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BLIOTHEQUE DE PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE MORALE ET VALEURS, Section diniqée par René LE SENNE ESSAI SUR | LA SIGNIFICATION : DE LA MORT PAR PET eee Jules YUILLEMIN Docreur és Lerrres £ < » PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE 108, Boulevard Saint-Germain, Paris 1948 5 A LA MEMOIRE DE MON PBRE, A MA MERE. DEPOT LEGAL Ire édition. 2... . . . 4° trimestre 1948 TOUS DROITS de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays COPYRIGHT by Presses Universitaires de France, 1948 CHAPITRE PREMIER LA SIGNIFICATION HUMAINE DE LA MORT Son toit n’est pas plus haut que ton front et tes yeux. L'animal aveugle 4 la mort. L’homme connait qu’il doit mourir et l’animal l’ignore. Dans ette différence spécifique, le sens commun découvre l'un des ‘caractéres essentiels de ’humanité, & cété du rire, du langage, le la pensée. Mais devons-nous accepter telle quelle cette affir- mation? N’arrive-t-il pas dans Ja nature que |’animal semble . pressentir sa mort et la connaitre suivant un certain mode, et ne convient-il pas alors de lui accorder a cet égard un com- portement propre? «: En vérité un tel comportement semble faire absolument défaut dans les espéces animales inférieures. Aussi la nature ert-elle fixé pour loi aux « sociétés » d’insectes de faire coin- ‘cider la mort de l'individu avec I’instant ot celui-ci se repro- duit pour transmettre A ses descendants le magnifique cadeau d’une vie que l’espéce lui avait donné et.qu’il luirend pourl’éter- nité; et elle ne la transgresse que lorsque les parents doivent survivre & la procréation pour .élever leurs petits. Alors, et alors seulement, nous pouvons dire que l’animal vieillit et décrire ‘Jés signes de ce vieillissement qui prolonge sa vie au-dela de ’accouplement sexuel : l’accroissement de la fatigue, la para- lysie partielle, puis totale. Mais ce serait proprement’ traiter es insectes en petits hommes que de leur attribuer la conscience le ces phénoménes, et l’anthropomorphisme est & peine ima- inable de ces biologistes qui supposent chez les insectes un ‘Sentiment de la mort, ou qui parlent de l’entr’aide chez les ‘vabeilles, les termites et les fourmis, parce qu’ils ont vu ces vanimaux dégager leurs compagnons enfouis, pour s’empresser. J. VUILLEMIN 1 2 LA SIGNIFICATION DE LA MORT « d’ailleurs de les emporter a leur logis et les y dévorer. I] est. inutile d’expliquer cette solidarité en faisant appel 4 une per- ception spécifique du socius ou méme du vivant : les insectes réagissent en fait non pas A l’existence de leurs congénéres. vivants ou morts, mais a certaines « formes » sensibles et en particulier & certains systémes privilégiés d’odeurs. Lorsque les abeilles emportent le corps de leur vieille reine, lorsque les fourmis et les termites le dévorent — et ceci se produit méme chez les fourmis non cannibales comme le Messor et 1’Acro- myrmex, — c'est la perception des tissus gras et des glandes abdominales qui provoque les réactions des insectes, et qui explique pourquoi, en régie générale, ils détachent et dévorent précisément la partie antérieure du corps de leur socius. De leur cété, les relations sexuelles chez les insectes prouvent combien les perceptions restent rivées & des systémes de stimuli sen- sibles et ne parviennent pas a saisir l’existence du mort ou du vivant comme tels. D’aprés Paulian, des males du Méloide Hornia, non contents de s’accoupler avec des femelles de Sita- ris, ont été surpris en train de tenter un accouplement avec des cadavres de Coléoptéres, naturellement sans succés; les Lome- chusa montreraient la méme ardeur pour s’accoupler avec des cadavres de Diptéres (1). De telles aberrations, provoquées par des confusions d’odeurs, attestent bien que ]’insecte reste aveugle A la différence entre le mort et le vivant, et que, pour déclan- cher ses réactions réflexogénes d’accouplement, il suffit, soit d’un simple contact avec un corps mobile comme chez les Hornia, soit d’une qualité spécifique des odeurs comme en dégagent les cadavres et les excréments. Mais les espéces supérieures ne font-elles pas surgir des com-, portements spécifiques, soit a l’égard de la mort propre que Vindividu pourrait prévoir d’une certaine facon, soit & Pégard du corps mort de son socius? Certains animaux ne semblent-iis (1) La bibliographie, méme succincte, de la cécité animale 4 la mort dépasse le cadre de cette étude. Nous renvoyons seulement aux travaux © cités, dans lordre de leur citation. R. Pautian, les Coléopieres, Paris, 1943; F, W. Firzsmons, The nalural History of South Africa (vol. 1, London, 1919); E, Rasaup, L'immobilisation réflexe ef Pinstinct de ta simulation de la mort (Journal do Psychologie, 1920, XVI, p. 865-877); M. Tuomas, La fuite devant le danger ef ia simulation de la mort (Annales et Bulletin de la Société ent. de Belgique, LXXIII, 1928, p. 53-72); S. ZucKERMANN, The social Life of Monkeys and Apes, London, 1832; BRowN, Grief in the Ghim- panzee (Amer. Nat., New-York, vol. XIII, p. 175-176, 1879); Yunxns,. Nfaternat Instinct in a Monkey (Journ. Anim. Behavior, Boston, vol. V, 403-405, 1915); J. P. Povey, Tonic immobility in the Rhesus mankey. Macaca mulatta) induced by manipulation, immobilization and experimendal inversion of the ‘visual field (Journal of comparated Psychology, XXVI, 1938, p. 515-526). oe L’ANIMAL AVEUGLE A LA MORT 3 pas se coucher en attendant la mort? Ne devons-nous pas jouer Ja finalité de la nature et admirer la merveilleuse orga- nisation des espéces qui pour se défendre savent « simuler ». la mort? D’autre part, l’animal ne manifeste-t-il pas et n’éprouve- t-il pas une véritable tristesse devant le cadavre de son com- pagnon? Les récits des chasseurs en témoignent : Fitzsimons. raconte qu’ayant tiré sur une guenon qui tenait son petit dans. ses bras, la mort de cet animal fut si remplie de tristesse et le désespoir de quitter son petit sans défense fut si touchant, sé proche des rites et des gestes humains que le chasseur eut Vimpression d’avoir commis un crime. Quel enseignement tirer de ces descriptions? D’abord linter- prétation du « sommeil » animal avant la mort reste tres ambigué,. _ car selon que le danger aura été repoussé ou non, on verra dans ce «sommeil » ’'attente d’une mort jugée inévitable ou, au contraire, le stratagéme qui permet A lorganisme d’échapper au danger en «simulant » la mort : un méme fait biologique donne lieu 4 deux théories psychologiques contraires, et seul Je hasard du succés ou du revers décide entre les deux hypothéses. D'autre part, si nous optons pour la premiére de ces interpré- tations, si l’immobilisation physique est pour nous le signe dune «simulation » de la mort, devons-nous en conclure que ce comportement caractéristique suppose la conscience de la simulation organique et de la mort, comme le comédien qui joue les passions doit les comprendre, méme s’il veut s’en déta- cher? Il ne le semble pas, si, du moins, nous suivons les con- clusions des études qu’Etienne Rabaud a consacrées a cette question et ot il a montré que dans |’ « immobilisation », nous somnies en présence d’un simple réflexe qui peut étre tantot utile, tantét nuisible. Dans le déterminisme global auquel obéit la vie des Arthropodes chez lesquels on constate son existence, ce réflexe ne fait pas plus probléme et n’a rien de plus mysté- rieux que le conditionnement général de lorganisme- par les excitations sensitives et sensorielles motrices ou inhibitrices. Comme ce conditionnement. général provoque naturellement. une alternance entre l’activité et le repos, l’immobilisation n’est qu’un cas particulier du mécanisme qui régit le sommeil et il n’y a aucune raison d’imaginer une simulation intentionnelle de la mort si la mise en marche et l’arrét des activités animales résultent tout simplement de la nature des excitations recues. et de leur point d’application. On répliquera que notre exposé et nos observations n’ont de sens que si nous appliquons I’hypothése mécaniste A Pétude du comportement animal, mais que la légitimité de ces hypo~ 4 LA SIGNIFICATION DE LA MORT théses et de cette métaphysique est justement ici en question 't en niant Vexistence d’une simulation intentionnelle de la mort, nous éviterions bien la fiction d’une intelligence abstraite chez Vanimal, mais ce ne serait, que pour tomber dans les difficultés du mécanisme lorsqu’il veut interpréter le comportement. Or c'est cette alternative que nous refusons d’accepter, et cette arbitraire nécessité de choisir entre une véritable pensée simu- latrice de la mort et une nature aveugle du mécanisme, s’il est en effet possible d’élargir la théorie de Rabaud, de réin- troduire une activité et une spontanéité spécifique du vivant, si pour interpréter pleinement la vie animale nous devons méme y réintégrer la notion de « forme », de « structure », ou plus généralement de «milieu», auxquels l’organisme répond par., un mouvement global, et si l’on peut bien enfin avec Thomas distinguer trois sortes d’immobilisation : le sommeil hypno- - tique (I’hypnose de Fabre), l’immobilisation réflexe (qu’a étu-. diée Rabaud) et l'immobilisation psychique (qu’Henri Piéron a décrite sous le nom d’immobilisation protectrice), mais a la condition de ne pas céder aux instances d’un anthropomor- ° phisme qui risque toujours de retrouver dans le psychisme animal les éléments d’une imagination quasi humaine! Les expériences faites sur le Rhesus ont montré que l’immo- bilisation pouvait étre obtenue expérimentalement, en renver- sant simplement le champ visuel. Qu’est-ce a dire sinon que méme dans le cas d’immobilisation psychique, il s’agit d’une réponse de I’organisme a une « forme » nouvelle et inquiétante du milieu, et nullement d’une « simulation » réelle de la mort. dont la signification ne peut étre mise en cause a un tel niveau ‘de comportement? L'immobilisation réflexe de l’animal et l’an- goisse humaine peuvent bien suivre le méme processus et sourdre \' de la méme origine biologique : dans les deux cas nous sommes peut-étre en présence d’une décharge de l’organisme lorsqu’il est saturé par les excitations et que les réactions protectrices échouent; mais ces identités structurales et génétiques ne pré- jugent en rien de la signification psychologique de ces actes, du seul fait qu’ils s’intégrent tous deux dans des systémes de comportements situés 4 des niveaux différents d’évolution tant dans l’ordre ‘de l’ontogénése que de la phylogénése. La cécité de la conscience animale apparatt mieux encore Jorsque la nature place la béte non plus en face de sa mort, mais de la mort d’autrui, non plus en face de. la mort, mais du mort. Pour le prouver il nous suffira d’examiner les sociétés. des animaux pourtant les plus proches de l'homme : les singes. Zuckermann a, croyons-nous, admirablement et définitivement - L’ANIMAL AVEUGLE A LA MORT 5 démontré que certaines réponses et certains comportements <«sociaux » des primates subhumains restent sinon purement réflexes et aveugles, du moins étroitement liés A des formes , déterminées et & des significations parfaitement adhérentes & une structure sensible sans qu’intervienne 4 aucun moment, une divination imaginative ou une distinction conceptuelle entre le mort et le vivant. L’intérét de cette démonstration pour notre étude vient de ce que la cécité de |’animal 4 la mort sert a Zuckermann de principe pour caractériser tout le compor- temnent animal et réfuter les véritables romans que des auteurs en mal d’extase et d’édification avaient échafaudés autour des meeurs sociales des animaux. Nombre d’activités apparemment sociales peuvent en effet n’exprimer que des phénoménes beaucoup plus simples et il arrive méme que nous les expliquions parfois sans faire inter- venir la distinction entre le mort et Je vivant, essentielle 4 une vie sociale authentique. Une grande variété de réponses «sociales » peut étre aussi bien provoquée par des animaux morts que par des animaux vivants méme si ces réponses, lorsque leur sti- mulus est un cadavre, perdent la signification que leur confé- rait. ce stimulus, vivant. Les observations des voyageurs dans la brousse concordent avec celles des gardiens de la « Colline aux Singes » du Jardin zoologique de Londres. Lorsqu’un babouin meurt dans un groupe, les survivants cherchent a empécher qu’on enléye le corps et le défendent comme s’il s’agissait encore d’un animal vivani. Aux dires de Brown, les chimpanzés se comportent de la méme facgon et restent, eux aussi, insensibles a la signification de la mort. Ce trou comportemental, cet vaveuglement de la sensibilité n’a pas seulement lieu au « niveau social », mais il apparait aussi au niveau sexuel de la vie ani- male. Lorsqu’une femelle babouin meurt dans un «combat sexuel» & Ja «Colline aux Singes », les males n’en continuent pas moins de se disputer le corps mort et de s’en servir comme d’un objet sexuel..Enfin la méme absence dans |’expérience animale est éprouvée au niveau du comportement maternel et enfantin. Le petit s’attache & sa mére méme quand elle a été tuée et il est difficile de l’en écarter. Mais c’est surtout l’aveu- glement correspondant dans le comportement maternel qui est caractéristique : quand la femelle primate allaite, elle ne s’éloigne pas de son petit lorsqu’il est mort. En général, on interpréte ce comportement comme un débordement de |’instinct maternel. Telle est V’opinion de Yerkes. I] a raconté Vhistoire de cette femelle macaque qui, refusant de rendre son petit mort-né, -Yemporte partout avec elle; le male les accompagne; de temps 6 . LA SIGNIFICATION DE LA MORT en temps, tous deux examinent les yeux du petit mort « comme s’ils allaient s’ouvrir », Les efforts des gardiens sont vains pour . enlever le corps déja trés décomposé a la fin de la deuxiéme semaine. Peu 4 peu, le cadavre se réduit & de ia peau ratatinée ‘qui recouvre les os et cing semaines aprés la naissance, il n’en reste presque plus rien. C’est que, pour Yerkes, l’instinct mater- nel de protection s’est manifesté pendant cing semaines! Mais cette interprétation reste tout a fait partiale. Yerkes attribue en effet 4 la guenon un comportement spécifique carac- téristique de linstinct maternel; de 1A & imaginer un amour cde la femelle et, dans le cas qui nous occupe, un désespoir vio- dent devant le cadavre du petit, si violent que l’instinct mater- nel continue de se manifester en pure perte et avec une inu- tilité tragique, il n’y a qu’un pas. En fait, le comportement de la guenon n’exprime qu’un systéme de réactions & une «forme » particuliére constituée ici par n’importe quel objet recouvert de fourrure. Si nous précisons les éléments de la des- -cription de Yerkes, nous nous apercevons qu’aprés les quatre premiers jours, ce comportement se transforme insensiblement : tandis qu’au début la mére évite de poser & terre son petit, elle y consent désormais de plus en plus souvent; bientét elle cesse de le presser contre sa poitrine sauf quand elle se déplace, bien qu’elle continue de lui faire sa toilette et de lui mordiller ja peau. On remarque ensuite qu’une jambe manque, puis un bras, et que le cadavre est insensiblement réduit A un morceau de peau ratatinée. I] semble ‘d’ailleurs que la mére dévore quelques morceaux de charogne. Quand le cadavre en est réduit, a ce point, elle l’abandonne enfin de son propre gré. Zuckerman a remarqué qu’un babouin Bachelor male s’était comporté d’une fagon identique 4 l’égard d’un petit qu’il avait étranglé. En général, les primates supérieurs conservent les objets recouverts de fourrure ou de plumes, par exemple les moineaux qu’ils tuent. Loin qu’il faille donc expliquer le comportement de la guenon décrite par Yerkes en invoquant une persistance de Pinstinct. maternel, la réponse en présence de laquelle. nous nous trouvons est commune aux males et aux femelles; elle n’est pas altérée par l’altération du stimulus qui la provoque et elle reste identique, que ce stimulus soit. un petit singe ou un rat mort. Ces observations permettent 4 Zuckermann de distinguer trois facteurs dans le comportement soi-disant mater- nel de la guenon et de son petit : un facteur purement phy- siologique, le réflexe de succion du jeune singe, et un double facteur social : la forte attirance de l’enfant pour la fourrure maternelle et l’attraction de la mére pour une forme caracté- RAISONS DE CETTE CECITE 7 ristique constituée par un objet petit et couvert de fourrure. Lorsque le petit singe est mort, seul subsiste ce troisi¢me fac- teur du comportement. L’hypothése de Zuckermann permet d’expliquer par un seul principe trois faits différents : lorsque le singe vivant conserve le corps de son compagnon mort, l’observateur est tenté d’inter- préter ce comportement comme une manifestation soit de l’ins- tinct social, soit de l’instinct sexuel, soit de l’instinct maternel, mais cette interprétation est en réalité inutile car, dans les trois cas, il s’agit d’un méme type de réaction 4 l’égard d’une méme « forme » dont l’identité défie l’altération de l'objet auquel elle est attachée et qui appelle donc une réponse immuable, que son support soit vivant ou mort. Entre un compagnon mort et un compagnon vivant, le singe ne fait 4 cet égard aucune distinction « phénoménologique » et le cadavre provoque de sa part les mémes réactions qu’un corps vivant mais passif. En dépit des apparences, Jes réponses sociales des singes ont un caractére aveugle. Nos analyses se rejoignent donc et l’étude du comportement animal 4 ]’égard du mort nous conduit exactement aux mémes conclusions que ]’étude du comportement animal a l’égard de la mort. L’animal ne réagit spécifiquement ni au mort ni a la mort pour la simple raison que les formes auxquelles il répond ne peuvent comporter ni impliquer de type spécial qui figurerait Ja mort. Si, chez les animaux les plus évolués, la soi-disant « simulation » de la mort se réduit tout au plus, comme le pense Poley, & une réaction provoquée par le renversement du champ visuel, si les soi-disant réactions de détresse de l’animal devant la mort se raménent, comme le pense Zuckermann, a de simples stabilisations comportementales, fixées par des formes privi- légiées, c’est que la mort, ou le mort, ne peuvent dégager leurs significations spécifiques qu’a |’intérieur d’un niveau de comportement qu’une intelligence libérée de son asservisse- ment biologique a déja pénétré d’intellectualité et ou elle a fait surgir des ruptures que l’organisme, enfermé dans le monde sensible, continu et dense des formes accessibles 4 l’animal, ne peut ni rencontrer ni, 4 plus forte raison, pressentir. Raisons de cette cécité. Si nous voulons donc ressaisir dans la mort une signification spécifique et caractéristique, force nous est de nous adresser & des actes du comportement humain qui, s’ils continuent et pro- 8 LA SIGNIFICATION DE LA MORT longent a certains égards ceux du comportement animal, ne laissent pas cependant de s’en séparer par leur liberté plus grande a l’égard du sensible, par la perception d’objets entiére- ment individualisés et par l'appréhension de formes symboliques relativement déliées de leurs attaches sensibles. Cette sépara- tion doit en méme temps nous permettre d’expliquer pourquoi les animaux restent aveugles a la mort. Ce n’est pas que nous * réduisions a priori les réactions animales a des réflexes plus ou moins compliqués, ni que nous prétendions qu’elles soient totale- ment dépourvues de sens. D’une part, la structure comporte- mentale des animaux les plus inférieurs échappe & qui veut la saisir en la reconstruisant par une sommation de réflexes parti- culiers, de réactions spéciales 4 des stimuli isolés, et le psycho- Jogue doit faire intervenir dans ses explications l’idée de com- plexes de stimuli irréductibles 4 leur sommation quantitative, c’est-a-dire l’idée de situations globales. D’autre part, le com- portement animal n’est pas absolument emprisonné dans le cadre des conditions naturelles et, au fur et & mesure que nous montons dans |’échelle des espéces, nous le voyons se dégager progressivement de la matiére sensible des situations empiriques auxquelles, dans l’hypothése mécaniste, il ne saurait qu’étre .immuablement rivé; pour employer une expression chére A la psychologie comparée, les réactions animales ne se contentent pas de répondre a des « formes syncrétiques »; s’il est possible de dresser les animaux et de faire leur apprentissage, c’est. que Vemploi d’un signal au lieu du stimulus naturel pour déclancher la réaction a d’ores et déja libéré dans une certaine mesure la «forme » de son environnement empirique, et qu’il I’a rendue « amovible », Toutefois, méme amovible, la forme animale reste toujours liée 4 une matiére, tandis que le comportement humain est seul capable de répondre non plus & des signaux mais & des symboles. Si, selon l’expérience de Revesz, on place devant un enfant huit boites semblables, de plus en plus éloignées de lui, et qu’on mette tour 4 tour a son insu, un morceau de chocolat dans la premiére, puis dans la seconde, puis dans la troisiéme et ainsi de suite, dés la seconde épreuve, l'enfant cherchera systématiquement le chocolat, non dans la boite ow il vient de le trouver, mais dans la suivante (1) : or, 14 o& I’enfant réussit, les singes inférieurs échouent. L’animal reste aveugle 4 l’ordre comme tel, au symbolé. Cette distinction entre le comportement humain et le com- (1) Revesz, Experiments on animal space perception (VIIth International Goneress ot Psychology, Proceedings and Papers, Cambridge, 1924, p. 29- RAISONS DE CETTE CECITE 9 portement animal ne suffit-elle pas désormais 4 expliquer la cécité de l’animal 4 la mort? Le milieu naturel ot il faut réin- tégrer la vie pour la comprendre est a priori limité; il exclut a priori la possibilité d’organiser un univers symbolique et de saisir un ordre véritablement objectif. Le milieu animal n’est point un monde d’objets, mais un champ de forces psychophy- siologiques relativement variables : ainsi, sans nier ]’existence d’un psychisme animal, nous comprenons cependant son adhé- rence étroite 4 limmédiat et au présent. L’imagination de l’ave- nir et du possible lui manque pour la méme raison que lui font défaut la liberté a 1’égard du sensible, l’appréhension de V’indi- viduel et la perception de l’objet. Selon la profonde remarque de Bergson, ‘c’est l’herbe en général qui attire l’herbivore; or, de méme que I’intelligence de l’animal reste aveugle a l’indivi- duel, son affectivité demeure emmurée dans I|’instant. Aussi un tel comportement n’atteint-il pas encore une structure créatrice du temps; il se contente de le jouer inlassablement sous la forme d’une répétition cyclique : nombreux sont parmi les phénoménes «sociaux » de la vie animale ceux qui sont liés 4 un retour tempore] organique ou cosmique. Mais alors dans quelle mesure peut-on parler encore de « sociétés » animales? Si la perception des bétes ne parvient jamais A saisir des objets au sens propre du terme, et si elle ne peut s’empécher de répondre glo- balement a des ensembles relativement fixes et toujours concrets de stimuli, si d’autre part les espéces supérieures réagissent bien affectivement aux expressions, mais sans que |’individua- lité, & laquelle expression adhére soit par elle-méme susceptible d’éveiller un regard, une Haine ou une tendresse, on peut sans doute attribuer aux animaux des réponses sociales a des stimuli sociaux, mais A la condition que le mot de société soit entendu en un sens particulier et soit entigrement dépouillé de ses réso- mances anthropomorphiques (1). Le chien, par exemple, ne réagit (1) La psychologic moderne a bien mis en valeur l'insuffisance de V'éla- boration du temps dans le comportement animal, dont les « adhérences » et la « viscosité » manifestent «le privilége de lespace » (M. MERLEAU- Ponty, La structure du comportement, Paris, 1942, p. 150 sq.). Cotte défi- cience comportementale explique des phénoménes en apparence purement Physiologiques, comme «Viniirmité Visuelle »; celle-ci_« n'exprime que rinsuffisance des relations d’expression réciproque, du comportement sym- bolique ou encore de la structure chose » {ibid,, ‘p. 159; yolr ausel Buy. TENDIIK, Les différences essenlielles des fonctions psychiques chez T'homme et les animauz, Cahiers de la philosophie de la nature, t. IV, p. 62; VoLKELT, Die Vorstellungen der Tiere, 1914; Kanter, L’intelligence des singes supé- rieurs, Paris, 1927 (p. 143, 224); E. Casstrer, Die Philosophie der symbo- lischen Formen, Berlin, 1923-1925 Band I, die Sprache, Kap. I). A son tour, le dé- faut dans la perception del’objet n'est que l'autre face du détaut dans Ia per- ception de individu; méme si l'on admet que l’animal posséde & un certain 10 LA SIGNIFICATION DE LA MORT pas a tel ou tel ordre de mots, mais a telle ou telle intonation, quels que soient l’ordre des mots et leur singularité. Ici encore c'est expression en général qui « émeut » les animaux, beau- coup plus que son support individuel. Aussi la perception, l’affec- tivité et la vie sociale des animaux restent-elles extatiquement enfoncées dans la magie et dans l’enchantement d’un monde, ou Vintelligence n’a pas encore découpé d’objets, d’intentions, ni de personnes. Dés lors, le mot d’émotion ne conserve pas la méme signifi- cation, suivant qu’on l’applique aux animaux ou aux hommes. L’homme peut s’émouvoir lorsque son imagination lui représente une situation émotionnelle, sans que celle-ci soit immédiatement, présente : l’animal au contraire ne peut abstraire de la situation son sens pour le jouer symboliquement, mais il le vit, lié trés étroitement et immuablement a son signal empirique et sensible. De plus, tandis que la gesticulation de "homme quand il s’émeut vise toujours une structure sociale, tandis qu’elle menace, qu’elle appelle, qu’elle prend 4 témoins les autres personnes, la présence d’autrui, du possible et de l’individu manque aux bétes. Une double privation caractérise donc l’émotion animale, adhérente au sensible et liée A une expression que n’illumine pas le regard d’une personne. Ainsi se précise le probléme de la cécité animale a la mort : si le comportement animal reste aveugle a celle-ci, n’est-ce pas qu’elle ne peut se révéler que dans un « milieu » sensible a l’ima~ gination, symbolique, abstrait et individualisé? Un comporte- ment comme celui de l’animal demeure rivé 4 une structure cyclique du temps : en percevant le « retour » des mémes situa- tions, la béte réagit avec les mémes réponses. Mais quand l’évé- nement est unique, quand l’organisme se trouve devant un instant qui, par définition, ne pourra revenir, alors le rythme de la vie animale est rompu; son psychisme est désemparé et ne peut saisir le sens d’une situation qui l’anéantit; pour qu’il comprit la mort, force serait 4 l’organisme de s’en détacher par Timagination, de la penser au lieu de la jouer, de la transposer 6 Ja «perception évidente du Tu» cette perception néanmoins n'im- plique nullement la présence d'une véritable individualité, car il lui manque encore la « polarité dialectique », qui sert de théme principal la gent @une connaissance individuelle; « animal connait a peine ou trés confusé- ment une conscience de soi et une conscience d’autrui » (Th. GercEr, Das Tier als geselliges Subjekt, Arbeiten zur biologischen | Grundlegung der Soziologic, S. 284-307, in Forschungen zur Volkerpsychologie und Sozio- logie, hsggben von R. Thurnwald, Bd X, 1, S. 287). On peut conclure avec Pierre Janet que «individu n’existe pas dans le monde pas plus que bien des choses. L’individu est une création humaine » (L’évolution psychologique de la personnalité, Paris 1929, p, 273 et tout le chap. XII). EXISTE-T-IL DES INSTINCTS DE MORT ? u sur un plan symbolique. Mais c’est précisément cet effort d’abs- traction dont l’animal est incapable. S’il est aveugle 4 la mort, c’est parce que la mort est une forme symbolique! D’autre part, comme les animaux n’éprouvent point Ja société suivant le méme rythme que les hommes, comme les sociétés humaines vivent de la tension dialectique qui oppose et unit a la fois l’individu et la communauté, tandis que les sociétés animales ignorent I’exis- tence des individus, nous comprenons pourquoi les romans édi- fiants qui attribuent aux animaux un sentiment altruiste de pitié et um désespoir quasi métaphysique devant la mort de Pétre aimé sont forgés de toutes piéces, pour la simple raison que l’animal est espéce et non pas individu, et que l’étre aimé, le compagnon, le petit peuvent exister dans l’imagination des psychologues, non dans la réalité de la Nature. Expliquer, comme a fait Zuckermann, le comportement maternel de la guenon & l’égard de son petit mort en faisant intervenir la simple réaction 4 une forme privilégiée : «le petit objet couvert, de fourrure », c’est peut-étre trop séparer encore les réactions du milieu général qui les conditionne, les traiter de facon trop analytique et risquer de composer des réponses globales par une simple sommation de réactions particuliéres, mais, méme si Vinterprétation matérielle de ces phénoménes doit se préciser et se transformer, c’est aussi suivre la seule méthode valable pour comprendre le comportement animal. Existe-t-il des instincts de mort ? . Pour découvrir la signification de la mort, il semble que nous devrons désormais interroger un comportement humain pleine- ment évolué, symbolique et individualisé. Cependant, tant est puissant le prestige des méthodes explicatives, les psychologues se soucient peu de distinguer les « formes» symboliques des «formes » simplement amovibles et renoncent difficilement & voir dans le comportement qui‘saisit le sens de la mort autre chose que le prolongement des réactions animales a 1'intérieur de la vie humaine. Vision 4 la fois anthropomorphique de I’ani mal et naturaliste de l’homme, qui risque de méconnaitre et la cécité de l’animal 4 l’égard des problémes humains et la spéci- ficité de l’activité humaine par rapport a 1’élan vital. Telle est la double réduction qui permet & un Metchnikoff d’affirmer Yexistence d’un « instinct de la mort » (1). (1) Elie Mercunixorr, Etudes sur ia nature humaine, Paris, 1903; Essais optimistes, Paris, 1907. 12 LA SIGNIFICATION DE LA MORT Contrairement a histoire qui voudrait qu’on aimat d’autant plus la vie qu’on est plus constamment sujet 4 la perdre, Metch- nikoff prétend avoir observé que les vieillards extrémement. avancés en age désirent de mourir. L’instinct de mort naitrait. ainsi aprés une longue vie, mais seulement lorsque c’est une mort naturelle qui nous menace; de son cété, l’instinct de con- servation ne nous ferait lutter contre la mort que dans la mesure ou c’est un accident, une catastrophe, une mort non naturelle qui abrége notre existence. Devant la mort vraiment naturelle, nous n’éprouverions aucun mouvement de répulsion, puisque tant qu’elle n’est pas encore proche, nous ne pensons pas 8 elle, et que lorsqu’elle nous presse, la nature nous la fait désirer et aimer. Et n’allons pas confondre cet instinct de la mort avec une attitude morale inventée plus ou moins artificiellement par Vhomme pour les besoins de la cause et forgée par la réflexion, l'éducation et la volonté : c’est la nature elle-méme qui a spon- tanément placé en nous cet instinct, produit de l’innéité, non d’une acquisition artificielle. Malheureusement, les observations sur lesquelles s’appuie Metchnikoff restent trés fragmentaires et leur interprétation, trés sujette a caution. Lorsque les vieillards qu’on nous décrit déclarent qu’ils désirent la mort, il est difficile en effet de faire le partage entre les éléments qui dans ce désir reviennent a la tradition, 4 la volonté et a la nature. D’autre part, comme l'absurdité de notre vie civilisée risque de raréfier de plus en plus les cas de ces extraordinaires longévités, le centre de gravité de la théorie de Metchnikoff est déplacé; pour donner a I’ins- tinct de mort droit de cité en biologie, on quittera le terrain des observations expérimentales trop rares et trop impures, on renoncera a établir par les faits la réalité de l’instinct pour en prouver la nécessité et pour en déduire les propriétés a partir d’une métaphysique finaliste. Si la nature nous inflige la mort — tel est l’arriére-fond de la théorie — elle doit en vertu de ses propres harmonies nous donner aussi les moyens de |’accepter avec reconnaissance, de la désirer, de la rechercher. Elle doit conformer le mental au physique. Et si l’expérience semble prouver le contraire, si les vieillards semblent s’attacher 4 la vie plus qu’a la mort, on mettra ce décalage entre la théorie et les faits au compte des mceurs aberrantes d’une humanité qui, par ses vices, son immoralité et sa méchanceté, contrarie le cours de la nature au lieu de le respecter. De l’instinct de mort nous sommes ainsi renvoyés 4 la mort naturelle. Mais l’expérience ne nous donne pas d’exemples plus nombreux ni plus certains de celle-ci que de celui-la. Et cette mort naturelle EXISTE-T-IL_ DES INSTINCTS DE MORT ? 13 risque bien de n’étre qu’une idée comme I’instinct auquel elle est ordonnée. Car enfin, demandera-t-on, n’est-ce point la nature elle-méme qui a imposé aux espéces animales la mort violente? Si nous mourons d’excés et d’injures, une telle fin contredit peut-étre nos aspirations morales, non toutefois qu’elle con- trarie la nature, mais parce qu’elle lui obéit trop fidélement. Instinct de mort et mort naturelle ne sont donc point des concepts que l’observation abstrait de l’expérience; au con- traire nous nous en servons pour interroger celle-ci et pour la comprendre systématiquement a partir d’un principe de finalité chargé d’intention morale. Ces idées sont des idéaux! Qu’a ce titre elles dirigent notre investigation théorique et surtout nos efforts pratiques, qu’elles nous inspirent la volonté d’améliorer Ja nature, de la rendre plus habitable et d’humaniser l’expé- rience, cela ne peut ni nous étonner ni nous choquer. Mais le danger demeure qu’elles oublient leur destination originelle et leur essence idéale. Aussi risquons-nous toujours de les « réaliser », d’oublier‘ qu’elles peuvent bien, qu’elles doivent bien servir de principes moraux régulateurs de |’expérience, mais que leur usage en tant que principes constitutifs est par 14 définitivement écarté, Entre ces deux interprétations possibles de l’instinct de mort et de son corrélat, la mort naturelle, entre une théorie empirique qui prétend y résumer les faits observés et une théorie idéaliste qui prétend y édicter des normes morales, Metchnikoff refuse de choisir. Il s'appuie sur la premiére pour confirmer son idée dans les faits, et sur la seconde pour réfuter les faits que cette idée n’explique pas. En fin de compte, il laisse le lecteur dans Ia confusion, fait & la fois appel A sa conscience morale et A son sens de l’observation, veut corriger l’un par l’autre et feint d'igtiorer qu’ils se contredisent. L’interprétation réaliste vou- drait qu’on alléguat des faits précis et des témoignages expéri- mentaux, mais le caractére normatif de l’interprétation idéaliste ne sert-il pas 4 extrapoler et 4 combler les vides de l’expérience? L’interprétation idéaliste s’en tient a établir les harmonies d’un monde que !’amendement des hommes aura enfin rendu habi- table; mais pour que ces harmonies cessent d’étre utopiques, Vidéalisme de la mort naturelle vient emprunter au réalisme de l’instinct de mort un faux semblant de positivité et d’expé- rience empirique. Idéalité et réalité entrent ainsi en un conflit dialectique dont vit la théorie. Comment expliquer d’ailleurs l’existence d’un instinct qui tarde tant 4 se manifester? Faut-il invoquer en la nature des forces obscures que les sciences exactes et la philosophie de 14 LA SIGNIFICATION DE LA MORT Descartes ont définitivement condamnées? Si I’affaiblissement naturel que provoque la vieillesse pousse |-homme a désirer la mort, se peut-il que l’affaiblissement artificiel causé par lintoxication n’éveille point le méme désir? Quand les signes organiques d’un phénoméne sont sensiblement les mémes, com- ment se fait-il que leurs conséquences psychologiques différent au point de s’opposer? Il en est de Vinstinct de mort comme de linstinct sexuel : il doit apparaitre avant méme qu’on s’en serve, et, comme I’a bien vu la psychanalyse, un instinct qui ne se manifesterait pas ne serait qu’un pur non-étre. Si donc nous voulons rester fidéles a V’idée qu’il existe un instinct de mort, sans tomber dans des contradictions évidentes, nous devons détacher la théorie de l’instinct de mort de son contexte, la théorie de la mort naturelle, ct établir qu’il existe un ins- tinct humain qui nous fait désirer la mort (sans que nous ayons a préciser si elle doit étre naturelle), et dont la présence peut toujours étre décelée par ses manifestations extérieures. I] est remarquable que certains psychanalystes aient expressément tiré argument du parallélisme hypothétique entre |’instinct sexuel et V'instinct de mort, et n’aient corrigé la théorie de. Metchni- koff qu’en supprimant la différence qu’il maintenait entre la mort naturelle et la mort accidentelle. « De méme, déclare en ce sens Allendy, qu’il existe un instinct sexuel avant la puberté, de méme il est logique de s’attendre 4 découvrir un instinct, de la mort pendant ta vie » (1). Mais que signifient ces généralisations? Dans la perspective semi-morale de Metchnikoff si consciemment ou inconsciem- ment voisine de celle des socialistes et en particulier de Feuer- bach, et ou il convient de restituer & la mort son harmonieuse et aimable beauté en la rendant naturelle, la finalité garde un sens. Les difficultés naissaient seulement de la confusion entre Vordre de 1a réflexion et l’ordre de la détermination, entre Tidéal et le réel, entre le subjectif et lobjectif. Si au contraire nous généralisons l’idée d’un instinct de la mort — et nous savons maintenant qu’une théorie restreinte 4 la mort naturelle demeure forcément ambigué -— nous ne pouvons que renoncer au prestige d’une finalité naturelle, 4 moins de soutenir |’absur- dité que toute mort est un bien en soi. Tendons-nous natu- reliernent a la violence, 4 la débauche, a l’intoxication et a la mort? I est difficile d’attribuer alors & cette tendance une fina- lité positive! Devrons-nous donc imaginer que la nature se (1) Atenpy, Les représentations et instinct de la mort (L’évolution psych.j 2e série, I, 1929, p. 11-16). EXISTE-T-IL DES INSTINCTS DE MORT ? 15 retourne contre elle-méme? Tandis que la théorie de Metchni- koff semblait prise dans le dilemme d’un instinct réel et d’un idéal utopique, la psychanalyse ne risque-t-elle pas avant méme de se développer, de nous enfermer dans l’alternative d’un instinct, c’est-4-dire d’une tendance organisée suivant une cer- taine finalité naturelle, et d’un instinct de mort, dont la visée interdit a priori de parler de finalité! Allons-nous étre obligés de conserver la finalité pour sauver |’instinct, mais en renon- gant A la mort, ou bien de conserver la mort et de sacrifier Ja finalité, mais en renongant a l’instinct? Si, abandonnant Yidée de mort naturelle, nous généralisons le concept d’instinct de mort, n’allons-nous pas nous heurter nécessairement a une nouvelle contradiction? L’examen des faits, non plus « idéaux », comme chez Metchnikoff, mais empiriquement contrélables, va nous le dire. Les psychidtres distinguent couramment entre les sujets asthéniques, ou l’absence des manifestations organiques qui servent 4 conserver la vie est due 4 une impuissance physique, et les sujets anorexiques, ou la fonction est absente alors qu’est présent l’organe, et qui pitissent d’une impuissance véritable- ment psychique, d’un désintérét a l’égard de la vie. Or trés souvent les tendances les plus essentielles 4 la conservation de la vie, et en premier lieu celles qui ont trait A la nutrition, font défaut chez certains enfants du second groupe : on ne peut les nourrir que de force ou par contrainte. Les cas les plus fréquents sont ceux qui ont fait nommer la maladie « ano- rexie mentale des jeunes filles », encore que le sexe masculin n’en soit pas exempt. On constate que ces jeunes filles pendant leur-maladie révent trés fréquemment a la mort de leurs proches ou a la leur propre. De plus, chez les adolescentes anorexiques, ce n’est pas seulement la faim, mais toutes les protections affectives contre la menace du danger (le sentiment d’avoir froid, d’étre fatiguées, déprimées, malades) qui tendent a dis- paraitre. Leur comportement les conduit 4 la mort, sans vio- lence, mais fatalement. Il ne s’agit ici ni du romantisme de Yadolescence, ni d’un de ces suicides ou, au sein de la mort, le patient se retient encore furieusement a la vie, ni d’une de ces exaspérations de conscience qu’on a justement décrites comme de véritables « chantages au suicide ». Les anorexiques tendent vers la mort sans aucun effort volontaire avec une tristesse sereine, efflacée et sociable, par « instinct ». Notons que le caractére de ces malades est extrémement doux et liant; il ne manifeste aucune agressivité. Au coniraire des adolescentes, les jeunes enfants anorexiques se montrent violemment agressifs 16 LA SIGNIFICATION DE LA MORT envers autrui. Ils souffrent de se sentir a la fois hostiles 4 l’égard d’autrui et dénués de protection personnelle. Mais ici les psychanalystes ne font qu’un pas et établissent entre les deux symptémes qui coexistent chez le malade un lien de réciprocité significative : ils les interprétent comme deux variantes d’un méme comportement agressif originaire, qui se différencie non par sa nature, mais uniquement par son objet. L’agressivité n’est plus un phénoméne objectif caracté- risé, mais une composante nécessaire de instinct quel qu’il soit; et méme il doit -étre traité comme un instinct séparé. Comment déceler maintenant l’existence d’un instinct, ou pour employer le langage des psychanalystes, d’une « pulsion » agres- sive? « Notre critérium, écrit Juliette Boutonier, serait volon- tiers celui-ci : toute conduite qui aboutit a une destruction, & une agression, tout sentiment (sympathie ou horreur, crainte ou désir) qui accompagne la conscience d’une agression, d’une destruction, ou de tout ce qui s’y rattache directement est susceptible de déceler l’existence d’une pulsion agressive (1). » Rapprochant les instincts de mort du processus catabolique qui est l’autre face du métabolisme des étres pluricellulaires, dont la premiére est l’anabolisme, l’auteur découvre dans les instincts agressifs des rapports étroits avec les fonctions d’excré- tion et d’élimination. Cette parenté tiendrait & une double origine : la premiére, |’éducation, enseigne a ]’enfant la propreté, et la malpropreté apparatt comme une agression contre la société, la seconde, organique, liée & un ordre plus profond que le social, lui fait refouler les tendances 4 manipuler les excréments, parce qu’il n’y a pas de voie de progrés ouverte a l'adaptation de ce cété. De méme, la tendance générale de Yenfant a la destruction manifesterait la présence d’une autre pulsion agressive; la simple nécessité ou nous sommes de détruire nos aliments avec nos dents avant de pouvoir les assimiler tendrait a le prouver! L’absence de ces pulsions produit chez des sujets névrosés une déficience sexuelle caractérisée, le sadisme naturel au male quand il accomplit la défloration faisant alors défaut. Il n’est pas jusqu’a l’invention scientifique qui d’aprés Yauteur ne requerrait l’existence de pulsions agressives, puis- qu’elle se fait contre des préjugés regus!. Enfin, seule cette hypothése nous permettrait de rendre compte de phénoménes aussi connus que le sadisme et le masochisme. Si nous considérons ces arguments pour eux-mémes — en (1) J. Bouronier, L’Angoisse, Paris, 1945, p. 248; S. ANrHony, The Child's Discovery of Death, London, 1940, p. 145-148, EXISTE-T-IL DES INSTINCTS DE MORT ? 17 dehors du tout de la psychanalyse, ot ils ont servi le plus sou- vent justifier une théorie de l’angoisse, 8 compléter Vhypo- these du «refoulement » sexuel et peut-étre méme & corriger le « pansexualisme » freudien — nous apercevons qu’ils reposent tous sur un postulat initial, fondamental et indémontré : l’iden- lité de Vagression d V’égard de soi ef de Uagression a Végard dautrui. D’autre part, l’outrance est immédiatement visible d’invoquer une agressivité tournée contre le Moi A propos des jeunes filles anorexiques, alors qu’il s’agit du simple défaut d'un comportement positif, par exemple de la faim. Mais con- fondre l’absence d’un comportement positif et Ja présence d’un comportement négatif, n’est-ce pas renouveler l’erreur des scep- tiques pour qui I’absence du plaisir est déja douleur? Car autre chose est de se demander pourquoi la faim, le sens du froid... sont absents, autre chose est d’avoir & expliquer un suicide. Or, précisément les jeunes filles anorexiques tentent trés rare- ment de se donner la mort. On dira qu’elles laissent agir la nature! Il est vrai, mais I’extrapolation est étrange qui nous fait ranger V'absence d’un comportement instinctif au nombre des tendances, par définition dirigées positivement vers quelque chose, méme s'il était possible de les concevoir tournées contre Ja vie! Déja le voile se déchire qui cachait & nos yeux l’arriére-fond méta- physique du freudisme. Car les instincts ne s’achévent dans Yanorexie que lorsqu’on les suppose satisfaits par un néant de douleur. On imagine alors que nous cessons de désirer, au moment ot nous cessons de souffrir. Le « plaisir » qui termine J’acte se réduit 4 l’absence de douleur. Loin d’étre lié a la créa- tion, il la nie : « Le plaisir comme principe de suppression, de repos et de mort, nous trouvons chez Schopenhauer le modéle de cette formule freudienne (1). » Allons-nous maintenant déceler un instinct agressif au moins chez les enfants anorexiques? Dans la mesure ou ils sont atteints de la méme maladie que les adolescentes, on pourrait presque les caractériser par la méme absence comportementale. Quant aux pulsions agressives, elles sont peut-étre extraordinairement développées chez les enfants malades que Juliette Boutonnier a observés, mais elles ne laissent pas d’apparaitre chez tous les enfants en général. Nous sommes ainsi renvoyés — hors de la pathologie mentale — a Vexamen psychologique des différentes pulsions agressives chez un sujet sain. On invoquera alors la malpropreté des enfants et on la fera procéder d’une intention perverse de révolte, traduisant en eux le réveil d’un (1) Karl Boner, Die Krise der Psychologie, 2te Auflage, Jena, 1929, S. 191. J. VUILLEMIN 2 AS LA SIGNIFICATION DE LA MORT instinct. d’agressivité. Or la présence de la méme mimique chez le singe, lorsqu’il manifeste sa colére, fait douter que cette gesticulation exprime une intention personnelle ou sim- plement objective; le sens psychique ne saurait tenir lieu de symbole mental! N’est-ce pas non plus fausser la description des phénoménes que d’identifier sous une méme catégorie affec- tive les gestes qui s’achévent par la destruction des objets et ceux qui tendent & tourmenter les autres? Les premiers peuvent n’aspirer qu’A satisfaire une pure curiosité intellectuelle. Les seconds s’attachent moins A détruire autrui — cet autrui, dans lequel les enfants anorexiques voient précisément un étre aimé — qu’a le faire souffrir. Quant a la liaison des déficiences sexuelles avec les réves d’agressivité, on l’interpréte on imaginant que le réve vient remplacer un instinct absent, le «sadisme du male », qu’il se substitue & lui, et comme cette substitution inhibe les désirs, que le réve d’agression provoque |’impuis- sance sexuelle par un mécanisme naturel ot la représentation cherche a combler Je vide qu’elle a fait en chassant la réalité. Mais A quoi bon cette explication contournée? N’est-il pas plus simple et plus clair de renverser lenchainement des causes et des effets, en faisant non plus du réve la cause de la déficience physique, mais de la déficience physique la cause du réve? Car loin que l’agressivité et le sadisme accompagnent natu- rellement l’acte sexuel, comme les psychanalistes 1’affirment pour les besoins de la cause, ces complexes sentimentaux que le bon sens traite justement de déviations et d’anomalies n’ap- paraissent en fait que lorsque l’activité sexuelle a été mal satisfaite par défaut ou par exces. Une fois écartés les arguments empruntés A l’observation des sujets anorexiques, il ne nous reste donc plus qu’a décider si ’homme a l’état normal manifeste des instincts d’agressivité 4 Végard de soi et d’autrui. Or n’est-il pas remarquable que pour l’établir, Juliette Boutonier aprés avoir décrit V’instinct de mort chez les anorexiques et avoir opposé aux tentatives de suicide dues aux crises romantiques de l’adolescence, fait soudain appel au premier pour expliquer les secondes et inter- préte la mélancolie romantique de la méme fagon que les dépres- sions anorexiques? Admirable logique qui tantot pour définir Kinstinct de mort oppose Ja maladie a la santé, tantét, obnu- bilée par sa découverte, veut le retrouver partout, confond le normal et le pathologique, et contredit ses prémisses pour fortifier ses conclusions (1)! Ou bien, comme nous le pensons, (1) Concilie qui pourra par exemple ces deux textes : «Peu importe que l'anorexique ne songe pas se suicider : elle va a la EXISTE-T-IL DES INSTINCTS DE MORT ? 19 le suicide romantique procéde d’un acte du vouloir et de Pima- gination (c’est pourquoi il se réduit souvent 4 un chantage), mais alors il peut bien prolonger de facon lointaine un instinct sur le plan de J’intelligence, 4 coup sar il n’est point lui-méme un instinct; ou bien il illustre un instinct réel, mais rien ne per- met plus de distinguer le Romantisme et l’Anorexie, qu’on reconnait pourtant si différents dans leurs effets. Si le Moi ne tend pas naturellement a se détruire lui-méme, reste l’ensemble des pulsions agressives & l’égard d’autrui que nous pouvons classer sous Je vocable général de sadisme. Nous prenons plaisir & provoquer la souffrance d’autrui et 4 contempler notre ceuvre. Il arrive que cet «instinct » se retourne contre le Moi, et que le sadisme se fasse masochisme. Mais ces cas sont beaucoup plus rares et tardifs. On alléguera certes la mimique des bébés en colére qui se déchirent Ia figure; mais ce serait oublier la maladresse enfantine et l’absence d’une perception du corps propre dans le jeune Age. En tout cas, qu’il s’agisse du sadisme ou. du masochisme, ce que homme recherche dans de tels comportements, lorsqu’ils n’expriment pas de simples réactions dépourvues de. signification, c’est toujours une jouissance pro- voquée par une douleur, La douleur n’est pas recherchée pour elle-méme, mais pour le plaisir qu’elle procure. Le plus souvent, Vorganisme fatigué, surexcité ou rassasié, cherche pour se pro- curer des plaisirs ou pour les aviver des « expétiences nou- velles ». Sadisme et masochisme sexuels n’ont pas d’autre fonc- tion que de satisfaire cette curiosité maladive du plaisir. Mais alors, si la douleur n’est pas la fin derniére visée par ces actes et si sa signification reste toute dialectique, puisqu’elle doit servir de moyen et d’instrument au plaisir, il est tout a fait vain d’y vouloir découvrir un premier degré dans I’achemine- ment de l’organisme qui la souffre vers la mort : par nature elle est liée & un vivant. Ce n’est qu’en des cas extrémes et imprévus que sadisme et masochisme conduisent a la mort effective du patient, et en général, si la mort se produit, du mort par instinct, bien plus que V'adolescente qui a des idées de suicide ow méme tente de se suicider. Il nous semble méme que le suicide des étres jeunes correspond bien plus, comme le voulait Schopenhauer, a un vouloir- Vivre qu’a une volonté de mourir » (op. cit., p. 238). « Ne pourrait-on pas considérer comme une crise juvénile collective ayant intéressé toute une époque la mentalité romantique avec sa « mélancolie » qui n’est qu’un godt et un besoin de la mort?... Le seul fait que cette han- tise de la mort soit si caractéristique des tres jeunes doit nous inciter & -penser qu’elle trouve son explication non pas dans. 'expérience (?) mais dans Tinstinct... Ces faits n’indiquent-ils pas que Phomme ne pense pas seulement & la mort pour Ia fuir, mais aussi pour la rechercher? » (p. 263-264) - 20 LA SIGNIFICATION DE LA MORT moins n’a-t-elle pas été effectivement voulue et ne survient- elle que par accident. Quel bénéfice avons-nous de garder le mot d’instinct, quand nous renongons a la chose? Qu’en reste-t-il en effet, si, ayant perdu son caractére de finalité, maintenant que nous avons généralisé la théorie de Metchnikoff et renoncé & son objet com- plémentaire, la mort naturelle, l’instinct est désormais dépouillé de son caractére d'innéité, puisqu’il est peu a peu construit cn nous par une substitution de moyen a fin? Qu’est-ce que cet instinct privé de toute spontanéité et de toute direction? Et en quoi différe-t-il d'une simple habitude ou de tout autre phé- noméne psychologique qu’on voudra, si l’on excepte bien entendu Yinstinct lui-méme? Que dirions-nous d’un Cartésien réformé qui voudrait définir la matiére sans faire appel 4 son « attribut principal », l’étendue? Or, la psychanalyse nous conduit a cette absurdité de penser une substance épurée de ses attributs et d’affirmer l’existence. d’un instinct qui n’a plus rien d’instinc- tif. S'il est difficile de soutenir l’existence d'un instinct de mort, d'une tendance qui nous ferait naturellement désirer de mourir ou de tuer, et s’il faut soigneusement distinguer entre la consé- quence d’une action et son but, puisque Je déterminisme objectif entraine souvent des événements auxquels ne tendaient ni notre volonté ni notre instinct, cependant ne reste-t-il pas possible d’affirmer au moins l’existence d’un instinct de la douleur? Au fur et & mesure que le « principe du plaisir » développe en nous le sens de la réalité auquel il sert de régulateur, nous apprenons a compléter nos renoncements pénibles, mais passifs, comme la faim, nécessaires pour obtenir des plaisirs, par la recherche active d’une douleur positive, source d’une jouissance éventuelle. « Sous Vinfluence de instinct de conservation du Moi, le principe du plaisir se sépare du principe de réalité qui, sans renoncer & rechercher un gain final en plaisir, exige et obtient l’ajournement de la satisfaction, l’abandon de ses nombreuses possibilités et Pacceptation temporaire du déplaisir sur le long chemin détourné qui conduit au plaisir (1).» Méme ce que les psychanalystes appellent « besoin de punition » reste donc au service de la satis- faction cherchée. N’arrive-t-il pas cependant que le Moi suren- chérisse sur les exigences de la réalité? Phénoméne commun en psychologie, le moyen fait peu a peu perdre de vue le but que Vhomme visait A travers lui et, s’affranchissant de la finalité s. (0, FRevp, Zehnbandige Ausgabe der Gesammelien Schriften, Band VI, ’ EXISTE-T-IL DES INSTINCTS DE MORT ? Qi qui lui donnait primitivement un sens, il devient 4 son tour une fin autonome. Le besoin de punition se libére de l’intention hédoniste, a Vintérieur de laquelle il s’inscrivait primitivement, et la douleur est recherchée enfin pour elle-méme. Séduisante, mais fallacieuse théorie! Car elle ne nous accorde d’abord aucun pouvoir pour passer de Vinstinct de douleur et de punition A Vinstinct de mort. De plus, que reste-t-il de l’ins- tinct de douleur lui-méme, maintenant que nous connaissons sa genése psychologique? La psychanalyse admet en effet l’existence d’une tendance originelle au plaisir. Lorsqu’un étre vivant emploie une douleur pour obtenir un plaisir, c’est un premier pas qui le sépare de la nature et de I’instinct, et lorsque enfin il ne ressent plus le plaisir que dans la mesure od il inflige une peine a autrui dans le sadisme, ou A lui-méme dans le masochisme, loin de se rapprocher de la nature, il s’en éloigne encore. En premier lieu, ce n’est donc pas la douleur qui est recherchée en tant que telle, mais plutdt le plaisir de produire (1), de créer quoi que ce soit, fat-ce de la douleur; en second lieu, il doit apparaitre clairement désormais qu’un tel comportement si, & coup sar, il ne mérite pas le titre d’instinct de mort, n’a pas droit non plus a celui d’instinct d’agressivité, puisqu’A l’explication de sa genése, il faut une réflexion et une déviation telles qu’en lui est perdu tout contact avec une spontanéité instinctive et une naiveté originelle. Comme l’empirisme dont elle est issue, la psychana- lyse, non contente de vider instinct de tout contenu, essaie de le construire en partant du pathologique pour comprendre le normal, et l’erreur sur son objet répond au vice de la méthode. Ou bien donc les instincts de mort n’existent pas, ou bien leur champ d’application est coextensif A celui de Ja Libido elle-méme, et tout instinct se définit par la recherche de Ja mort. Or, tel est bien Je sens du «principe du plaisir » qui, d’aprés Freud, commande le mécanisme de nos tendances : « Nous avons tous éprouvé, dit-il, que le plaisir le plus grand que nous pouvons atteindre, celui de l’acte sexuel, est lié a l’extinction momentanée d’une activité surexcitée. » Ainsi «la fonction que nous venons de déterminer participe 4 la tendance universelle de tout vivant A retourner au repos du monde inorganique (2) ». Dans les premiers écrits freudiens, le « principe du plaisir » ne signifie donc pas que les tendances visent un plaisir, mais seule- ment qu’elles visent & se satisfaire elles-mémes et a faire passer Vinstinct de la recherche & la satisfaction et du déséquilibre (1) Karl Bunzer, op. cit., S. 193 sq. (2) S. Freup, G S., VI,’S. 256. 22 LA SIGNIFICATION DE LA MORT au repos. C’est méme sur ce dynamisme fondamental qui pousse les pulsions a se satisfaire, querepose l’hypothése centrale du «refoulement ». Dans la théorie psychanalytique, nous admet- tons sans hésiter que le déroulement des processus psycholo- giques est automatiquement réglé par le principe du plaisir, c’est-a-dire que nous croyons qu’il est toujours excité par une tension déplaisante et qu'il s’engage ensuite dans une direction telle que son résultat final coincide avec un abaissement de vette tension et donc avec une disparition du déplaisir ou une création de plaisir (1). Mais, si le principe du plaisir ne posséde pas primitivement une signification hédoniste, Ja théorie freudienne a évolué. Le sens des mots s'est transformé peu a peu et un principe qui se contentait en somme d’exprimer la spontanéité des tendances a été subrepticement remplacé par un principe ou se retrouve Je postulat « hédoniste ». Sous la description psychologique s'est insensiblement glissée une hypothése métaphysique. En méme | temps la conception de Ja psychanalyse se transformait. Elle tendait tout d’abord A se représenter la vie psychique comme une masse d’instincts refoulés auxquels il fallait permettre d’accéder & la conscience et qu’il fallait, selon l’expression de Freud, faire passer « de l’antichambre au salon ». La nouvelle méthode se proposait donc de connaitre l’inconscient. Mais bien vite Freud s'est trouvé en face de faits que cette hypothése ne sullisait pas 4 expliquer. Le médecin observait des résistances telles au « défoulement », qu’il était impossible de les attribuer 4 un inconscient refoulé, dont la nature consistait justement (c’était 1a le sens premier du «principe du plaisir ») 4 tenter de se frayer un chemin vers la conscience, le plaisir et la mort. Il aurait été absurde d’expliquer ces résistances en faisant appel au psychisme conscient du sujet et contradictoire de supposer que l’inconscient tend vers la conscience et en méme temps refuse de s’y précipiter. En ce dernier cas, en effet, une méme ‘tendance aurait dd & la fois obéir au « principe du plaisir » qui la pousse a se satisfaire et’ au principe contraire. On et abouti de cette facon & l’opposition idéale de deux fonctions a l’inté- rieur du méme instinct. Au dualisme fonctionnel, Freud préféra un dualisme matériel : il distingua au sein de V’inconscient des éléments refoulés tendant au défoulement et des éléments non refoulés, qui échappaient par 18 méme au « principe du plaisir ». Dans Vinconscient on dut donc opposer deux sortes de ten- dances; mais en méme temps on glissait du sens fonctionnel du 41) Freup, Jenseils..., S. 191. FICTION FREUDIENNE DE L’INSTINCT DE MORT 23 « principe du plaisir» 4 son sens hédonique et métaphysique. Le principe cessant de désigner la fagon dont l’organisme, désé- quilibré par le désir, tend A retrouver son équilibre, on peut. imaginer deux sortes de tendances, les unes cherchant le plaisir, les autres la douleur. Les instincts de mort recouvraient désor- mais, sans qu’on s’en apergut, une nouvelle réalité. La mort ne se trouvait plus en effet au terme de tous les désirs, dans la mesure o& ils obtiennent satisfaction; mais elle commandait une nouvelle classe de tendances, propres a expliquer la résis- tance que certains fragments d’inconscient opposent a la re- cherche psychanalytique et au défoulement. . La fiction freudienne de l'instinct de mort. A la loi d’aprés laquelle les réves seraient des réalisations de , désirs, Freud voyait une premiére exception dans les réves qui ne font que répéter une situation traumatique et qui obéissent donc a la tendance 4 la répétition, tendance tout a fait indépen- dante du « principe du plaisir » et qui nous fait reproduire dans Ja représentation un événement, méme désagréable. Dés ses premiéres ceuvres, il expliquait déja l’angoisse et la vie psycho- logique en général par le retentissement inconseient de « scénes originelles » partout présentes : « Nous pensons, disait-il, que les autres affections, elles aussi, reproduisent des événements anciens importants pour la vie, éventuellement pré-individuels (1). » Négligeant souvent la nouveauté créatrice, que la vie apporte aux formes de notre expérience, au profit de la ressemblance matérielle qu’il est possible de retrouver aux différents instants du temps psychologique (2), Freud avait accordé a la répétition une place de choix pour |’interprétation des faits de conscience. Désormais, comme le « principe du plaisir», la tendance a la répétition ne ser plus seulement de théme méthodologique et fonctionnel : avec lui, elle acquiert aussi une signification maté- rielle. Par exemple, l'enfant reproduit dans certains de ses jeux, la forte impression qu’il a regue d’un événement traumatique, et la maitrise par son activité (3). A cette remarque psychologique- ment vraie, Freud ajoutait qu’on peut prendre a cette répétition (1) S. Freup, Hemmung, Symptome und Angst, 1906, S. 76. Ce mode @explication a souvent été appliqué par les psychanalystes aux relations entre T'expérience de la mort et. celle de la naissance. S. ANTHONY, The Chila’s discovery of Death, p. 134-145. 5. gk BOMEER, op. cil § 14, « Freud, der Stoffdenker , S. 165-179 et . 184. (3) 8. FREup, G. S., VI, 200 sq.; BOnLER, op. cil., 8. 183-200. 24 LA SIGNIFICATION DE LA MORT un véritable plaisir, ce qui vérifie notre explication du sadisme et_du masochisme, suscités d’aprés nous par le plaisir de créer méme de la douleur. I] n’approfondissait d’ailleurs pas cette remarque et la contredisait méme pour constater que chez le névrosé la tendance a la répétition se libére enti¢rement du « prin- cipe du plaisir », et se montre nocive et démoniaque (1). Nous ne contesterons pas l’exactitude des faits invoqués. Mais lorsque, partis d’une tendance a la répétition qui, de l’aveu méme de Freud, pouvait ne pas étre liée 4 un sentiment désa- gréable et qui, quand elle répétait. une douleur, ne le faisait qu’en vue de provoquer en nous le plaisir de créer, nous arrivons a la conclusion qu’une telle tendance est forcément rivée a la douleur, cette conclusion, en bonne logique, ne laissera pas de surprendre et de dérouter un lecteur resté fidéle aux prémisses de la démonstration. Seu! un insensible glissement de sens permet a Freud d’identifier l’idée d’une tendance a la répétition et l'idée qu’une telle tendance contredit le « principe du plaisir ». Son analyse ne devient d’ailleurs vraisemblable qu’au moment ou elle quitte le domaine du normal pour emprunter tous ses exemples & Ja névrose et plus généralement a la psychopatholo- gie. Nous retrouvons étroitement solidaires l’erreur du postulat hédoniste et l’errcur d’une méthode qui veut comprendre le sain a partir du malade, sans doute parce qu’au moment owt le vou- loir se détermine « naturellement » par le plaisir, l’obéissance A ces motifs est par elle-méme un indice de névrose et de maladie mentale! Certes Freud tente d’élargir le domaine de son investi- gation, et de découvrir sans plus faire appel a la pathologie dans la psychologie et la physiologie de l’individu normal les mémes lois que celles qui régissent l’individu malade. I] veut méme établir sa nouvelle théorie sur une propriété générale « encore peu connue ou tout au moins n’ayant pas encore été formulée explicitement, des instincts, peut-étre méme de la vie organique en son ensemble », Mais si nous lui accordons volontiers qu’au sein du comportement animal les instincts ne tendent ni au progrés ni au changement, mais & la simple reproduction d’états antérieurs, — et il est facile de comprendre cet aspect extatique d’un comportement dont les formes mattresses restent étroitement liées aux situations sensibles, et dont le milieu trouve rapide- ment des limites 4 sa plasticité, cela ne nous donne aucun droit a identifier sans plus de preuves cette lendance a la répélition avec un instinct de mort. Ces preuves, Freud les trouve... dans les nécessités de la psy- (1) S. Freup, Essais de psychanalyse, p. 47. FICTION FREUDIENNE DE L’INSTINCT DE MORT 25 chanalyse. La mort devrait, selon lui, étre supposée antérieure a la vie, et représenterait I’équilibre vers lequel retournerait fatalement Vorganisme, guidé par des instincts qui semblent garder la vie, mais qui n’ont été primitivement que des satellites de la mort. Comme les économistes classiques qui ne congoivent Téquilibre que dans l’ajustement automatique de toutes les quan- tités économiques sur les marchés des produits et des services, et le résolvent ainsi dans le repos et la mort, Freud n’imagine d’équilibre psychologique que dans l’immobilité et le nirvana. Il oublie la possibilité de « circuits économiques sans évolution », ot I’équilibre est désormais lié & la vie et non plus A la mort; il néglige l’existence d’états stationnaires et méconnait le plaisir comme source d’activité pour n’y considérer que I’aboutissement dun mouvement. Son étrange métaphysique risquait fort de ne pas entrainer l’adhésion, et des disciples, méme convaincus d’avance, pouvaient objecter que l’équilibre vers lequel tend naturellement Vorganisme est peut-étre mieux représenté par V’harmonieuse relation entre le corps et le milieu que par le repos de Ja mort. Aussi Freud crut-il bon de donner & ces réveries philosophiques des assiscs plus solides ou du moins une allure plus scientifique, en utilisant 4 son profit la distinction que Weis- mann avait établie entre le germen et le soma, le germen représen- tant le principe d’immortalité et les instincts de vie, le soma, le principe de mortalité et les instincts de mort. C’était Ia toutefois passer un peu vite de la biologie 41a psychologie! De plus que faire alors de I’instinct de la faim, certes aussi nécessaire que l’instinct. sexuel pour la conservation de l’individu vivant? Doit-on le ran- ger du cété du soma, puisqu’il ne se propose pas immédiatement de maintenir la vie de I’espéce, mais nous nous trouvons alors dans l’obligation contradictoire d’attribuer au principe de la mort un instinct dont la destination naturelle est de maintenir Ja vie de l’individu. Doit-on le ranger au contraire du cété du germen et du principe de vie? mais ce serait, nier Ja finalité tout individuelle d’un instinct comme la-faim. Et en définitive la distinction de Weismann permettrait tout au plus d’opposer les tendances qui conservent la vie individuelle (soma) a celles qui conservent la vie de l’espéce (germen). Pourtant si Freud a été conduit & employer cette distinction tout en la détournant de son sens premier, n’est-ce point A cause dune ambiguité qui, dés l’origine, a pesé sur la psychanalyse? D’ou provient cette surprenante transformation? Pourquoi Freud a-t-il renoncé peu a peu au dualisme du Moi et de la Libido pour rassembler sous le titre commun d’ « instincts de vie » des ten- dances qui relévent indistinctement du Moi et de la Libido? 26 LA SIGNIFICATION DE LA MORT Pourquoi enfin, si une dichotomie nouvelle va désormais rendre compte de la vie psychologique, s’appuie-t-elle sur l’opposition des instincts de vie aux instincts de mort, et ne concorde-t-elle plus exactement avec la dichotomie originelle de la psychana- lyse? Ces transformations sont dues historiquement — Juliette Bou- tonier l’a définitivement démontré — a intérét croissant que Freud a porté au phénoméne du narcissisme et aux découvertes auxquelles donna lieu ce nouveau champ d’investigation. Si dans ses premiers travaux il affirmait un dualisme radical entre les instincts sexuels (l’amour) et les instincts du Moi (la faim), Vévolution de sa théorie le forga bientot & comprendre dans les instincts de vie non seulement l’instinct sexuel proprement dit mais aussi l’instinct de conservation d’abord attribué au Moi, et que ses écrits antérieurs avaient pour de bonnes raisons opposé aux tendances sexuelles orientées vers les objets. Les instincts du Moi comprennent en effet, des composantes libidi- nales ou narcissiques. Le Moi s’aime lui-méme. A |’état normal, des forces maintiennent en lui la cohésion des diverses parties et groupent les cellules parce que leur assemblage constitue un étre unique. L’instinct de conservation serait donc le produit des insiincls libidinauxz du Moi et la Libido, le titre général des instincts de vie, encore qu’elle puisse secondairement s’appliquer au Moi. Mais en retour il faudrait admettre dans le Moi a coté des instincts libidinaux des inslincls létauz ou de mort. Toutefois, Freud lui-méme en convient, il est difficile d’obser- ver 4 l'état pur des instincts libidinaux, dont l’unique destina- tion serait de s’exercer dans le sens d’une construction positive. ‘Tl faut que je détruise |’aliment avant de |’assimiler. Inversement, il est impossible d’isoler l’aspect destructeur des instincts létaux, et, pour reprendre la métaphore bergsonnienne, le sphex paraly- seur doit, «sympathiser » avec sa victime avant de l’attaquer. Freud va jusqu’a avouer dans son Essai sur les deux variétés @instinel que leur distinction-ne repose pas sur une base suffi- samment solide et qu’elle peut étre en « contradiction avec des faits d’analyse clinique ». S’il continue néanmoins d’admettre des instincts de mort, c’est que, selon lui, nous ne pouvons nous empécher de penser que les instincts de mort opérent essentielle- ment en silence, « tout le bruit de la vie émanant d’Eros ». Certains interprétes du freudisme et en particulier Juliette Boutonier résolvent ces incertitudes en voyant dans [instinct de mort une simple hypothése pour le travail psychanalytique. Instinct de vie et instinct de mort ne représenteraient plus pour Freud que des « instincts-limite dont l’observation ne nous offre FICTION FREUDIENNE DE L’INSTINCT DE MORT 27 peut-étre pas d’exemple (1) ». Mais n’est-ce point ainsi revenir a une conception fonctionnelle et non plus matérielle du « principe du plaisir »? N’est-ce point refuser l’existence de deux sortes d’instinct pour admettre dans tout instinct deux aspects opposés, Yun libidinal, l’autre létal? Si l’instinct n’est plus une réalité qui apparait, que l’on peut voir et toucher, et dont on expérimente sensiblement les effets, mais une simple hypothése de travail, alors s’effondrent d’un seul coup tout le réalisme freudien et son empirisme si furieusement respectueux des faits. Si au con- traire la psychanalyse veut sauver son réalisme primitif et maintenir l’existence empirique et matérielle de I’instinct, tout en reconnaissant que cet instinct ne se manifeste pas et n’appa- rait pas aux sens dans sa pureté réaliste, la contradiction que nous avons soulevée réapparait. Ainsi la théorie freudienne est, déchirée et renvoyée d’un dualisme fonctionnel 4 un dualisme matériel, appuyant le second sur la nécessité de respecter les faits et d’expliquer les manifestations d’agressivité, mais recou- rant au premier pour échapper aux exceptions ou aux faits con- traires que l’observation découvre. C’est la méme ambiguité qui chez Freud et chez ses disciples fausse la théorie de ]’instinct et la théorie de l’inconscient. Pour établir l’existence de l’incons- cient, Freud fait en effet appel 4 une maniére d’étre psychique congue de fagon réaliste, qui se révélerait 4 nous par des manifes- tations irrécusables : telle est la conception du réve comme libé- ration du refoulement; mais d’autre part, comme cet inconscient tend a devenir conscient et que pourtant l’effort de la conscience 4 le retrouver rencontre des résistances souvent insurmontables, Yinconscient se transforme peu a peu en une simple hypothése --d’explication. Aux questions : qu’est ce que l’inconscient? qu’est-ce que Vinstinct? la psychanalyse prétendait apporter une réponse défi- nitive et nouvelle. Faisant appel au simple esprit d’observation, ele voulait nous montrer Vinstinct et l’inconscient a l’ceuvre. Tl suffit, prétendait-elle, de décrire objectivement les manifes- tations de la vie psychologique pour « voir » l’instinct et l’incons- cient. Mais, 4 y regarder de plus prés, il arriva que les phéno- ménes observés parlaient un langage ambigu. On était obligé de faire appel & un inconscient dont la nature profonde, loin de tendre au défoulement, ne demandait qu’a continuer de vivre heureuse et cachée! On était contraint d’avouer que les ten- dances agressives restaient malgré tout assez constructives, et que, de leur cété, les instincts de vie n’allaient point sans une (1) J. Bouronrer, op. cit., p. 112.

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