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2.

Modèle mécanique et conception mécaniste du psychisme:

2.1 Le modèle de l'horloge, le moi profond et le moi superficiel :

Dans l'Essai sur les données immédiates de la conscience, Bergson va


critiquer la tendance que les scientifiques de son époque ont, dans leur
conception mécaniste du moi, à spatialiser et à quantifier ce dernier. Les
scientifiques s’appuient toute fois sur une tendance que nous avons à considérer
l'intensité d'un vécu, en le quantifiant, en l'exprimant comme plus ou moins
fort, afin de pouvoir en rendre compte. Nous en oublions alors l'irréductibilité
qualitative de chaque état de conscience qui se succède dans la durée, dans le
vécu de la conscience. Une douleur ou un plaisir étant généralement exprimées
de manière plus ou moins grande, on en oublie que chaque douleur et chaque
plaisir est intérieurement vécu comme nouveau et singulier. En vue de les
expliquer scientifiquement ou de les communiquer en société, à travers les
cadres spatiaux et quantitatifs du langage, nous réduisons chacun de nos états
de conscience à sa mesure rationnelle et spatiale alors même qu'un état de
conscience est avant tout sensible et temporel. C'est cette tendance habituelle à
rendre compte rationnellement ou à communiquer en société et donc à
spatialiser nos états de consciences qui amène notre conception mécaniste du
moi superficiel à prévaloir. C'est ce qui a peu à peu mené la science de l'époque
à confondre toute "sensation qui nous est donnée par la conscience" avec "le
travail mécanique" musculaire et nerveux auquel elle correspond 5555. Le moi est
alors réduit à sa corporalité, à ce qu'il a de visible, de constatable
extérieurement et spatialement par tous. C'est qu'en règle générale, pour les
besoins de l'échange et de la compréhension des individus entre eux au sein
d'une société, nous avons alors peu à peu réduit le vécu du moi profond et
interne de chaque individu, comme nous l'avons vu avec l'expansion de la
division du travail, à un moi social, plus superficiel, plus externe. Cette
tendance remplace en fait un moi interne temporel par un moi externe et spatial.

55 55
DI, p. 5.
Elle s'étend donc bien à la fois à la science et aux habitudes quotidiennes
mêmes de tout individu en société. Dans Le temps de l'urgence56 56 Christophe
Bouton montre que cette tendance accentuée par la montée du taylorisme et des
modes de productions industriels mène peu à peu le temps de la durée à devenir
un temps quantifiable au sein même de l'interaction des individus en société :
Quand Bergson dénonce la spatialisation du temps à la fin du XXIIème siècle, c'est à
dire la transformation de la durée intérieure et qualitative des individus en un temps mesuré
quantitatif et anonyme, il pressent un processus qui ne concerne pas seulement les sciences
physiques, mais surtout, en réalité, l'organisation même du travail dans la société 5757.
Comme nous ne durons pas seuls, et comme les choses extérieures que
nous communiquons semblent durer comme nous et que nous avons cette
habitude d'interagir avec les choses, de plus en plus étendue avec l'industrie qui
les transforme, nous prenons le moi pour une réalité faite de choses. Nous
croyons que chaque état de conscience que nous vivons, chaque vécu de la
conscience est une chose séparée et extérieure à tout autre état de conscience
comme une chose est séparée d'une autre chose dans l'espace. Or la durée
vécue, telle un fleuve, fait se succéder chaque état de conscience de manière
continue, temporelle. En ce sens on confond la temporalité elle-même, le temps
vécu lui-même, avec le temps mécanique de l'horloge, qui sépare chaque
seconde, chaque minute, comme des objets, des intervalles distincts les uns des
autres, alors que ce que nous en vivons se suit, se succède:
Quand je suis des yeux, sur le cadran d'une horloge, le mouvement de l'aiguille qui
correspond aux oscillations du pendule, je ne mesure pas de la durée, comme on paraît le
croire ; je me borne à compter des simultanéités, ce qui est bien différent. En dehors de moi,
dans l'espace, il n'y a jamais qu'une position unique de l'aiguille et du pendule, car des positions
passées il ne reste rien. Au dedans de moi, un processus d'organisation ou de pénétration
mutuelle des faits de conscience se poursuit, qui constitue la durée vraie5858.
Bergson propose une expérience permettant de rendre compte de la
distinction entre la succession profonde du temps et la simultanéité de surface
que nous prenons à tort pour le temps lui-même. Simultanément, c'est à dire en
même temps que je vis ma durée interne, que je vis un état de conscience
56 56
Christophe Bouton, Le Temps de l'urgence, Lormont, Le bord de l'eau, coll. Diagnostics, 2013.
57 57
Ibid., p. 52.
58 58
DI, p. 80.
singulier, je considère qu'en dehors de moi correspond un mouvement de
l'aiguille de l'horloge. Je distingue alors le moment où l'aiguille est placée sur le
chiffre 1 du cadran du moment où l'aiguille était placée sur le chiffre 2. Puisque
chaque moment singulièrement vécu correspond à chaque fois à un changement
externe, celui de l'aiguille qui se meut en même temps. Or l'espace en lui-
même, par définition, n'est pas temporel. Il est juste une étendue fixe et stable.
L'aiguille de l'horloge en elle-même ne passe pas du chiffre 1 au chiffre 2 dans
l'espace, mais c'est le temps, c'est la durée qui fait se succéder continuellement
le mouvement qui va du chiffre 1 au chiffre 2 : il n'y a pas de rupture, pas de
discontinuité de l'un à l'autre. Et ce sur quoi insiste Bergson dans l'Essai, mais
qu'il modifiera alors dès Matière et Mémoire dans lequel le statut de la mémoire
ne sera plus le même, c'est sur le fait qu'il faut avant tout un moi qui dure, un
moi qui a une mémoire permettant d'établir le lien de succession temporelle
entre l'aiguille pointée vers le chiffre 1 et l'aiguille pointée vers le chiffre 2 du
cadran. En effet, sans une conscience, sans une durée, sans un vécu qui fait le
lien entre les simultanéités, entre les différents moments se déroulant
intérieurement et extérieurement, la réalité extérieure spatiale ne va pas d'elle
même faire le lien entre ce qui s'est passé avant, ce qui se passe maintenant et
ce qui se passe après. N'ayant pas de mémoire, l'horloge ne fait pas le lien, ne se
rappelle pas, rien n'est là pour faire exister la position de l'aiguille qu'elle avait
avant lorsqu'elle était sur le chiffre 1: la seule réalité spatiale est celle du
présent. Maintenant, l'aiguille est sur le chiffre 2, et rien dans l'espace, s'il n'y a
pas de durée pour le vivre, ne rend compte, ne fait exister le fait que l'aiguille
ait pu être placé sur le chiffre 1. Il faut un processus, une durée vécue, une
succession interne d'états de consciences : un moi profond.
A l'opposé nous avons pris l'habitude de concevoir notre moi comme un
ensemble d'étapes qui se répètent, à l'image de l'aiguille de l'horloge qui répète
les mêmes mouvements. Le moi superficiel, le moi quotidien, le plus habituel,
est un « automate conscient », un moi qui sépare et répète les mêmes activités
journalières, et nie le moi profond qui a pour nature de faire se succéder des
états de conscience toujours nouveaux et singuliers, de manière continue. La
distinction entre moi profond et moi superficiel se confond de la même manière
que le temps quantitatif de l'horloge et le temps vécu que nous avons décrit :
Mais comme ce moi plus profond ne fait qu'une seule et même personne avec le moi
superficiel, ils paraissent nécessairement durer de la même manière5959.
Bergson indique en effet que le moi occupé à agir dans l'extériorité et
celui qui est vécu intérieurement sont le même, et que tout dépend justement de
ce sur quoi nous nous concentrons et de ce que nous exprimons. Le plus
souvent, c'est une tendance à vivre un moi superficiel qui est constatable. De la
même manière que le temps mécanique se divise spatialement et se répète,
revient à l'identique, de manière utile, comme les aiguilles d'une horloge, le moi
superficiel distingue des étapes routinières, répétées de sa vie. Chaque objet
dans l'espace doit être identique à lui-même pour qu'on puisse le saisir comme
tel, agir sur lui, et par ailleurs le transformer industriellement. De la même
manière les différents moments de la journée doivent être considérées comme
des réalités identiques sur lesquelles nous pouvons agir, afin que nous
puissions y organiser notre temps de travail : chaque jour comporte par exemple
une matinée, une après-midi et une soirée où nous pouvons répéter les mêmes
types d’activités respectives. Le travailleur a alors par exemple l'impression que
le matin est un objet à consumer, à détruire.
Comme le note Christophe Bouton, l'accentuation de la division du travail
par la montée de l'organisation scientifique du travail tayloriste fait que la
temporalité de l'individu est contrôlée par une horloge externe (souvent celle
que le patron impose à l'ouvrier). Chaque individu doit vivre un temps dans
l'urgence, dans la mesure où son temps se répartit et se compte spatialement, du
temps libre qu'il possède, aussi réduit-soit-il, au temps qu'il a pour effectuer le
travail qu'on lui demande d'effectuer. L'individu au travail n'est pas l'individu au
temps libre, ils sont distincts comme deux secondes sont distinctes sur le cadran
de l'horloge. Et en même temps, les occupations de l'individu sont les mêmes
tous les jours, se répètent quotidiennement comme le mouvement de l'aiguille
se répète. L'automate conscient qui caractérise le moi superficiel fait que « nous
nous levons machinalement au son du réveil, nous agissons selon des habitudes
59 59
Ibid., p. 93.
répétitives »6060. Le moi superficiel est un moi qui songe à ses habitudes, à ce
qui va lui être utile, ce qu'il doit prévoir pour vivre et pour interagir en société:
il ne va donc plus se préoccuper de sa propre évolution intérieure et
intellectuelle, de sa propre créativité psychique, de ce qu'il peut profondément
vivre dans la durée. C'est ce à quoi mène l'accentuation de la division du travail
à l'ère industrielle, prenant pour modèle la machine qu'est l'horloge.
« «L'automate conscient » « qui définit le « moi superficiel » par opposition au
« moi profond », fait songer à l'ouvrier qui, tel un robot, accomplit des gestes
prédéterminés à la seconde près »6161. « L'automate conscient » est en effet ce
moi superficiel qui se déconnecte peu à peu de ses profondeurs, de ce qu'il peut
créer lui-même, de ce qui peut faire sa singularité propre. « Le matin, quand
sonne l'heure où j'ai coutume de me lever »6262 naît un jour nouveau, naît une
impression qui, en tant qu'elle est vécue par mon moi profond est absolument
singulière et nouvelle. Cependant, le moi superficiel que je vis quotidiennement
masque cette impression :
Mais le plus souvent cette impression, au lieu d'ébranler ma conscience entière comme
une pierre qui tombe dans l'eau d'un bassin, se borne à remuer une idée pour ainsi dire solidifiée
à la surface, l'idée de me lever et de vaquer à mes occupations habituelles.6363
Bergson montre dans cet exemple de la vie quotidienne, que les habitudes
intensifiées par le mode de la division du travail à l'ère industrielle, avec le
modèle de l'horloge, ici du réveil qui dicte notre vie, nous poussent à rompre
avec l'unité profonde de notre moi. L'idée solidifiée à la surface, celle des
habitudes du moi superficiel, montre que la conception mécaniste qui est au
fondement du modèle de l'horloge et que le taylorisme accentué se répercute
jusque dans la pratique industrielle et quotidienne de chaque individu. Au lieu
de vivre une succession d'états de conscience tous qualitativement différents et
irréductibles qui se suivent les uns des autres, de sentir et de se passionner pour
tout ce que nous avons à vivre de nouveaux, nous tombons dans un schéma
automatique morne. Nous réduisons notre moi à une idée à accomplir à

60 60
Christophe Bouton, Temps et Liberté, Toulouse, PUM, coll. « Philosophica », 2007, p. 220.
61 61
Christophe Bouton, Le Temps de l'urgence, Lormont, Le bord de l'eau, coll. Diagnostics, 2013, p. 52.
62 62
DI, p. 126.
63 63
Ibid.
répétition, coupés de ce que notre moi profond tend à vivre immédiatement. Au
lieu de nous laisser vivre, au lieu de parcourir le fleuve de la durée, nous nous
arrêtons à une idée en bordure, à la surface, nous nous agrippons à une terre
stable et prévisible où nous pouvons répéter les mêmes mouvements.
Cependant ce modèle particulier de l'horloge dans lequel l'industrie nous laisse
pris repose sur un principe mécaniste plus général, qu'il nous faudra étudier.
Quelle conception générale du moi suppose au fond le modèle de l'horloge, et
en quoi la conception mécaniste nous asservit-elle plus profondément ? Qu'est-
ce que la conception mécaniste du moi en général laisse comme liberté à ce
moi ? Puisque ce modèle mécaniste de l'horloge accentué par le taylorisme nous
influence dans la pratique, qu'est-ce qui aux fondements de la conception
mécaniste pose problème ?

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