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LA GUERRE RUSSE CONTRE L’UKRAINE

En Ukraine, les organisations internationales en mal de confiance

Depuis le début du conflit, la société civile ukrainienne s’est massivement mobilisée pour faire face à l’offensive
russe. Alors que les organisations internationales sont critiquées, comme on l’a vu encore récemment avec Amnesty
International, la plupart de l’aide humanitaire sur le terrain est fournie par des volontaires à bout de ressources.

Clara Marchaud
11 août 2022 à 11h22

Kyiv (Ukraine).- Le 24 février, quand la guerre commence, un sentiment d’impuissance envahit Daniil Tcherkasskiy. Les bombes
pleuvent sur son pays d’origine. À l’autre bout du globe, ce chef d’entreprise dans l’informatique, qui a quitté Kyiv pour Chicago
il y a vingt-cinq ans, ne peut rien y faire. Deux amis américains le contactent. Quelques jours avant le début de l’offensive russe,
le couple a eu des jumeaux prématurés d’une mère porteuse dans une clinique de la capitale ukrainienne et cherche
désespérément du lait maternel. Daniil poste sur Facebook un message comme une bouteille à la mer : « Est-ce que quelqu’un
connaît quelqu’un qui connaît quelqu’un qui pourrait les aider ? »

À 8 000 kilomètres de là, au son des bombardements et alors que des chars russes sont déjà entrés dans la capitale ukrainienne,
Natalia Mitsouta sillonne la capitale en voiture. L’armée ukrainienne se prépare à un siège digne de la Seconde Guerre mondiale,
mais cette agent immobilier n’a qu’une chose en tête : trouver de la nourriture infantile dans les dernières pharmacies ouvertes,
d’abord pour des proches puis pour d’autres parents en détresse. Deux heures plus tard, « par un pur hasard », les réseaux font la
connexion. Les deux Ukrainiens n’ont aucun ami en commun. « Digne d’un film », souffle Daniil encore pantois, par téléphone
depuis Chicago.

La boutique de fleurs de Ksénia Kalmous sert de lieu de stockage pour l'aide humanitaire, ici des chaussures pour les soldats. © Clara Marchaud
Depuis le début de l’invasion russe, des milliers de volontaires ukrainiens se sont transformés en professionnels de
l’humanitaire, en s’appuyant sur leurs réseaux personnels et amicaux, sur l’Église, leurs voisins ou des associations locales. En
2014 déjà, la société civile ukrainienne s’était organisée dans un mouvement similaire pour pallier les déficiences de l’armée
débordée par une première invasion russe et soutenir les 1,5 million de déplacés du Donbass et de Crimée annexée.

Mais en 2022, l’échelle est tout autre. Le jour de leur première conversation, Daniil décide sur un coup de tête d’envoyer 1 000
dollars à Natalia pour financer l’essence et la nourriture qu’elle livre aux personnes dans le besoin. « Le vendredi, un jour après
l’invasion, elle avait six volontaires, le mercredi elle en a 30, le samedi 70 », détaille-t-il. Très vite, Daniil demande à son réseau de
faire des dons pour aider plus de volontaires. Par des contacts, l’Américain trouve un volontaire qui évacue par petits groupes les
enfants d’un orphelinat de Kherson. En quelques heures, Daniil trouve 5 000 dollars pour acheter un bus. Un jour plus tard, les
quatre-vingts enfants sont évacués. Le soir même la ville du sud-est occupée. Tout ce temps, une question demeure dans un coin
de têtes de Daniil, Natalia et les autres volontaires ukrainiennes : « Où sont les ONG internationales ? »

Une anomalie pour les ONG internationales

Près de 2,5 milliards d’euros de dons privés et institutionnels ont afflué depuis le début de l’invasion, quitte parfois à priver
d’autres crises tout aussi dramatiques de financements. Mais paradoxalement, dans les trois premiers mois de la guerre, 85 % de
cet argent, détenu par des ONG à peine présentes sur le terrain, n’avait pas été dépensé, selon un rapport de l’organisation
britannique Humanitarian Outcomes publié en juin. Les ONG déjà sur place, qui manquaient de financements et travaillaient
surtout sur des projets de développement dans le Donbass avant l’invasion, sont prises de court par l’invasion et peinent à
évacuer leurs équipes.

Le rapport des chercheurs de Humanitarian Outcomes a révélé qu’en dépit des groupes de volontaires ukrainiens « informels »
fournissant « pratiquement toute » l’aide humanitaire, ils n’ont reçu que 0,24 % - soit 6,3 millions d’euros - des dons directs à
l’Ukraine. En termes de crise humanitaire, l’Ukraine est une anomalie pour les ONG internationales. La société civile est active et
l’État ne s’est pas effondré. Près de deux mille associations ukrainiennes sont actives dans l’effort humanitaire, dont 1 700
enregistrés après février, en plus des groupes informels qui opèrent sans existence légale. 

À Kyiv, Ksénia Kalmous a ainsi enregistré son association à la hâte en mars. Nous rencontrons cette fleuriste dans un quartier
créatif de la capitale, dans sa boutique, un lieu culturel et un café qui autrefois accueillait des évènements culturels et des
bouquets. Aujourd’hui, la pièce est remplie de fleurs séchées, de gilets pare-balles et d’éclats d’obus ramassés par des volontaires
qu’ils espèrent vendre aux enchères pour continuer leurs activités. Au début de la guerre, Ksénia - soutenue par Daniil - s’est
occupée de la nourriture et des réfugiés qui fuyaient les combats dans le Nord.

Puis lors du retrait des troupes russes en avril, elle part avec quelques volontaires par les chemins de campagne pas encore
déminés pour apporter de la nourriture dans les territoires qui ont été occupés pendant un mois. Aujourd’hui, ils participent à
l’effort de reconstruction, lui aussi mené par les volontaires, plus flexibles que les grosses organisations ou l’État. Mais de trente
volontaires, l’association est passée à dix. « Les gens sont en burn-out, ils n’ont plus d’argent, il faut trouver un moyen de rendre
durables ces initiatives », note la trentenaire, elle-même épuisée, qui se demande chaque mois comment payer son loyer. En mai,
Daniil, a fait un virement de 500 euros pour les volontaires les plus actifs. Un peu de répit, qui n’a pas suffi pour Ksénia. Début
août, le propriétaire de sa boutique de fleurs a expulsé sans préavis la gérante.
Ksénia Kalmous montre des éclats d'obus ramassés dans la région de Kiev. Les chardons ont été offerts par une grand-mère que la volontaire a aidé. © Photo Clara Marchaud

Beaucoup de grosses ONG ne peuvent pas financer ces petits groupes, car ils demandent souvent des processus de sécurité
solide et une traçabilité des bénéficiaires comme des dépenses, dans un pays où la corruption est encore un fléau, explique
Varvara Pakhomenko, une des autrices du rapport de Humanitarian Outcomes. Des demandes qui s’adaptent mal à la situation
changeante du terrain. 

« Notre solution est de tout fonder sur la confiance. Si je connais quelqu’un qui fait confiance à quelqu’un sur place qui fournit
vraiment de l’aide, je peux lui envoyer de l’argent », explique Daniil, qui a appelé son association Ukraine Trust Chain, une chaîne
sur laquelle s’appuient leurs activités. L’association, financée surtout par la diaspora ukrainienne mais aussi russe et bélarusse
aux États-Unis et au Canada, finance désormais vingt équipes dans les endroits les plus dangereux d’Ukraine. Discrètement, ils
arrivent également à financer des volontaires dans les territoires occupés, qui achètent et distribuent des médicaments et de la
nourriture aux plus démunis. Au total, l’ONG a levé plus de 1,3 million d’euros et évacué près de 40 000 personnes.

Presque six mois après le début de la guerre, les ONG internationales commencent à peine à mettre en place leurs activités
surtout à Lviv, Kyiv et Dnipro, devenus des hubs humanitaires à l’arrière. « On nous coupait les financements avant la guerre et
aujourd’hui, on nous dit qu’on n’en fait pas assez, qu’on ne se déploie pas assez vite », s’insurge une humanitaire à la tête d’une
ONG internationale présente en Ukraine depuis plusieurs années. Souhaitant rester anonyme pour ne pas perdre ses donateurs
institutionnels, elle déplore des « mécanismes de financement ultra-bureaucratiques » qui manquent de flexibilité. Changer de
lieu d’opération, embaucher un nouvel employé : chaque décision affectant le budget demande ainsi l’assentiment des
financeurs, qui prend plusieurs jours voire semaines à obtenir. Face à ce mur bureaucratique, certaines organisations qui
dépendent de donateurs privés comme Médecins sans Frontières ou World Central Kitchen se sont déployées beaucoup plus
vite. 

« L’approche des organisations internationales devrait être “pas de regrets” : un peu d’argent tombera peut-être parfois entre de
mauvaises mains mais au moins l’assistance ira à ceux qui en ont besoin », estime Varvara Pakhomenko. Beaucoup
d’organisations telles que l’ONU ont ainsi opté pour une assistance financière directe aux bénéficiaires, car beaucoup de
commerces, même proches de la ligne de front, fonctionnent encore. 

L’impartialité ONG mise en cause

L’absence de leur visibilité sur le terrain et les messages prônant l’impartialité des organisations internationales agacent de plus
en plus la société ukrainienne, comme récemment face à la publication d’un rapport controversé d’Amnesty International.
L’organisation accuse l’armée ukrainienne de mettre en danger la population civile en prenant position dans les zones peuplées.
Mais comment se défendre d’une invasion, si on quitte la ville que les Russes aimeraient occuper, répondent les militaires et la
société civile ukrainienne. La propagande russe a déjà repris en masse les conclusions d’Amnesty. 

De nombreuses organisations ukrainiennes considèrent le soutien aux militaires, qui défendent leurs foyers, comme
indissociable de la crise humanitaire. « Tant qu’il y aura la guerre, il y aura des civils qui souffrent, des réfugiés », note une
volontaire ukrainienne de l’ouest du pays qui fournit principalement de l’aide médicale à l’armée et préfère rester anonyme car
elle affiche seulement l’aide aux civils. « Le seul moyen d’arrêter la crise humanitaire est d’arrêter la guerre et pour cela, il faut
soutenir l’armée », ajoute-t-elle.

Face à cela, les organisations internationales prônent la neutralité pour pouvoir avoir accès à l’autre côté de la ligne de front,
même si leurs efforts en territoire occupé sont limités. Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) a ainsi été sous le feu
des critiques en mars quand il a voulu monter un bureau à Rostov, en Russie, là où arrivent les réfugiés du Donbass. De
nombreux témoignages ainsi que des rapports ont montré qu’au moins une partie de ces exilés avaient été déplacés de force. Les
23 et 24 mars, le président du CICR, qui s’était déjà rendu à Kyiv, a rencontré le ministère des Affaires étrangères russe, alors
qu’émergeaient des images horrifiantes de Marioupol.

Maintenir l’impartialité pour pouvoir aujourd’hui ou demain avoir un accès aux millions de personnes qui vivent dans les
territoires presque inaccessibles de l’autre côté de la ligne de front. C’est là que les organisations internationales pourront jouer
un rôle-clé, peut-être plus discret, estime Varvara Pakhomenko. La Croix-Rouge a ainsi pu mettre en place des procédures avec
les deux parties pour retrouver les disparus. « C’est difficile à accepter pour les gens qui souffrent du conflit », ajoute la chercheuse
qui a travaillé en Ukraine pendant plusieurs années, « mais [en tant qu’humanitaire international – ndlr] vous devez parler avec
tout le monde, serrer la main des méchants si cela peut aider à accéder aux populations les plus vulnérables. »

Clara Marchaud

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