeux. Il redescendit le cœur un peu serré. Qu’allait-il
faire des trois mille survivants qui dépendaient de lui ? Ce Nouveau Monde allait leur
demander un temps d’adaptation et il espérait que cette planète serait clémente avec eux. Il
descendit de l’arbre et eut la bonne surprise de voir Lorna qui l’attendait au pied. Arnis avait
le cœur empli de détresse, tous ces morts, femmes, hommes et enfants, tous partis…
coulèrent de ses yeux. Arnis se tourna alors vers elle et ils se serrèrent fougueusement l’un
vivants.
Plus loin, Vidalis et Ardil, accompagné des jumeaux, observaient avec indulgence les
quelques milliers de personnes qu’ils avaient réussi à faire venir au creux de la montagne.
Tous s’étaient installés comme ils avaient pu, s’appropriant des grottes, cavités, salles
creusées naturellement et chacun y semblait à son aise. Vidalis eut un soupir de tristesse, elle
aurait tant aimé qu’il y en ait plus. Mais au moins ici, ils étaient en sécurité, elle en était
convaincue. Elle avait fait fonctionner son réseau et tous avaient joué le jeu, During et ses
hommes avaient fait des réserves et amené le plus d’animaux possible. Et, pour son plus
grand plaisir, Lars était de retour Il était revenu pour elle, il avait fait demi-tour au bout d’une
journée, son cœur avait parlé. Tous ensemble, ils allaient traverser cette épreuve, elle en était
certaine.
Dehors, le vent soufflait fort, la Scission n’allait pas tarder, ils avaient peut-être encore
Les jumeaux se mirent à couiner, à remuer, quelque chose les dérangeait. Ardil tentait
de les rassurer en leur caressant doucement la tête, mais ils refusaient de l’écouter. Puis,
Utiel s’échappa des bras paternels et s’enfuit dans les couloirs. Vidalis prit une lanterne et
s’élança à sa poursuite, mais il courait vite et elle avait du mal à le suivre. Au bout d’un
moment, elle réalisa qu’il se dirigeait vers la sortie, elle se dit qu’Utiel devait avoir horreur
d’être enfermé et cherchait à s’échapper. Il fallait qu’elle l’en empêche, dehors, il serait
complètement perdu et voué à une mort certaine. Elle continua à le suivre, priant pour qu’il
n’atteigne pas la sortie avant elle. De plus, elle commençait à se fatiguer et était étonnée par
inégaux. Elle savait maintenant qu’ils étaient proches de la sortie quand soudain, Utiel
attira son attention. Quelqu’un tapait de toutes ses forces sur la pierre. Elle se précipita et
promena ses mains sur la roche, cherchant fébrilement l’encoche qui permettait l’ouverture.
Elle appuya de toutes ses forces et c’est avec soulagement qu’elle vit la pierre bouger. Elle
s’attendait à voir des gens, mais pas une telle assemblée multicolore et bruyante.
Une petite fille aux yeux globuleux poussa un hurlement de joie et fonça tête baissée
vers Utiel. Elle lui prit les mains sans cesser de jacasser.
Interloquée, Vidalis contemplait cette troupe, les yeux écarquillés, lorsqu’une jeune
— Désolée pour ce raffut, Dulci est plutôt enthousiaste, mais rassurez-vous, le reste
du temps elle est très calme. Enfin, comme le sont les enfants. Je m’appelle Charme et voici
mon mari Juan et eux, ajouta-t-elle en montrant le groupe qui s’agglutinait dans l’entrée, sont
le reste de ma famille.
— Mais comment ?
— Oh je vous expliquerai, mais il semble que nous devions venir ici nous réfugier, une
— Mais…
dessus.
— Non, ce n’est pas ça, c’est que c’est, enfin... surprenant. Mais vos carrioles ? Cela va
être compliqué de les faire passer, les chemins ne sont pas assez larges sous la montagne
— Oui, nous le savons, c’est pourquoi nous avons fait nos paquets et chargé les
— Bon, alors allons-y, je crois que nous avons perdu assez de temps, vous êtes arrivés
— Oui, Dulci attendait le signal et surtout, elle espérait qu’Utiel entendrait son appel.
— Il faudra m’expliquer tout cela un jour, soupira Vidalis. J’avoue ne pas tout
comprendre.
Utiel et Dulci se tenaient par la main, ils semblaient attendre le feu vert de Vidalis
pour avancer. La petite fille portait un balluchon, tous ses trésors étaient avec elle.
Vidalis fit signe aux enfants qu’ils pouvaient y aller et Utiel ouvrit la marche. Vidalis
resta en arrière pour bloquer la porte et être certaine que personne ne reste derrière. La
ce qui serait une bonne chose pour plus tard. Elle regardait cette foule bigarrée et joyeuse lui
adresser des bonjours et salutations avec bonheur, cette cohorte apporterait la gaieté, dont
Leur arrivée provoqua un certain remous, mais aussi beaucoup d’allégresse, ces
hommes et femmes respiraient la joie et le bonheur, ils amenaient une bouffée d’air frais au
cœur de la montagne. En leur compagnie, la Scission fut vécue plus sereinement, comme si
leur troupe avait le pouvoir d’insuffler l’espoir. Ils vécurent près d’un mois dans le cœur de
la montagne avant d’oser aller voir ce qui se passait dehors. C’est Dulci qui, en quelque sorte,
Un petit groupe composé de Lars et Juan devenus très amis, Charme, Vidalis et During
s’aventura hors du cœur, priant que la porte d’entrée s’ouvre. Leur terreur était d’être faits
À mesure de leur avancée, ils remarquèrent que le sol n’était plus plat, mais qu’il
grimpait et que la montée était de plus en plus raide, les obligeant presque à escalader avec
les mains. Ce qui aurait dû leur prendre deux grosses heures en marchant prudemment leur
prit beaucoup plus de temps que prévu. On aurait dit que la montagne avait complètement
modifié sa structure, mais aussi son aspect. Plus on avançait et moins la roche ressemblait à
de la roche, elle s’effritait sous les doigts et le sol paraissait sableux. Ils marchaient depuis
trois bonnes heures lorsque les premiers rayons du soleil apparurent. Ils se trouvaient dans
une salle circulaire faite d’un mélange de roche et de sable. Ils levèrent la tête et aperçurent
tout en haut un globe lumineux, un soleil rond et ardent brûlait dans le ciel, mais chose
grande ouverte.
Elle craignait le pire et avait peur. Elle s’affala lourdement sur le sol, elle était épuisée.
Juan eut un sourire immense, il savait, lui, comment ils allaient sortir d’ici, car son
peuple n’était pas saltimbanque pour rien. Rafe allait trouver une solution, comme toujours.
Charme suivit le cours de ses pensées, car elle eut elle aussi un large sourire. Leur venue ici
n’était pas fortuite, comme l’avait si bien dit Dulci. Le moment venu, ils viendraient en aide
— Rassure-toi Vidalis, nous avons la solution, Rafe est un excellent grimpeur et rien
ne lui résiste, il saura trouver des prises là où tu ne verras rien et nous ferons le reste.
mais aussi sa fragilité. Elle portait le poids de son peuple sur ses épaules. Il était temps pour
— Nous sommes là, avec vous, pour vous, nous formons une communauté à présent
Charme eut un sourire triste, ce temps était révolu. Autre monde, autres mœurs, ils
— Non, nous restons avec vous, nous formons une famille, un peuple. Et c’est tous
ensemble que nous allons découvrir notre nouveau chez-nous. Et pour les animaux, nous
où ils sont. Ils ont assez de nourriture et ils sont au frais. Vous avez senti cette chaleur ? Mes
Tous se firent la même réflexion, il faisait beaucoup trop chaud pour que ce soit
Un jour plus tard, ils sortirent pour la première fois de la montagne et ce qu’ils virent
Une étendue de sable s’étalait à perte de vue sous leurs pieds et la présence des deux
soleils, hauts dans le ciel, leur donna des frissons. Comment survivre dans un monde pareil ?
autres que désormais, la nuit n’existait plus et que deux astres brillaient en permanence le
jour ? Et surtout, comment les animaux allaient-ils survivre ? Le manque de lumière du fond
de la grotte commençait à avoir des effets sur eux, mais comment allaient-ils se comporter
Pour l’instant, le cœur de la montagne était leur refuge, il fallait réfléchir et s’organiser
au mieux, inutile de se précipiter, il fallait être prudent et inventif et ça, le peuple nomade
savait faire. Et puis, grâce à leurs nombreux voyages, ils connaissaient un peu le désert et
avaient côtoyé plusieurs tribus nomades du Queruan. Ils allaient s’en sortir, il le fallait.
Basile, accompagné des jumeaux, était heureux de leur présence. Luca et Alec étaient
homme et étaient prévenants à son égard. Ils étaient arrivés au niveau de Serthas la Noire
lorsqu’ils furent arrêtés par le mauvais temps. Ils trouvèrent refuge dans une grotte trouvée
par hasard, qui heureusement n’abritait aucun animal. Ils décidèrent d’y rester le temps que
la météo s’améliore. Mais au lieu de devenir plus cléments, les éléments se déchaînèrent,
obligeant les trois hommes à s’enfoncer plus profondément dans la cavité, heureusement
profonde.
d’Ulrich et ses cadeaux. Ils avaient un peu rechigné à emporter autant d’outres d’eau mais
avaient capitulé et s’en félicitaient. Ils purent faire du feu et ne souffrirent ni du froid ni de la
faim. Les chevaux, bien à l’abri, se contentaient de patienter tout comme leur maître. Des
bruits sourds et violents leur parvenaient de temps à autre, mais bien cachés tout au fond de
Ils restèrent ainsi plus de dix jours avant d’oser mettre le nez dehors. Depuis un long
moment, ils n’entendaient plus rien mais se méfiaient tout de même. Basile en avait assez,
alors il prit les choses en main et ils décidèrent de sortir. D’ailleurs, les animaux n’en
pouvaient plus et l’eau commençait à se faire rare. Ils eurent la surprise de voir la grotte
bouchée par un éboulis et les deux frères mirent deux jours à déplacer les lourdes pierres.
vous le voulez bien mes garçons, allons-nous en rendre compte par nous-mêmes.
— Nous étions près de Serthas la Noire, non ? demanda Luca en mettant la main
coup de coude dans les côtes de son frère en lui montrant le ciel du doigt.
— Hé, mais tu me fais mal ! glapit Alec en se frottant furieusement. Qu’est-ce que…
Ben, mince alors, deux soleils ! Basile, hurla-t-il, regarde, il y a deux soleils !
Le vieil homme regarda à son tour et se pinça les lèvres. C’était pire que ce à quoi il
s’attendait. Qu’allaient-ils encore découvrir ? Il retourna dans la grotte et prit son gros sac,
dans lequel il fouilla un moment avant d’en ressortir un livre qui avait connu des jours
meilleurs.
— Un livre sur notre monde, sa formation et ses composants. Cela pourra nous aider
à comprendre ce qui va nous tomber dessus, répondit Basile en fouillant de nouveau dans
son sac pour en sortir un livre de sciences. Et voilà qui pourra nous aider aussi. Bon, les
enfants nous allons nous diriger vers Serthas, on ne sait jamais, ils en savent peut-être plus
— J’ai l’impression qu’il n’y a plus rien à voir, remarqua sombrement Luca. Je me
souviens qu’avant, on voyait les contours de Serthas au loin et là j’ai beau regarder, je ne
distingue rien.
— Allons-y tout de même, suggéra Basile, nous pourrions y trouver des survivants.
Ils se mirent en route et peu à peu, leurs doutes se confirmèrent. Le sable ralentissait
leur marche et les chevaux, peu habitués à la chaleur, hennissaient furieusement. Les soleils
tapaient haut et fort, leur brûlant la nuque. Basile prit trois couvertures légères pour les
montures. Il confectionna pour elles des protections sommaires, mais suffisantes pour ne pas
souffrir d’insolation et ils reprirent leur marche. Il leur fallut plus de neuf heures et beaucoup
auparavant un château construit dans la pierre, il n’y avait plus rien. Juste un énorme tas de
roches et de pierres mêlées qui ressemblait à une immense montagne. Une montagne de
débris de corps humains, songea Basile, lugubre. Il s’approcha un peu de l’étrange formation
et comprit ce qui s’était passé, ou tout du moins, il pouvait s’en faire une petite idée.
enfoncé, la roche a fusionné avec la lave et les milliers d’hommes qui se trouvaient là ont péri
de façon atroce.
— Il y avait des villages aux alentours, non ? demanda Alec, la gorge serrée.
— Oui, sans doute, ils ont dû être emportés par la tempête ou détruits par les
— Et notre clan ? s’inquiéta Luca, une boule d’angoisse logée au fond de son ventre.
— Qui sait ? fit Basile. Ton père a suffisamment de jugeote pour avoir su mettre son
clan à l’abri, nous devons partir à leur recherche. Le plus logique serait de faire marche
arrière. Ils n’ont pas pu voyager trop loin de toute façon. Quoique la logique, maintenant,
Livy, la Rêveuse du clan des Chamanes, était inquiète, son peuple se préparait à aller
dans la montagne du Pearl, mais quelque chose n’allait pas. Elle était certaine qu’elle était
passée à côté de quelque chose. Elle fit appeler Leila et lui demanda une décoction de Peyotl,
il fallait qu’elle plonge dans le monde des rêves très vite. Elle s’installa sur sa natte et se mit
en conditions, puis elle s’empara du bol que lui tendait Leila et le but d’une traite. Le liquide
tiède et amer coula dans sa gorge et elle fut très vite hors temps.
Elle se laissa emporter et guider, elle savait les Anciens à ses côtés pour lui montrer
le chemin. Une ombre apparut, légère et fragile dans son champ de vision. Elle tendit la main
et une route s’imprima dans son esprit. Une fois encore, les Guides avaient répondu à son
appel, ils lui montraient le chemin de la « sauvegarde ». Elle fut soulagée de pouvoir enfin
montrer la bonne direction à son peuple. Elle adressa une prière de remerciement aux
Anciens, se réveilla soudainement et but avidement le verre d’eau que lui tendait Leila qui
avait veillé sur elle pendant le voyage. Elle se leva avec précaution, consciente qu’un voyage
pouvait toujours durer plus longtemps qu’on ne le croyait. Il lui était arrivé de partir
plusieurs jours sans se réveiller, son corps pouvait rester en stase durant de nombreuses
heures. Elle sentait qu’aujourd’hui ça n’était pas le cas, la tête lui tournait un peu, mais rien
d’ingérable.
Il fallait qu’elle parle au chef Preston, la tribu des Chamanes avait un autre destin que
préparer.
Elle se dirigea vers les tentes de Preston, un peu inquiète, leur façon de vivre allait
être complètement chamboulée. Il ne fallait plus se protéger du froid, mais du chaud, du très
chaud. Heureusement, Preston était là, et étrangement en compagnie de Tidiane qui faisait
— Deux soleils, du sable à perte de vue, pas de froid, je ne vois pas de froid. Nous
confirmé. Nous allons devenir un peuple nomade des Sables. Il faut que nous révisions notre
façon de survivre. Nous avons encore dix jours devant nous pour nous préparer.
— Tu vois ! glapit Tidiane avec arrogance, j’ai raison ! Même la sorcière le confirme !
Preston leva les mains en signe d’apaisement. Si ses deux visionnaires affirmaient la
même chose et partageaient la même vision, c’est que les Guides avaient parlé. Il était prêt à
les écouter, mais certainement pas dans un climat de tension. Il enjoignit à Tidiane de se
calmer et d’écouter.
— Nous devons préparer des tissus légers et clairs, des vivres non périssables, de
l’eau, beaucoup d’eau enfouie dans le sable et partir vers le point d’eau du Kaïr et nous y
installer. Pour ce qui relève de la logistique pure, il faut demander aux Sentinelles, elles
connaissent bien le Kaïr et savent comment y aller vite, ainsi que l’espace que nous pourrons
— Bien, alors au travail. Allons chacun de notre côté prévenir les différents corps de
métier et tous leurs chefs, que chacun sache ce qu’il doit faire en cas d’urgence.
Le clan des Chamanes modifia sa logistique sans rechigner, ils avaient une confiance
absolue en leur chef Preston et s’il leur disait qu’ils allaient affronter du chaud au lieu du
Cinq jours plus tard, ils étaient prêts, leurs affaires emballées, les animaux regroupés
et les Sentinelles prêtes à les guider. Certains d’entre eux étaient déjà sur place, affairés à
étudier l’endroit et le sécuriser le mieux possible. Le voyage se déroula dans le calme et les
deux cents kilomètres qui les séparaient de Kaïr furent parcourus cinq jours. Ils arrivèrent
alors que les prémices de la Scission se faisaient sentir. Les Sentinelles avaient bien travaillé
Ils montèrent les tentes, parquèrent les animaux dans des enclos recouverts d’une
toile de lin immense, des trous furent creusés pour y enfouir toute l’eau qu’ils avaient pu
prendre dans des outres de peau étanches et des vivres furent entreposées dans des pots en
terre fermement scellés. Une fois tout cela accompli, ils attendirent patiemment.
La Scission fut terrible, ils virent des arbres arrachés, la terre se fendre en deux, des
coulées de boues détruire tout sur leur passage, des vents d’une violence inouïe. Des pluies
torrentielles, de la neige et de la grêle. Toutes les saisons en même temps dans un maelstrom
Pourtant, Kaïr fut épargné, aucune tente ne fut touchée et les animaux furent sauvés.
Malheureusement, certains d’entre eux moururent de peur, mais ce fut surtout la chaleur
immense qui eut raison d’une partie du troupeau. La Scission dura une semaine, mais ils
attendirent un mois de plus avant d’oser s’aventurer hors de leur Cercle Neutre. Mois durant
Livy rêva beaucoup et à chaque voyage, elle revenait avec de précieux conseils qui
d’animaux modifiés, de bébés qui paraissaient anormaux, mais qu’il fallait préserver et non
tuer. Alors, ils veillèrent sur les nouveau-nés précieux, car ils s’adapteraient à leur nouvelle
Dès que le père Jean avait senti la montagne trembler, il avait rassemblé les habitants
apeurés dans le monastère. Puis, voyant que tout se passait bien, ils étaient retournés dans
leurs habitations et avaient attendu patiemment que la Scission cesse. Ils ne se rendirent pas
vraiment compte de ce qui changerait pour eux dans un premier temps. Bien protégés par le
Cercle d’énergie issu du médaillon, ils ne craignaient pas grand-chose. Mais lorsque la
Hors du Cercle, ils vivaient dans le noir et un froid glacial leur gelait les os. Ils
trouvèrent une aide inespérée de la part d’une tribu nomade vivant dans les montagnes et
pour qui le froid n’avait pas de secrets. Les membres de ce groupe leur enseignèrent la
confection des vêtements légers, mais très chauds et leur fournirent une pierre qui
produisait une chaleur intense et constante pendant plusieurs heures. Ils découvrirent plus
tard que cette même pierre était à l’origine de la construction du monastère, ce qui faisait de
cet endroit un lieu accueillant, car la chaleur que produisaient les nombreuses cheminées se
propageait dans la pierre qui l’émettait à son tour et l’entretenait. Peu à peu, les maisons
furent construites avec ces mêmes matériaux et les habitants des montagnes leur
Puis, il fallut apprendre à se nourrir autrement. Des serres souterraines furent créées
et là encore, ce fut le peuple de la montagne qui leur vint en aide. Grâce à un savant montage
à survivre et à grandir. Pour d’autres plantations, une lumière artificielle fut inventée et les
résultats probants.
L’Astral Blanc était né et son peuple allait devenir un mythe, tant sa façon de vivre se
fondait avec leur environnement. Des rumeurs alimentaient cette particularité, en faisant un
Grilde et Jinn restèrent finalement au monastère, à la grande joie du père Jean qui les
avait pris sous son aile. Grilde fut d’une aide précieuse, car son expérience de la vie et sa
capacité à organiser et distribuer les ordres constituaient un atout important. Jinn, lui, fut
étonnant, car loin de se défausser, il s’investit dans les recherches d’Adil, il apprit à lire et
écrire et grâce à cela, il put explorer et trouver dans les livres que recelait la bibliothèque,
Peu à peu, la vie reprit ses droits, les habitants s’adaptèrent et de nouveaux métiers
firent leur apparition. L’Astral Blanc devint la région de Nieblaï la plus froide et la plus hostile
pour qui ne la connaissait pas et peu de gens faisaient le voyage jusqu’à elle. Plus tard, ils
mirent en place leur propre système de monarchie avec l’aide du roi Gaëtan de la Treille. Ce
dernier investit le monastère avec l’accord du père Jean pour en faire son fief. Tout au long
de sa vie, il dirigea son peuple avec beaucoup d’intelligence. Et grâce à lui, l’Astral Blanc fut
une région protégée et juste. Fidèle à ses principes, Gaëtan fut un roi visionnaire, il donna
au père Jean le rôle de conseiller et permit au prince Luc, son frère, de continuer ses
recherches scientifiques au sein du Dôme, prenant ainsi le relais du célèbre Ronce des
Temps. Chose étrange, il laissa les habitants du Dôme prendre leur indépendance, sans pour
l’autorisation de créer un État dans l’État de l’Astral Blanc leur donnant ainsi une légitimité,
Bien à l’abri sous son Dôme, Ronce Des Temps s’interrogeait. Il ne se faisait pas de
souci pour les siens, il se savait protégé. Non, il s’inquiétait pour les pauvres gens hors des
protections, ils étaient nombreux. Eux avaient eu de la chance, ou autre chose, il sentait qu’ils
avaient bénéficié d’un petit coup de pouce que les autres n’avaient pas eu. Il en éprouvait une
certaine honte, mais était heureux d’être à l’abri, surtout lorsqu’on voyait, comme lui, les
rafales de neige et de glace qui tombaient sur la plaine. Tout paraissait givré et sans vie. Il se
demandait dans quel monde ils allaient devoir refaire leur vie et cela l’inquiétait un peu. Il
Ronce soupira bruyamment, il se sentait las pour la première fois de sa vie. Il se faisait
vieux et son enthousiasme juvénile était sérieusement douché par ce qu’il voyait et ce que
cela impliquait.
— Nous allons construire, innover, chercher les survivants et avancer. Nous n’avons
pas le choix et Gaëtan commence déjà à mettre sur pied une patrouille pour chercher les
égarés. Il propose dans le même temps de faire une nouvelle carte de notre environnement.
s’apitoyer sur son sort et construire. Et il devait les aider, partager ses connaissances avec
eux, retrouver un second souffle, lui qui aimait tant les défis.
— Tu as raison mon garçon, allons ! Nous avons une tonne de travail devant nous et
j’ai dans l’idée que nous allons nous retrouver sur un monde hostile, très dur.
Luc n’était pas aveugle, il se rendait compte que toute cette glace autour d’eux ne
présageait rien de bon, il se doutait bien qu’ils allaient devoir tout inventer.
— Le temps qu’il faudra, mais il n’a pas encore tout dévoilé, il nous réserve une
dernière surprise, mais ça, c’est lui qui en décidera, ajouta Ronce d’un air mystérieux.
Luc renonça à l’interroger, car il savait que lorsque son mentor affichait cette attitude,
il était inutile de le cuisiner. Alors, il se contenta de changer les idées de Ronce qu’il sentait
près d’abandonner. Il fut heureux de voir son stratagème fonctionner en voyant le vieil
homme s’enthousiasmer pour une toute nouvelle machine qui creusait la pierre. La vie
Idriss, Roure et Sid observaient l’étendue d’eau qui s’entendait sous leurs pieds.
Depuis quelques jours, elle diminuait et ils avaient bon espoir qu’elle s’en irait
complètement. Ils étaient protégés dans leurs maisons en hauteur et pour le moment, ils ne
manquaient de rien. Mais s’ils ne trouvaient pas rapidement un lopin de terre sèche, ils
bouger, pas les arbres, non, c’était plus subtil, comme une vague qui venait et s’en allait et
qui à chaque instant, se faisait plus petite. Idriss ne pouvait le jurer, mais il croyait voir l’eau
refluer lentement mais sûrement et surtout de manière régulière. Comment cela se pouvait-
il ? Il renonça à se poser plus de questions et proposa à ses compagnons d’aller plus loin dans
la forêt. Roure et Sid, avides d’action, acceptèrent avec ferveur. Ils auraient donné leur vie
pour le prince Idriss et depuis la Scission, leur dévotion n’avait pas de limites. Ils ne le
Ils se balancèrent de liane en liane, avec agilité et précision, avançant vite. Soudain,
Idriss s’arrêta, ils venaient d’atteindre une partie de la forêt complètement sèche. Idriss
descendit aussi vite qu’il le put et se laissa tomber souplement sur le sol qui absorba son
saut.
Il s’accroupit et posa sa main sur ce sol étrange. Il était humide, mais pas mouillé et
paraissait suffisamment solide pour supporter son poids. Il se demandait comment vivre sur
— On dirait une mousse comme celle des plantations de fleurs de mon pays, intervint
Roure. Je viens du Catans et c’est une région, enfin c’était une région très humide, un peu
tropicale, comme ici je dirais. On fait pousser tout un tas de trucs sur ces sols chez nous.
— Ça, c’est une bonne nouvelle, se réjouit Idriss, mais pour cela il nous faudrait des
graines et franchement, je ne vois rien qui ressemble à des graines ou des plantes, remarqua-
— Ben justement fit Sid, avant d’être dans l’armée, j’étais apprenti jardinier chez mon
père, il avait des serres un peu partout sur Bridis et il m’a toujours dit que je devais avoir sur
moi des graines de toutes sortes au cas où. Je ne l’écoutais jamais, mais pour ça oui, alors j’ai
— Mais vous êtes une bénédiction tous les deux, s’extasia Idriss ! Vous allez peut-être
camp, mais avant ça, prenons un peu de cette mousse pour tenter une expérience.
Ils s’empressèrent de rentrer, le cœur rempli d’espoir. Sid alla chercher son sac et en
sortit une sacoche assez volumineuse qu’il tendit à Idriss. Le prince s’en saisit fébrilement et
l’ouvrit avec précaution, il ne fallait pas perdre une graine. Ce qu’il vit l’emplit de bonheur, il
y en avait des milliers. En revanche, pour savoir à quoi elles correspondaient, c’était autre
— Je sais les reconnaître, à part peut-être une ou deux, mais on devrait pouvoir s’en
des paquets soigneusement protégés, puis Idriss prit la mousse et la divisa en plusieurs
morceaux. Il prit quelques récipients et posa la mousse dedans, puis il enfonça le plus
Roure se gratta la cicatrice, signe chez lui d’une grande tension. Quelque chose le
turlupinait, mais il ne savait quoi. Puis, il se rappela que le soleil était indispensable pour les
pousses.
— Faut les mettre au soleil, enfin je crois qu’il leur faut de la lumière.
— C’est vrai, renchérit Sid, mais pas trop de soleil en face, sinon ça brûle.
— Bon, cherchons l’endroit idéal. Ici, il fait trop sombre, essayons de trouver une
clairière.
Ils se saisirent chacun de plusieurs boîtes, veillant à ne pas abîmer les graines. Ils
utiliseraient les passerelles pour éviter une catastrophe. Ils allèrent jusqu’au bout du village
avant de tomber sur l’emplacement idéal, une plateforme de surveillance sans utilité, bien
dégagée, tout en étant protégée d’un soleil trop vif. Ils déposèrent leurs précieuses
plantations en les recouvrant d’une fine maille, afin d’éviter que les oiseaux s’en nourrissent
et en priant pour qu’elles grandissent. Certains volatiles avaient survécu et ils seraient trop
contents de piller ces graines. Puis, ne pouvant plus rien faire de plus, ils s’en allèrent.
Sur le chemin du retour, ils eurent la surprise de croiser plusieurs animaux sauvages.
Quelques singes et petits mammifères avaient pu grimper aux arbres, mais ils furent
attention, la nourriture viendrait à manquer très vite pour ces animaux et peut-être étaient-
ils carnivores. Les enfants seraient en danger s’ils n’y prenaient pas garde.
Idriss était impatient, il avait hâte de voir les graines et devait se faire violence pour
ne pas y aller toutes les heures. Mais la nuit allait bientôt tomber, il était temps de retrouver
les siens et de partager un moment tous ensemble. Les enfants avaient besoin de la présence
de tous les adultes et la perte des proches était encore douloureuse pour tous. La soirée fut
calme, les enfants furent couchés tôt et Idriss eut beaucoup de mal à trouver le sommeil. Il
avait hâte d’être au lendemain. Il dormit très peu, se tournant et se retournant sur sa
couchette.
Enfin, l’aube fut là et n’y tenant plus, il s’octroya une petite balade jusqu’aux récentes
avait encore baissé, très significativement et rapidement. La marque qu’il avait faite sur les
troncs d’arbres ne trompait pas. Il arriva sur la plateforme le cœur battant, heureusement la
résille avait bien protégé les récipients. Il ôta le filet du premier à sa portée et en eut le souffle
coupé, une fleur s’épanouissait déjà, jaune et éclatante de santé au milieu de trois feuilles
vertes.
— Ah, ça ! Ce n’est pas banal ! s’exclama la voix de Sid à ses côtés. Désolé mon prince,
mal à se contenir.
— Je dirais une à deux semaines normalement, voire plus, mais à peine quelques
— Ce monde est étrange, il est plus vert, plus vivant, plus… je ne sais pas comment
vous dire… Regardez, même l’eau a disparu, il ne reste que cette mousse partout.
Idriss prit le temps d’observer autour de lui, effectivement l’eau avait complètement
disparu tout autour d’eux. Il entendait au loin le ressac des vagues, ils étaient de nouveau au
sec, un peu comme sur une île. De plus, Sid avait raison, tout était plus vert, plus vivant et la
jeune pousse qu’il tenait entre les mains en était la preuve. Il souleva les autres résilles avec
l’aide de Sid tout aussi impatient que lui et les larmes faillirent lui venir aux yeux. Toutes les
graines avaient germé, son peuple ne mourrait pas de faim et mieux, ils pourraient aider les
avait décidé de faire confiance aux hommes de l’empereur, mais aujourd'hui il s’en félicitait.
— Si vous aviez des choses à vous faire pardonner, avec ce que vous avez fait ces
derniers temps, votre dette est largement payée, annonça sincèrement Idriss.
Sid ravala un sanglot. Oui, il avait des actes qui pesaient lourdement sur son âme, mais
leurs poids venaient de s’alléger grandement. Les mots étaient inutiles, il fallait maintenant
Ils emportèrent les germes avec eux, il fallait trouver un endroit où tout semer, ils
Avant de partir de son côté, Idriss eut le temps de voir Sid et Roure partir chacun en
compagnie de Malia et Rinelle, deux filles solides et coriaces, ils allaient en baver un peu,
Il décida de descendre afin de voir d’un peu plus près leur tout nouveau monde. Il
avança droit devant lui espérant ne pas tomber sur un animal dangereux. La forêt bruissait,
chantait, elle communiquait, constatait Idriss, heureux et en paix. À mesure qu’il avançait, il
pouvait observer des plantes exotiques, des matières qu’il n’avait jamais eues avant.
Il allait s’enfoncer sur la droite lorsqu’il entendit un bruit étrange, un animal avançait
à vive allure et le son que produisaient les pas sur la mousse ne lui permettait pas de
déterminer de quel genre il s’agissait. Il sortit son épée de son fourreau, prêt à se battre
lorsqu’une forme noire apparut au loin, puis de plus en plus clairement. Idriss ne put retenir
le cri de pure joie qui sortit de sa gorge, Ahïne était en vie ! Elle était revenue vers lui. Il courut
vers la jument et se jeta à son cou. Elle frotta son museau contre lui, hennit doucement puis
s’écarta. Derrière elle, se tenait un étalon noir superbe, puis peu à peu d’autres chevaux firent
leur apparition. Ahïne avait elle aussi sauvé une partie de son peuple. Idriss espérait que
cette nouvelle planète lui réserverait d’autres surprises, mais il doutait qu’elles fussent aussi
Depuis plusieurs jours, Khalil se demandait si toute cette eau qui les entourait s’en
irait un jour, il en doutait. Mais ce matin, tout était différent, si l’eau était toujours là, elle
paraissait plus lointaine. En fait, leur lopin de terre semblait plus grand. Sa grand-mère
Soraya lui avait dit que l’eau leur laisserait un peu plus d’espace, mais même s’il connaissait
le don de son aïeule, il avait du mal à y croire. Mais il devait l’admettre, là sous ses yeux,
depuis quelques heures, l’eau reculait, laissant la place à une espèce de terre spongieuse
verte. Une mousse ! Heureusement, le climat était plutôt agréable et même si les nuits étaient
fraîches, ils n’avaient pas froid. Mais l’inquiétude ne cessait de hanter Khalil, car il ne savait
pas comment il allait nourrir son peuple. Les animaux se portaient bien, mais ils risquaient
— Nous trouverons mon petit, la rassura Soraya qui venait d’apparaître à ses côtés.
inactif. C’est sa nièce Safia qui lui redonna de l’espoir. La jeune femme allait et venait d’un
bout à l’autre de l’île et recueillait des données qu’elle exploitait le mieux possible. C’est elle
qui avait remarqué la première que l’eau reculait et que leur petit espace de terre devenait
chaque jour un peu plus grand. À cheval, elle partait de plus en plus loin et de plus en plus
longtemps. Là, elle revenait d’une excursion de deux jours, excitée et particulièrement
heureuse.
Elle sauta de cheval et se jeta dans ses bras. Elle avait encore la fougue d’une enfant,
— J’ai trouvé un endroit fabuleux, il est sorti de terre comme ça ! fit-elle en écartant
vivement les mains. Et sincèrement, il faut que le tu voies, c’est incroyable, moi-même j’ai eu
du mal à y croire. Mais comme je fais des plans et des cartes, il est impossible que je me
trompe. Il faut y retourner, car je crois que nous avons trouvé l’endroit idéal pour nous
installer. Ce n’est pas loin et c’est richement pourvu d’une végétation et surtout d’arbres
fruitiers que je ne connaissais pas. Si, si, je t’assure, des fruits étranges, mais comestibles.
Non, ne me gronde pas, je n’ai pas testé, j’ai vu des animaux en manger et ils ont l’air en bonne
santé.
Elle se tourna vers son arrière-grand-mère et lui planta un baiser affectueux sur la
joue.
— Safia…
Khalil soupira, sa nièce lui donnait le tournis. Une telle énergie dans un si petit corps
Cela lui changerait les idées et si elle avait raison ? Il ne risquait pas grand-chose à aller voir.
— Je vais venir, nous allons nous y rendre ensemble. Te sens-tu en forme pour partir
maintenant ?
— En pleine forme ! Il nous faut de quoi manger pour deux jours, pour le reste j’ai tout
suivre. Derrière lui, il entendit le rire de sa grand-mère. Il haussa les épaules, que faire contre
les femmes ?
Il dut reconnaître que sa nièce avait eu raison de lui forcer la main. Il appréciait cette
contraire. Il découvrait son Nouveau Monde et eut la surprise d’aimer ce qu’il voyait. Ils
galopèrent un long moment avant de faire une pause. Et même ici, Khalil put voir les
changements qui s’étaient opérés sur Elwhinaï. Il se demandait comment les autres mondes
avaient évolué. Il s’estimait chanceux d’avoir hérité de celui-là, il doutait que les autres soient
Parvenus à destination, Khalil dut admettre que le site était enchanteur. Des fleurs
immenses, du lierre rampant incroyable. Tout était plus grand, plus vert, plus coloré, ici la
vie était plus riche, plus dense, des arbres fruitiers poussaient un peu partout. À croire qu’ils
avaient échoué sur un monde déjà pourvu de tout. Il ne put s’empêcher de cueillir un fruit
jaune qui lui tendait les bras. Il le coupa en deux et observa la chair tendre et juteuse. Il n’osa
pas le porter à sa bouche, il ne voulait pas s’empoisonner. Mais Safia n’eut pas les mêmes
principes, elle prit une moitié de fruit et mordit à belles dents, les yeux brillants de malice.
— Inutile, répondit-elle la bouche pleine, j’en ai déjà mangé trois depuis deux jours et
je suis en pleine forme. J’ai vu des petits singes tout mignons s’en goinfrer, alors je me suis
— Oui, oui, coupa Safia, je sais que nous ne sommes pas faits de la même manière…
Sur ces mots, elle lui fit signe de la suivre et ils s’enfoncèrent dans la forêt dense et
odorante. Ils marchèrent un moment, il n’y avait pas de route et le chemin était étroit, parfois
presque impraticable. Mais Safia avait l’air de savoir où ils allaient. Ils finirent par déboucher
sur une clairière immense, faite de mousse spongieuse, mais ferme. Il y faisait bon et chaud,
— Nous devons monter nos tentes et nous installer. Dans une heure à peine, il fera
Elle n’en dit pas plus et se mit au travail. Ils firent leur campement rapidement et ils
contempler. Au loin, ils entendaient un bruit d’eau qui coulait, laissant supposer une source
proche.
Puis la nuit noire vint. Seulement un court instant, car les lianes immenses vues plus
tôt s’illuminèrent, donnant une intensité féerique à la clairière. Safia claqua doucement des
doigts et la luminosité se déplaça pour se poser sur des fleurs. Puis le ballet continua jusqu’à
Ils restèrent trois jours dans cette clairière, ils découvrirent une cascade d’eau douce
comestibles, mais Safia avait commencé à planter des graines données par sa mère et si
avaient pourri, le blé ne tenait pas sur la mousse. Khalil ne mit pas longtemps à décider de
faire de cet endroit leur nouveau village. Il offrait suffisamment de place pour tous. Khalil
était certain maintenant que cette planète ne leur avait pas encore révélé tous ses secrets.
L’auberge était pleine à craquer, Cerise n’en pouvait plus. Miche s’approcha d’elle, un
doux sourire sur les lèvres, il savait à quel point sa femme était attentive au bien être des
— Tu as raison, et puis tous sont bien installés. Nous devons faire attention aux vivres
et veiller les uns sur les autres. Nous ne savons pas combien de temps va durer la Scission et
Cerise avait vu juste, l’annonce de la mauvaise nouvelle sapa le moral des habitants
d’El Casar qui pour la plupart s’étaient réfugiés dans l’auberge. Heureusement, Miche avait
eu la bonne idée de construire des dépendances en bois et tout le monde avait trouvé sa
place. Ils espéraient seulement que les constructions fragiles tiendraient. La Scission fut
cruelle, ils pouvaient le voir au loin, des tempêtes impressionnantes et des éclairs zébraient
le ciel. Des vents violents et bruyants déchiraient les tympans et affolaient les animaux, sans
parler des enfants. Mais curieusement, El Casar fut épargné, comme l’avait promis Idriss.
Lorsque les vents et pluies cessèrent, ils purent enfin découvrir leur Nouveau Monde
et Cerise en resta sans voix. Des dunes à perte de vue, ils étaient seuls au monde. Il régnait
une chaleur torride et deux soleils brillaient au-dessus de leur tête. Comment survivre à
cela ? Miche, plus pragmatique, rassembla tout le monde et fit part de la nouvelle situation.
L’auberge s’avéra vite suffocante, il fallait trouver du frais et ils n’étaient pas préparés
à cela. Alors, tout le monde se mit au travail pour améliorer les conditions de vie.
Curieusement, ils trouvèrent des livres, des matériaux et des plantes qui permirent
d’améliorer le quotidien. Ils mirent en commun leurs idées et trouvèrent des solutions
ingénieuses pour garder les produits au frais, protéger les animaux des soleils, trouver des
plantes comestibles et peu à peu, une nouvelle vie se mit en place. Très vite, Miche et Cerise
se rendirent compte que le sol sur lequel était construit l’auberge se modifiait, le sable
amis sondèrent le sol et découvrirent qu’il était friable en profondeur. La Scission en avait
modifié la structure même. Rien ne perdurerait, tout allait s’effondrer d’ici peu. Et pire, l’eau
Leur monde se transformait, se remodelait, il leur fallait bouger au même rythme que lui
sous peine de mourir. Alors, ils prirent une décision radicale, car ils se rendirent compte que
nourrir.
Ils se préparèrent donc à voyager, un trajet long et incertain, mais ils n’avaient pas le
choix, ils devaient chercher un endroit où s’installer. Alors ils fabriquèrent des tentes,
chargèrent les animaux qui n’avaient pas péri et partirent à l’aventure. Les premiers jours
furent horribles pour ces gens si peu habitués à voyager. Ils durent s’habituer à une chaleur
corps qu’ils trouvaient sur le chemin tant le nombre était important. Ils se contentaient de
les recouvrir de sable en prononçant une prière. Les corps s’endurcirent, les enfants
cessèrent de gémir, les adultes trouvèrent au fond d’eux la force de continuer de vivre sur ce
monde hostile. Ils avaient emmené avec eux deux milliers d’animaux et seuls trois cents
survécurent. De leur groupe de trois cents hommes et femmes, deux cents s’adaptèrent et
Ils dormaient pendant les deux soleils et la caravane avançait le reste du temps. Ils
s’arrêtaient le temps de reprendre des forces lorsqu’ils trouvaient une oasis et chose
curieuse, ils en voyaient régulièrement. Ils étaient devenus nomades et leur corps s’adapta à
ce nouvel environnement. Les animaux conservaient l’eau dans des excroissances qui leur
poussaient sur le dos et sous leur peau, les chevaux devinrent plus trapus et endurants. Les
hommes et femmes se transformèrent également, plus minces et secs, leur organisme s’était
modifié pour conserver l’eau et transpirer le moins possible. Les nomades d’El Casar furent
Féniel ouvrit les yeux et sentit ses mains entrelacées à celles d’Ariale. Il eut un sourire
cruel, cette jeune femme allait se révéler précieuse. Il se libéra et se leva, il ne reconnaissait
pas l’endroit dans lequel il se trouvait. Il y faisait très sombre, alors il invoqua la lumière et
une lueur bleutée s’échappa de ses doigts. Amusé, il les agita, la lueur devint de plus en plus
Il promena ses mains devant lui et reconnut les lieux, il était dans la grotte, mais elle
s’était effondrée. Seule la partie dans laquelle il se trouvait avait été épargnée. Il secoua Ariale
par l’épaule, la jeune femme s’éveilla brutalement. Elle cligna plusieurs fois des yeux, hésitant
à croire ce qu’elle voyait, puis se rappela. Elwhinaï leur avait fait don de la magie la plus
puissante qui soit, la magie de l’Ombre. Elle se leva et rejoignit Féniel, comment allaient-ils
sortir de là ?
Féniel savait ce qu’il devait faire et il se demandait si Ariale pouvait y arriver. Il haussa
Ariale resta silencieuse, elle comprenait de quoi voulait parler Féniel, elle se
stupéfaction, elle se retrouva hors de la grotte, les pieds dans la boue. La forêt n’avait plus
— Soyons prudents, recommanda Féniel, j’ai dans l’idée que beaucoup de choses ont
changé.
— Où allons-nous ?
— Je ne le pense pas, il me semble que cette partie du monde était, d’une manière que
— Difficile à dire, je pense que nous sommes sur le monde de glace, car c’est ici que
Ariale observa les alentours, la forêt était dévastée. Il ne restait plus rien qu’un fouillis
de troncs brisés et la végétation n’était plus qu’un lointain souvenir. Elle n’avait cependant
— Peut-être que le froid arrivera par vagues ? suggéra Ariale. Je suppose qu’il faut du
— Oui, tu as sans doute raison, mais regarde le ciel et d’après toi, quelle heure est-il ?
le ciel.
demande beaucoup d’énergie. Je crois que l’auberge existe encore, je vais nous y emmener.
Féniel se concentra et ils furent dans sa chambre en un clin d’œil. Ariale écarquillait
les yeux, ils pouvaient faire à peu près tout ce qu’ils voulaient.
Ariale opina de la tête et s’assit sur le bord du lit, elle se sentait sans forces. Comment
faisait-il, lui ? Elle le vit s’en aller, des questions plein la tête. Féniel était plus fort qu’elle,
réalisa-t-elle avec effroi. Elle décida de garder cela pour elle et s’allongea sur le lit, un peu de
Féniel sortit de la chambre prudemment. Il jeta un œil aux alentours, mais ne vit
personne. Pourtant, il semblait que l’auberge était occupée. Il s’aventura dans les couloirs et
étaient attablés, d’autres assis à même le sol, mais tous avaient un air abattu et désespéré.
Soraya s’activait à soigner les plus faibles et rassurer les enfants qui pleuraient. Debout
derrière son bar, Youri servait de la soupe chaude. Il prit conscience de la présence de Féniel
— Vous avez l’air épuisé mon garçon, fit Youri en déposant un bol de soupe sur le
comptoir. Tenez, buvez ça, je ne connais pas mieux pour remonter le moral.
— Difficile de savoir exactement. Pour faire simple, le soleil a disparu, il règne une
semi-clarté pendant les deux lunes et le reste du temps, il fait sombre. Des milliers de gens
sont morts, les maisons aux alentours ont toutes été détruites, seuls les habitants du village
qui s’étaient réfugiés dans l’auberge sont encore en vie. Pour combien de temps ? Je me le
demande, nous avons des réserves, mais elles ne dureront pas éternellement et comment
allons-nous faire pour faire pousser des légumes ? Sans soleil ? Même les animaux se laissent
— La grotte nous a protégés, moi et une amie. Quand nous avons pu sortir de là, nous
avons vu le carnage. Et depuis, nous marchons. Ma compagne est restée dans la chambre,
trop épuisée pour marcher un pas de plus. Puis-je lui apporter de quoi se nourrir ?
— Un bol de soupe et du pain, c’est tout ce que nous pouvons faire pour le moment. Il
faut que l’on prenne des repères et pour le moment, on rationne un peu.
Il s’empara d’un plateau et posa les deux bols de soupe que lui tendait Youri. Il y ajouta
de gros morceaux de pain et s’en alla. S’il lui était resté un petit peu d’humanité, il aurait
sommeil, allongée de tout son long dans son lit. Il posa le plateau et hésita à la réveiller, puis
il la laissa là où elle était. Il but son bol de soupe, trempa son pain et pensa très fort à un
— Intéressant, murmura-t-il.
Il attaqua le gigot avec appétit, il avait besoin de force. Repu et satisfait, il poussa un
peu Ariale et s’allongea à ses côtés pour plonger dans un sommeil réparateur.
Avant la Scission, Soraya et Youri avaient eu fort à faire dans leur auberge, ils avaient
suivi les conseils de leur fille et fait des provisions de conserves, de légumes et fruits en
première nécessité. Et pour cela, Youri était même allé jusqu’à construire une énorme
réserve souterraine. Il avait fait appel à ses amis et si certains ne l’avaient cru qu’à moitié, les
Un jour, ils eurent la surprise de voir arriver deux cavaliers hirsutes et épuisés qui
cherchaient un refuge. Youri leur proposa une place dans l’auberge, il ne pouvait pas laisser
deux âmes errantes aux prises avec la Scission. L’histoire des deux hommes était incroyable
Kenji et Elroy, laissés en chemin par Lars qui avait préféré faire demi-tour pour
retrouver la femme qu’il aimait, s’étaient perdus un nombre incalculable de fois. À force de
recoupements, ils avaient fini par comprendre que leur monde touchait à sa fin. Ils doutaient
de pouvoir trouver un chemin sûr avant la Scission lorsqu’ils tombèrent sur un passage qui
endroit sûr. Bien leur en avait pris, ils arrivèrent chez Youri et Soraya et décidèrent que cet
Lorsque les premiers signes de la Scission se firent sentir, les fermiers isolés alentour
et les familles solitaires allèrent chercher du réconfort dans l’auberge. Curieusement, les
animaux qui trouvèrent refuge dans la forêt des Sylves en sortirent améliorés pour certains.
La Scission fut terrible, des arbres furent déracinés, il y eut des éboulements, le sol se
fendit pour laisser passer de la lave en fusion qui brûla tout sur son passage. Les
températures chutèrent et les rares personnes à proximité de l’auberge qui n’étaient pas
assez préparées périrent. Les villes et villages situés sur le passage de la faille furent
engloutis et rayés du monde d'Elwhinaï, les morts se comptèrent par millions et les rares
survivants ne durent leur salut qu’à la bienveillance des mages ou de Mehielle. Beaucoup se
Dans l’auberge, Youri servait les soupes à en avoir mal aux bras. Il s’en retourna aux
cuisines où deux de ses aides continuaient à éplucher les légumes. Autant les utiliser avant
qu’ils ne pourrissent et la soupe était la meilleure solution. Au moins, ils pouvaient la mettre
en bocaux. Youri souleva la trappe qui menait à la cave et tenta de récapituler ce qui leur
restait. Près d’une centaine d’habitants avaient survécu et une vingtaine d’enfants. Il fallait
trouver des solutions et vite. Fabriquer des bougies, des vêtements chauds, faire des
provisions de bois pour le feu. Et agrandir l’auberge qui pour l’instant pouvait loger dix
— Mehielle, s’étrangla Youri, oh mon petit ! s’exclama-t-il, des sanglots dans la voix.
— Elwhinaï s’est scindée en trois mondes et vous êtes sur le monde de glace. Oh, il ne
fait pas encore très froid, mais cela va vite changer, car les lunes ne pourront pas maintenir
longtemps la même température que le soleil. Les cultures vont mourir, la nature va
s’atrophier et tout sera recouvert de givre. Il existe cependant des solutions et je vais te
donner de quoi les mettre en place. Il va falloir construire des habitations plus petites et plus
trapues pour contenir le chaud et l’auberge sera le cœur de votre nouveau village. Tu dois
— Je ferai ce que je pourrai mon petit, répondit Youri, mais pas certain d’être la bonne
— Tu seras parfait. Écoute bien, ordonna-t-elle, il existe une technologie qui permet
de fabriquer des lampes suffisamment puissantes pour permettre à des plantes de pousser.
— Alors tiens, voici des plans, tu seras capable de les comprendre. C’est un ami qui
me les a donnés. Ronce a plus d’une fois eu recours à ce genre de procédé pour faire pousser
ses plantes, cela fonctionne parfaitement. Et je te remets ce livre qu’il m’a légué aussi, il te
Youri parcourut rapidement le livre des yeux, il doutait de pouvoir tout comprendre,
Mehielle regarda cet homme qui l’avait consolée, donné de l’amour tout au long de sa
vie et elle pestait de ne pas avoir le droit de faire plus pour lui. Elle lui accorda cependant
une dernière faveur. Elle plongea dans l’esprit de celui qui avait été son père et établit des
connexions qui n’existaient pas encore, puis elle pénétra dans sa mémoire et lui fabriqua de
nouveaux souvenirs. Puis, en voyant que son père commençait à oublier son existence, elle
s’effaça doucement. Elle fit de même avec Soraya et s’en alla de leur vie à jamais.
Toujours dans sa cave, Youri sortit de sa torpeur, mais que lui arrivait-il aujourd’hui ?
Il se secoua et remarqua qu’il tenait des papiers et un livre dans ses mains. D’où sortait-il
cela ? Il les parcourut longuement et fut vivement intéressé, il ignorait qui était Ronce,
l’auteur de l’ouvrage, mais cet homme avait du génie. Il avait peut-être entre les mains de
quoi sauver son peuple. Son peuple ? D’où lui venait cette idée ? Il remonta dans la cuisine,
Il fit appeler Elroy et Kenji afin de leur demander conseil. À eux trois, ils créèrent les
premières bases de ce qui serait Nieblaï village. Inventif et allant de l’avant, Kenji mit sur
pied une guilde d’espions et leur apprit les bases des combats propres à son peuple. Aidé
d’Elroy, il développa ce qui deviendrait le plus grand réseau d’espions de leur monde.
Ariale s’éveilla d’un long sommeil, elle était détendue et reposée, mais son ventre
gargouillait furieusement. Elle avisa le bol de soupe, le pain et un reste de viande. Tout cela
lampées, elle l’imagina un peu plus chaud et son vœu s’exauça. Tout excitée, elle fit réchauffer
de la même façon la viande et mangea de bon cœur. Ce n’est qu’une fois rassasiée et en forme
qu’elle vit Féniel, assis sur le lit, son regard vert étincelant. Lui aussi était parfaitement
éveillé. Il se leva, prononça un mot et toutes ses affaires entrèrent dans une malle surgie de
nulle part. Il prononça une autre formule et la malle devint si petite qu’il put la mettre dans
— Je ne sais pas quel temps il fait sur ce monde de glace, mais préparons-nous au pire.
Elle enfila la cape sans un mot, appréciant le geste et la douceur du tissu recouvert de
fourrure. Il ferma ses doigts sur les siens et elle se laissa emporter, heureuse d’être en sa
compagnie.
La forêt des Sylves était calme et silencieuse, pas un bruissement ne venait troubler
l’air pesant qui y régnait. Les Éveillés, assis en rond, restaient calmes et concentrés. Ils
venaient de vivre la pire expérience de toute leur vie. Ivoisan sondait ses amis un à un, il
sentait qu’il devait les apaiser. « Et toi ? fit la petite voix de Cassandre dans sa tête. Nous
avons toi et moi réussi à cacher certaines choses aux autres, mais elles sont là, dans nos têtes.
Ivoisan se fit silencieux, il savait qu’elle avait raison, que son cœur meurtri avait
tout cela ? Ils venaient de mener la pire bataille de leur existence et il n’était pas certain
d’avoir gagné quoi que ce soit. Lorsque le flux meurtrier s’était échappé de la Source de Vie,
il avait senti Féniel et Ariale joindre leurs forces à Elwhinaï, balayant tout sur leur passage.
Dans un premier temps, les Éveillés avaient tenté de contenir cette force, avant de réaliser
qu’ils ne le pouvaient pas. Ils devaient la dévier, l’empêcher de nuire et aider la Neutralité à
protéger les hommes qui devaient survivre. Alors, ils s’unirent à la Neutralité et ils forcèrent
Elwhinaï à contourner les Cercles Neutres. La Bienveillance avait son propre combat à
mener, elle n’avait pas besoin d’eux. Aussi, ils ne s’attardèrent pas sur le monde de l’eau
qu’elle avait revendiqué. À mesure qu’ils progressaient, Ivoisan tentait d’aider les sacrifiés à
passer le cap de la mort. C’est à ce moment-là que Cassandre était venue à son secours. Le
elle adoucissait les souffrances, protégeait les enfants de visions monstrueuses et projetait
un voile d’oubli sur nombre d’entre eux. Elle modifia la perception des événements des
rescapés afin de leur donner un avenir. Ainsi, les survivants auraient le sentiment d’avoir
vécu un évènement abominable sans en saisir toute la portée et toute l’horreur. Les corps
martyrisés furent emportés, Ivoisan leur offrit une sépulture digne en voyageant sur les
Cordes du Temps. Il partait et purifiait les endroits souillés par le flux méphitique d’Elwhinaï
tout en gardant contact avec les Éveillés pour leur prêter son soutien. Ils purent ainsi
épargner tous les Cercles Neutres de la vindicte d’Elwhinaï qui avait donné naissance à trois
mondes, planètes hostiles pour deux d’entre elles où la survie de l’homme ne tiendrait qu’à
un fil. Les Éveillés tentèrent de modifier la structure des Cercles Neutres, mais une puissance
plus forte qu’eux les en empêcha. Leur travail s’achevait ici. Alors, les Éveillés unirent leurs
dernières forces pour insuffler sur ces mondes hostiles un souffle de vie. Plus tard, ils se
Ivoisan revint à la réalité. Il avait clairement senti une puissance supérieure à la leur
superviser cette Scission, pourtant, elle était intervenue seulement à l’instant où Cassandre
et lui avaient tenté de reconstruire ce qu’avait détruit Elwhinaï. Cependant, il n’avait ressenti
aucune animosité, seulement un interdit. Pourquoi ? Quel était le but de cette entité ? Il se
sentait trahi, déçu car son sentiment était qu’on avait privilégié Elwhinaï plus qu’eux. Ivoisan
était épuisé, il doutait et pour la première fois, se demandait ce qu’il faisait sur ce monde qui
n’était pas le sien. « Tu es précieux à mes yeux, cher fils, fit une voix, cher à mon cœur. Ne
doute pas ! Tu ne pouvais reconstruire ce qui a été défait, au risque de te perdre. Un jour tu
« Le père, l’Alpha, le Tout, je suis ce que tu souhaites et plus encore. Vous avez encore
de grandes choses à accomplir, restez unis et l’homme survivra, à très bientôt mon enfant… ».
Ivoisan tenta de retenir la voix mais il savait que c’était inutile, d’ailleurs, il se sentait
« Je suis apaisé douce Cassandre, répondit-il à la petite fille. Ne te fais pas de soucis
pour moi. »
Cassandre soupira, Ivoisan s’en sortait mieux qu’elle. Elle fut la première à sortir du
Cercle, elle avait les larmes aux yeux et son petit corps était agité de tremblements. Mérisian,
sentant sa détresse, rompit à son tour l’harmonie du Cercle et vint entourer de ses bras les
— Tous ces morts, gémit-elle, et ceux qui sont en vie ne valent guère mieux.
bienveillante d’Elwhinaï nous a fait un grand cadeau. À nous de nous en servir avec justesse.
— Je sais, reconnut Mérisian et tu es bien jeune pour cela, mais c’est fait et nous n’y
pouvons rien.
utile.
Elle s’échappa des bras de Mérisian et courut dans la forêt. Mérisian allait s’élancer à
— Elle doit suivre son propre chemin, il lui fallait juste assez de courage et elle a su
puiser la force nécessaire en toi. Ne t’inquiète pas, le rassura Galatée, elle reviendra très vite.
— Une petite fille de huit ans ? sourit la jeune femme. Oui, et tu as devant toi une
femme d’une vingtaine d’années, c’est mon choix, rester dans le corps d’une petite fille alors
que j’ai l’esprit d’une femme me paraissait un peu... disons malsain. N’oublie pas que nous
avons partagé nos expériences… Toutes, alors je n’ai plus grand-chose à apprendre, tu sais.
Mérisian comprenait et il était temps pour lui aussi de faire ce choix. Son corps le
desservait et il n’avait plus l’esprit d’un enfant. Alors il pensa être plus vieux et c’est un jeune
homme de vingt-cinq ans qui prit forme devant les yeux admiratifs de Galatée. Peu à peu, les
autres les rejoignirent et s’ils furent étonnés de leur aspect, ils se gardèrent de dire quoi que
ce soit. Seul Ivoisan avait conservé son apparence adolescente, il regarda longuement
— Voilà !
encore que des enfants par bien des côtés. Atlans et lui échangèrent des regards de
s’extasiaient sur la beauté de Galatée, la jeune fille était aussi âgée qu’elles à présent, voire
un peu plus, remarqua Lilia que cela amusait beaucoup. Ils avaient tous en mémoire les
événements passés et un peu de légèreté leur fit du bien à l’âme. Ils furent intrigués par des
ronchonnements venant de la forêt, puis une tête hirsute entourée d’un épais buisson
apparut devant eux. Des yeux bleu ciel noyés de larmes de colère étaient dardés sur les
ardent.
— Non rien ne va, comment veux-tu que ça aille, je ne trouve pas de vêtements à me
Lilia étudia la jeune fille puis une jolie robe à sa taille remplaça le buisson. Remise de
ses émotions, Cassandre alla se placer devant Mérisian, le menton en avant et l’air belliqueux.
Tout à sa colère, Cassandre n’avait pas remarqué les changements survenus chez les
autres. Elle s’en alla dignement vers la grande maison. Là-bas, personne ne se moquerait
comprenaient le désarroi de Cassandre. Leur monde venait d’être modifié de façon radicale
et ils n’avaient pas pu faire grand-chose, juste limiter les dégâts. Ils se dirigèrent tous vers la
La porte de la grande maison s’ouvrit à la volée sur une jeune fille hirsute et rouge de
colère que reconnut à peine Rafiel. C’est Elena, plus pragmatique, qui prit Cassandre contre
— Là, là, mon petit. C’est fini, vous avez fait du bon travail et évité le pire. Oui, je sais
que tu pensais qu’Elwhinaï ne serait pas si cruelle, mais son côté sombre était trop étendu
pour que vous puissiez lutter contre elle. Vous avez épargné la vie de milliers de personnes
grâce à vos actions. Les mondes de l’eau et du feu ne sont plus sous son emprise.
— C’est vrai ? fit Cassandre en levant des yeux remplis d’espoir sur Elena.
— Oui, c’est vrai. Et sur ces mondes, il y a des survivants qu’il faudra aider. C’est la
— Non, loin de là, assura Elena en caressant les cheveux de Cassandre d’une main
apaisante.
Les autres firent leur entrée sur la pointe des pieds. Rafiel, lassé d’être mis en retrait,
les accueillit avec joie. Aleth s’activait dans la cuisine, Herras dressait la table et Myrine
avant. Je pense que c’est la Neutralité qui s’est octroyée cela, répondit Elfin. Mais je ne suis
pas sûre…
soleils. Mais le pire, c’est le monde de glace, c’est celui qui souffrira le plus, deux lunes, Féniel
— De plus, intervint Rafiel, il existe des Passages entre ces mondes, créés par Elwhinaï
et ses partisans.
— Des couloirs que peuvent emprunter des magiciens sans que personne ne le sache.
Elwhinaï en a corrompu un, Féniel, cela nous le savons, mais une jeune femme l’accompagne.
Ariale a définitivement choisi son camp, comme je le craignais. C’est grâce à eux qu’Elwhinaï
— Un mage de notre école, nous avons tenté de le détourner de son chemin, mais nous
avons échoué. Il était lié depuis toujours sans le savoir à Elwhinaï. Quant à Ariale, elle a fait
ce choix seule, elle aurait pu devenir ce qu’elle voulait, car elle a été éveillée par la Neutralité,
mais elle a décidé de se lier à Féniel. Ce n’est d’ailleurs pas anodin, car c’est sa faiblesse qui
vous a permis de libérer le monde du feu de la présence d’Elwhinaï et je suppose que cela a
profité également au monde de l’eau. Finalement, sa décision nous a servis en quelque sorte
— Le repas est prêt ! coupa Aleth de sa voix tonitruante. Vous devez mourir de faim,
cela fait près de sept jours que vous n’avez rien avalé.
Presque une semaine ! s’étonna Sorial. Et pendant tout ce temps, ils avaient lutté
contre l’onde négative déchaînée par Elwhinaï. Ils s’y étaient préparés en allant tous les jours
méditer dans la clairière afin d’augmenter leurs pouvoirs. Elwhinaï la Bienveillante leur avait
ouvert les portes de son savoir, ils avaient puisé à sa source de nouvelles forces, mais en dépit
de cela, le combat était inégal, car Elwhinaï la Cruauté préparait sa vengeance depuis
longtemps. Cependant, leurs efforts conjugués à leur nouvelle perception de la magie avaient
inversé la donne, pas complètement, mais suffisamment pour donner l’espoir. Il prit un siège
et se servit une grande louche de ragoût. Et sans plus se soucier des autres, il engloutit des
monceaux de nourriture.
Rafiel observait le visage des Éveillés, tous avaient les yeux cernés et l’air hagard. Ils
étaient épuisés et meurtris. On ne ressortait jamais indemne d’une lutte d’une telle
puissance. Il les plaignait de tout son cœur. Il soupira et échangea un regard de souffrance
avec Arren, il devait leur annoncer une nouvelle pas particulièrement joyeuse. Mais Rafiel
décida que cela pouvait attendre encore un jour ou deux. Elena, qui ne le quittait pas des
yeux, ressentit sa douleur, puis elle vit le soulagement se dessiner sur ses traits et elle
comprit qu’il avait pris sa décision. Elfin et Myrine pressaient Isthir et Lilia de questions et
les deux jeunes filles avaient bien du mal à répondre à toutes. De leur côté, Aleth et Herras
faisaient de même avec Sorial et Atlans et peu à peu, l’ambiance se détendit, tout redevenait
presque comme avant. Aihnoa réussit même à faire rire Cassandre jusque-là renfrognée. Seul
était devenu très puissant, autant que Rafiel, si ce n’est plus par certains côtés. Leurs regards
se croisèrent, Mérisian savait que le temps des Veilleurs était terminé sur ces mondes. Seul
le destin de Farielle lui était caché. La jeune fille dut sentir son regard peser sur elle, car elle
leva son verre à sa santé, le regard pétillant de malice. Tout comme Mehielle, Farielle était
une énigme…
Mérisian avait besoin de se retrouver un peu seul, la compagnie des autres lui plaisait,
mais il devait réfléchir dans un lieu isolé. C’est donc tout naturellement qu’il se dirigea vers
ce qui restait du cœur de la forêt. Plongé dans ses pensées, il ne remarqua pas le petit animal
qui l’observait, une lueur étrange dans le regard. Il voulait ce petit humain, il lui était destiné,
savait pas trop ce qu’elle voulait, mais n’avait pas l’intention de se laisser martyriser. Alors il
Il arriva enfin au cœur de la forêt et s’installa dans le cercle des méditations, il sentait
au-dessus de sa tête la présence de Mouf. Il ferma les yeux et se concentra sur l'animal, Rufus
avait laissé entendre qu’il avait une dette envers elle, il était temps de savoir laquelle, car
d’aussi loin qu’il pouvait se souvenir, il n’avait jamais possédé d’animal de compagnie.
Il plongea dans l’esprit du chat et se laissa guider par les souvenirs du petit animal. Il
et le voile qu’il avait devant les yeux se déchira. Il replongea dans sa petite enfance, et là, tapi
au fond de son esprit, il se rappela : il n’était qu’un tout petit enfant de quatre ans, lorsqu’il
avait trouvé une chatte avec des petits, tout de suite une petite boule de poils blancs l’avait
attiré et il avait décidé qu’elle serait à lui. Mais c’était sans compter sa mère et les servantes
du château pour qui il était hors de question de posséder un chat. Alors, il avait fait ce que
tout petit enfant aurait fait dans ce cas-là, il avait caché le chaton une fois sevré de sa mère
et avait vécu des moments forts et joyeux avec lui jusqu’à ce que sa mère le trouve et le donne
à un marchand ambulant qui venait se ravitailler en objets divers pour son auberge.
C’est étrange, il avait oublié cet épisode de sa vie, il l’avait occulté en quelque sorte,
car il avait beaucoup souffert de cette séparation. Maintenant, il savait à qui il avait affaire.
— Neige ! Tout ce temps perdu sans toi ! Je voulais oublier pour ne pas souffrir, j’ai
effacé de ma mémoire tout ce qui me rappelait ton existence, parce que cela me faisait trop
Soudain, la chatte se posta devant lui, féline et sauvage, mais la lueur qui brillait dans
ses yeux à chaque fois qu’elle croisait Mérisian avait disparu pour faire face à un amour
Mérisian tendit la main et Neige sauta légèrement sur lui en ronronnant bruyamment,
elle avait retrouvé sa place. Le jeune homme tenta de pénétrer l’esprit de l’animal et il perçut
seulement un bonheur absolu, elle était heureuse, tout simplement. Il se contenta de caresser
les oreilles duveteuses et de lui grattouiller un peu le menton. Puis, il la prit et la posa
Mais ce pourquoi il était ici n’était pas encore complètement terminé. Aussi, il ferma
les yeux et se laissa emporter par ses pensées. La vallée, celle-là même où son père avait
perdu la vie. Il revit le Chevalier Noir, cet homme haineux et mauvais qui lui avait ravi
l’homme qui était tout pour lui. Il s’obligea à rester neutre, il ne voulait plus porter ce fardeau
qu’était la haine, il voulait pardonner et pour cela, il fallait qu’il aille à la rencontre de celui
qui lui avait tout pris. Il sentit plus qu’il ne vit la présence, son père pour commencer, puis
celle d’un homme juste derrière. Mérisian eut un hoquet de surprise, puis une douleur sans
nom lui broya le cœur, car son père était avec Gairn, ce fils disparu qu’il avait enfin retrouvé.
Et lui ?
— Tu étais là, fit une voix dans sa tête, dans mon cœur et jamais tu ne cesseras d’y
être, Mérisian.
— Oui, et ainsi devait se dérouler ce pan de ma vie. Sans ma mort, Gairn n’aurait pu
partir en paix et tu n’aurais pas pu évoluer comme tu l’as fait. Tout est rentré dans l’ordre.
Ton frère n’est plus ce qu’il était et ses fautes seront payées. Mais toi, mon fils, tu dois
pardonner pour enlever ce fardeau qui pèse sur ton cœur. Ta magie ne souffre pas de faux-
— Oui, il est aussi mon frère, réalisa Mérisian en laissant l’essence de ce frère inconnu
pénétrer la sienne.
vers l’âme tourmentée et apprit. Il connut son désespoir, sa douleur de se sentir incompris,
mal-aimé, sa jalousie envers cet oncle qu’il croyait meilleur que lui. Et Mérisian saisit tout, le
destin qui le liait lui et sa famille à Elwhinaï. Il découvrit que Sorial, son oncle, était un
survivant tout comme lui, choisi pour protéger et aider. Il était temps de tourner la page et
Apaisé, il reflua doucement vers la réalité et ouvrit les yeux. Il avait pardonné, il était
apaisé et surtout, il n’était plus seul. Il entendit un dernier « merci mon fils » et « je demande
pardon à mon oncle, adieu mon frère » et tout fut fini. Pour Gairn, tout commençait et il avait
Mérisian prit délicatement Neige dans ses bras et s’en retourna vers la maison. Il
devait avoir une discussion avec Sorial. Un grand sourire illuminait son visage. Il était
presque heureux.
Farielle était chez elle, elle réfléchissait et ne trouvait pas de solution à son problème.
Que devait-elle faire ? Les Veilleurs allaient partir, ils n’avaient plus rien à faire ici. Ils
devaient élargir leur horizon et parcourir les mondes à la recherche d’autres talents. Mais
elle ? Elle soupira et poussa une mèche de cheveux qui lui barrait la joue. Elle ne pouvait pas
non plus rester avec les Éveillés, elle sentait que sa place n’était pas non plus près d’eux. Son
père lui avait proposé de les accompagner à Azura, leur prochaine destination, mais pour y
faire quoi ? Jusqu’à peu de temps, elle savait ce qu’on attendait d’elle, mais là ? Le flou total.
— Non, fit une voix douce derrière elle. Tu n’es pas destinée à cela, pas comme tu
Farielle se retourna d’un bond et se retrouva nez à nez avec Mehielle qui souriait de
toutes ses dents. La jeune fille avait encore un peu changé depuis la dernière fois qu’elle était
— Je suis venue pour toi, répondit Mehielle sans s’offusquer de l’accueil peu aimable.
— Bah qui sait ? Une création du Créateur, éveillée par Elwhinaï dans un but qui
m’échappe encore, mais bon, je crois en saisir un peu chaque jour. Cela dit, en ce qui te
— Et d’Elwhinaï. Tu es ma sœur !
— Quoi ?
— Oui, nous sommes sœurs. Je connais le Livre, il est très précieux, il contient toute
l’histoire des magiciens, des humains et de toutes les créatures vivantes qui existent de par
le monde et au-delà. Il est le présent, le futur et le passé. De temps à autre, il révèle ses secrets
et il disparaît.
— Eh bien, étant donné que nous avons la même mère… Enfin, je ne sais pas si c’est
une femme ou… et je ne comprends pas exactement qui elle est en fait, je pense qu’elle crée
avec son esprit, pas son corps… donc oui, techniquement elle est notre mère, elle nous a
créées.
— Nous sommes autre chose et quoi qu’il en soit, nous existons grâce à sa volonté,
alors…
— Et ? insista Farielle.
— Tu dois créer, améliorer, orienter tout en restant discrète, être présente sans qu’on
— Eux vivent parmi les humains, les Veilleurs sont là pour trouver les nouveaux
magiciens et les éduquer, les Éveillés doivent prendre soin des trois Nouveaux Mondes, ils
auront un rôle important à jouer le moment venu. Ils sont immortels, mais d’essence
regarde, on change deux ou trois choses et on souffle quelques conseils avisés. Ensuite,
viennent les mages, ils créent des écoles de magie, éduquent des magiciens et apportent
conseils et sagesse au monde vivant. Ça fait très hiérarchie élitiste… Mais bon... Puis, pour
finir, ce monde… Au final, j’ai du mal à saisir le sens de tout cela. Pourquoi nous ? Nous
gens, pourquoi restons-nous ici ? Et pourquoi ce monde est-il différent des autres ? Elwhinaï,
pour commencer.
— Bon, beaucoup de questions et peu de réponses j’en ai peur. Mais je peux te dire ce
que je sais. J’ai eu un contact puissant avec Elwhinaï, elle m’a transmis certaines informations
et d’après ce que j’ai pu comprendre, je suis une extension d’elle ou de lui. Elle souhaite que
je jette un œil sur sa création pour en prendre soin, je suppose, ou au moins faire en sorte
qu’ils ne fassent pas trop de bêtises, qu’ils rebâtissent sur du solide. C’est ce que je crois. Mais
j’avoue ne pas tout comprendre, en fait, pour être franche, je n’y comprends rien, avoua-t-
elle en soupirant. Par contre, je peux te dire que ce monde est le premier des mondes créés
qui possède une conscience. Je veux dire qu’Elwhinaï est capable de sentir, diffuser sa pensée
apprendre. Mais le résultat est là ! Rarement, on a vu un monde aussi déchiré, c’est d’ailleurs
peut-être pour cela qu’il s’est scindé en trois. Les humains ont un potentiel étrange de
création, tout autant que de destruction. Pourquoi n’auraient-ils pas donné naissance à une
— Oui, fit dubitativement Farielle, c’est un peu raté comme expérience de monde
parfait.
— Forcément ! s’exclama Mehielle, si on leur laisse le choix, ils cumulent les erreurs
et crois-moi, les humains sont la pire création du Façonneur, ils sont menteurs, fourbes, de
mauvaise foi, matérialistes, violents, agressifs, égoïstes, cruels… Mais ils peuvent être aussi
sentiment qu’elle avait une affection particulière pour lui, tu sais, comme un compagnon. Le
pauvre avait l’air perdu, mais heureux. Enfin, je suppose que tout cela à un sens pour elle.
— Stop ! Je crois que j’ai compris. Au lieu de chercher à tendre vers le mieux, ils
prennent sans penser au lendemain. Bon, je vois que tu n’en sais guère plus que moi.
— Oui, on peut dire ça, c’est un peu simpliste, mais je dois reconnaître que oui, je n’en
sais pas plus que toi. En plus, j’ai une partie de mes souvenirs, enfin les siens, qui sont
verrouillés. On fait de notre mieux sans trop en faire, voilà notre raison d’être.
— Hum, oui.
— C’est un peu tiré par les cheveux, non ? Pourquoi nous ? Je ne sais même pas me
conseiller correctement, alors imagine pour les autres ? C’est insensé ! Et puis, j'ai beaucoup
de mal à comprendre comment un créateur peut être aussi dur envers ses créatures...
— Un homme ?
sève… C'est le Façonneur qui décide de tout ça, enfin, en quelque sorte, parce qu’ici... une
planète qui se partage en trois... il y a de quoi se demander... L'âme d'Elwhinaï est très
complexe. Elle a gardé un côté bon et tolérant, mais une grande partie d'elle est néfaste aux
hommes et je pense qu'elle n'a pas fini de leur faire payer ce qu'elle a subi. Quant au
Façonneur, il ou elle est parti ailleurs, il voyage beaucoup et je pense que cette planète ne
l'intéresse plus pour le moment... Pour faire court, on a du boulot devant nous.
— Dans quel but ? Je veux dire, pourquoi fait-il tout cela ? Et ces mondes scindés,
comment est-ce possible ? Elwhinaï possède une âme, pas trois ? Non ?
— Il crée, c'est son but, immortel, il doit chercher de la compagnie, mais parfois les
mondes qu'il crée le déçoivent, alors il s'en va et les laisse décliner. En revanche, en ce qui
concerne l'âme de ces mondes, je pense qu'il faut plutôt parler de conscience, d'une lutte
entre le bien et le mal, je crois qu'Elwhinaï est plus proche de l'homme dans sa manière de
— Une âme et trois consciences, c'est cela ? Comme c'est étrange, fit Farielle songeuse.
Oui, tu as sans doute raison, une planète humaine et trois mondes qui reflètent ses
— C'est à peu près ça oui, mais lutter ? Non, pas nous. Les hommes, les Éveillés, oui.
Notre rôle à nous sera d'apporter notre aide et d'agir le moment venu. Le Façonneur saura
— Chaos, vengeance... qui sait ? Tous les mondes vivent et l'esprit qui hante le cœur
de l'ancienne Elwhinaï est devenu amer et rancunier. Elle souhaitait se débarrasser des
hommes, sans penser que son esprit complexe allait en éveiller certains pour la contrer. Il y
a de quoi y perdre sa logique, non ? Je ne voudrais pas être dans sa tête. Et oui, je crois que le
Façonneur sait à quel point l'esprit de ce monde est mauvais. C'est sans doute pour cela que
nous sommes là, ainsi que les Éveillés. N’oublie pas que ma mère leur a donné un coup de
pouce. Et puis regarde-moi, j’ai l’air humaine, moi ? Et Cassandre ? Ou toi ? Oreilles pointues,
teint de nacre, yeux en amande, physionomie plus qu’étrange pour ce monde. Une elfe et une
fée, nous devons créer notre propre race sur ce monde. Mais sur lequel ?
— Là, je peux peut-être t’aider. Tu es à moitié Esprit comme ta mère et à moitié issue
de la terre d’Elwhinaï, tu dois peut-être créer un monde à part, une quatrième dimension en
quelque sorte.
— Et Cassandre ? Elle aussi ? Bon, on verra cela plus tard, là je crois que nous devons
savoir qui tu es. Issue d’un Livre qui appartient à l’Esprit Nourricier ou au Façonneur, ou aux
deux. Bon, alors tu es un peu comme moi ou Cassandre. Cassandre, on sait ce qu’elle va faire
— Euh, tu es sûre ?
— Non, mais je sens que cela doit se passer comme cela. Et puis il faut que je te
présente quelqu’un qui a beaucoup de points communs avec toi, une créature magique en
— Raggart, mon ami, un elfe aussi je suppose, mais comme il semble adopter un peu
la forme qu’il souhaite, difficile de le savoir. La première fois que je l’ai vu, il était petit et
malingre, mais savait manier l’épée comme un seigneur, c’est lui qui m’a enseigné tout ce que
je sais. Puis, je l’ai revu à maintes reprises jusqu’à ce que je comprenne qu’il s’adaptait à mes
besoins et qu’il oubliait ses fonctions antérieures à chaque fois que je faisais appel à lui. Une
seule constante, il se souvient toujours de moi et je sais toujours où le trouver. Mais depuis
la Scission, il est différent. C’est Raggart et ce n’est pas lui, il me ressemble de plus en plus et
prend consistance chaque jour un peu plus. Un peu comme si son vrai moi prenait enfin
possession de lui.
— Ah ! C’est intéressant ça ! Ça me va, je viendrai avec toi, mais pas avant que mon
père ne quitte ce monde. J’ai encore besoin de passer du temps avec ma famille. Tu es
d’accord ?
— Les Gardiens doivent partir, je le sais et je ne te demande pas de venir tout de suite.
Je veux juste que tu saches que tu n’es pas seule. Et je sais que pour ta famille, c'est différent,
ils sont à part dans le cœur du Façonneur, il éprouve une immense affection pour eux....
— Comment le sais-tu ?
— N'oublie pas que je suis une extension directe d'Elwhinaï, donc par conséquent, j'ai
accès à beaucoup d'informations. Mais mon esprit est bloqué pour ce qui est impossible à
reviens dès que tu es prête. On se crée un lien ? Ainsi, nous pourrons toujours rester unies
Farielle accepta et ouvrit son esprit à Mehielle qui s’empressa de créer une connexion
Une fois le lien créé, Farielle n’eut que le temps de cligner des yeux avant que le feu
follet qu’était Mehielle ne s’évapore. Un sourire heureux étira les lèvres pleines de la jeune
Cassandre déambulait dans la forêt, Bisis accroché à son cou. Depuis son réveil, trois
jours après la Scission, elle sentait comme un appel, une sorte de mélodie qui enflait dans sa
tête. Elle savait que le moment était venu de connaître son destin. Elle marchait d’un pas
léger, savourant cet instant précieux où le temps semble s’être arrêté, elle aurait aimé que
— Tu connaîtras d’autres moments aussi beaux, assura une voix douce tout près de
son oreille.
Cassandre esquissa un sourire heureux, elle la reconnaissait sans jamais l’avoir vue,
enfin son vœu se réalisait. Elle allait rencontrer celle qui l’accompagnait dans ses pensées
Cassandre savait depuis le début, mais ne parvenait pas à mettre de mots sur ses intuitions.
Désormais, elle allait pouvoir exprimer sa solitude et sa détresse, car son savoir pesait sur
son cœur. Comprendre pourquoi elle était née ainsi. Elle avait besoin de donner un sens à
tout cela.
— Oh, c’est vrai ! fit la voix de son grand-père qui surgit de nulle part tel le vent.
sommes heureux de partager ce moment avec toi. Ici, nous sommes à l’abri des regards, et
c’est ici qu’un jour tu vivras à ton tour, mais cette partie de l’histoire n’est pas encore dévoilée
entièrement, alors laissons le temps faire son œuvre. Sache mon enfant, que tu es une fée, la
première née d’un monde en devenir. Mais avant cela, il te faudra apprendre des hommes,
vivre à leurs côtés, les aider, les rendre meilleurs, peut-être ? Seul l’avenir le dira. Mais tu
dois d’abord vivre avec les Éveillés, ils auront besoin de ton immense savoir. Plus que
Mehielle, tu es proche d’eux, car à moitié humaine pour le moment. Le temps venu, ta nature
— Et vous ?
— Nous sommes unis et mon rôle est de donner vie aux Mondes que le Façonneur
crée. Je suis née pour cela et mon essence aspire à cela. Ton grand-père m’accompagnera
désormais, il a uni son destin au mien. Grâce à sa présence, je ne suis plus seule et cela me
comble de joie et de bonheur. À nous deux, nous allons faire de grandes choses. Le Façonneur
m’a offert de très beaux cadeaux en m’autorisant à vous donner la vie, à toi, Mehielle et
Farielle. Ton grand-père est le don ultime, car sa présence est une source de bienfaits
immense à mon cœur. Je quitte ce monde que les hommes ont appelé Elwhinaï, car mon
temps est venu. Mais sache que cette planète est unique, les hommes ont connu la source de
magie, mais l’ont développée d’une étrange façon, car ils l’ont exploitée à des fins égoïstes.
La magie est partage et amour avant tout et si elle est déviée de son but initial, elle devient
raison étrange, leur façon d’utiliser la source de magie a fait qu’Elwhinaï a pris conscience
d’elle, de sa force et de son pouvoir. Elle a évolué au rythme des hommes, bons, mauvais,
neutres, ce qui explique la Scission. Elle ne voulait pas mourir, sa conscience d’elle-même
rejetait cette idée, mais sa triple personnalité lui a imposé des choix. Alors chacune d’elle a
cherché des alliés et c’est ainsi que sont nés les Éveillés, Féniel ou Ariale. Soyez vigilants, car
Elwhinaï possède un cœur cruel et vindicatif, et Féniel, son âme damnée, est puissant. Durant
la Scission, il a absorbé une partie de son pouvoir. Mais le cœur d’Elwhinaï n’est pas
complètement corrompu, il reste donc un espoir, il s’agit maintenant de savoir comment elle
va s’organiser autour de cela. Féniel a le pouvoir de voyager d’un monde à l’autre, alors pour
équilibrer les choses, je vous fais don de cette même faculté. Allez sur toutes les terres, ceci
sera ma dernière recommandation et rétribution pour ce peuple. Quant à toi mon enfant, le
moment venu je viendrai te voir, d’autres questions feront surface et il faudra que j’y
répondre.
— Farielle saura répondre à cette question, elle est unique en son genre elle aussi.
— Oui, toutes les trois êtes d’essence commune. Un jour, vous saurez de quelle façon
et c’est à ce moment que vous pourrez mener vos existences. Sois patiente, tu as d’autres
Cassandre avait conscience de poser une question futile, mais elle ne pouvait
— Il est lié à toi, il ne peut donc mourir tant que tu lui donnes ton amour et ton
attention.
Cassandre se retint de battre des mains comme une enfant. Elle se sentait soulagée
d’un grand poids. Elle avait vu trop de morts autour d’elle et savoir son Bisis à l’abri lui faisait
beaucoup de bien.
— Dis à Mérisian que Neige est plus qu’elle n’y paraît. Il sait qui elle est, mais il n’a pas
conscience que son Éveil a eu un impact sur elle. Un peu comme Bisis, elle est désormais son
— Non, seulement ceux qui le veulent. Ivoisan n’a pas de familier lui, et il s’en porte
— Cassandre, reprit Elwhinaï avec beaucoup d’affection dans la voix, tu es une jeune
fille dotée de qualités immenses, n’aie pas peur de ce que tu ressens et n’hésite pas à dire ce
que tu as sur le cœur. Vous formez une famille forte et unie, alors puise en eux ce que tu n’as
pas en toi et inversement. Donne, partage et amplifie. Nous devons te quitter, mais ce n’est
Elle entoura Cassandre de ses bras et lui embrassa le sommet de la tête, un geste rare
et précieux. Elle laissa ensuite la place à Rufus qui lui prodigua un câlin digne de ce nom.
coup de vent !
Curieusement, ce départ ne la laissa pas triste, elle savait qu’ils étaient avec elle, dans
son âme. Elle repartit vers la maison, le cœur plus léger et l’esprit serein. Prête à faire face
Rafiel était malheureux, les siens n’avaient plus rien à faire sur ce monde nouveau,
d’ailleurs il n’était même pas certain d’être dans un endroit précis. Il avait plutôt le sentiment
que les Éveillés s’étaient construit un morceau de l’ancienne Elwhinaï telle qu’ils avaient
envie de la voir, une sorte de mirage en quelque sorte, un monde dans un monde. Et Rafiel
n’avait rien à faire là. Et puis, il sentait l’appel, celui d’un autre ailleurs où ils devaient tous se
rendre, sans Farielle. Et cette idée lui brisait le cœur. Depuis la Scission, ils avaient eu la
possibilité de voir l’étendue des pouvoirs des Éveillés et c’était à eux désormais de faire leurs
preuves. Ils devaient se confronter aux Nouveaux Mondes et aider les hommes à reconstruire
leur vie sur des bases saines. Leurs pouvoirs allaient encore croître, mais avec ce qu’ils
savaient, ils pouvaient déjà faire beaucoup. Rafiel soupira bruyamment, il fallait agir,
— Tu ne peux plus rester ici, fit une voix douce tout près de lui. Ton temps est venu,
celui des autres aussi et mon destin est de rester sur Elwhinaï, enfin, pour le moment.
— Je commence à comprendre qui je suis, grâce en partie à Mehielle, mais aussi parce
que je suis allée moi aussi dans le cœur d’Elwhinaï et aussi surprenant que cela puisse être,
d’un Livre, le Livre des annales des Mondes. Je suis visible lorsque l’on a besoin de moi et
disparaît dès que le besoin est assouvi. Cela dit, tout dépend de l’éveil de la personne qui
Livre, c’est ce qu’elle appelle les annales akashiques, ce livre existe depuis la nuit des temps,
elle y met toutes ses connaissances et il s’enrichit des connaissances de tous les hommes. Il
peut te raconter l’histoire de tous les mondes, mais ne montre que ce qui doit être lu. Et ce
livre, c’est moi, sauf qu’il me faut du temps pour tout assimiler et que je suis encore jeune.
— Oui, en quelque sorte. Lorsque tu as eu ce livre dans les mains, la formule que tu as
citée a donné vie à un être qui ne demandait qu’à éclore. Je suppose qu’Elwhinaï a le pouvoir
d’insuffler le souffle de vie si les conditions sont réunies pour qu’elle se forme. Tu te souviens
de ce que nous a dit Mehielle ? Que sa mère donnait la vie, faisait croître les Mondes ? Elle est
la source de vie, c’est ce que vous appelez magie ou énergie ou encore Dieu pour d’autres
mondes. Mais elle n’est qu’une extension d’un grand Tout, celui qui donne naissance à tout
— C’est cela, oui. Ce que tu peux faire, tout être humain pourrait le faire s’il était
éveillé, s’il avait évolué. Ce n’est ni bien ni mal de ne pas savoir, c’est juste triste, car
l’évolution de l’homme est juste plus lente. Le Façonneur souhaite que toutes ses créatures
viennent à lui et pour ce faire, il faut grandir. Vous, les Gardiens, êtes proches de lui et
— Oui, c’est cela ! Il se met à votre niveau… alors que c’est l’inverse qui devrait se
passer. Mais peu à peu, les hommes s’en approchent et certains sont très près d’y parvenir.
— Je suis juste en train d’expliquer que vous avez encore beaucoup de chemin à
parcourir pour l’atteindre, mais que vous êtes sur la bonne route. Pour le moment, vous être
attendus à Azura, ils sont en pleine explosion magique, des Éveillés naissent de toutes parts,
— Très bien, concéda Rafiel. Juste une dernière question : les mondes sont-ils tous
magiques ?
— La magie, c’est l’homme, papa. Les mondes qui ont une source de magie ne sont
que des vecteurs directs, rien de plus. Il est plus facile de s’éveiller lorsque les sources
telluriques baignent les sous-sols, mais ce n’est pas indispensable. Et regarde ce qu’une
peux te dévoiler cela… oui, alors il s’agissait en quelque sorte d’une expérience. Le mot est
Rafiel observait sa douce fille, son joli front plissé par une réflexion intense. Il était
— Bon, alors écoute, fit subitement Farielle en le sortant de sa rêverie. Il fallait savoir
dans quelle mesure l’homme influencerait son environnement et quel impact il aurait sur lui.
Tu me suis ?
— Alors, reprit Farielle, on en revient au libre arbitre et cette notion est primordiale
pour le Façonneur. Il veut que l’homme vienne à lui de son plein gré et consciemment. Je vais
faire deux distinctions, la magie pure, celle qui vient d’un don ou de l’évolution. Tu vois, toi
tu avais des dons et tu as développé tes aptitudes pour devenir un mage excellent. Mais en
même temps, tu as étendu ta sagesse, ta bonté et tout le reste. Cela fait de toi un homme bon.
Féniel aussi possédait un don, il a développé sa magie, mais il est resté un homme mauvais.
Résultat, toi, tu ne cesses de progresser et lui stagne, il n’ira pas plus loin que ce monde. Il
pourra y faire ce qu’il veut, mais jamais il n’atteindra ce à quoi il aspire le plus. Il a donné de
source de magie développe des dons existants, mais elle va se modifier au contact de celui
qui puise. Si l’homme est mauvais, la magie devient noire et inversement. Mais il existe des
mondes sans source et cela n’empêche pas l’homme d’évoluer. Si les êtres humains
développent des dons et que la magie coule dans les veines de la planète, alors cela donne
— Absolument ! Tout est beaucoup plus clair. Je suis né sur un monde sans magie,
mais je devais posséder des dons pour en arriver là où je suis. Idem pour mes amis et en ce
utiliser pour faire le mal. Et les autres Éveillés ont subi l’influence d’Elwhinaï et ont fait le
— Oui, elle a choisi elle aussi. La magie est en nous, papa, elle revêt juste différentes
Rafiel se grattait le menton. Il est vrai qu’il se posait rarement la question du pourquoi
du comment. Il avait tendance à prendre les choses comme elles venaient et à se laisser vivre.
— Tu dois dire aux Éveillés que l’heure du départ est arrivée pour vous, conseilla
Farielle. Ils ont besoin de retrouver leur autonomie. Ils sont dépendants de vous et votre
départ leur sera salutaire, douloureux, mais bénéfique. Et quant à moi, je ne serai jamais loin,
— Le Livre ! s’exclama Rafiel. Alors pourquoi dis-tu que tu es liée à ce monde ? Enfin,
— Je ne sais pas, c’est une intuition. Je sais que je dois rester ici physiquement pour le
moment, mais mon esprit est capable de se déplacer partout, j’ai le don d’ubiquité. Mais nous
sommes unis, alors nous nous reverrons, papa, fit-elle tendrement en enlaçant Rafiel.
Ils restèrent un long moment l’un contre l’autre, savourant cet instant. Rafiel avait
beaucoup de chance d’avoir cet enfant. Il profitait de cette bulle d’amour, il savait que cela
— Il est temps, je vais chercher les Éveillés et toi, tu t’occupes des Gardiens. Plus tu
Farielle se détacha doucement de son père et s’enfuit sans se retourner. Un tout petit
moment seule lui permettrait de se ressaisir un peu. Car quoi qu’elle en dise, elle souffrait de
cette séparation même si elle savait que c’était provisoire. Et puis, dans un premier temps,
branches avec splendeur. Elle se colla à lui et puisa à son contact l’énergie et la sérénité qui
lui manquaient pour aller de l’avant. Elle respira plusieurs fois profondément et se sentit
Rafiel avait regardé Farielle s’éclipser, sans réagir. Il se sentait perdu comme un
enfant, cela lui rappelait la fois où il avait dû quitter ses parents. Il s’était senti fort dans un
premier temps, tout excité par son aventure. Puis peu à peu, la réalité lui avait sauté aux yeux
et il avait connu un grand moment de tristesse. Il se secoua, il devait s’occuper des Gardiens
qui allaient perdre aussi des amis et leur enfant, car Farielle était leur fille à tous.
Il se secoua et avança d’un pas décidé. Il lança un appel mental à tous ses amis, les
enjoignant de le rejoindre dans la grande maison. Il croyait être le premier arrivé, mais eut
la surprise d’y voir Elfin et Myrine attablés devant une carte. Myrine leva un regard désolé
— J’ai trouvé une carte d’Azura, déclara la jeune mage avec enthousiasme. C’est
Rafiel sourit, Myrine avait des expressions typiques de sa planète et il était parfois
Elle tapota un endroit précis sur la carte pour lui montrer de quoi elle parlait. Effectivement,
ce monde avait l’air très vert et particulièrement étalé et peuplé. Une belle pagaille en
perspective. Il s’approcha, mais n’eut pas le temps d’approfondir son inspection, car la porte
Rafiel s’éclaircit la gorge, attendit que tout le monde s’installe et fidèle à lui-même, ne
— Mes amis, commença-t-il en se frottant les mains, nous arrivons à une étape
importante de notre vie. Vous, les Éveillés, êtes prêts, la magie est en vous et vous savez
désormais la contrôler. À vous de découvrir vos potentiels. Nous devions, nous les Gardiens,
vous accueillir, vous protéger et vous faire découvrir la source de magie. C’est chose faite.
à vrai dire. Mais nous sommes attendus à Azura, alors je suppose que notre présence est
utile. Nous devons donc partir et vous laisser agir seuls. Nous ne le faisons pas de gaieté de
cœur, mais l’appel est là et nous ne pouvons nous y soustraire. Rappelez-vous le moment où
vous avez su avec certitude que votre route menait jusqu’à nous ? Eh bien, il s’agit d’un même
genre d’appel pour nous. Il est temps pour nous de vous quitter. Dès demain, nous ne serons
plus là.
— Moi, je reste un peu avec vous, intervint Farielle, pour tempérer un peu les propos
— Nous ne nous reverrons plus ? demanda Cassandre d’une toute petite voix.
expression restait très enfantine, comme à cet instant précis. Sentant sa détresse, Bisis vint
— Cela, je ne peux le dire, fit Rafiel avec tristesse. J’espère que si.
— Pourtant, nous sommes loin de savoir utiliser notre magie, avança Mérisian.
— Oh, que si ! s’exclama Herras, j’étais là lorsque vous avez manipulé l’énergie de la
Source et je peux vous assurer que vous l’avez fait avec brio. Nous ne pouvons rien vous
apprendre de plus. La magie est en vous, il faut découvrir ce que vous pouvez faire et pour
— Pour ne pas vous influencer, expliqua Elena. Vous devez choisir, tracer votre route.
Vous possédez les bases, à vous de progresser. Nous ne sommes pas dans une école. Notre
présence ici était transitoire. Nous devions vous accueillir et vous aider, rien de plus. Je sais
que cela doit être difficile à concevoir pour vous, mais nous n’étions pas voués à devenir vos
professeurs. Ces mondes ont besoin de vous tels que vous êtes. Proches des hommes, car il y
a peu vous l’étiez encore et une partie de vous comprend ce qu’ils endurent. Votre empathie
et votre proximité vous aideront à les accompagner en fonction de leurs besoins et non de
vos envies. Nous n’avons plus cette compréhension de l’homme, cela fait beaucoup trop
Sa jolie tête rousse se baissa, elle ne voulait pas que tout le monde voie ses yeux voilés
Atlans, assis à côté d’elle, passa un bras protecteur autour de ses épaules. Il était là et
— Comme nous n’avons plus qu’un jour à passer ensemble, je vous suggère que nous
en profitions tous pour vivre ces derniers instants dans la joie ! suggéra Ivoisan.
Rafiel ronchonna un peu à cause des câlins, mais pour le reste il était d’accord. Ils
s’activèrent pour préparer une fête mémorable, chacun y mettait du sien, veillant à ne pas
prononcer un mot qui pourrait faire penser au prochain départ des Gardiens. Ils passèrent
la journée à rire, à se faire des confidences, à manger, à boire et la journée passa avec une
rapidité déconcertante. Le soir venu, ils se dirent au revoir sobrement, sans pleurs, sans mots
inutiles. Seuls Rafiel et Farielle décidèrent de passer la nuit ensemble tous les deux. Ils
avaient encore beaucoup de choses à partager et Farielle voulait encore profiter de son vieux
père.
Le petit matin les accueillit tristes, mais résignés. Les Éveillés dormaient encore. Seuls
les Gardiens s’étaient rassemblés dans ce qui avait été la clairière. Ils n’emportaient rien avec
eux. Tous les souvenirs, leurs possessions étaient dans un coin de leur esprit. Farielle les
embrassa tous une dernière fois et s’en alla sans se retourner, le cœur lourd. Rafiel fut tenté
de la suivre, mais la main de son ami Arren lui retint l´épaule. Il soupira, mais ne lutta pas. Ils
pensèrent à Azura et disparurent de la forêt des Sylves. Délivrée des Gardiens, Mirage prit
Plus loin, Farielle était tombée à genoux et pleurait à chaudes larmes. Des sanglots
lourds lui comprimaient la poitrine. Elle se sentait très seule, abandonnée. Comment vivre
sans eux ? Elle qui n’avait connu qu’eux comme famille. Elle ne connaissait pas le monde,
— Tu es beaucoup plus que cela, fit une voix dans son dos.
L’Être qui s’était adressé à elle était stupéfiant ! Elle n’avait pas d’autres mots pour le décrire.
Ni homme, ni femme, ses yeux étaient couleur d’orage, ses cheveux longs vibraient comme
animés d’une énergie folle. Son visage rieur ressemblait à celui d’un enfant, d’un adulte ou
d’un vieillard, suivant la façon dont on le regardait. Farielle était fascinée. Elle se leva et allait
s’approcher de l’apparition, lorsqu’il leva une main pour l’empêcher d’aller plus loin.
Je suis venu te rassurer, car tu es une enfant précieuse à mes yeux. Je ne répondrai à aucune
de tes questions, elles trouveront leur réponse le moment venu, en toi. Tu es unique Farielle
et ton savoir est primordial. Vois-tu, les hommes apprennent lentement et parfois un coup
de pouce peut leur apporter l’aide qui va tout changer. Être au bon endroit au bon moment,
diffuser son savoir et la connaissance à bon escient. Tel sera ton rôle, mais il n’est pas réduit
à cela, car tu es La Mémoire de toutes choses et un jour, tes amis auront besoin de toi. Tu n’es
pas seule, l’Esprit Nourricier est en toi et tu peux l’invoquer à tout moment. Même si cela te
semble difficile à appréhender, tu n’es ni humaine, ni un mage, ni même Faÿs, tu es Toi. Tes
sentiments te paraissent humains, mais ne sont que des ersatz de ce que tu pourrais
pénible, je vais t’offrir un compagnon, une créature intelligente, rusée, prudente, qui te
protégera et qui saura lire en l’homme comme dans un livre ouvert. Il prendra soin de toi,
tout comme tu prendras soin de lui, ce n’est pas un animal comme l’est Bisis, il est beaucoup
plus que cela. Je dois te quitter à présent, mais je ne suis jamais loin de toi, ne l’oublie jamais.
Sur ces mots, l’Être s’évapora, laissant la jeune femme interdite, mais étrangement
apaisée. Elle pensait savoir à qui elle avait eu affaire, mais une partie de son esprit se rebellait
face à cette idée. Pourquoi elle ? Pourquoi le Façonneur perdrait-il la peine de venir la
consoler ? Elle crut entendre un rire lointain, un son cristallin léger comme le vent.
plaintif sortait d’un buisson d’aubépine sur sa gauche. Elle s’approcha prudemment, le son
se fit plus fort. Elle écarta les branches avec prudence et un petit museau noir et pointu
s’avança dans sa direction. Elle tendit la main et rencontra un petit ventre rond et poilu,
qu’elle emporta doucement. Une fois hors du buisson, elle put admirer la petite chose qu’elle
tenait dans sa paume. Un chiot tout mignon, crut-elle, avant de se raviser, non pas un chiot,
autre chose, car aucun animal n’avait de tels yeux. Argentés et très étirés sur les tempes, un
museau long, un poil uniformément blanc et duveteux et des pattes énormes par rapport au
petit corps. La créature s’agita un peu et Farielle la posa avec douceur sur le sol. Elle se
maladroitement son pas au sien. Farielle eut un sourire attendri devant le côté pataud de son
compagnon. Visiblement, ses énormes pattes étaient un handicap. Elle se demanda ce qu’elle
Elle s’était attendue à quelque chose, mais à quoi ? Finalement à rien puisque tout cela
venait de se dérouler. Mais un… un quoi ? « Loup », affirma une voix venue du tréfonds de sa
tête. Un loup ? Oui, mais celui-là n’était pas un loup ordinaire, c’était un métamorphe, un
animal issu de la mythologie créé pour elle. Elle ne savait d’où elle sortait toutes ces
informations, mais elle savait qu’elles étaient justes. Elle observa longuement le petit...
louveteau en se demandant à quoi il allait ressembler en grandissant. Elle devait rentrer, les
Éveillés n’allaient pas tarder à émerger et une nouvelle journée commencerait. Une page se
tournait.
porte. Farielle soupira, mais s’adapta et en profita pour fouiller ses annales. Elle avait accès
à toutes les informations qu’elle voulait sur le loup, cette section-là ne lui était pas fermée.
Elle apprit en un clin d’œil tout ce qu’elle pouvait et observa son nouvel ami bougon avec un
regain d’intérêt. Si tout ce qu’elle avait lu se révélait exact, elle allait passer des moments
merveilleux.
Lorsqu’ils furent en vue de la maison principale, elle remarqua tout de suite l’agitation
inhabituelle des Éveillés. La forêt s’était de nouveau adaptée pour se modeler en fonction du
nombre d’habitants. Plusieurs cottages avaient disparu, laissant un grand vide tout autour
d’eux et les Éveillés contemplaient ahuris les espaces vides, les esprits en émoi. Cassandre
fut la première à sentir la présence de Farielle, courut dans sa direction et s’arrêta net en
grogner. La jeune fille s’écarta d’un bond et observa avec précaution ce mystérieux animal
— Je crois que le mot « chien » lui déplait. C’est un loup, expliqua Farielle. Il lui faut
— Un loup ! s’exclama Lilia qui venait d’apparaître à son tour. Mais c’est une créature
légendaire, je crois avoir suivi des leçons sur la mythologie et ils n’existent pas… enfin
normalement.
— Ah ça, mystère ! Je suppose que cet endroit n’est pas inaccessible à tous.
— Il devrait pourtant, intervint Mérisian. Nous avons créé ce lieu à partir de nos
— La forêt des Sylves n’existe plus, Galatée, expliqua le jeune Mage. Elle a disparu
comme tout le reste du monde, elle s’est sans doute recréée quelque part, mais pas ici. Ce que
tu vois là, c’est Mirage, un monde à part, dans une dimension que nous seuls pouvons
atteindre.
Galatée resta un moment silencieuse, cherchant à quel moment ils avaient fait cela.
— Et vous pouvez bien plus, informa Farielle. Ce n’est qu’un début et vous aurez tout
— Ce n’est pas à Farielle de le dire, intervint Sorial, nous devons prendre nos propres
décisions. Sinon, à quoi bon ? Nous sommes prêts et nous allons apprendre chaque jour de
nos erreurs si nous en commettons. À nous de prendre les rênes de nos vies.
— Nous pouvons commencer par nous organiser, proposa Atlans. Deux par deux sur
les trois Mondes et observer ce qui s’est passé. Cela serait un bon début, non ?
Farielle écoutait les suggestions des uns et des autres et était heureuse de les voir
s’organiser pour avancer. Aller sur les Mondes était une bonne idée. D’ailleurs, elle songeait
elle aussi à s’y rendre sous peu. Mais que faire de cette boule de poils ? Comme s’il avait perçu
son dilemme, la petite créature se mit à gémir à ses pieds. Elle le souleva et le tint contre elle.
Cette fois, il ne fit pas mine de se dérober. Il fallait qu’elle lui trouve un endroit où dormir, de
la nourriture et de l’eau. Laissant les Éveillés à leur organisation, elle se dirigea vers son
Elle fit un petit nid douillet à son protégé, lui mit deux gamelles d’eau et d’aliments et
le laissa s’installer. Puis, elle s’organisa à son tour. Penchée sur un carnet, elle écrivit toutes
les choses importantes à faire. Elle ne vit donc pas son nouvel ami se déplacer furtivement
sommeil. Ce n’est que bien plus tard que Farielle leva le nez de ses notes, elle était affamée.
Elle se leva et chercha des yeux le louveteau. Rien dans son panier, elle fureta un peu partout
avant de le découvrir, étalé sur son lit. Elle s’approcha doucement pour ne pas l’effrayer. Il
leva des yeux remplis de brume sur elle, remua la queue légèrement et replongea dans le
néant. Elle n’eut pas le cœur à le descendre du lit en sachant fort bien qu’elle allait le
regretter.
Elle alla dans la grande maison, elle avait faim. Elle eut la surprise d’y découvrir les
Éveillés, qui avaient déjà préparé le déjeuner. Un peu étonnée, elle remarqua qu’ils faisaient
à peine attention à elle. D’ailleurs, elle n’avait pas d’assiette. Ils parlaient tous avec animation,
sans lui accorder un regard. Peinée, Farielle réalisa qu’ils s’étaient éloignés d’elle dès le
départ des Gardiens. Ils l’associaient à eux, elle ne faisait pas partie de leur monde. Résignée,
elle prit une assiette et des couverts et s’installa, en priant qu’il y ait encore assez de
nourriture.
— Ils sont dans leur monde, intervint Ivoisan qui se posa à ses côtés. Ils ne réalisent
pas la peine qu’ils te font. Tu sais, j’ai eu le temps de bien analyser tout cela depuis que je suis
là. Et, si nous avons la magie, il nous manque le poids des ans qui donne la sagesse. Regarde-
nous, des enfants et deux adultes dépassés par leurs vécus. Atlans vit dans l’angoisse de mal
agir à cause de son passé. Il n’ose pas intervenir ou même donner son avis. Sorial n’a toujours
pas fait le deuil de sa famille, la plaie est trop vive et sera difficile à guérir. Il s’est enfermé
dans une bulle et ne trouve pas sa place. Mérisian a une lourde responsabilité sur les épaules
et parfois en fait trop pour plaire à tous, Cassandre a l’âge d’une petite fille, même si elle
doit être. Mais je pense qu’elle s’en sort mieux que Galatée, car elle possède une partie des
souvenirs de l’Esprit Nourricier. Alors je suppose que cela doit l’aider à tout comprendre.
Galatée, elle, n’a que sa toute petite vie, qui s’est terminée de façon dramatique, elle doit faire
face à beaucoup de changements. Et puis, tout monde trouve Cassandre plus mignonne, car
toute petite, plus intéressante, grâce à ses « visions », ce qui fait de Galatée une petite fille un
peu mise à l’écart. Heureusement, Atlans veille sur elle. Finalement, nous formons un groupe
Le mage aux longs cheveux blancs et aux yeux lumineux lui adressa un regard serein.
Ce jeune homme étrange possédait une aura extraordinaire. Farielle n’avait pas compris le
but de sa présence au sein de ce groupe jusqu’à présent, mais maintenant, si. Ce n’était pas
Mérisian le ciment de ce groupe, mais lui, par sa gentillesse, son attention, sa grande maturité
et son humilité, Ivoisan était celui qui apportait la paix et la quiétude. Elle ne connaissait pas
les plans du Façonneur, mais entrevoyait ce que pouvait apporter ce jeune homme.
généreusement d’un gratin qui sentait bon. Elle ne se fit pas prier et engloutit son repas, sa
gaieté naturelle retrouvée. Plus tard dans la journée, elle eut la surprise de voir venir Galatée
dans sa chambre pour s’excuser de ne pas lui avoir adressé la parole de la journée.
— Tu sais Farielle, parfois je me sens comme avant, je n’ai que huit ans dans ma tête,
même si je sais beaucoup de choses et que j’ai grandi. Là-dedans, fit-elle en se tapant le front,
c’est comme avant. Alors tout se mélange et je deviens bête et mon comportement aussi. Ce
jalouse. Tu es grande et belle, tu es intelligente et Cassandre est proche de toi. Moi, je n’ai
rien, voilà ce que je me suis dit ! C’est idiot, je sais, mais je n’ai pas pu m’empêcher. Alors je
voudrais que tu me pardonnes parce que je t’aime vraiment beaucoup et que je ne veux pas
te faire de peine.
— Tu es toute pardonnée ma puce. Je me doute bien que tout cela est compliqué pour
toi. Mais sache que tu resteras toujours ma petite Galatée. Quoi qu’il arrive.
Elle lui ouvrit grand les bras et la jeune fille s’y faufila avec bonheur.
Elles restèrent longtemps à papoter, se raconter des choses de filles et peu à peu, une
nouvelle relation s’installa entre elles. Ivoisan avait bien cerné son monde, il avait senti bien
avant tout le monde, à quel point Galatée s’était sentie isolée. Avant de se rendre dans la salle
commune pour le repas du soir, Farielle promit à Galatée qu’elle aussi aurait un jour un
compagnon. Elle ne précisa pas qu’il ne s’agirait pas d’un animal. Ça, elle le garda pour elle.
Le repas du soir fut animé et plus chaleureux. Peu à peu, le groupe se consolidait et
s’organisait. Ils avaient composé des associations de découverte et c’est un peu surprise que
Farielle apprit que Mérisian partait avec Sorial. Ils avaient envie l’un et l’autre de se connaître
mieux depuis qu’ils avaient appris qu’ils étaient de la même famille. Ils allaient essayer de
comprendre ensemble ce qui était arrivé à leur peuple. Qu’Atlans et Galatée partent de leur
côté, et que Cassandre et Ivoisan forment un duo lui sembla logique. Et elle-même eut la
surprise de se voir proposer d’accompagner la paire étrange que formaient Lilia et Isthir. Ce
Mérisian et Sorial furent les premiers à partir de Mirage. Sorial était fébrile, depuis
quelque temps il sentait qu’il perdait pied. Le contact lénifiant de Farielle s’était dilué et peu
à peu, le cauchemar qu’avait été sa vie ces derniers temps revenait de plein fouet. Il ne voulait
plus vivre, mais savait qu’il ne pouvait se donner la mort. Il était coincé entre sa vie ici et celle
d’avant, il n’arrivait pas à avancer. Peut-être qu’un voyage en compagnie de son neveu le
délivrerait de ses angoisses. Il avait été heureux d’apprendre que Mérisian était de sa famille,
avec lui, il se sentait plus fort, prêt à construire une nouvelle vie. Enfin, il le croyait, jusqu’à
pensait que cela serait plus facile pour lui. Il savait son oncle fragile et meurtri et il se doutait
bien qu’il faudrait du temps avant qu’il ne consente à regarder de nouveau vers l’avenir. Il
aurait aimé connaître cet homme plus tôt, car il se doutait que la personne qui cheminait
avec lui n’avait plus rien à voir avec celui qui avait été le frère de son père.
Ils arrivèrent dans un monde froid et sombre, où toute vie semblait avoir déserté. La
neige y tombait dru et le sol était verglacé. En levant la tête, ils virent une lune plantée haut
dans le ciel sans étoiles. Un silence pesant les entourait. Ils firent apparaître des capes
chaudes et des vêtements adaptés, car un froid glaçant leur gelait les os. Mérisian frissonna
et lança à Sorial un sourire contrit, pour une première sortie, ils avaient choisi un endroit
repères, alors nous devons bien commencer par quelque chose, n’est-ce pas ?
— Absolument, et puis, nous ne sommes pas à l’abri d’une bonne surprise. Il est
survivants.
— Par-là ! fit-il en pointa du doigt une direction vers le nord. Je sens de la vie, comme
des sons, des battements de cœur, c’est ténu, mais bien réel.
Ils marchèrent un petit moment avant d’apercevoir ce qui semblait être une
habitation de fortune. Ils firent un peu de bruit pour se faire entendre et révéler leur
présence. Ils s’avancèrent, mais les portes restaient closes. Ou la vie avait déserté cet endroit,
ou les gens se terraient. Sorial chercha un souffle de vie, mais rien, ce village était mort. Ils
avancèrent un peu plus loin, hésitant à se transporter par la pensée lorsqu’un souffle de vent
leur fit parvenir une odeur de feu de cheminée. Plus loin, vers la droite, ils percevaient
quelque chose. Ils se dirigèrent vers l’odeur avec excitation. Des survivants, des hommes
vivaient sur ce monde. Ravis, ils hâtèrent le pas. Effectivement, quelques centaines de mètres
plus loin, ils virent ce qui pouvait ressembler à une auberge. Chose étonnante, elle tenait
debout et paraissait en parfait état. Sorial se tourna vers Mérisian et lui fit signe de cacher
— Les gens ne voient que ce que la pierre décide qu’ils voient, expliqua-t-il. Nous ne
L’auberge était silencieuse, pas un son, juste une odeur de feu et d’animaux qui
piaffaient. Sorial poussa la porte d’entrée, mais elle était fermée à clé.
— Nous pouvons revenir plus tard, proposa Sorial et en attendant, rien ne nous
empêche de visiter ce monde, nous voyageons plus vite que le vent, alors je te propose de
nous séparer et de nous retrouver ici dans trois lunes ? Qu’en penses-tu ?
Un peu étonné, Mérisian accepta tout de même. Son oncle avait sans doute besoin de
solitude et il ne souhaitait pas s’imposer. Et puis, il est vrai qu’en se divisant, ils iraient
beaucoup plus vite pour repérer les survivants, et ainsi, aider au mieux.
disséminées dans un endroit verglacé et rocheux paraissant s’en sortir très bien sans ses
services. Il put aussi voir quelques villages, construits sur des vestiges de maisons, mais qui
peinaient à vivre bien, alors il intervint pour améliorer leur vie et leur insuffler quelques
idées novatrices pour leur organisation. Il passa devant un bourg où une bonne centaine de
maisons étaient construites autour d’une grosse auberge bien solide. Beaucoup plus loin, il
vit des montagnes majestueuses où un peuple ancien vivait dans des grottes confortables
depuis toujours. Ces hommes-là seraient d’un grand secours pour les autres. Mérisian
d’Elwhinaï. Il n’osait pas approcher les hommes qu’il croisait, mais leur prodiguait quelques
bienfaits. Pour un individu qui pleurait la mort d’un de ses chevaux, il s’arrangea pour que
Rapidement, Mérisian s’était rendu compte que le soleil était absent de ce monde et
que seules deux lunes autorisaient un peu de clarté. Il savait que dans ce froid glacial et en
l’absence de soleil, les plantations mourraient et les animaux ne s’adapteraient pas. Alors il
fit en sorte que les futurs bébés soient plus robustes, résistants au froid et à la nuit. En ce qui
concerne les cultures, il soumit l’idée à certains d’entre eux de la création de serres
souterraines et de lumières assez vives pour imiter le soleil. Ensuite, il modifia la structure
d’une roche pour la rendre propice à l’absorption de la chaleur. Il améliora d’autres petites
De son côté, Sorial cherchait l’ennemi. Étouffé par la haine, il tentait de saisir la trace
de l’empereur Rathen, pour l’instant sans succès. Il perçut çà et là quelque présence, mais
rien qui ne ressemblât à l’être infect qui lui avait volé sa famille. Il savait le Chevalier Noir
mort, mais cela n’atténuait pas sa peine. Il voulait se venger, tuer cet homme malfaisant de
Il fouillait les Mondes avec fureur et c’est sur celui des Sables qu’il trouva l’objet de sa
haine. Un monticule de roche noir et sinistre dans lequel il reconnut l’aura malfaisante de
Serthas la Noire lui indiqua que sa recherche venait de prendre fin. Il fouilla les décombres,
crut sentir la présence de trois individus inoffensifs plus loin dans une grotte et s’en
désintéressa avant de repérer les restes de ce qui avait été l’empereur. Il observa longuement
remonter à leur source. Sorial eut un haut-le-cœur, Rathen était là devant lui, assis sur son
lit, blanc de peur. L’empereur, autrefois si terrible, tremblait de tous ses membres et
paraissait malade. Sorial fut attiré par une série d’éclairs qui déchiraient le ciel. Il s’approcha
de la fenêtre et le spectacle qui se déroula devant ses yeux le sidéra. Il pouvait voir la colère
d’Elwhinaï se déchainer sous ses yeux. Un tourbillon s’approchait à grande vitesse de Serthas
la Noire et emportait tout sur son passage. Le sol tremblait, les murs s’effritaient et une
lézarde coupait la chambre en deux. Sorial comprenait mieux à présent pourquoi Rathen
restait prostré sur son lit. Dehors, les gens couraient, cherchaient un abri, un endroit où se
cacher. Des corps furent emportés, des maisons englouties et les murs pourtant épais du
château se fissurèrent. Un bloc de béton tomba près de Rathen qui hurla de terreur. La nuit
tomba d’un coup et un grand calme se fit, puis, un roulement de tonnerre venu des entrailles
de la terre déchira le silence et des cris inhumains, suivis de hurlements d’agonie surgirent
de toute part. Un enfant appelait sa maman et Sorial fut tenté d’aller le secourir avant de
réaliser qu’il ne pouvait rien y changer. Tout cela faisait désormais partie du passé. Il revivait
une histoire révolue. Il entendit des sanglots, un homme pleurait et gémissait, Sorial adapta
sa vision à la nuit et vit Rathen pelotonné sur un matelas éventré. Le tortionnaire gisait dans
une mare de sang, un morceau de plafond lui était tombé dessus et lui avait broyé les deux
jambes. Le château était en ruines, et il n’allait pas tarder à être englouti par la faille qui
s’élargissait à vue d’œil. Sorial crut apercevoir des petits mouvements rapides venir vers lui.
Instinctivement, il se décala et se traita de nigaud. Les dizaines de rats qui remontaient des
geôles ne pouvaient rien lui faire. Les bêtes détalaient aussi vite qu’elles le pouvaient, sentant
poindre un danger plus grand que celui qui venait de se produire. Aussi brutalement que la
toujours recroquevillé sur le lit, n’avait plus rien de glorieux. Le corps brisé, prisonnier de la
combien de temps il avait survécu à tout cela. Les heures passèrent, puis un jour, mais le
bourreau résistait. Il finirait bien par mourir de soif et de douleur, mais Sorial commençait à
trouver le temps long. Un couinement se fit entendre, puis des grattements et enfin un bruit
de succion. Sorial s’approcha de Rathen, les bruits venaient de lui. L’empereur se mit à
geindre, puis à hurler et tenta de se contorsionner pour échapper à une douleur horrible.
Sorial imaginait que l’homme devait souffrir de ses jambes brisées, mais un mouvement
attira son regard. Il se pencha pour mieux voir et étouffa un hoquet de dégout. Des rats ! Des
rats par dizaines s’étaient faufilés sous les décombres et attirés par le sang, grignotaient les
longtemps et son calvaire fut terrible. Satisfait, Sorial l’assista jusqu’au bout, sa famille
méritait cela.
C’est presque heureux qu’il s’en retourna sur le monde de la Glace à la recherche de
survivants. Il fut attiré au loin par une lueur blanche et lumineuse. Étrange vision sur ce
monde sinistre, où deux lunes trônaient dans le ciel. Il frissonna de dégoût, il détestait cette
terre de tout son être. C’est pourquoi cette colonne de lumière vive l’attirait. À son approche,
la luminosité fut plus vive, plus étendue aussi. Une sorte de voile semblait recouvrir tout un
Sorial approcha sa main et sentit une légère vibration remonter jusqu’à son épaule.
Un peu comme Mirage, un microclimat au sein du chaos. Comment était-ce possible ? Il sonda
le Dôme et comprit son action. L’homme qui avait conçu cet artefact possédait de grands
talents. Pour l’heure, il pouvait voir un peuple entier vivre parfaitement bien, comme si la
Scission n’avait jamais eu lieu. Fasciné, Sorial passa le reste du temps qui lui restait à
observer les hommes qui construisaient leur nouvelle vie. Lorsque l’heure de les quitter fut
Lorsqu’il revint à l’auberge, Mérisian était déjà sur les lieux. Un sourire lumineux
éclaira son visage lorsqu’il vit arriver son oncle. Avide d’échanger, il proposa à Sorial
n’avoir pensé qu’à lui. L’auberge était noire de monde, hommes, femmes et enfants se
bousculaient pour bénéficier d’une table. Visiblement, le personnel était débordé. Une
femme avenante fit son apparition devant eux, les yeux écarquillés de surprise.
— Mais d’où venez-vous ? Je pensais qu’il n’y avait plus de survivants à vingt
— Nous étions réfugiés dans une grotte des environs et les éboulis nous ont bloqués.
Il nous a fallu beaucoup de temps pour sortir. D’ailleurs, quel jour sommes-nous ? Enfin,
— Oh, je vois, fit-elle en regardant leurs vêtements avec suspicion. Nous sommes le
soixante-troisième jour après la Scission, vous avez eu beaucoup de chance d’avoir survécu
dans les grottes aussi longtemps, résuma-t-elle. Je m’appelle Soraya et l’homme au bar, c’est
Youri. Nous pouvons vous servir une bière encore fraîche, profitez-en ce sont les derniers
dessus, vous aurez aussi de la tarte aux pommes. Mais comme il n’y a plus de tables libres, je
Les deux hommes hochèrent la tête, heureux de se retrouver dans une atmosphère
conviviale. Ils pourraient peut-être en savoir plus sur ce Nouveau Monde en posant les
Youri posa deux pintes sur le comptoir devant les visiteurs pour le moins étranges.
Bien habillés pour affronter le climat, ils détonnaient au sein de cette assemblée hétéroclite.
Ils étaient, comment dire… trop bien adaptés. Depuis soixante jours qu’ils étaient confrontés
au froid et au noir, eux n’avaient toujours pas trouvé de quoi s’habiller correctement. Youri
aurait bien aimé les interroger, mais il ne savait pas comment s’y prendre sans les froisser.
— Des grottes, nous étions bloqués par des éboulis, nous avons eu beaucoup de
— Et si ce n’est pas indiscret, vos vêtements ? Parce que vous voyez, nous ici, on a bien
du mal à trouver de quoi nous réchauffer, alors si vous avez des conseils, je suis preneur.
Mérisian regarda la foule bigarrée attablée tout autour d’eux. Effectivement, ils
pas pour ce qu’ils vivaient en moment. S’ils ne trouvaient pas de solution, ils allaient mourir
demandait comment les aider sans intervenir avec la magie. Les bêtes fourniraient de quoi
les couvrir chaudement dans quelques mois, peut-être des années, mais dans l’immédiat ?
Les mondes séparés empêchaient le commerce de peaux, de laines et de toutes ces matières
importantes pour lutter contre les grands froids. Mérisian trouva la solution en fouillant dans
autarcie depuis toujours et était habitué à des climats difficiles, pourtant ils vivaient très bien
et chaudement. Il sonda la planète et eut la satisfaction de voir ce peuple bien à l’abri dans
leurs grottes hermétiques situées en hauteur dans les montagnes, à l’abri de tout danger et
— Nous avions acheté ces vêtements il y a fort longtemps auprès du peuple des
montagnes. Ils connaissent les matières et les tissus qui protègent. Je peux vous fournir une
carte où vous pourriez les trouver. Cela prendrait un peu de temps pour un voyage, mais cela
en vaut peut-être la peine. Pour ceux qui entreprendraient ce périple, je peux fournir des
tenues de voyage, j’en ai dans mon sac, là, fit-il en faisant apparaître un gros balluchon.
avec un sac. Mais bon, il n’avait pas les yeux partout. Quand même, ils arrivaient à point
— Je vous propose un marché. Vous nous offrez le repas et la bière et je vous laisse
des couvertures et des jambières pour les chevaux qui les protégeront bien du froid. Qu’en
dites-vous ?
Youri plissa les yeux, se demandant où était le piège. Il observa longuement Mérisian,
jugeant le visage juvénile qui lui faisait face honnête et sincère. Il décida de lui faire confiance.
de nouvelles têtes. Soraya va vous apporter de quoi vous sustenter et je vous propose de
nous rejoindre après le départ de tout le monde. Il y a quelques clients de l’auberge, mais
beaucoup rentrent chez eux une fois qu’ils ont le ventre plein. Nous ne serons donc pas
dérangés. Ça vous va ?
Soraya s’approcha des deux hommes, un plateau chargé de bols de soupe, de pain et
deux grosses tartes aux pommes. Elle le servit au comptoir avec un bon sourire et leur
conseilla de manger tant que c’était chaud. Les deux hommes ne se firent pas prier et
entamèrent leur repas avec appétit. Il était frugal, mais bon, très bon même. Ils en profitèrent
Tous avaient perdu un être cher, leurs biens, leur vie d’avant. Ils devaient tout reconstruire
et ne savaient pas de quoi le lendemain serait fait. Ils avaient de la chance d’avoir Youri et
pouvaient cette nouvelle communauté. Sorial se rendit compte que l’auberge était plus qu’un
endroit où se restaurer, elle était devenue le point central du village, un refuge, un havre de
Mérisian se sentait tout chose, il avait chaud et l’esprit un peu brouillé. Il était
bizarrement heureux et gai, il faillit tomber de son tabouret, son équilibre devenait instable.
Son oncle le rattrapa de justesse, en riant. Il regarda le verre de bière vide de son neveu et
sourit encore plus largement. Mérisian, qui n’avait pas l’habitude de boire de l’alcool, venait
d’ingurgiter en très peu de temps un demi-litre de bière à douze degrés. En clair, il était ivre.
Sorial lui conseilla de terminer sa soupe et son pain et entreprit d’éclaircir les idées de
Mérisian. Un petit réajustement et le jeune homme retrouva ses esprits et une forte envie
du tabouret d’un pas incertain. Un peu d’air frais lui ferait du bien.
Sorial observa Mérisian s’éloigner, ouvrir la porte et humer l’air avec circonspection
avant de sortir. Il fit signe à Youri de ne plus resservir le jeune homme. Pour ce soir, c’était
assez. Youri esquissa un sourire complice, la première cuite, on s’en souvenait toute sa vie.
Mérisian revint bien vite, les joues rouges et l’œil humide, le froid était horrible. Il se souffla
dans les mains en maugréant, il était gelé. En revanche, il se sentait de nouveau presque
normal.
Peu à peu, les gens quittèrent l’auberge, ils remercièrent chaleureusement Youri qui
leur promit un bon ragoût pour le lendemain. Certains firent mine de payer, mais Youri
refusa. À quoi bon ? On ne savait pas comment tout continuerait et l’argent pour le moment
aidèrent à ranger et nettoyer et bien vite, il ne resta plus que Mérisian, Sorial, Soraya et Youri.
— On va aller dans le petit salon, proposa Youri. Il y fait plus chaud et on pourra
causer tranquillement. Et puis, j’ai dans l’idée que Soraya a confectionné quelques petits
sablés délicieux. On utilise les denrées périssables le plus vite possible, expliqua Youri. On
fait des boîtes, des conserves, des saumures, on essaie de garder le plus possible et je dois
dire qu’avec ce froid, c’est très facile. On a une cave en bas, pleine de tout et en quantité, mais
les poules ont du mal à pondre des œufs et on ne sait pas trop comment faire. Bon, je dois
— Absolument pas, contra Sorial, bien au contraire, nous voulons tout savoir. Même
ce qui vous semble inutile. Nous allons noter, décrypter tout ce que vous avez appris pour
les générations futures, voir ce qui fonctionne et ce qui ne marche pas, alors votre expérience
sera un atout. Soixante jours, c’est peu et c’est beaucoup. Vous vous êtes très bien adaptés
Youri se gratta la tête, il comprenait ce que voulait dire Sorial, prendre des notes
serait bénéfique quoi qu’il arrive, il aurait dû y penser plus tôt. Après tout, il s’était rendu
compte de l’importance des écrits. Grâce à des livres trouvés par hasard, il avait commencé
à concevoir des projets qui pourraient améliorer leur quotidien, voire sauver des vies. Il
emmena ses visiteurs dans le petit salon où un feu de cheminée crépitait et des fauteuils leur
tendaient les bras. Ils s’installèrent et Soraya entra à son tour, les bras chargés d’un plateau.
— J’ai des centaines de boîtes de gâteaux secs de toutes sortes, expliqua-t-elle, j’ai tout
— Oui, un peu. Depuis quelque temps, des gens étranges venaient ici. Ils nous
prodiguaient des conseils et je me souviens que l’un d’eux était particulièrement grognon,
mais cela est flou, vous savez comme un rêve ou plutôt un songe éveillé. Quoi qu’il en soit,
nous avons suivi notre instinct et construit une cave énorme et étanche, puis entassé toutes
les victuailles que nous avons pu trouver. Nous avons de quoi tenir plusieurs années, avoua
— J’ai même des graines, intervint Youri. Nous avons peut-être une idée pour planter
des légumes et des fruits sans la lumière naturelle. Nous avions aussi des vêtements chauds,
mais pas assez pour ce climat. C’est notre point faible, avoua-t-il. Et les animaux bien sûr, fit-
il avec beaucoup de tristesse dans la voix. Ils supportent mal le froid, certains en sont déjà
morts et je suppose que ce n’est pas fini. Sans parler du soleil qui a disparu, nous avons deux
lunes et parfois, elles brillent tellement que leurs reflets sur la neige nous permettent de voir
presque comme en plein jour, vous savez, comme les jours de pluie où il faisait sombre avant.
Mais les animaux ont besoin de soleil, ils dépérissent à vue d’œil. Et pour ça, je ne sais pas
quoi faire. Nous avons bien pensé à mettre en place des miroirs réfléchissants pour leur
donner l’impression de lumière, mais ils sentent la différence et cela les rend nerveux et
agressifs. Par contre, cela peut être une bonne solution pour les fruits et légumes, nous
verrons dans quelque temps. J’ai semé des tomates et des champignons pour faire un essai.
Youri !
Cet homme rond, qui n’avait l’air de rien, recelait des trésors d’intelligence et de
ressources, les gens du village avaient beaucoup de chance de l’avoir à leurs côtés. Youri leur
fit signe de le suivre. Ils se dirigèrent vers la sortie, non sans s’être recouverts des pieds à la
tête de vêtements chauds. Youri enfila une cape épaisse, mais visiblement insuffisante.
— Nous n’allons pas très loin, je n’aurai pas froid. C’est par là, leur indiqua-t-il en leur
Ils n’en voyaient que les contours, mais on devenait une construction assez grosse.
Une fois encore, Sorial fut impressionné par l’homme. Ils étaient venus avec des a priori, sans
regarder avec application autour d’eux et ce qu’ils découvraient les obligeait à réviser leur
— C’est là-bas que je fais toutes mes petites expériences, leur expliqua Youri. Je ne
sais pas d’où ça me vient, mais j’ai des idées à foison et les jeunes sont toujours d’accord pour
me donner un coup de main. Ici, tout est en commun, la nourriture comme le travail et je
peux vous assurer que nous nous donnons du mal. Regardez, finit-il en ouvrant une lourde
porte.
Mérisian poussa une exclamation de surprise. Ce qu’ils avaient sous les yeux était très
que pouvait faire le reflet de deux lunes. Ici, il devait faire presque jour quand les deux astres
— Ce sont des serres. Pour l’irrigation, nous prenons de la neige dès le lever de la
seconde lune, car elle est fraîche et molle et l’entreposons dans des tonneaux. Nous en avons
disposé à chaque bout des travées de terre ensemencée et la chaleur que dégagent les miroirs
la fait fondre doucement vers ces boyaux que vous voyez là.
Il montra du doigt l’astucieux montage qu’il avait fait. Chaque tonneau était relié à du
boyau séché et percé à intervalles réguliers, arrosant de façon continue les semences. L’air
de rien, Mérisian sonda un peu le sol et ce qu’il vit l’enchanta. Non seulement les graines
germaient, mais elles donneraient des récoltes abondantes et riches. Ils n’avaient pas besoin
d’intervenir à ce niveau.
— Venez, je vais vous montrer la grange aux animaux, peut-être qu’une idée vous
Il dirigea ses compagnons en direction d’une autre porte, située au fond de la serre,
où ils furent accueillis par une forte odeur de foin. Mérisian fronça le nez et Sorial eut
l’impression de rentrer chez lui, dans son village où il avait élevé des chevaux et des volailles.
les stressaient terriblement. D’une main sûre, il flatta l’encolure d’un superbe alezan, et
inspecta lentement l’animal rétif. Youri prenait soin des bêtes, c’était évident, mais il ne
pouvait rien contre la nature. Lui, si. Il modifia légèrement les caractéristiques des chevaux,
pour les rendre durs au froid et en harmonie avec la lune. Il leur octroya la capacité de voir
ensuite des autres bêtes. Toutes furent modifiées et même s’il y aurait des pertes dans les
premiers temps, peu à peu les nouveau-nés s’amélioreraient pour vivre dans ce monde
hostile. Une intuition le poussa à conserver les caractéristiques initiales de chaque espèce
dans un code génétique qui se dévoilerait, si un jour une autre Scission devait se manifester.
— J’élevais des chevaux autrefois, annonça Sorial d’un ton amer. Ce temps est révolu.
Mais vous, vous pouvez améliorer leur survie en leur mettant des couvertures chaudes, des
jambières et en les promenant chaque deux-lunes pour les habituer au froid et au manque
de lumière. Certains vont mourir, mais beaucoup vont s’adapter. Quant aux autres animaux,
ils vont développer des aptitudes, faites confiance à la nature. Les poules ont besoin de
régularité, construisez des enclos protégés, mais dans lesquels elles peuvent se mouvoir
librement, essayez d’aménager un sol souple, sans neige dans un premier temps, puis laissez-
les s’acclimater doucement. Faites de même avec tous vos animaux et vous verrez, ils vont
vous étonner. Vous avez fait du très bon travail, le félicita Sorial, et compte tenu de la rapidité
Youri battit des mains, comme si cela avait peu d’importance. Il n’aimait pas être
— À notre tour de vous aider un peu, intervint Mérisian. J’ai de quoi habiller
chaudement une vingtaine d’individus. Vos femmes pourront s’inspirer de cette matière et
de cette forme de coupe pour fabriquer de nouveaux vêtements. Et si vous trouvez des
volontaires, allez voir le peuple des montagnes, ils sont de bon conseil et accueillants, même
Ils rentrèrent dans l’auberge, heureux de retrouver un peu de chaleur. Soraya s’était
réfugiée dans la grande cuisine où elle s’affairait pour le lendemain. De la pâte à pain et des
tartes attendaient d’être enfournées. Elle sourit aux hommes tout en continuant son travail.
Elle ne s’arrêtait jamais et possédait une énergie incroyable. Youri prit un pot de thé et en
proposa aux mages qui refusèrent. Mérisian alla chercher son sac et proposa à son oncle de
— Absolument mon garçon, accepta Sorial qui avait compris le manège de son neveu.
Mérisian fit l’aller-retour comme une flèche et revint lourdement chargé. Une fois
encore, Youri se demanda d’où sortaient ces paquets avant de se dire que cela ne le regardait
pas. Le jeune homme ouvrit le sien et en sortit des manteaux de fourrure, des gants, des
bonnets, des écharpes, des pulls de laine et diverses tenues aux textures incroyables. Youri
en avait les yeux qui lui sortaient de la tête. Derrière lui, Soraya s’extasiait de cette
découverte. Il ne pouvait pas y avoir tant de choses dans un sac, se dit-elle. Puis, elle cessa de
se poser des questions elle aussi. Les deux mages leur offrirent des pantalons, des bottes et
pour permettre à un groupe de partir sans risquer de mourir de froid, d’autant qu’il était
hors de question d’emmener les chevaux trop fragiles pour ce climat. Alors les grosses bottes
Émus, Youri et Soraya contemplaient ces fabuleux cadeaux qui leur tombaient du ciel.
Ils remercièrent chaleureusement Mérisian et Sorial, leur proposant même de les rémunérer,
d’informations pour le moment. Ils se promirent de revenir voir les deux hôteliers
Soraya endormis, ils modifièrent leurs souvenirs. Ils quittèrent le monde de la Glace,
Dans l’auberge, Youri et Soraya tombaient de fatigue, il était temps d’aller dormir.
Soraya protégea ses pains et tartes à cuire et Youri décida de ranger tout ce que leur avaient
offert les deux hommes. Chaque jour, il y avait beaucoup trop à faire et il était épuisé. Sereins,
tous deux allèrent se coucher, ils faisaient de leur mieux et c’est tout ce qui comptait.
Le lendemain, les lunes brillaient de toute leur puissance, le temps était neigeux, mais
le vent avait cessé. Une journée plus clémente. Youri descendit en premier, fit du feu dans la
tellement de choses qu’il ne se souvenait pas de tout. Il entendit Soraya en haut, sa femme
s’était réveillée. Il se servit une tasse de café et coupa quelques tranches de pain qu’il fit
griller et déjeuna vite fait. Il ne savait pourquoi, mais l’envie d’aller voir ce débarras le
démangeait.
Il laissa un petit mot à sa moitié et fonça dans la remise. Il découvrit un bazar monstre.
Il commença par déblayer un passage et repéra une énorme malle au fond. Intrigué, il
s’empressa d’aller l’ouvrir, il n’avait aucun souvenir d’elle. Il dut s’y prendre à trois fois avant
de pouvoir soulever le couvercle. Et là, ce fut une explosion de joie. Avec ce qu’il venait de
découvrir, ils allaient pouvoir partir à la recherche de survivants et mieux, une carte des
murmurait qu’un peuple étrange y vivait depuis fort longtemps. Youri se demanda si ce
entrer en possession d’un tel plan, un coup de chance sans doute. Il le fourra dans sa grande
poche de tablier et fourragea dans la malle. Elle contenait des vêtements chauds en quantité,
des bottes fourrées, des pulls, il ne savait où donner de la tête tellement il y en avait. Youri
se félicita, il avait eu le nez creux en faisant tous ces achats, même s’il avait du mal à se
Il empoigna une chemise de coton épais, un gilet de peau, des bottes fourrées à sa
taille, une écharpe de laine douce, un bonnet en peau de mouton, des gants faits dans une
curieuse matière souple, enfila le tout et fonça dans la cuisine. Soraya le vit arriver attifé
comme un homme des montages et failli s’étouffer avec sa tartine avant de rire à gorge
déployée. Son mari avait l’air parfaitement ridicule avec son bonnet, mais il n’aurait pas froid.
— J’en ai trouvé plein dans le débarras ! s’enthousiasma Youri. Nous allons pouvoir
distribuer des vêtements chauds et même lancer une excursion. Regarde, précisa-t-il en
montrant la carte des montagnes à Soraya. Je suis certain que nos deux guerriers, Kenji et
Elroy, seront heureux de partir en observation avec tout cet attirail. De plus, cela leur fera du
fois depuis ce chaos, elle se prit à espérer, elle aussi. Une nouvelle vie commençait et ils
Atlans et Galatée avaient décidé de se rendre sur le premier monde qui leur viendrait
à l’esprit et furent très étonnés de voir de l’eau à perte de vue sur le lopin de terre sur lequel
ils avaient échoué. Sous leurs pieds, s’étalait une mousse verte et souple qui absorbait leurs
pas. Tout était vert, excepté quelques fleurs aux couleurs flamboyantes et les arbres fruitiers
dotés de fruits étranges. Le soleil était haut dans le ciel et visiblement, le climat était clément.
Atlans sonda les alentours et perçut vite des signes de vie, plus loin, par-delà l’étendue d’eau.
Enchantés, ils se décidèrent à aller dans cette direction. Avant de partir, ils se concertèrent
débrouillent et ensuite, voyons sous quelle forme nous voulons leur apparaître.
— Nous pouvons essayer d’apparaître sous forme d’oiseau, proposa Galatée, excitée
Elle ne savait pas si cela leur était possible, mais elle avait très envie de tenter le coup.
Après tout, ils étaient capables de faire à peu près n’importe quoi.
Galatée eut un sourire narquois, pas dupe du scepticisme de son ami. Atlans se méfiait
de la magie, mais en vérité, il se méfiait surtout de lui et de ses instincts guerriers. L’homme
qu’il avait été pesait sur sa conscience. Galatée se concentra, imagina un superbe oiseau aux
Tant de pouvoir l’affolait, il n’était pas certain de mériter cela. Il soupira, se concentra
à son tour et en un clin d’œil, il s’accorda parfaitement à Galatée. Alors, un superbe couple
d’aras prit son envol. Ils bataillèrent un moment contre les courants et les trous d’air et se
rendirent compte très vite qu’avoir des ailes n’impliquait pas automatiquement de savoir
voler. Mais ils persévérèrent et peu à peu, leur vol fut fluide et harmonieux. Ils volèrent très
haut dans le ciel, afin d’avoir un aperçu plus vaste de ce monde et furent surpris par la
quantité d’îlots qui le composaient. Cette planète semblait faite d’atolls. Ils volèrent jusqu’à
ce qui leur paraissait être l’île la plus grosse. Là, ils choisirent un endroit stratégique d’où ils
Les gens qui vivaient sur cette île paraissaient pleins de vie, actifs et enthousiastes.
Des bungalows avaient poussé un peu partout, de construction sommaire, mais efficace, faite
d’un mélange de lianes et de lierre tressés. Visiblement, ces hommes ne manquaient de rien
et avaient même de tout en abondance, poissons, fruits et ce qui paraissait être des légumes.
Galatée se demanda d’où pouvaient provenir ces denrées, elle poussa son inspection et
intriguée, s’envola dans la direction que son esprit lui dévoilait. Sur place, elle découvrit une
sorte de clairière où poussaient des légumes étranges, mais comestibles. À ses côtés, Atlans
se fit la même réflexion, comment ce monde avait-il pu produire ce genre de choses ? Ils
reprirent forme humaine, les lieux étaient sûrs, ils ne risquaient pas de se faire remarquer.
l’homme n’avait rien à voir là-dedans, tout était trop désordonné et curieux. Dans l’Ancien
rien à voir avec ce phénomène. Alors qui ? Ils tentèrent de voir plus loin, d’élargir leur
— Il faut nous concentrer ensemble pour trouver, à deux nous serons plus forts,
Ils se prirent la main et partirent à la recherche de l’entité qui produisait toutes ces
merveilles. Ils unirent leur force et le voile s’éclaircit pour leur montrer une clairière à
Troublée, elle se lança en avant, il fallait qu’elle sache. Ils arrivèrent dans un endroit
somptueux, une forêt d’arbres gigantesques s’étalait à perte de vue. Elle voyait des fleurs aux
corolles énormes, des lianes grosses comme des troncs d’arbres, des plantes majestueuses,
tout était disproportionné et magnifique. Galatée aurait pu rester ici des heures à souder son
regard à toutes ces découvertes. Plus loin, elle pouvait entendre le bruit des vagues. Une
plage ! Elle adorait la mer, elle aurait aimé vivre au bord de l’eau. Elle se dirigea d’un pas
rapide en direction du ressac et elle cessa de respirer. Une plage de sable blanc et fin
l’accueillit, cet endroit était le paradis. Elle lança un regard rempli de joie sur Atlans,
silencieux à ses côtés. Lui non plus n’en revenait pas de tant de beauté.
Galatée fit ce que lui conseillait Atlans. Elle apaisa le tumulte de son esprit et écouta
la planète. Effectivement, un son lent et régulier bruissait doucement. Il était si ténu qu’il
Ils s’y rendirent le cœur battant, conscients qu’ils allaient faire une découverte
importante. Ensemble, ils allèrent à la rencontre de ce qui semblait être le cœur de ce monde.
Ils tâtonnèrent, puis perçurent une pulsation douce et mesurée. Un cocon agréable et doux,
ils se sentaient bien, protégés et aimés. La pulsation se fit un peu plus rapide, l’Entité qui
protégeait ce monde se réveillait. Ils furent soudain entourés d’une énergie incroyable et ne
purent s’y soustraire. Leur conscience fut fouillée, mise à nu, leurs intentions analysées et
pour finir, ils furent acceptés. Elwhinaï leur ouvrit son esprit et partagea ses souvenirs. Ils
furent émerveillés par ses capacités et tristes de la savoir diminuée. Unité devenue trois, elle
protégeait ses enfants et allait se mettre en symbiose avec eux. Cela prendrait du temps, mais
elle prendrait soin d’eux. Les mages étaient les bienvenus, mais elle souhaitait qu’ils
n’interviennent pas sur ce monde. Il était à elle, c’était son œuvre, elle allait le perfectionner
et faire de ses enfants des créatures harmonieuses et équilibrées. Les mages promirent de
ne pas s’immiscer dans ses affaires et lui accordèrent une dernière faveur : celle de venir lui
rendre visite de temps en temps, car le moment pour ses enfants de communiquer avec elle
Atlans et Galatée quittèrent le monde de l’eau, rassurés qu’un endroit soit devenu si
place. Ils se demandèrent tout de même comment les autres mondes avaient évolué et sur
— Là où Féniel est, elle y sera aussi. Ils sont liés, répondit Atlans à cette question. Le
jour de la Scission, ils étaient en communion. Nous avons aidé la Neutralité et la Bonté à
prendre leur envol, mais la Noirceur a envahi un monde, sans doute celui qui souffre le plus
Ils décidèrent de rentrer sur Mirage, ils avaient hâte de découvrir le récit des voyages
de leurs compagnons.
Cassandre tenait très fort la main d’Ivoisan. Elle avait un peu peur de ce qu’elle allait voir.
— Avant, je voyais les choses, avoua Cassandre d’une toute petite voix. Mais
— Oui, tu as raison, il faut juste que je m’habitue. Il fait chaud ici, non ?
— Oui très chaud, presque comme chez moi, fit songeusement le jeune mage. Il faut
D’un mouvement de la main, il modifia leurs habits pour les rendre plus légers et
confortables, il s’enroula la tête d’une écharpe et fit de même pour Cassandre. Ainsi parés, ils
étaient prêts. Ils cherchèrent des signes de vie et furent ravis d’en trouver un peu plus loin.
Un village assez important paraissait très animé. Ils s’y dirigèrent, un peu angoissés de ce
qu’ils allaient y trouver. C’était leur tout premier voyage sur cet étrange monde recomposé
Leur entrée ne passa pas inaperçue. Ils furent très vite interpellés par un jeune garçon
qui les emmena près du chef. Et curieusement, ils furent bien accueillis. Leur jeune âge et
leur air innocent dut contribuer à les rendre inoffensifs aux yeux des habitants. Ils furent
donc présentés au chef Ulrich, un grand gaillard impressionnant, mais d’une rare gentillesse.
Ivoisan venait d’un monde chaud et sablonneux. Il connaissait les climats durs et
arides. Il pouvait donner à tous ces gens de précieux conseils. Il savait comment vivre en
harmonie avec cette terre en apparence inhospitalière. Incapables de mentir l’un et l’autre,
s'appelle Cassandre. Nous venons de la forêt des Sylves, enfin c’est comme cela qu’elle
s’appelait dans le monde d’avant. Nous avons appris un peu de magie avec Rafiel, magicien
— De réputation, et je sais aussi que Serthas la Noire n’avait rien d’un endroit
agréable.
— Nous ne l’avons pas connue. Nous sommes arrivés sur le tard. Si nous sommes
venus vers vous, c’est pour vous apporter notre soutien. Pour ma part, je connais ce type de
climat. Là d’où je viens, le soleil est chaud et rude, mais nous y survivons très bien.
— D’un monde par-delà les dunes, répondit le jeune mage de façon évasive.
s’il ressemblait fortement à certains hommes du clan des Sables, était différente par bien des
aspects. Ses yeux argentés et ses longs cheveux blancs neigeux n’étaient pas de ce monde. Et
la jeune fille avait un air étrange elle aussi. Oh, il fallait bien regarder, c’était très fugace, mais
il aurait juré avoir vu des oreilles pointues derrière les longs cheveux. Sans parler de ses yeux
de chat très étirés et d’une rare couleur bleu pervenche. Alors, il allait ménager ces deux
petits mages et accepter toute l’aide qu’ils étaient prêts à leur apporter.
Ulrich les prit donc sous son aile et s’attacha beaucoup à eux. Auprès de ces gens
jeune mage apprenait aux hommes à semer les plantes qui résistaient au désert et Cassandre
leur donna les bases de la médecine. À eux deux, ils leur firent découvrir les plantes qui
guérissent, celles qui protègent du soleil grâce à des tissages ingénieux et celles qui
départ approchait. Ils étaient restés plus longtemps que prévu avec Ulrich. Il leur fallait
désormais découvrir d’autres lieux et survivants. Ils prirent soin d’effacer le souvenir de leur
Ivoisan garderait un souvenir agréable de ce séjour, car auprès d’Ulrich, il avait appris
beaucoup. Cassandre, elle, était ravie d’avoir pu profiter de la présence de Lula, une maman
Ils étaient bien jeunes pour savoir comment aider au mieux et leur association était
pour le moins hasardeuse, mais ils avaient fait de leur mieux et ils s’étaient plutôt bien
Isthir ne voulait pas partir. Elle se sentait bien à Mirage et n’avait pas envie de voir le
monde. Si elle était tout à fait honnête, elle avait peur de ce qu’elle y trouverait. Elle avait
assisté de très près à la Scission, étant un pur esprit, elle n’avait pas de barrières mentales
qui l’empêchait d’aller voir au-delà des apparences et elle aurait préféré s’épargner cela.
Pendant que les Éveillés luttaient contre Elwhinaï, elle, qui n’était là que pour sa sœur, avait
subi cette vision d’horreur. Elle avait vu la terre se fissurer, les mondes se dissocier, des
hommes, femmes et enfants mourir dans d’atroces souffrances. Elle avait les images
d’animaux broyés gravées dans sa tête. Elle avait assisté impuissante à la destruction d’un
monde. Son être tout entier avait participé à ce désastre sans qu’elle ne puisse rien y faire.
Impuissante et horrifiée, elle avait subi le chaos, entendu les cris d’agonie, vu les chairs
meurtries, les enfants brisés, les nouveau-nés arrachés aux bras de leurs mères. Les cris de
frayeur, les hurlements de douleur déchiraient encore ses tympans. Isthir n’était plus la
même, la Scission l’avait brisée, tout comme elle avait détruit son monde. Une planète
anéantie par la folie meurtrière d’une entité haineuse. Les Éveillés n’avaient pas conscience
de la noirceur du cœur de Féniel et d’Ariale. Ces deux-là n’avaient pas fait qu’apporter leur
soutien à Elwhinaï, non ! Ils s’étaient réjouis de la mort de nombreux êtres humains et pire,
ils s’étaient amusés de pouvoir briser des continents, riant de la souffrance qu’ils causaient.
Isthir avait vu tout cela et son cœur saignait. Lorsque les terres se séparèrent, lorsque les
eaux quittèrent leur lit pour se reformer dans un espace différent, des familles furent
séparées, des clans détruits, des forêts englouties. Elwhinaï s’était scindée en trois mondes
esprits dans une seule entité, trois mondes parallèles créés à partir d’un esprit malade. Une
chimère, une utopie qui ne tenait que par la pensée. Trois mondes créés de toutes pièces
pour annihiler, détruire, tromper, faire souffrir ou dominer. Isthir avait vu tout cela et plus
encore, car elle connaissait le but caché d’Elwhinaï et si le monde de l’eau était en apparence
parfait, rien n’était plus faux ! Tous ces mondes appartenaient à Elwhinaï et elle avait réussi
à berner son monde en se divisant. Mais son esprit était Un et cela, les Éveillés ne l’avaient
pas compris. Comment leur expliquer ? Isthir se sentait démunie, impuissante. Elle savait
que ces trois mondes n’existaient que par la volonté d’un entité machiavélique et retorse,
elle avait eu conscience de tout cela, car elle-même était esprit, mais que pouvait-elle faire ?
Son champ d’action était réduit, voire nul sur ces mondes. Comment leur dire que tout cela
n’était qu’un jeu ? Que la Scission n’était qu’un leurre ? Comment leur faire comprendre que
les mondes n’étaient pas réellement séparés mais seulement cachés aux yeux des hommes ?
Tout n’était qu’illusion, une monstrueuse manipulation qui avait provoqué des millions de
morts et donné aux survivants peu de chances de survie. Elwhinaï était puissante, la magie
coulait en elle, elle en était la Source et Féniel tout comme Ariale étaient ses points d’ancrage.
Grâce à eux, elle pouvait maintenir l’illusion des mondes et continuer sa domination.
Elwhinaï avait gagné sur tous les points et les Éveillés n’étaient que le jouet d’un concept
supérieur. Alors pourquoi tout cela ? Même Farielle ou Mehielle n’avaient su distinguer le
vrai du faux. Et Rafiel le sage ? Personne n’avait compris. Elle se sentait seule, mais voulait
protéger sa sœur.
Elle la savait fragile et voulait l’épargner. Le fait que Farielle les accompagne
adoucissait un peu ses frayeurs. La jeune femme n’avait pas froid aux yeux et était plutôt
fonction de leurs besoins. Isthir en était soulagée, elles n’auraient peut-être pas besoin de se
montrer aux hommes. Soudain, elle sentit une présence, une énergie douce et bienfaisante
l’entourait. Elle tourna la tête dans toutes les directions pour voir à qui elle avait affaire,
lorsque qu’une fumée se matérialisa sous ses yeux. Une femme petite et mince fit son
— Pourquoi ?
— Oh, il me semble qu’au moment opportun, tes révélations auront leur importance.
Mais il va te falloir patienter, ce moment n’est pas encore venu. Tu vas devoir tout écrire et
le jour où ces informations devront être divulguées, elles tomberont entre de bonnes mains.
— Je ne….
— Non Isthir, ma tendre enfant, tu ne peux rester sur ce monde. Ta sœur va vivre sa
vie et toi, tu as fait ton temps. Ton esprit s’étiolerait si tu choisissais de rester. Tu ne pourrais
te nourrir et évoluer sur cette dimension. Mais rassure-toi, tu as encore du temps avant de
Isthir focalisa son attention sur l’étrange apparition et le visage mutin qui lui faisait
visage pointu et ses yeux bridés lui rappelaient quelqu’un, mais elle n’aurait su dire qui.
— Non, sourit la jeune femme, je suis de la même famille que notre chère Mehielle. Hé
oui ! Ici tout est relié, sans limites. Le temps n’a pas le même impact. Nous sommes dans un
— Tu sais, lorsque tu as décidé de rester pour ta sœur, tu avais été choisie pour être
le témoin de la Scission, toi seule pouvait voir le vrai visage d’Elwhinaï. Mais pour le moment,
les Éveillés ne doivent pas savoir la vérité. Ils doivent continuer leur apprentissage et
progresser. Tout ce que je peux te dire, c’est que ce que tu sais aura son importance un jour.
Sois patiente et surtout, n’oublie pas que ton rôle ici est terminé. Je viens du futur, en fait je
suis ici et toi là, nous sommes dans une boucle. Dans mon espace-temps, je suis une
— Et ?
— Oui, Mehielle est notre reine mais je ne devrais pas te dire cela. Bon, ce n’est pas
— Je ne peux rien y faire, s’excusa le petit être. C’est comme cela… mais tu te
— Oh, je suis Atrya, une elfe des eaux, je vis au bord d’une rivière mais je voyage
beaucoup.
— Je ne….
— Bon, s’impatienta l’elfe, je devais te dire certaines choses, c’est fait. Maintenant, je
dois m’en aller. Alors n’oublie pas d’écrire ton histoire et fais le bon choix !
La jeune elfe qu’elle avait sous les yeux rajeunissait à vue d’œil. Elle paraissait avoir à
— Je suis beaucoup plus vieille que j’en ai l’air, il ne faut pas se fier à ce que tu vois, tu
— Je suis désol….
— Oui, ça va… je suis juste le messager, je ne t’en veux pas. Tu sais, ma vraie nature
est plutôt agréable mais comme je dois éviter de t’effrayer, j’essaye de me montrer
accessible.
— Tu veux voir ? demanda Atrya, une lueur de joie dans les yeux.
Et avant qu’Isthir ne puisse répondre, l’elfe se transforma pour devenir une belle et
grande jeune femme qui n’avait rien d’humain, enfin pas un humain classique en tout cas.
Elle était merveilleuse, un enchantement pour les yeux. Très grande et très fine, elle
feux et la couleur de ses yeux défiait la logique. Argentés ! Qui pouvait avoir des yeux pareils ?
Elle était habillée de voiles blancs et verts et le tout était un spectacle ravissant.
Atrya n’en perdait pas une miette et visiblement, la réaction d’Isthir l’enchantait, elle était
ravie de son petit effet un brin prétentieux, mais tellement agréable. Elle se reprit très vite,
elle devait arrêter ses enfantillages sinon sa reine allait la gronder. Elle reprit une apparence
plus accessible et décida de terminer sa mission. L’humaine était gentille mais un peu lente.
— Je vais m’en aller, j’ai d’autres voyages à mener à bien. Isthir, n’aie pas peur, tu n’y
pouvais rien et dis-toi que si je suis ici, c’est que tout ne va pas si mal, non ?
Quelle étrange rencontre. Finalement, le futur n’est pas si sombre, car Atrya vient bien d’un
monde en paix, non ? Isthir soupira puis se secoua, il fallait qu’elle pense à sa sœur, qu’elle lui
raconte… qu’elle lui raconte quoi, d’ailleurs ? Elle décida plutôt de tout garder pour elle et de
mettre par écrit tout ce qu’elle avait vu. Un jour peut-être, les Éveillés en auraient l’utilité.
Elle sentait au fond d’elle que leur raconter la vérité aurait des effets dévastateurs. Et puis,
elle se sentait un peu mieux, moins effrayée, plus forte. Curieusement, son introspection lui
avait fait du bien. Il était temps de sortir de son cocon et d’aller voir ce qu’il était advenu des
hommes.
Lilia, Isthir et Farielle firent un premier arrêt sur le monde de la Glace, un endroit horrible
et sombre. Elles allèrent dans les souterrains de ce qui fut le château de Serthas la Noire et
bibliothèque ne devait même pas se douter de sa valeur. On y trouvait des milliers de livres
sur tous les sujets. Farielle les absorba en un rien de temps et fit le tri. Elle chargea ensuite
Elles se partagèrent le travail en fonction de ce qu’elles pensaient être bon pour les
survivants. Isthir fut d’une aide précieuse, car elle put en un instant repérer les trois
nouvelles planètes et situer tous les survivants. Farielle et Lilia n’eurent qu’à déposer les
ouvrages au bon endroit. Elles continuèrent pendant des jours leurs recherches d’écrits et
leur distribution. Ainsi, elles purent mettre au point un début de carte des Nouveaux Mondes
Lorsque les mages furent de nouveau tous réunis à Mirage pour faire le point sur leurs
découvertes, ils furent heureux de savoir qu’il y avait plus de survivants que prévu et qu’ils
s’organisaient bien en dépit des difficultés. Ils décidèrent de respecter le souhait d’Elwhinaï
furent très actifs sur les autres mondes. Ils agissaient en toute discrétion, changeant
d’apparence lorsque le besoin s’en faisait sentir ou effaçant les souvenirs de ceux qu’ils
rencontraient.
Ainsi, passèrent trois nouvelles années qu’ils mirent à profit pour établir une nouvelle
carte des mondes. Ivoisan mit au point un recensement des peuples et de leur évolution afin
de mieux comprendre l’adaptation des humains. Atlans se focalisa sur les animaux qu’il
améliora, provoquant des mutations parfois importantes mais salutaires. Mérisian, fidèle à
lui-même, privilégia les enfants et veilla à diminuer les morts de nouveau-nés. Lilia et Galatée
peuples. Cassandre mit à profit sa connaissance profonde des énergies pour libérer ou
contenir les flux telluriques en des points stratégiques. Ainsi, les peuples souffraient moins
des résidus colériques d’Elwhinaï. Sorial étudiait l’impact de la Scission sur les plantes et les
arbres. Les Éveillés prenaient leur rôle de bienfaiteurs très à cœur et leurs actions
dispersèrent à nouveau sur les planètes au gré de leurs affinités et c’est ainsi que Atlans et
Galatée décidèrent de rendre une nouvelle visite à l’entité qui protégeait le monde de l’eau.
Celle-ci fut heureuse de cette rencontre, elle avait tant de choses à dire, à partager. Fière de
végétation locale. La vie avait repris ses droits, on pouvait voir de jeunes enfants courir entre
les maisons et des mères et pères vaquer à leurs occupations. Galatée fut attirée par un point
d’eau où deux hommes jouaient en compagnie de poissons multicolores. Invisibles, les deux
Inconscients des regards qui pesaient sur eux, Mick et Rodrès plongeaient avec délice
dans l’eau tiède. Ils s’octroyaient une pause bien méritée après avoir travaillé dur toute la
matinée. Il avait fallu emporter toutes leurs réserves dans leur nouveau chez-eux, ce qui
représentait beaucoup d’objet à déplacer. Soudain, une grosse masse s’écrasa à leurs côtés
— Sur le port, enfin ce qui sera un port dans quelque temps, un bateau est venu nous
rendre visite. Je dois dire que je suis encore tout chamboulé par la venue de notre prince et
— Hier soir, ils sont arrivés sur une coque de noix et je peux vous dire que tout le
monde était heureux. Hé ! fit Lack en rigolant bruyamment, ne partez pas comme ça, ils ne
vont pas s’envoler tout de suite. Ils vont rester quelques jours.
Les deux hommes se dépêchaient de s’habiller et fonçaient vers ce qui avait été le
Idriss, installé chez son ami Arnis en compagnie de Khalil, savourait les retrouvailles.
Ils avaient découvert l’île des Hommes du Désert presque par hasard et l’émotion avait été à
son comble lorsqu’ils avaient reconnu leurs amis. Ils étaient restés le temps d’échanger sur
C’est lors d’un de ces voyages qu’ils étaient arrivés l’île d’Arnis. Par la suite, les va-et-vient en
Idriss fut atterré de voir à quel point le Livandaï avait changé. Le château était
enseveli sous la terre et la mousse, qui ne cessait de progresser sur toutes les îles, avait
envahi les lieux et englouti les restes du Livandaï. S’ils s’étaient donné la peine de creuser un
peu, ils auraient vu la pierre s’effriter pour se fondre dans ce nouveau sédiment. Tout ce qui
n’était pas végétal connaissait une fin rapide sur le monde de l’eau. Les survivants, trop
nombreux pour rester tous au même endroit, avaient été obligés de chercher un lieu plus sûr
et adapté à une vie en communauté et ils l’avaient trouvé un peu plus au nord. Une grosse
partie du peuple s’y était installé, tandis que d’autres avaient préféré rester près de la mer,
espérant qu’un jour des visiteurs viendraient chez eux. Et c’est ce qui venait d’arriver.
où Arnis et Lorna avaient construit une petite maison faite de matériaux trouvés sur l’île. Le
résultat, s’il était surprenant, n’en était pas moins joli et fonctionnel. Arnis y avait élu
domicile pour ne pas laisser passer un quelconque visiteur et le jour tant attendu était arrivé.
Ils entrèrent sans frapper, ici les règles avaient changé, moins de protocole, plus de liberté,
et si on voulait voir une personne et que la nuit n’était pas tombée, il était inutile de
Mick et Rodrès saluèrent le prince avec grande émotion, grâce à lui ils étaient encore
en vie, ils lui devaient beaucoup. Mais ce qui leur fit le plus plaisir, ce fut la vue de leurs amis
Roure et Sid, une partie de leur groupe avait survécu et cela leur fit chaud au cœur.
Ils firent la connaissance de Khalil et de Safia, qui visiblement avait des vues sur le
prince, mais ce dernier n’avait pas l’air d’en prendre conscience. Ils discutèrent longtemps et
peu à peu, des liens se mirent en place. Mick, passionné par les bateaux, prit la décision
Mick se révéla un marin hors pair, il savait reconnaître les dangers de manière
presque instinctive et la manipulation des bateaux n’avait pas de secret pour lui. Il apporta
beaucoup d’amélioration à la construction des navires, grâce à des livres qu’il dénicha par
hasard. De son côté, Rodrès se découvrit des aptitudes pour la mécanique lorsqu’il eut en
main un manuel très étrange faisant référence à l’énergie solaire. Il fut le premier à mettre
pouvant atteindre des vitesses incroyables. Grâce à eux, de nombreux survivants furent
Atlans et Galatée purent assister à l’évolution de ce peuple aquatique qui, au fil des
ans, entrait en symbiose avec son monde. Ils virent avec un mélange d’étonnement et de joie
un peuple nouveau qui subissait une mutation profonde. Les anciens oubliaient leur vie
passée, inculquant à la jeune génération de nouvelles bases qui correspondaient mieux à leur
Peu à peu, Vehlnaï et sa capitale Vélozia prirent vie et se développèrent. Les liens se
renforcèrent, des liaisons marines se créèrent, les îles se peuplèrent et les naissances ne
tardèrent pas. Les premiers nourrissons ne furent pas différents de leurs parents, mais en
grandissant, ils développèrent des dons particuliers. Puis, à chaque nouvelle génération, des
mutations génétiques de plus en plus visibles furent observées. Non seulement le monde
aquatique avait une influence sur la vie des habitants, mais sur le corps également et ce
phénomène allait en s’accentuant d’année en année. De même, la façon de compter les jours,
Une décennie plus tard, Ivoisan eut la joie d’assister à des retrouvailles émouvantes.
Il n’avait cessé de rendre visite au peuple d’Ulrich et leurs progrès étaient spectaculaires.
Non seulement ils avaient appliqué les conseils des mages, mais ils les avaient améliorés.
Basile et ses deux compagnons voyagèrent longtemps avant de retrouver les leurs,
Luca et Alec étaient devenus des hommes grands et forts. Leur monde avait tellement changé
qu’ils avaient beaucoup de mal à se repérer. Ils firent beaucoup de détours, franchirent de
nombreux obstacles et eurent à faire face à des brigands affamés et violents. Ils durent
Tout au long de leur périple, ils avaient croisé des survivants qui s’étaient unis pour
faire face au pire. Bien que peu nombreux, l’espoir perdurait. Basile se faisait très vieux, mais
il tenait bon et notait chaque jour ses découvertes, ses impressions et grâce à lui, de
Le plus difficile pour les trois hommes fut de trouver de l’eau, elle était devenue rare
trouver ce précieux trésor. Plus tard, ils découvrirent des plantes gorgées d’eau qui leur
permettaient d’étancher leur soif de manière étonnante. Ils apprenaient à survivre dans un
Nouveau Monde, hostile et vicieux. Ils voyageaient dès le coucher du premier soleil pour se
préserver de la brûlure des deux astres qui dardaient des rayons meurtriers sur leur peau
atténuant un peu la chaleur cuisante, mais la luminosité permanente perturbait tous les êtres
vivants. Pour se préserver de la chaleur, ils portaient des vêtements légers, souples et larges,
qui laissaient respirer le corps et enrubannaient leur tête de tissus légers. Au début, ce jour
constant les avait grandement déréglés, ils avaient du mal à trouver le sommeil, les journées
leur semblaient longues et sans fin. Pour les animaux, la transition fut plus difficile encore.
Leurs chevaux moururent en peu de temps, incapables de s’adapter à cette chaleur écrasante.
semblé apercevoir des reflets au loin et ils voulaient voir de plus près cet étrange
phénomène, mais ils se méfiaient, car ils avaient été plus d’une fois victimes d’hallucinations
dans ce désert sans fin. Alors que le deuxième soleil se levait, ils arrivèrent à proximité d’un
village qui semblait peuplé d’un groupe d’individus assez important. Précautionneux, ils
attendirent un peu avant de se montrer, ils n’avaient que très rarement connu des accueils
décidèrent à se présenter.
Des animaux étaient parqués dans des enclos protégés par des toiles suspendues et
ils paraissaient en pleine forme. Cependant, ils avaient un aspect différent de ce qu’ils avaient
connu. Ils étaient trapus, avec une peau plus épaisse et un front proéminent. Plus loin, ils
aperçurent des gens qui s’activaient autour d’une énorme construction. Cela faisait
longtemps qu’ils n’avaient pas vu autant de gens vivants dans un seul endroit. Ils eurent un
moment d’hésitation avant d’aller plus avant, ne sachant comment ils seraient reçus.
Pourtant, ce village paraissait prospère et accueillant, ils décidèrent donc de tenter leur
La nouvelle de leur arrivée avait déjà fait le tour du village, les visiteurs étaient
suffisamment rares pour ne pas passer inaperçus. Ulrich fut informé de leur venue bien avant
qu’ils n’osent entrer. Il alla donc à leur rencontre et faillit avoir un malaise tant la surprise le
saisit. Il venait de reconnaître le vieux Basile et les deux hommes qui l’accompagnaient ne
Dix ans étaient passés, dix longues années de doutes et de craintes, à se demander
s’ils étaient encore en vie. Et ils se trouvaient là, à quelques mètres de lui.
— Luca…
— Je sais, répondit son frère, je crois que nous avons retrouvé notre clan…
Sans plus attendre, ils se mirent à courir comme des dératés et tombèrent dans les
bras de leur père qui les reçut dans un hurlement de joie. Ils se tapèrent dans le dos,
s’embrassèrent sans en croire leurs yeux. Devant ce raffut, les gens commencèrent à sortir
dans la rue et plusieurs anciens du clan se joignirent à la liesse générale en reconnaissant les
trois hommes. Même Basile était fêté et serré dans les bras, à son grand désespoir.
Des femmes s’empressèrent d’aller avertir Lula qui, fidèle à son habitude, préparait
le repas pour un régiment. Les joues maculées de farine, elle pétrissait la pâte d’une main
vigoureuse, attentive aux bruits qui venaient de la rue. Que se passait-il ? Elle haussa les
épaules, quelqu’un viendrait bien lui raconter à un moment ou à un autre. D’ailleurs, elle vit
bien pu faire.
— Luca et…
Elle n’eut pas le temps de finir sa phrase que Lula sortit, laissant tout en plan. Elle
courut dans la rue, vit un groupe d’hommes et de femmes hurlant de joie et n’osa avancer.
Elle ne voulait ni ne pouvait y croire. Et si c’était une erreur ? Quelqu’un vit Lula un peu en
retrait et fit signe aux autres de se pousser pour la laisser passer. Le calme revint peu à peu,
tout le monde avait les yeux fixés sur cette petite femme qui hésitait à avancer davantage.
Ulrich lâcha ses fils et se tourna à son tour, il vit sa femme et son air perdu. Durant toutes ces
années, ils n’avaient jamais parlé de leurs fils et Ulrich se rendait compte à quel point la
séparation avait été difficile pour elle. Luca et Alec n’hésitèrent pas, ils se ruèrent sur leur
— Une fête ! glapit Rack d’une voix tonitruante. Ça mérite une grosse fête !
Chacun y mit du sien et bientôt, tout le village fut convié à une fête débutant dès les
deux soleils levés, dans la grande salle souterraine construite à cet effet. Chacun retourna à
ses travaux, laissant les fils et leurs parents se retrouver dans l’intimité.
— Reste avec nous Basile, proposa Ulrich. Vous avez tout un tas de choses à nous
raconter et nous aussi. Ici, nous avons innové et ton savoir-faire sera le bienvenu.
La solitude ne lui disait rien qui vaille et il s’était fortement attaché aux jumeaux. Ils
entrèrent dans une grande maison de pierres, étonnamment basse. Curieusement, l’air y
était assez frais et une douce pénombre soulageait les yeux. Basile sut apprécier à sa juste
valeur la taille des murs. Ils étaient épais et la pierre était blanche. Ulrich, qui ne quittait pas
Basile des yeux, s’approcha de lui, il sentait que le vieil homme allait apporter beaucoup à la
communauté. Lula buvait ses fils des yeux, elle ne cessait de les toucher, de leur proposer à
boire, à manger, elle était sous le choc des retrouvailles. Puis, la porte d’entrée s’ouvrit à la
Il fonça dans la cuisine, suivi de Lilan et d’Iruan. Les retrouvailles furent bruyantes et
longues. Les cinq frères n’arrêtaient pas de se congratuler et les questions fusaient de toute
part. De son côté, Basile observait la maison. Il était curieux de comprendre à quel point son
clan avait évolué, il s’était adapté à une vitesse étonnante. Des hélices tournaient au plafond,
Basile.
— Oui, j’ai lu ça dans un livre. On peut emmagasiner l’énergie du soleil, mais comment
avez-vous fait ?
— Ah ça ! Il faudra que tu en parles avec Lilan, c’est lui l’inventeur de tout ce qui
fonctionne avec l’énergie. Il bricole des trucs toute la journée, parfois ça marche, d’autres fois
— Lilan ? Ah oui, il doit avoir vingt-et-un ans, il me semble. Oui, j’aimerais bien lui
parler et j’ai avec moi deux ou trois choses que j’ai récupérées çà et là qui pourraient
l’intéresser.
Basile passa le reste de la journée à étudier le village. En dix ans, la population avait
doublé, peut-être même triplé, les maisons étaient toutes plus ou moins bâties sur le même
tout était frais et presque agréable. Les réserves de nourriture étaient enfouies
profondément dans le sol, dans des caves immenses ou des silos parfaitement hermétiques.
Basile était impressionné par l’inventivité de son peuple. Ils avaient survécu et mieux, ils
arrivant. De près, elle était encore plus impressionnante. Des gens le saluèrent au passage et
il reconnut quelques-uns de ses amis. Il fut ravi de retrouver Uly, qui s’offrit de lui expliquer
— C’est une serre, c’est là qu’on fait pousser les légumes et les céréales. Elle s’étend
sur des kilomètres et des kilomètres. Cela nous a pris plus de trois ans pour la terminer et
nous n’étions pas certains que ça fonctionnerait. Tu vas voir, c’est tout bonnement
incroyable.
— Oh, la jeune fille que tu vois là. Elle s’appelle Ilya, elle en a dans la tête, la petite.
— Oui, j’ai suivi les conseils de ma grand-mère qui aimait faire pousser des légumes
dans sa tente. Elle les mettait sous cloche comme elle disait, alors j’ai eu l’idée de faire de
même. Ici, vous êtes dans l’antre de la mise en pot. Nous faisons venir de la terre sèche et
nous la mélangeons à un composé plus humide que nous fabriquons à base d’eau, de purin
et d’herbes. Ensuite, on place tout ça dans des pots de terre et hop, sous la serre pour germer
et pousser.
— Les tisseuses ont fabriqué un voile de lin qui filtre les rayons un peu trop violents,
mais qui laisse passer suffisamment de lumière pour les plantes. Et pendant les deux soleils,
Ils entrèrent enfin dans la serre où des milliers d’énormes pots de terre posés à même
le sol sableux s’étalaient sur des dizaines de kilomètres d’allées. Basile pouvait voir des
tomates, des carottes, des pommes de terre et même de la salade. Des arbres fruitiers
poussaient également, tout ceci était incroyable. Plus loin, il reconnut des épis de maïs, de
l’orge et même des tournesols. Ici, un travail gigantesque avait été mis en place.
— Oui et non, répondit Uly. Il pleut pendant trois bonnes semaines, deux fois par an.
Et quand ça tombe, ça tombe, alors pour ne pas perdre toute cette eau, on a installé des bacs
— En fait, nous avons trouvé un revêtement spécial que nous ajoutons sur une toile
prévue à cet effet et grâce à cela, l’eau coule et ne traverse pas la toile, expliqua Uly.
— Une pâte que nous avons fabriquée avec la sève d’un caoutchouc, tu sais l’arbre aux
larges feuilles.
— En essayant un peu tout, cela nous a fallu du temps, mais nous avons fini par
trouver et ça marche. Et puis, Ulrich nous a dégoté un livre étonnant, c’est une source
incroyable de savoir sur tout ce qui concerne la vie dans le désert. Je ne savais même pas
qu’un tel ouvrage existait. Peut-être que son ami Kahlil lui avait offert. On s’en fiche, hein !
— La première année, elle a servi seulement aux plantes, car elle était impropre à la
consommation, mais nous nous sommes rendu compte que les cuves de pierre lisse la
conservaient beaucoup mieux. Alors, les tailleurs de pierre se sont chargés de trouver cette
pierre et heureusement pour nous, une carrière existe un peu plus loin. Nos chimistes ont
trouvé une plante qui purifie l’eau, ça lui donne un drôle de goût, mais elle ne rend pas
— C’est avec cette pierre que vous construisez vos maisons, non ?
— Oui, c’est la même en effet, elle est dure et froide, difficile à travailler, mais nos
Basile n’en croyait pas ses oreilles, toutes ces avancées ! Son clan avait fait des
découvertes énormes, ils avaient eu beaucoup de chance. La vie ici paraissait simple et facile,
mais elle l’était grâce à un travail et une recherche acharnés. Il allait devoir se pencher sur
ces nouveaux matériaux. D'où venait cette pierre blanche ? Avait-elle toujours existé ? Ou
était-ce lié à la scission ? Beaucoup de choses avaient changé, ils étaient peu de survivants de
par le monde, mais il restait l’espoir. Oui, un espoir insensé, mais réel.
Ronce observait avec un grand intérêt la pierre de lune qui luisait doucement. Il
pensait qu’elle cesserait de briller ou de fonctionner une fois que la Scission aurait eu lieu,
mais elle était toujours là, active et dégageant une énergie incroyable et ce, depuis plus de
dix ans maintenant. Il pouvait sentir ses vibrations, même loin d’elle. Le dôme scintillait et
plusieurs kilomètres. Ici, ils bénéficiaient d’un microclimat et d’une luminosité incroyable.
Le Dôme était une sorte de planète à lui tout seul. Et ce qui était étonnant, c’est qu’une fois
Curieusement, une partie du peuple avait migré vers le monastère et son village. Pour
certains, le Dôme était oppressant, pas naturel. Ils préféraient vivre à la dure, mais à l’air
libre plutôt qu’ici. Ronce, lui, aimait cet endroit et il était heureux que Luc soit du même avis
que lui. Le jeune homme passionné par la science passait son temps à chercher à améliorer
les conditions de vie de chacun. Néanmoins, il sentait que peu à peu, deux peuples se
constituaient : celui du Dôme et celui du monastère, qui se faisait appeler l’Astral Blanc. Leur
entente était cordiale, le roi Gaëtan, frère du prince Luc, venait souvent les voir et
inversement, mais Ronce pressentait que cela n’allait pas durer. Leurs vies étaient trop
différentes.
Depuis quelque temps, il avait remarqué des modifications chez lui. Rien de bien
flagrant pour le moment, mais tout de même significatif. Depuis quelques mois, il n’avait plus
besoin de lunettes, il se sentait plus vif, plus en forme et dans ses cheveux autrefois blancs
rajeunir. Et ce phénomène, il pouvait le voir aussi chez ceux qui étaient restés sous le Dôme.
La pierre de lune avait un effet sur eux, c’était évident, mais jusqu’à quel point ?
— Jusqu’à ce que votre corps puisse le supporter, fit une voix dans son dos.
Ronce se retourna brusquement. Un homme grand et fin se tenait à ses côtés et il était
bien incapable de dire comment il était arrivé là. Il s’en offusqua un peu, mais l’attitude de
l’homme incitait à la prudence. Il ne sentait pas d’agressivité de sa part, non, plutôt une
— Oui, c’est vrai, votre Dôme est fascinant et cette pierre qui le fait fonctionner, je la
connais, alors je me demande pourquoi vous ? Qu’avez-vous que les autres n’ont pas ?
— Oh, c’est sans importance, mais vous pouvez m’appeler Sorial. Je suis là pour vous
faire une proposition. Je sais que vous mutez. Pour être plus clair, ajouta-t-il en voyant l’air
affolé de Ronce, la pierre a une influence sur votre organisme, rien de grave je vous rassure,
mais qui a des conséquences, comme vous l’avez remarqué. J’aimerais vous faire un petit
— Je ne comprends pas…
— Cela fait plus de dix ans que je vous observe et j’ai remarqué moi aussi des
changements chez vous. Ils sont liés à la pierre de lune, à mesure que vous bénéficiez de sa
protection, elle vous influence et modifie certaines choses. Elle prend soin de vous en
quelque sorte.
pierre et si ces commentaires paraissaient curieux, ils étaient vrais. Comme il ne se sentait
— Pourquoi pas plus tôt ? Cela fait plus de dix ans que je vis ici et je n’ai observé les
— Disons que la pierre vibre d’une certaine manière et qu’il lui a fallu beaucoup
d’énergie pour s’ajuster à Nieblaï. Qui plus est, vous êtes nombreux et faire en sorte que vos
harmonie règne au sein de votre communauté ? Parfois, vous arrivez à savoir ce que l’autre
Ronce hocha la tête en signe d’assentiment. Tout ce que disait l’homme semblait juste
— Vous allez vivre longtemps, très longtemps, ajouta Sorial, et vous allez développer
— Des êtres ailés, magnifiques, ils volent avec grâce et sont parfaits.
Puis, Sorial resta silencieux un long moment, ce qui mit Ronce un peu mal à l’aise. Il
se dandinait sur place, ne sachant que faire. Heureusement, l’inconnu reprit la parole.
Il regardait Ronce bien en face, ses yeux gris perçants lui fouillaient l’âme. Ronce était
perdu, il ne comprenait pas ce que voulait dire Sorial. Ils allaient devenir des anges ? Avec
des ailes ? Il secoua la tête, il devait se tromper, ne pas comprendre ce que l’homme voulait
dire.
— Non, Ronce, vous allez vraiment devenir des anges. La pierre de lune va amorcer le
— Je suis un Éveillé, chargé de veiller sur vous et de vous aider le cas échéant.
Sorial se garda bien de lui révéler que son but était de mener une expérience qui lui
tenait à cœur. Il vouait une passion débordante aux anges et à leur beauté. Il voulait créer
ces créatures et le Dôme avec son énergie lui en donnait l’occasion. Il ne voulait pas affoler
Ronce qui n’était pas prêt à accepter un tel changement. Il ne savait pas comment ils allaient
évoluer, mais tout était en marche, il venait d’amorcer la première modification. Seul le
Sorial rit doucement. Il aimait bien ce Ronce, un homme intelligent et vif que plus
grand-chose n’étonnait. Pourtant, il savait que l’homme doutait, mais il avait la politesse de
ne pas le montrer.
Ronce pensa à part lui qu’ils se débrouillaient bien tout seuls depuis près de dix ans.
Sorial pouvait lire les pensées de l’homme et il devait reconnaître que son jugement
n’était pas faux. Décidément, cet homme lui plaisait. Mais ce qu’il ne savait pas, c’est que les
Éveillés avaient semé çà et là des matériaux, livres ou informations qui leur avaient permis
de survivre et de s’adapter au Nouveau Monde. Ça, il devait le garder pour lui, il n’était pas
censé entrer en contact avec les autochtones. Mais il ne pouvait s’empêcher de les côtoyer,
Il n’y a pas si longtemps, il était comme eux, simple humain qui aimait la vie qu’il
menait. Il avait femme et enfants et du jour au lendemain, tout lui avait été enlevé. Alors oui,
il recherchait encore le contact des gens normaux pour se rappeler qui il avait été, la vie qu’il
avait eue et à quel point il était heureux alors. Oh, il ne pouvait pas dire qu’il était malheureux
maintenant, il avait des amis auxquels il tenait, mais quelque chose en lui s’était brisé et il
Alors était venue cette idée d’ange, cela l’avait obsédé, comme si le fait de créer cette
belle créature pouvait l’aider à faire le deuil de son passé. C’était étrange et irraisonné, mais
il ne pouvait s’empêcher de le croire. Aujourd’hui, cette chance lui était donnée et il n’allait
— Je vois que vous ne me croyez pas, mais ce n’est pas grave. Je suis là et un jour,
soudainement. Ronce émit un hoquet de surprise, puis fataliste, se dit qu’il avait sans doute
vécu un rêve éveillé. Il se tapota les joues pour se réveiller tout à fait et oublia ce qu’il venait
de vivre.
Ce n’est que beaucoup plus tard qu’il se remémora cette scène, lorsque le premier
nourrisson avec des moignons d’ailes dans le dos naquit. L’enfant mourut au bout d’une
semaine et ce fut le cas de tous les suivants avant que Sorial ne revienne les voir et corrige le
défaut. Le premier homme ailé en bonne santé qui passa le cap de l’adolescence fut suivi de
beaucoup d’autres et au fil des ans, les hommes sans ailes disparurent. Cela prit des
Ronce et les habitants du Dôme vécurent longtemps, plus qu’un homme normal, mais
la pierre de lune, sentant la lassitude des humains, leur permit de partir quand ils en
ressentirent le besoin.
Sorial resta en contact avec sa créature avant de disparaître de leur vie, sans se
retourner. Il était passé à autre chose et les hommes ailés ne l’intéressaient plus.
Mérisian était revenu plusieurs fois dans l’auberge où vivaient Soraya et Youri. Il
s’était attaché à ce couple et aimait les savoir en sécurité. Une fois, il avait senti la présence
de Mehielle, mais fidèle à elle-même, la magicienne ne s’était pas montrée. Tel un feu follet,
elle allait de monde en monde, apportant une aide discrète à ceux qu’elle jugeait dignes de la
recevoir. Ce jour-là, Mérisian fut étonné de ne pas voir le couple dans l’auberge. Un peu
et finalement, ils avaient dû construire autour des petites maisons de bois pour héberger les
nouveaux arrivants. À mesure que le temps passait, une nouvelle vie avait émergé du chaos.
Un village s’était édifié autour de l’auberge et la vie avait repris son cours. Les maisons
construites basses et proches les unes des autres étaient isolées du froid grâce à un nouveau
procédé trouvé dans les livres de Youri. Il ignorait qu’il possédait une telle bibliothèque, riche
de nombreux conseils très utiles. Curieusement, Nieblaï, leur Nouveau Monde de neige et de
glace, recelait des trésors enfouis qu’il fallait prendre le temps de chercher. La Scission avait
apporté un nombre incroyable d’arbres déracinés, très utiles pour la construction des
maisons et ils avaient découvert de nouveaux matériaux très durs qui conservaient la
chaleur.
les chèvres qui avaient muté pour devenir incroyablement résistantes au froid. Même les
chevaux étaient plus trapus, avec une peau plus épaisse et des jambes robustes.
Le changement radical avait aussi touché les hommes. Youri repensait avec nostalgie
à son ventre rebondi qui avait disparu depuis un bon moment. Il était presque maigre et
Soraya, qui était assez ronde avant, était devenue toute fine. Le peuple avait eu faim et froid
et il avait développé des caractéristiques bien particulières pour résister aux extrêmes. Le
plus dur fut les deux lunes permanentes, et si cela avait été difficile pour les humains, pour
les animaux ce fut mortifère. Beaucoup moururent et les rares survivants mirent beaucoup
Soraya s’approcha de Youri et lui tapota doucement le bras, elle savait qu’il avait la
nostalgie de l’Ancien Temps, il n’aimait pas ce froid permanent et l’absence de soleil. Mais
c’était un battant, il fonçait quel que soit le problème et son caractère endurant et jovial en
— Un jeune homme demande son père, apparemment il aurait trouvé une pierre
étrange.
maison isolée presque détruite. Miraculeusement sauf, Youri se demandait comment c’était
possible. Il avait pris le bébé vagissant dans ses bras, faisant au mieux pour le protéger de
froid et était parti à la recherche de ses parents. Mais après de longues prospections, il ne les
morte, avant que la tempête ne l’emporte. Il aurait dû mourir, mais elle n’avait pu se résoudre
à le laisser. Elle l’avait donc protégé et s’en était occupé jusqu’à ce qu’elle juge le moment
opportun pour le mettre sur la route d’autrui. C’est tout naturellement qu’elle s’était dirigée
vers l’auberge de Youri, lui insufflant l’idée d’une petite balade dans les environs pour se
rendre compte des dégâts de la Scission. Deux jours étaient passés depuis qu’Elwhinaï s’était
divisée en trois mondes parallèles. Elle avait bien senti l’incrédulité de celui qui avait été son
père quand il avait trouvé le bébé, mais elle avait aussi ressenti sa joie. Et elle savait que
— Comme toujours, confirma Soraya. Il trouve toujours des choses étranges en ces
lieux.
Elle vit Youri s’épanouir et se frotter les mains. Ils avaient vendu l’auberge à un couple
de jeunes ravis de posséder une affaire qui marchait si bien. Depuis, Youri avait un peu de
mal à se motiver. Il vieillissait et se sentait inutile, alors un peu d’action serait vraiment
bienvenue. Heureusement, il était en bonne santé et sa perte de poids lui avait fait beaucoup
À ce jour, le bébé en question avait vingt ans, c’était un beau jeune homme intelligent
et vif qui passait son temps à faire des expériences et découvertes. Il venait de dénicher une
pierre intéressante qui chauffait très vite et surtout, qui gardait la chaleur très longtemps, ce
qui signifiait qu’ils allaient pouvoir construire des maisons en pierre qui garderaient la
qu’il serait écouté et entendu. Il était accroupi près d’un feu de camp alimenté par une pierre
étrange, rouge sombre, qui ne dégageait aucune fumée et ne faisait pas de flamme. Pourtant,
la chaleur qui s’en dégageait était agréable. Youri vint près de son fils, intrigué. Quelle était
— Là-bas montra-t-il en pointant un monticule sombre un peu plus loin. Il s’agit d’un
amas de roches constitué de pierres de ce genre. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai eu envie
de voir comment elle réagissait au feu et surprise ! Regarde, cela fait plus d’une heure que
j’essaie de la faire brûler, mais elle ne change pas et surtout, elle s’autoalimente, enfin je crois.
de trouver une pierre miracle qui va nous être très utile. Imagine, des constructions en pierre
au lieu du bois et qui garderaient la chaleur. Sans parler de combustibles pour alimenter les
gigantesque que Gabriel s’empressa d’acheter et de développer. Ce fut le premier pas des
constructions Haïs, qui plus tard, permettraient à la famille de faire partie des familles riches
et nobles de Nieblaï.
Satisfait, Mérisian les avait quittés, ils avaient mis du temps à trouver la carrière, mais
finalement, le moment était arrivé. Il se passa un très long moment avant qu’il ne revienne
Pendant plus d’un siècle, les mages firent des allers-retours sur les mondes, veillant
Elwhinaï. De temps à autre, ils jetaient un œil sur Féniel. Si le mage noir s’était montré discret
pendant un temps, il se fit plus présent dans la vie des hommes une fois qu’il eut mis la main
sur un homme de sang noble, le prince Erald. Encore jeune et naïf, il fut séduit pas Féniel et
si dans les premiers temps il fit de grandes choses, en réalité Féniel tissait sa toile autour du
Sous l’impulsion du prince Erald, Zantha prit forme. Il fit construire des routes, des
habitations salubres, des infrastructures pour améliorer la vie des Nieblaïens. Le village se
construisit un château et se fit nommer roi de Zantha et Féniel fut son Premier ministre. Ainsi
établi, Féniel installait ses pièces. Son jeu d’échecs avec les mages blancs pouvait commencer.
À son arrivée dans le petit village, seules quelques âmes avaient survécu. Féniel,
accompagné d’Ariale, avait veillé à ce qu’ils restent en vie. Il lui fallait un peuple pour
régenter et les laisser mourir n’était donc pas la solution. Il aida les hommes et femmes à
renforcer leurs défenses contre le froid, améliora leurs conditions de vie et aida à accélérer
nouveau-nés, mais ces petits hommes braillards lui donnaient des migraines. Il abandonna
Pendant un temps, Ariale se montra conciliante, elle fit quelques expériences sur les
humains, améliora ses capacités magiques et Féniel lui octroya quelques dons
supplémentaires. Mais elle voulait plus, elle se voulait l’égale de Féniel et s’opposait à lui
fréquemment. Agacé, il lui fit croire qu’elle aurait ce qu’elle voulait à condition qu’elle se
soumette complètement à lui. Pour partager sa magie, elle devait s’ouvrir complètement et
Alors Ariale abaissa toutes ses défenses, croyant à la bonne volonté du mage. Ainsi
vulnérable, il lui déroba sa mémoire, lui vola ses souvenirs de mage et pire, se les appropria.
Ensuite, il lui fit croire qu’elle était son apprentie humaine, qu’elle lui devait la vie et que si
elle ne voulait pas mourir, elle devait lui obéir. Effrayée et perdue, Ariale fit tout ce qu’il
demandait sans rechigner. Très content de lui, il la renomma Linora et lui fit faire les basses
besognes.
Le prince Erald épousa une jeune femme que son ministre lui conseilla, elle mit au
monde quatre enfants. Féniel se chargea de l’éducation des petits princes, mais
malheureusement, deux d’entre eux moururent. Le prince se doutait que des expériences de
magie noire avaient lieu au château et que Féniel en était l’instigateur. Ainsi, pendant
quelques années, les morts suspectes se succédèrent, tout comme les disparitions
inquiétantes et des rumeurs sur des agissements immoraux parvinrent aux oreilles de
Mérisian.
agir ainsi à sa guise. Inquiet, Sorial proposa à son neveu de l’accompagner, mais il refusa. Il
ne voulait pas se montrer belliqueux ou agressif, il voulait faire entendre raison au mage noir.
Cassandre proposa de créer un lien mental indestructible entre tous les magiciens, ainsi ils
sauraient si l’un d’entre eux était en danger et s’il avait besoin d’aide.
Ce lien leur permettrait de toujours être ensemble, même éloignés. Un lien plus fort
que tout. Sorial créa un sortilège puissant qui les unit à jamais. Rassurés sur le sort de leur
S’il fut étonné de voir Mérisian apparaître devant lui, Féniel n’en montra rien. Il
souhaitait cette rencontre depuis le premier jour. Il savait que de tous les mages, c’était celui
qu’il avait face à lui le plus puissant, car il possédait toutes les magies. Ce qui le surprit fut le
jeune âge du mage. Une vingtaine d’années et une innocence qu’on pouvait encore voir dans
ses yeux. Il le jugea beau et cela le dérangea. Il voulait leur trouver tous les défauts possibles.
ironiquement.
— Vous le savez très bien, répondit Mérisian d’une voix douce. Vous ne pouvez agir
Il se leva d’un bond et propulsa une boule incandescente sur Mérisian qui ne prit
même pas la peine de l’éviter. La boule de feu disparut avant même de le toucher. Féniel testa
d’autres sorts, mais tous ratèrent leur cible. Puis, il sentit une douleur fulgurante dans sa
tête, alors que son adversaire n’avait pas prononcé un mot. Il se souvint que ces mages-là
n’avaient pas besoin de sorts, d’artefacts ou autres pour pratiquer. La magie était en eux,
était eux.
Cette idée décupla sa rage, il prit le bras de Mérisian et l’emporta au pied des
montagnes éternelles. Il voulait tuer ce mage, pas détruire sa cité. Il ouvrit la terre en deux
sous les pieds de Mérisian, espérant que le mage tombe dans le cratère, mais il se contenta
jamais. Il se mit réfléchir à toute vitesse, il fallait qu’il découvre la faiblesse de ce mage. Mais
une secousse le fit tomber, une autre le cloua au sol. Il ne pouvait plus bouger. Au-dessus de
Il sentait ses côtes se briser, ses poumons privés d’air lui faisaient mal et sa tête le
faisait souffrir horriblement. Il lutta encore un moment avant de sombrer dans le néant.
Le mage noir percevait la détresse de Mérisian, il sentait que ce qu’il était en train de
faire le peinait. L’altruisme, c’est la compassion qui était la faiblesse de ce mage. Alors une
idée germa dans l’esprit de Féniel, il savait comment combattre le magicien. Il utilisa ses
dernières forces pour lancer le sort le plus puissant qu’il connaisse et faillit se consumer de
douleur. Il lutta de toutes ses forces contre le voile noir qui obscurcissait son esprit et
Inquiet, Mérisian contemplait l’homme qui gisait à ses côtés. Sa respiration était
faible, il pouvait sentir la vie s’écouler de son corps. Il ignorait si Féniel était immortel comme
eux et il ne souhaitait pas sa mort. Il avança une main prudente sur le torse du mage, son
cœur battait, mais très faiblement et sa respiration était laborieuse. Persuadé que Féniel
n’était plus en état de combattre, Mérisian ouvrit son esprit pour sonder l’état du mage noir.
Féniel, qui n’attendait que cela, fonça comme un tsunami dans l’esprit de Mérisian. Il battit
en brèche toutes les défenses du mage, trop surpris par cette intrusion pour songer à
l’évacuer.
Sorial fut le premier à ressentir la détresse de Mérisian, puis tous les autres à leur
tour se joignirent à lui pour lui apporter leur soutien. Mais Féniel, conscient qu’il bénéficiait
de très peu de temps, força les protections du mage à toute allure et une fois à l’intérieur,
psalmodia son sort de destruction et en profita pour modifier quelques souvenirs. Cela avait
fonctionné sur Ariale, il n’y avait pas de raison que cela ne marche pas sur lui.
besoin de temps pour se régénérer et si son sort n’avait pas fonctionné, il était perdu de toute
façon.
Les yeux fermés, il attendait le coup fatal, mais rien ne venait. Il ouvrit prudemment
les yeux, il était seul. Mérisian avait disparu. Il poussa un soupir de soulagement. Il avait
réussi quelque chose, mais quoi ? Il n’en savait trop rien, mais au moins le mage n’était plus
là. Il se promit d’être plus prudent à l’avenir, car il n’aurait plus jamais l’occasion de
Mérisian était revenu à Mirage un peu sonné. Il n’était pas certain de savoir ce qu’il
s’était passé. Il se sentait groggy et mal à l’aise. À ses côtés, ses amis le regardaient,
hommes ? Ils voyaient désormais avec horreur ce que leurs actes avaient engendré. Eux, qui
Inconscients d’avoir subi un sort collectif en raison du lien qui les unissait, ils
s’accusaient de méfaits causés par Féniel. Le mage noir avait réussi en partie à modifier leurs
souvenirs et à tronquer leur réalité. Ils n’avaient pas perdu toute leur mémoire, car le lien les
avait protégés, mais à des degrés différents, ils avaient changé. Personne ne pouvait savoir à
quel point les mages avaient été touchés par le sort de Féniel et de quelle façon.
Ils s’isolèrent, espérant que le temps réparerait leurs erreurs. Confinés dans leur
longues décennies.
Au loin, Mehielle avait senti l’onde de choc provoquée par le duel entre Mérisian et
Féniel. Inquiète pour le mage, elle s’était approchée pour venir à son secours lorsqu’elle se
sentit happée par une énergie nocive. Elle ferma instinctivement son esprit, mais une infime
parcelle de ce qu’était Féniel s’insinua en elle, provoquant des ramifications malsaines dans
son esprit pur. Affolée, Mehielle se replia sur elle-même et se réfugia dans un endroit isolé.
Livrée à elle-même, elle scella sa conscience et plongea dans le sommeil. Raggart ne put rien
faire pour secourir son amie. Alors, privé de son socle sur ce monde, il s’évapora et s’infiltra
dans la conscience en sommeil de Mehielle. Il s’endormit à son tour, laissant une toute petite
Farielle observait Kaori assis sur son derrière, le loup était attentif à ce qui se passait
autour de lui. Il apprenait depuis quelques jours à se métamorphoser et ce n’était pas chose
aisée pour lui. Il hésitait entre l’homme et l’animal et Farielle pouvait sentir le doute
imprégner son esprit. Kaori était un loup et aimait l’être. Devenir autre chose lui coûtait
beaucoup, mais il tenait à plaire à Farielle alors il se pliait à sa volonté. La jeune femme
pouvait remarquer la lutte qui faisait rage dans l’esprit du loup. Sauvage et fier, il répugnait
à devenir ce qu’il nommait « de la viande avariée ». Elle eut un sourire attendri, elle avait
appris à aimer farouchement ce bel animal étrange et fascinant. Ils communiquaient sans
paroles et leur complicité devenait chaque jour plus forte, plus puissante. Farielle et Kaori
alentours sans trouver le moindre danger. Kaori s’approcha d’elle et enfouit son museau
humide dans son giron. Elle prit la tête du loup entre ses mains et plongea ses yeux dans les
prunelles grises de son compagnon. Le sort de Féniel eut un impact étrange sur eux deux.
Absorbés l’un par l’autre, ils fusionnèrent et se retrouvèrent prisonniers dans le Livre des
annales. Plongés dans un monde onirique, ils se résignèrent à s’imprégner et à faire leurs les
Jusqu’au jour où un mage, plus curieux que les autres, les libéra.
I – Les Éveillés
Que savez-vous de la magie ? Je parle de celle qui transcende, dépasse, permet tout ? Rien ! Pour-
tant aujourd’hui, je peux en témoigner : « nous l’avons tous en nous ». Ceci est une affirmation et
ce n’est pas Ivoisan qui me corrigera, lui qui a tant donné pour venir jusqu’à nous, jusqu’à sacri-
fier son propre avenir. Nous sommes désormais accomplis et il n’appartient qu’à vous de nous
suivre et d’apprendre. Êtes-vous prêts à vous engager sur ce long chemin ? Sentez-vous en vous
le courage d’affronter mille dangers ? Désirez-vous être transformé ? Aspirez-vous à une plus
grande destinée ? Oh oui, je perçois tout cela en vous, puisque vous demeurez là, à mes côtés.
Alors, qu’il en soit ainsi, partons en voyage, je vous initierai et vous connaîtrez enfin l’histoire des
Éveillés, ceux en qui a jailli la magie avant qu’ils nous offrent l’Évolution. Venez, allons-y, c’est
ici que votre aventure commence…
Le Façonneur