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DU MÊME AUTEUR

Humains, roman, Hélium, 2014


Les Radley, roman, Albin Michel, 2010 ; Le Livre de Poche, 2012
La Forêt interdite, Bayard jeunesse, 2010
Titre original : Reasons to Stay Alive
(Canongate, Edinburgh)
© 2015, Matt Haig

Pour la traduction française


© 2016, Éditions Philippe Rey

7, rue Rougemont - 75009 Paris

ISBN : 978-2-84876-543-3

www.philippe-rey.fr

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Pour Andrea
Table des matières

Du même auteur

Copyright

Dédicace

Ce livre est impossible

Une remarque avant de commencer vraiment

1 - La chute

Le jour où je suis mort

Pourquoi la dépression est difficile à comprendre

Une belle vue

Une conversation à travers le temps – première partie

Cachets

Mortel

Les choses que les gens disent aux dépressifs mais qu’ils ne disent
pas dans d’autres situations de danger mortel

Placebo négatif

Sentir la pluie sans parapluie

La vie

Infini
L’espoir qui ne s’était pas réalisé

Le cyclone

Mes symptômes

La banque des mauvais jours

Les choses que vous dit la dépression

Chiffres

La tête contre la fenêtre

Une enfance assez normale

Une visite

Boys don’t cry

2 - L’atterrissage

Cerisiers en fleur

Inconnus inconnus

Le cerveau est le corps – première partie

Psycho

Les jours Jenga

Signes avant-coureurs

Démons

Existence

3 - Résurrection
Ce que vous pensez pendant votre première crise de panique

Ce que vous pensez pendant votre millième crise de panique

L’art de marcher seul

Une conversation à travers le temps – deuxième partie

Raisons de rester en vie

L’amour

Comment être présent pour quelqu’un qui souffre de dépression


ou d’anxiété

Un moment sans importance

Les choses qui me sont arrivées qui ont généré plus de compassion
que la dépression

La vie sur Terre pour un extraterrestre

Espaces blancs

La Puissance et la Gloire

Paris

Raisons d’être fort

Armes

Courir

Le cerveau est le corps – deuxième partie

Gens célèbres

Abraham Lincoln et le don redoutable


La dépression, c’est…

La dépression, c’est aussi…

Une conversation à travers le temps – troisième partie

4 - Vivre

Le monde

Nuages en champignon

Le grand A

Ralentir

Des hauts et des bas

Parenthèse

Fêtes

#reasonstostayalive

Les choses qui me font me sentir moins bien

Les choses qui me font (parfois) me sentir mieux

5 - Être

Ode à l’épiderme sensible

Comment être un peu plus heureux que Schopenhauer

Conseils

Pensées sur le temps


Formentera

Images sur un écran

Petitesse

Comment vivre (quarante conseils que je trouve utiles mais


que je ne suis pas toujours)

Choses que j’ai appréciées depuis la fois où j’ai cru que je n’apprécierais
plus jamais rien

Quelques lectures

Une note, et quelques remerciements

Chercher de l’aide pour un problème de santé mentale


Ce livre est impossible

Il y a treize ans, je savais que cela ne pouvait pas arriver.


Car, voyez-vous, j’allais mourir. Ou devenir fou.
Il n’y avait aucune chance que je sois encore là. Parfois, je doutais
même que je passerais les dix prochaines minutes. Quant à l’idée que je
serais un jour suffisamment sain et confiant pour écrire ainsi sur le sujet, elle
m’aurait paru trop énorme pour y croire.
L’un des principaux symptômes de la dépression est de ne voir aucun
espoir. Aucun avenir. Contrairement à un tunnel au bout duquel il y aurait de
la lumière, celui-ci semble bloqué aux deux extrémités, avec vous à
l’intérieur. Si seulement j’avais su qu’il y avait un avenir, et qu’il serait plus
radieux que tout ce que j’avais jamais vécu, l’une des extrémités aurait volé
en éclats et j’aurais pu me tourner vers la lumière. Le fait que ce livre existe
prouve que la dépression ment. Elle vous fait penser des choses fausses.
Pour autant, la dépression elle-même n’est pas un mensonge. C’est la
chose la plus réelle que j’aie jamais connue. Bien sûr, elle est invisible.
Aux yeux des autres, elle semble parfois insignifiante. Vous vous
promenez avec la tête en feu, mais personne ne voit les flammes. C’est pour
cette raison – la dépression est surtout invisible et mystérieuse – que la
stigmatisation perdure si facilement. Cette stigmatisation est particulièrement
cruelle, car elle affecte les pensées, or la dépression est une maladie de la
pensée.
Quand vous êtes dépressif, vous vous sentez seul et vous avez
l’impression que personne ne subit ce que vous subissez. Vous avez tellement
peur de paraître fou que vous intériorisez tout, et vous craignez tellement que
les autres vous aliènent davantage que vous vous refermez comme une huître,
vous n’en parlez pas, ce qui est dommage, car parler aide. Les mots – parlés
ou écrits – sont ce qui nous relie au monde : parler aux gens, écrire à propos
de cette chose nous aident à nous mettre en relation les uns avec les autres et
avec notre véritable moi.
Je sais, je sais, nous sommes humains. Une espèce clandestine.
Contrairement à d’autres animaux, nous portons des vêtements et procréons
derrière des portes closes. Nous avons honte quand quelque chose ne tourne
pas rond chez nous. Mais nous nous en sortirons, et la meilleure manière pour
cela est d’en parler. Voire peut-être d’écrire et de lire sur le sujet.
J’y crois, car c’est en partie dans la lecture et l’écriture que j’ai trouvé
une forme de sauvegarde contre les ténèbres. Depuis que j’ai compris que la
dépression mentait sur le futur, j’ai eu envie d’écrire un livre sur mon
expérience, afin d’affronter la dépression et l’anxiété. Ce livre vise deux
objectifs. Atténuer cette stigmatisation et – sans doute l’ambition la plus
chimérique – tenter de convaincre les gens que le fond de la vallée n’offre
jamais la vue la plus dégagée. J’écris cela car les plus vieux clichés restent les
plus vrais. Le temps guérit. Il y a de la lumière au bout du tunnel, même si on
ne la voit pas. Et il y a un prix de gros sur les nuages qui laissent place au
soleil. Parfois, les mots peuvent nous libérer.
Une remarque avant de commencer vraiment

Chaque esprit est unique. Chacun se détraque de manière unique. Mon


esprit s’est détraqué d’une manière légèrement différente des autres esprits.
Notre expérience en recoupe d’autres, mais ce n’est jamais exactement la
même. Les étiquettes génériques telles que « dépression » (ou « anxiété », ou
« trouble panique », ou « TOC ») sont utiles, mais seulement si l’on tient
compte du fait que tout le monde ne vit pas ces états exactement de la même
façon.
La dépression a un visage différent pour chacun. Chacun ressent la
douleur de manières différentes, à divers degrés, et y réagit différemment.
Cela dit, si les livres devaient reproduire exactement notre expérience du
monde pour être utiles, les seuls qui vaudraient la peine d’être lus seraient
ceux que nous aurions écrits nous-mêmes.
Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise façon d’être en dépression, de
subir une crise de panique, de se sentir au bord du suicide. Ces choses-là sont
comme elles sont. Au même titre que le yoga, le malheur n’est pas un sport
de compétition. Cependant, j’ai découvert au fil des ans que lire l’histoire de
gens qui avaient subi et vaincu la détresse me réconfortait. Cela m’a donné
espoir. J’espère que ce livre pourra en faire autant.
1

La chute

« Mais des fois, il faut plus de


courage pour vivre que pour se
tuer. »

Albert Camus, La Mort heureuse1


Le jour où je suis mort

Je me rappelle le jour où le vieux moi est mort.


Tout a commencé par une pensée. Quelque chose ne tournait pas rond.
C’était le début. Avant que je comprenne de quoi il s’agissait. Puis, une
seconde plus tard, il y a eu une drôle de sensation dans ma tête. Une activité
biologique à l’arrière de mon crâne, un peu au-dessus de mon cou. Le
cervelet. Une pulsation, un battement intense, comme si un papillon était
piégé à l’intérieur, combiné à un picotement. Je ne connaissais pas encore les
étranges effets physiques que provoqueraient la dépression et l’anxiété. Je
pensais seulement que j’allais mourir. Puis mon cœur a commencé à partir.
J’ai commencé à partir. Je m’enfonçais rapidement, je tombais dans une
nouvelle réalité oppressante, étouffante. Il s’écoulerait plus d’un an avant que
je me sente à nouveau ne serait-ce qu’à moitié normal.
Jusqu’alors, je n’avais aucune conscience ni aucune compréhension de
la dépression, je savais seulement que ma mère en avait brièvement souffert
après ma naissance, et que mon arrière-grand-mère paternelle s’était suicidée.
J’avais donc en quelque sorte des antécédents familiaux, auxquels je ne
pensais pas trop.
Bref, j’avais vingt-quatre ans. J’habitais en Espagne – dans l’un des
coins les plus tranquilles et les plus beaux de l’île d’Ibiza. C’était le mois de
septembre. Quinze jours plus tard, je devais retourner à Londres et à la
réalité, après six ans de vie étudiante et de petits boulots d’été. J’avais
repoussé l’âge adulte aussi longtemps que possible, et il me menaçait à
présent tel un nuage à l’horizon. Un nuage qui commençait à déverser sa
pluie sur moi.
Le plus bizarre avec l’esprit, c’est qu’il peut s’y passer les choses les
plus intenses sans que personne d’autre le voie. Le monde s’en moque. Vos
pupilles peuvent se dilater. Vous pouvez avoir l’air incohérent. Votre peau
peut luire de sueur. Quiconque m’aurait vu dans cette villa n’aurait eu aucun
moyen de savoir ce que je ressentais, d’appréhender l’étrange enfer que je
traversais, ni de comprendre pourquoi l’idée de la mort me paraissait si
phénoménalement attirante.

Je suis resté au lit pendant trois jours. Pourtant je n’ai pas dormi. Ma
petite amie, Andrea, m’apportait régulièrement de l’eau ou des fruits, que je
parvenais à peine à avaler.
La fenêtre était ouverte pour laisser entrer l’air frais, mais la pièce restait
chaude et immobile. Je me rappelle m’être senti stupéfait d’être encore en
vie. Je sais que cela sonne mélodramatique, mais la dépression et la panique
vous donnent suffisamment de pensées mélodramatiques pour vous occuper.
Quoi qu’il en soit, je n’avais aucun répit. Je voulais être mort. Non. Pas
exactement. Je ne voulais pas être mort, je ne voulais simplement pas être
vivant. La mort me terrifiait. Or la mort n’arrive qu’à ceux qui ont vécu. Il y
avait infiniment plus de gens qui n’avaient jamais vécu. Je voulais être l’un
de ceux-là. Le souhait classique. Ne jamais être né. Être l’un des trois cents
millions de spermatozoïdes qui ont échoué.
(Quel privilège d’être normal ! Nous marchons tous sur une corde raide
invisible, d’où nous pourrions glisser à tout moment pour tomber face aux
horreurs existentielles qui dorment dans notre esprit.)
Il n’y avait pas grand-chose dans cette chambre. Un lit avec une couette
blanche unie, des murs blancs. Peut-être un tableau au mur, mais je ne pense
pas. En tout cas, je ne m’en souviens pas. Il y avait un livre près du lit. Je l’ai
ouvert une fois, avant de le reposer. Je ne parvenais pas à me concentrer une
seule seconde. Il m’était impossible d’exprimer pleinement cette expérience
avec des mots, car elle dépassait le langage. Je ne pouvais littéralement pas
en parler. Les mots paraissaient triviaux face à cette douleur.
Je me rappelle m’être inquiété pour ma petite sœur, Phoebe. Elle vivait
en Australie. Je craignais qu’elle, mon plus proche équivalent génétique, ne
se sente comme moi. J’avais envie de lui parler, mais je savais que c’était
impossible. Quand nous étions petits, dans le Nottinghamshire, nous avions
mis au point un système pour communiquer le soir en tapant contre le mur
qui séparait nos chambres. À présent, je toquais contre le matelas, imaginant
qu’elle pouvait m’entendre à l’autre bout du monde.
Toc. Toc. Toc.

Je n’avais pas de termes comme « dépression » ou « trouble panique »


en tête. Dans ma naïveté risible, je ne pensais pas réellement que d’autres
avaient connu ce que je vivais. Cela m’était tellement étranger que ce devait
être étranger à l’espèce entière.
« Andrea, j’ai peur.
– Ça va. Tout va bien. Tout va bien se passer.
– Qu’est-ce qui m’arrive ?
– Je ne sais pas. Mais ça va aller.
– Je ne comprends pas comment ça peut m’arriver. »
Le troisième jour, j’ai quitté ma chambre, la villa, et je suis sorti pour
me suicider.
Pourquoi la dépression est difficile à comprendre

Elle est invisible.

La dépression, ce n’est pas « se sentir un peu triste ».

La dépression, ce n’est pas le bon mot. Il me fait penser à un pneu crevé,


à un objet plat, immobile. Peut-être que c’est à cela que ressemble la
dépression moins l’anxiété, mais la dépression entrelacée de terreur n’est ni
plate ni immobile. (La poétesse Melissa Broder a un jour tweeté : « Quel
crétin a appelé ça “dépression” et pas “j’ai des chauves-souris dans la poitrine
et elles prennent plein de place, P.S. je vois une ombre” ?) » Au point le plus
fort, vous vous surprenez à souhaiter désespérément souffrir d’une autre
affliction, n’importe quelle douleur physique, car l’esprit est infini et ses
tourments – quand ils arrivent – peuvent l’être tout autant.

On peut être dépressif et heureux, de même qu’on peut être alcoolique et


sobre.
La dépression n’a pas toujours de cause évidente.

Elle peut affecter des gens – des gens riches à millions, des gens avec de
beaux cheveux, des gens au mariage heureux, des gens qui viennent d’obtenir
une promotion, qui savent faire des claquettes, des tours de magie, jouer de la
guitare, des gens qui ont la peau impeccable, dont les statuts sur les réseaux
sociaux respirent le bonheur – qui semblent extérieurement n’avoir aucune
raison d’être malheureux.

Elle est mystérieuse même pour ceux qui en souffrent.


Une belle vue

Le soleil tapait fort. L’air sentait le pin et la mer. La mer qui était juste-
là, en bas de la falaise. Et le bord de la falaise n’était qu’à quelques pas. Pas
plus d’une vingtaine, je dirais. Mon seul projet était de faire vingt et un pas
dans cette direction.
« Je veux mourir. »
Il y avait un lézard à mes pieds. Un vrai lézard. Je me sentais un peu
jugé. Le truc, avec les lézards, c’est qu’ils ne se suicident pas. Ce sont des
survivants. Si on leur arrache la queue, une autre repousse. Ils ne gémissent
pas. Ils ne dépriment pas. Ils vont de l’avant, aussi dur et inhospitalier que
soit le paysage. Je voulais plus que tout être ce lézard.
La villa était derrière moi. Le plus bel endroit où j’avais jamais vécu.
Face à moi, la plus belle vue que j’avais jamais contemplée. Une
Méditerranée scintillante, pareille à une nappe turquoise parsemée de
minuscules diamants, bordée d’une impressionnante côte de falaises calcaires
et de petites plages blanches perdues. Cela correspondait à une définition
quasi universelle de la beauté. Pourtant, la plus belle vue du monde ne
m’empêchait pas d’avoir envie de me suicider.
Environ un an plus tôt, j’avais beaucoup lu Michel Foucault pour mon
master. En particulier Histoire de la folie à l’âge classique. L’idée que la
folie doit être acceptée en tant que telle. Qu’une société craintive, répressive
qualifie de malade quiconque est différent. Car j’étais réellement malade. Je
n’étais pas fou. Je n’étais pas un peu dérangé. Ce n’était pas comme lire
Borges, écouter Captain Beefheart, fumer une pipe ou voir une barre de Mars
géante. Je souffrais. Avant, j’allais bien, et soudain ce n’était plus le cas. Je
me sentais mal. Donc j’étais malade. Peu importe que ce soit la faute de la
science ou de la société. Je ne pouvais tout simplement pas me sentir ainsi
une seconde de plus. Je devais mettre fin à mes jours.
Je m’apprêtais à le faire, tandis que ma petite amie était dans la villa,
sans se douter de rien, pensant que j’avais juste besoin d’air.
J’ai avancé, comptant mes pas, puis j’ai perdu le compte, l’esprit
éparpillé.
« Ne te dégonfle pas », me suis-je dit. Ou plutôt, je crois que je me le
suis dit. « Ne te dégonfle pas. »
Je suis arrivé au bord de la falaise. Un pas de plus, et je pouvais cesser
de me sentir ainsi. C’était ridiculement facile – un seul pas – contre la
douleur d’être vivant.

Bon, écoutez. Si vous avez pu croire que les dépressifs veulent être
heureux, vous vous trompez. Ils se foutent de ce luxe qu’est le bonheur. Ils
veulent seulement ressentir une absence de douleur. Fuir un esprit en feu, où
les pensées flambent et fument comme de vieilles possessions perdues dans
un incendie. Être normal. Ou, puisque être normal est impossible, être vide.
Or la seule manière d’être vide était pour moi de cesser de vivre. Un moins
un égale zéro.
En réalité, ce n’était pas si facile. Le plus étrange avec la dépression,
c’est que, bien que l’on ait davantage de pensées suicidaires, la peur de la
mort reste la même. La seule différence, c’est que la douleur de vivre
augmente considérablement. Ainsi, si vous apprenez que quelqu’un s’est
suicidé, sachez que la mort n’était pas moins effrayante à ses yeux. Ce n’était
pas un « choix » au sens moral. Se montrer moralisateur relève de
l’incompréhension.
Je suis resté là un moment. À rassembler le courage de mourir, puis à
rassembler le courage de vivre. D’être. De ne pas être. La mort était là, si
proche. Une once de terreur supplémentaire et la balance aurait penché de
l’autre côté. Il existe peut-être un univers où j’ai franchi ce pas, mais ce n’est
pas celui-ci.
J’avais une mère, un père, une sœur, une petite amie. Quatre personnes
qui m’aimaient. À cet instant, je ne rêvais que d’une chose : n’avoir personne
au monde. Pas une seule âme. L’amour me piégeait ici. Ils ne savaient pas
comment c’était dans ma tête. Peut-être que, s’ils entraient dans mes pensées
pendant dix minutes, ils diraient : « Ah bon, d’accord. En fait, tu devrais
sauter. Il n’y a aucune raison que tu doives endurer une telle souffrance.
Cours, saute, ferme les yeux et fais-le. Si tu étais en feu, je pourrais
t’envelopper d’une couverture, mais les flammes sont invisibles. On ne peut
rien faire. Vas-y, saute. Ou donne-moi un pistolet que je t’abatte.
Euthanasie. »
Sauf que les choses ne fonctionnaient pas ainsi. Quand vous êtes
dépressif, votre douleur est invisible.
Et puis, pour être honnête, j’avais peur. Et si je ne mourais pas ? Et si je
restais simplement paralysé, piégé, immobile pour toujours ?
Je pense que la vie offre toujours des raisons de ne pas mourir, si on
l’écoute suffisamment. Ces raisons peuvent provenir du passé – les gens qui
nous ont élevés, nos amis, nos partenaires – ou de l’avenir – les possibilités
auxquelles nous renoncerions.
J’ai donc continué à vivre. Je suis retourné à la villa, et j’ai fini par
vomir mon stress.
Une conversation à travers le temps – première
partie

MOI AVANT : J’ai envie de mourir.


MOI AUJOURD’HUI : Ça n’arrivera pas.
MOI AVANT : C’est affreux.
MOI AUJOURD’HUI : Non. C’est merveilleux. Crois-moi.
MOI AVANT : Je ne peux pas supporter cette douleur.
MOI AUJOURD’HUI : Je sais. Mais il va falloir. Et ça vaudra le coup.
MOI AVANT : Pourquoi ? Tout est parfait dans le futur ?
MOI AUJOURD’HUI : Non. Bien sûr que non. La vie n’est jamais
parfaite. Je déprime encore de temps à autre. Mais je vais mieux. La douleur
n’est jamais aussi forte. J’ai découvert qui je suis. Je suis heureux. En ce
moment, je suis heureux. La tempête se termine. Crois-moi.
MOI AVANT : Je ne te crois pas.
MOI AUJOURD’HUI : Pourquoi ?
MOI AVANT : Tu viens du futur, et je n’ai pas d’avenir.
MOI AUJOURD’HUI : Je viens de te dire…
Cachets

J’avais passé plusieurs jours sans manger de nourriture décente. Je


n’avais pas remarqué la faim à cause des trucs fous qui se passaient dans mon
corps et dans mon cerveau. Andrea m’a dit que j’avais besoin de manger. Elle
est allée chercher dans le frigo une brique de gaspacho Don Simon (en
Espagne, on le vend comme du jus de fruit).
« Bois ça », m’a-t-elle ordonné en dévissant le bouchon.
J’ai pris une première gorgée. Je me suis alors rendu compte à quel point
j’avais faim, et j’ai continué à boire. J’avais peut-être avalé la moitié de la
brique quand j’ai dû sortir pour vomir de nouveau. Je reconnais que vomir
après avoir bu du gaspacho Don Simon n’est pas le signe le plus infaillible de
maladie, mais Andrea ne voulait prendre aucun risque.
« Oh, mon Dieu, s’est-elle écriée. On y va.
– Où ça ?
– Au centre médical.
– Ils vont me donner des cachets. Je ne peux pas prendre de cachets.
– Matt, tu as besoin de cachets. Tu as dépassé le point où tu as le choix
d’en prendre ou pas. On y va, OK ? »
Je rajoute un point d’interrogation ici, mais je ne m’en souviens pas
comme d’une question. Je ne me rappelle pas ce que j’ai répondu, en tout cas
je sais que nous sommes allés au centre médical. Et qu’on m’a donné des
cachets.
Le médecin a observé mes mains. Elles tremblaient.
« Combien de temps a duré la crise de panique ?
– Elle ne s’est pas vraiment arrêtée. Mon cœur bat toujours trop vite. Je
me sens bizarre. »
Bizarre était loin de la vérité. Pourtant, je n’ai pas donné plus
d’explications. Le seul fait de parler exigeait un effort intense.
« C’est l’adrénaline, c’est tout. Comment va votre respiration ? Vous
avez hyperventilé ?
– Non. C’est juste mon cœur. Enfin, ma respiration est… bizarre… mais
tout est bizarre. »
Il a senti mon cœur. Avec ses mains. Deux doigts sur ma poitrine. Il a
cessé de sourire.
« Vous êtes drogué ?
– Non !
– Vous avez déjà pris de la drogue ?
– Dans ma vie, oui. Mais pas cette semaine. Par contre, j’ai beaucoup
bu.
– Vale, vale, vale. Il vous faut du Valium. Dose maximum. Le plus que
je peux vous donner. »
Venant d’un médecin dans un pays où on peut acheter du Valium sans
ordonnance, comme du paracétamol ou de l’ibuprofène, c’était assez
significatif.
« Vous vous sentirez mieux. Je vous le promets. »
Je suis resté allongé, imaginant que les cachets fonctionnaient. Pendant
un moment, la panique s’est limitée à un niveau de forte anxiété. Mais ce
moment de détente a en fait déclenché une attaque plus forte. Un raz de
marée. Je sentais que tout m’échappait, comme dans Les Dents de la mer
quand Brody est assis sur la plage et croit voir le requin. J’étais allongé sur
un canapé, mais je sentais littéralement que tout m’échappait. Comme si
quelque chose me faisait glisser plus loin de la réalité.
Mortel

Dans des pays comme le Royaume-Uni et les États-Unis, le suicide est


aujourd’hui l’une des principales causes de mortalité et représente plus d’un
décès sur cent. Selon les chiffres de l’Organisation mondiale de la santé, il
tue plus que le cancer de l’estomac, la cirrhose, le cancer du côlon, le cancer
du sein et la maladie d’Alzheimer. Étant donné que la majorité des gens qui
se suicident sont dépressifs, la dépression est l’une des maladies les plus
mortelles de la planète. Elle tue davantage que la plupart des autres formes de
violences rassemblées – guerre, terrorisme, violences domestiques,
agressions, attaques à main armée.
Encore plus stupéfiant, la dépression est une maladie si grave qu’on se
suicide à cause d’elle, alors qu’on ne le fait pas à cause d’autres affections.
Pourtant, les gens continuent de penser que la dépression n’est pas si grave.
S’ils s’en doutaient, ils ne diraient pas ce qu’ils disent.
Les choses que les gens disent aux dépressifs mais
qu’ils ne disent pas dans d’autres situations
de danger mortel

« Allez, je sais que tu as la tuberculose, mais ça pourrait être pire. Au


moins il n’y a pas mort d’homme. »

« Pourquoi tu crois que tu as un cancer à l’estomac ? »

« Oui, je sais, le cancer du côlon, c’est dur, mais essaie un peu de vivre
avec quelqu’un qui en souffre. Pfou ! Un vrai cauchemar. »

« Oh ! Alzheimer, tu dis ? M’en parle pas, je l’ai tout le temps. »

« Ah ! la méningite. Allez, l’esprit est plus fort que le corps. »

« Oui, d’accord, ta jambe est en feu, mais en parler tout le temps ne


résoudra pas le problème. »

« OK. Bon. D’accord. Ton parachute ne s’est pas ouvert. Mais vois le
bon côté des choses. »
Placebo négatif

Les médicaments n’ont pas fonctionné chez moi. Je pense que j’en suis
en partie responsable.
Dans son livre Bad Science, Ben Goldacre fait remarquer : « Nous
réagissons aux placebos. Notre corps joue des tours à notre esprit. On ne peut
pas nous faire confiance. » C’est vrai, et cela marche certainement dans les
deux sens. Pendant la pire période, quand la dépression coexistait avec un
trouble panique aigu permanent, j’avais peur de tout. J’avais littéralement
peur de mon ombre. Si je regardais quelque chose assez longtemps – des
chaussures, un coussin, un nuage –, j’y voyais de la malveillance, une force
négative que, dans un siècle plus reculé et plus superstitieux, j’aurais pu
interpréter comme le diable. Mais ce qui m’effrayait le plus, c’étaient les
médicaments ou tout ce qui pouvait altérer mon état d’esprit (l’alcool, le
manque de sommeil, les nouvelles brusques, même les massages).
Plus tard, pendant des périodes d’anxiété moins fortes, je me suis
souvent retrouvé à trop apprécier l’alcool. Ce coussin douillet qui tapisse
l’existence est si réconfortant qu’on oublie la gueule de bois qui va suivre.
Après des rendez-vous importants, je me retrouvais seul dans des bars, à
boire tout l’après-midi jusqu’à rater le dernier train pour rentrer chez moi.
Mais, en 1999, il faudrait encore des années avant que j’atteigne ce niveau
relativement normal de dysfonctionnement.
Paradoxalement, c’est pendant la période où j’avais le plus besoin que
mon esprit aille mieux que je refusais activement d’interférer avec lui. Non
parce que je ne voulais pas aller mieux, mais parce que je ne croyais pas qu’il
était possible d’aller mieux, ou en tout cas que c’était nettement moins
probable que d’aller moins bien. Et moins bien, c’était terrifiant.
Je pense que le problème était en partie lié à un effet placebo inversé.
Dès que je prenais du Valium, je paniquais, et cette panique augmentait si je
sentais que le médicament avait le moindre effet. Même si cet effet était
positif.
Quelques mois plus tard, il m’est arrivé une chose similaire quand j’ai
commencé à prendre du millepertuis. Cela se manifestait même avec
l’ibuprofène. Ce n’était donc pas entièrement la faute du Valium. D’ailleurs,
c’est loin d’être le médicament le plus fort en circulation. Pourtant, d’autres
affirment ressentir le même niveau de déconnexion que moi avec le Valium ;
je pense donc que (dans mon cas), le médicament constituait au moins une
partie du problème.
Sentir la pluie sans parapluie

Les médicaments constituent un concept incroyablement attractif. Pas


seulement pour la personne qui souffre de dépression ou pour les dirigeants
d’entreprises pharmaceutiques, mais pour la société en général. Ils
correspondent à l’idée qui nous a été martelée par les centaines de milliers de
publicités que nous avons vues à la télé, selon laquelle tout peut se régler en
consommant. Cela encourage une attitude très tais-toi-et-prends-tes-cachets,
et crée une division entre « nous » et « eux », grâce à laquelle tout le monde
peut tranquillement se dire que la « déraison » – pour emprunter le terme
favori de Michel Foucault – est bien neutralisée dans une société qui exige de
nous que nous soyons normaux alors même qu’elle nous rend fous.
Pourtant, les antidépresseurs et les anxiolytiques continuent de me faire
peur. Cela n’aide pas que leurs noms – Fluoxétine, Venlafaxine, Propranolol,
Zopiclone – ressemblent à ceux des méchants de science-fiction.
Les seuls médicaments qui m’aient fait me sentir légèrement mieux sont
les somnifères. Je n’en avais qu’une boîte car nous l’avions achetée en
Espagne, où les pharmaciens portent des blouses blanches rassurantes et
parlent comme des médecins. Je crois que la marque s’appelait Dormidina.
Ils ne m’aidaient pas à dormir, mais me permettaient de rester éveillé sans
éprouver une terreur absolue. Ou bien ils me distanciaient de cette terreur.
Mais je savais également qu’il serait très facile de devenir dépendant de ces
cachets, et que la peur de ne pas les prendre pouvait rapidement surpasser
celle de les prendre.
Les somnifères m’ont permis de fonctionner suffisamment pour rentrer
chez moi. Je me rappelle notre dernier jour en Espagne. J’étais assis à table,
silencieux, tandis qu’Andrea expliquait aux personnes pour qui nous
travaillions et avec qui nous vivions en partie (c’était leur villa, mais ils y
étaient rarement) – Andy et Dawn – que nous rentrions chez nous.
Andy et Dawn étaient des gens bien. Je les appréciais. Ils étaient un peu
plus âgés qu’Andrea et moi, mais ils étaient faciles à vivre. Ils dirigeaient la
plus grande fête d’Ibiza, Manumission, qui avait débuté dans un petit club du
quartier gay de Manchester quelques années plus tôt avant de se transformer
en une sorte de Studio 54 méditerranéen. En 1999, c’était l’épicentre de la
culture du clubbing, un aimant pour des gens comme Kate Moss, Jade Jagger,
Irvine Welsh, Jean-Paul Gaultier, les Happy Mondays, Fatboy Slim et des
milliers de clubbers européens. Autrefois, cela ressemblait au paradis, mais à
présent, la simple idée de toute cette musique et de tous ces fêtards était pour
moi un véritable cauchemar.
Mais Andy et Dawn ne voulaient pas qu’Andrea parte.
« Pourquoi ne restez-vous pas ici ? Matt serait bien. Il n’a pas l’air
d’aller mal.
– Il ne va pas bien, leur a répondu Andrea. Il est malade. »
Je n’étais pas – du moins selon les standards d’Ibiza – un gros
consommateur de drogue. Éternel étudiant en admiration devant Bukowski,
j’avais passé mon temps sur l’île assis derrière un guichet au soleil, à vendre
des billets en plein air tout en lisant des romans de gare (pendant mon travail,
je m’étais lié d’amitié avec un magicien du nom de Carl qui me donnait des
romans de John Grisham contre du Margaret Atwood et du Nietzsche) et à
boire de l’alcool. À présent, j’aurais adoré n’avoir jamais rien bu de plus fort
que du café. Je regrettais d’avoir ingurgité tant de bouteilles de Viña Sol et de
verres de vodka-citron au cours du dernier mois, de ne pas avoir avalé au
moins quelques petits-déjeuners décents et de ne pas avoir dormi un peu plus.
« Il n’a pas l’air malade. »
Dawn portait encore sur le visage des paillettes de sa soirée de la veille.
Ces paillettes me perturbaient.
« Je suis désolé », ai-je dit faiblement, aspirant à une maladie plus
visible.
La culpabilité m’écrasait comme un marteau.
J’ai repris un somnifère et ma dose de Valium pour l’après-midi et nous
sommes partis pour l’aéroport. La fête était finie.

Sous Valium et sous somnifères, je n’ai jamais eu l’impression


d’approcher de la « guérison ». Je suis resté aussi malade qu’avant. Le mieux
que pouvaient faire les cachets, supposais-je, était de créer une certaine
distance. Les somnifères obligeaient mon cerveau à ralentir un peu, mais je
savais que rien n’avait réellement changé. De même que, des années plus
tard, quand j’ai recommencé à boire de l’alcool, je parvenais souvent à
affronter une anxiété relativement faible en m’enivrant, tout en sachant
qu’elle m’attendrait au tournant, doublée d’une gueule de bois.
J’ai quelques réticences à me proclamer antimédicaments, car je sais que
certains cachets fonctionnent pour certains patients. Parfois, ils semblent
parvenir à suffisamment atténuer la douleur pour permettre de commencer le
vrai, bon travail vers la guérison. Chez d’autres, ils constituent partiellement
une solution à long terme. Beaucoup ne peuvent s’en passer. Dans mon cas,
après avoir été désorienté par les crises de panique liées au Valium, j’avais
tellement peur que je n’ai jamais vraiment rien pris directement pour ma
dépression (contrairement à la panique et à l’anxiété).
Personnellement, je suis heureux de m’être essentiellement soigné sans
l’aide des médicaments, et j’ai l’impression que devoir subir la douleur sans
aucun « anesthésiant » m’a permis de la connaître parfaitement et de m’ouvrir
aux subtiles variations positives et négatives de mon esprit. Cependant, je me
demande : si j’avais eu le courage de combattre ces crises de panique
anticachets, auraient-ils pu atténuer la douleur ? Celle-ci était tellement
implacable, permanente, que le simple fait d’y penser maintenant altère ma
respiration, et mon cœur s’accélère. Je me rappelle que j’étais assis sur le
siège passager d’une voiture quand une terreur de plomb m’a englouti. J’ai dû
me dresser sur mon siège, ma tête touchait le plafond de la voiture, mon
corps tentait de sortir de lui-même, ma peau grouillait, mon esprit défilait
plus vite que le paysage sombre. J’aurais été content de ne pas connaître cette
sorte de terreur et, si un cachet avait pu m’aider, j’aurais dû le prendre. Si
quelque chose avait pu atténuer mon agonie mentale (c’est vraiment le mot),
peut-être aurait-il été plus facile de m’en remettre. Mais, sans rien prendre, je
me suis mis à l’écoute de moi-même. Cela m’a permis de savoir exactement
ce qui me faisait me sentir mieux (l’exercice, le soleil, dormir, les
conversations intenses, etc.), et c’est cette attention, dont je sais par
expérience personnelle et par d’autres qu’elle peut disparaître avec les
cachets, qui m’a aidé à me reconstruire de zéro. Si j’avais été engourdi ou si
j’avais ressenti le détachement que peuvent provoquer les médicaments, cela
aurait été plus difficile.

Le professeur Jonathan Rottenberg, psychologue évolutif et auteur de


The Depths, écrivait en 2014 des mots étrangement réconfortants :

Comment mieux contenir la dépression ? N’espérez aucun cachet


miracle. Une leçon que nous avons apprise à force de traiter la douleur
chronique est qu’il est difficile d’outrepasser des réactions profondément
ancrées dans notre corps et notre esprit. Au contraire, mieux vaut suivre
l’économie de l’humeur là où elle nous mène, en étudiant les causes qui
plongent tant d’entre nous dans des états d’humeur négative – en
particulier des rythmes impliquant trop de travail et trop peu de sommeil.
Nous devons mieux connaître nos humeurs, prendre conscience des outils
qui interrompent les états d’humeur négatifs avant qu’ils ne se
transforment en états plus prolongés et plus graves. Ces outils impliquent
de changer notre manière de penser, les événements qui nous entourent,
nos relations et notre condition physique (à travers l’exercice, les
médicaments ou le régime) . 1

1. Tous les textes cités non disponibles en français ont été traduits par le traducteur.
La vie

Sept mois avant d’avaler mon premier comprimé de Valium, je m’étais


rendu dans un bureau de recrutement au centre de Londres.
« Alors, que voulez-vous faire de votre vie ? » m’avait demandé
l’employée. Elle avait un long visage solennel, comme une statue de l’île de
Pâques.
« Je ne sais pas.
– Vous voyez-vous dans la vente ?
– Peut-être », ai-je menti.
J’avais une légère gueule de bois. (Nous vivions à côté d’un pub. Trois
pintes de bière et un Black Russian ou deux constituaient ma routine du soir.)
J’avais très peu d’idées sur ce que je voulais faire de ma vie, mais j’étais
relativement sûr que cela n’impliquait pas de travailler dans la vente.
« Pour être honnête, votre CV donne une image plutôt floue. Mais on est
en avril. Ce n’est pas la saison des diplômes. On devrait pouvoir vous trouver
quelque chose. »
Elle avait raison. Après un certain nombre d’entretiens désastreux, j’ai
décroché un travail qui consistait à vendre des espaces publicitaires pour un
journal spécialisé dans la presse, la Press Gazette, à Croydon. J’étais dirigé
par un Australien nommé Iain, qui m’a expliqué les bases de la vente.
« Tu as entendu parler d’Aida ? m’a-t-il demandé.
– L’opéra ?
– Quoi ? Non. AIDA. Attention. Intérêt. Désir. Action. Les quatre étapes
d’une vente. Tu attires leur attention, leur intérêt, puis leur désir de faire
quelque chose avant qu’ils décident de passer à l’action.
– D’accord. »
Puis il m’a lâché : « J’ai un énorme pénis.
– Quoi ?
– Tu vois ? J’ai attiré ton attention.
– Donc je dois parler de mon pénis.
– Non. C’était un exemple.
– Je vois », ai-je répondu, fixant le ciel gris de Croydon à travers la
fenêtre.
Je ne m’entendais pas vraiment avec Iain. Certes, il m’a proposé de
« rejoindre les garçons » pour déjeuner, boire une bière ou jouer au billard.
Ils ne faisaient que raconter des blagues graveleuses, parler foot et débiner
leurs copines. J’avais horreur de ça. Je ne m’étais pas senti aussi mal à l’aise
depuis mes treize ans. Le projet – le mien et celui d’Andrea – était de nous
organiser pour ne pas avoir à retourner à Ibiza cet été-là. Mais pendant une
pause déjeuner, j’ai senti une intense désolation en moi, comme si un nuage
était passé sur mon âme. Je ne pouvais littéralement pas endurer une heure de
plus à téléphoner à des gens qui ne voulaient pas qu’on les appelle. J’ai donc
quitté mon travail. Je suis simplement parti. J’étais un raté. Un lâcheur. Je
n’avais rien à l’horizon. Je glissais, en proie à une maladie qui attendait à
l’affût. Mais je ne m’en rendais pas compte. Ou je m’en moquais. Je ne
pensais qu’à m’enfuir.
Infini

Le corps humain est plus vaste qu’il n’en a l’air. Les avancées de la
science et de la technologie ont démontré que, en réalité, un corps physique
est un univers à lui seul. Chacun d’entre nous est composé d’environ cent
mille milliards de cellules. Chacune de ces cellules compte à son tour environ
le même nombre d’atomes. Cela représente beaucoup de pièces différentes.
Notre seul cerveau compte cent milliards de cellules, à quelques milliards
près.
Pourtant, la plupart du temps, nous ne ressentons pas la nature quasi
infinie de notre être physique. Nous simplifions en considérant des morceaux
plus grands. Bras, jambes, pieds, mains, torse, tête. Chair, os.
Un phénomène similaire se produit avec notre esprit. Afin de supporter
l’existence, celui-ci se simplifie. Il se concentre sur une chose à la fois. La
dépression est une sorte de physique quantique de la pensée et des émotions.
Elle révèle ce qui est habituellement caché. Elle vous déconstruit, ainsi que
tout ce que vous avez toujours connu. Il s’avère que non seulement nous
sommes composés de l’univers, de l’« étoffe des étoiles », pour emprunter
l’expression de Carl Sagan, mais que nous sommes aussi vastes et
compliqués que lui. Les psychologues évolutionnistes pourraient bien avoir
raison. Nous, les humains, avons peut-être évolué trop loin. Le prix à payer
pour être la première espèce à avoir pleinement conscience du cosmos est
peut-être la capacité d’éprouver tout un univers d’obscurité.
L’espoir qui ne s’était pas réalisé

Mes parents étaient à l’aéroport. Ils attendaient, l’air fatigué, heureux et


inquiet à la fois. Nous nous sommes embrassés. Puis nous sommes rentrés.
J’allais mieux. J’allais mieux. J’avais laissé mes démons derrière moi en
Méditerranée, et maintenant j’allais bien. Je prenais toujours des somnifères
et du Valium, mais je n’en avais plus besoin. J’avais juste besoin d’être chez
moi. J’avais juste besoin de papa et maman. Oui. J’allais mieux. J’étais
toujours un peu à cran, mais j’allais mieux. J’allais mieux.
« Nous étions tellement inquiets », a dit ma mère, et quatre-vingt-sept
variations sur le même thème.
Elle s’est retournée sur le siège passager, m’a regardé et m’a adressé un
sourire légèrement froissé, les yeux embués de larmes. Je l’ai ressenti. Le
poids de maman. Le poids d’être un fils qui a mal tourné. Le poids d’être
aimé. Le poids d’être une déception. Le poids d’être un espoir qui ne s’était
pas réalisé comme il aurait dû.
Mais.
J’allais mieux. Un peu abîmé. Mais c’était compréhensible. En gros,
j’allais mieux. Je pouvais encore être l’espoir. Je pourrais vivre jusqu’à
quatre-vingt-dix-sept ans. Je pourrais encore devenir avocat, neurochirurgien,
alpiniste ou metteur en scène de théâtre. Il était tôt. Tôt. Tôt.
Dehors, il faisait nuit. Newark 24. Newark était l’endroit où j’avais
grandi et où je retournais. Un bourg de quarante mille habitants. Un endroit
que j’avais toujours voulu fuir, où à présent je retournais. Mais c’était bien.
Je pensais à mon enfance. Aux jours heureux et malheureux à l’école, à mon
combat perpétuel pour l’estime de moi. Vingt-quatre. J’avais vingt-quatre
ans. Le panneau routier ressemblait à une affirmation du destin. Newark 24.
Nous savions que cela arriverait. Il ne manquait que mon nom.
Je me souviens que nous avons mangé autour de la table de la cuisine et
que je n’ai pas dit grand-chose, juste assez pour prouver que j’allais bien, que
je n’étais ni fou ni déprimé. J’allais bien. Je n’étais ni fou ni déprimé.
Je crois que c’était une tourte au poisson. Je crois qu’ils l’avaient faite
exprès pour moi. Une nourriture de réconfort. J’étais assis à table, en train de
manger une tourte au poisson. Il était dix heures et demie. Je suis allé aux
toilettes d’en bas, j’ai allumé la lumière en tirant un cordon. Les toilettes d’en
bas étaient rose sombre. J’ai pissé, tiré la chasse, et j’ai remarqué que mon
esprit changeait. Il y a eu une sorte de nuée, un changement de lumière
psychologique.
J’allais mieux. J’allais mieux. Mais il suffit d’un seul doute. Une goutte
d’encre qui tombe dans un verre d’eau l’obscurcit complètement. Le moment
où j’ai compris que je n’allais pas parfaitement bien, j’ai compris que j’étais
encore très malade.
Le cyclone

Les doutes sont comme les hirondelles. Ils se suivent et forment un


essaim. Je me suis regardé dans le miroir. J’ai fixé mon visage jusqu’à ce que
ce ne soit plus mon visage. Je suis retourné à table et me suis rassis sans dire
à personne comment je me sentais. Dire comment je me sentais me mènerait
à éprouver davantage ce que je ressentais. Se comporter normalement
signifierait se sentir un peu plus normal. Je me suis donc comporté
normalement.
« Oh, regardez l’heure, s’est exclamée maman avec une insistance
dramatique. Je dois me lever tôt pour aller à l’école demain matin. » (Elle
était directrice d’une école maternelle.)
« Allez vous coucher, ai-je dit.
– Oui, vas-y, Mary, a renchéri Andrea. On se débrouillera pour les lits.
– Il y a un lit et un matelas par terre dans sa chambre, mais vous pouvez
prendre notre lit pour ce soir, si vous voulez, a proposé papa.
– C’est bon. Ça ira », ai-je répondu.
Mon père m’a serré l’épaule avant d’aller se coucher.
« Je suis content que tu sois ici.
– Oui. Je suis content aussi. »
Je ne voulais pas pleurer. Parce que a) je ne voulais pas qu’il me voie
pleurer et b) si je pleurais, je me sentirais encore plus mal. Je n’ai donc pas
pleuré. Je suis allé me coucher.
Le lendemain matin, à mon réveil, elles étaient là. La dépression et
l’anxiété, toutes les deux. Certains décrivent la dépression comme un poids,
et elle peut en être un. Elle peut être un véritable poids physique, ainsi qu’un
poids émotionnel métaphorique. Cependant, le poids n’est pas la meilleure
manière de décrire ce que je ressentais. Allongé là, sur le matelas au sol –
j’avais insisté pour qu’Andrea dorme dans le lit, non par pure galanterie mais
parce que c’est ce que j’aurais fait si j’étais normal –, je me sentais pris au
piège dans un cyclone. De l’extérieur, au cours des mois suivants, les autres
me verraient un peu plus lent que d’habitude, un peu plus léthargique, mais
ce qui se passait dans mon esprit était impitoyablement et pesamment rapide.
Mes symptômes

Voici quelques-unes des choses que je ressentais également :


L’impression que mon reflet montrait une autre personne.
Une sorte de fourmillement presque douloureux dans les bras, les mains,
la poitrine, la gorge et la nuque.
Une incapacité totale à envisager l’avenir. (L’avenir n’adviendrait pas,
du moins pour moi.)
Peur de devenir fou, d’être interné, enfermé dans une cellule capitonnée
avec une camisole de force.
Hypocondrie.
Angoisse de séparation.
Agoraphobie.
Sensation de terreur continue.
Épuisement mental.
Épuisement physique.
Impression d’être inutile.
Poitrine serrée, parfois douloureuse.
Impression de tomber alors que j’étais immobile.
Douleur aux membres.
Impossibilité temporaire de parler.
Perdu.
Moite.
Une infinie tristesse.
Une imagination sexuelle débridée. (La peur de la mort semble souvent
être compensée par des pensées sexuelles.)
Une impression d’être déconnecté, de provenir d’une autre réalité.
Un désir irrépressible d’être quelqu’un d’autre, n’importe qui.
Perte d’appétit (j’ai perdu douze kilos en six mois).
Un tremblement intérieur (j’appelais cela un frisson de l’âme).
L’impression d’être au bord d’une crise de panique.
L’impression de respirer un air trop léger.
Insomnie.
Le besoin de rechercher continuellement des signes avant-coureurs que
j’allais a) mourir ou b) devenir fou.
Trouver ces signes avant-coureurs. Et y croire.
Le désir de marcher, et vite.
Étranges sensations de déjà-vu, que les choses étaient des souvenirs
alors qu’elles n’avaient pas eu lieu. En tout cas pas chez moi.
Voir de l’obscurité en périphérie de mon champ visuel.
Le désir d’éteindre les visions cauchemardesques que je voyais parfois
en fermant les yeux.
Le désir de sortir de moi-même pendant un moment. Une semaine, un
jour, une heure. Merde, rien qu’une seconde.
À l’époque, ces expériences me paraissaient tellement étranges que je
pensais être la seule personne au monde à les avoir jamais vécues (c’était
avant Wikipédia), mais bien sûr des millions de personnes subissent une
épreuve similaire à un moment ou à un autre. Il m’arrivait souvent de
visualiser involontairement mon esprit comme une grande et sombre
machine, un objet tiré d’un roman graphique steampunk, plein de tuyaux, de
pédales et de leviers hydrauliques émettant des étincelles, de la vapeur et du
bruit.
Ajouter l’anxiété à la dépression, c’est un peu comme ajouter la cocaïne
à l’alcool. Toute l’expérience défile en accéléré. Si vous souffrez de
dépression seule, votre esprit s’enfonce dans un marécage et perd sa vitesse,
mais avec l’anxiété dans le cocktail, vous êtes toujours dans un marécage
sauf qu’en plus il y a des tourbillons. Les monstres qui vivent dans les eaux
boueuses se déplacent sans cesse à leur vitesse maximale, tels des alligators
modifiés. Vous êtes toujours sur vos gardes. Vous êtes sur vos gardes au
point de vous effondrer à tout moment, tout en essayant désespérément de
rester à la surface, de capter l’air que les gens sur les berges tout autour
respirent comme si de rien n’était.
Vous n’avez pas une seconde. Pas une seule seconde éveillé en dehors
de la peur. Ce n’est pas une exagération. Vous rêvez d’un moment, d’une
unique seconde où vous n’êtes pas terrifié, mais ce moment n’arrive jamais.
La maladie dont vous souffrez n’affecte pas une seule partie de votre corps,
quelque chose que vous pouvez considérer comme extérieur. Si vous avez
mal au dos, vous pouvez dire « Mon dos me tue », et il se crée une sorte de
séparation entre la douleur et vous. Cette douleur-là est différente. Elle
attaque, agace et entame le moi, mais elle n’est pas le moi.
Avec la dépression et l’anxiété, impossible de penser à la douleur parce
qu’elle est la pensée. Vous n’êtes pas votre dos, mais vous êtes vos pensées.
Si vous avez mal au dos, vous aurez peut-être encore plus mal en vous
asseyant. Si votre esprit a mal, il a mal dès qu’il pense. Et vous sentez bien
qu’il n’existe aucun équivalent simple du fait de se relever. Bien que souvent,
cette sensation elle-même soit mensongère.
La banque des mauvais jours

Quand vous êtes très dépressif et anxieux – incapable de quitter la


maison, le canapé, ou de penser à quoi que ce soit en dehors de la dépression
–, cela peut être insupportable. Les mauvais jours ont des degrés. Ils ne sont
pas tous aussi mauvais. Les jours vraiment mauvais, bien qu’ils soient affreux
à vivre, sont utiles pour plus tard. On les met en réserve. Une banque des
mauvais jours. Le jour où vous avez dû quitter le supermarché en courant. Le
jour où vous étiez si déprimé que votre langue refusait de bouger. Le jour où
vous avez fait pleurer vos parents. Le jour où vous avez failli vous jeter d’une
falaise. Ainsi, si vous rencontrez un autre mauvais jour, vous pouvez dire :
D’accord, c’est dur, mais il y a eu pire. Et même quand vous ne trouvez pas
de jour pire – quand vous vivez la pire journée de tous les temps –, au moins
vous savez que la banque existe et que vous avez fait un dépôt.
Les choses que vous dit la dépression

Hé, grosse bouse !


Oui, toi !
Qu’est-ce que tu fais ? Pourquoi est-ce que tu essaies de sortir du lit ?
Pourquoi est-ce que tu essaies de chercher un boulot ? Pour qui tu te
prends ? Mark Zuckerberg ?
Reste au lit.
Tu vas devenir fou. Comme Van Gogh. Autant te couper l’oreille.
Pourquoi tu pleures ?
Parce que tu dois mettre la machine à laver en route ?
Hé ! Tu te souviens de ton chien, Murdoch ? Il est mort. Comme tes
grands-parents.
Tous les gens que tu as rencontrés seront morts le siècle prochain.
Ouaip. Tous ceux que tu connais ne sont qu’un amas de cellules en lente
détérioration.
Regarde les gens qui marchent dehors. Regarde-les. Là. Par la fenêtre.
Pourquoi est-ce que tu ne peux pas être comme eux ?
Voilà un coussin. Restons ici à le fixer et contemplons l’infinie tristesse
des coussins.
PS. Je viens de voir demain. C’est encore pire.
Chiffres

Quand vous êtes enfermé à l’intérieur de quelque chose qui vous paraît
si irréel, vous cherchez tout ce qui peut vous donner un minimum de repères.
J’avais soif de connaissances. Soif de chiffres. Je les recherchais comme une
bouée de sauvetage en mer. Mais les statistiques sont trompeuses.
Ce qui se passe dans l’esprit peut souvent être caché. En effet, quand je
suis tombé malade, j’ai dépensé beaucoup d’énergie pour paraître normal.
Souvent, on sait que quelqu’un souffre seulement si la personne le dit, ce qui
n’arrive pas toujours avec la dépression, surtout si vous êtes un homme (j’y
reviendrai plus tard). De plus, les chiffres ont évolué avec le temps. La
dépression n’est plus ce qu’elle était. Avant, on l’appelait mélancolie, et bien
moins de gens en souffraient que de la dépression actuelle. Est-ce vraiment le
cas ? Ou bien les gens en parlent-ils davantage ?
Quoi qu’il en soit, voici quelques chiffres dont nous disposons.

CHIFFRES SUR LE SUICIDE


Le suicide est la principale cause de mortalité chez les hommes de moins
de trente-cinq ans.
Le taux de suicide varie beaucoup selon la région du monde. Par
exemple, si vous vivez au Groenland, vous avez vingt-sept fois plus de
probabilités de vous tuer que si vous vivez en Grèce.
Un million de personnes se suicident chaque année. Dix à vingt millions
de personnes par an font une tentative. Au niveau mondial, les hommes ont
trois fois plus de probabilités de se tuer que les femmes.

CHIFFRES SUR LA DÉPRESSION


Une personne sur cinq souffre de dépression à un moment ou à un autre
de sa vie. (Évidemment, davantage souffriront de maladie mentale.)
La consommation d’antidépresseurs augmente presque partout.
L’Islande a la plus forte consommation, suivie par l’Australie, le Canada, le
Danemark, la Suède, le Portugal et le Royaume-Uni.
Deux fois plus de femmes que d’hommes subiront une dépression sévère
pendant leur vie.
La dépression combinée à l’anxiété est la plus commune au Royaume-
Uni, suivie par l’anxiété seule, le trouble de stress post-traumatique, la
dépression « pure », les phobies, les troubles alimentaires, les TOC et le
trouble panique.
Les femmes ont plus de probabilités que les hommes de chercher et de
recevoir un traitement pour les problèmes de santé mentale.
Le risque de développer la dépression est d’environ 40 % si un parent
biologique a souffert de la maladie.
Sources : Organisation mondiale de la santé,
The Guardian, Mind, Black Dog Institute.
La tête contre la fenêtre

Je me trouvais dans la chambre de mes parents. Seul. Andrea était en


bas, je crois. En tout cas, elle n’était pas avec moi. Je me tenais près de la
fenêtre, la tête contre la vitre. C’était l’un de ces moments où la dépression
était seule, sans la teinte de l’anxiété. Nous étions en octobre. Le mois le plus
triste. La rue de mes parents constituait un passage fréquenté pour se rendre
au centre-ville, et plusieurs personnes marchaient sur le trottoir. Je
connaissais certaines d’entre elles, ou je les reconnaissais de mon enfance,
qui n’avait officiellement pris fin que six ans plus tôt. Bien qu’elle ne se soit
peut-être jamais terminée.
Quand vous êtes au plus bas, vous imaginez – à tort – que personne au
monde ne s’est jamais senti aussi mal. Je priais pour être ces gens. N’importe
lequel d’entre eux. Ceux de quatre-vingts ans, ceux de huit ans, les femmes,
les hommes, même leurs chiens. Je rêvais d’exister dans leur esprit. Je ne
supportais pas plus ce tourment incessant que je ne supporterais de garder la
main posée sur une plaque brûlante alors que je voyais des seaux de glace
autour de moi. L’épuisement de ne jamais trouver le moindre réconfort
mental. Ou que chaque pensée positive atteigne un cul-de-sac avant même de
commencer.
J’ai pleuré.
Je n’ai jamais fait partie de ces hommes qui craignent les larmes. Bon
sang, j’avais été fan des Cure. J’avais été « emo » avant même que le terme
existe. Pourtant, étrangement, la dépression ne me faisait pas pleurer si
souvent, étant donné son degré. Je pense que c’est à cause de la nature
surréelle de ce que je ressentais. La distance. Les larmes sont une forme de
langage, or j’avais l’impression que toute forme de langage m’était
inaccessible. J’étais au-delà des larmes. On verse des larmes au purgatoire.
Une fois en enfer, il est trop tard. Les larmes s’asséchaient avant même de
débuter.
À présent, elles coulaient. Ce n’étaient pas des larmes normales. Pas
celles qui commencent derrière les yeux. Non. Celles-là venaient du plus
profond de moi. Elles semblaient venir de mes entrailles, tant mon ventre
tremblait. La digue avait rompu. Une fois que les larmes ont commencé, elles
ne se sont plus arrêtées, même quand mon père est entré dans la chambre. Il
m’a regardé, mais il ne pouvait pas comprendre, bien que la scène soit trop
familière. Ma mère avait souffert de dépression post-partum. Il s’est approché
de moi, a vu mon visage et les larmes ont été contagieuses. Il a eu les yeux
rouges et humides. Je ne me rappelais pas la dernière fois que j’avais vu mon
père pleurer. Il m’a pris dans ses bras sans rien dire, je me suis senti aimé, et
j’ai tenté d’amasser autant d’amour que je pouvais. J’en avais besoin.
« Désolé, je crois que j’ai dit.
– Allez, a-t-il répondu doucement. Tu vas y arriver. Allez. Tu vas te
reprendre, Mattie. Il va falloir. »
Mon père n’était pas un dur. Il était doux, attentionné, intelligent, mais il
n’avait pas le pouvoir magique de voir à l’intérieur de ma tête.
Bien sûr, il avait raison, et je n’aurais pas voulu qu’il dise autre chose,
mais il ne pouvait pas savoir à quel point cela sonnait dur.
Me reprendre.
Personne ne se rendait compte. De l’extérieur, les gens voient votre
forme physique, une masse unifiée d’atomes et de cellules. Mais à l’intérieur,
vous vous sentez comme si un Big Bang s’était produit. Vous vous sentez
perdu, désintégré, éparpillé dans l’univers au milieu d’un espace noir infini.
« Je vais essayer, papa, je vais essayer. »
C’étaient les mots qu’il voulait entendre, alors je les lui ai donnés. Puis
je me suis remis à fixer ces fantômes de mon enfance.
Une enfance assez normale

La maladie mentale se déclenche-t-elle spontanément, ou est-elle


présente dès le début ? Selon l’Organisation mondiale de la santé, près de la
moitié des troubles mentaux sont présents sous une forme ou une autre avant
l’âge de quatorze ans.
Quand je suis tombé malade à vingt-quatre ans, cela m’a paru
terriblement nouveau et soudain. J’avais eu une enfance assez normale,
ordinaire. Mais je ne m’étais jamais senti très normal. (Est-ce jamais le cas ?)
Je me sentais généralement anxieux.
Un souvenir typique est celui où, à dix ans, je me tenais dans l’escalier,
demandant à la baby-sitter si je pouvais rester avec elle jusqu’à ce que mes
parents rentrent. Je pleurais.
Elle était gentille. Elle me laissait rester avec elle. Je l’aimais beaucoup.
Elle sentait la vanille et portait des T-shirts larges. Elle s’appelait Jenny.
Jenny la Baby-Sitter Qui Habitait Au Bout de la Rue. Une dizaine d’années
plus tard, elle était devenue Jenny Saville, la star de l’art britannique connue
pour ses tableaux de grande dimension représentant des femmes nues.
« Tu crois qu’ils vont bientôt rentrer ?
– Oui, répondait Jenny, patiente. Bien sûr. Ils ne sont qu’à un kilomètre.
Ce n’est pas très loin, tu sais ? »
Je savais.
Mais je savais aussi qu’ils pouvaient se faire agresser, tuer ou dévorer
par des chiens. Bien sûr, il ne leur est rien arrivé. Très peu de résidents de
Newark-on-Trent finissaient leur dimanche soir dévorés par des chiens. Ils
rentraient chez eux. Mais pendant toute mon enfance, j’ai continué ainsi,
encore et encore. Sans le vouloir, j’apprenais toujours plus à être anxieux.
Dans un monde où les possibilités sont infinies, les possibilités de douleur, de
perte et de séparation permanente sont également infinies. La peur nourrit
l’imagination, et vice versa, encore et encore jusqu’à ce qu’il ne reste d’autre
solution que devenir fou.

Autre chose. Un peu moins ordinaire, mais toujours dans la moyenne.


J’avais treize ans. Avec un ami, nous étions allés voir des filles de notre
classe sur le terrain de sport de l’école. Nous nous étions assis. L’une des
filles – qui me plaisait plus que tout – m’avait regardé, puis avait adressé une
grimace de dégoût à ses amies. Ensuite, elle avait prononcé des mots dont je
me suis souvenu vingt-six ans plus tard quand je les ai écrits dans un livre.
Elle a dit : « Berk. Je ne veux pas que ça s’asseye à côté de moi. Avec ses
pattes d’araignée sur le visage. » Tandis que le sol refusait de m’avaler, elle a
expliqué : « Les poils sur ses grains de beauté. On dirait des araignées. »
Vers cinq heures, cet après-midi-là, je suis allé à la salle de bains, chez
moi, et j’ai rasé les poils de mes grains de beauté avec le rasoir de mon père.
J’ai regardé mon visage et je l’ai détesté. J’ai fixé les deux grains de beauté
les plus proéminents sur mon visage.
J’ai saisi ma brosse à dents et je l’ai appuyée sur ma joue gauche, sur
mon plus gros grain de beauté. J’ai serré les paupières et j’ai frotté fort. J’ai
brossé, brossé, jusqu’à ce que du sang coule dans le lavabo, jusqu’à ce que
mon visage pulse, chaud et douloureux de la friction.
Quand ma mère est rentrée, elle a vu que je saignais.
« Matthew, mais qu’est-il arrivé à ton visage ? »
Un mouchoir pressé sur ma plaie saignante, j’ai marmonné la vérité.

Ce soir-là, je n’ai pas pu dormir. Ma joue gauche pulsait sous un


cataplasme géant, mais ce n’était pas la raison. Je pensais à l’école, comment
j’expliquerais le cataplasme. Je pensais à cet univers parallèle où j’étais mort.
Où la fille apprendrait ma mort et où la culpabilité la ferait pleurer. Une
pensée suicidaire, j’imagine. Mais réconfortante.
Mon enfance est passée. Je suis resté anxieux. Je me sentais exclu, avec
mes parents de gauche et de classe moyenne dans une ville ouvrière de droite.
À seize ans, j’ai été arrêté pour avoir volé dans un magasin (du gel et une
tablette de Crunch) et j’ai passé l’après-midi au poste de police, mais c’était
davantage un symptôme de l’adolescent crétin qui cherche à s’intégrer que de
la dépression.
Je faisais mal du skate, obtenais des notes éclectiques, cultivais une
chevelure asymétrique et portais ma virginité telle une malédiction
médiévale. Des trucs normaux.
Je ne trouvais pas vraiment ma place. Je me désintégrais devant les gens
pour devenir ce qu’ils voulaient que je sois. Paradoxalement, je sentais tout le
temps une intensité en moi. Je ne savais pas ce que c’était, mais elle
continuait à s’accumuler, comme de l’eau derrière une digue. Plus tard, quand
j’ai été vraiment dépressif et anxieux, la maladie m’a semblé être une
accumulation de toute cette intensité ravalée. Une sorte de trop-plein. Comme
si, lorsque vous ne parveniez pas à vous laisser être libre, votre moi entrait en
force, envahissant votre esprit pour noyer toutes ces demi-versions ratées de
vous-même.
Une visite

Paul, mon vieux complice de vol à l’étalage, était dans le salon chez mes
parents. Je ne l’avais pas revu depuis plusieurs années, depuis le lycée. Pour
moi, cela représentait des millénaires. Il me regardait comme si j’étais mon
ancien moi. Comment faisait-il pour ne pas voir la différence ?
« Tu veux sortir samedi soir ? Allez, mec. Comme au bon vieux
temps. »
L’idée était ridicule. Je ne pouvais pas quitter la maison sans éprouver
une terreur infinie.
« Je ne peux pas.
– Qu’est-ce qui se passe ?
– Je ne me sens pas bien. J’ai la tête en vrac.
– C’est pour ça que tu as besoin de sortir. Si tu es déprimé. Viens avec
Andrea. Allez, mec.
– Paul, tu ne comprends pas… »
J’étais en prison. Des années plus tôt, après avoir passé quelques heures
dans une cellule pour cette barre de Crunch, j’avais développé une phobie de
l’enfermement. Je n’avais jamais pensé qu’on pouvait être enfermé dans son
propre esprit.
Conduis-toi comme un homme, ai-je pensé. Bien que ce n’ait jamais été
mon fort.
Boys don’t cry

Parlons de la virilité.
Un nombre nettement supérieur d’hommes que de femmes se suicident.
Au Royaume-Uni, le rapport est de 3 pour 1, en Grèce 6 pour 1, aux États-
Unis 4 pour 1. Voilà la moyenne. Selon l’Organisation mondiale de la santé,
les seuls pays au monde où plus de femmes que d’hommes se suicident sont
la Chine et Hong Kong. Partout ailleurs, davantage d’hommes que de femmes
mettent fin à leurs jours. C’est particulièrement étrange quand on pense que,
d’après toutes les études officielles, près de deux fois plus de femmes
souffrent de dépression.
Clairement, presque partout, être un homme fait que vous avez
davantage de probabilités de vous suicider. Voilà qui est paradoxal. Si le
suicide est un symptôme de la dépression (c’est le cas), comment se fait-il
que davantage de femmes que d’hommes souffrent de dépression ? En
d’autres termes, pourquoi la dépression est-elle plus mortelle chez les
hommes que chez les femmes ?
Le fait que les taux de suicide varient selon les périodes, les pays et le
sexe montre que le suicide n’est gravé dans la roche pour personne.
Prenons le Royaume-Uni. En 1981, 2 466 femmes s’y sont suicidées.
Trente ans plus tard, ce nombre a été pratiquement divisé par 2, avec 1 391
suicides féminins. Pour les hommes, les chiffres correspondants sont 4 129 et
4 590.
Ainsi, en 1981, la première année pour laquelle l’Office of National
Statistics possède des données, les hommes avaient seulement 1,9 fois plus de
probabilités de se tuer que les femmes. Aujourd’hui, cette probabilité est 3,5
fois plus élevée.
Pourquoi tant d’hommes se suicident-ils ? Quel est le problème ?
La réponse la plus courante est que, traditionnellement, les hommes
considèrent la maladie mentale comme un signe de faiblesse et sont réticents
à demander de l’aide.
Boys don’t cry. Les garçons ne pleurent pas. Sauf que si. Moi, oui. Je
pleure tout le temps. (J’ai pleuré cet après-midi en regardant Boyhood.) Et les
garçons – et les hommes – se suicident. Dans Bruits de fond de Don DeLillo,
le narrateur dévoré par l’anxiété, Jack Gladney, est tourmenté par le concept
de masculinité et la question de savoir s’il est à la hauteur : « Quoi de plus
inutile qu’un homme incapable de réparer un robinet cassé –
fondamentalement inutile, mort aux yeux de l’histoire, du message dans ses
gènes ? » Et si, à la place d’un robinet cassé, c’était un esprit cassé ? Peut-être
un homme inquiet de sa virilité considérerait-il qu’il devrait être capable de le
réparer seul, rien qu’avec du silence au milieu du « bruit de fond » de la vie
moderne, voire quelques litres d’alcool.
Si vous êtes un homme ou une femme avec des problèmes de santé
mentale, vous faites partie d’un vaste groupe en constante expansion.
Beaucoup des plus grands et des plus durs de tous les temps ont souffert de
dépression. Politiciens, astronautes, poètes, peintres, philosophes,
scientifiques, mathématiciens (un sacré paquet de mathématiciens), acteurs,
boxeurs, militants pour la paix, chefs de guerre et un milliard d’autres qui
combattaient leur propre bataille.
Vous n’êtes ni plus ni moins un homme, une femme, un humain parce
que vous souffrez de dépression que si vous aviez un cancer, une maladie
cardio-vasculaire ou un accident de voiture.
Que faut-il faire ? Parler. Écouter. Encourager la parole. Encourager
l’écoute. Alimenter la conversation. Rester à l’affût de ceux qui veulent
entrer dans la discussion. Répéter, encore et encore, que la dépression n’est
pas quelque chose qu’il faut « avouer », il n’y a pas à en rougir, il s’agit de
l’expérience humaine. Une expérience garçon-fille-homme-femme-jeune-
vieux-noir-blanc-gay-hétéro-riche-pauvre. Ce n’est pas vous. C’est
simplement quelque chose qui vous arrive. Et qui peut souvent se dissiper en
parlant. Des mots. Du réconfort. Du soutien. J’ai mis plus de dix ans à réussir
à parler ouvertement, correctement, à tout le monde, de mon expérience. J’ai
vite découvert que l’acte de parler est une thérapie en soi. Là où il y a de la
parole, il y a de l’espoir.

1. Gallimard, no 1 des « Cahiers Albert Camus », 1971. (Toutes les notes sont du traducteur.)
2

L’atterrissage

« Une fois la tempête passée, tu te


demanderas comment tu as fait pour
la traverser, comment tu as fait pour
survivre. Tu ne seras pas très sûr, en
fait, qu’elle soit vraiment achevée.
Mais sois certain d’une chose : une
fois que tu auras essuyé cette
tempête, tu ne seras plus le même.
Tel est le sens de cette tempête. »

Haruki Murakami, Kafka sur le


rivage1

1. Trad. du japonais par Corinne Atlan, Belfond, 2006.


Cerisiers en fleur

L’un des effets secondaires de la dépression consiste à être parfois


obsédé par le fonctionnement de votre cerveau.
Pendant ma crise, quand je vivais chez mes parents, je m’imaginais
fouiller dans mon propre crâne pour en retirer les parties qui me faisaient me
sentir mal. Après en avoir parlé avec d’autres personnes atteintes de
dépression et l’avoir lu dans d’autres livres, il semble que ce soit un fantasme
commun. Mais quelles parties aurais-je retirées ? Aurais-je enlevé un bloc
solide, ou quelque chose de petit et fluide ?
Un jour, pendant un creux, je me suis assis sur un banc de Park Square,
à Leeds. C’était la partie calme du centre-ville. Des maisons de ville
victoriennes transformées en bureaux d’avocats. J’ai fixé un cerisier et je me
suis senti plat. La dépression sans l’anxiété. Bien sûr, Andrea était avec moi.
Je ne lui ai pas dit à quel point je me sentais mal. Je suis juste resté là, à fixer
les fleurs roses et les branches. À souhaiter que mes pensées puissent flotter
hors de ma tête aussi facilement que les fleurs flottaient autour de l’arbre. Je
me suis mis à pleurer. En public. En souhaitant être un cerisier.
Plus on s’intéresse aux recherches scientifiques sur la dépression, plus
on se rend compte qu’elle se caractérise davantage par ce qu’on ignore que
par ce que l’on sait. C’est un mystère à 90 %.
Inconnus inconnus

Comme l’affirme le Dr David Adam dans son excellent livre sur les
troubles obsessionnels compulsifs, The Man Who Couldn’t Stop : « Seul un
idiot ou un menteur vous expliquera comment fonctionne le cerveau. »
Le cerveau n’est pas un grille-pain. Il est complexe. Il ne pèse peut-être
pas beaucoup plus d’un kilo, mais ce kilo contient toute une vie de souvenirs.
C’est à la fois inquiétant et magique qu’il en fasse tant sans que nous
comprenions encore comment ni pourquoi. Comme tout le reste, il est
composé d’atomes, eux-mêmes apparus avec les étoiles il y a des millions
d’années. Pourtant, on en sait davantage sur ces étoiles lointaines que sur les
processus de notre cerveau, le seul élément de l’univers capable de penser,
justement, tout l’univers.
Beaucoup de gens continuent de croire que la dépression est une
question de déséquilibre chimique.
« Le début de la folie fut essentiellement une question chimique », écrit
Kurt Vonnegut dans Le Petit-Déjeuner des champions . « Le corps de
1

Dwayne Hoover fabriquait certaines substances chimiques qui déstabilisèrent


son esprit. »
L’idée est séduisante. Au fil des ans, elle a été soutenue par de
nombreuses études scientifiques.
Beaucoup d’études sur les causes de la dépression se sont concentrées
sur les substances chimiques telles que la dopamine ou, plus souvent, la
sérotonine. La sérotonine est un neurotransmetteur, une substance qui envoie
un signal d’une zone du cerveau à l’autre.
La théorie veut qu’un déséquilibre des niveaux de sérotonine – causés
par une faible production de sérotonine par les cellules du cerveau – soit
équivalent à la dépression. Il n’est donc pas surprenant que les
antidépresseurs les plus communs, tels que le Prozac, soient des ISRS –
inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine –, qui font augmenter les
niveaux de sérotonine dans le cerveau.
Cependant, la théorie selon laquelle la dépression serait liée à la
sérotonine est un peu branlante.
Le problème a été mis en évidence avec l’émergence d’antidépresseurs
qui n’ont aucun effet sur la sérotonine, et d’autres qui ont exactement l’effet
inverse des ISRS (c’est-à-dire des promoteurs sélectifs de la recapture de la
sérotonine), dont il a été prouvé qu’ils sont tout aussi efficaces dans le
traitement de la dépression. Ajoutez à cela qu’il est difficile de mesurer la
sérotonine dans le cerveau d’un humain actif, et l’on obtient un tableau des
plus flou.
En 2008, Ben Goldacre remettait déjà en question le modèle de la
sérotonine dans les colonnes du Guardian. « Les charlatans d’une industrie
pharmaceutique à six cents milliards de dollars vendent l’idée que la
dépression est provoquée par un faible niveau de sérotonine dans le cerveau,
et qu’il faut des médicaments pour augmenter ce niveau. […] C’est
l’hypothèse de la sérotonine. Elle a toujours été faible, et aujourd’hui les
données sont extrêmement contradictoires. »
Ainsi, à notre grand agacement, les scientifiques ne chantent pas tous la
même partition. Certains ne pensent même pas qu’il y ait une partition.
D’autres l’ont brûlée pour écrire leur propre chanson.
Par exemple, un professeur de sciences du comportement à l’université
de Stanford, Robert Malenka, pense qu’il faut mener les recherches dans
d’autres domaines. Par exemple, sur la partie du cerveau située en plein
centre, le petit nucleus accumbens. Cette zone étant déjà connue pour être
responsable du plaisir et de l’addiction, il serait logique qu’en cas de
dysfonctionnement, nous ressentions le contraire du plaisir – l’anhédonie. Il
s’agit de l’incapacité totale à éprouver du plaisir, l’un des principaux
symptômes de la dépression.
Cela signifierait également que le fantasme de fouiller dans notre crâne
pour extirper la partie de notre cerveau qui nous dérange est hautement
improbable, car nous devrions traverser tout le cortex frontal pour atteindre
ce petit morceau de nous.
Peut-être chercher une zone ou une substance spécifique ne donnera-t-il
jamais qu’une réponse partielle. Peut-être faudrait-il nous interroger sur la
manière dont nous vivons, sur le fait que notre esprit n’est pas fait pour la vie
que nous menons. En termes de cognition, d’émotions et de conscience, le
cerveau humain est essentiellement le même qu’à l’époque de Shakespeare,
de Jésus, de Cléopâtre ou qu’à l’âge de pierre. Il n’a pas évolué à la vitesse
du changement. Les humains du néolithique ne devaient pas faire face aux e-
mails, aux flashs infos, aux publicités pop-up, aux vidéos d’Iggy Azalea, aux
caisses self-service, ni à un hypermarché bondé et suréclairé un samedi soir.
Peut-être qu’au lieu de nous occuper d’améliorer notre technologie et de
lentement nous transformer en cyborgs nous devrions nous demander
comment améliorer notre capacité à gérer tous ces changements.
Une chose est sûre : la fin du progrès scientifique n’est pas pour demain
– surtout dans des domaines nouveaux comme les neurosciences. L’essentiel
de nos connaissances actuelles seront donc réfutées ou réactualisées à
l’avenir. C’est ainsi que fonctionne la science, non à travers une foi aveugle,
mais grâce à un doute permanent.
Pour l’instant, nous ne pouvons faire que ce que nous avons besoin de
faire – nous écouter. Quand nous essayons d’aller mieux, la seule vérité qui
compte, c’est ce qui fonctionne pour nous. Si quelque chose fonctionne, nous
n’avons pas nécessairement besoin de savoir pourquoi. Le Valium n’a pas
marché pour moi. Les somnifères, le millepertuis et l’homéopathie ne m’ont
pas guéri non plus. Je n’ai jamais essayé le Prozac, car cette seule pensée
intensifiait ma panique, donc je ne sais pas. Mais je n’ai jamais essayé la
thérapie cognitive comportementale non plus. Si les cachets fonctionnent
pour vous, peu importe que cela ait à voir avec la sérotonine ou n’importe
quel autre processus – continuez à en prendre. Merde, si vous vous sentez
mieux en léchant du papier peint, faites-le. Je ne suis pas anticachets. Je suis
pro tout ce qui marche, et je sais que les cachets fonctionnent pour beaucoup
de gens. Il se pourrait que vienne un jour où je reprendrai des cachets. Pour
l’instant, je fais ce que je sais pouvoir me maintenir dans un état stable.
L’exercice m’aide certainement, ainsi que le yoga et le fait de me consacrer à
quelque chose ou quelqu’un que j’aime, alors je continue à faire ces choses.
Je suppose qu’en l’absence de certitudes universelles, nous sommes notre
meilleur laboratoire.

1. Trad. de l’anglais par Gwilym Tonnerre, Gallmeister, 2014.


Le cerveau est le corps – première partie

Nous avons tendance à considérer le cerveau et le corps comme deux


choses différentes. Si à des époques antérieures on plaçait le cœur au centre
de notre être, ou du moins sur un pied d’égalité avec l’esprit, nous opérons
aujourd’hui une étrange distinction où l’esprit dirige le reste de notre être, tel
un homme aux commandes d’une pelleteuse JCB.
L’idée que la « santé mentale » est séparée de la santé physique peut
prêter à confusion, d’une certaine manière. Une grande part de ce que nous
ressentons en cas d’anxiété et de dépression se déroule ailleurs. Les
palpitations cardiaques, les douleurs dans les membres, les paumes en sueur,
les fourmillements qui accompagnent souvent l’anxiété, par exemple. Ou les
douleurs aux membres et la fatigue de tout le corps qui peuvent parfois faire
partie de la dépression.
Psycho

Je crois que la première fois où j’ai réellement senti que mon cerveau
était un peu étranger, un peu autre a été lorsque j’avais treize ans. C’était
quelques mois après que j’avais essayé d’effacer mon grain de beauté avec
une brosse à dents.
Je me trouvais dans le parc national de Peak District, dans le Derbyshire.
Sortie scolaire. Les filles dormaient dans une auberge de jeunesse. Les
garçons aussi normalement, mais il y avait eu une erreur de réservation, et
huit d’entre nous ont dormi dans les étables à l’extérieur, à bonne distance de
l’hôtel chauffé.
Je détestais être loin de chez moi. C’était une autre de mes grandes
angoisses. Je voulais retrouver mon lit, regarder mon poster de Béatrice Dalle
ou lire Christine de Stephen King.
Allongé sur un lit superposé, je regardais par la fenêtre le paysage noir
et marécageux sous un ciel sans étoiles. Je n’avais pas d’amis parmi ces
garçons. Ils ne parlaient que de foot, pas vraiment mon sujet de prédilection,
et de masturbation, un sujet que je connaissais un peu mieux mais dont je ne
me sentais pas à l’aise de parler en public. J’ai donc fait semblant de dormir.
Il n’y avait pas de prof avec nous, dans les étables, et il régnait une
ambiance Sa Majesté des mouches qui ne me plaisait guère. J’étais fatigué.
Nous avions marché une quinzaine de kilomètres ce jour-là, en grande partie
dans des tourbières. Le sommeil s’est abattu sur moi, aussi sombre et épais
que la terre autour de nous.
Je me suis réveillé au son de rires.
Des rires fous, déments, comme si la chose la plus drôle du monde
venait de se produire.
J’avais parlé dans mon sommeil. Rien n’est plus hilarant aux yeux d’un
garçon de treize ans que d’être témoin d’un moment incontrôlé et gênant chez
un autre garçon de treize ans.
J’avais dit quelque chose d’incohérent à propos de vaches. Et de
Newark. Newark est ma ville natale, c’était donc compréhensible. Quant aux
vaches, bon, c’était bizarre. Il n’y avait pas de vaches à Peak District. On m’a
raconté que j’avais répété : « Kelham est à Newark. » (Kelham est un village
juste à côté de Newark, où siégeait le conseil municipal. Mon père y
travaillait en tant qu’architecte, au service du plan d’urbanisme.) J’ai fait de
mon mieux pour rire de la plaisanterie. Mais j’étais fatigué, nerveux. Un
voyage scolaire n’est que l’école en condensé. Je n’aimais pas l’école depuis
l’âge de onze ans, quand j’ai cessé de fréquenter celle du village, qui
comptait en tout et pour tout vingt-huit élèves. Mon établissement actuel, le
collège Magdalene, était un endroit où je ne me sentais pas très heureux.
J’avais passé une bonne partie de la première année à feindre des maux
d’estomac auxquels personne ne croyait vraiment.
Puis je me suis rendormi. Quand je me suis réveillé, je tremblais. J’étais
debout, je sentais de l’air froid et une bonne quantité de sang coulait de ma
main. Ma main était rouge et luisait. Un éclat de verre dépassait de ma
paume. Devant moi, la fenêtre de l’étable était brisée. J’avais peur.
Les autres garçons étaient tous réveillés, mais ils ne riaient plus. Un
professeur était là aussi. Ou bien il allait arriver. Il fallait me bander la main.
Je m’étais levé dans mon sommeil. J’avais de nouveau crié – de manière
assez comique – quelque chose à propos de vaches. (« Les vaches arrivent !
Les vaches arrivent ! ») Puis j’avais pissé à côté du lit de quelqu’un. Et
j’avais cassé la fenêtre. Peu après, l’un des garçons m’avait secoué le bras et
je m’étais réveillé.
Ce n’était pas mon premier épisode de somnambulisme. L’année
précédente, j’étais entré dans la chambre de ma sœur et j’avais pris des livres
sur ses étagères, pensant être dans une bibliothèque. Mais cela ne m’était
jamais arrivé en public. Jusqu’à présent.
J’ai gagné un nouveau surnom. Psycho. J’avais l’impression d’être un
monstre. Mais ça aurait pu être pire. J’avais des parents qui m’aimaient,
quelques amis et une sœur avec qui je pouvais discuter pendant des heures.
Ma vie était assez confortable et ordinaire, mais parfois un sentiment de
solitude m’envahissait. Je me sentais seul. Ce n’était pas la dépression. Juste
une version de ce sentiment adolescent complaisant, personne-ne-me-
comprend. Évidemment, je ne me comprenais pas non plus.
Je m’inquiétais pour les choses. La guerre nucléaire. L’Éthiopie. La
perspective de monter sur un ferry. Je m’inquiétais tout le temps. La seule
chose qui ne m’inquiétait pas était celle qui aurait sans doute dû : l’inquiétude
elle-même. Il faudrait encore onze ans avant que je l’affronte.
Les jours Jenga

Onze ans après avoir brisé une fenêtre dans mon sommeil, au cours de
ces « mois de crise », comme je les appellerais plus tard, j’ai eu un tas de
temps vide pour regarder l’inquiétude en face.
Mes parents se levaient et partaient travailler, puis Andrea et moi avions
de longues journées à la maison. C’est étrange d’écrire sur cette période.
Parce qu’en fait il n’y a rien sur quoi écrire. Vu de l’extérieur, ça a été de loin
la phase la moins mouvementée de ma vie.
De l’extérieur, je parlais avec Andrea dans ma chambre d’enfant ou en
bas, à la cuisine. L’après-midi, nous nous risquions occasionnellement dehors
pour une courte promenade. Nous allions soit au magasin le plus proche, à
seulement deux ou trois cents mètres, soit – les jours les plus aventureux –
nous allions nous promener au bord du Trent, un peu plus loin, de l’autre côté
du centre-ville, ce qui impliquait que je traverse des rues que je connaissais
bien depuis mon enfance. (Comment pouvaient-elles rester identiques alors
que je me sentais si différent ?) Parfois, nous achetions un journal, une boîte
de soupe et du pain, et nous rentrions lire un peu le journal et cuisiner la
soupe. Plus tard, nous aidions à préparer le dîner. Et c’était à peu près tout.
Parler, s’asseoir, marcher. On était loin de Lawrence d’Arabie. La vie au
volume minimum pour deux jeunes de vingt-quatre ans.
Pourtant, ces jours ont été les plus intenses que j’ai vécus. Ces jours
contenaient des milliers de petites batailles. Ils sont remplis de souvenirs si
douloureux que ce n’est qu’aujourd’hui, avec une distance de quatorze ans,
que je peux les regarder en face. J’étais une épave nerveuse. On conseille de
« prendre les choses un jour à la fois ». Facile à dire, pensais-je. Les jours
étaient des montagnes. Une semaine représentait un trekking dans
l’Himalaya. Vous savez, il paraît que le temps est relatif, mais putain, oui il
l’est.
Einstein a déclaré que pour comprendre la relativité, il fallait imaginer la
différence entre l’amour et la douleur. « Quand vous faites la cour à une belle
femme, une heure passe comme une seconde. Quand vous êtes assis sur une
plaque chauffée à blanc, une seconde passe comme une heure. » Chaque
instant était chauffé à blanc. La seule chose que je désirais vraiment, à part
me sentir mieux, c’était que le temps avance plus vite. À neuf heures, je
voulais qu’il soit dix heures. Je voulais que le matin soit l’après-midi. Je
voulais que le 22 septembre soit le 23 septembre. Je voulais que le jour soit la
nuit et la nuit, le jour. J’avais toujours le globe terrestre de mon enfance dans
ma chambre. Parfois, je restais là à le faire tourner, espérant faire avancer le
monde jusqu’au milieu du prochain millénaire.
J’étais obsédé par le temps comme certains le sont par l’argent. C’était
la seule arme dont je disposais. Je pouvais additionner les heures et les
minutes comme autant de livres et de pence. Dans ma tête, dans les eaux
bouillonnantes de l’anxiété, cette conscience flottait comme un espoir. Nous
sommes le 3 octobre, vingt-deux jours depuis que c’est arrivé.
Plus s’étirait le temps où a) j’étais toujours vivant et b) je ne prenais
toujours personne pour un chapeau, plus je sentais que j’avais une chance de
m’en sortir. Mais ça ne marchait pas toujours ainsi. J’empilais les jours
comme des blocs de Jenga, imaginant que je faisais des progrès puis – boum
–, arrivait une crise de panique de cinq heures ou une journée d’obscurité
totalement apocalyptique, et les jours Jenga s’éparpillaient de nouveau.
Signes avant-coureurs

Les signes avant-coureurs de la dépression sont très difficiles à


identifier.
Il est particulièrement dur pour les gens qui n’ont aucune expérience
directe de la dépression de les reconnaître quand ils les constatent. En partie
parce que les gens n’ont pas une idée claire de ce qu’est réellement la
dépression. On utilise « déprimé » comme synonyme de « triste », ce qui
n’est pas grave, comme on utilise « mort de faim » pour dire qu’on a faim ;
sauf que la différence entre la dépression et la tristesse est la même qu’entre
mourir littéralement de faim et avoir un petit creux.
La dépression est une maladie. Pourtant, elle ne s’accompagne pas de
rougeurs ou de toux. Elle est difficile à repérer, car elle est généralement
invisible. Bien que ce soit une maladie grave, ceux qui en souffrent ont
étonnamment du mal à l’identifier au début. Non parce qu’elle n’est pas
désagréable – elle l’est –, mais parce que ce désagrément ne semble pas
reconnaissable, et qu’il peut être confondu avec d’autres choses. Par exemple,
si vous vous sentez inutile, vous pouvez penser : « Je me sens inutile parce
que je suis inutile. » Il peut être difficile de voir cela comme le symptôme
d’une maladie. Même si on le perçoit comme tel, il se peut qu’une faible
estime de soi combinée à la fatigue limite l’envie ou la capacité de le
vocaliser.
Dans tous les cas, voici les signes les plus fréquemment cités indiquant
la dépression.
Fatigue – si quelqu’un est constamment fatigué sans vraie raison.
Faible estime de soi – difficile à repérer pour les autres, surtout chez les
gens qui ont du mal à exprimer leurs sentiments. Une faible estime de soi ne
pousse pas vraiment à s’exposer au monde.
« Retard psychomoteur » – dans certains cas de dépression, les
mouvements et la parole peuvent être ralentis.
Perte d’appétit (bien qu’une forte augmentation de l’appétit puisse aussi
être un symptôme).
Irritabilité (bien que, pour être honnête, cela puisse être le signe de
n’importe quoi).
Pleurs fréquents.
Anhédonie – j’ai entendu ce mot pour la première fois comme titre
original pour le film Annie Hall de Woody Allen. Comme je l’ai dit, cela
signifie l’incapacité à éprouver le moindre plaisir. Même pour des choses
agréables, comme les couchers de soleil, la bonne cuisine ou les comédies
douteuses de Chevy Chase des années 1980. Ce genre de choses.
Introversion soudaine – si quelqu’un semble plus silencieux ou plus
introverti que d’habitude, cela peut vouloir dire qu’il est déprimé. (Je me
rappelle les fois où je ne pouvais pas parler. J’avais l’impression de ne pas
pouvoir bouger la langue, parler paraissait complètement inutile. Et les
choses dont discutaient les autres semblaient appartenir à un autre monde.)
Démons

Le démon s’est assis à côté de moi à l’arrière de la voiture.


Il était à la fois vrai et faux. Pas exactement une hallucination, pas
transparent comme un fantôme de fête foraine, mais à la fois là et pas là. Là
quand je fermais les yeux. Là même quand je les rouvrais, une sorte
d’impression vacillante de mon esprit décalquée sur la réalité, quelque chose
d’imaginé plutôt que vu.
Il était courtaud. Environ un mètre. Espiègle et gris, comme une
gargouille sur une cathédrale, il levait le regard vers moi en souriant. Puis il
s’est dressé sur le siège et s’est mis à me lécher le visage. Il avait une longue
langue râpeuse. Il a continué. Lèche, lèche, lèche. Il ne me faisait pas
vraiment peur. Enfin, la peur était là, évidemment. Je vivais continuellement
dans la peur. Mais le démon ne m’enfonçait pas davantage dans la terreur. À
la limite, il me réconfortait. Ses coups de langue étaient attentionnés, comme
si je n’étais qu’une vaste plaie et qu’il cherchât à me faire aller mieux.
La voiture se dirigeait vers le théâtre royal de Nottingham. Nous allions
voir Le Lac des cygnes. C’était la mise en scène où tous les cygnes sont
masculins. Ma mère parlait. Andrea occupait le siège passager, elle écoutait
ma mère avec une patience polie. Je ne me rappelle pas ce qu’elle disait, mais
je me souviens qu’elle parlait parce que je me disais C’est bizarre. Maman
parle de Matthew Bourne et de ses amis qui ont vu cette mise en scène, et il y
a un gentil démon en train de me lécher le visage sur la banquette arrière.
Les coups de langue se sont faits un peu plus agaçants. J’ai tenté
d’éteindre le démon, ou l’idée du démon, mais bien sûr ça n’a fait qu’empirer
les choses. Lèche, lèche, lèche, lèche. Je ne sentais pas vraiment sa langue sur
ma peau, mais l’idée du démon qui me léchait le visage était suffisamment
réelle pour que mon cerveau fourmille, comme si on me chatouillait.
Le démon a ri. Nous sommes entrés au théâtre. Les cygnes ont dansé. Je
sentais mon cœur s’accélérer. L’obscurité, le confinement, ma mère qui me
tenait la main, c’était trop. Ça suffisait. Tout était fini. Sauf que, bien sûr, ce
n’était pas fini. Je suis resté sur mon siège.
L’anxiété et la dépression, ce cocktail fréquent de la santé mentale, se
mélangent de manière bizarre. Souvent, en fermant les yeux, je voyais des
choses étranges, mais à présent j’ai l’impression que, parfois, elles n’étaient
là que parce que l’une des choses qui me faisaient peur était de devenir fou.
Et si vous êtes fou, voir des choses qui ne sont pas là est sûrement un
symptôme.
Si vous avez peur quand il n’y a pas de raison d’avoir peur, votre
cerveau finit par vous en donner. Ainsi, cette expression classique – « la seule
chose à redouter est la peur elle-même » – devient une sorte de moquerie vide
de sens. Parce que la peur, c’est assez. En fait, c’est un monstre.
Et, bien sûr…
« Les monstres sont réels, a dit Stephen King. Les fantômes aussi. Ils
vivent en nous, et parfois ils gagnent. »

Il faisait sombre. La maison était silencieuse, alors nous essayions de


l’être aussi.
« Je t’aime », a-t-elle murmuré.
« Je t’aime », ai-je murmuré en retour.
Nous nous sommes embrassés. J’ai senti les démons nous observer,
assemblés autour de nous tandis que nous nous embrassions, enlacés.
Lentement, dans mon esprit, les démons ont battu en retraite l’espace d’un
instant.
Existence

La vie est dure. Elle peut être belle et magnifique, mais elle est dure. Les
gens semblent le supporter en n’y pensant pas trop. Mais certains n’en sont
pas capables. Et puis c’est la condition humaine. Nous pensons, donc nous
sommes. Nous savons que nous allons vieillir, tomber malade, mourir. Nous
savons que ça arrivera à tous ceux que nous connaissons, à tous ceux que
nous aimons. Mais il faut aussi se rappeler que c’est la seule raison pour
laquelle l’amour existe. Les humains pourraient bien être la seule espèce à
ressentir la dépression telle que nous la connaissons, mais c’est seulement
parce que nous sommes une espèce remarquable, qui a créé des choses
remarquables – la civilisation, les langues, les histoires, les chansons
d’amour. Chiaroscuro signifie le contraste entre l’ombre et la lumière. Par
exemple, dans les tableaux de la Renaissance représentant Jésus, les ombres
étaient utilisées pour accentuer la lumière qui baignait le Christ. C’est
difficile d’accepter que la mort, le déclin et tous les sentiments négatifs
mènent à tout ce qui est bon, mais moi, j’y crois. Comme l’a écrit Emily
Dickinson, éternelle grande poétesse et occasionnelle agoraphobe anxieuse :
« Le fait qu’elle ne reviendra jamais est ce qui rend la vie si douce. »
3

Résurrection

ROY NEARY : Ferme les yeux,


retiens ta respiration et tout
deviendra joli.

Steven Spielberg, Rencontres du


troisième type
Ce que vous pensez pendant votre première crise
de panique

1. Je vais mourir.

2. Je vais devenir fou et je ne pourrai jamais revenir en arrière.

3. Ça ne finira jamais.

4. Tout va empirer.

5. Personne n’a le cœur fait pour battre aussi rapidement.

6. Je pense bien trop vite.

7. Je suis pris au piège.

8. Personne n’a jamais ressenti ça. Jamais. De toute l’histoire de


l’humanité.

9. Pourquoi ai-je les bras engourdis ?

10. Je ne vais jamais m’en sortir.


Ce que vous pensez pendant votre millième crise
de panique

1. C’est parti.

2. Je suis déjà passé par là.

3. Mais, ouah, ça fait mal quand même.

4. Je vais peut-être mourir.

5. Je ne vais pas mourir.

6. Je suis pris au piège.

7. C’est la pire de toutes.

8. Non, ce n’est pas vrai. Rappelle-toi l’Espagne.

9. Pourquoi ai-je les bras engourdis ?

10. Je vais m’en sortir.


L’art de marcher seul

Quand j’étais le plus gravement dépressif, j’avais une assez vaste


collection de maladies mentales associées. Nous, les humains, adorons
compartimenter les choses. Nous aimons diviser notre système éducatif en
différentes matières, de même que nous aimons diviser notre planète
commune en nations, nos livres selon plusieurs genres. Mais, en réalité, les
choses sont floues. De même qu’être fort en maths signifie souvent être fort
en physique, la dépression s’accompagne souvent d’autres choses. Anxiété,
quelques phobies, une pincée de TOC. (La déglutition compulsive a été un
gros truc chez moi.)
J’ai aussi souffert d’agoraphobie et d’angoisse de séparation pendant un
moment.
Pour mesurer mes progrès, je regardais quelle distance j’arrivais à
parcourir seul.
Si je me trouvais dehors sans Andrea ou un de mes parents, je ne tenais
pas le coup. Mais, au lieu d’éviter ces situations, je me forçais à les affronter.
Je pense que ça m’a aidé. C’est éreintant, de toujours faire face à la peur
et de s’y précipiter, mais apparemment ça a fonctionné.
Les jours où je me sentais très courageux, je disais quelque chose
d’incroyablement héroïque – hum – du genre : « Je vais au magasin acheter
du lait. Et de la Marmite . »
1

Andrea me regardait et disait : « Tout seul ? – Oui. Tout seul. Ça va


aller. »
C’était en 1999. Peu de gens avaient des portables. Tout seul voulait
encore dire tout seul. Je me dépêchais donc d’enfiler mon manteau, de
prendre de l’argent et je quittais la maison aussi vite que possible, pour
essayer de prendre la panique de vitesse.
Quand j’arrivais au bout de Wellington Road, la rue de mes parents, elle
était là, l’obscurité, qui me murmurait à l’oreille, et je tournais au coin dans
Sleaford Road. Des terrasses de brique orange et des rideaux en dentelle. Je
ressentais un fort niveau d’insécurité, comme si je me trouvais à bord d’une
navette en train de quitter l’orbite terrestre. Ce n’était pas une simple marche
vers le magasin. C’était Apollo 13.
« Ça va », me murmurais-je.
Je croisais un autre humain en train de promener un chien, il m’ignorait
ou bien fronçait les sourcils ou – pire – me souriait, alors je souriais à mon
tour, après quoi ma tête me punissait rapidement.
C’est le plus étrange avec la dépression combinée à l’anxiété. Elle agit
comme une peur intense du bonheur, alors même que vous souhaitez
consciemment le bonheur plus que tout. Si elle vous surprend en train de
sourire, même un faux sourire, alors… ce genre de chose est interdit, vous le
savez, alors voilà dix tonnes de contrepoids.
L’étrangeté. Cette sensation d’être seul dehors était aussi surnaturelle
qu’un toit sans murs. Je voyais le magasin au loin. Les lettres « Londis »
paraissaient encore petites, lointaines. Tant de tristesse et de peur à traverser.

Je n’y arriverai jamais.


Je n’arriverai jamais à entrer dans le magasin. Seul. À trouver du lait.
Et de la Marmite.
Si tu rentres à la maison tu seras encore plus faible. Qu’est-ce que tu
vas faire ? Rentrer, te sentir perdu et devenir fou ? Si tu rentres, les chances
de finir ta vie dans une cellule capitonnée aux murs blancs seront plus
élevées qu’elles ne le sont déjà. Vas-y. Marche jusqu’au magasin. C’est un
magasin. Tu te rends seul à pied à l’épicerie du coin depuis que tu as dix ans.
Un pied devant l’autre, les épaules en arrière. Respire.

Puis mon cœur s’y est mis.


Ignore-le.
Mais écoute – boomboomboomboomboom.
Ignore-le.
Mais écoute, écoute, écoute, putain.

Et les autres trucs.


Les images mentales tout droit sorties de films d’horreur inexistants. La
sensation de picotement derrière ma tête, puis dans tout mon cerveau. Les
mains et les bras engourdis. L’impression d’être physiquement vide, de me
dissoudre, d’être un fantôme dont l’existence était alimentée par une anxiété
électrique. Puis je commençais à avoir du mal à respirer. L’air se raréfiait. Il
me fallait une concentration énorme rien que pour garder le contrôle de ma
respiration.

Va juste au magasin, continue, vas-y.

Je suis arrivé au magasin.


Au fait, les magasins étaient les endroits où je paniquais le plus, avec ou
sans Andrea. Ils provoquaient en moi une angoisse intense. Je n’ai jamais
vraiment su pourquoi.
Était-ce la lumière ?
La disposition géométrique des rayons ?
Les caméras de sécurité ?
Les marques qui hurlent pour attirer votre attention, et le fait que,
lorsque vous êtes extrêmement sensible à votre environnement, ces
hurlements vous atteignent davantage ? Une sorte de mort par Unilever. Ce
n’était qu’une supérette Londis, pas un hypermarché. La porte était ouverte,
la rue était juste là, elle donnait dans celle de mes parents, qui contenait la
maison de mes parents, qui contenait Andrea, qui contenait tout. Si je courais,
je pourrais probablement y retourner en moins d’une minute.
Je tentais de me concentrer. Choco Pops. C’était dur. Frosties. Vraiment
dur. Corn-flakes Crunchy Nut. Sugar Puffs. Le monstre de miel n’avait
jamais eu l’air d’un vrai monstre auparavant. Pourquoi étais-je ici, à part pour
me prouver quelque chose ?
C’est fou. C’est la chose la plus folle que j’aie jamais faite.
C’est juste un magasin.
C’est juste un magasin où tu es déjà entré seul cinq cents fois.
Accroche-toi. Accroche-toi. Mais à quoi ? Il n’y a rien à quoi se raccrocher.
Tout est glissant. La vie est infiniment dure. Elle exige mille tâches à la fois.
Et je suis mille personnes différentes, qui fuient toutes du centre.

Ce que je n’avais pas compris, avant de souffrir de maladie mentale,


c’est l’aspect physique. Parce que même ce qui se passe dans votre tête, ce
sont des sensations. Mon cerveau fourmillait, vrombissait, battait, pulsait.
Une bonne partie de ces événements semblaient se dérouler à l’arrière de mon
crâne, dans mon lobe occipital, même si je ressentais aussi une sensation
confuse, une sorte de bruit blanc pareil au grésillement de la télévision dans
mon lobe frontal. Quand on pense trop, peut-être qu’on peut sentir les
pensées.
« Un infini de passions peut tenir dans une minute, comme une foule
dans un petit espace », a écrit Flaubert.

Barre-toi de ce magasin. C’est trop. Tu ne peux plus supporter ça. Ton


cerveau va exploser.
Les cerveaux n’explosent pas. Ce n’est pas un film de David
Cronenberg.
Mais peut-être que je peux encore tomber de la même hauteur. Peut-être
que la chute que j’ai faite à Ibiza ne m’a amené qu’à la moitié de la distance.
Peut-être que le véritable enfer se trouve bien plus bas et que je m’y dirige,
peut-être que je vais finir comme un soldat commotionné dans un poème,
bavant, hurlant, perdu, incapable même de me tuer. Peut-être que c’est ma
présence dans ce magasin qui m’y enverra.
Une femme se tenait derrière la caisse. Je la vois encore. Elle avait à peu
près mon âge. Peut-être que nous avions fréquenté la même école, mais je ne
la reconnaissais pas. Elle portait les cheveux rouges teints à moitié. Elle était
grande, la peau pâle et lisait un magazine people. Elle paraissait plus calme
que calme. Je voulais changer de camp. Je voulais être elle. Je voulais tant
être elle. Est-ce que ça paraît stupide ? Bien sûr que oui. Toute cette histoire
est stupide.
Indiana Jones et le temple de Marmite.
J’ai trouvé la Marmite. Je l’ai attrapée tandis qu’un vieux rap d’Eric B.
& Rakim jouait à toute vitesse dans ma tête. « I’m also a sculpture, born with
structure… » J’étais une sculpture sans structure. Une sculpture sans structure
qui devait encore acheter du lait. Des rangées de bouteilles de lait dans un
frigo peuvent être aussi terrifiantes et surnaturelles que n’importe quoi, avec
la bonne (mauvaise) perspective. Mes parents prenaient du demi-écrémé,
mais il n’y avait que des demi-litres de demi-écrémé, pas les bouteilles d’un
litre qu’ils achetaient habituellement, alors j’ai pris deux demi-litres, passant
mon index dans les poignées pour les apporter, avec la Marmite, jusqu’à la
caisse.

Boomboomboomboomboom.

La femme que je voulais être ne travaillait pas particulièrement vite. Je


crois que c’est la personne que j’ai vue travailler le plus lentement. Je crois
qu’elle pourrait être à l’origine du développement des caisses automatiques
dans de nombreux magasins. Même si je voulais être elle, je détestais sa
lenteur.

Dépêche-toi, n’ai-je pas dit. Est-ce que tu sais au moins ce que tu fais ?

Je voulais revenir en arrière, recommencer ma vie à sa vitesse, et alors je


ne me sentirais pas comme ça. J’avais besoin d’une course d’échauffement
plus lente.
« Il vous faut un sac ? »
Il me fallait un sac, mais je ne pouvais pas risquer de la ralentir
davantage. Rester immobile était très dur. Quand le moindre morceau de vous
panique, mieux vaut marcher que rester immobile.
Quelque chose a envahi mon cerveau. J’ai fermé les yeux. J’ai vu des
démons nains s’amuser, se moquer de moi comme si ma folie était un numéro
de carnaval.
« Non. Ça va. J’habite au bout de la rue. »
Au bout de la rue.
J’ai payé avec un billet de cinq livres.
« Gardez la monnaie. »
Elle a commencé à se rendre compte que j’étais un peu bizarre, j’ai
quitté le magasin, je me suis retrouvé dehors, de retour dans le vaste monde
sans limites, j’ai marché aussi vite que je pouvais (me mettre à courir aurait
été une sorte de défaite), je me sentais comme un poisson sur le pont d’un
bateau, j’avais besoin de retourner à l’eau.
« Tout va bien, tout va bien, tout va bien… »
J’ai tourné le coin en priant plus que tout pour ne rencontrer personne
que je connaissais sur Wellington Road. Personne. Rien que le vide et des
maisons mitoyennes de banlieue, d’époque victorienne, alignées face à face.
Je suis rentré au numéro 33, chez mes parents, j’ai sonné, Andrea a
ouvert, j’étais à l’intérieur, mais il n’y a eu aucun soulagement car mon esprit
m’a rapidement fait remarquer que se sentir soulagé après un trajet à
l’épicerie du coin était un signe de plus de maladie, pas de bonne santé.
Mais, esprit, peut-être qu’un jour viendra où tu seras aussi lent que la
fille dans le magasin pour me faire remarquer ce genre de chose.
« Tu y es presque, a dit Andrea.
– Ouais, ai-je répondu en essayant vraiment d’y croire.
– Tu vas aller mieux. »
Ce n’est pas facile d’être présent pour un dépressif.

1. Pâte à tartiner à base de levure de bière.


Une conversation à travers le temps – deuxième
partie

MOI AVANT : Je ne peux pas faire ça.


MOI AUJOURD’HUI : Tu crois que tu ne peux pas, mais tu peux. Tu
peux. Tu le feras.
MOI AVANT : Mais cette douleur. Tu dois avoir oublié comment
c’était. Aujourd’hui, je suis monté sur un escalator, dans un magasin, et j’ai
eu l’impression de me désintégrer. C’était comme si l’univers entier me
déchirait. Sur place, chez John Lewis.
MOI AUJOURD’HUI : J’ai probablement oublié, un peu. Mais écoute,
regarde, je suis là. Je suis là aujourd’hui. J’y suis arrivé. On a réussi. Il faut
juste que tu tiennes le coup.
MOI AVANT : J’ai tellement envie de croire que tu existes. Que je ne te
tue pas.
MOI AUJOURD’HUI : Tu ne l’as pas fait. Tu ne le fais pas. Tu ne le
feras pas.
MOI AVANT : Pourquoi devrais-je rester en vie ? Ne vaudrait-il pas
mieux ne rien ressentir que cette douleur ? Zéro ne vaut-il pas plus que moins
mille ?
MOI AUJOURD’HUI : Écoute, écoute-moi, rentre-toi bien ça dans le
crâne, d’accord – tu y arrives, et de l’autre côté, il y a la vie. LA VIE. Tu
comprends ? Il y aura des trucs que tu apprécieras. Et arrête de t’inquiéter
parce que tu t’inquiètes. Contente-toi de t’inquiéter – ça, tu n’y peux rien –,
mais pas de méta-inquiétude.
MOI AVANT : Tu as vieilli. Tu as des pattes d’oie. Tu commences à
perdre tes cheveux ?
MOI AUJOURD’HUI : Oui. Mais, souviens-toi, on s’est toujours
inquiétés pour ce genre de trucs. Tu te rappelles ces vacances en Dordogne
quand on avait dix ans ? On s’est penchés vers le miroir et on a commencé à
s’inquiéter pour les lignes sur notre front. On s’inquiétait déjà des effets
visibles de l’âge. Parce qu’on a toujours eu peur de mourir.
MOI AVANT : On a toujours peur de mourir ?
MOI AUJOURD’HUI : Oui.
MOI AVANT : Il me faut une raison de rester en vie. Il me faut quelque
chose de fort qui me retienne ici.
MOI AUJOURD’HUI : D’accord, d’accord, donne-moi une minute…
Raisons de rester en vie

1. Vous êtes sur une autre planète. Personne ne comprend ce que vous
traversez. Mais en fait, si. Vous ne le croyez pas car votre seul point de
référence, c’est vous-même. Vous ne vous êtes jamais senti comme ça, le
choc de la chute vous traumatise, mais d’autres sont passés par là. Vous vous
trouvez dans un pays très sombre peuplé de millions de personnes.

2. Les choses ne vont pas empirer. Vous avez envie de vous tuer. On ne
peut pas tomber plus bas. À partir de là, vous ne pouvez que remonter.

3. Vous vous détestez. C’est parce que vous êtes sensible. Presque
chaque humain peut trouver une raison de se détester s’il y pensait autant que
vous. Nous sommes tous de parfaits salauds, nous, les humains, mais aussi
parfaitement merveilleux.

4. Vous avez une étiquette, et alors ? « Dépressif ». Tout le monde aurait


une étiquette si on posait la question au bon professionnel.

5. Cette impression que tout va empirer, c’est juste un symptôme.

6. L’esprit a son propre système météorologique. Vous êtes dans un


ouragan. Les ouragans finissent par être à court d’énergie. Tenez bon.
7. Ignorez la stigmatisation. Toutes les maladies ont été stigmatisées.
Nous avons peur de tomber malades, et la peur a tendance à placer les
préjugés avant les informations. Par exemple, on accusait à tort les pauvres
de porter la polio. La dépression est souvent vue comme une « faiblesse » ou
un manque de personnalité.

8. Rien ne dure pour toujours. Cette douleur ne durera pas. La douleur


vous dit qu’elle durera. Elle ment. Ignorez-la. La douleur est une dette qu’on
rembourse avec le temps.

9. L’esprit bouge. La personnalité change. Pour me citer, dans


Humains : « Votre esprit est une galaxie. Plus d’obscurité que de lumière.
Mais la lumière en vaut la peine. C’est-à-dire, ne vous suicidez pas. Même
quand l’obscurité est totale. Sachez toujours que la vie n’est pas immobile.
Le temps est l’espace. Vous vous déplacez dans la galaxie. Attendez les
étoiles. »

10. Un jour, vous éprouverez une joie à la hauteur de cette douleur.


Vous verserez des larmes d’euphorie sur les Beach Boys, vous fixerez le
visage d’un bébé endormi sur vos genoux, vous vous ferez de merveilleux
amis, vous mangerez des plats délicieux que vous n’aviez jamais goûtés, vous
parviendrez à admirer une vue depuis un point élevé sans estimer les
probabilités de mourir dans la chute. Des livres que vous n’avez pas encore
lus vous enrichiront, vous regarderez des films avec un seau de pop-corn
géant, vous danserez, rirez, ferez l’amour, irez courir au bord de la rivière,
discuterez jusque tard le soir et rirez jusqu’à en avoir mal. La vie vous attend.
Vous êtes peut-être coincé ici un moment, mais le monde ne va nulle part.
Tenez bon si vous pouvez. La vie en vaut toujours la peine.
L’amour

Nous sommes intrinsèquement seuls. Impossible de contourner cette


vérité, même si nous essayons de l’oublier la plupart du temps. Quand nous
sommes malades, impossible d’échapper à cette réalité. La douleur, quelle
qu’elle soit, est une expérience très isolante. En ce moment, mon dos fait des
siennes. J’écris ces lignes les jambes contre un mur, le dos à plat sur un
canapé. Si je m’assieds normalement, penché sur un calepin ou sur un
ordinateur dans la position classique de l’écrivain, le bas de mon dos me fait
mal. Quand la douleur s’enflamme de nouveau, ça ne m’aide pas vraiment de
savoir que des millions d’autres personnes souffrent également de problèmes
de dos.
Alors pourquoi nous encombrer de l’amour ? Quel que soit le degré
d’amour que nous éprouvions pour quelqu’un d’autre, nous ne le libérerons
jamais de la douleur, ni nous-même.
Eh bien, laissez-moi vous dire un truc. Quelque chose qui peut paraître
fade et mièvre à l’œil profane, mais à quoi – je vous l’assure – je crois
entièrement. L’amour m’a sauvé. Andrea. Elle m’a sauvé. Son amour pour
moi et mon amour pour elle. Pas une seule fois. À plusieurs reprises. Encore
et encore.
Nous étions ensemble depuis cinq ans quand je suis tombé malade.
Qu’avait gagné Andrea pendant tout ce temps, depuis la veille de son dix-
neuvième anniversaire ? Une vie sexuelle insatisfaisante, dégradée par
l’alcool ?
À l’université, nos amis nous ont toujours considérés comme un couple
heureux. Et nous l’étions, sauf la moitié du temps où nous étions un couple
malheureux.
Le plus intéressant, c’est que nous étions des personnes
fondamentalement différentes. Andrea aimait rester à la maison et se coucher
tôt, alors que je dormais mal, un vrai oiseau de nuit. Elle avait une forte
éthique du travail, pas moi (pas à l’époque, quoique, étrangement, la
dépression m’en ait donné une). Elle aimait l’ordre, et j’étais la personne la
plus désorganisée qu’elle ait connue. Nous mélanger, c’était un peu comme
mélanger du chlore et de l’ammoniaque. Ce n’était pas une bonne idée.
Mais elle disait que je la faisais rire. J’étais « marrant ». Nous aimions
parler. J’imagine que nous étions tous les deux des personnes réservées et
timides à notre manière. Andrea en particulier était un caméléon social.
C’était une forme de gentillesse. Elle ne supportait pas que les gens se sentent
mal à l’aise, et elle faisait toujours des efforts pour aller vers eux. Si je lui ai
offert quelque chose, je crois que c’est l’occasion d’être elle-même.
Si, comme l’a dit Schopenhauer, « nous renonçons à trois quarts de
nous-même pour être comme les autres », alors l’amour – à son apogée – est
une manière de reconquérir ces parties perdues de nous-mêmes. Cette liberté
que nous avons perdue quelque part au début de l’enfance. Peut-être l’amour
consiste-t-il seulement à trouver la personne avec qui on peut être soi-même
dans ce qu’on a de plus étrange.
Je l’aidais à être elle, et elle m’aidait à être moi. Nous faisions ça en
parlant. Pendant notre première année ensemble, nous restions souvent
éveillés toute la nuit, à parler. Le soir, nous allions chez le caviste en bas de
Sharp Street, à Hull (la rue où se trouvait ma résidence étudiante), nous
achetions une bouteille de vin hors de prix, et nous finissions souvent en
regardant les émissions du matin sur ma vieille télé Hitachi, dont il fallait
constamment manœuvrer l’antenne pour voir l’image.
Un an plus tard, nous nous amusions à jouer aux grands en achetant le
livre de recettes du River Café et en organisant des dîners où nous servions
de la panzanella et des vins coûteux dans notre appartement étudiant humide.
N’allez pas croire que notre relation était parfaite. Elle ne l’était pas.
Elle ne l’est toujours pas. Le temps que nous avons passé à Ibiza en
particulier ressemble aujourd’hui à une longue dispute.
Écoutez un peu ça :
« Matt, réveille-toi.
– Quoi ?
– Réveille-toi, il est neuf heures et demie.
– Et alors ?
– Je dois être au bureau à dix heures. Il y a trois quarts d’heure de route.
– Et alors, personne ne s’en apercevra. On est à Ibiza.
– Tu es égoïste.
– Je suis fatigué.
– Tu as la gueule de bois. Tu as bu de la vodka-citron toute la nuit.
– Désolé de m’amuser. Tu devrais essayer.
– Va te faire foutre. Je prends la voiture.
– Quoi ? Tu ne peux pas me laisser toute la journée à la villa. Je vais
rester en rade au milieu de nulle part. Il n’y a rien à manger. Laisse-moi juste
dix minutes !
– J’y vais. J’en ai marre de toi.
– Pourquoi ?
– C’est toi qui veux rester ici. C’est mon boulot qui nous le permet.
C’est pour ça qu’on est dans cette villa.
– Tu travailles six jours par semaine. Douze heures par jour. Ils
t’exploitent. Ils sont encore en train de faire la fête. Il n’y a personne au
bureau avant midi. Ils tiennent à toi parce que tu es maniaque. Tu te plies en
quatre pour eux et tu me traites comme de la merde.
– Au revoir, Matt.
– Oh, putain, tu vas quand même pas vraiment y aller !
– Connard égoïste.
– OK, je me prépare… putain. »
Mais les disputes, c’étaient des trucs de surface. Si on plonge assez
profond sous un raz de marée, l’eau est immobile. D’une certaine manière,
nous nous disputions parce que nous savions que cela n’aurait pas d’impact
fondamental. Quand on peut être soi-même avec quelqu’un, on extériorise
son insatisfaction. Et, à Ibiza, j’étais insatisfait. Je n’étais pas heureux. Un
aspect de ma personnalité se comportait ainsi : quand je n’étais pas heureux,
j’essayais de me noyer dans le plaisir.
Pour employer une terminologie très thérapeutique, j’étais dans le déni.
Je niais mon malheur en étant un compagnon grincheux avec la gueule de
bois.
Cependant, il n’y a pas eu un seul moment où j’aurais dit – ou ressenti –
que je ne l’aimais pas. Je l’aimais entièrement. Amour-amitié et amour-
amour. Philia et eros. Ça avait toujours été le cas. Quoique, des deux, ce
profond et total amour-amitié soit le plus important. Quand la dépression
m’est tombée dessus, Andrea a été là pour moi. Elle se montrait gentille avec
moi et se fâchait avec moi comme il fallait.
C’était quelqu’un avec qui je pouvais parler, à qui je pouvais tout dire.
En gros, être avec elle, c’était comme être avec une version extérieure de
moi-même.
La force et la furie dont elle faisait autrefois preuve pendant nos
disputes, elle les employait à présent pour me faire sentir mieux. Elle m’a
accompagné chez les médecins. Elle m’a poussé à appeler les bons numéros
d’aide. Elle nous a fait emménager dans notre propre appartement. Elle m’a
encouragé à lire et à écrire. Elle a gagné de l’argent. Elle nous a donné du
temps. Elle a géré l’organisation de ma vie, les choses qu’il faut faire pour
aller de l’avant.
Elle a rempli les vides que l’inquiétude et l’obscurité avaient laissés
derrière elles. C’était mon double. La gardienne de ma vie. Littéralement mon
autre moitié quand une partie de moi a disparu. Elle m’a couvert, attendant
avec la patience d’une épouse de guerre pendant mon absence de moi-même.
Comment être présent pour quelqu’un qui souffre
de dépression ou d’anxiété

1. Sachez qu’on a besoin de vous et qu’on vous apprécie, même si vous


n’en avez pas l’impression.

2. Écoutez.

3. Ne dites jamais « Secoue-toi » ou « Ne fais pas cette tête », à moins


de fournir également des instructions détaillées et réfléchies. (L’amour dur ne
fonctionne pas. Le bon vieil « amour » suffit.)

4. Gardez à l’esprit que c’est une maladie. Certaines choses seront dites
sans réfléchir.

5. Éduquez-vous. Comprenez surtout que ce qui vous paraît facile – par


exemple, aller au magasin – peut s’avérer un défi impossible pour un
dépressif.

6. Ne prenez rien personnellement, pas plus que vous ne le prendriez de


la part de quelqu’un qui souffre de la grippe, d’un syndrome de fatigue
chronique ou d’arthrite. Rien de tout cela n’est votre faute.
7. Soyez patient. Comprenez que ça ne sera pas facile. La dépression va
et vient, monte et descend. Elle ne reste pas immobile. Ne prenez pas un
bon/mauvais moment pour un signe de guérison/rechute. Jouez sur le long
terme.

8. Allez vers la personne. Demandez-lui ce que vous pouvez faire.


L’essentiel, c’est simplement d’être là.

9. Soulagez toute pression liée au travail / à la vie si c’est faisable.

10. Dans la mesure du possible, ne le faites pas se sentir plus bizarre


qu’il ne se sent déjà. Trois jours sur le canapé ? Les rideaux sont restés
fermés ? Des larmes pour une décision difficile, genre quelle paire de
chaussettes porter ? Et alors ? Pas grave. Il n’y a pas de norme standard. La
normalité est subjective. Il existe sept milliards de versions de la normalité
sur cette planète.
Un moment sans importance

Il est arrivé. Le moment que j’attendais. Un jour en avril 2000. Il était


totalement sans importance. En fait, il n’y a pas grand-chose à en dire. C’est
ce qui est remarquable. C’était un moment de vide, d’absence, où j’ai passé
presque dix secondes éveillé sans penser activement à ma dépression ou à
mon anxiété. Je pensais au travail. À essayer de publier un article dans un
journal. Ce n’était pas une pensée heureuse, mais neutre. Cependant, elle
représentait une déchirure dans les nuages, un signe que le soleil était
toujours là, quelque part. Il est passé peu après avoir commencé, mais, quand
les nuages ont reparu, il y avait de l’espoir. Il viendrait un temps où ces
secondes sans douleur deviendraient des minutes, des heures, peut-être même
des jours.
Les choses qui me sont arrivées qui ont généré plus
de compassion que la dépression

Avoir des acouphènes.


Me brûler la main sur un four et devoir porter un drôle de gant rempli de
pommade pendant une semaine.
Mettre accidentellement le feu à ma jambe.
Perdre un travail.
Me casser un orteil.
Avoir des dettes.
Notre belle maison neuve inondée par une rivière, ce qui a provoqué dix
mille livres de dégâts.
Les mauvaises critiques sur Amazon.
Avoir le norovirus.
Devoir être circoncis à onze ans.
Douleurs dans le bas du dos.
Quand un tableau noir m’est tombé dessus.
Le syndrome de l’intestin irritable.
Me trouver à une rue d’un attentat.
L’eczéma.
Vivre à Hull en janvier.
Les séparations amoureuses.
Travailler dans une usine d’emballage de choux.
Travailler dans la vente pour les médias (OK, ce n’est pas passé loin).
Manger une crevette avariée.
Des migraines de trois jours.
La vie sur Terre pour un extraterrestre

Il est difficile d’expliquer la dépression à des gens qui n’en ont pas
souffert.
C’est comme expliquer la vie sur Terre à un extraterrestre. Il n’y a pas
de point de référence. Il faut avoir recours à des métaphores.
Vous êtes piégé dans un tunnel.
Vous êtes au fond de l’océan.
Vous êtes en feu.
Le principal, c’est l’intensité. Elle n’entre pas dans le spectre habituel
des émotions. Quand vous êtes dedans, vous y êtes vraiment. Vous ne pouvez
pas en sortir sans sortir de la vie, car c’est la vie. C’est votre vie. La moindre
chose que vous vivez est filtrée par la dépression. Par conséquent, tout est
grossi. Au plus extrême, des choses qu’une personne normale remarquerait à
peine ont des effets énormes. Le soleil s’enfonce derrière un nuage, et vous
ressentez ce léger changement météorologique comme si un ami était mort.
Vous éprouvez la différence entre l’intérieur et l’extérieur, comme un
nouveau-né éprouve la différence entre le ventre et le monde extérieur. Vous
avalez un ibuprofène, et votre cerveau névrotique réagit comme si vous
faisiez une overdose de méthamphétamine.
Pour moi, la dépression ne m’a pas émoussé, mais m’a aiguisé,
intensifié, comme si j’avais passé ma vie dans une coquille et que cette
coquille ait maintenant disparu. C’était une exposition totale. Un esprit à vif,
nu. Une personnalité écorchée. Un cerveau dans le bocal d’acide qu’est
l’expérience. Ce dont je ne me rendais pas compte, sur le moment, ce qui
m’aurait paru incompréhensible, c’est que cet état finirait par avoir des effets
positifs autant que négatifs.
Je ne parle pas d’un truc genre Ce Qui Ne Te Tue Pas Te Rend Plus
Fort. Ce n’est tout simplement pas vrai. Ce qui ne vous tue pas vous rend
souvent plus faible. Ce qui ne vous tue pas peut vous faire boiter pendant le
restant de vos jours. Ce qui ne vous tue pas peut vous faire redouter de quitter
votre maison, voire votre chambre, et vous laisser tremblant, à marmonner de
manière incohérente, le front appuyé contre une vitre, à rêver de retourner à
l’époque avant cette chose qui ne vous a pas tué.
Non.
Ce n’est pas une question de force. Pas de cette force stoïque, va-de-
l’avant-sans-trop-réfléchir en tout cas. C’est plutôt un zoom. Cet affûtage. Ce
passage du prosaïque au poétique. Vous savez, avant l’âge de vingt-quatre
ans, j’ignorais à quel point les choses pouvaient être douloureuses, mais je
n’avais pas non plus mesuré comme elles pouvaient être agréables. Cette
coquille vous protège peut-être, mais elle vous empêche aussi de ressentir
toute la force de ces choses agréables. La dépression est peut-être un prix
sacrément élevé pour s’éveiller à la vie, et tant qu’elle a le dessus sur vous,
rien ne semble valoir la peine de le payer. Un nuage qui laisse place au soleil
reste un nuage. Mais il est assez thérapeutique de savoir que le plaisir ne se
contente pas de compenser la douleur, il peut en découler.
Espaces blancs

Nous avons passé trois longs mois chez mes parents, puis le reste de cet
hiver dans un quartier étudiant de Leeds tandis qu’Andrea travaillait en
freelance comme attachée de presse et que j’essayais de ne pas devenir fou.
Mais, à partir de, je crois, avril 2000, ces trucs agréables ont commencé
à arriver. Les mauvais trucs étaient toujours là. Au début, les mauvais trucs
étaient présents la plupart du temps. Les bons trucs ont peut-être représenté
0,0001 pour cent de ce mois d’avril. Les bons trucs, c’était juste la chaleur du
soleil sur mon visage quand je marchais avec Andrea depuis notre
appartement en banlieue vers le centre-ville. Ça a duré tant qu’il y a eu du
soleil, puis ça a disparu. Mais à partir de ce moment-là, j’ai su que c’était
accessible. J’ai su que la vie était de nouveau disponible. Ainsi, en mai,
0,0001 pour cent est devenu 0,1 pour cent.
Je m’élevais.
Puis, début juin, nous avons déménagé en centre-ville.
Ce que j’aimais dans cet appartement, c’était la lumière. J’aimais que les
murs soient blancs, que le parquet laminé artificiel imite le bois le plus blond
et que le canapé bas de gamme installé par le propriétaire soit turquoise.
Bien sûr, c’était toujours l’Angleterre. C’était toujours le Yorkshire. La
lumière était sévèrement rationnée. Mais c’était le mieux que nous pouvions
nous offrir avec notre budget, ou juste au-dessus de notre budget, et c’était
certainement mieux que notre appartement d’étudiants avec sa moquette
bordeaux et sa cuisine marron. Un canapé turquoise vaut mieux que de la
moisissure turquoise.
La lumière était tout. Soleil, fenêtres avec les stores ouverts. Des pages
avec de courts chapitres, plein d’espaces blancs et de

Courts.

Paragraphes.

La lumière était tout.

Mais aussi, incroyablement, les livres. J’ai lu, lu et lu avec une intensité
que je n’avais jamais vraiment connue avant. Enfin, je m’étais toujours
considéré comme une personne qui aimait les livres. Mais il y a une
différence entre aimer les livres et en avoir besoin. J’avais besoin de livres.
Ce n’était pas un produit de luxe pendant cette période de ma vie. C’était une
substance hautement addictive. Je n’aurais pas hésité à m’endetter pour lire
(et ça a été le cas). Je crois que j’ai lu plus de livres pendant ces six mois que
pendant cinq années à l’université, et je suis certainement tombé plus
profondément dans les mondes que font naître les pages.
On dit qu’on lit soit pour s’enfuir, soit pour se trouver. Je ne vois pas
vraiment la différence. Nous nous trouvons en nous enfuyant. Ce n’est pas où
nous sommes, mais où nous voulons aller, et tout ça. « N’y a-t-il aucune issue
hors de l’esprit ? » a un jour demandé Sylvia Plath. Cette célèbre question
m’intéresse (son sens, les réponses possibles) depuis que je l’ai trouvée,
adolescent, dans un recueil de citations. S’il y a une issue, une issue qui ne
soit pas la mort elle-même, alors elle passe par les mots. Mais plutôt que de
quitter totalement l’esprit, les mots nous aident à quitter un esprit et nous
donnent les outils pour en bâtir un autre, similaire mais meilleur, proche de
l’ancien mais avec des fondations plus fermes, et souvent avec une meilleure
vue.
« L’objet de l’art est de donner forme à la vie », a dit Shakespeare. Or
ma vie – et mon esprit en vrac – avaient besoin de forme. J’avais « perdu le
fil ». Il n’y avait pas de récit linéaire de moi. Rien que le désordre et le chaos.
Alors, oui, j’aimais les récits extérieurs pour l’espoir qu’ils offraient. Les
films. Les séries télé. Et surtout, les livres. Ils étaient, en eux-mêmes, une
raison de rester en vie. Chaque livre écrit est le produit d’un esprit humain
dans une disposition particulière. Additionnez tous les livres, et vous obtenez
la somme totale de l’humanité. Chaque fois que je lisais un bon livre, j’avais
l’impression de lire une sorte de carte au trésor, et le trésor vers lequel elle
me menait était en fait moi-même. Mais toutes les cartes étaient incomplètes,
et je ne pourrais découvrir le trésor qu’en lisant tous les livres. Ainsi le
processus de me trouver était une quête sans fin. Les livres eux-mêmes me
semblaient refléter cette idée. C’est pour cette raison que l’intrigue de
n’importe quel livre peut se résumer à « quelqu’un cherche quelque chose ».
Un cliché associé aux grands lecteurs est qu’ils sont solitaires, mais,
pour moi, les livres ont été un moyen de quitter la solitude. Si vous êtes le
type de personne qui pense trop aux choses, alors rien n’est plus solitaire au
monde que d’être entouré d’un tas de gens qui ne sont pas sur la même
longueur d’ondes.
Dans mon plus profond état de dépression, je m’étais senti coincé. Je me
sentais pris dans des sables mouvants (enfant, c’était mon cauchemar le plus
fréquent). Les livres étaient le mouvement. Ils parlaient de quêtes, de
voyages. De débuts, de milieux, de fins, pas nécessairement dans cet ordre.
Ils parlaient de nouveaux chapitres. Et de laisser les anciens derrière.
Puisque, quelques mois plus tôt à peine, j’avais perdu l’utilité des mots,
des histoires et même du langage, j’étais résolu à ne jamais plus me sentir
ainsi. Je me suis nourri, nourri et nourri.
Je restais, la lampe de chevet allumée, à lire pendant deux heures après
qu’Andrea s’était endormie, jusqu’à ce que j’aie les yeux secs et piquants,
toujours à chercher sans jamais vraiment trouver, mais avec la sensation
d’être terriblement près.
La Puissance et la Gloire

L’un des livres que je me rappelle avoir (re)lus était La Puissance et la


Gloire de Graham Greene.
Graham Greene était un choix intéressant. J’avais étudié cet auteur
pendant mon master à l’université de Leeds. Je ne sais pas pourquoi j’ai suivi
ce cours. Je ne savais pas grand-chose sur Graham Greene. Je connaissais
Rocher de Brighton, mais je ne l’avais jamais lu. J’avais également entendu
dire qu’il avait vécu dans le Nottinghamshire et qu’il avait détesté. J’avais
aussi vécu dans le Nottinghamshire et – à cette époque – j’avais détesté.
C’était peut-être la raison.
Pendant les premières semaines, j’ai cru avoir commis une grosse erreur.
J’étais le seul à avoir choisi ce cours. Et le professeur me détestait. Je ne sais
pas si « détester » est le bon mot, mais en tout cas il ne m’appréciait pas. Il
était catholique, toujours habillé de manière formelle, et s’adressait à moi
avec un dédain raffiné.
Ces heures étaient longues et me procuraient la même joie détendue
qu’une visite chez le médecin pour une inspection testiculaire. Je dois
souvent avoir pué la bière, car je buvais en général une ou deux cannettes
dans le train pour Leeds (depuis Hull, où Andrea et moi vivions encore). À la
fin du cours, j’ai rendu la meilleure dissertation que j’aie jamais écrite, et j’ai
obtenu 69 sur 100. À un point de la mention. Je l’ai pris comme une insulte
personnelle.
Quoi qu’il en soit, j’adorais Graham Greene. Ses œuvres étaient pleines
d’un malaise auquel je pouvais m’identifier. Il y avait toutes sortes de
malaises disponibles. Malaise de culpabilité, sexuel, le catholicisme, l’amour
non partagé, le désir défendu, la chaleur tropicale, la politique, la guerre. Tout
était inconfortable, sauf la prose.
J’adorais sa manière d’écrire. J’adorais sa manière de comparer un objet
solide à quelque chose d’abstrait. « Il avala le cognac comme s’il absorbait sa
damnation . » J’aimais encore plus cette technique à présent, car la frontière
1

entre le monde matériel et immatériel semblait s’être brouillée. Avec la


dépression. Même mon corps physique paraissait irréel, abstrait, en partie
fictif.
La Puissance et la Gloire parle d’un prêtre buveur de whisky qui
traverse le Mexique dans les années 1930, à une époque où le catholicisme
est interdit. Dans tout le roman, il est pourchassé par un lieutenant de police
chargé de le suivre.
J’avais aimé l’histoire quand je l’avais lue pour la première fois à
l’université, mais à présent je l’adorais. Après avoir flirté avec l’alcoolisme à
Ibiza, il n’était pas trop difficile de m’identifier avec un alcoolique au
Mexique.
Ce livre est sombre et intense. Mais quand on se sent sombre et intense,
c’est le seul genre de livre qui peut vous parler. Pourtant, il contenait un
certain optimisme. La possibilité d’une rédemption. Ce livre parle du pouvoir
guérisseur de l’amour.
« La haine n’est qu’une défaite de l’imagination », nous dit-il.
Mais aussi : « Il y a toujours dans notre enfance un moment où la porte
s’ouvre et laisse entrer l’avenir. » L’expérience entoure l’innocence et, une
fois perdue, l’innocence ne peut jamais être retrouvée. Ce livre – comme
beaucoup de ses livres – parle aussi de la culpabilité catholique. Mais, pour
moi, il parlait de la dépression. Greene était dépressif. Il l’était depuis
l’enfance, maltraité à l’école dont son père était l’impopulaire directeur. Il
avait fait une demi-tentative de suicide en jouant seul à la roulette russe. Pour
moi, cette culpabilité n’était pas la culpabilité spirituelle du catholicisme,
mais la culpabilité psychologique qu’induit la dépression. Elle l’aidait à
soulager l’isolation qu’amène la maladie.

D’autres livres que j’ai lus à cette époque :


Les Villes invisibles, d’Italo Calvino – Le plus beau des livres. Des villes
imaginaires, toutes un peu comme Venise mais pas du tout comme Venise.
Des rêves sur une page. Tellement irréels qu’ils parvenaient presque à
déloger les étranges visions de mon esprit.
Les Outsiders, de S. E. Hinton – Le livre qui m’a vraiment incité à lire
quand j’avais dix ans. Ça a toujours été ma lecture « de fuite » préférée. Il
suinte l’Amérique et ses dialogues sont magnifiquement sentimentaux. (Par
exemple : « Reste d’or, Ponyboy », dit par Johnny sur son lit de mort, après
avoir lu « L’or n’est en rien éternel » de Robert Frost.)
L’Étranger, d’Albert Camus – Quelque chose m’attirait chez les
marginaux. Un désespoir existentiel. La torpeur de la prose m’apaisait
étrangement.
The Concise Collins Dictionary of Quotations – Un dictionnaire de
citations. Les citations sont faciles à lire.
Les Lettres, de Keats – J’avais étudié Keats à l’université. L’archétype
du jeune poète à fleur de peau, maudit, intense, comme je me sentais.
Les oranges ne sont pas les seuls fruits, de Jeanette Winterson – J’adore
l’écriture de Jeanette. Chaque mot contient de la force, de la sagesse. Je
l’ouvrais au hasard pour trouver des phrases qui me parlaient. « J’ai
l’impression d’avoir décrit un grand cercle et de m’être rencontrée à mon
point de départ . »
2

Vox, de Nicholson Baker – Un roman entièrement constitué d’un


épisode de sexe par téléphone, qui me titillait et me captivait depuis l’âge de
seize ans. Du pur dialogue. Encore une fois, facile à lire, plein de sexe, ou de
l’idée du sexe, et, pour un jeune esprit en proie à l’anxiété, penser au sexe
peut être une distraction positive.
Money, Money, de Martin Amis – Un texte que je connaissais sur le bout
des doigts. J’avais écrit des dissertations dessus. Plein de prose couillue,
fanfaronne, pointue, drôle, macho (quoique parfois un peu haineuse). Il
possédait une certaine intensité. Et une beauté triste sous la comédie. (« On
s’affaiblit d’heure en heure. Parfois, tout seul dans mon appart de Londres, je
regarde par la fenêtre et je me dis que c’est vraiment triste, vraiment dur, de
regarder la pluie sans savoir pourquoi elle tombe . »)
3

Journal, de Samuel Pepys – En particulier, j’avais lu les passages sur le


Grand Incendie et la peste. La manière joyeuse dont Pepys vivait les
événements les plus apocalyptiques du dix-septième siècle avait quelque
chose de très thérapeutique.
L’Attrape-Cœurs, de J. D. Salinger – Car Holden était un vieil ami.
The Penguin Book of First World War Poetry – Ces poèmes de la
Première Guerre mondiale comme « Étranges enfers » d’Ivor Gurney (« Le
cœur brûle – mais doit garder loin du visage comme cœur brûle ») ou
« Malades mentaux », de Wilfred Owen (qui décrit les patients victimes de
commotions dans un hôpital psychiatrique) me fascinaient autant qu’ils me
perturbaient. Je n’avais pas connu la guerre, pourtant je m’identifiais à ce
sentiment d’une douleur contenue dans chaque journée, comme « L’aube
s’ouvre telle une plaie qui saigne de frais ». J’étais fasciné par la manière
dont la dépression et l’anxiété ressemblent au syndrome de stress post-
traumatique. Avions-nous subi un traumatisme dont nous ne savions rien ? Le
bruit et la vitesse de la vie moderne étaient-ils ce qui traumatisait notre
cerveau d’hommes des cavernes ? Étais-je si sensible ? Ou bien la vie était-
elle une sorte de guerre que la plupart des gens ne voyaient pas ?
Une histoire du monde en 10 chapitres ½, de Julian Barnes – Juste parce
que c’était un livre que j’avais lu et aimé avant, qui était drôle et étrange et
que je connaissais sur le bout des doigts.
Mort en lisière, de Margaret Atwood – Des nouvelles. De plus petites
collines à escalader. Celle intitulée « Courrier du cœur » était ma préférée.
Elle parlait d’adolescents qui bavaient devant une serveuse.
La Prisonnière des Sargasses, de Jean Rhys – Une histoire qui se
déroule avant Jane Eyre. Sur la « folle du grenier » et sa descente dans la
folie. Cela se passe essentiellement dans les Caraïbes. Le désespoir et
l’isolement dans un lieu paradisiaque étaient ce à quoi je m’identifiais le plus,
se sentir mal « dans le plus bel endroit du monde » me rappelait ma dernière
semaine en Espagne.

1. Toutes les citations sont extraites de Graham Greene, La Puissance et la Gloire, trad. de l’anglais par Marcelle Sibon, Robert Laffont, 1948.
2. Trad. de l’anglais par Kim Trân, L’Olivier, 2012.
3. Trad. de l’anglais par Simone Hilling, Mazarine, 1987.
Paris

Elle était sur le point de m’annoncer ma surprise d’anniversaire.


« On part pour Paris. Demain. On part pour Paris demain ! On prend
l’Eurostar. »
J’étais sous le choc. Je ne pouvais pas imaginer quelqu’un disant quoi
que ce soit de plus terrifiant.
« Je ne peux pas. Je ne peux pas aller à Paris. »
Ça arrivait. Une crise de panique. Je commençais à la ressentir dans ma
poitrine. Je commençais à me sentir comme si j’étais de retour en mode 2000.
De retour à cette sensation d’être prisonnier en moi-même, telle une mouche
désespérée dans un bocal.
« Eh bien, on y va. On loge dans le sixième. Ça va être super. On sera
dans l’hôtel où est mort Oscar Wilde. Ça s’appelle L’Hôtel. »
Aller là où Oscar Wilde était mort n’arrangeait rien. Ça me garantissait
juste que j’y mourrais. Mourir à Paris, comme Oscar Wilde. J’imaginais aussi
que l’air me tuerait. Je n’avais pas été à l’étranger depuis quatre ans.
« Je ne crois pas que j’arriverai à respirer l’air. »
Je savais que c’était stupide. Je n’étais pas fou ! Pourtant, les faits
étaient têtus : Je ne pensais pas que je pourrais respirer l’air.
Peu après, je me suis retrouvé recroquevillé en position fœtale derrière la
porte. Je tremblais. Je ne pense pas que quelqu’un ait eu aussi peur de Paris
depuis Marie-Antoinette. Mais Andrea savait quoi faire. Elle avait désormais
un doctorat pour ce genre de situation. Elle a dit : « D’accord, on n’ira pas. Je
peux annuler l’hôtel. On perdra peut-être un peu d’argent, mais si c’est une
telle histoire… »
Une telle histoire.
J’avais toujours du mal à marcher vingt mètres seul sans avoir une crise
de panique. C’était la pire histoire imaginable. C’était un peu comme si on
annonçait à une personne normale qu’elle devait se promener nue dans
Téhéran, ou quelque chose comme ça.
Mais.
Si j’avais dit « non », alors j’aurais été quelqu’un qui ne peut pas
voyager à l’étranger parce qu’il a peur. Cela ferait de moi un fou, or ma plus
grande peur – encore plus grande que la mort – était d’être complètement fou.
De perdre complètement face aux démons. Ainsi, comme tellement souvent,
une grande peur a été vaincue par une peur encore plus grande.
La meilleure manière de vaincre un monstre est d’en trouver un encore
plus effrayant.
Je suis donc allé à Paris. Le tunnel sous la Manche a tenu bon et la mer
ne s’est pas déversée sur nos têtes. L’air de Paris était compatible avec mes
poumons. Même si j’arrivais à peine à parler dans le taxi. Le voyage de la
gare du Nord jusqu’à l’hôtel a été intense. Il y avait une sorte de
manifestation sur les berges de la Seine, avec un grand drapeau rouge qui
s’agitait comme le tricolore sur l’affiche des Misérables.
Ce soir-là, quand j’ai fermé les yeux, je n’ai pas réussi à dormir pendant
des heures car je continuais à voir Paris défiler à la même vitesse que dans le
taxi. Mais je me suis calmé. Je n’ai pas eu de vraie crise de panique pendant
les quatre jours qui ont suivi. Juste une forte anxiété générale que j’éprouvais
en me promenant rive gauche, rue de Rivoli et dans le restaurant sur le toit du
Centre Pompidou. Je commençais à découvrir que, parfois, faire quelque
chose que je redoutais – et y survivre – était la meilleure thérapie. Si vous
commencez à avoir peur d’être dehors, sortez. Si vous avez peur des espaces
confinés, passez du temps dans un ascenseur. Si vous avez une angoisse de
séparation, forcez-vous à être seul un moment. Quand vous êtes déprimé ou
anxieux, votre zone de confort a tendance à se réduire de la taille d’un monde
à la taille d’un lit. Voire à rien du tout.
Autre chose. La stimulation. L’excitation. De celles qu’on trouve dans
des endroits nouveaux. Parfois, cela peut être terrifiant, mais cela peut aussi
vous libérer. Dans un endroit familier, votre esprit ne se concentre que sur
lui-même. Il n’a rien de nouveau à remarquer dans votre chambre. Aucune
menace extérieure potentielle, rien que les menaces intérieures. En vous
forçant à occuper un nouvel espace physique, de préférence dans un autre
pays, vous finissez inévitablement par vous concentrer davantage sur le
monde en dehors de votre tête.
En tout cas, c’est ainsi que ça a marché pour moi. Ces quelques jours à
Paris.
En fait, je me sentais plus normal qu’à la maison, parce que ma
maladresse générale due à l’anxiété pouvait facilement passer pour une
maladresse générale due à ma britannicité.
Beaucoup de personnes déprimées se tournent vers le voyage comme
antidote à leurs symptômes. La grande peintre américaine Georgia O’Keefe,
comme les nombreux artistes correspondant au cliché, a été dépressive toute
sa vie. En 1933, à l’âge de quarante-six ans, elle a été hospitalisée après une
crise de larmes incontrôlable, une incapacité à manger ou dormir, entre autres
symptômes de la dépression et de l’anxiété.
La biographe d’O’Keefe, Roxana Robinson, dit que l’hôpital ne l’a pas
beaucoup aidée. En revanche, le voyage a fonctionné. Elle est allée aux
Bermudes, à Lake George, à New York, dans le Maine et à Hawaï. « La
chaleur, la langueur et la solitude étaient exactement ce dont Georgia avait
besoin », écrit Robinson.
Bien sûr, le voyage n’est pas toujours la solution. Voire une possibilité.
Mais il est certain que cela m’aide quand j’ai l’occasion de partir. Je crois
que, plus que tout, cela contribue à donner une certaine perspective. Nous
sommes peut-être coincés dans notre esprit, mais nous ne sommes pas
coincés physiquement. Nous décoincer de notre location physique peut nous
aider à débloquer notre état mental malheureux. Après tout, le mouvement est
l’antidote à la fixité. Et ça aide. Parfois. Seulement quelquefois.
« Cela rend modeste de voyager ; on voit quelle petite place on occupe
dans le monde », a écrit Gustave Flaubert. Une telle perspective peut être
étrangement libératrice. Surtout quand vous souffrez d’une maladie qui d’un
côté abaisse votre estime de soi, mais d’un autre côté intensifie les choses
triviales.
Je me rappelle avoir regardé pendant un bref épisode dépressif le biopic
de Martin Scorsese sur Howard Hughes, Aviator. Il y a un passage où
Katharine Hepburn, brillamment interprétée par Cate Blanchett, se tourne
vers Hughes (Leonardo DiCaprio) et dit : « Il y a trop de Howard Hughes en
Howard Hughes. » C’était cette intensification du moi qui, du moins dans la
version cinématographique de sa vie, nous était montrée comme contribuant
au trouble obsessionnel-compulsif qui finirait par emprisonner Hughes dans
une chambre d’hôtel à Las Vegas.
Après ce film, Andrea m’a dit qu’il y avait trop de Matt Haig en Matt
Haig. Elle faisait mine de plaisanter, mais elle avait touché juste. Donc, pour
moi, tout ce qui atténue cette sensation extrême d’être moi, qui fait que je me
sens moi mais à un moindre volume, est tout à fait bienvenu. Et depuis cette
escapade à Paris, le voyage est devenu l’une de ces choses.
Raisons d’être fort

C’était en 2002. J’étais au point de mon rétablissement où je me sentais


bien en continu, mais seulement par contraste avec les choses tellement pires
qui avaient eu lieu avant. En réalité, j’étais toujours une masse d’anxiété
ambulante, trop phobique pour prendre le moindre médicament, convaincu
que ma langue gonflait chaque fois que je consommais des crevettes, du
beurre de cacahuète ou toute nourriture à laquelle il est possible d’être
allergique. J’avais également besoin d’être près d’Andrea. Quand j’étais près
d’elle, je me sentais infiniment plus calme que sans elle.
La plupart du temps, cela ne me faisait pas me sentir bizarre. Andrea et
moi vivions et travaillions ensemble dans le même appartement modeste.
Nous n’avions pas vraiment de vie sociale. De nous deux, j’avais toujours été
celui qui avait envie de sortir et de rencontrer des gens, mais cette envie avait
disparu.
En 2002, on a diagnostiqué un cancer des ovaires chez la mère d’Andrea
et, de manière compréhensible, les choses ont changé. Nous sommes allés
vivre chez ses parents dans le comté de Durham pendant que Freda suivait sa
chimiothérapie. Andrea, qui avait passé les trois dernières années à réparer un
petit ami dépressif, voyait maintenant sa mère atteinte de cancer.
Elle pleurait beaucoup. J’avais l’impression qu’on me passait le témoin.
C’était à mon tour d’être fort.
Quand elle a appris que sa mère était malade, elle s’est assise au bord du
lit et a pleuré comme je ne l’avais jamais vue pleurer. J’ai passé mon bras
autour de ses épaules et j’ai ressenti ce resserrement du langage que l’on
éprouve quand un événement tragique se produit. Heureusement, Andrea était
là pour m’aider.
« Dis juste que tout va bien se passer.
– Tout va bien se passer », ai-je assuré.
Deux mois plus tard, je me trouvais seul dans la maison de mes futurs
beaux-parents, à supplier Andrea de me laisser venir à l’hôpital avec eux.
« Je dois emmener maman à l’hôpital, avait-elle annoncé.
– D’accord. Je viens avec vous.
– Ils veulent que quelqu’un reste pour ouvrir la porte à David. » David
était le frère d’Andrea, qui arrivait de Londres.
« Je peux venir avec vous.
– Matt, s’il te plaît.
– Je ne peux pas faire ça. Angoisse de séparation. Je vais faire une crise
de panique.
– Matt, je te le demande. Ma mère est malade. Je ne veux pas la stresser.
Tu es égoïste.
– Putain. Merde. Je suis désolé. Mais tu ne comprends pas.
– Tu peux le faire.
– Je n’y arriverai pas. Tu ne peux pas juste dire à tes parents que je dois
venir aussi ?
– OK. D’accord. OK. Je vais faire ça. »
Mais, à ce moment-là, un interrupteur s’est enclenché.
« Non.
– Non quoi ?
– Je vais le faire. Je vais rester. Je vais rester à la maison.
– Vraiment ?
– Ouais.
– Je vais te laisser le numéro de l’hôpital.
– C’est bon », ai-je répondu, imaginant bêtement que ce serait peut-être
les derniers mots que je lui adresserais. « Je peux le trouver.
– Je vais te le laisser quand même.
– C’est bon. Tu ferais mieux d’y aller. »
En attendant qu’ils rentrent de l’hôpital, j’ai fait les cent pas d’une pièce
à l’autre. Ils avaient un tas de décorations en porcelaine. Des petites bergères.
Une panthère rose assise les pattes croisées sur le rebord de la fenêtre. Ses
grands yeux jaunes me suivaient dans le salon.
Les dix premières minutes, mon cœur battait à tout rompre. Je parvenais
à peine à respirer. Andrea était morte. Ses parents étaient morts. J’imaginais
l’accident de voiture trop nettement pour qu’il n’ait pas eu lieu. Vingt
minutes passèrent. J’allais mourir. J’avais une douleur à la poitrine. Peut-être
un cancer aux poumons. Je n’avais que vingt-sept ans, mais j’avais beaucoup
fumé. Au bout de trente minutes, un voisin est passé pour prendre des
nouvelles de Freda. À quarante minutes, l’adrénaline a commencé à se
calmer. J’étais resté seul quarante minutes et j’étais toujours vivant. À
cinquante minutes, j’avais envie qu’ils ne rentrent pas avant plus d’une heure,
pour que je me sente encore plus fort. Cinquante minutes ! Trois ans
d’angoisse de séparation guéris en moins d’une heure !
Inutile de préciser qu’ils sont revenus.

Ce fut un été horrible, mais la conclusion n’a pas été trop mauvaise. Les
chances de la mère d’Andrea étaient très faibles, mais elle s’en est sortie.
Nous avons même réussi à faire remplacer le biscuit qu’elle mangeait au
petit-déjeuner par un kiwi. J’avais des raisons de m’obliger à être fort. De me
mettre dans des situations où je ne me serais pas mis. Il faut être
inconfortable. Il faut avoir mal. Comme l’écrivait le poète Roumi au
XIIe siècle : « La blessure est l’endroit par où la lumière vous pénètre. » (Il a
également écrit : « Oublie la sécurité. Vis où tu crains de vivre. ») Je
canalisais également mon esprit en écrivant mon premier vrai roman. Pas
essentiellement pour des raisons de carrière (c’était une réécriture de Henry
IV de Shakespeare avec des chiens qui parlaient, pas exactement un best-
seller). Mais deux ans plus tard, grâce aux encouragements d’Andrea, il serait
vraiment publié. Je l’ai dédié à Andrea, évidemment, mais je ne lui devais pas
qu’un livre. Je lui devais toute une vie.
Armes

Mon agent.
« Vous avez un éditeur.
– Quoi ?
– Il vient de m’appeler. Vous allez devenir un auteur publié.
– Quoi ? Vraiment ?
– Vraiment. »
Cette nouvelle m’a fait tenir pendant près de six mois.
Pendant près de six mois, mon manque d’estime de moi avait été
artificiellement corrigé. Je restais allongé au lit et m’endormais en souriant,
en pensant Ouah, je suis important, je vais être publié.
Mais être publié (ou obtenir un super-boulot, ou quoi que ce soit) ne
modifie pas durablement votre cerveau. Un soir, je suis resté éveillé, moins
qu’heureux. J’ai commencé à m’inquiéter. Les inquiétudes se sont
enchaînées. Et pendant trois semaines, je me suis de nouveau trouvé piégé
dans mon esprit. Sauf que, cette fois-ci, j’avais des armes. L’une d’entre
elles, peut-être la plus importante, était de savoir ceci : J’ai déjà été malade,
puis je me suis senti mieux. Mieux, c’est possible. Une autre arme consistait à
courir. Sachant que le corps pouvait affecter l’esprit, je me suis mis à courir
de plus en plus.
Courir

La course est souvent citée comme adjuvant au traitement de la


dépression et de l’anxiété. Pour moi, ça a fonctionné. Quand j’ai commencé à
courir, j’avais encore de graves crises de panique. Ce qui me plaisait, c’était
que nombre des symptômes physiques de la panique – le cœur qui s’emballe,
les difficultés respiratoires, la transpiration – se retrouvent dans la course.
Ainsi, quand je courais, je ne m’inquiétais pas si mon cœur s’emballait car il
avait une raison de battre fort.
Cela me donnait également quelque chose à quoi penser. Je n’ai jamais
vraiment été la personne la plus en forme du monde, courir était donc assez
difficile. Ça faisait mal. Mais cet effort, cet inconfort, me permettait de me
concentrer. Je me suis donc convaincu qu’en entraînant mon corps,
j’entraînais aussi mon esprit. C’était une sorte de méditation active.
Et, bien sûr, vous prenez la forme. Or la forme physique est bonne pour
à peu près tout. Quand je suis tombé malade, je fumais et je buvais beaucoup,
mais à présent je tentais de réparer les dégâts.
J’allais donc courir tous les jours, ou je faisais un exercice
cardiovasculaire équivalent. Comme Haruki Murakami – dont je lirais plus
tard l’excellent livre Autoportrait de l’auteur en coureur de fond –, j’ai
trouvé que la course était un moyen de dissiper la brume. (« Se consumer au
mieux à l’intérieur de ses limites individuelles, voilà le principe fondamental
de la course », a également dit Murakami, une chose à laquelle je suis venu à
1

croire, l’une des raisons pour lesquelles je suis persuadé que cela aide
l’esprit.)
En rentrant de courir, je m’étirais, je prenais une douche et j’éprouvais
une douce sensation de soulagement, comme si la dépression et l’anxiété
s’évaporaient lentement de moi. C’était une sensation merveilleuse. Et puis
cette espèce de monotonie que génère la course – celle qui a pour fond sonore
une respiration lourde et le rythme des pieds sur le sol – est devenue une
espèce de métaphore de la dépression. Courir chaque jour revient à livrer une
bataille contre vous-même. Le simple fait de sortir par une froide matinée de
février vous donne un sentiment de réussite. Ce débat muet avec vous-même
– Je veux arrêter ! Non, continue ! Je ne peux pas, j’arrive à peine à
respirer ! Plus qu’un kilomètre ! Je dois juste m’allonger ! Tu ne peux pas ! –
est le débat de la dépression, à une échelle plus petite, moins sérieuse.
Chaque fois que je me forçais à sortir dans la grisaille humide d’une matinée
du Yorkshire, que je me poussais à courir pendant une heure, cela me donnait
un peu de force pour vaincre la dépression. Un peu d’esprit « fais gaffe à qui
tu t’adresses ».
Ça m’aidait, parfois. Pas toujours. Ce n’est pas à toute épreuve. Je ne
m’appelais pas Zeus. Je n’avais pas de foudre magique à disposition. Mais il
est bon de bâtir, au fil des ans, des choses dont vous savez qu’elles
fonctionnent – parfois. Des armes pour la guerre qui se tasse mais qui peut
toujours s’embraser de nouveau. Écrire, lire, parler, voyager, le yoga, la
méditation et la course font partie des miennes.

1. Trad. du japonais par Hélène Morita, Belfond, 2009.


Le cerveau est le corps – deuxième partie

Je trouve le terme « maladie mentale » trompeur, car il implique que


tous les problèmes ont lieu au-dessus du cou. Avec la dépression, et en
particulier avec l’anxiété, un grand nombre de problèmes peuvent être
générés et aggravés par l’esprit, mais ils ont des effets physiques.
Par exemple, le site Internet de la Sécurité sociale britannique cite parmi
les symptômes psychologiques de l’anxiété généralisée :

agitation
sentiment de terreur
se sentir constamment « à cran »
difficultés à se concentrer
irritabilité
impatience
être facilement distrait

Mais il est intéressant de noter que la liste des symptômes physiques est
bien plus longue :

étourdissements
fatigue, somnolence
fourmillements
battements cardiaques irréguliers (palpitations)
douleurs et tensions musculaires
bouche sèche
transpiration excessive
souffle court
douleurs d’estomac
nausée
diarrhée
maux de tête
soif intense
urine fréquente
règles douloureuses ou absentes
difficultés à trouver ou conserver le sommeil (insomnie)

L’un des symptômes manquants de cette liste, mais que l’on retrouve
dans d’autres, est à la fois physique et mental. Déréalisation. C’est un
symptôme très réel qui vous fait vous sentir, justement, irréel. Vous ne vous
sentez pas pleinement en vous. Vous avez l’impression de contrôler votre
corps à distance. C’est comme la distance entre un écrivain et son narrateur
fictif, semi-autobiographique. Le centre que vous êtes a disparu. C’est une
sensation du corps et de l’esprit, qui prouve encore une fois à celui qui en
souffre que la séparation nette que nous opérons entre les deux est fausse et
simpliste. Et participe peut-être même du problème.
Gens célèbres

La dépression vous fait sentir seul. C’est l’un de ses principaux


symptômes. Savoir que vous n’êtes pas seul aide. Étant donné la nature de
notre société et son idolâtrie de la célébrité, c’est souvent des problèmes des
gens connus que nous entendons parler. Mais peu importe. Plus nous en
entendons, mieux c’est. Bon, pas toujours. En tant qu’écrivain, je n’aime pas
particulièrement penser à ce qu’a fait Ernest Hemingway avec son fusil, ni à
Sylvia Plath la tête dans le four. Je n’aimais pas non plus trop m’attarder sur
Vincent Van Gogh, qui n’était pourtant pas écrivain, et son oreille. Et quand
j’ai appris qu’un écrivain contemporain que j’admirais, David Foster
Wallace, s’était pendu le 12 septembre 2008, cela a déclenché ma pire crise
de dépression depuis la Très Mauvaise Période. Il ne s’agit pas que
d’écrivains. Je fais partie des millions de personnes que la mort de Robin
Williams a non seulement attristés mais effrayés, comme si cela augmentait
les probabilités que nous finissions ainsi.
Mais tous ceux qui souffrent de dépression – et même la plupart des
dépressifs célèbres – ne finissent pas par se suicider. Mark Twain a souffert
de dépression, mais il est mort d’une crise cardiaque. Tennessee Williams est
mort étouffé accidentellement par le bouchon d’un flacon de gouttes pour les
yeux qu’il utilisait souvent.
Parfois, le simple fait de regarder le nom de personnes qui ont souffert
de dépression – ou en souffrent encore – mais qui ont clairement connu (ou
connaissent) de grandes choses dans leur vie est vaguement réconfortant.
Voici donc ma liste :
Buzz Aldrin
Halle Berry
Zach Braff
Russell Brand
Frank Bruno
Alastair Campbell
Jim Carrey
Winston Churchill
Richard Dreyfuss
Carrie Fisher
F. Scott Fitzgerald
Stephen Fry
Judy Garland
Jon Hamm
Anne Hathaway
Billy Joel
Angelina Jolie
Stephen King
Abraham Lincoln
Wolfgang Amadeus Mozart
Isaac Newton
Al Pacino
Gwyneth Paltrow
Dolly Parton
La princesse Diana
Christina Ricci
Teddy Roosevelt
Winona Ryder
Brooke Shields
Charles Shulz
Ben Stiller
William Styron
Emma Thompson
Uma Thurman
Marcus Trescothick
Ruby Wax
Robbie Williams
Catherine Zeta-Jones

Qu’est-ce que cela nous enseigne ? Que la dépression peut s’abattre sur
les Premiers ministres, les présidents, les joueurs de cricket, les dramaturges,
les boxeurs et les stars hollywoodiennes. Bon, ça, nous le savons. Quoi
d’autre ? Que la célébrité et l’argent ne vous immunisent pas contre les
problèmes de santé mentale. On le savait un peu aussi. Peut-être que le but
n’est pas de nous apprendre quoi que ce soit, mais savoir que Jim Carrey a
pris du Prozac et que la princesse Leia a souffert de trouble bipolaire nous
aide car, même si nous savons que cela peut arriver à n’importe qui, on ne
nous rappellera jamais assez que cela peut vraiment arriver à n’importe qui.
Je me rappelle avoir lu dans la salle d’attente d’un dentiste une interview
de Halle Berry, dans laquelle elle parlait ouvertement de la fois où elle était
restée dans sa voiture, dans son garage, et avait essayé de se suicider par
intoxication au monoxyde de carbone. Elle racontait au journaliste que la
seule chose qui l’avait arrêtée était l’idée que sa mère la trouve.
Cela m’a aidé de la voir forte et souriante dans ce magazine. Ce n’était
peut-être qu’une illusion liée à Photoshop, mais peu importe, elle était
vivante, elle paraissait heureuse et appartenait à la même espèce que moi.
Donc, oui, nous aimons les histoires de guérison. Nous adorons la structure
narrative montée-chute-remontée. Les magazines people publient ce genre
d’histoire en boucle.
Les stars dépressives se heurtent à un fort cynisme, comme si une
certaine quantité d’argent et de célébrité immunisaient un être humain contre
la maladie mentale. On ne parle ainsi que de la maladie mentale. On ne dit
pas cela de la grippe, par exemple. Contrairement à un livre ou à un film, la
dépression n’a pas besoin de sujet.
L’un des autres effets de la dépression est souvent de vous faire sentir
coupable. La dépression dit : « Regarde-toi, avec ta belle vie, avec ton copain
/ ta copine / ton mari / ta femme / tes enfants / ton chien / ton canapé / tes
followers sur Twitter, avec ton super-boulot, avec ton absence de problèmes
de santé, avec ton voyage à Rome qui t’attend, avec ton prêt remboursé, avec
tes parents qui n’ont pas divorcé, avec ton… » etc., etc., etc.
En fait, la dépression peut être exacerbée par le fait que les choses se
passent bien extérieurement, parce que le fossé entre ce que vous ressentez et
ce que vous devriez ressentir se creuse. Si vous éprouvez le niveau de
dépression que quelqu’un éprouverait naturellement dans un camp de
prisonniers de guerre, sauf que vous n’habitez pas dans un camp de
prisonniers de guerre mais dans une jolie maison mitoyenne dans le monde
libre, vous vous dites : « Merde, c’est ce que j’ai toujours voulu, pourquoi ne
suis-je pas heureux ? »
Vous pouvez vous retrouver, comme dans la chanson des Talking
Heads, dans une belle maison, avec une belle femme, à vous demander
comment vous êtes arrivé là. À compter les heures. À vous demander
comment mieux faire. À vous demander ce qui manque. À vous demander si
tout ce que nous avons voulu dans notre vie n’était pas une erreur. À nous
demander si les smartphones, les belles salles de bains, les télévisions dernier
cri que nous pensions être la solution ne font pas partie du problème. À nous
demander si, dans le jeu de la vie, tout ce que nous croyions être une échelle
n’était pas en fait un serpent qui nous faisait glisser droit vers le fond.
Comme n’importe quel bouddhiste vous le dirait, un attachement excessif à
des choses matérielles ne créera que davantage de souffrance.
On dit que la folie est une réponse logique à un monde fou. Peut-être la
dépression est-elle en partie une simple réponse à une vie que nous ne
comprenons pas vraiment. Bien sûr, personne ne comprend entièrement sa
vie, si on y réfléchit. L’ennui avec la dépression, c’est qu’il est inévitable de
penser à la vie. La dépression fait de nous tous des penseurs. Demandez à
Abraham Lincoln.
Abraham Lincoln et le don redoutable

À trente-deux ans, Abraham Lincoln a déclaré : « Je suis à présent


l’homme vivant le plus malheureux. » À cet âge-là, il avait déjà connu deux
épisodes dépressifs majeurs.
« Si ce que je ressens était équitablement distribué dans toute la famille
humaine, il n’y aurait plus un seul visage souriant sur terre. Je ne puis dire si
je me sentirai mieux un jour ; j’ai un affreux présage que non. Rester comme
je suis est impossible. Je dois mourir ou aller mieux. »
Pourtant, bien que Lincoln ait ouvertement affirmé ne pas craindre le
suicide, il ne s’est pas tué. Il a choisi de vivre.
Joshua Wolf Shenk a écrit un très bon article dans The Atlantic sur « La
Grande Dépression de Lincoln ». Shenk y raconte comment la dépression a
poussé Lincoln vers une meilleure compréhension de la vie :

Il tenait à prendre conscience de ses peurs. Entre la fin de la vingtaine et


le début de la trentaine, il s’y est enfoncé de plus en plus profondément,
s’attardant sur ce qui, d’après Albert Camus, est la seule question sérieuse
que les humains doivent affronter. Il s’est demandé s’il pouvait vivre, s’il
pouvait affronter les souffrances de la vie. Finalement, il a décidé qu’il le
devait. […] Il avait un « désir irrépressible » d’accomplir quelque chose
de son vivant.

De toute évidence, c’était une personne sérieuse. L’une des grandes


personnes sérieuses de l’histoire. Il a combattu des guerres mentales et
physiques. Peut-être sa connaissance de la souffrance lui a-t-elle suggéré
l’empathie dont il a fait preuve en tentant d’abolir l’esclavage. (« À chaque
fois que j’entends quelqu’un défendre l’esclavage, j’éprouve une forte envie
de le lui voir appliqué personnellement », a-t-il affirmé.)
Lincoln n’est pas le seul dirigeant célèbre à avoir lutté contre la
dépression. Winston Churchill a vécu une bonne partie de sa vie avec le
« chien noir ». En observant un feu de cheminée, il a un jour fait remarquer à
un jeune chercheur qu’il employait : « Je sais pourquoi les bûches crachent.
Je sais ce que c’est de se consumer. »
Effectivement, il le savait. Il a été – en termes de carrière – l’un des
hommes les plus actifs qui soient. Pourtant, il se sentait en permanence
sombre et déprimé.
Le philosophe politique John Gray – l’un de mes auteurs de non-fiction
préférés (lisez Straw Dogs pour comprendre pourquoi) – pense que Churchill
n’a pas « vaincu » la dépression pour devenir un bon chef de guerre, mais
plutôt que l’expérience de la dépression lui a directement permis d’en devenir
un.
Dans un article pour la BBC, Gray affirme que c’était l’« exceptionnelle
ouverture » aux émotions intenses qui explique comment il a pu sentir le
danger que des esprits plus conventionnels ne voyaient pas. « Pour la plupart
des politiciens et des décisionnaires qui voulaient apaiser Hitler, les nazis
n’étaient qu’une expression braillarde du nationalisme allemand », écrit Gray.
Il fallait un esprit inhabituel pour faire face à une menace inhabituelle. « Il
devait sa prescience de l’horreur à venir aux visites du chien noir. »
Certes, la dépression est un cauchemar. Mais peut-elle être un
cauchemar utile ? Peut-elle améliorer le monde de différentes manières ?
Parfois, le lien entre dépression, anxiété et productivité est indéniable.
Pensez par exemple au tableau omniprésent d’Edvard Munch, Le Cri. Il
constitue non seulement une représentation visuelle des plus précises d’une
crise de panique, mais – selon l’artiste lui-même – il est aussi directement
inspiré d’un moment de terreur existentielle. Voici l’entrée de son journal :

Je me promenais sur un sentier avec deux amis – le soleil se couchait –


tout d’un coup le ciel devint rouge sang, je m’arrêtai, fatigué, et
m’appuyai sur une clôture – il y avait du sang et des langues de feu au-
dessus du fjord bleu-noir de la ville – mes amis continuèrent, et j’y restai,
tremblant d’anxiété – je sentais un cri infini qui se passait à travers
l’univers et qui déchirait la nature.

Mais même sans le « pistolet fumant » d’un épisode dépressif précis qui
a inspiré une œuvre de génie, il est impossible d’ignorer le nombre de grands
qui ont lutté contre la dépression. Sans même s’attarder sur les Plath, les
Hemingway et les Woolf qui se sont suicidés, la liste de dépressifs connus est
stupéfiante. Et très souvent, il existe un lien entre la maladie et leur travail.
Une bonne partie de l’œuvre de Freud s’appuie sur l’analyse de sa
propre dépression, et ce qu’il pensait en être la solution. La cocaïne
fonctionnait pour lui mais – après l’avoir prescrite à d’autres malades – il a
fini par se rendre compte qu’elle pouvait être quelque peu addictive.
Franz Kafka est un autre dépressif célèbre. Il a souffert toute sa vie
d’anxiété sociale et de ce que l’on considère aujourd’hui comme une
dépression clinique. Il était également hypocondriaque et vivait dans la peur
du changement physique et mental. Mais être hypocondriaque ne signifie pas
que l’on ne tombera pas malade et, à trente-quatre ans, Kafka a contracté la
tuberculose. Il est intéressant de noter que tout ce qui soulageait la dépression
de Kafka – la natation, l’équitation, la randonnée – était des activités
physiques salutaires.
Sans doute la claustrophobie et le sentiment d’impuissance qui émanent
de ses œuvres – souvent interprétés en termes purement politiques –
résultent-ils également du fait qu’il souffrait d’une maladie qui donne un
sentiment de claustrophobie.
Le texte le plus célèbre de Kafka est La Métamorphose. Un marchand
ambulant se réveille transformé en insecte géant qui a trop dormi et est en
retard au travail. Certes, il s’agit d’une histoire sur les effets déshumanisants
du capitalisme, mais on peut également la lire comme une métaphore de la
dépression, la plus kafkaïenne des maladies. Car, comme Gregor Samsa, le
dépressif peut parfois se réveiller dans la pièce où il s’est endormi et se sentir
complètement différent. Étranger à lui-même. Piégé dans un cauchemar.
De même, Emily Dickinson aurait-elle pu écrire son poème « J’ai senti
un enterrement dans mon cerveau » sans éprouver une profonde angoisse
mentale ? Certes, la plupart des dépressifs ne deviennent pas un Lincoln, une
Dickinson, un Churchill, un Munch, un Freud ou un Kafka (ni un Mark
Twain, ni une Sylvia Plath, ni une Georgia O’Keefe, ni un Ian Curtis, ni un
Kurt Cobain). Mais la plupart des gens non plus.

On utilise souvent le mot « malgré » dans le contexte de la maladie


mentale. Untel a fait ceci « malgré » la dépression / l’anxiété / le TOC /
l’agoraphobie / n’importe quoi. Mais parfois, ce « malgré » devrait être un
« à cause ». Par exemple, j’écris ce livre à cause de la dépression. Je n’étais
pas écrivain avant. L’intensité nécessaire pour explorer les choses avec une
curiosité et une énergie implacables n’était tout simplement pas là. La peur
nous rend curieux. La tristesse nous fait philosopher. (« Être ou ne pas
être ? » est une question quotidienne pour de nombreux dépressifs.)
Pour en revenir à Abraham Lincoln, le plus important est de noter que le
Président a toujours souffert de dépression. Il ne l’a jamais pleinement
surmontée, mais il a vécu avec tout en accomplissant de grandes choses.
« Rien de ce qu’a accompli Lincoln ne peut s’expliquer comme un triomphe
sur sa souffrance personnelle, écrit Joshua Wolf Shenk dans l’article dont j’ai
parlé. Il faut au contraire le considérer comme une excroissance du même
système qui produisait cette souffrance. […] Lincoln n’a pas réalisé de
grandes œuvres parce qu’il a résolu le problème de sa mélancolie ; le
problème de sa mélancolie était le carburant de ses grandes œuvres. »
Bon. Même si la dépression n’est pas totalement vaincue, nous pouvons
apprendre à utiliser ce que le poète Byron appelle un « don redoutable ».
Nous n’avons pas besoin de nous en servir pour diriger un pays, comme
Churchill ou Lincoln. Nous n’avons même pas besoin de nous en servir pour
peindre un excellent tableau.
Nous pouvons simplement nous en servir dans la vie. Par exemple, je
trouve qu’avoir vivement conscience de la mortalité me donne une
détermination inébranlable à profiter de la vie quand c’est possible. Cela me
permet d’apprécier des moments précieux avec mes enfants et avec la femme
que j’aime. Cela ajoute de l’intensité dans le mauvais comme dans le bon
sens.
L’art et l’action politique ne sont qu’un débordement de cette intensité,
qui peut se manifester d’un million d’autres manières, dont la plupart ne vous
rendent pas célèbre mais qui, sur le long terme, vous donneront autant
qu’elles vous prendront.
La dépression, c’est…

Une guerre interne.


Un chien noir (merci, Winston Churchill et docteur Johnson).
Un trou noir.
Un feu invisible.
Une Cocotte-minute.
Un démon à l’intérieur.
Une prison.
Une absence.
Une cloche de verre (« Je serai toujours prisonnière de cette même
cloche de verre, je mijoterai toujours dans le même air vicié », a écrit Sylvia 1

Plath.)
Un code malveillant dans le système d’exploitation de votre esprit.
Un univers parallèle.
Un combat de toute une vie.
Un produit dérivé de la mortalité.
Un cauchemar éveillé.
Une caisse de résonance.
Sombre, sans espoir et solitaire.
Une collision entre un esprit ancien et un monde moderne (psychologie
évolutionniste).
Une belle saloperie.

1. La Cloche de détresse, trad. de l’anglais par Michel Persitz, révisée par Caroline Bouet, Denoël, 2014.
La dépression, c’est aussi…

Plus petit que vous.


Toujours, elle est toujours plus petite que vous, même si elle paraît
vaste. Elle opère en vous, et non le contraire. C’est peut-être un nuage
sombre qui passe dans le ciel mais – si l’on s’en tient à cette métaphore – le
ciel, c’est vous.
Vous étiez là avant. Le nuage ne peut exister sans le ciel, mais le ciel
peut exister sans le nuage.
Une conversation à travers le temps – troisième
partie

MOI AVANT : C’est terrifiant.


MOI AUJOURD’HUI : Quoi donc ?
MOI AVANT : La vie. Mon esprit. Ce poids.
MOI AUJOURD’HUI : Chut. Arrête. Tu es juste coincé dans un
moment. Ce moment changera.
MOI AVANT : Andrea va me quitter.
MOI AUJOURD’HUI : Non. Elle ne te quittera pas. Elle t’épousera.
MOI AVANT : Ha ! Comme si quelqu’un allait se lier à un malade
inutile comme moi. Elle le ferait ?
MOI AUJOURD’HUI : Oui. Et regarde, tu fais des progrès. Tu vas au
magasin sans avoir de crise de panique maintenant. Tu ne sens plus ce poids
sur toi tout le temps.
MOI AVANT : Si.
MOI AUJOURD’HUI : Non. Il y a eu ce moment la semaine dernière où
je… où tu es sorti au soleil, au parc, et tu t’es senti léger. Un moment où tu ne
pensais pas vraiment.
MOI AVANT : En fait, oui. Oui. C’est vrai. J’en ai eu un autre ce matin.
J’étais allongé au lit et je me suis juste demandé s’il nous restait des céréales.
C’est tout. Un truc normal, et ça a duré plus d’une minute. J’étais allongé là,
à penser au petit-déjeuner.
MOI AUJOURD’HUI : Tu vois ? Donc tu sais que les choses ne seront
pas toujours pareilles. Même aujourd’hui, les choses n’ont pas toujours été
pareilles.
MOI AVANT : Mais ça reste tellement intense.
MOI AUJOURD’HUI : Ça le sera toujours. Tu seras toujours assez
intense. Et la dépression sera peut-être toujours là, à attendre la prochaine
rechute. Mais il y a tellement de vie qui t’attend. Si la dépression t’a appris
quelque chose, c’est qu’une journée peut être une longue et intense étendue
de temps.
MOI AVANT : Oh, mon Dieu, oui.
MOI AUJOURD’HUI : Eh bien, ne t’inquiète donc pas pour le passage
du temps. Une journée peut contenir l’infini.
MOI AVANT : Je pourrais être enfermé dans une coque de noix, et
m’estimer roi d’un espace infini.
MOI AUJOURD’HUI : Hamlet ? Impressionnant. J’ai oublié tous ces
vers aujourd’hui. L’université remonte à loin.
MOI AVANT : Je commence à te croire.
MOI AUJOURD’HUI : Merci.
MOI AVANT : Je veux dire, ta possibilité. La possibilité que j’existe
plus d’une décennie dans le futur. Et que je me sente beaucoup mieux.
MOI AUJOURD’HUI : C’est vrai. Tu te sens mieux. Et tu as une
famille. Tu as une vie. Elle n’est pas parfaite. Aucune vie humaine ne l’est.
Mais c’est la tienne.
MOI AVANT : Je veux une preuve.
MOI AUJOURD’HUI : Je ne peux pas le prouver. Il n’y a pas de
machine à voyager dans le temps.
MOI AVANT : Non. Je suppose que je vais devoir me contenter
d’espérer.
MOI AUJOURD’HUI : Oui. Aie confiance.
MOI AVANT : Je vais essayer.
MOI AUJOURD’HUI : Tu le fais déjà.
4

Vivre

« Ainsi le cœur peut vivre avec


son désespoir1. »

Lord Byron, Le Pèlerinage de Childe


Harold
Le monde

Le monde est de plus en plus conçu pour nous déprimer. Le bonheur


n’est pas très bon pour l’économie. Si nous étions heureux avec ce que nous
avons, pourquoi aurions-nous besoin de plus ? Comment vendre de la crème
antirides ? En donnant peur de vieillir aux gens. Comment faire voter pour un
parti politique ? En leur donnant peur de l’immigration. Comment leur faire
acheter une assurance ? En leur donnant peur de tout. Comment leur faire
subir une opération de chirurgie esthétique ? En insistant sur leurs défauts
physiques. Comment leur faire regarder une émission télé ? En leur faisant
craindre de rater quelque chose. Comment leur faire acheter un nouveau
smartphone ? En leur donnant l’impression d’être à la traîne.
Être calme devient une sorte d’acte révolutionnaire. Être heureux avec
son existence non mise à jour. Être à l’aise avec notre moi chaotique, humain,
ne serait pas bon pour les affaires.
Mais nous n’avons pas d’autre monde où vivre. Et, à y regarder de près,
le monde des objets et de la publicité n’est pas vraiment la vie. La vie, c’est le
reste. C’est ce qui reste quand on enlève toute cette merde, ou du moins
qu’on l’ignore pendant un temps.
La vie, ce sont les gens qui vous aiment. Personne ne choisira jamais de
rester en vie pour un iPhone. Ce sont les gens que l’on contacte avec cet
iPhone qui comptent.
Une fois que l’on commence à guérir, à vivre à nouveau, nous le faisons
avec des yeux neufs. Les choses deviennent plus claires, et nous avons
conscience de choses que nous ignorions avant.
Nuages en champignon

Je n’ai pas vu venir le double coup dur de l’anxiété et de la dépression


avant qu’il me heurte de plein fouet à vingt-quatre ans. Mais j’aurais dû. Les
signes avant-coureurs étaient tous là. Les moments de désespoir pendant
l’adolescence. L’inquiétude perpétuelle pour tout. En particulier, je pense
qu’il y a eu beaucoup de signes avant-coureurs pendant mes études à
l’université de Hull. Le problème des signes avant-coureurs, c’est que nous
ne pouvons nous appuyer que sur le passé, pas sur le futur, et, si un
événement ne s’est pas encore produit, il est difficile de savoir qu’il arrivera.
L’avantage d’avoir connu la dépression, c’est que l’on sait quoi guetter.
Il y avait déjà de quoi quand j’étais à la fac, mais je ne l’ai pas remarqué.
Il m’arrivait de regarder dans le vide, assis au cinquième étage dans la
bibliothèque universitaire, à imaginer avec une sorte de terreur sombre des
nuages en champignon à l’horizon. Parfois, je me sentais un peu étrange. Les
contours flous, comme une aquarelle ambulante. Et, maintenant que j’y
pense, j’avais besoin de boire beaucoup d’alcool.
J’ai également eu une crise de panique, mais pas à l’échelle de celles qui
suivraient. Voici ce qui s’est passé.
Pour mon diplôme d’anglais et d’histoire, je suivais un cours d’histoire
de l’art. Je ne m’en suis pas rendu compte sur le moment, mais cela voulait
dire qu’au cours du semestre, je devrais faire une présentation sur un
mouvement artistique moderne (j’avais choisi le cubisme).
Ça n’a l’air de rien, mais je la redoutais plus que tout. J’avais toujours
eu peur de me produire et de parler en public. Mais il s’agissait d’autre chose.
Je ne parvenais simplement pas à accepter l’idée que je devrais me présenter
devant une salle remplie de – oh ! – douze, peut-être treize personnes et leur
parler pendant vingt minutes. Des gens qui penseraient activement à moi, se
concentreraient sur moi et écouteraient les mots qui sortaient de ma bouche.
« Tout le monde a le trac, m’a dit ma mère au téléphone. Ce n’est rien.
Plus ta présentation approche, plus vite elle sera terminée. »
Mais qu’est-ce qu’elle en savait ?
Et si je saignais du nez ? Et si je n’arrivais pas à parler ? Et si je me
pissais dessus ? Il y avait aussi d’autres doutes. Comment prononcer
Picabia ? Devais-je prendre un accent français pour le titre du tableau de
George Braque Nature morte ?
Pendant environ cinq semaines, je n’ai profité de rien parce que la date
approchait ; je ne pouvais pas manquer car la note comptait dans la moyenne
du cours. Ce qui m’inquiétait le plus était le fait que je doive coordonner les
mots que je lisais avec le défilement de diapositives. Et si je mettais les
images à l’envers ? Et si je parlais du Portrait de Picasso de Juan Gris alors
que je montrais un Picasso ? Il existait un nombre apparemment infini de
possibilités cauchemardesques.
Fort à propos, étant donné que le sujet de mon exposé était un
mouvement artistique qui impliquait l’abandon de la perspective, je perdais
tout recul.
Le jour est venu. Mardi 18 mars 1997. Il ressemblait à n’importe quel
jour morne à Hull. Mais ce n’était pas le cas. Les apparences étaient
trompeuses. Une menace planait dans l’air. Tout – même les meubles de
notre appartement étudiant – ressemblait à une arme secrète dans une guerre
invisible contre moi. Lire Dracula pour mon cours de littérature gothique
n’aidait pas. (« Je suis plongé dans une mer de doutes, de craintes… Je pense
à toutes sortes de choses étranges et bizarres que je n’ose même pas évoquer
clairement. »)
« Tu peux toujours faire semblant d’être malade, m’a dit ma nouvelle
copine et future femme Andrea.
– Non, je ne peux pas. C’est noté. C’est noté !
– Bon sang, Matt, calme-toi. Tu t’en es fait une montagne. »
Ensuite, je suis allé à la pharmacie, j’ai acheté une boîte de Natracalm et
j’ai avalé autant des vingt-quatre cachets que je pouvais. (Environ seize, je
crois. Deux plaquettes. Ils avaient un goût d’herbe et de craie.) J’ai attendu de
ressentir le calme promis.
J’avais des plaques partout sur le cou et les mains. De méchantes
éruptions rouges. Non seulement ma peau me démangeait affreusement, mais
elle était chaude. Le cours n’avait lieu qu’à deux heures et quart. Peut-être les
plaques étaient-elles une réaction liée au stress. Peut-être qu’il me fallait autre
chose pour me calmer. Je suis allé au bar de la fac et j’ai bu une pinte de bière
et deux vodkas-citron. J’ai fumé une cigarette. Dix minutes avant le début de
mon exposé, j’étais dans les toilettes du département d’histoire, à fixer un
svastika qu’un débile avait griffonnée sur le bois blond brillant de la porte.
Mon cou empirait. Je suis resté dans les toilettes. Je répétais en silence
devant le miroir.
J’ai éprouvé la puissance du temps. Sa force inamovible.
« Stop », ai-je murmuré. Mais le temps ne s’arrête pas. Même quand on
demande gentiment.
Et puis je l’ai fait. J’ai fait mon exposé. J’ai bafouillé, d’une voix que
j’entendais aussi frêle qu’une feuille d’automne dans ma tête, je me suis
trompé une ou deux fois avec les diapos et je n’ai rien pu dire qui n’ait pas
été écrit devant moi de ma meilleure plume. Les gens ne se sont pas moqués
de mes plaques rouges. Ils avaient seulement l’air profondément mal à l’aise.
Au milieu, je me suis senti déconnecté de moi-même. J’ai déréalisé. Le
fil qui retient cette sensation d’être soi, l’impression d’exister, a été coupé, et
s’est envolé tel un ballon d’hélium. J’imagine que c’est une expérience
standard de sortie du corps. J’étais là, pas exactement au-dessus de moi-
même, mais au-dessus, à côté, partout à la fois, à m’observer et à m’écouter
dans un état de gêne tellement extrême que j’étais littéralement sorti de moi.
J’imagine qu’il s’agissait d’une crise de panique. Ma première vraie
crise, bien qu’elle n’ait rien eu de comparable avec celles que je connaîtrais
plus tard à Ibiza, ou de retour chez mes parents. Ça aurait dû me mettre la
puce à l’oreille, mais ça n’a pas été le cas car je paniquais pour une raison.
Bon, d’accord, ce n’était pas une très bonne raison, mais dans ma tête ça
l’était. Si vous avez une crise de panique pour une raison – un lion vous
poursuit, la porte de l’ascenseur ne s’ouvre pas, vous ne savez pas prononcer
chiaroscuro –, alors ce n’est pas vraiment une crise de panique, mais une
réaction logique à une situation effrayante.
Paniquer sans raison, c’est de la folie. Paniquer avec une raison, c’est
sensé. J’étais du bon côté de la ligne.
Tout juste.
Mais il est toujours difficile de voir le futur dans le présent, même s’il
est juste devant nos yeux.
Le grand A

L’anxiété est la partenaire de la dépression. Elle accompagne la moitié


des cas de dépression. Parfois, elle les déclenche. Parfois, c’est la dépression
qui déclenche l’anxiété. Parfois, elles se contentent de coexister, comme un
mariage cauchemardesque. Mais bien sûr, il est parfaitement possible d’avoir
l’anxiété moins la dépression, et vice versa.
L’anxiété et la dépression produisent un mélange intéressant. Par de
nombreux aspects, ce sont deux expériences opposées, mais quand on les
mélange, on n’obtient pas un résultat heureux. Bien au contraire. L’anxiété,
qui déborde souvent pour devenir de la panique, est un cauchemar en
accéléré. Bien plus que la dépression, l’anxiété peut être exacerbée par la
manière dont nous vivons au XXIe siècle. Par les choses qui nous entourent.
Les smartphones. La publicité (je pense à une citation célèbre de David
Foster Wallace – « Elle faisait ce que toutes les publicités doivent faire : créer
une anxiété que l’on peut soulager en achetant »). Les followers sur Twitter.
Les likes sur Facebook. Instagram. La surcharge d’informations. Les e-mails
auxquels on n’a pas répondu. Les applications de rencontre. La guerre.
L’évolution rapide de la technologie. Les plans d’urbanisme. Le changement
climatique. Les transports publics bondés. Les articles sur l’« âge post-
antibiotiques ». Les mannequins photoshoppés. L’hypocondrie induite par
Google. L’infinité des choix (« L’anxiété est le vertige de la liberté » – Søren
Kierkegaard). Les achats en ligne. Toutes ces séries télé américaines qu’on
devrait avoir regardées. Tous ces livres primés qu’on devrait avoir lus. Toutes
ces pop stars dont on n’a pas entendu parler. Tout ce manque qu’on nous fait
sentir. La gratification instantanée. La distraction perpétuelle. Travail travail
travail. Tout vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Pour être véritablement en phase avec le monde moderne, peut-être
l’anxiété est-elle inévitable. Mais encore une fois, il faut distinguer entre
anxiété et « Anxiété ». Par exemple, j’ai toujours été une personne anxieuse.
Enfant, je m’inquiétais beaucoup pour la mort. Certainement plus qu’un
enfant ne devrait. À dix ans, je me glissais dans le lit de mes parents et je leur
disais que j’avais trop peur de dormir au cas où je me réveillerais en ayant
perdu la vue ou l’ouïe. Je redoutais de rencontrer de nouvelles personnes,
j’avais des crampes d’estomac le dimanche soir en pensant au lundi matin,
j’ai même pleuré un jour – j’avais quatorze ans – parce que la musique n’était
plus aussi bonne que quand j’étais petit. On peut dire que j’étais un enfant
sensible.
Mais la vraie Anxiété – l’anxiété généralisée et le trouble panique
associé que l’on m’a également diagnostiqué – peut être (mais n’est pas
toujours) un phénomène désespéré. Elle peut représenter une occupation à
temps plein, une inquiétude force dix.
Cela dit, d’après mon expérience personnelle, l’anxiété – encore plus
que la dépression – est tout à fait soignable.
Ralentir

Si vous souffrez d’anxiété seule, ou de la dépression accélérée qui existe


quand elle est mélangée à l’anxiété, vous pouvez faire quelque chose.
Certaines personnes prennent des cachets. Pour certains, c’est une véritable
bouée de sauvetage. Mais, comme nous l’avons vu, trouver le bon cachet est
difficile, car, en vérité, la science du cerveau elle-même n’est pas vraiment à
la hauteur.
Les outils employés pour analyser les processus de cerveaux humains
vivants – comme le scanner (ou tomographie axiale) et, plus tard, l’IRM
(imagerie par résonance magnétique) n’existent que depuis quelques
décennies. Bien sûr, ces gadgets produisent de très belles images multicolores
du cerveau et nous disent quelles zones sont les plus actives. Ils peuvent
indiquer quelle région du cerveau est responsable du sentiment agréable que
nous éprouvons quand nous mangeons une barre chocolatée, ou de notre
douleur quand nous entendons un bébé pleurer. Des trucs intelligents. Mais il
y a une faiblesse.
« La plupart des zones du cerveau accomplissent différentes tâches à
différents moments », explique le Dr David Adam, auteur de The Man Who
Couldn’t Stop. « Par exemple, l’amygdale joue un rôle à la fois dans
l’excitation sexuelle et dans la terreur – mais une IRM ne peut pas
différencier passion et panique… Que penser alors si l’amygdale s’allume sur
un IRM quand on nous montre une photo de Cameron Diaz ou de Brad Pitt ?
Que nous avons peur d’eux ? »
Ainsi, donc, les outils ne sont pas parfaits. Et les neurosciences ne sont
pas parfaites.
Nous savons certaines choses, mais nous en ignorons davantage. Peut-
être ce manque de véritable compréhension explique-t-il que la stigmatisation
des maladies mentales perdure. Où il y a du mystère, il y a de la peur.
En dernier ressort, il n’existe aucun remède miracle. Il y a des cachets,
mais seul un menteur dirait qu’ils fonctionnent à chaque fois ou que c’est
toujours une solution idéale. Il est également rare qu’ils guérissent quelqu’un
sans aide supplémentaire. Mais en ce qui concerne l’anxiété, du moins, un
remède semble fonctionner dans tous les cas, à un degré variable.
C’est-à-dire : ralentir. L’anxiété pousse votre esprit en accéléré au lieu
de la vitesse de lecture normale, il peut donc être difficile de faire face au
problème de la « vitesse » mentale. Mais ça fonctionne. L’anxiété retire tous
les points et les virgules dont nous avons besoin pour nous comprendre.

Voici quelques manières de remettre cette ponctuation mentale :

Le yoga. J’étais yogaphobe, mais je m’y suis converti. C’est super car,
contrairement à d’autres thérapies, il traite le corps et l’esprit comme un tout.

Ralentissez votre respiration. Pas des inspirations de fou. Doucement.


Inspirez pendant cinq secondes, soufflez pendant cinq secondes. C’est
difficile de s’y tenir, mais il y a très peu de risques que la panique survienne
si votre respiration est détendue. De nombreux symptômes de l’anxiété –
étourdissements, fourmillements, picotements – sont directement liés à une
respiration superficielle.

Méditez. Pas la peine de psalmodier. Asseyez-vous juste pendant cinq


minutes et tentez de penser à une seule chose qui vous calme. Un bateau
amarré sur une mer d’huile. Le visage de quelqu’un que vous aimez. Ou bien
concentrez-vous sur votre respiration.

Acceptez. Ne combattez pas les événements, ressentez-les. La tension


est une question d’opposition, la relaxation tient au laisser-aller.
Vivez dans le présent. Voici ce que dit le maître de méditation Amit
Ray : « Si vous voulez vaincre l’anxiété de la vie, vivez dans le moment.
Vivez dans le souffle. »

Aimez. Anaïs Nin a appelé l’anxiété « le plus grand tue-l’amour ». Mais


heureusement, l’inverse est également vrai. L’amour est le plus grand tue-
l’anxiété. L’amour est une force qui se projette vers l’extérieur. C’est notre
voie de sortie de nos propres terreurs, car l’anxiété est une maladie qui nous
enveloppe dans nos cauchemars. Ce n’est pas de l’égoïsme, bien qu’elle soit
souvent interprétée comme tel. Si votre jambe est en feu, il n’est pas égoïste
de vous concentrer sur la douleur, ou sur la peur des flammes. Il en va de
même avec l’anxiété. Les gens qui souffrent d’une maladie mentale ne sont
pas absorbés par eux-mêmes parce qu’ils sont intrinsèquement plus égoïstes
que les autres. Bien sûr que non. Ils éprouvent seulement des choses qui ne
peuvent être ignorées. Des choses qui dirigent des flèches vers l’intérieur.
Mais avoir des gens qui vous aiment et que vous aimez aide beaucoup. Il ne
doit pas nécessairement s’agir d’amour romantique, ni même familial. Il peut
être salutaire de vous forcer à voir le monde à travers les yeux de l’amour.
L’amour est une attitude à la vie. Il peut nous sauver.
Des hauts et des bas

Comme je l’ai dit, chaque fois que je paniquais, je rêvais d’un danger
réel. Si vous avez une crise de panique pour une raison précise, alors ce n’est
pas vraiment une crise de panique, mais une réponse logique à une situation
effrayante. De même, chaque fois que je ressentais une chute de moral vers
une lourde et infinie tristesse, je rêvais d’avoir une cause extérieure.
Mais, avec le temps, j’ai découvert quelque chose que j’ignorais
auparavant. J’ai découvert que le bas n’était pas la seule direction possible. Si
vous tenez bon, si vous vous accrochez, alors les choses vont mieux. Elles
vont mieux, puis elles vont moins bien, puis elles vont mieux.
Des hauts et des bas, des hauts et des bas, comme m’avait dit une
homéopathe alors que je vivais chez mes parents (ses mots avaient mieux
fonctionné que ses teintures).
Parenthèse

(C’est un drôle de truc, la dépression. Aujourd’hui encore, alors que


j’écris ceci avec une bonne distance de quatorze années depuis le point le
plus bas, je ne m’en suis pas entièrement sorti. On la surmonte, mais en
même temps on ne la surmonte jamais. Elle revient par flashs, quand vous
êtes fatigué, inquiet, que vous avez mal mangé, elle vous prend par surprise.
En fait, je me suis réveillé avec il y a quelques jours. J’ai senti ses sombres
fumerolles autour de ma tête, cette impression menaçante que la vie est peur.
Mais après une matinée avec les plus chouettes enfants de cinq et six ans du
monde, elle est passée. C’est un à-côté. Quelque chose à mettre entre
crochets. Leçon de vie : la sortie ne passe jamais par vous-même.)
Fêtes

Pendant dix ans de ma vie, je n’ai pas pu aller à une fête sans être
terrifié. Oui, moi qui avais travaillé à Ibiza pour la plus grande et la plus folle
des fêtes hebdomadaires en Europe, incapable d’entrer dans une pièce
remplie de gens heureux, un verre de vin à la main, sans avoir une crise de
panique.
Peu après que j’ai été publié, alors que je craignais d’être bientôt oublié,
je me suis senti obligé de participer à un Noël littéraire. J’étais sobre, car
l’alcool me pétrifiait toujours, je suis entré dans une pièce et j’ai
immédiatement perdu pied, car il y avait des gens connus et intelligents
partout (Zadie Smith, David Baddiel, Graham Swift), avec leurs visages
connus et intelligents, parfaitement dans leur élément.
Bien sûr, il n’est jamais facile d’entrer dans une pièce pleine de gens. Il
y a toujours ce moment gênant où l’on tourne, telle une molécule sérieuse et
solitaire, tandis que tout le monde occupe sa place dans son petit cercle, tout
en rires et en conversations.
Je me tenais au milieu de la pièce, je cherchais quelqu’un que je
connaissais pour une raison autre que sa célébrité, mais je ne voyais
personne. Je tenais mon verre d’eau minérale pétillante (j’avais trop peur du
sucre et de la caféine pour boire autre chose) en essayant de penser que mon
inconfort faisait de moi un génie. Après tout, Keats, Beethoven et Charlotte
Brontë détestaient les fêtes. Mais je me suis rendu compte qu’il y avait sans
doute des millions de non-génies historiques qui détestaient aussi les fêtes.
Pendant quelques secondes, j’ai accidentellement croisé le regard de
Zadie Smith. Elle s’est détournée. Clairement, elle me prenait pour un tordu.
La reine de la littérature me prend pour un tordu.
Cent quatre-vingt-onze ans avant cette fête, à seulement deux ou trois
kilomètres de là, Keats s’était assis pour écrire une lettre à son ami Richard
Woodhouse.
« Quand je me trouve dans une pièce avec des gens, si jamais je me
libère des spéculations sur des créations de mon propre cerveau, alors ce n’est
pas moi qui rentre en moi : l’identité de chacun dans la pièce commence à
peser sur moi de sorte que je suis en très peu de temps annihilé. »
Planté là tandis que ces bulles de dioxyde de carbone s’élevaient dans
mon verre, j’ai éprouvé une forme d’annihilation. J’ai commencé à ne plus
être totalement sûr d’être là, à flotter. Ça y était. Une rechute. Des semaines,
peut-être des mois de dépression m’attendaient.
Respire, me suis-je dit. Respire.
J’avais besoin d’Andrea. L’air se raréfiait. J’étais dans la zone sensible.
J’avais passé l’horizon des événements. Je n’étais bon à rien. J’étais perdu
dans un trou noir de ma propre fabrication.
J’ai posé mon verre sur une table et je me suis tiré de là. J’ai laissé au
vestiaire un manteau qui y est peut-être encore, pour ce que j’en sais. Je me
suis engouffré dans la nuit londonienne et j’ai couru la courte distance qui me
séparait du café où Andrea, mon éternelle sauveuse, m’attendait.
« Qu’est-ce qui se passe ? m’a-t-elle demandé. Je croyais que tu allais
rester une heure.
– Je n’ai pas pu. Il fallait que je sorte.
– Bon, tu es sorti. Comment tu te sens ? »
J’y ai réfléchi. Comment me sentais-je ? Stupide, évidemment. Mais en
plus, ma crise de panique était passée. Avant, mes crises de panique ne
passaient pas. Elles se métamorphosaient en d’autres crises de panique qui
me brisaient, telle une armée, jusqu’à ce que la dépression puisse venir
coloniser ma tête. Mais non. Je me sentais de nouveau assez normal. Une
personne normale allergique aux fêtes. J’avais eu envie de mourir, mais pas
littéralement. En fait, j’avais juste envie de fuir la pièce. Mais au moins, j’y
étais entré. En soi, c’était un progrès. Un an plus tard, je me sentirais mieux
au point non seulement d’aller à la fête, mais de m’y rendre seul. Parfois, sur
le chemin semé d’embûches de la guérison, ce qui ressemble à un échec peut
être un pas en avant.
#reasonstostayalive

J’ai demandé en ligne à des gens qui ont connu la dépression, l’anxiété,
des pensées suicidaires « Qu’est-ce qui vous pousse à continuer ? » Voici
leurs raisons de rester en vie :

@Matineegirl
Amis, famille, acceptation, partager, savoir que le chien noir finira par
partir. #reasonstostayalive

@mannyliz
Tout simplement mes enfants. Ils n’ont pas demandé à naître avec une
maman qui a parfois du mal à garder sa tête.

@groznez
#reasonstostayalive Yoga. Je ne pourrais pas sans.

@Ginny_Bradwel
#reasonstostayalive Réaliser que ce n’était pas grave d’être malade et
qu’il n’y avait pas de remède miracle.

@AlRedboots
Le trou que vous laissez est plus grand que la douleur que vous subissez
en vivant. #reasonstostayalive
@LeeJamesHarrison
Pour vous contrarier de ces jours sans contrariétés et ces moments de
bonheur HD qui en résultent.

@H3llInHighH33ls
Il y a des moments et des jours où la brume se lève. Ces instants sont
radieux. #reasonstostayalive

@simone_mc
Mes #reasonstostayalive ? L’avenir. Les terres inconnues. Découvrir
d’autres personnes qui apprécient les références ringardes à Star Trek.

@Erastes
#reasonstostayalive Les jours commencent à rallonger après le
21 décembre. Quelque chose à quoi se raccrocher dans les périodes sombres.

@PixleTVPi
Ma seule raison de rester en vie est mon meilleur ami.
#reasonstostayalive

@paperbookmarks
Car même si je souffre constamment, je suis entouré par des gens qui me
soutiennent, et par les meilleurs livres. #reasonstostayalive

@ameliasnelling
#reasonstostayalive Je n’ai pas encore vu l’Islande où mes cendres
seront dispersées.

@debecca
#reasonstostayalive Pour contrarier le cancer, le trouble bipolaire et tous
les autres trucs qui essaient de me tuer jeune.

@vivatrampv
Les chirurgiens ont travaillé tellement dur pour me donner l’avenir que
je mérite. #reasonstostayalive

@lilianharpl
#reasonstostayalive Car l’autre option n’est pas flexible.

@NickiDavies
Je suis bizarre, une dépressive optimiste ! Même quand ça va vraiment
mal, je crois toujours que ça peut aller mieux. #reasonstostayalive

@Leilah_Makes
Garder des habitudes me réconforte. Ça me donne un peu de contrôle.
#reasonstostayalive

@Doc_Megz_to_be
L’avenir incertain. Cela peut provoquer de l’anxiété, mais c’est un peu
comme un livre vraiment dur à prédire. #reasonstostayalive

@ilonacatherine
Personne ne pense que vous occupez trop d’espace plus que vous quand
vous êtes au fond du trou. Fiez-vous aux autres. #reasonstostayalive

@stueygod
La musique #reasonstostayalive

@ameliasward
Les matins ensoleillés. #reasonstostayalive

@DolinaMunro
Les sandwichs au bacon. #reasonstostayalive

@mirandafay
L’air frais. L’amour inconditionnel d’un bon chien. #reasonstostayalive
@jeebreslin
Car à l’intérieur il y a un vous en or qui vous aime et veut que vous
gagniez et soyez heureux. #reasonstostayalive

@ylovesgok
Se rendre compte que je peux aider. #reasonstostayalive

@wilsonxox
Les couchers de soleil. Et ce genre musical qui accède à votre colonne
vertébrale. #reasonstostayalive

@MagsTheObscure
Le frère dont je m’occupe. C’est l’une de mes principales raisons de
donner des soins. Il est mon phare dans la tempête. #reasonstostayalive
@jaras76
Les possibilités. Surmonter le prochain défi. Le foot. #reasonstostayalive

@HHDreamWolf
Mon suicide pourrait causer la dépression de mes amis et de ma famille,
et je ne peux souhaiter ça à personne. #reasonstostayalive

@DebWonda
Tout passe – la joie suit la douleur, la chaleur fait fondre la glace.
#reasonstostayalive

@legallyyogi
Ma dernière dépression a été une grosse post-partum. C’était affreux.
Mes #reasonstostayalive ont été ma famille et savoir que ça passerait.

@ayaanidilsays
#reasonstostayalive Je dirais les meilleurs amis. Le Grand Peut-être.

@lordofl
Les chiens ont toujours besoin d’être promenés le matin.
#reasonstostayalive
@UTBookblog
L’expérience de savoir que demain sera un jour meilleur. Ma famille,
mon copain, mes amis… et ma pile de livres à lire ! #reasonstostayalive

@GoodWithoutGods
#reasonstostayalive Parce que 7×10^49 atomes ne s’organiseront plus
jamais de cette manière. C’est un privilège unique.

@Book_Geek_Says
Le soutien de ma mère et de mon copain qui s’est mis avec moi à l’un de
mes creux les plus bas il y a trois ans. #reasonstostayalive

@Teens22
#reasonstostayalive L’amour est la meilleure raison de rester en vie.
Amour pour soi, pour l’autre, pour la vie, remarquer ce qui est bon.

@ZODIDOG
#reasonstostayalive Certains jours c’est aussi simple que le ciel bleu et
le soleil. Ou la satisfaction de mon mignon chinchilla.

@Halftongue
Parfois, mes #reasonstostayalive se limitent à « les gens seraient tristes
et en colère si je mourais ». Ça, c’est les mauvais jours.

@tara18
#reasonstostayalive Nourrir mon bébé. J’ai eu une horrible anxiété et
dépression post-partum, je ne suis là que pour prendre soin de lui.

@BeverlyBambury
J’ignore toujours pourquoi je continue, mais je n’ai jamais – depuis
longtemps – pensé arrêter. Détermination macabre ? #reasonstostayalive

@wolri
#reasonstostayalive Des trucs simples – le soutien de mon mari qui ne
m’envahit pas dans les mauvais moments, ma famille et mon petit chien.

@Lyssa_1234
Ne pas vouloir faire de mal à mes parents/frères et sœurs/partenaire.
Aussi bas que je tombe, je sais que je leur manquerais.

@BlondeBookGirl
Mes #reasonstostayalive : imaginer le petit museau de mon chat si je
n’étais pas là, ma mère/sœur et tous les livres que je veux lire.

@gourenina
Savoir que ma dépression n’a jamais duré pour toujours, et qu’il y a
toujours eu une issue. #reasonstostayalive

@Despard
Ça a été mieux avant et ça le sera à nouveau. #reasonstostayalive
Les choses qui me font me sentir moins bien

Le café.
Le manque de sommeil.
Le noir.
Le froid.
Septembre.
Octobre.
Le milieu d’après-midi.
Les muscles tendus.
La vitesse de l’existence contemporaine.
Les mauvaises positions.
Être loin de ceux que j’aime.
Rester assis trop longtemps.
La publicité.
Me sentir ignoré.
Me réveiller à trois heures du matin.
La télé.
Les bananes (ça, je ne suis pas sûr, c’est sans doute une coïncidence).
L’alcool.
Facebook (parfois).
Tweeter (parfois).
Les dates limites.
Les corrections.
Les décisions difficiles (genre quelles chaussettes porter).
Tomber physiquement malade.
Croire que je suis déprimé (le pire des cercles vicieux).
Ne pas boire assez d’eau.
Regarder mon classement sur Amazon.
Regarder le classement d’autres auteurs sur Amazon.
Arriver seul à un événement social.
Les voyages en train.
Les chambres d’hôtel.
Être seul.
Les choses qui me font (parfois) me sentir mieux

L’attention.
Courir.
Le yoga.
L’été.
Dormir.
Respirer lentement.
Être avec des gens que j’aime.
Lire des poèmes d’Emily Dickinson.
Lire La Puissance et la Gloire de Graham Greene.
Écrire.
Bien manger.
Les longs bains/douches.
Les films des années 1980.
Écouter de la musique.
Facebook (parfois).
Twitter (parfois).
Sortir pour une longue promenade.
« Les bonnes actions et les bains chauds » (Dodie Smith).
Faire des burritos.
Le ciel et les murs clairs.
Lire la correspondance de Keats. (« Ne voyez-vous pas à quel point un
monde de douleur et de peines est nécessaire pour éduquer une intelligence et
en faire une âme ? »)
La banque des mauvais jours.
Les grandes pièces.
Faire quelque chose d’altruiste.
L’odeur du pain.
Porter des vêtements propres (allez, je suis écrivain, c’est plus rare que
vous ne pensez).
Penser que les choses vont bien pour moi.
Savoir que d’autres choses vont bien pour d’autres.
M’absorber dans quelque chose.
Savoir que quelqu’un d’autre lira peut-être ces lignes et que, peut-être, je
n’ai pas souffert pour rien.

1. Trad. de l’anglais par Eugène Quiertant, Librairie de Ch. Blériot, 1861.


5

Être

« Pose ton oreille près de ton âme


et écoute »

Anne Sexton
Ode à l’épiderme sensible

J’ai l’épiderme sensible.


Je pense que cela vient avec la dépression et l’anxiété, ou – pour être
précis – avec le fait d’être sujet à la dépression et à l’anxiété. Je crois aussi
que je ne me remettrai jamais pleinement de ma crise d’il y a quatorze ans. Si
la pierre tombe suffisamment fort, l’onde de choc peut durer toute une vie.
Je suis passé d’un état où je ne me sentais jamais heureux à un état où je
me sens heureux – ou du moins pas loin – la plupart du temps. J’ai de la
chance. Mais il y a des accrocs. Soit quand je me sens réellement
déprimé/anxieux soit parce que je combats le déclenchement de la
dépression/anxiété en faisant quelque chose de stupide (beaucoup trop boire
et rentrer à la maison à cinq heures du matin après avoir perdu mon
portefeuille et devoir supplier les chauffeurs de taxi de me ramener chez
moi). Mais en général, au quotidien, je ne résiste pas. J’accepte davantage les
choses. Je suis ainsi. Et puis résister ne fait qu’empirer la situation. Le truc,
c’est de se lier d’amitié avec la dépression et l’anxiété. Leur être
reconnaissant, car on peut alors beaucoup mieux les affronter. Ma manière de
devenir ami avec elles est de les remercier pour mon épiderme sensible.
Bien sûr, sans cette sensibilité, je n’aurais jamais connu ces terribles
jours de néant. Ces jours de panique ou de léthargie intense, incapacitante.
Les jours de haine de moi, où je me noyais sous des vagues invisibles.
Parfois, dans mon apitoiement sur moi-même, je me sentais trop fragile pour
un monde de vitesse, d’angles droits et de bruit. (J’adore la théorie
évolutionniste de la dépression de Jonathan Rottenberg, selon laquelle il
s’agit d’une incapacité à s’adapter au présent : « Un système d’humeur ancien
est entré en collision avec un environnement opérationnel extrêmement
nouveau, créé par une espèce remarquable. »)
Irais-je dans un spa magique de l’esprit pour demander un traitement
d’épaississement de l’épiderme ? Probablement pas. Il faut éprouver la
terreur de la vie pour connaître ses merveilles.
Et je les sens aujourd’hui, en ce moment-même, par ce qui pourrait
paraître un après-midi gris et couvert. Je ressens l’insondable émerveillement
qu’est cette vie étrange que nous, les sept milliards que nous sommes, avons
ici sur Terre, cloisonnés dans nos villes et nos villages sur ce point bleu pâle
qu’est notre planète, à user comme nous pouvons des trente mille jours qui
nous sont alloués, dans une glorieuse insignifiance.
J’aime sentir la force de ce miracle. J’aime m’enfouir profondément
dans cette vie, l’explorer à travers la magie des mots et la magie des êtres
humains (et la magie des sandwichs au beurre de cacahuète). Je suis content
d’en sentir chaque seconde tumultueuse, content que, quand j’entre dans la
grande salle de la National Gallery avec tous les Tintoretto, ma peau frémisse
littéralement et que mon cœur palpite, content de la synesthésie qui fait que,
quand je lis Emily Dickinson ou Mark Twain, mon esprit ressent une réelle
chaleur grâce à ces vieux mots américains.
Sentir.
Voilà de quoi il s’agit.
On accorde tant de valeur à la pensée, mais les sensations sont tout aussi
importantes. Je veux lire des livres qui me font rire, pleurer, avoir peur,
espérer, donner des coups de poing en l’air de triomphe. Je veux qu’un livre
me prenne dans ses bras, m’attrape par la peau du cou. Peu importe s’il me
donne un coup de poing dans le ventre. Parce qu’on est là pour sentir.
Je veux la vie.
Je veux la lire, l’écrire, la sentir, la vivre.
Je veux, pour aussi longtemps que possible pendant cette existence clin
d’œil, sentir tout ce qui peut être ressenti.
Je déteste la dépression. Elle me fait peur. En fait, elle me terrifie. Mais
en même temps, elle a fait de moi qui je suis. Et si – pour moi – c’est le prix à
payer pour sentir la vie, il en vaut toujours la peine.
Je suis satisfait d’être.
Comment être un peu plus heureux
que Schopenhauer

Pour Arthur Schopenhauer, le philosophe préféré des dépressifs (qui a


influencé Nietzsche, Freud et Einstein de manières différentes mais
significatives), la vie est la poursuite de buts futiles. « Quand on souffle une
bulle de savon, on y met tout le temps et les soins nécessaires ; pourtant, elle
crèvera, on le sait bien . » Dans cette vision, le bonheur est impossible à
1

cause de tous ces buts. Les buts sont la source du malheur. Un but non atteint
provoque de la douleur, mais le fait de l’atteindre ne procure qu’une
satisfaction passagère.
En fait, quand on y pense, une vie faite de buts ne peut qu’être
décevante. Certes, elle peut vous propulser en avant, vous faire tourner les
pages de votre propre existence, mais en fin de compte, elle vous laissera
vide. Car même si vous atteignez vos buts, que se passe-t-il ? Vous avez
peut-être obtenu ce qui vous manquait, mais que se passe-t-il ensuite ? Soit
vous vous fixez un nouveau but, vous vous inquiétez de savoir comment
garder ce que vous avez obtenu, ou vous pensez – avec les millions de
personnes qui connaissent actuellement une crise de la moitié (ou du début,
ou de la fin) de vie – J’ai tout ce que je voulais, pourquoi ne suis-je pas
heureux ?
Quelle était donc la réponse de Schopenhauer ? Eh bien, si le problème
est de vouloir des choses, la solution doit être d’en abandonner. Dans son
langage, la cause de la souffrance est l’intensité de la volonté.
Schopenhauer croyait qu’en considérant le tableau d’ensemble, en
regardant l’humanité comme un tout et sa souffrance comme un tout,
l’individu se détournerait de la vie et renierait ses instincts. En d’autres
termes, le plan de Schopenhauer suppose pas de sexe, très peu d’argent, du
jeûne et beaucoup de souffrance auto-infligée.
C’est seulement ainsi – en niant totalement la volonté humaine – que
l’on peut voir la vérité que face à nous « il n’y a certainement que le néant ».
Plutôt sombre, hein ?
Eh bien, oui. Quoique Schopenhauer ne prône pas le suicide, il
recommandait une sorte de suicide vivant, où il fallait mépriser tous les
plaisirs.
Seulement, Schopenhauer était un grand hypocrite. Faites ce que je dis,
pas ce que je fais. Comme Bertrand Russell l’explique dans son History of
Western Philosophy :

Il dînait habituellement bien, dans un bon restaurant, il avait de


nombreuses histoires d’amour passagères, sensuelles mais pas
passionnées ; il était excessivement querelleur et extraordinairement
avare. Un jour, agacé par une vieille couturière qui parlait à une amie
devant la porte de chez lui, il l’a poussée dans l’escalier, lui provoquant
des blessures durables. […] Il est difficile de trouver dans sa vie la
moindre vertu, outre sa gentillesse envers les animaux. […] À tous autres
égards, il était tout à fait égoïste.

Schopenhauer – le pessimiste ultime – illustre en réalité le


fonctionnement du bonheur. Son œuvre fixait des buts antibuts qu’il ne
pouvait atteindre.
Je ne suis pas partisan de jeter des vieilles femmes dans les escaliers,
mais j’ai une certaine sympathie pour Schopenhauer. Je pense qu’il
reconnaissait le problème – la volonté, le désir de l’ego, la tension vers un
but, quel que soit le terme historique que l’on veuille employer – mais dans la
vie il tâtonnait en pleine obscurité (souvent de manière littérale, étant donné
sa vie amoureuse chaotique).
Alors, quelle est l’issue ? Comment cesser de toujours vouloir, de
toujours s’inquiéter ? Comment descendre du tapis roulant ? Comment arrêter
le temps ? Comment cesser de nous épuiser à nous inquiéter pour l’avenir ?
Les meilleures réponses – celles qui sont écrites et enregistrées depuis
des milliers d’années – semblent toujours tourner autour de l’acceptation.
Schopenhauer lui-même était grandement influencé par la philosophie
orientale. « Les sages d’Inde ont reconnu la vérité », a-t-il écrit. En effet, sa
croyance que l’abstinence des plaisirs mondains est la réponse à la vie est
partagée par de nombreux penseurs bouddhistes.
Mais la pensée bouddhiste n’est pas aussi négative ni aussi malheureuse
que celle de Schopenhauer. Chez lui, tout cet ascétisme est comme une
punition que l’on s’inflige, chargée de haine pour soi, ce qui est malsain et
contre-productif.
Un monde rempli de gens qui se détestent eux-mêmes n’est pas un
monde heureux.
L’un des principaux symboles du bouddhisme est la fleur de lotus. Elle
pousse dans la boue au fond d’une mare, mais s’élève au-dessus de l’eau
trouble et fleurit à l’air libre, belle et pure, puis finit par mourir. Cette
métaphore de l’illumination spirituelle fonctionne également comme une
métaphore de l’espoir et du changement. On peut considérer la boue comme
la dépression ou l’anxiété. Les fleurs à l’air libre sont la personne que nous
savons pouvoir être, libre du désespoir.
De fait, une bonne partie du Dhammapada, l’un des principaux textes
sacrés bouddhiques (une transcription des enseignements du bouddha
Gautama), peut se lire comme un livre de développement personnel.
« Personne d’autre que nous-même ne peut nous sauver, personne ne le
peut et personne n’en a le droit. » Dans le bouddhisme, le salut n’est pas
externe. Pour être heureux et en paix, dit le bouddhisme, nous devons être
vigilants, avoir conscience de nous-mêmes. Attentifs. « De même que la pluie
pénètre dans une maison au mauvais chaume, ainsi le désir pénètre un cœur
non entraîné . »
2

Dans un monde où il existe bien plus de distractions scintillantes que


dans l’Himalaya indien il y a plus de deux mille ans, notre maison mentale
métaphorique est bien plus difficile à chaumer que jamais.
Notre esprit ressemble aujourd’hui moins à une maison au toit de
chaume qu’à un ordinateur. Oui, en théorie, je pourrais allumer mon
ordinateur, ouvrir un document Word et écrire, mais j’irais sans doute sur
Facebook, Twitter, Instagram et sur le site du Guardian. Si je traverse une
phase névrotique, je pourrais également faire une recherche rapide sur moi,
regarder les critiques de mes livres sur Amazon ou Goodreads, ou aller sur
Google et chercher une liste de maux réels ou imaginaires pour voir de quelle
maladie mortelle je souffre actuellement.
Bouddha lui-même aurait du mal de nos jours, bien que l’absence de wi-
fi dans les contreforts de l’Himalaya soit une bénédiction pour qui veut
méditer quarante-neuf jours sous un arbre.
Cependant, il y a une chose que je comprends : plus n’est pas mieux. Je
ne suis pas bouddhiste. Toutes les directives strictes et certaines me font peur.
La vie est belle dans son ambiguïté. Mais j’aime l’idée d’être ouvert à soi-
même, de se lier à l’universel plutôt qu’à vivre la vie sur la balançoire de
l’espoir et de la peur.
Pour moi, le bonheur n’était pas une question d’abandonner le monde
des choses, mais de l’apprécier pour ce qu’il est. Nous ne pouvons pas nous
sauver de la souffrance en achetant un iPhone. Cela ne signifie pas que nous
ne devons pas en acheter un, simplement que nous devons savoir que de tels
objets ne sont pas une fin en soi.
Et puis la compassion.
C’est une autre idée que j’aime dans le bouddhisme.
L’idée que la gentillesse nous rend plus heureux que l’égoïsme. Que la
gentillesse détruit l’ego ou, dans le langage de Schopenhauer, la volonté – et
nous libère de la souffrance que sont nos désirs et nos envies.
Être altruiste tout en étant attentif semble une bonne solution quand
l’ego s’intensifie et nous fait souffrir.
Être bon est agréable car cela nous rappelle que nous ne sommes pas la
seule personne qui compte dans ce monde. Nous comptons tous car nous
sommes tous vivants. La gentillesse est une manière active de sentir et de
voir le tableau d’ensemble. Nous sommes fondamentalement la même chose.
Nous sommes la vie. Nous sommes la conscience. En sentant que l’on fait
partie de l’humanité plutôt qu’en étant une unité isolée, nous nous sentons
mieux. Ainsi, dans le sens où la vie est une expérience partagée, nous
continuons.

1. Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, trad. de l’allemand par Auguste Burdeau, PUF, 1998.
2. Les Dits du Bouddha. Le Dhammapada, trad. par le Centre d’études dharmiques de Gretz, Albin Michel, 2004.
Conseils

Comment arrêter le temps : embrassez.


Comment voyager dans le temps : lisez.
Comment échapper au temps : musique.
Comment sentir le temps : écrivez.
Comment relâcher le temps : respirez.
Pensées sur le temps

Le temps nous dérange.


C’est à cause du temps que nous vieillissons, à cause du temps que nous
mourons. Ce sont des choses inquiétantes. Comme l’a dit Aristote, « le temps
effondre les choses ». Or nous avons peur de notre propre effondrement, et de
celui des autres.
Nous éprouvons une urgence à aller de l’avant car le temps est compté.
« Just do it », comme dit le slogan de Nike. Mais faire est-il la réponse ? Ou
cela accélère-t-il en fait le temps ? Ne vaudrait-il pas mieux se contenter
d’être, même si on doit pour cela vendre moins de chaussures de sport ?
Le temps passe réellement à différentes vitesses. Comme je l’ai dit, les
quelques mois en 1999 et en 2000 où j’étais gravement malade m’ont paru
des années. Voire des décennies. La douleur allonge le temps. Mais c’est
seulement parce que la douleur nous oblige à en avoir conscience.
Avoir conscience d’autres choses aide aussi à allonger le temps. C’est ce
que fait la méditation. La conscience de nous-mêmes dans l’« ambre » du
moment, pour reprendre le terme de Kurt Vonnegut. Cela paraît facile, mais
quelle part de nos vies vivons-nous réellement dans le présent ? Quelle part
passons-nous plutôt soit à nous exciter ou à nous inquiéter pour l’avenir, ou à
regretter et à pleurer le passé ? Notre réponse à toute cette inquiétude consiste
à essayer d’accomplir des choses avant qu’il ne soit trop tard. Gagner de
l’argent, améliorer notre situation, nous marier, avoir des enfants, obtenir une
promotion, gagner plus d’argent, encore et encore, pour toujours. Ou, plutôt,
pas pour toujours. Si c’était pour toujours, nous n’aurions pas cette
discussion. Mais quelque part, nous savons que faire de notre vie une course
vers plus d’objets ne fera que la raccourcir. Pas en années, pas en temps réel,
mais en terme de sensations. Imaginez si tout le temps que nous avons était
mis en bouteille, comme du vin, et qu’on nous le distribue. Comment ferions-
nous durer cette bouteille ? En sirotant lentement pour apprécier le goût, ou
en l’avalant d’un trait ?
Formentera

Au sud d’Ibiza se trouve la petite île de Formentera, la quatrième en


taille des îles Baléares. Andrea et moi y allions parfois lors de nos rares jours
libres. On y trouve des plages de sable blanc et une eau limpide – la plus
propre de la Méditerranée en raison des posidonies protégées par l’Unesco.
C’était le yin apaisant du yang frénétique d’Ibiza. Sa petite population de
deux mille habitants compte un nombre non négligeable d’artistes, de hippies
et de professeurs de yoga (si vous regardez sur une carte, vous verrez que
l’île a la forme d’un V à l’envers, comme si elle était perpétuellement dans la
posture du chien tête en bas). Elle a gardé une ambiance années 1960. Bob
Dylan a vécu un moment dans le phare du cap de Barbaria, à la pointe sud de
l’île. C’est également à Formentera que Joni Mitchell a écrit son album Blue.
J’ai eu une phobie des Baléares. Je ne parvenais pas à en affronter l’idée,
car c’est à Ibiza que j’ai commencé à tomber en morceaux. Mais aujourd’hui,
quand je pense à un endroit calme, c’est à Formentera que je pense. Je me
représente son paysage de genévriers et d’amandiers. Je pense aussi à cette
mer. Si vive, si bleue, si claire.
Je pense aux noms de ses petits villages, de son port, de ses plages. Es
Pujol, El Pilar de la Mola, La Savina, Cap de Barbaria, Playa Illetes. Et, plus
évocateur que tout, le nom de l’île elle-même.
Quand je sens monter une tension, il m’arrive de fermer les yeux et d’y
penser, de faire rouler les mots comme l’eau salée limpide sur le sable.
Formentera, Formentera, Formentera…
Images sur un écran

Il y a longtemps, avant la crise, j’affrontais mon inquiétude en me


distrayant. En sortant en boîte, en buvant beaucoup, en passant des étés à
Ibiza, en cherchant la nourriture la plus épicée, les films les plus violents, les
romans les plus tendus, la musique la plus forte, les nuits les plus longues.
J’avais peur du calme. J’avais peur, j’imagine, de devoir ralentir et baisser le
volume. Peur de n’avoir que mon propre esprit à écouter.
Mais, après être tombé malade, tout cela était soudain hors limites. Un
jour, en allumant la radio, j’ai entendu de la musique house et le rythme m’a
donné une crise de panique. Si je mangeais un jalfrezi épicé, je restais allongé
toute la nuit à halluciner, pris de palpitations. Certains disent qu’ils utilisent
la drogue et l’alcool comme automédication, et j’aurais adoré émousser mes
sens. J’aurais pris du crack si j’avais pensé que cela m’aiderait à ignorer
l’ouragan dans ma tête. Mais de l’âge de vingt-quatre ans jusqu’à trente-deux
ans, je n’ai pas bu ne serait-ce qu’un verre de vin. Non parce que j’étais fort
(comme ma future belle-mère abstinente l’a toujours pensé), mais parce que
j’étais pétrifié par tout ce qui pouvait altérer mon esprit. Pendant cinq de ces
années, j’ai même refusé de prendre de l’ibuprofène. Non parce que j’étais
raide bourré quand je suis tombé malade – le jour où je suis tombé malade, je
n’avais pas bu une goutte d’alcool et je me trouvais dans une phase
(relativement) saine. Je pense que j’avais simplement l’impression que mon
esprit endommagé était en équilibre précaire, comme le bus suspendu au bord
d’une falaise dans L’or se barre, et que l’or/l’alcool pouvait être tentant, mais
aller le chercher pourrait me précipiter vers une chute fatale.
Voilà donc le problème. Au moment où j’avais vraiment besoin de
détourner mon esprit de quelque chose, je ne pouvais pas. Ma peur était telle
que, même après avoir reniflé un verre de vin rouge d’Andrea, j’imaginais
ces molécules inhalées entrer dans mon cerveau pour le repousser encore plus
loin de moi.
Mais c’était une bonne chose. Cela signifiait que je devais me
concentrer sur mon esprit. Comme dans un vieux film d’horreur, je tirais le
rideau et je voyais le monstre.
Des années plus tard, je lirais des livres sur la pleine conscience et la
méditation, et je comprendrais que la clé du bonheur – et de cette chose
encore plus désirée, le calme – ne tient pas toujours au fait d’avoir des
pensées heureuses. Non. C’est impossible. Aucun esprit sur Terre doué de la
moindre intelligence ne peut passer sa vie à n’avoir que des pensées
heureuses. La clé consiste à accepter vos pensées, toutes, même les
mauvaises. Accepter ses pensées, sans les devenir.
Comprendre, par exemple, qu’avoir une pensée triste, voire une
succession de pensées tristes, n’est pas la même chose qu’être une personne
triste. Vous pouvez traverser une tempête, ressentir le vent, mais vous n’êtes
pas le vent.
Il doit en aller ainsi de notre esprit. Nous devons nous autoriser à
ressentir ses tempêtes et ses averses, tout en sachant que ce ne sont que des
événements météorologiques nécessaires.
Aujourd’hui, quand je m’enfonce profondément, ce qui m’arrive encore
de temps à autre, j’essaie de comprendre qu’il existe une autre partie de moi,
plus grande et plus forte, qui ne coule pas. Elle reste imperturbable. J’imagine
que c’est la partie que l’on aurait autrefois appelée mon âme.
Ce n’est pas la peine de l’appeler ainsi, si nous pensons que le terme est
trop connoté. Nous pouvons simplement l’appeler le moi. Comprenons
seulement cela. Si nous sommes fatigués, si nous avons faim ou la gueule de
bois, il y a de fortes chances que nous soyons de mauvaise humeur. Cette
mauvaise humeur n’est pas vraiment nous. Croire aussi fort à ce que nous
ressentons est une erreur, car ces sensations disparaissent avec la nourriture
ou le sommeil.
À mon point le plus bas, j’ai touché quelque chose de solide, quelque
chose de dur et de fort au cœur de mon être. Quelque chose d’impérissable,
imperméable à la variation des pensées. Le moi n’est pas seulement moi,
mais également nous. C’est l’identité qui me relie à vous, les humains aux
humains. La force dure, incassable de la survie. De la vie. Des cent cinquante
mille générations qui nous ont précédés, et de celles encore à naître. Notre
essence humaine. De même que le sol sous New York et, mettons, Lagos
devient identique si l’on creuse suffisamment sous la surface de la terre,
chaque habitant humain de cette folle merveille de planète partage le même
cœur.
Je suis vous et vous êtes moi. Nous sommes seuls, mais pas seuls. Nous
sommes piégés par le temps, mais également infinis. Nous sommes faits de
chair, mais aussi d’étoiles.
Petitesse

Je suis retourné rendre visite à mes parents à Newark il y a environ un


mois. Ils n’habitent plus dans la même maison, mais leur rue est parallèle à
celle où nous vivions. Cinq minutes à pied.
Le magasin du coin est toujours là. J’y suis entré tout seul, j’ai acheté un
journal et j’ai patiemment attendu que la caissière me rende ma monnaie. Les
maisons devant lesquelles je suis passé étaient les mêmes maisons de brique
orange. Presque rien n’avait changé. Rien ne vous fait vous sentir plus petit,
plus insignifiant, qu’une telle transformation dans votre esprit tandis que le
monde va de l’avant sans y prêter garde. Pourtant, rien n’est plus libérateur.
Accepter votre petitesse dans le monde.
Comment vivre (quarante conseils que je trouve
utiles mais que je ne suis pas toujours)

1. Appréciez le bonheur quand il est là.

2. Sirotez, n’avalez pas d’un trait.

3. Soyez doux avec vous-même. Travaillez moins. Dormez plus.

4. Absolument rien ne peut changer dans le passé. C’est un principe


physique de base.

5. Attention aux mardis. Et aux octobres.

6. Kurt Vonnegut avait raison. « Lire et écrire sont les formes de


méditation les plus nourricières connues à ce jour. »

7. Écoutez plus que vous ne parlez.

8. Ne vous sentez pas coupable d’être inactif. Plus de mal est infligé au
monde par le travail que par l’inaction. Mais perfectionnez votre oisiveté.
Rendez-la attentive.

9. Ayez conscience que vous respirez.


10. Où que vous soyez, à n’importe quel moment, essayez de trouver
quelque chose de beau. Un visage, un vers, les nuages par la fenêtre, un
graffiti, une éolienne. La beauté nettoie l’esprit.

11. La haine est une émotion inutile. C’est comme manger un scorpion
pour le punir de vous avoir piqué.

12. Allez courir. Puis faites du yoga.

13. Douchez-vous avant midi.

14. Regardez le ciel. Pensez au cosmos. Cherchez la grandeur à chaque


occasion, afin de voir votre propre petitesse.

15. Soyez gentil.

16. Comprenez que les pensées sont des pensées. Si elles ne sont pas
raisonnables, raisonnez avec, même si vous êtes à bout de raison. Vous êtes
l’observateur de votre esprit, pas sa victime.

17. Ne regardez pas la télé sans but. N’allez pas sur les réseaux sociaux
sans but. Ayez toujours conscience de ce que vous faites et de pourquoi vous
le faites. N’accordez pas moins de valeur à la télé. Donnez-lui-en plus. Ainsi
vous la regarderez moins. La distraction sans frein vous mènera à davantage
de distraction.

18. Asseyez-vous. Allongez-vous. Restez immobile. Ne faites rien.


Observez. Écoutez votre esprit. Laissez-le faire ce qu’il fait sans juger.
Libérez-le, comme dans La Reine des Neiges.

19. Ne vous inquiétez pas pour des choses qui n’arriveront sans doute
pas.
20. Regardez les arbres, soyez proche d’arbres. Plantez des arbres (les
arbres, c’est super).

21. Écoutez votre prof de yoga sur YouTube et « marchez comme si


vous embrassiez la Terre avec vos pieds ».

22. Vivez. Aimez. Laissez-vous aller.

23. Mathématiques de l’alcool. Le vin se multiplie par lui-même. Plus


vous en buvez, plus vous avez de chances d’en boire. S’il est difficile de
s’arrêter après un verre, ce sera impossible après trois. L’addition, c’est la
multiplication.

24. Attention au fossé. Le fossé entre où vous êtes et où vous voulez


être. Le simple fait de penser au fossé l’élargit. Et vous finissez par tomber
dedans.

25. Lisez un livre sans penser à le finir. Lisez-le simplement. Profitez de


chaque mot, chaque phrase, chaque paragraphe. Ne souhaitez pas qu’il
finisse, ni qu’il ne finisse jamais.

26. Aucune drogue au monde ne vous fera sentir mieux, au plus profond
de vous, qu’être gentil avec les autres.

27. Écoutez ce qu’a dit Hamlet – le dépressif le plus célèbre de la


littérature – à Rosencranz et Guildenstern. « Rien n’est en soi bon ou
mauvais, la pensée le rend tel. »

28. Si quelqu’un vous aime, laissez-le faire. Croyez à cet amour. Vivez
pour lui, même si vous avez l’impression que c’est inutile.

29. Vous n’avez pas besoin que le monde vous comprenne. Ce n’est pas
grave. Certaines personnes ne comprendront jamais vraiment les choses
qu’elles n’ont pas vécues. D’autres si. Soyez reconnaissant.
30. Jules Verne parle de l’« infini vivant ». C’est le monde d’amour et
d’émotion qui ressemble à une « mer ». Si nous pouvons nous y immerger,
nous trouvons l’infini en nous, et l’espace dont nous avons besoin pour
survivre.

31. Trois heures du matin n’est jamais l’heure pour essayer de remettre
votre vie d’aplomb.

32. Rappelez-vous que rien n’est étrange chez vous. Vous êtes juste un
humain, tout ce que vous faites et ressentez est naturel, car nous sommes des
animaux naturels. Vous êtes la nature. Vous êtes un hominidé. Vous êtes dans
le monde et le monde est en vous. Tout est lié.

33. Ne croyez pas au bien et au mal, à la victoire et à la défaite, au haut


et au bas. À votre plus bas comme à votre plus haut, que vous soyez heureux
ou désespéré, calme ou en colère, un noyau de vous reste identique. C’est le
vous qui compte.

34. Ne vous inquiétez pas du temps que vous perdez à désespérer. Le


temps que vous aurez ensuite vient de doubler de valeur.

35. Soyez transparent pour vous-même. Faites une serre pour votre
esprit. Observez.

36. Lisez Emily Dickinson. Lisez Graham Greene. Lisez Italo Calvino.
Lisez Maya Angelou. Lisez ce que vous voulez. Mais lisez. Les livres sont
des possibilités. Ce sont des échappatoires. Ils vous donnent des options
quand vous n’en avez plus. Chaque livre peut être une maison pour un esprit
déraciné.

37. Si le soleil brille et si vous pouvez être dehors, soyez dehors.


38. Souvenez-vous que la clé de la vie sur Terre est le changement. Les
voitures rouillent. Le papier jaunit. La technologie périme. Les chenilles
deviennent des papillons. La nuit laisse place au jour. La dépression s’en va.

39. Quand vous avez l’impression de ne pas avoir le temps de vous


détendre, sachez que c’est le moment où vous avez le plus besoin de prendre
du temps pour vous détendre.

40. Soyez courageux. Soyez fort. Respirez, et continuez. Vous vous


remercierez plus tard.
Choses que j’ai appréciées depuis la fois où j’ai
cru que je n’apprécierais plus jamais rien

Les levers de soleil, les couchers de soleil, les mille soleils et les mondes
qui ne sont pas le nôtre mais qui brillent dans le ciel nocturne. Les livres. La
bière fraîche. L’air frais. Les chiens. Les chevaux. Les livres de poche
jaunissants. Peau contre peau à une heure du matin. Les baisers longs,
profonds, pleins de sens. Les baisers courts, superficiels, polis. (Tous les
baisers.) Les piscines froides. Les océans. Les mers. Les rivières. Les lacs.
Les fjords. Les mares. Les flaques. Les feux crépitants. Déjeuner au pub.
S’asseoir dehors et manger des olives. Les lumières qui s’éteignent au
cinéma, avec un seau de pop-corn chaud sur les genoux. La musique.
L’amour. Les émotions sans bornes. Les mares résiduelles. Les piscines. Les
sandwichs au beurre de cacahuète. L’odeur des pins par une chaude soirée en
Italie. Boire de l’eau après avoir couru longtemps. Être rassuré après avoir
craint pour ma santé. Recevoir le coup de téléphone. Will Ferrell dans Elfe.
Parler à la personne qui me connaît le mieux. La posture du pigeon. Les
pique-niques. Les tours en bateau. Voir mon fils naître. Attraper ma fille dans
l’eau pendant ses trois premières secondes. Lire Le Grand Goûter de
Monsieur Tigre et faire la voix du tigre. Parler de politique avec mes parents.
Vacances romaines (et les vacances romaines). Talking Heads. Parler de la
dépression en ligne pour la première fois et obtenir des réactions positives. Le
premier album de Kanye West (je sais, je sais). La musique country (la
musique country !). Les Beach Boys. Regarder de vieux chanteurs de soul sur
YouTube. Les listes. S’asseoir sur un banc au parc par une journée
ensoleillée. Rencontrer des écrivains que j’adore. Les routes étrangères. Les
cocktails au rhum. Sauter sur place (ils publient mon livre, ils publient mon
livre, bon sang, ils publient mon livre). Regarder tous les films de Hitchcock.
Les villes qui scintillent dans la nuit quand vous passez à côté en voiture,
comme une constellation d’étoiles tombées à terre. Rire. Oui. Rire à s’en faire
mal. Rire plié en deux, quand l’abdomen commence à faire mal à cause de
toute cette pression, de toute cette libération, puis se rasseoir en grognant et
en inspirant profondément, regarder la personne à côté et éponger la joie. Lire
un nouveau livre de Geoff Dyer. Lire un vieux livre de Graham Greene.
Dévaler une colline en courant. Les arbres de Noël. Peindre les murs d’une
nouvelle maison. Le vin blanc. Danser à trois heures du matin. Les caramels
à la vanille. Les petits pois au wasabi. Les très mauvaises blagues de mes
enfants. Regarder les oies et leurs petits sur la rivière. Atteindre un âge – 35,
36, 37, 38, 39 ans – que je ne pensais jamais atteindre. Parler à des amis.
Parler à des inconnus. Vous parler. Écrire ce livre.

Merci.
Quelques lectures 1

Bad Pharma : How medicine is broken, and how we can fix it, Ben
Goldacre (Fourth Estate, 2012).
Un regard éclairant sur l’industrie pharmaceutique et les intérêts en
jeu.

Face aux ténèbres : chronique d’une folie, William Styron


(Gallimard, 1993, trad. par Maurice Rambaud).
Cet essai classique de 1989, dont le titre fait référence au Paradis
perdu, est magnifiquement écrit et – étant donné l’expérience de l’auteur
avec le somnifère Halcion – nous rappelle le danger de prendre le mauvais
médicament.

The Depths : The Evolutionary Origins of the Depression Epidemic,


Jonathan Rottenberg (Basic Books, 2014).
La meilleure analyse de la dépression d’un point de vue
évolutionniste que j’aie trouvée.

Histoire de la folie à l’âge classique, Michel Foucault (Gallimard,


1972).
Une œuvre controversée, excentrique, plus intéressée par la société
que par l’esprit, mais une lecture qui fait réfléchir.

The Man Who Couldn’t Stop : OCD and the true story of a life lost in
thought, Dr David Adam (Picador, 2014).
Une étude brillante et parfois très personnelle des TOC, pleine de
renseignements sur l’esprit.

Making Friends with Anxiety : A warm, supportive little book to ease


worry and panic, Sarah Ryner (CreateSpace, 2014).
Des conseils simples et lucides sur la manière d’accepter votre
anxiété.

Mindfulness : A practical guide to finding peace in a frantic world,


Pr Mark Williams et Dr Danny Penman (Piatkus, 2011).
La pleine conscience connaît son lot de sceptiques, mais en tant que
manière d’ajouter de la ponctuation dans la phrase essoufflée de votre vie,
je trouve qu’elle peut être très utile. Un guide complet.

Le Diable intérieur : anatomie de la dépression, Andrew Solomon


(Albin Michel, 2002, trad. par Claudine Richetin).
Un récit étonnant (et parfois terrifiant) de l’expérience de la
dépression de Solomon. Particulièrement bon pour le diagnostic et le
traitement.

Sane New World : Taming the Mind, Ruby Wax (Hodder, 2014).
Un livre clair et instructif, qui insiste fortement sur la pleine
conscience comme manière de s’en sortir et drôle comme on l’attend de
Ruby Wax.

Why Zebras Don’t Get Ulcers : The Acclaimed Guide to Stress,


Stress-Related Diseases, and Coping, Dr Robert M. Sapolsky (Henry Holt,
2004).
Une approche très intéressante du stress, de la manière dont il
s’accumule, et du corps physique.

1. Nous avons choisi ici de garder la bibliographie originale de l’auteur – donc essentiellement anglo-saxonne – en indiquant l’édition française quand elle existe. (NdE)
Une note, et quelques remerciements
Willie Nelson a dit un jour que, parfois, on doit composer une
chanson ou donner un coup de pied dans une fenêtre. La troisième option,
j’imagine, consiste à écrire un livre.
Je ressens le besoin d’écrire celui-ci depuis longtemps. Mais cela m’a
aussi inquiété car il est évidemment très personnel, et je craignais que sa
rédaction ne me fasse revivre certains de ces mauvais moments. Pendant
longtemps, j’ai donc évoqué le sujet indirectement, à travers la fiction.
Il y a deux ans, j’ai écrit un livre intitulé Humains. C’est dans ce
roman, plus que dans tout autre, que j’ai affronté ma crise.
Techniquement, c’est une histoire de science-fiction traditionnelle – un
extraterrestre débarque sur Terre sous forme humaine et change
progressivement de vision sur l’humanité – mais en réalité je parlais de
l’aliénation de la dépression, de la manière de la surmonter et d’aimer à
nouveau le monde.
Dans une note à la fin de ce livre, l’équivalent de celle-ci, je fais un
coming out public et je parle très brièvement de ma propre expérience du
trouble panique et de la dépression. Cette petite ouverture a reçu un
accueil chaleureux, et je me suis aperçu que je m’inquiétais pour rien.
Plutôt que de me faire sentir bizarre, me montrer ouvert m’a fait prendre
conscience du nombre de personnes qui subissent des expériences
similaires à un moment ou un autre. De même que personne n’est à cent
pour cent en bonne santé physique, personne n’est à cent pour cent en
bonne santé mentale. Nous sommes tous à un degré sur une échelle.
Plus tard, cela m’a donné confiance pour écrire un peu plus à propos
de mon expérience en ligne. Mais je ne savais toujours pas si j’écrirais un
jour ce livre. La personne qui m’a dit de le faire est la grande Cathy
Retzenbrink. Cathy est l’une des plus dynamiques et, honnêtement,
brillantes défenseuses de livres, elle les soutient et – dans ce cas – les fait
exister. C’est elle qui, devant des pop-corn au wasabi chez Itsu, m’a dit
d’écrire un livre sur la dépression. Le voilà donc, Cathy, j’espère qu’il te
plaît.
Ce livre n’aurait pas été ce livre sans un éditeur. (Le principal
avantage des livres par rapport à la vie, c’est qu’on peut les retravailler,
tandis que la vie est, hélas, toujours un premier jet.) Il est indispensable de
remercier son éditeur dans cette section, mais, même si ça ne l’était pas,
l’éthique et la logique exigent que je mentionne le rôle de Francis
Blackmore dans ce livre. Nombre de ses suggestions m’ont aidé à décider
comment l’écrire. Mais surtout, je suis reconnaissant d’avoir un éditeur
qui soit à l’aise avec la nature multigenre de cet ouvrage, qui ne m’a pas
demandé : « C’est un mémoire, un livre de développement personnel ou
une chronique ? » Et qui soit à l’aise avec l’idée que ce soit un peu tout
cela à la fois.
Pour moi, Canongate est la maison parfaite. J’ai l’impression de
pouvoir faire quelque chose de différent et que, si ça leur plaît, ils me
suivront. J’ai de la chance d’être avec eux. Ils ont donné un tournant à ma
carrière, et je suis reconnaissant au légendaire Jamie Byng et à tous ceux
qui travaillent avec lui (Jenny Todd, Andrea Joyce, Katie Moffat, Jaz
Lacey-Campbell, Anna Frame, Vicki Rutherford, Sian Gibson, Jo Dingley
et toute la bande) pour avoir pris un risque avec moi et m’avoir soutenu
comme ils l’ont fait.
Bon, poursuivons cette oppressante exubérance en remerciant Clare
Conville, mon agente, qui a complètement compris le livre et m’a rassuré
alors que j’étais encore très inquiet à son sujet. C’est une personne
formidable à avoir à ses côtés, et elle a joué un rôle vital pour mettre
Rester en vie sur les bons rails.
Je remercie également tous ceux qui m’ont aidé et nous ont soutenus,
moi et mon écriture, de diverses manières au fil des ans. Tanya
Seghatchian, Jeanette Winterson, Stephen Fry, S. J. Watson, Joanne
Harris, Julia Kingsford, Natalie Doherty, Annie Eaton, Amanda Craig,
Caradoc King, Amanda Ross, et beaucoup, beaucoup d’autres. Je remercie
également tous les libraires que j’ai rencontrés et qui se sont impliqués.
Une mention évidente pour Leilah Skelton, de Waterstones Doncaster, qui
a fait des pots de beurre de cacahuète et des badges spéciaux en l’honneur
d’Humains. Merci aussi à tous ceux qui ont aidé à la promotion sur
Facebook et Twitter, surtout ceux qui ont contribué au chapitre
« #reasonstostayalive ». J’ai toujours eu une famille ouverte et aimante, et
je la remercie de m’avoir permis de rester à la surface, mais aussi d’avoir
été d’accord pour que j’écrive ce livre. Remerciements infinis, donc, et
toujours de l’amour à maman, papa et Phoebe, ainsi qu’à Freda, Albert,
David et Katherine. Merci d’être mon filet. Je vous aime tous.
Merci à Lucas et Pearl de me donner mille raisons chaque jour.
Et bien sûr, à Andrea. Pour tout.
Chercher de l’aide pour un problème
de santé mentale
Un guide pour faire les premiers pas, prendre des décisions éclairées
et obtenir le soutient qui vous convient.

Comment faire les premiers pas ?


Chercher de l’aide pour un problème de santé mentale est une étape
très importante vers le rétablissement, mais il peut être difficile de savoir
par où commencer et où s’adresser.

Quand peut-on demander de l’aide ?


Il est commun de se demander si l’on doit chercher du soutien pour
sa santé mentale, et de se dire que l’on doit attendre jusqu’à ce que l’on ne
puisse plus gérer seul. Mais c’est toujours le moment de chercher de
l’aide – même si vous n’êtes pas sûr de souffrir d’un problème de santé
mentale spécifique.

Quelques raisons pour lesquelles on peut choisir de demander de


l’aide :
– avoir des difficultés à gérer vos pensées et vos sentiments
– vos pensées et vos sentiments ont un impact sur votre vie
quotidienne
– vous voulez savoir quels soutiens existent.
À qui puis-je m’adresser ?
La meilleure manière de commencer est généralement de parler à un
professionnel de santé, par exemple votre médecin généraliste.

Votre généraliste peut :


– établir un diagnostic
– vous proposer soutien et traitement
– vous adresser à un service spécialisé.

Que dois-je dire à mon généraliste ?


Il peut être difficile de savoir comment parler à votre médecin de
votre santé mentale – surtout quand vous ne vous sentez pas bien. Mais il
faut garder à l’esprit qu’il n’y a pas de mauvaise manière de dire à
quelqu’un comment vous vous sentez.

Voici quelques éléments importants :


– Soyez honnête et ouvert.
– Concentrez-vous sur la manière dont vous vous sentez, plutôt
que sur le diagnostic qui vous correspond.
– Essayez d’expliquer comment vous vous sentez depuis les
derniers mois ou les dernières semaines, et tout ce qui a changé.
– Utilisez des mots et des descriptions qui vous paraissent
naturels – pas la peine de dire des choses précises pour recevoir de l’aide.
– Essayez de ne pas craindre que votre problème soit trop petit
ou pas assez important – tout le monde mérite de l’aide et votre médecin
est là pour vous soutenir.

Comment puis-je me préparer ?


Les rendez-vous chez le généraliste sont généralement assez brefs, et
si vous êtes nerveux vous risquez d’oublier de dire des choses que vous
trouvez importantes. Se préparer peut vous aider à profiter au mieux de
votre rendez-vous.

Voici quelques suggestions :


– Écrivez ce que vous voulez dire à l’avance, et apportez vos notes
avec vous.
– Donnez-vous le temps d’arriver à votre rendez-vous, de manière
à ne pas être pressé ou stressé.
– Si vous êtes nerveux, dites-le à votre médecin.
– Pensez à venir accompagné pour être soutenu, par exemple par un
ami proche ou un membre de votre famille.
– Si vous avez parlé à vos amis ou à votre famille de la manière dont
vous vous sentez, répétez avec eux ce que vous direz à votre médecin.
– Soulignez ou imprimez toute information qui vous aide à
expliquer comment vous vous sentez.
– Si vous avez plusieurs choses à discuter, vous pouvez demander
un rendez-vous plus long (vous devrez le faire quand vous prenez
rendez-vous).

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