Vous êtes sur la page 1sur 8

Si la définition même de la notion d’utopie fait grandement débat, il est une facette

qui revient sans cesse dans cette définition, c’est la dimension d’imaginaire. En effet, et pour
en revenir à l’étymologie même de ce terme, l’utopie est littéralement le « non-lieu », un lieu
qui peut être compris soit comme un lieu qui n’existe pas encore mais qu’il serait souhaitable
de voir exister, soit précisément comme un lieu issu de l’imagination, une place fantasmée,
le lieu de tous les désirs et de tous les possibles.

En ce sens, la notion d’utopie s’est retrouvée intimement liée à la naissance du genre


littéraire qu’est la fantasy, vu par certain, comme l’explique Anne Besson 1, comme une
forme de descendance entre conte, mythe et utopie.

En effet, le sens du terme fantasy a beaucoup évolué au cours du temps. D’abord lié à
l’imagination, issu du mot grec « Phantasia », il s’incarne en genre littéraire au XIXe siècle
grâce principalement à George MacDonald, William Morris, E.R. Eddison et H.R. Haggard
qui s’inspirent à la fois des différentes mythologies mais aussi des grands textes utopiques
renaissant., puis gagne lentement en popularité tout au long de la première moitié du XXe
siècle avec entre autres les œuvres de Lord Dunsany et de T.H. White ainsi que le succès de
la revue américaine Weird Tales où est notamment publié Robert E. Howard 2. Ce n’est
qu’avec le succès de Tolkien à la fin des années 1950, début des années 1960, que le genre
est reconnu par le public et les critiques anglophones et principalement sur les campus
américains.3 En France, le succès de Tolkien est plus tardif, et il faudra attendre 1972 et la
première traduction de son œuvre en français pour que le terme de fantasy apparaisse, les
termes de fantastique, conte de fées, science-fiction ou encore utopie lui étant préféré
jusqu’ici4.

Finalement, ce lien fort qu’entretiennent fantasy et utopie se retrouve jusque dans la


définition du genre popularisé par Tolkien, que l’on peut poser en ces termes : la fantasy est

1 BESSON, Anne, La Fantasy, Klincksieck, coll. « 50 questions », 2007.


2BAUDOU, Jacques, La Fantasy, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2005.
3BESSON, Anne, La Fantasy, Klincksieck, coll. « 50 questions », 2007.
4FERRÉ, Vincent, Lire J.R.R. Tolkien, Paris, Pocket, 2014, p. 167- 170.
un univers de Magie doté d’une dimension mythique, où toute créature féerique a son être,
où tout lieu fantasmé a sa place, où réalité et imagination se côtoient, où le surnaturel n’est
qu’une définition des lois qui le régissent.

Ainsi, revenir « a posteriori » sur la dimension utopique dans la fantasy nous intéresse
fortement, car les enjeux d’une telle réflexion impact le rapport au réel. En d’autres termes,
c’est la dimension utopique de la fantasy qui permet à cette littérature de côtoyer le réel, de
l’analyser, de le comprendre. C’est d’ailleurs ici tout le sens des travaux de Marika
Moisseeff qui tente d’interpréter et d’interagir avec le réel à travers les littératures de
l’imaginaire (dans son cas il s’agit d’un genre « cousin » de la fantasy, celui de la science-
fiction).

Ce profond rapport au réel a permis à certaines écrivaines, dès le début des années
1970, de proposer des œuvres de fantasy où les rapports de genre diffèrent de notre réalité,
de repenser complètement ce qu’aurait pu être l’humanité, de créer des utopies de genre,
espaces privilégiés pour faire avancer les mentalités.

C’est le cas d’Ursula K. Le Guin, autrice États-unienne dont les prises de position et les
propositions littéraires concernant la place des femmes dans la société l’ont rendu célèbre.

Pourtant, ses premières œuvres apparaissent comme des continuations pures et simples du
patriarcat, puis changent drastiquement après une longue pause d’écriture, que l’autrice
explique comme une période de prise de conscience de l’importance des luttes féministes. 5
Et c’est justement ces changements qui nous intéressent.

Fille de deux anthropologues américains ouvertement de gauche, et est donc baignée, dès sa
plus tendre enfance, dans un humanisme profond tournée vers la compréhension du monde et

5 LE GUIN, Ursula K., GUILLOT, Sébastien (trad.), Terremer, intégrale, Paris, Hachette, coll. « Le Livre de Poche »,
2018, p. 1774.
de la société qui l’entoure, mais surtout dans une culture sociologique qui la rapproche de
facto des différents mouvements sociaux qui sont légion dans les États-Unis de l’après-
guerre. Elle est élevée avec Homère comme modèle littéraire, et est en cela très amateur
d’épopées, et elle est profondément marquée par l’œuvre de Lord Dunsany et de Tolkien. 6
Elle commence à écrire dès l’âge de onze ans, et publie A Wizard of Earthsea en 1968. Dès
les premières lignes, l’ombre de Tolkien et d’une littérature chevaleresque faite de héros et
de glorification de la masculinité plane : « Of these some say the greatest, and surely the
greatest voyager, was the man called Sparrowhawk, who in his day became both dragonlord
and Archmage. His life is told in the Deed of Ged and in many songs, but this is a tale of the
time before his fame, before the songs were made.» 7 Cependant, il est ici important de
comprendre le contexte d’écriture dans lequel se place Ursula Le Guin. Comme elle le
rappelle elle même dans le texte8 Terremer revisitée, il a existé une longue pause entre
l’écriture de ses premiers romans et l’écriture de Tehanu puis du recueil de nouvelle Contes
de Terremer, temps qui a permis à l’autrice de prendre conscience de certains aspects des
rapports de genre dans notre société. En effet, si les premiers romans sont publiés à la fin des
années 1960, la « révolution féministe » des années 1970 aux États-Unis va permettre à Le
Guin de véritablement comprendre les enjeux liés à la question du genre, mais surtout va lui
permettre de se faire à l’idée que la littérature est un lieu de revendication et de militantisme
qu’elle peut, à son échelle, utiliser pour faire évoluer les mentalités. Et c’est forte de cette
réflexion qu’elle finira par publier un recueil de nouvelles intitulé Contes de Terremer, dans
lequel figure la nouvelle qui va tout particulièrement nous intéresser ici : Libellule ou en
anglais, Dragonfly.

Ainsi, dans cette nouvelle qui suit attentivement les avancées et les jalons posés dans Tehanu
(le quatrième roman du cycle de Terremer, dans lequel la notion d’utopie féministe
commence réellement à se mettre en place), il est possible de voir dans la construction des
personnages et leurs différentes interactions, l’affirmation d’une utopie féministe, une utopie
de genre où femmes et hommes sont relativement sur un pied d’égalité. Cette égalité prend
sa source dans une idéologie de la complémentarité : femmes et hommes sont

6 LE GUIN, Ursula K., GUILLOT, Sébastien (trad.), Terremer, intégrale, Paris, Hachette, coll. « Le Livre de Poche »,
2018, p. 1772.
7 « Certains disent que parmi eux, le plus grand, et sans nul doute le plus intrépide voyageur, fut celui qu’on appelait
Epervier, et qui fut en son temps à la fois Seigneur des Dragons et Archimage. Sa vie est contée dans la Geste de
Ged et dans bien des chansons, mais ceci est une histoire d’avant sa renommée, avant que les chansons n’aient été
écrites. » (Traduction de Philippe R. Hupp et Françoise Maillet)
8 LE GUIN, Ursula K., GUILLOT, Sébastien (trad.), Terremer, intégrale, Paris, Hachette, coll. « Le
Livre de Poche », 2018, p. 1776.
fondamentalement différents, ont chacun et chacune leurs forces et leurs faiblesses, qui se
complètent nécessairement pour l’équilibre de la société.

Même si cette idée ne fait pas l’unanimité parmi les théoriciennes et théoriciens féministes
de l’époque, elle trouve tout de même un large public conquis. Pourtant on peut noter que
cette idée à s’imposer scientifiquement, comme les travaux de l’anthropologue française
Françoise Héritier le rappel. Selon Françoise Héritier dans La pensée de la différence9,
penser, étudier et transmettre l’idée d’une différence entre deux pôles, mène
fondamentalement à une hiérarchisation, hiérarchisation qui elle-même mène à un ensemble
de systèmes et de valeurs qui idéalise l’un au profit d’une dévalorisation de l’autre. Cette
idée est développée initialement dans le contexte de l’anthropologie structurale et appliquée
aux rapport de forces entre hommes et femmes et tente ainsi d’expliquer la domination
masculine.

Ayant posé ceci, il semble maintenant important de confronter directement le texte, et pour
ce faire, il est particulièrement pertinent de s’interroger sur la représentation de la magie,
élément surnaturel par excellence, qui couve en elle de la dimension utopique de l’œuvre de
Le Guin.

En effet, dans la nouvelle Dragonfly, on retrouve de nombreux mages, provenant de l’école


de l’île de Roke, l’école de magie de l’archipel, exclusivement réservée aux seuls hommes.
Cependant ces mages portent en eux une masculinité très particulière. Ils font preuve de
caractères « féminins » et n’embrassent pas le schéma classique dit de masculinité toxique.
Ils sont de fait posé, conscient des autres, à l’écoute, s’occupent eux-même de leur tâches
ménagères, et s’ils recherchent la puissance, ce n’est pas dans un étalage guerrier et
dominant mais plus orienté vers une sagesse intérieure. Et tout cela n’en apparaît que plus
vrai encore quand arrive sur l’île la jeune fille Libellule, héroïne et personnage centrale de la
nouvelle du même nom.

9 HÉRITIER, Françoise, Masculin-Féminin, Paris, Odile Jacob, 2007.


Cependant, cet apparent détournement de la voie tracée par la masculinité toxique ne saurait
cacher le fait que l’idée de supériorité, de domination, de grandeur n’en est presque que plus
intense dans cette construction de l’homme sage. Le sage reste un personnage fort, auréolé
de gloire et d’honneur, ce qui justifie le fait qu’il domine, qui lui autorise à écraser les faibles
et les incultes sous le poids, soit d’une violence symbolique et de ce qu’on pourrait
rapprocher d’un mépris de classe, soit tout simplement de son juste et éclairé courroux. Le
caractère énigmatique, calme et puissant dépeint chez les mages de Le Guin renforce ce
sentiment de violence symbolique, de position d’autorité du sage.

Le traitement des mages dans de nombreuses œuvres de fantasy soutiens de fait cette vision.
Dans l’œuvre de Le Guin, les mages sont clairement dépeints comme des êtres sages, et qui
utilise justement cette sagesse à des fins de domination et de mépris des êtres jugés
inférieures. Le cas de l’école de Magie de Roke dans Earthsea se trouve être un parfait
exemple de ce schéma, dans la mesure où la position des mages semble être une position de
domination, où l’entrée à l’école ne se fait que pour une certaine élite, élite qui méprise
complètement le reste de la population. Le premier rapport que le lecteur a avec cette école
se fait au travers des yeux de Ged, qui se voit répondre alors qu’il cherche l’entrée de l’école
« Le sage n’a pas besoin de demander, et l’idiot demande en vain » 10, puis à qui il est dit, une
fois l’école trouvée « Entre, si tu le peux ».

Qui plus est, l’école de l’île de Roke n’est réservée qu’aux hommes, et le mépris est grand
envers les femmes qui s’essayent à la magie. Elles ne sont d’ailleurs ni de mages ni des
magiciennes mais des « sorcières de villages » et sont dépeintes comme ignorante de l’idée
suprême de la Magie, des notions d’Équilibre et de Bien. Les premières pages du roman sont
équivoques à ce propos, en nous gratifiant de deux proverbes en vigueur dans cet univers : «
Weak as a woman’s magic » et « Wicked as a woman’s magic », dont le rapprochement
phonétique entre « Weak » et « Wicked » renforce le sentiment d’infériorité des femmes face
à la magie.

10. LE GUIN, Ursula K., Earthsea : The First Four Books, Londres, Penguin Books, 2016, p. 16.
Ainsi on constate, au travers de ces traditions misogynes de l’école de magie à laquelle Ged
étudie, que le rapport à la magie diffère en fonction du genre. Dans l’œuvre de Le Guin, les
femmes sont écartées du vrai pouvoir, comme elle le précise elle-même « Au mieux
connaissent-elles quelques mots du langage de pouvoir »11.

On comprend un peu plus l’origine de l’école de l’île de Roke mais malheureusement pas de
cette tradition patriarcale avec la nouvelle The Finder d’Ursula Le Guin, où hommes et
femmes pratiquent la magie de manière équitable. Cette nouvelle met néanmoins en avant
principalement des personnages masculins, dans un monde dominé par des hommes, et
pousse donc à la fois à comprendre que la tradition masculine de Roke serait une simple
transposition de la société civile à l’école de magie, mais surtout nous pousse à admettre que
le monde de Earthsea est un monde profondément patriarcal. Pour aller plus loin dans la
compréhension de cette tradition patriarcale, là complète remise en question de la nouvelle
Dragonfly nous pousse à comprendre que le système suivi par l’école de Roke n’est qu’un
copié-collé de la société dans son ensemble, sans fondement scientifique ou pragmatique :
l’école de magie est misogyne car la société est misogyne, et chaque institution qui reprend
les codes de cette société ne fait que les perpétuer et les légitimer d’autant plus. C’est là, de
fait, la définition que l’on pourrait donner au terme de « société patriarcale ».

Cependant, au-delà de cette critique du patriarcat, la nouvelle Dragonfly apporte une


dimension complexe à notre réflexion. En effet, si le personnage principal est un personnage
féminin, qui plus est un personnage fort, qui ne subit pas son sort mais est pro-active dans le
récit, qui brave les interdits, ose s’opposer aux hommes et contester leur domination, on
apprend in fine que ce n’est pas une simple jeune fille mais un dragon. La sensation
d’impossibilité des personnages féminins à être maître de leur destin, à maîtriser la magie, …
n’en est que renforcée, car dans les faits, si un personnage féminin est héroïque, c’est parce
que c’est un dragon. Une femme ne peut maîtriser la magie aussi bien qu’un homme, à
moins d’être un dragon. C’est en un sens un début, un premier pas, une première idée pour
repenser le genre dans la fantasy, un premier essai qui malheureusement échoue car au
dernier moment, le personnage féminin change de peau pour correspondre aux critères
masculins de l’univers de Earthsea.

11. LE GUIN, Ursula K., GUILLOT, Sébastien (trad.), Terremer, intégrale, Paris, Hachette, coll. « Le
Livre de Poche », 2018, p. 1776.
On pourrait ici penser que l’on tombe, en quelques sorte, de l’utopie dans la dystopie.

En effet, c’est une réflexion courante dans ce genre d’étude, mais il peut sembler au premier
abord que ce qui était un caractère utopique, un monde fait d’égalité de genre laissant penser
à une forme d’utopisation des rapports de genre, se renverse à la dernière seconde pour
revêtir la peau d’un patriarcat déguisé, plongeant ainsi cet archipel féerique dans un univers
potentiellement dystopique. L’idée est la suivante : si l’univers est régit par des hommes, qui
possèdent à la fois le pouvoir politique et le pouvoir « magique », et que cet univers trouve
son équilibre dans la complémentarité des genres, assignant à chaque genre un rôle précis et
prédéfinit où les seules femmes magiciennes ne sont en fait que des dragons déguisés, alors
cet univers a le potentiel pour sombrer dans ce qui peut apparaître comme une dérive
totalitaire, assez similaire finalement à ce que peut proposer Le Servante écarlate, univers
dans lequel les femmes sont cantonnées à leur fonction reproductrice. Alors se pose une
question : Earthsea est elle vraiment une utopie féministe ?

Une réponse peut être apportée par la précédemment citée Françoise Héritier, qui, dans son
ouvrage La pensée de la différence12, défend l’idée que, si une différence est perçue et
institutionnalisée, alors elle mènera inévitablement à une hiérarchie fondée sur cette même
différence, elle même menant inéluctablement à une domination.

Cependant, l’œuvre de Le Guin a pour elle d’apporter une continuité : en effet, un débat est
posé, au sein de l’école de Roke comme dans l’esprit des lecteurs de fantasy, la remise en
question d’une situation établie. Si une jeune fille, quelque soit son identité réelle, a pu se
faire une telle place dans l’univers est dans le cœur des lecteurs, pourquoi d’autres ne
pourraient-elles suivre ?

Si la magie est bien source de pouvoir en fantasy, et en ce sens, de profonde inégalité et de


reproduction du phénomène de domination masculine elle apparaît aussi comme source
d’une émancipation de la part des personnages féminins, dont l’indépendance et la liberté
côtoie la notion d’ « empowerment », une montée en puissance littéraire mais aussi concrète.

12 HÉRITIER, Françoise, Masculin-Féminin, Paris, Odile Jacob, 2007.


En définitive, il apparaît que la deuxième partie de l’œuvre d’Ursula K. Le Guin, et
notamment sa nouvelle Dragonfly, se veut et apparaît en un certain sens comme une œuvre
d’une dimension utopique, mettant en lumière un univers égalitaire fondé sur la notion de
complémentarité des sexes et des genres. Pourtant, ce même univers se trouve arriver très
vite à certaines limites en matière d’égalité, excluant les femmes des sphères de pouvoirs et
tout particulièrement de la magie, à tel point que la seule femme qui se montre digne d’être
l’égale des hommes dans se domaine, la jeune Libellule, se révélera, à la fin de la nouvelle,
être finalement un dragon.L’utopie frôle alors avec la dystopie.

Cependant, et bien que l’idée de complémentarité se soit aujourd’hui raréfié dans les
différents mouvements militants, l’œuvre de Le Guin à l’immense mérite d’avoir questionné
un genre littéraire, d’avoir ouvert le débat et posé les jalons de l’utopie féministe en fantasy.

Vous aimerez peut-être aussi