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SECTION 2 : Monnaie et production : neutralité versus intégration monétaire

Par son influence sur la détermination des prix, la monnaie agit-elle sur le niveau de production
et sur les grandeurs réelles de l’économie ? Cette question est centrale dans la mise en œuvre
de la politique monétaire. Les modalités d’action de la monnaie sur les variables réelles
permettent l’intégration au sein d’une économie donnée. Lorsque la quantité de monnaie
existante n’a pas d’incidence sur le niveau de production, la monnaie est dite neutre. Ainsi, dans
un cadre d’analyse où les grandeurs réelles ne sont pas influencées par le niveau général des
prix, les causalités quantitatives conduisent par exemple à la neutralité de la monnaie. Dans
d’autres cadres, l’analyse met en évidence au moins deux modalités principales d’intégration
des phénomènes monétaires à savoir :
• l’intégration par les taux d’intérêt
• l’intégration par l’effet d’encaisses réelles

1°- La neutralité de la monnaie


L’emploi du terme de la neutralité pour traduire l’absence d’influence de la monnaie sur
l’économie réelle n’a guère plus d’un siècle : souvent attribué à Hayek (1931), celui-ci l’impute
en fait à Wicksell (1898). Si le mot est relativement récent, l’idée qu’il recouvre est ancienne
et a connu des présentations différentes. Privilégiant l’explication de la croissance, les
classiques admettent ainsi la neutralité à long terme de la monnaie comme l’exprime la loi de
Say. Avec Walras, les néoclassiques la fondent sur les caractéristiques de l’équilibre général ;
tandis que les monétaristes la conditionnent sur la nature des anticipations.

A°- La loi de Say


La loi de Say ou « loi des débouchés » énonce que « le voile monétaire ne fait que masquer la
réalité des échanges et les produits s’échangent contre les produits puisqu’ils se servent
mutuellement des débouchés » (confère J.B. Say, 1803). L’on retrouve cette loi aussi sous la
forme « l’offre crée sa propre demande » (Keynes, 1936, pp.44). Cette loi s’inscrit dans un
débat sur l’origine des crises économiques. Say pense que les entrepreneurs peuvent produire
sans crainte d’une surabondance générale dans la mesure où l’offre accrue des marchandises
génère des revenus sous forme de salaires, de profits, qui permet une demande correspondante.
L’auteur s’oppose à ceux qui se plaignent de la rareté de l’argent. Ce contexte historique
explique le champ d’application de la neutralité de la monnaie pour les classiques : celui des
mouvements économiques de moyen et long terme.

La parabole de la monnaie voile recouvre deux idées intimement liées :


• la circulation monétaire n’est fondamentalement que la simple contrepartie de la circulation
réelle des marchandises ;
• la monnaie est totalement neutre c’est-à-dire ne peut influencer les mécanismes réels.
Cependant, Say remarque que si la monnaie est neutre, elle est néanmoins
indispensable : « semblables à l’huile qui adoucit les mouvements d’une machine
compliquée, les monnaies répandues dans les rouages de l’industrie humaine facilite des
mouvements qui ne sont plus productifs dès que l’industrie cesse de les employer ».

B°- Neutralité et anticipations


L’idée de la neutralité de la monnaie a resurgi avec le courant monétariste. Les conditions de
sa réalisation ont changé : la monnaie n’est plus neutre par nature, mais est neutralisée par la
prise en compte du futur. Ce sont en effet les anticipations des agents qui conditionnent
désormais la neutralité de la monnaie. Ainsi, la monnaie est neutre à long terme sous
l’hypothèse des anticipations adaptatives de Friedman ; en fondant leur analyse sur l’hypothèse

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des anticipations rationnelles, la Nouvelle Economie Classique montre que la monnaie est
neutre à court terme et à long terme.

a- Anticipations adaptatives et la neutralité à long terme


Pour Friedman, la monnaie n’est pas neutre à court terme conformément à sa théorie du revenu
monétaire. En revanche, il la considère comme neutre à long terme, non seulement au vu de
l’observation statistique montrant que le taux de croissance du produit n’est pas corrélé à celui
de la quantité de monnaie, mais encore pour des raisons analytiques qui apparaissent dans son
interprétation de la relation inflation- chômage. En effet, si à court terme, le taux de chômage
effectif peut être inférieur au taux de chômage naturel du fait des erreurs d’anticipations des
prix des agents ( π a ! π ), ces erreurs seront corrigées au bout d’un certain temps grâce au
processus de formation des anticipations adaptatives. A moyen et à long terme, π a = π , la
courbe de Philips est verticale et le taux de chômage rejoint le taux naturel qui ne dépend que
des facteurs réels et structurels. Ainsi, les anticipations adaptatives permettent, à terme,
d’éliminer l’illusion monétaire engendrée par des anticipations initiales erronées. Si l’inflation
est toujours un phénomène monétaire pour Friedman, la monnaie n’est neutre que si les
anticipations des prix sont correctes ; ce qui est garanti à long terme par l’hypothèse des
anticipations adaptatives.

b- Anticipations rationnelles et neutralité à court terme et long terme


Avec Lucas (1972) et les analyses de la NEC, l’adoption d’un processus rationnel de formation
des anticipations rend la monnaie neutre, même à court terme, dès lors que les variations de la
quantité de monnaie ne sont pas anticipées. Dans ce cas, la rationalité des anticipations signifie
que les agents savent que l’influence de ces variations sur les grandeurs réelles n’est que
provisoire et qu’en particulier les prix relatifs retrouveront leur niveau d’équilibre initial. Ils ne
modifient donc pas leurs comportements, n’ont pas d’illusion monétaire, et l’équilibre réel est
inchangé. Cette neutralité à court terme rend inefficaces les politiques monétaires à objectifs
réels. Mais si l’information imparfaite peut faire que surviennent des erreurs d’appréciation sur
les variations de la quantité de monnaie, ces erreurs sont par définition aléatoires et les agents
sont capables de les corriger à terme. Seuls des « effets de surprise » répétés empêcheraient la
monnaie d’être neutre en prenant en défaut la rationalité des anticipations.

2°- L’intégration par les taux d’intérêt


Wicksell (1898) met en avant l’intégration de la monnaie dans l’économie par les taux d’intérêt.
Le maître de l’école suédoise fonde cette intégration sur l’existence d’une divergence entre le
taux d’intérêt « naturel » et le taux d’intérêt « monétaire ». Le taux naturel est le taux attendu
du capital investi, tandis que le taux monétaire est celui effectivement pratiqué par les banques
pour les prêts en monnaie. Cette divergence entre les taux a inspiré plusieurs auteurs dans leur
tentative d’intégration de la sphère monétaire et réelle.

A°- Les enchaînements macro- économiques de Keynes


Keynes a proposé des nouveaux mots aux anciens concepts. Ainsi le taux d’intérêt « monétaire »
ou effectif de Wicksell devient le taux d’intérêt court, et le taux « naturel » devient le taux
d’efficacité marginale du capital. La divergence est désormais (d’après Keynes) entre taux
d’efficacité marginale du capital et taux d’intérêt. Déterminé sur le marché de la monnaie via
l’arbitrage monnaie- titres, le taux d’intérêt (« monétaire ») conditionne le volume de
l’investissement.

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Les enchaînements peuvent être représentés graphiquement. La causalité part du marché de la

monnaie (cadran (a)) où l’intersection entre l’offre de monnaie exogène ( M O = M ) et la


demande de monnaie M d qui détermine le taux d’intérêt d’équilibre i , supposé dans un
*

premier temps supérieur au taux minimum de la trappe à liquidités. Le volume global


*
d’investissement associé à ce taux d’intérêt d’équilibre est I , dont le taux d’efficacité
* *
marginale du capital r est égale à i (cadran (b)). Ce volume d’investissement détermine un
*
revenu global Y , donné par le multiplicateur keynésien(cadran (c)). A ce niveau de revenu
* *
global d’équilibre Y correspond un niveau d’emploi N déterminé par la fonction d’emploi,
inverse de la fonction de production de courte période (cadran (d)). Ce niveau d’emploi est
inférieur au niveau de plein emploi.

Graphique 2.5

La demande de monnaie, la fonction d’investissement, le multiplicateur et la fonction d’emploi


étant donnés, tout accroissement de l’offre de monnaie provoque des réarrangements de
portefeuille entraînant une baisse du taux d’intérêt, et des hausses consécutives et séquentielles
de l’investissement, du revenu et de l’emploi. Ce schéma d’intégration est limité par la rigidité
à la baisse du taux d’intérêt. Si le taux d’intérêt associé au plein emploi est situé en-dessous du
taux d’intérêt minimum, une politique monétaire expansionniste ne permet pas d’atteindre le
plein emploi. Dans ce cas, retenu par Keynes et ses successeurs, la trappe à liquidité découple
l’offre de monnaie des grandeurs réelles et l’action de la politique monétaire est inefficace ;
d’où la préférence des keynésiens en faveur des politiques budgétaires pour tenter de relancer
l’activité économique.

B°- Intégration monétaire- réelle : le mécanisme monétariste


L’intégration de la sphère monétaire sur la sphère réelle retenue par Keynes (en dehors des
situations de « trappe à liquidité ») et celle adoptée par Friedman (1961, 1971), (du moins à
court terme et en situation de sous- emploi) sont pratiquement les mêmes. Les deux se fondent
sur une conception patrimoniale de la monnaie et relèvent toutes deux d’une intégration par les
taux d’intérêt mettant en jeu des effets de substitution entre actifs consécutifs à des
modifications de leur prix relatifs. Si le portefeuille de Keynes se limitait à la monnaie et aux
titres, l’apport friedmanien consiste à élargir à l’ensemble des composantes du patrimoine y
compris les actifs réels. Pour Friedman, une augmentation de l’offre de monnaie conduit les
détenteurs d’encaisses excédentaires à se reporter dans un premier temps sur le marché des
titres. Il s’ensuit un accroissement de la demande des titres dont les prix augmentent diminuant
de ce fait leur taux de rendement et donc le coût du capital physique. Les agents économiques
vont donc, dans un second temps, se tourner vers les actifs réels, augmentant la demande des
biens de production, de biens de consommation durable et de capital humain. Le prix de ces
actifs réels augmente en conséquence, rendant la location des services qu’ils procurent plus
attrayante que leur possession. La demande de ces services est donc stimulée dans un troisième
temps et les effets de substitution affectent finalement l’ensemble des biens et services dont la
production s’élève. Ce processus d’ajustement est limité à court terme, puisque d’après
Friedman, la hausse des prix rend la monnaie neutre à moyen et long terme mais non limitée
par la rigidité à la baisse du taux d’intérêt (rappelons que Friedman rejette l’existence de la
trappe à liquidité).

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L’analyse de Friedman a été améliorée suivant deux axes. Le premier axe est l’œuvre de
Brunner et Meltzer (1963 ; 1972) qui distinguent trois types de biens capitaux selon la nature
des marchés sur lesquels ils s’échangent. Le type I représente les biens de production
traditionnels ; le type II regroupe les biens capitaux tels que les logements et le type III est celui
des biens de consommation durables. D’après ces auteurs, suite à une augmentation de l’offre
de monnaie, la transmission au secteur réel débute par l’augmentation du prix des actifs
financiers du type I. Les mêmes effets de substitution jouent pour les biens du type II, mais pas
pour les biens du type III dont la stimulation s’explique par les effets de richesse. Le second
axe est le fruit des auteurs « néo-friedmaniens » qui ont cherché à améliorer l’analyse de
l’origine du mécanisme de transmission monétariste. Pour Friedman, cette origine réside dans
un excès d’offre de monnaie ; ils estiment par contre que l’origine résulte d’un écart entre
encaisses désirées à court terme et encaisses désirées à long terme.

3°- La non neutralité de la monnaie : l’intégration par l’effet d’encaisse réelle


Alors que l’intégration par les taux d’intérêt repose sur l’idée qu’un excès d’offre de monnaie
sur le marché de la monnaie se reporte d’abord sur le marché des titres, l’intégration par l’effet
d’encaisse réelle résulte de la prise en compte d’un report sur le marché des biens et services.
Ce ne sont plus les effets de substitution entre actifs dus aux variations des taux d’intérêt qui
expliquent la modification des grandeurs réelles, mais l’effet de richesse dû aux variations de
la valeur réelle des encaisses monétaires.

A°- L’effet d’encaisse réelle.


Les prémices de l’effet d’encaisse réelle se retrouvent déjà dans les écrits de Wicksell (1898).
Cet auteur écrit : « supposons que pour une raison ou une autre les prix des marchandises
s’élèvent alors que le stock de monnaie reste inchangé, ou que le stock de monnaie diminue
alors que les prix restent temporairement inchangés. Les encaisses apparaîtront trop faibles
par rapport au nouveau niveau des prix… Je cherche par conséquent à accroître mon encaisse.
Cela ne peut être fait (si l’on néglige pour le moment la possibilité d’emprunter) que par une
réduction de ma demande des biens et services ou par un accroissement de l’offre de ma propre
marchandise… ».

La même idée se retrouve chez I. Fisher dans le cas symétrique d’une augmentation de la valeur
réelle des encaisses : « supposons un instant qu’un doublement de la monnaie en circulation
n’entraîne pas immédiatement une hausse des prix… ; un tel résultat bouleversera évidemment
l’ajustement que chaque individu fait des liquidités dont il dispose. Les prix étant inchangés, il
dispose maintenant d’une quantité double de monnaie et de dépôts que celle que pour sa
commodité l’expérience lui a appris à conserver en main. Il s’efforcera alors de se débarrasser
de ce surplus de monnaie et de dépôts en achetant des biens. ».

L’effet d’encaisse réelle est fondé sur l’hypothèse que les agents maintiennent un certain
rapport entre leur demande d’encaisse réelle et leurs dépenses. Don Patinkin (1965) précise les
aspects microéconomiques et macroéconomiques de ce mécanisme. En termes
microéconomiques, l’effet d’encaisse réelle peut être représenté dans le cadre de la théorie
traditionnelle du consommateur.

Graphique 2.7

Avec les encaisses réelles M/P en ordonnées et les biens x en abscisses, les courbes
d’indifférence U correspondent à des niveaux d’utilité de l’agent. Les segments AB et A’B’

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représentent les droites de budget dont les pentes sont égales au rapport entre prix monétaire du
bien x et niveau général des prix. L’agent dispose initialement d’une dotation d’encaisse réelle
et de bien donné par le point Z sur la droite de budget AB ; son utilité est maximisée au point
E1. Si les prix baissent, y compris le prix du bien x, toutes choses étant égales par ailleurs, la
droite de budget se déplace vers la droite en A’B’ et sa dotation initiale d’encaisses est
revalorisée de (M/P)0 à (M/P)0’ sans que change la dotation des bien. La dotation est désormais
déterminée par le point Z’ sur la nouvelle droite de budget A’B’. L’utilité est alors maximisée
en E2 avec des demandes supérieures de biens, et d’encaisse réelle.

En termes macroéconomiques, l’effet d’encaisse réelle s’explique habituellement par


l’introduction des encaisses réelles parmi les variables explicatives de la fonction globale de
consommation (ou d’épargne) ; la dérivée partielle de cette fonction par rapport à M/P est
positive (ou négative dans le cas de l’épargne).

Les divers énoncés de l’effet d’encaisse réelle supposent un déclenchement par une variation
de la valeur réelle des encaisses monétaires, ainsi qu’un comportement spécifique des
détenteurs d’encaisses s’inscrivant dans une période de temps plus ou moins longue. Les
conditions de réalisation de l’effet d’encaisse réelle peuvent être les suivantes :
• Puisque la valeur réelle des encaisses est donnée par M/P, le déclenchement de l’effet peut
provenir soit d’une variation de l’offre nominale de monnaie M, soit d’une variation du
niveau général des prix P. On nomme parfois l’effet d’encaisse réelle « effet de liquidité »
dans le premier cas et « effet de richesse induit par le niveau général des prix » dans le
second cas.
• La réaction des agents à une variation de la valeur réelle des encaisses est l’élément
constitutif du jeu de l’effet d’encaisse réelle. L’absence d’illusion monétaire, comme
l’absence d’anticipations cumulatives des variations de prix susceptibles de provoquer des
comportements de « fuite devant la monnaie » (cas des hyperinflations), sont des conditions
nécessaires à sa réalisation.

B°- Les conséquences de l’effet d’encaisse réelle.


La prise en compte de l’effet encaisse réelle conduit à dépasser les grandes visions d’ensemble
du fonctionnement économique que sont la théorie keynésienne et la théorie walrasienne. Le
dépassement de Keynes consiste à une remise en cause de la permanence du chômage keynésien
et le dépassement de Walras en une remise en cause de l’analyse dichotomique.

Alors que pour Keynes, l’existence d’un équilibre global de sous-emploi montre qu’il y a pas
de force endogène à la résorption du chômage, ce qui justifie l’intervention de l’Etat, Pigou
montre que l’effet d’encaisse réelle constitue une telle force endogène ; ce qui limite la nécessité
de recourir aux interventions publiques. En effet, la crise s’accompagne d’une baisse du niveau
général des prix caractéristique d’une insuffisance de la demande globale ; cette baisse des prix
augmente la valeur réelle des encaisses monétaires ; ce qui invite à accroître la demande globale
dont la hausse tend à résorber le chômage keynésien.

Les travaux de Patinkin font de l’effet d’encaisse réelle un mécanisme majeur d’intégration du
réel et du monétaire rompant la dichotomie walrasienne et la neutralité de la monnaie. En effet,
pour Walras, une variation du niveau général des prix expliquée par la théorie quantitative n’a
pas d’incidence sur les grandeurs réelles et ne modifie pas la position initiale d’équilibre
général. Il en est ainsi parce que les fonctions de demande de biens ne dépendent que des prix
relatifs, et que ceux-ci ne sont pas affectés par la variation du niveau général des prix du fait du
postulat d’homogénéité. Patinkin introduit le niveau des encaisses réelles dans les fonctions de

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demande de biens ; cette modification rompt avec la dichotomie puisqu’une variation du niveau
général des prix affectant la valeur réelle des encaisses détenues, affecte désormais les
demandes de biens. Il en est ainsi tant que les encaisses réelles n’ont pas retrouvé leur niveau
d’équilibre. En d’autres termes, la monnaie n’est pas neutre tant que joue l’effet d’encaisse
réelle et, dans le cadre d’une économie d’échange, celui-ci joue tant qu’il y a déséquilibre entre
offre et demande d’encaisses réelles.

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