ANALYSE
Face aux microbes, nous avons tendance à adopter des postures radicales à visée éradicatrice. Un réflexe ancré dans
notre histoire et dans le langage utilisé pour parler des virus et des épidémies, soulignent des chercheurs, qui
appellent à penser une autre approche des virus.
Lise Barnéoud
9 août 2022 à 12h14
« Nous sommes en guerre », avait martelé le président Emmanuel Macron dans son allocution du 16 mars 2020, à la veille du
premier confinement. « Nous ne luttons ni contre une armée ni contre une autre nation, mais l’ennemi est là, invisible,
insaisissable, et qui progresse. » D’emblée, le discours dominant fut un discours guerrier. Lequel bientôt engendra une solution
tout aussi martiale : celle du « zéro Covid », de l’élimination, voire de l’éradication.
Si cette ambition est aujourd’hui largement abandonnée (à part en Chine), elle aura marqué la première année de la pandémie.
Or, pour certains chercheurs, il est grand temps de repenser notre rapport aux microbes.
« Notre passion éradicatrice est une passion relativement moderne », commente Guillaume Lachenal, historien de la médecine. À
l’époque de Pasteur, on s’appuie au contraire sur les microbes pour la fermentation ou pour contrôler les infections. C’est
d’ailleurs le principe même du vaccin : on introduit volontairement dans l’organisme des pathogènes microbiens, en
contrepartie de quoi on espère obtenir une sorte de trêve, un armistice.
« Plutôt que de recourir à une stratégie de blocus (hygiénisme, désinfection, quarantaine, surveillance), les humains choisirent, de
manière révolutionnaire, de passer un contrat avec leur Némésis. […] Une sorte de diplomatie élargie, déjà formulée en termes
“d’immunité” : en échange de celle-ci, les humains accordaient un droit d’asile à quelques virus ayant l’obligeance de ne pas trop
abîmer leurs hôtes », écrit l’historien des sciences Jean-Baptiste Fressoz dans sa publication « Comment sommes-nous devenus
modernes ? ».
© Photo illustration Mediapart
Le grand tournant éradicateur vient plus tard, avec le développement des premiers insecticides, poursuit Guillaume Lachenal.
« Notamment du DDT, au moment de la Seconde Guerre mondiale. C’est à partir de là que le mot éradication s’installe pour de bon
dans la santé publique. » Le DDT, c’est ce pesticide chimique organochloré dont on a cru qu’il pourrait nous débarrasser des
moustiques, et donc des maladies qu’ils transmettent, comme la fièvre jaune ou le paludisme.
Le demi-siècle qui suit est celui des grands programmes d’éradication : fièvre jaune, paludisme, pian. Puis dans les années 60, le
programme contre la variole. Et quelques années plus tard, ceux contre la poliomyélite, la dracunculose, la rougeole (évoqué puis
abandonné) ou encore la stratégie « zéro sida », pour ne citer que les programmes contre les maladies humaines.
Résultat ? Un seul est parvenu à son terme : celui contre la variole, officiellement éradiquée de la surface de la terre en 1980. « Et
encore, fait remarquer Guillaume Lachenal, avec l’épidémie de Monkeypox, cousin du virus de la variole, on se rend compte que
l’idée de vivre dans un monde protégé de cette famille de virus n’était qu’un rêve… »
Autrement dit, l’histoire de la santé publique nous montre que se débarrasser d’un microbe n’est pas une mince affaire. En
outre, ces programmes dits verticaux (qui ne visent qu’une seule maladie) coûtent extrêmement cher et mobilisent beaucoup de
monde. Au point de porter préjudice à d’autres enjeux de santé mondiale, estiment certain·es expert·es. « Le programme de lutte
contre la polio a permis une chute spectaculaire de l’incidence de cette maladie. Pour autant, l’objectif d’éradication de la polio à
tout prix nous semble vain (la variole était un scénario assez idéal pour plein de raisons qui ne sont pas réunies pour la polio). Sa
mise en œuvre draine énormément de ressources financières et humaines et cela déséquilibre un peu les programmes et les pays
pour une maladie dont l’incidence est très faible », estime Emmanuel Baron, directeur général d’Epicentre (Médecins sans
Frontières).
« On devrait utiliser l’histoire pour penser une autre approche des microbes. Malgré toutes nos technologies, nous n’avons jamais
réussi à gagner contre eux, analyse Victoria Lee, historienne des sciences à l’université de l’Ohio (États-Unis). L’éradication n’est
pas durable, en partie parce que nous sommes constamment en relation avec le monde non humain. Dans l’idée traditionnelle et
genrée de la nature comme passive et l’homme comme dominant, nous n’avons pas conscience de cette interrelation, et je pense que
c’est l’une des raisons pour lesquelles l’éradication reste, erronément à mon avis, un premier réflexe et un idéal. »
Cette spécialiste des relations entre les humains et les microbes a organisé un forum « contre l’éradication » en mai 2021 dans le
cadre de son année de recherche à l’Institut d’études avancées de Paris. « L’objectif était d’explorer les autres façons de penser les
microbes et de montrer qu’il est temps de passer à une autre approche que celle de la guerre systématique », explique la jeune
chercheuse, qui met en avant les nouvelles recherches sur le monde microbien depuis les années 2000, « une véritable
révolution » démontrant notre interdépendance avec le monde microbien. « Sans microbes, il n’y a tout simplement pas de vie ! »
De fait, les microbes étaient là bien avant nous et sont aujourd’hui bien plus nombreux que toutes nos cellules réunies sur terre.
Ils font même partie de nous : on abrite des centaines de milliards de microbes. Ils nous aident à digérer, à convertir nos
aliments en nutriments et en énergie, à nous débarrasser des bactéries dangereuses. Ils sont également essentiels aux
écosystèmes naturels, ils produisent la moitié de l’oxygène que nous respirons chaque jour, captent le CO2 que nous larguons
dans l’atmosphère, enrichissent les sols, décomposent les polluants. « Et ils font le fromage et le saké ! », souligne Victoria Lee,
qui a vécu en France et au Japon.
Ainsi, une approche globale et sur le temps long de l’évolution ne peut souffrir une vision simpliste de l’ennemi microbien à
abattre. D’une part, c’est extrêmement difficile voire impossible de les « vaincre ». D’autre part, toutes les espèces, qu’elles
soient animales ou végétales, sont en constante relation avec le monde microbien, sans lequel nous ne pourrions survivre. « Le
rôle de l’infiniment petit dans la nature est infiniment grand », disait Pasteur lui-même qui, au-delà des microbes pathogènes,
travaillait également sur les microbes impliqués dans les processus de fermentation.
La plupart des chercheurs qui ont pris part aux travaux sur le Covid n’ont pas cette approche « productive » des microbes. « Ils
sont essentiellement centrés sur l’approche médicale, sur les microbes pathogènes, expose Victoria Lee. Il règne également dans ce
milieu une confiance très forte dans la technologie et la science, avec cette idée qu’on peut de plus en plus contrôler et maîtriser la
nature, et donc les microbes. »
De fait, la mise au point, en un temps éclair, de vaccins efficaces représente une véritable prouesse scientifique et technologique.
« Nous avons tous voulu croire qu’ils seraient notre ticket de sortie, retrace François Alla, professeur de santé publique à
l’université de Bordeaux. Beaucoup ont eu du mal à faire leur deuil de cette idée que les vaccins puissent mettre fin à la
pandémie. »
Antoine Flahault, épidémiologiste et directeur de l’Institut de santé globale à la faculté de médecine de l’université de Genève, a
fait partie des défenseurs de la stratégie zéro Covid jusqu’à l’automne 2021. « Je suis admiratif de l’éradication de la variole et un
tenant de celle qui vise aujourd’hui la polio, d’où peut-être ma posture initiale sur le Covid, reconnaît aujourd’hui le médecin en
santé publique. Dans ce genre de choix, c’est difficile de savoir ce qui revient aux racines profondes de notre culture scientifique et
ce qui relève des observations factuelles… Je continue de penser qu’avant l’avènement des vaccins, le meilleur choix était de viser le
zéro Covid. Mais aujourd’hui, avec les vaccins dont nous disposons et l’émergence de nouveaux variants très transmissibles, cette
posture n’est plus tenable. Pire, elle est une forme de maltraitance vis-à-vis de la population qui dispose d’alternatives lui
permettant d’éviter les confinements et les couvre-feux. »
À côté des scientifiques, les politiques aussi ont eu, pour la plupart, ce réflexe guerrier et éradicateur. « L’avantage de ce genre de
discours, c’est qu’il produit une mobilisation et permet d’obtenir un consentement de la population, analyse Guillaume Lachenal.
Son côté spectaculaire met aussi en scène le maintien de l’ordre, c’est une sorte de ressourcement du pouvoir. » En 2020, en France,
on se souvient des drones utilisés par la police pour surveiller le respect des mesures de confinement, des hélicoptères qui
survolaient les espaces naturels pour y repérer les tricheurs, des plages désinfectées au Kärcher…
Une autre explication à ce réflexe résiderait dans le langage utilisé pour parler des virus et des épidémies, estiment plusieurs
chercheurs. Ces récits sont empreints d’une tonalité militaire : la « guerre », les « chasseurs » du virus, la « traque » du patient
zéro... Même notre manière de parler des infections est particulièrement genrée : on parle des virus qui « pénètrent » nos
cellules pour y « injecter » leur ADN et les « exploiter ».
Or, « si la pensée corrompt le langage, le langage peut aussi corrompre la pensée », disait déjà George Orwell dans son roman 1984.
« Ces récits ont des effets importants sur notre manière de voir les choses et influencent aussi les solutions apportées, en mettant
l’accent sur les frontières, le contrôle, l’éradication, analysait Charlotte Brives, anthropologue des sciences et de la santé, chargée
de recherche au Centre Émile Durkheim de Bordeaux (CNRS), lors d’une rencontre intitulée « Cohabiter avec les virus »,
organisée par La Manufacture d’idées en août 2020. Mais ce que ces récits laissent de côté, c’est comment prévenir et prendre en
charge, c’est-à-dire toute la question de la santé publique. »
Dégenrer et décoloniser
Pour cette chercheuse spécialiste des relations hommes/microbes, il est pourtant possible de penser autrement le problème :
« Un parasite strict ne peut être pensé sans son hôte, dans la mesure où son existence est rendue possible par les relations qu’il
instaure avec lui. Ce que les virus nous obligent donc à penser, c’est moins la frontière entre le vivant et l’inerte que la nature
fondamentalement relationnelle des entités biologiques », écrivait-elle dans un article publié en juin 2020 dans la revue Terrestre.
Mais comment s’y prendre pour abandonner nos prétentions au contrôle, dégenrer nos récits sur les microbes et apprendre à
vivre avec, ou plutôt à survivre aux microbes ? Au XIXe siècle, nous avons appris à vivre avec le virus du choléra en lançant
d’immenses chantiers de gestion de l’eau : en évacuant puis en traitant (par des bactéries !) les eaux usées, ou encore en
construisant des réseaux d’alimentation en eau potable. Petit à petit, les épidémies de choléra disparaissent grâce à cette
hygiène de l’eau.
Pour vivre avec un virus tel que le Sars-CoV-2, le chantier est ailleurs : puisqu’il s’agit d’un virus à transmission aérienne, il faut
s’occuper de la qualité de l’air intérieur. Nous passons plus de 80 % de notre temps dans des lieux clos. Pourtant, rares sont ceux
où la qualité de l’air est surveillée. Rares sont les lieux, même publics, où le renouvellement de l’air est suffisant. Le Code de
l’environnement reconnaît le droit à chacun de respirer un air qui ne nuise pas à sa santé. Il est temps de passer des grands
principes au concret.
Lise Barnéoud
Boîte noire
Une crise ne devient catastrophique que si nous y répondons par des idées toutes faites, dit Hannah Arendt. À quel point avons-nous
répondu à cette crise majeure qu’est la pandémie de Covid-19 par des idées toutes faites ? À quel point les réflexes l’ont-ils emporté sur la
réflexion ? Et comment cette pandémie pourrait-elle nous aider à repenser certaines de ces idées préconçues ?
Cette série revisite ces deux dernières années au prisme de la science et de la santé publique, en partant de questionnements concrets pour
tenter d’en tirer des « leçons », chacune touchant autant à la science qu’à l’éthique, la sociologie ou la philosophie.
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