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Phénoménologie de la vocation monastique: Je mystére de la naissance d'un moine di Fabrizio Vecoli Le discernement spirituel! occupe une place importante dans la théorie monastique’. Il est instrument cognitif qui préside a la prise de décision: il la définit et loriente, il lui confére lautorité nécessaire & s‘imposer. La décision, quant & elle, constitue une étape critique et ~ qui plus est - récurrente de la vie ascétique. Dans un parcours existentiel voué a la perfection spirituelle, il n'est pas envisageable de laisser cette étape & Fexercice arbitraire d'une volonté humaine instable et volatile; au contraire, il faut la franchir en s'appuyant sur des bases solides, c'est-a-dire saintes. En effet, aux siécles III*-VIF, on assiste & une croissance de linquiétude entourant la dimension métaphysique’ de existence et, par suite, du désir de conformité & un modéle de salut efficace’: il est certainement possible de relire le phénoméne monastique en linsérant dans un tel cadre de référence. Or, a tout le moins durant le premier développement du monachisme en Orient,on constate qu e le discernement permet de cartographier un territoire insidieux, celui de la «confusion» ambiante’ qui désoriente individu et sa 2 Voir Ia section monographique sur le discernement spirituel du numéro 6 (2009) de la Rivista di storia del cristianesimo, divigée par Giovanni Filoramo. Les interventions concernent pour la plupart le contexte monastique: F. VECOU, Trasformazione del discernimento in praticaistituzionale nella tradizione egiciana, 21-41; P. BETTIOLO, Discernimento dei pensieri conoscenza del cuore. Natura e sovrannatura nellinsegnamento di Evagrio Pontico, 43- 63; R. ALCIAMI, Il de diseretione di Cassiano e la sua influenza nella letteratura ascetica posteriore (secoli V-VII), 65- 98; RM, PARRINELLO, Teenica e carisma If dscernimento tra radici pagane etradizione cristiana: Diadoco di Fotica e Giovanni Climaco, 99-120. Voir aussi, plus récemment: A.D. RICH, Discernment in the Desert Fathers. Diakrisis in the Life and Thought of Early Egyptian Monasticism, Milton Keynes 2007; F. VECOL, Le discernement spirtuel dans le christianisme ancien. Le probleme de la décision, Théologiques 22 (2014) 97-125. * est vrai que le monachisme est désormais considéré par la plupart des historiens comme un phénoméne pluriel, qu'on ne sauraittrater en lesortant des contextes spécifiques doi sont issues ses diverses manifestations. Toutefois, Ja récurrence d'un nombre important de thématiques et de questions dans la réflexion de ses théoriciens nous porte A croire qu'il est possible de concevoir une quelque cohérence du monachisme dans son ensemble, & tout le moins au regard de certains problémes, Fait qui mérite certes de faire l'objet d’un travail indépendant, il apparait que le ‘monachisme puise ses racines dans des traditions ascétiques différentes pour connaitre ensuite, en ce qui a trait & certains aspects, un processus «unification. Il est probable que Vatfirmation d'un modéle égyptien mythique, que Yon retrouve un peu partout (jusque dans le monachisme syro-oriental: S. CHIALA, Abramo di Kashkar e la sua comunita, Magnano 2008, 32-36) ait joué un réle signficatf dans la perception des moines d'appartenir & une réalité commune et dans leur revendication d'un nom commun. Dans cet article, il s'agira donc principalement da monachisme égyptien des siécles IV-V', méme si des comparaisons avec les autres contextes orientaux ou des périodes successives seront proposées au besoin ° Yutilise ici le terme en son sens étymologique: ce qui se trouve au-delé de la dimension physique de Fexistence. “P. ATHANASSIAD, Vers la pensée unique, La montée de Vntolérance dans 'Antiquité tardive, Paris 2010, 106: «Spontanément, ou sous la direction adroite et experte des gourous théologiques, les habitants de I'Empire avaient até ameni e dont la qualité dépendait uniquement du conduit spirtuel débouchant sur elle ...). Pour cette humanité qui, coupée de plus en plus de son passé culture, investissait dans un avenir métaphysique, les miséres de ce monde étaient mille fois préférables & la dissidence spirtuelle qui conduisaient aux enfers, Lessentie était de sauver son ame plut6t que son corps. "Paul de Tammah, De la cellule 30: «Mon cher, ne te laisse pas prendre par la confusion qui existe (neskownHt erwyoon)» (I. ORLANDI, Paolo di Tamma. Opere, Roma 1988). Pachéme, Catéchése d propos d'un moine rancunier (Q5); «Maintenant donc, mon frére, luttons contre nous-mémes, Tu sais que les ténébres se produisent de différents cétés; les Eglses sont pleines de querelleurs et d’excités; les groupes monastiques sont devenus ambitieux (..). II n'y a plus prophétes ni gnostiques; plus personne nen convainc un autre, parce que la dureté de coeur abonde, tandis que ceux qui comprennent se taisent, par suite des temps mauvais; et chacun est son propre seigneure, dans L.-T. LavoRr, Euvres de S. Pachime et de ses disciples (CSCO 159-160), Leuven 1956. Voir aussi Samuel Rubenson, qui parle de «people who had lost their traditions and become uprooted by growing mobility, individualism, privatization and cultural confusion under Roman Rule» (S. RUBENSON, The Letters of St, Antony. Origenist Theology, Monastic Tradition and the Making of a Saint, Lund 1990, 104). Et ce, aprés avoir affirmé que «The three religious systems which challenged and defeated the traditional cults of Egypt - Gnosticism, Christianity and A considérer la vie terrestre comme l'antichambre d'une existence éternel 194 FABRIZIO VECOL Le mystére de la naissance d'un moine volonté; il fournit les moyens dallumer une lumiére dans les ténébres,afin d’y déceler le droit chemin’. Il rend opérationnelle une épistémologie éminemment religieuse. A chaque pas, celui qui s'est engagé dans la politeia monastique est guidé par le don de Esprit. Dans une phénoménologie hypothétique du discernement spirituel signaler lactivité de cette boussole métaphysique dans toute circonstance ot un choix significatif doit atre fait”. Il convient par ailleurs de noter que cette capacité de vision supérieure provient d'une purification physique et mentale opérée par l'ascése. Cette derniére permet de dégager la vue des obstacles* qui 'encombrent, afin d’y voir clair sur soi et sur le monde,et étre ainsi capable de décider du parcours 4 suivre’, Une vision pure permet donc ~ en retour ~ de gérer efficacement la renonciation de ce soi dont le poids égotiqueralentit ou empéche ascension de I'ame, La juste décision est par conséquent le fruit d'une interaction harmonieuse entre effort ascétique et connaissance céleste. On constate alors que seul celui qui maitrise le soi est en mesure de voir, mais seul celui qui voit réussit A maitriser le soi, Il s‘agit d’une dynamique circulaire, ou, pourrait-on dire, hélicoidale: le processus de transformation intérieure lancé par Tascése et guidé par le discernement dessine une spirale qui progtesse vers la perfection. Seules une compléte dépossession du soi et une parfaite vision - qui s‘alimentent réciproquement et finissent par coincider dans la complate indifférenciation entre le soi et Dieu - permettent d’atteindre la sainteté. Toutefois, i y a un point aveugle dans le déploiement de cette relation circulaire entre ascise et vision. C'est le moment du début. Si le discernement qui oriente toute décision ne peut exister avant l'ascése"!, on s'interrogera sur origine de cette premidre bonne décision z les moines, il est aisé de Manichacism ~ were not only related to each other, but in some respects almost indistinguishable» (101). Dans son ceuvre (et malgré les défauts qu'on pourra lui attribuer), Robert A. Markus, en se référant a la chrétienté occidentale, montre que le probléme est généraisé : «Quid sit christianum esse? ~ what is it to be a Christian? Early in the fifth century an unknown follower of Pelagius set out to answer the question in a letter toa young man, The question was not far below the surface amid the many anxieties at the end of the fourth and the beginning of the fifth century» (R. MARKUS, The End of Ancient Christianity, Cambridge 1990, 19) A ce propos, il convient de renvoyer a la vision relatée dans la Vie de Pachéme (Premiére Vie grecque de Pachéme102), fondateur des cénobites: «J'ai vu un jour un vaste emplacement avec beaucoup de colonnes, et il y avait li beaucoup e’hommes qui ne voyaient pas leur chemin, et quelques-uns d'entre eux qui faisaient le tour des colonnes croyant avoir accompli une longue route pour arriver & la lumitre. Et, de tout cété, un bruit de voix se faisait entendre: “Vois, la lumiére est ic”. Et ils firent demi-tour pour trouver la lumiére. Puis, la voix stant fat de tit la une grande misére, Ensuite je vois une lampe qui Savance en téte d'une foule «’hommes: quatre dentre eux voyaient la lumiére et tous suivaient ces quatre, chacun tenant l'épaule de son voisin pour ne pas s'égarer dans Vobscurité; et si quelqu’un lachait celui qui le précédat, il ségarait avec ceux qui le suivaient. Et, ayant reconnu deux d’entre eux, qui avaient liché prise en sorte quils ne tenaient plus leur voisin, je leur crai: “Tenez bien pour ne pas vous perdre vous-méme et perdre d’autres avec vous”. Et, sous la conduite de la lampe, ceux qui la suivaient montérent par un soupiail jusqu’a cette lamigre>. Voir texte grec dans: F. HALKIN, Sancti Pachomii Vitae Graecae (SHG 19), Bruxelles 1932; et traduction frangaise dans: A.- J. FESTUGIERE, La premiére Vie grecque de saint Pachéme (Les moines ‘Orient IV/2), Pais 1965. * Ammonas, Lettres 3,1: il faut se préoccuper «d'obtenir de lui [de Dieu} le discernement et la vue d’en haut (Btdxpiow Kai dvaBheyon), afin que vous appreniez 4 discemner la différence du bien et du mal en tout (Biaxpivery ‘thy diagopay to KaXOG Te Kai KAKO)». Voir F. NAU, Ammonas successeur de Saint Antoine. Textes grecs et syriaques (PO 11/4), Turnhout 1916, 391-487 "On parle de «broussailles» dans la Vie de Synclétique (80) du Ps-Athanase. * Pseudo-Macaire, Homilies 41-2 (le discernement y est comparé & un el qui permet de voir le bon chemin). Ge theme aura une longue histoire. Elle commence, en milieu monastique, avec Ammonas (Lettres 4,4-6), qui compte trois volontés dans Iétre humain - démoniaque, humaine et divine ~ dont seule la dernigre est digne. I! faut donc se débarrasser de toute volonté personnelle pour voir, mais voir sert précisément & reconnaitre les différentes volontés qui se cachent derriére les diverses intentions qui nous orientent. C’est pourquoi, au début, il est nécessaire d'obéir Aun maitre. Un exemple tiré de la littérature normative: dans les Constitutions ascétiques 22 (issues de la tradition basilienne antique), il est dit clairement que l'amour propre (g:Aavvia) empéche de connaitre la vérté sur soi, Cf, JM, BAGUENARD, Dans la tradition basilienne. Les constitutions ascétiques, admonition a un ils spirituel et autres écrits(Spiritualité orientale 58), Bégrolles-en-Mauges 1994, 207. "Le discernement vient de I'Esprit et Esprit n’entre que dans une ame purifiée: Ammonas, Lettres 7,1 (13, 1 dans 1a version syriaque): «Ein effet cet Esprit ne vient que dans les ames entiérement purifiges de leur vétusté (caig KaBapBeioaic rhein dnd vig Eavtdev naAa6e}x06), cari est saint (ytov) et il ne peut entrer dans une Ame impure nouveau entendre, de nouveau ils se retournent. Et c’ ADAMANTIUS 22 (2016) qui pousse certains, et pas d'autres, & jetiner de tout confort et consolation mondaine. Une relation irculaire fermée de réciprocité entre effort du travail sur soi et l'intelligence qui en définit la stratégie (oi le premier terme donne au deuxiéme autant qu'il en resoit) est admissible dans 'abstraction de la théorie, mais elle doit dans la pratique se décomposer, s‘ouvrir. Car la vie ~ méme celle angélique du moine” - ne peut se configurer comme une structure intemporelle, elle reste malgré tout une succession d’événements ancrés dans le passé d'un étre humain déchu, un pécheur'*. Méme si la réflexion des auteurs anciens vise a présenter le régime du moine & linstar d'un temps liturgique, idéalement hors datteinte du temps profane", il n’en demeure pas moins que le changement - condition irréductible de toute réalité hylique - constitue une dimension inapprivoisable de la vie chrétienne. En témoignent, en cette époque de I'Eglise triomphante (soit les sicles TV"-V°), les limites auxquelles se heurte affirmation - typiquement monastique, d’ailleurs -d'une nouvelle conception de (axaGaprov yoxty)e. Le probleme, dans cet éat des choses, est qu’on ne peut plus affirmer lecuvre dela grice dans Je commencement de la vie monastique, C'est pourquoi Ammonas et Antoine suggérent Fexistence dune sorte avant-garde de PEsprit saint, c'est-&-dire «Esprit de Pénitence», qui lui peut agir en l’ime non purifiée, Voir le paragraphe suivant: «Mais celui qui survient aux autres ames nest pas celui-la, cet Esprit de penitence (nvedpa ‘rig uecavoiac); il survient aux autres Ames pour les appeler toutes et les purifier de leur impureté (Anconhsver And stig dxaBapoiag adrav). Et quand il lesa puriiées entidrement (‘Ozay 82 Kaapian aig eAeive), il les donne a VEsprit Saint [...]». Quant & accord d’Antoine et de Ammonas sur le role de cet «Esprit de repentancer, voir BMCNARY-ZAK, Letters and Asceticism in Fourth-Century Egypt, Lanham-New York-Oxford 2000: «Antony and Ammonas held a common understanding ofthe spirit of Repentances (31). Voir aussi, & ce propos, Arséne, Lettre 9: «Dieu non plus ne vous enverra pas son Esprit si vous ne jetinez pas, cr Il est saint, et a horreur d’entrer dans un impur» (B. OUTTIER - B-M. PARYS, Saint Arséne. Lettre, in Letires des Péres du désert. Ammonas, Macaire, Arséne, Sérapion de Thmuis [Spiritualité orientale 42], Bégrolles-en-Mauges 1985, 83-113; G. GARITTS, Une Lettre de S. Arsénen en géorgien, Le Muséon 68 [1955] 259-278). Tout ceci montre & quel point le début pose un probleme théologique majeur, * Hyperéchios (IV" s) tente de résoudre la question en ouverture de son trait ascétique: «Le principe du renoncement du moine, cest la crainte du Seigneur. Le moine qui n'a pas la crainte restera hors des portes du Royaume. Le principe de la vie du moine, cest la vraie gnose. L'ignorance de Dien enténébre l'ame du moine» (Conseils aux ascétes 1-2), La vie du moine consiste en la gnose, qui ne peut s obtenir dans Tignorance de Dieu: la seule solution consiste & affirmer un principe du renoncement qui introduit la vie du moine, et qui est déclenché par la crainte du Seigneur. Ce qui revient &affirmer que la crainte peut engendrer la gnose, Nous ne sommes pas loin de la solution d’Antoine et d’Ammonas, et il est évident que l'on cherche résoudre une aporie logique. Ct DP. Tinot, Hyperéchias. Conseils aux ascétes, in Les enseignements des Peres du désert. Hyperéchios, Etienne de ‘Thebes, Zosime (Spiritualité orientale 51), Bégrolles-en-Mauges 1991, 17-55, "On se souviendra de la thése selon laquelle le désir des ascétes de devenir des créatures angéliques serait la principale motivation de leurs efforts de renonciation. Sur ce point, Peter Nagel a repris le travail de Karl Suso Frank, qui a d'ailleurs fait école (on le retrouve, entre autres, dans la synthése de Robin Lane Fox): KS. FRANK, AGGELIKOS BIOS: begrifsunalytische und begriffigeschichtliche Untersuchungen zum aengelsgleichen Leben» im frikhen Monchtum, Minster 1964; P. NAGEL, Die Motivierung der Askese in der alten Kirche und der Ursprung des MOnchtum, Berlin 1966; RL. FOX, Pagans and Christians, Harmondsworth 1986, 336-374. Plus récemment, Jonathan L. Zecher étudie la question & partir de 'ceuvre de Jean Climaque, et ce, en montrant les tensions existantes entre le modele et la réalité: JL. ZECHER, The Angelic Life in Desert and Ladder: John Climacus’s Re-Formulation of Aseetie Spirituality, Journal of Early Christian Studies 21 (2013) 111-136 TLest & moter que méme dans ce cas, le temps est susceptible de s'avérer circulaire, A tout le moins selon les dires attribués & Pachéme: «Quelle est la marche de ta négligence? Comme elle fut 'an passé, tlle elle est cette année ; comme elle fut hier, tele elle est aujourd’hui. Aussi longtemps que tu es négligent, nul progrés ne se produira en toi (Gaittpoxorm naqjone wa)», dans Catéchése @ propos d'un moine rancunier (11). "On pourrait parler d'un présent sacralisé et constant, dans lequel bascule le moine. Ammonas enjoint & son disciple d’étre toujours «dans la méme disposition esprit que si tu assisais constamment au saint sacrifice» et de demeurer «dans la confiance et la persuasion que tu es toujours devant ses yeux, en mourant par la pensée, et en sortant de ce monde comme si tu restais devant lui et y demeurais toujours» (Ammonas, Exhortations 5-6). Isie de Seété, dans son Recueil ascétique (27,7-8), le dit en des mots semblables (ct pour cause: il a repris le texte ’Ammonas):«(...] afin que tu sois ainsi toujours comme faisant la synaxe», et plus en avant «crois fermement que tu es toujours devant lui et qu'il scrute ton coeur, et sois pour ta conscience comme déja mort et sorti du corps, comparaissant sans cesse devant luiv, selon la traduction francaise: L. REGNAULT - H. BROC, Recueil ascétique, Abbé Isai (Spiritualité orientale 7), Bégrolles-en-Mauges 1976 196 FABRIZIO VECOL Le mystére de la naissance d'un moine la conversion: si d'événement ponctuel (définissant un avant et un aprés rigoureusement biographiques) la conversion devient - chez les moines - la discipline quotidienne d'un éternel retour & Diew's il existe pourtant encore un moment précis - le début du régime ascétique ~ out elle s'affirme comme rupture existentielle, solution de continuité, marque d'un changement non circulaire. C'est le moment de la premiere décision, lieu du changement et acte temporel, s'il en est. L. Liimpondérable de la décision A Yorigine du parcours d’un moine il y a done un impondérable. La personne qui s’engage & observer le genre de vie ascétique des anachorétes ou des cénobites semble honorer une disposition intérieure, mais Ja question est de savoir d’ot vient cette disposition. On dira qu'elle est le fait de la grace. Pourtant, il importe de creuser un peu plus la question car, dans les faits, l'cuvre du moine - son labeur (le x5vos ascétique) — le porte a insister particuliérement sur initiative humaine dans l'entreprise de la sanctification (Cest pourquoi le succés des théses pélagiennes ou semi-pélagiennes dans les milieux monastiques gaulois ne doit pas surprendre). Par suite, eu égard & effervescence des origines monastiques, intervention de la grace n'apparait pas comme une réponse pleinement satisfaisante”. De plus, il faut considérer la nature spécifique de ce discernement qui préside normalement aux choix du solitaire. En effet, ce premier et principal charisme du désert - qui, & part le nom, a trés peu en commun avec le don de la grice du corpus paulinien ~ n'est pas l'expression d'une libéralité céleste imméritée, mais la récompense d'un effort physique et mental prolongé: il résulte d'une initiative humaine, il confirme un accomplissement plas qu'il n'inaugure une vocation",De toute évidence, cette "© Athanase d'Alexandrie, Vie d’Antoine 7,11-12: «Lui-méme ne se souvenait pas du temps passé, mais jour aprés jour, comme sil débutait dans lascése il renforgait ses efforts pour progresser, en se répétant continuellement le mot de saint Paul: “Oubliant ce qui est derrire moi, et tendu de tout mon étre (éxexveivouevoc) vers ce qui est en avant’(Ph 3,13). Ilse souvenait aussi de la parole du prophiéte Elie: “Le Seigneur est vivant, devant lequel je me tiens aujourd'hui (ciuepov)” (1 Rois 17,1). IL faisat emarquer qu’en disant “aujourd’hui”(ar\uepov), Elie ne mesurait pas Te temps passé (odx éérpet tov napeABovra xpovov), mais, comme sil débutait constamment, sefforgait chaque jour de se montrer a Dieu tel quill faut paraitre devant Dieu», texte grec et traduction francaise dans GJM. BARTELINK, Athanase d'Alexandrie. Vie d’Antoine (SC 400), Paris 1994. Il peut apparaitre discutable de se référer& ce texte pour dégager un aspect de la spiritualité monastique: en effet, uil soit issu de la plume d’Athanase ou de celle de Sérapion de Thmuis, nous avons la un écrit qui refléte sans doute des intéréts épiscopaux plus que ‘monastiques. Cependant, indépendamment du processus de genése du texte, son succés aussi fulgurant que vaste en fait rapidement un modéle de référence pour les moines: sil savérait que le passage cité ne représentait pas Venseignement d’Antoine (ce qui reste a discuter, il représenterait néanmoins ~ en raison de son influence - la pensée des moines qui lui ont succédé. "Ala fin du VIF" siele, Jean Climaque exprime bien linsistance sur le libre arbitre humain (autexousiotés) ainsi que Je malaise qu'une décision inexplicable peut susciter:«[..| les eréatures raisonnables honorées par Iui (Dieu) de la dignité du libre arbitre sont les unes des amies, d'autres de fides serviteurs, ’autres des serviteurs inutiles; ’autres Jui sont totalement étrangére, et d'autres enfin sont pour lui des adversares, impuissants toutefois. (...). Tous ceux qui ont abandonné volontairement les biens de cette vie Pont assurément fait soit en vue du Royaume a venir, soit & cause de la multitude de leurs péchés, soit par amour pour Dieu: sls n’ont pas été déterminés par aucun de ces motifs, leur retraite du monde a & déraisonnable» (L'Echelle Sainte, 1,116). Cf, P. DESEILLE, Saint Jean Climague, LFchelle sainte(Spiritualité orientale 24), Bégrolles-en-Mauges 1987 © Ammonas. Sur lalégresse de Vesprit de celui qui commence d servir Dieu 60: «ll est impossible que le discernement venne, si tu ne fais pas tout ce qui l'accompagne (sa liturgie): @’abord (rechercher) la solitude; la solitude engendre Vascétisme et es larmes ; les larmes engendrent la crainte; la crainte engendre Vhumilité et la prévision (npoopav) la prévision engendre la charité; la charité rend V4me saine et impassible». De Pachome ila été dit que wil a été trouvé digne de révélations fréquentes de la part du Seigneur (ovveySv axoxaddyewy napa x08 kvpiov ARioGto)», dans la Lettre de Ammon 14 (J.E.GOBHRING, The Letter of Ammon and Pachomtian Monasticism, Berlin-New York 1986). 11 faut donc étre trouvé digne afin de recevoir la connaissance mystique: ce pouvoir ne se situe pas au début du parcours, Palade d’Hélénopolis insite sur cela au point oi tout charisme divin est donné au: moine seulement aprés que celui-ci est «considéré digne (*&ui0n/xarmui6n)» de le recevoir, cest--dire aprés un effort ascétique prolongé (Histoire Lausiaque 12,1; 15,2; 22,9; 33,10). CE. C. MOHRMANN - GJ.M, BARTELINK, Palladio. La storia lausiaca, Milano 1974 197 ADAMANTIUS 22 (2016) marque de reconnaissance divine ne peut expliquer Vorigine de la disposition intérieure qui dirige le moine vers une vie de renonciation, et ce, parce qu'elle en est justement le premier fruit. En tout état de cause, il convient de noter que le commencement du cheminement monastique est présenté et interprété de différentes maniéres selon la typologie des sources aux quelles on se référe. Il est néanmoins possible de dégager certaines constantes qui soulignent une difficulté d'ordre théorique que les auteurs tentent de surmonter. L’impondérable, tel qu’on le déchifire dans les textes, concerne la relation entre monachisme et destinge humaine, et pose donc une question d’ordre sotériologique: sila voie du désert méne au ciel, ce qui a provoqué son choix, au carrefour initial de la vie religieuse, constitue sans conteste la cause premiére du salut que I'on espére atteindre & destination. Quel est donc le déclencheur du processus de transformation qui permet a une nature irrémédiablement contaminée par le péché de faire ~ sans I'aide du discernement — «le bon choix» et accéder & une vie angélique ? En d'autres termes, sil y aun salut ~ dont laffirmation ne peut qu’aller en couple avec celle d'une damnation opposée, ce qui configure la question en de termes rigoureusement binaires ~ et que celui-ci est accessible (non pas garanti, cependant) & 'humanité par le biais de 'eeuvre ascétique, il dépend alors d'une premiére décision: car Vascése est indéniablement une pratique volontaire. Mais de quoi dépend cette décision ? Le constat de M'affligeante opacité du réel ne facilite pas la tache ~ qui incombe aux théoriciens du monachisme - de répondre a cette question. De maniére générale, la réflexion autour du salut en antiquité tardive s'appuie sur une cosmologie! qui se doit d'intégrer le mystére de Tissue de Taventure humaine”. Au vu du caractére ultimement insaisissable des causes profondes qui déterminent Yaboutissement d'une vie", on se doit de tenir compte, dans la grande mosaique de la création, d'une indétermination concernant la place qu'occupera sa tesselle 1a plus importante, cest-a-dire Tame humaine. Le systéme cosmique présenté par les auteurs anciens se doit d’anticiper ~ faute de pouvoir les déchiffrer — les alternatives de ascension au ciel ou de la descente en enfer. L'homme devient le facteur de désordre dans un univers bien ordonné, ce qui le définit comme l’élément imprévisible - et donc le pivot - de la création”. Avec le monachisme une évidence du christianisme saffirme de maniére encore ™ Sur la relation entre la cosmologie et la condition des Ames des étres du monde, voir G. SMIr ‘Metaphysics, in The Oxford Handbook of Late Antiquity, ed. SF. JOHNSON, New York 2012, 513-561, » A ce propos, il sera peut-étre utile de citer iei la préface d’Arthur Darby Nock: «Hlermétisme et Oracles Chaldaiques offrent de frappantes ressemblances avec maints écrts du gnosticisme chrétien, Ce phénoméne parait da, non pas un emprunt direct, mais au fait quils dépendent ensemble d'un méme fonds intellectuel et répondent A des besoins analogues de la sensiblité de Pépoque: désir de certitude et de révélation, goitt pour l'ésotérisme, penchant pour les abstractions, souci de Pame et de son salut, tendance & considérer le monde par rapport au sort de Pame et le sort de Fame par rapport au monde»: A.D. NOCK~ A.J. FESTUGIERE, Corpus Hermeticum, Tome I: Poimandrés ~ Traités If a XII, Patisi960, vii, De plus, cela est particuliérement évident dans les dualismes, notamment dans le plus radical de tous, c'est-i-dire le manichéisme, Crest & propos de celui-ci qu'THenri-Charles Puech disait la cosmogonie est sotériologie». Bt si le salut individuel, qui correspond & un salut cosmique, est une question de chimie, car il sagit de libérer Ia lumiére du mélange avec les ténébres, il y a ~ méme dans le ‘manichéisme, duguel Augustin critiquait absence de libre arbitre ~ un lieu d’indétermination: si Yon sait les hyliques destinés aux enfers et les pneumatiques au ciel, le destin des psychiques n’est pas déterminé. Par ailleurs, Puech explique le rdle apparemment contradictoire de la confession manichéenne précisément en raison de espace d'un doute encore possible concernant le destin de 'ame illuminge: si, en vertu de Fllumination, elle «diseerne» dit le Bien et le Mal et peut done se sauver, 'Oubli la guette et peut la reprendre. Cf. H.-C. PUECH, La conception ‘manichéenne du salut t Péché et confession dans le manichéisme, in Ip., Sur le manichéisme et autres essais, Paris 1979, 5-101 et 169-178, ® Dans les Apophtegmes des Péres (Collection Systématique) 15,1, Antoine demande 4 Diew la raison du destin différent qui incombe aux étres humains, selon les cas, et Dieu lui répond de prendre soin de soi, le reste ne le concernant pas. Dans la Vie d’Antoine (59,5) d’Athanase d’Alexandrie, le saint a une vision de deux fréres égarés dans le désert, sans eau ; la révélation Iui permet d’en sauver temps un seulement, et il est dit, & celui qui se ddemanderait pourquoi ne pas avoir envoyé la vision plus t6t, qu’ Diew appartient a décision de la mort ou de la vie de chacun, =A titre de simple exemple, voir PAsclepius (VI) dans le Corpus Hermeticum: Propter haec, 0 Asclepi, magnum ‘miraculum est homo, animal adorandum atque honorandum. Hoc enim in naturam dei transit, quasi ips sit deus; hhoc daemonura genus novit, utpote qui cum isdem se ortum esse cognoscat; hoc humanae naturae partem in se ipse Physics and 1-533. 198 FABRIZIO VECOL Le mystére de la naissance d'un moine plus forte: homme est le lieu du possible, le liew ott peuvent s'imposer tant le mal que le bien, ot Yemprise de la nature connait ses limites*et oi, inévitablement, convergent et s'affrontent les forces métaphysiques*. Autrement dit, cosmologie et sotériologie doivent se rencontrer (sans nécessairement se superposer, comme dans les dualismes de I'époque) afin dl'assurer la viabilité de la notion de salut dans le cadre du fonctionnement régulier d'un monde déchu et d'une nature humaine qui est soumise ses loi Le christianisme, en cela sans doute héritier d'une conception affirmée en Orient 4 partir du zoroastrisme”, met 'accent sur le retentissement métaphysique du choix individuel et érige donc la conversion en moment clé du processus de salvation. Le monachisme récupére et réactualise la conversion chrétienne au moment oit commence A s'estomper le caractére d’événement biographique et social décisif de celle-ci. En effet, au IVS siécle, la diffusion du christianisme, en tant que religio licita dabord et religion officielle de empire ensuite,dilue le caractére révolutionnaire de Vadhésion au message du Christ et & son Eglise, De plus, lentrée par simple socialisation dans la communion des croyants (d'ailleurs, au V* sigcle commence le phénoméne controversé du pédobaptisme®) réduit aspect ponctuel et décisionnel du salut: on ne choisit plus d’étre chrétien, on le devient par le fait méme d'évoluer dans une société elle-méme de plus en plus chrétienne. Cette transformation a d'ailleurs inspiré & Ernst Troeltsch la célebre distinction entre secte et église”, deux configurations qui Sarticulent dans histoire en tant qu’étapes fondamentales de lessor du christianisme. Or, cest précisément quand cette transformation s'amorce au sein de 'Eglise institutionnelle que le monachisme remet en exergue le réle de la décision propre & la conversion, tout en insistant sur sa dimension ascétique, S'l est vrai que l'ascése est comprise par les solitaires comme une technique de guerre™, la conversion aux régles de la vie monastiqueest congue alors comme le déclenchement d'un véritable conflit & long terme contre les tentations/démons qui assiégent I'ame du moine. Plus que cela, le parcours du moine est une ceuvre de purification systématique de limpureté qui imprégne le monde profane, impureté qui n'est pas seulement spirituelle” mais tout aussi bien physique ” despicit, alterius partis divinitate confisus. O hominum quanto est natura temperata feicius! (...] Sic ergo feliciore loco medietatis est pasitus, ut, quae infra se sunt, diligat, ise a se superioribus diligatur. (..] Omnia idem est et ubique idem est, » Pseudo-Macaire, Homélie 27,10: «Car la nature (gate) est changeante, Un homme, sil le veut, peut devenir fils de Dieu, puis fils de perdition, parce que le libre arbitre reste (614 v0 napaievety td aiveR.osaiov)». Cf P, DESEILLE, Les hhomelies spirituelles de Saint Macaire: Le Saint-Espritetlechrétien, Bégrolies-en-Mauges 1984 (PG 34,449-822) * Apophtegmes des Peres (Systématique) 18,12: & celui qui sait voir, il apparait que le moine qui se retire dans le désert est au milieu - véritable terrain de bataille ~ entre les armées des démons et celles des anges. Le Pseudo: Macaire nous dit (Homélies 14,4) que ces deux armées sont issues de contrées que seul 'homme dont Pel du coeur est ouvert peut voir. ® Sur Ihéritage chrétien du duslisme zoroastrien bien-mal, la mention expéditive: P. BROWN, The World of Late Antiquity, AD 150-750, London 2006 (1971), 54. Sur importance de la notion de choix entre bien et mal dans le zoroastrisme: A.V.W. JACKSON, The Zoroastrian Doctrine ofthe Freedom ofthe Will, in ID, Zoroastrian Studies, New York 1928, 219-244 ®P.CRAMER, Baptism and Change in the Early Middle Ages, .200-c.1150, Cambridge 1993, 131-136, nuancé par ME. JOHNSON, Christian Initiation, in The Oxford Handbook of Early Christian Studies, ed. S.A. HARVEY ~ D.G, HUNTER, Oxford 2008, 695-710, 705 2% E, TROELTSCH, Gesammelte Schriften I. Band: Die Soziallehren der christlichen Kirchen und Gruppen, Tibingen 1912, Sur la typologie Eglise-secte, voir: W.H. SWATOS, Church-Sect Theory, in Encyclopedia of Religion and Society, ed, ID, Walnut Creek, CA 1998, 90-93; KJ. CHRISTIANO ~ W.H. SWATOS ~P. KIVISTO, Sociology of Religion: Contemporary Developments, Lanham 2016, 86-95, Sur le fait que Troeltsch avait élaboré ces catégories en référence une époque précise: T.M. STEEMAN, Church, Sect, Mysticism, Denomination: Periodological Aspects of ‘Troeltsch’s Types, Sociological Analysis 36 (1975) 181-204. Paphnutius, Histoire des moines du désert égyptien, Sr: «(...] il m‘enseigna la vie solitaire dans le donna des régles ainsi que la maniére de combattre les pensées des démons et Papre combat (wre e@pat 2armueeye WRAAMONION HiFramuje evcaIye)». Voir E.A.W. BUDGE, Coptic Texts. Volume 5: Miscellaneous Texts in the Dialect of Upper Egypt, New York 1977, 432-495. » Paphnutius, Histoire des moines du désert égyptien, 9v-10r. Les démons que auteur avait présentés auparavant comme la source des pensées impures sont ici considérés comme de véritables puissances personnelles et st et me 199 ADAMANTIUS 22 (2016) Lindétermination du lieu - corps ou esprit ? - o& se décide le salut individuel pése lourd sur la question: il y a une décision (spirituelle) & prendre, mais il y a aussi une décontamination (physique et psychique) & accomplir, faute de quoi I'esprit ne peut confirmer sa décision et entamer son ascension Dans ce contexte, la conversion n'est plus un événement unique, qui refléte un choix fait une fois pour toute, mais apparait plutét comme un effort constant de confirmation et renouvélement de ce choix, répété A chaque moment de la vie jusqu’au dernier souffle du lutteur’. Il convient de le répéter: la conversion se présente désormais comme un éternel retour. La décision devient une constante de la vie monastique, qui se configure das lors comme une religion volontaire”. Pourtant, malgré cette réinterprétation typiquement monastique de la conversion comme mouvement sans fin du péché vers la sainteté, il est évident que Porigine de cette véritable campagne militaire contre Satan et ses suppéts doit remonter au moment précis qui marque le déclenchement des hostilités. Le mouvement de conversion est certes sans fin (jusqu’a la mort), il a néanmoins commencé & l'heure du premier choix, soit quand Ia volonté a pris un chemin différent de celui qui lui était indiqué par la nature”, C'est ce moment qui, plis que tout autre, pose probléme, car il condense, dans ce qui apparait comme le prototype d'une décision constamment réaffirmée par la suite, la difficulté a cerner le mystére de Vinitiative humaine, Ce moment ne correspond plus sic et simpliciter & celui ott est annoncé le kérygme chrétien (que Von accueille ou rejette) ou a celui de Pépreuve dans la foi (la persécution, oit les confessores se distinguent des lapsi): la conversion au monachisme n'est pas une réaction un événement mais une décision libre, prise en 'absence d'un déclencheur clairement identifiable. Non seulement la question est de savoir qui est le réel acteur du choix ("homme, sa nature ou Dieu...), mais aussi - pour le dire dans les termes d'une théorie du discernement - quelle connaissance permet identifier le bon choix, et si cette connaissance ~ fut-elle réellement efficace - ne risque pas de neutraliser T'nitiative du décideur en déterminant par elle-méme sa décision. Il y a donc, dans les sources, une interrogation implicite concernant le début de I'aventure monastique. Au-dela de ce constat d'ordre général, la question se pose différemment selon les azuvres examinées. 2. Récit et initiative divine Dans les écrits hagiographiques, la mise en mouvement du cheminement du protagoniste fait généralement suite & un événement déclencheur précis et identifiable (il peut s‘agir d'une série restreinte d’épisodes, mais ceux-ci sont toujours clairement indiqués dans les textes), Quel que soit cet surnaturelles, en accord avec la doctrine de Vapétre Paul, ailleurs cité (Eph 6,10-17). lls sont Fennemi du moine, ceux contre qui i se bat au moyen de Pascase. Voir les Réglements coptes issus de la communauté pachémienne: «[.] réglons done notre coeur et notee corps pour nous présenter au tribunal de Dieu, sans aucune souillure en notre corps, en notre ame et en notre esprit ([elutdaay Traorn ZHiencona wFrentyxt Mnenrweyeta)» (on notera I'anthropologie paulinienne: 1 Th 5,23). Voir L-T. Lavon, Guvres de , Pachéme, cit. (0.5). » Athanase d’Alexandrie, Vie d’Antoine 18,1-3: «De méme en effet qu’un serviteur n’osera pas dire: “Puisque j'ai travallé hier, je ne travaille pas aujourd'hui”, et qu'il ne mesure pas le temps passé pour cesser de travaller les jours suivants, mais que chaque jour, comme il est écrit dans lEvangile, il montre la méme ardeur afin de plaire & son maitre et ne pas courir de risque; de méme, nous devons nous aussi persévérer chaque jour dans Vascése, sachant ue, i nous sommes négligents un jour, le Seigneur ne nous pardonnera pas en raison du temps passé, mais sirrtera contre nous en raison de notre négligence» GE, Goutn, Pachomios of Tabennesi and the Foundation of an Independent Monastic Community, in Voluntary Religion, ed. WJ. SHEttS ~ D.WooD, Oxford 1986, 15-24, » Quelques siécles plus tard, en milieu syriaque: «La pénitence est la porte du Royaume de la Iumire qui se trouve au-dedans de nous. Le mot tyabiité que nous traduisons par “pénitence” signifie plus proprement la “conversion” Dieu et le fait de se “détourner” des actions contraires & sa volonté. Cette conversion n’est pas une étape qu'on franchit une fois pour toutes, mais elle aecompagne le moine tout au long de son cheminement spiituel, et méme chaque jour de sa vie (...]. Cependant, la pénitence (ou la conversion) représente évidemment dans le temps un premier pas décisif que doit faire celui qui se résout 4 suivre Titinéraire spirituel»: R. BEULAY, L’enseignement spirituel de Jean de Dalyatha, mystique syro-oriental du Ville sicle (Théologie historique 83), Paris 1990, $5. » Par exemple, la conversion d’Antoine, dans Athanase d’Alexandrie, Vie d’Antoine, 2,3-4: «Le copur occupé de ces pensées, il entra dans Péglise, et il se trouva qu’on lisait justement I'Evangile; il entendit le Seigneur dire au riche “Si 200 FABRIZIO VECOL Le mystére de la naissance d'un moine événement, il est certain qu'll doit exister en tant qu'entité discréte, donc discernable et isolable: il s'agit d'un fait saillant. C'est ainsi que les auteurs des textes nous présentent Pobjet de leur narration, c'est-a- dire dans les formes d'un enchainement qui débute & un point de départ emblématique. Si le parcours du moine se présente comme une nouvelle économie du salut, sans doute calquée sur le modile offert par les écrits bibliques, le commencement acquiert inévitablement une importance particuliére. I] apparait tout & fait inacceptable, dans la reconstruction de la biographie d'un personnage d'exception, de laisser dans I'indétermination Vorigine de son existence exemplaire. Considérant la prétention du monachisme de forger des chrétiens parfaits, cela équivaudrait 4 affirmer quel'accés au royaume céleste ~ et qui plus est a la sainteté propre du moine ~ serait ultimement une question de circonstances fortuites, soit un simple hasard, L’enjew s'accrott si le personnage en question est un fondateur: la nature - et par suite la légitimité — de I'institution qu'il a léguée a ses successeurs dépend de lorigine de sa vocation* Par conséquent, afin de répondre & cette exigence de pénétration du principe (au sens de source et régle) premier d'une vie monastique, les hagiographes créent des faits. S's ne les inventent pas in foto, ils les dégagent, les ajustent, leur conférent une brillance spéciale, les utilisent pour élaborer un schéma narratif qui est en méme temps une véritable théologie’*. La dynamique de I’ «enchainement (4xohou8ia)»,repérée par Jean Daniélow’”dans le montage de la Vie de Moise de Grégoire de Nysse, peut aider 4 comprendre Vhagiogtaphie plus proprement monastique. En effet.dans son écrit & la fois hagiographique et exégétique, le théologien cappadocien confére & la matigre du récit un finalisme entretenu par les différents épisodes de I'existence mystique du protagoniste. Ces épisodes, & instar des foulées d'une course, rapprochent- par un étirement, une tension, un élan de lesprit (énéxtacic)* — Vathléte spirituel & un absolu toujours hors de portée (en cette vie). Chaque enjambée s'ajoute a celle qui précéde et rend possible celle qui suivra. Il en résulte une organisation linéaire ordonnée, qui attribue un sens ~ & la fois direction et signification ~ la vie qui est racontée: de succession aléatoire, celle-ci devient un cheminement par étapes, une progression avec un point de départ et une destination finale. La vie sainte est présentée comme une échelle de Jacob dont les degrés scandent une ascension tu veux étre parfait, va, vends tout ce que tu possédes et donne-le aux pauvres, et viens, suis-moi, et tu auras un trésor dans les cieux (Mt 19,21)”. Antoine, comme sile souvenir des saints, qu'il venait d'avoir, lui état venu de Diew et comme sla lecture avait été faite pour li, il sortit aussitt de la maison du Seigneur...» et Antoine fit ce que lui ordonnait Evangile. Dans la Vie d’Alexandre I’Acéméte (S), le service militaire révéle au protagoniste la caducité des réalités de la vie, ce qui le prépare & accueil, lui-aussi, la lecture de Ia péricope évangélique de jeune riche (Mt 19,21). Cest encore un passage biblique providentiel qui inspire a Marcel PAcémete (Vie de Marcel 'Acéméte, 2) le choix monastique, 4 savoir celui ol: Diew enjoint 4 Abraham de quitter son pays (Gn 12,1). Cf JM. BAGUENARD, Les moines acémiétes. Vies des saints Alexandre, Marcel, Jean Calybite(Spieitualité orientale 47), Bégeolles-en-Mauges 1988, 82. La méme circonstance produit la conversion d'Hypatios, qui, battu par son pére,s‘enfuit dans une église et y entend le passage de Mt 19,29 (Callinicos, Vie d’Hlypatios 1,7-9). CE. G.L.M. BARTELINK, Callinicos. Vie d Hypatios (SC 17), Paris 1971 * La question du legs dela cape d’Antoine aprés sa mort montre & quel point I’héritage du saint (méme quand il n'a pas, & proprement parler, fondé une institution) est un point sensible: A. DIHLE, Das Gewand des Einsidlers Antonius, JAC 22 (1979) 22-29; D. BRAKKE, «Outside the Places, Within the Truth: Athanasius of Alexandria and the Localization of the Holy, in Pilgrimage and Holy Space in Late Antique Egypt, ed. D. FRANKFURTER, Leiden-Boston- Kéln 1998, 445-481, 455.461-462), Le titre d’un des recucils de régles issus de la tradition pachémienne témoigne également de importance d'insster sur Vinspiration divine du fondateur de institution: «Préceptes et normes de notre pére Pachéme qui a fondé au début la communauté de vie sainte selon le mandat de Dien (per mandatum Dei)» (Praecepta, tt). Cf. A. BOON, Pachomiana latina (Bibliotheque de la revue @histoire ecclésiastique 7), Louvain 1932, 13. En Palestine, & propos des fondateurs du monachisme du désert de Judée, la naissance d'Euthyme le Grand est annoncée aux parents sur le modéle de Hanna qui enfanta le prophéte Samuel, et Saba est dit avoir été prédestin€ A la sainteté dis sa formation dans le ventre de sa mére (Cyrille de Seythopolis, Vie d'Euthyme 2-3; Vie de Saba 2). Cl AJ, FBSTUGIERE, Les moines de Palestine (Les moines d'Orient 3/1), Paris 1961-1965, >, WiRSZ¥CKA, La conversion de saint Antoine. Remarques sur les chapitres 2 et 3 du prologue de la Vita Antonit a Athanase, in Divitiae Aegypti. Koptologische und verwande Studien zu Ehren von Martin Krause, ed. C, FLUCK ~ L, LANGENER ~ S. RICHTER ~ S, SCHATEN ~ G, WURST, Wiesbaden 1995, 337-348. >], DaNteLoU, Akolouthia chee Grégoire de Nysse, RevSR 27 (1953) 219-249. » Voir la mention de Vépectase dans le passage de la Vie d’Antoine (7,11-12) cité plus haut (n. 13) 201 ADAMANTIUS 22 (2016) vers le ciel, ant sur le plan de la sanctification personnelle du protagoniste que sur celui du rythme des fondations du promoteur d'une nouvelle institution monastique”. Les «faits» et leurs imbrications, quelle qu’ait pu étre la réalité historique, reflétent tout aussi bien des enjeux théologiques. Force est de constater quill y a dans cette littérature un traitement, une manipulation des données recucillies par Vauteur qui transforme une simple chronologie en une succession téléologique. L'opération vise & arracher au hasard les péripéties de la vie narrée, et ce, afin de faire ressortir un dessein sous-jacent ot les effets précédent et déterminent les causes. La logique circulaire de la théorie ascétique, celle de éternel retour 4 Dieu, est réalignée sur le temps du récit, un temps linéaire avec un début et une fin. Par ailleurs, il va de soi que dans cette perspective la fin compte autant que le début, C'est pourquoi le moment de la mort a droit 4 un traitement spécial de la part des hagiographes. Le narrateur négocie faits réels et exigences théologiques dans le but de présenter le décés du protagoniste comme I'étape finale qui cloture un parcours doté de sens®: jamais Iultime départ ne survient prématurément ou tardivement; au contraire, il a lieu tres précisément au moment ott litinéraire de sens est accompli, Cest-A-dire au moment oi les décisions qui comptent sur le plan du salut ont ét& prises". A ce point, continuer de vivre ne ferait que répéter inutilement ce qui a déja &é défini, Dans Phagiogeaphie monastique, interventions divines et décisions humaines constituent l'essenced’une vie orientée vers le salut. La récapitulation de Mexistence du protagoniste en ces deux éléments clés offte une relecture édifiante quant & son issue: c'est la fin d'un voyage dans lequel ce qui devait étre défini a été défini®. En ce qui concerne le hasard, ici entendu comme condition de existence qui est objet de systématisation de la part des auteurs monastiques, il convient d'apporter quelques précisions supplémentaires. Si l'on s'en tient & la conception la plus diffusée en antiquité tardive, il apparait que le destin humain est avant tout gouverné par des mécanismes cosmiques dont le déterminisme est absolument contraignant. Ce déterminisme domine existence de chaque individu par le biais de forces extérieures 4 son contréle et donc 8 son arbitre®, Mais avant de lui étre soumis, le sort de chacun est > Dans le premier cas, il sufit de penser aux étapes traversées par Antoine dans son éloignement progressif de la société humaine: un tombeau, un fort désert, la montagne extérieure, la montagne intérieure. Quant aux fondations, les Vies de Pachome ou les Vies des moines de Cyrille de Scythopolis représentent de maniére efficace Vidée d'une progression/diffusion du salut parle truchement de la croissance de la communauté monastique. * al. life can only be understood from the perspective of death, since in death, God, through an angelic judiciary, absolutizes and eternalizes what had been ~ or seemed ~ in life only a trajectory of action of the deceased: JL. ZEciteR, Death among the Desert Fathers: Evagrius and Theophilus in the Sayings Tradition, Sobornost Incorporating Eastern Churches Reviews 35 (2013) 148-169, 160. Voir aussi: M. ALEXANDRE, A propos du récit de la mort d’Antoine. L’heure de la mort dans ta littérature monastique, in Le temps chrétien de la fin de VAntiquité au ‘Moyen Age (II-XIII siécles), ed. JM. LEROUX (Colloques internationaux du CNRS 604), Paris 1984, 263-282. © Le traitement hagiographique de la mort ne concerne pas seulement le protagoniste, mais aussi certains personnages secondaires, Un exemple parmi légions: un chef des brigands est converti par saint Alexandre TAcéméte et accepte de se faire baptiser; une semaine aprés, tel quil Tavait demandé a Dieu, il meurt (Vie @ Alexandre VAcéméte, 24). Cela a lieu le huitiéme jour et renvoie de toute évidence a P'idée d’une création nouvelle, celle de Fhomme céleste © Athanase d’Alexandrie emprunte le théme apocalyptique du voyage dans Toutre-tombe afin den exploiter Vimagerie & son avantage dans sa description du jugement aprés la mort. La vision, qui dans la littérature apocalyptique représente en la teintant dincertitude V'aventure de Mme dans Vau-del, serait ici & rélérer & la vie précédente, dont le jugement divin post-mortem constitue la cldture definitive: «Athanasius, it seems, uses the conceits of “tours of Hel,” but in a vision of life, reserving to death a mechanical certainty», dans J.L. ZECHER, Antony’s Vision of Death?: Athanasius of Alexandria, Palladius of Helenopolis and Egyptian Mortuary Religion, Journal of Late Antiquity 7 (2014) 159-176, 172. ©Un exemple parmi d'autres, Origéne, Contre Celse 8,58-60. Il décrit la croyance en la mélothésie, dorigine démoniaque et dont la foi en Dieu libére. Pour un écho monastique sur la question, ef. Pseudo-Athanase, Vie de Symelétique: «Lune des bétes qui font périr les Ames, est aussi le fait de se laisser entrainer par ceux qui parlent de destin, ce quls appelient également “sort de naissance”» (81); «De plus, repoussant a crainte de Dieu, ils prétendent que cest “de naissance” que la vie de plaisir leur est échue» (82); all [le diable] leur fait croire que le succés (dans les entreprises) dépend du mouvement des astres» (85); «Un piége redoutable est (et?) funeste, cest de se fier la fatalité» (87). CE. PG 65,1487-1558; AA.VV. (64.), La vie de Sainte Synclétique et Discours de salut a une vierge (Spiritualité orientale 9), Bégrolles-en-Mauges 1972. 202 FABRIZIO VECOL Le mystére de la naissance d'un moine dicté par le hasard, élément imprévisible qui définit la conjoncture de la naissance de chaque ame, est- A-dire les conditions d’intégration dans le systéme cosmique qui dés lors décidera des détails de son avenir, On trouve certes des tentatives de repousser la composante aléatoire de l'histoire des hommes au-dela des frontiéres de leur naissance, mais ~ aussi loin qu'elle puisse étre refoulée ~ cette composante n’en demeure pas moins irréductible. Si dans le mythe platonicien d’Er le Pamphylien** les ames choisissent avant leur incarnation le modéle d'existence qu’elles vont mener sur terre, les modéles rendus disponibles a leur préférence sont en nombre limité, et le choix se fait selon un ordre qui est tiré au sort. Dans le cadre de I'effort dattribution de sens a une vie orientée vers le salut, la théologie chrétienne intervient pour contrer le déterminisme astral, qui constitue la koiné religicuse de 'époque et gére le déroulement de tout événement terrestre. Selon cette conception du destin, la vie de chaque personne ~ en vertu d'une relation de correspondance (ou d'analogie) entre microcosme humain et macrocosme astral - est harmonisée avec le mouvement régulier et répétitif des sphéres célestes, qui est lui-méme gouverné par des entités surhumaines, pergues comme démoniaques par les chrétiens. Il est affirmé que Tesclavage d'une condition déterminée par ces forces extérieures & la volonté humaine ne peut étre brisé que par ladhésion au Christ, autrement dit par la soumission & un nouveau maitre, Si le monde fonctionne comme un mécanisme pervers oi Iétre humain n'est qu'un engrenage, le choix en faveur du christianisme (et plus encore du monachisme) représente Timpréva qui place le fiddle hors des dynamiques séculires, «normales» (au sens de communes et de normées) de la réalité, Par une sorte de communication des idiomes, la transcendance de Dieu permet au fidale de transcender le monde et son déterminisme hylique. Cela peut, & occasion, étre formulé au moyen d'une terminologie politique: le converti acquiert une nouvelle citoyenneté, céleste (donc supérieure et universelle) plutét que terrestre (dictée par sa naissance et modelée selon un contexte culturel spécifique)* Dans sa déclinaison monastique, le déterminisme hylique se manifeste surtout au niveau pulsionnel, obligeant & agir selon I'impureté des instincts les plus bas de la chair”. Le clivage théologique instauré entre cultes paiens, qui obéissent 4 un mécanicisme astral contraignant, et religion chrétienne, qui libére des contraintes du monde, a rebondi jusqu’aux taxinomies religieuses utilisées par les savants modernes, comme celle qui sépare les religions naturelles des religions de salut. Quoi qu'il en soit, il est & noter qu'il y a une discontinuité radicale entre les opposés de la domination cosmique et de la liberté transcendante, Le passage de l'une & l'autre constitue un changement de statut dont il faut rendre compte. Aprés le hasard d'une naissance sous certains astres et le déterminisme régissant une vie de conditionnements irrésistibles, d’oit vient inspiration & se convertir a cette voie de libération et de salut qu'est le monachisme? Voila impondérable, voila le mystére d'une décision fondamentale qui pose probleme. La dynamique de Taccés au salut, ici sous forme de conversion A lascétisme, rejoint la question ontologique du changement®, et suscite - avant méme la controverse augustinienne sur la question du libre arbitre - une réponse spécifique de la part des moines. Il est évident que le commencement est central, car le premier retournement qui réoriente la personne et la dirige vers le désert, ott est posé le premier degré de I'échelle qui méne au paradis, constitue le principe de tout ce qui suit. Or, effort des hagiographes consiste acombler avec une certitude le fossé creusé par le doute insoutenable qui entoure Je commencement: il leur faut attribuer un sens aux sfaits» d'une vie sainte. “ Que destin et hasard sont liés en témoigne la Vie de Synclétique, qui, aprés avoir mis en garde contre le pidge du fatalisme cosmique, dit: «Le diable n'est pas satisfait de son premier mal; il suggére aussi a ame la croyance au hasarde (88). © Platon, La République 10,614b-6214, “ Histoire des moines d’Egypte, Pro 5-6: les moines, abien qu’on les voit ainsi vivre sur la terre, sont réellement citoyens du ciel év o8pavoic nohrredoveat) Car certains d'entre eux ne savent pas méme quil existe sur la terre un monde différent du leur, ni que le vice a droit de cité clans ls villes» Cf. Historia monachorum in Aegypto, ed. A J. FestUGteRe (SHG 53), Bruxelles 1971, 1 140 (texte), 14 182 (trad.). © Voir Antoine, Lettres, I. La purification (ici présentée comme une guérison) ascétique permet de soustraire les ‘membres du corps humain de influence contraignante des passions qui, venant de extérieur, leur sont attachées. “De Fimpur au pur, de imperfection &la perfection, du naturel au spiritue. 203 ADAMANTIUS 22 (2016) A propos de la création des «faits» historiques en tant qu’ objets distincts par rapport au continuum de la vie humaine, et de leur articulation dans un systéme de relations gouvernées par la causalité, il serait assurément possible de déconstruire I'intentionnalité® théologique de ces textes et affirmer quill s'agit simplement d'un sous-produit de leffort narratif et explicatif d'une mise en intrigue, done d'un récit. Cet effet découlerait, par conséquent, d'un automatisme propre a 'historien, dont lhagiographe peut tre considéré parent proche®. De plus, il serait aisé d’ajouter que les modalités de création d'un fait qui constitue l'origine ~ il l'explique et la rend transparente ~ d'une vie convertie a la perfection chrétienne résultent, en fin de compte, d'un contexte culturel spécifique. En effet, les stratégies explicatives déployées dans un texte sont, selon la déconstruction, fonction ~ avant toute autre chose ~ de la matrice linguistique d’oi elles sont issues. Histoire et philosophie de l'histoire se rejoignent dans le principe selon lequel le langage détermine les catégories mentales d’appréhension du réel: en ce sens, une ceuvre historique, formulée dans un langage connoté, ne fait qu’expliciter les conditions expression du réel, dont la précompréhension est dictée par la langue elle-méme, Mise en application des principes du tournant linguistique, cette approche appartient a la métahistoire, au sens ot Hayden White lentendait quand il affirmait que l'ceuvre de Thistorien Julien Michelet était conditionnée par la métaphore et son utilisation romantique, celle d’Alexis de Tocqueville par la métonymie mise au service de sa vision tragique, celle de Leopold von Ranke par la synecdoque typique d'une perspective comique, et ainsi de suite", Les historiens, tels des podtes, dépendent du langage et de ses figures de style (ordonnées selon les genres littéraires), qui déterminent non seulement leurs moyens d'expression mais plus encore leurs articulations de pensée. En ce sens, la tendance a identifier un dessein & 'ecuvre ~ une agentivité bien définie ~ dans Torigine d'une vocation ascétique pourrait dépendre d'une particularité du langage (donc du style et de la vision des choses qui en découlent) utilisé par les hagiographes. Malgré tout cela, il demeure légitime de ne pas se limiter & ces conditionnements cognitivo- linguistiques - non qu’ils ne soient pas significatifs, loin de la - et il convient d’appréhender la matiére selon une approche différente, peut-étre complémentaire®. En effet, il y a liew de s'interroger sur Vintention, en matiére de théorie, qui préside @ la rédaction des biographies des saints. Or, linévitable conclusion d'un questionnement de ce type - il y a lieu d'insister ~ est que limpondérable doit étre ramené au pondérable. Il s'agit de dessiner une carte de sens d'un territoire étranger, fonction premiére des religions selon certains". Le flou d'un passé ~ plus spécifiquement d'un choix individuel en faveur dune «forme de vie totale» ~ n’est pas recevable tel quel, c’est-A-dire dans les formes d’un bassin de potentialités ott décante ’inextricable complexité des sédiments en suspension, qui sont les raisons et les circonstances & origine du présent. Sia 'heure actuelle il est normal de considérer un orage comme Treffet d'innombrables facteurs, c'est que la diffusion des théories du chaos et de la complexité a remis © Fabuse ici du concept de Franz Brentano. ® Je nuance ic es propos de P. Cox (Biography in Late Antiquity. A Quest for the Holy Man, Berkeley 1983). Si dans Ja biographie chrétienne le souci pour exactitude du detail est marginalisé parla volonté de montrer la sainteté du protagonist, il est vrai que des préoccupations dordre apologétique influencent tout aussi bien Phistoriographie. Et Ja proximité entre hagiographie et historiographie émerge avec le genre sintermédiairer des histoires monastiques (Histoire des moines Egypte, Histoire Philotée, Histoire Lausiague, Histoire des moines du désert de Judée...). En tout état de cause, ce qui nous permet de les rapprocher ic, c'est que les deux constituent un récit, H. WHITE, Metahistory: The Historical Imagination in Nineteenth-Century Europe, Baltimore 1973. Les propos de Bourdieu a propos de la relation non obligatoirement exclusive des différentes théories de la religion sont encore pertinents: «Pour sortir de Pun ou l'autre des cercles magiques sans tomber simplement dans un autre ou sans se condamner a sauter indéfiniment de l'un a Vautre, bref, pour se donner le moyen d'intégrer en un systéme cohérent, sans sacrifier 4 la compilation scolaire ou A Vamalgame éclectique, les apports des différentes théories partielles et mutuellement exclusives (apports aussi indépassables, en l'état actuel, que les antinomies qui les ‘opposent) il faut tacher de se situer au lieu géométrique des différentes perspectives, cest-i-dire au point doit se Iaissent apercevoir ila fois ce qui peut et ce qui ne peut pas tre apersu a partir de chacun des points de vues, dans P. BOURDIEU, Genése et structure du champ religieux, RFS 12 (1971) 295-334. © JZ, Swrtit, Map is not Territory, Leiden 1978, 289-309 “Car cest bien de cela qu'il sagit, comme Ia encore réaffirmé récemment Agamben, en parlant du monachisme occidental. CL. G. AGAMBEN, Altssima poverta, Regole monastiche e forma di vita, Vicenza 2011 204 FABRIZIO VECOL Le mystére de la naissance d'un moine en question le réle d'une causalité simple et directe dans explication des phénoménes*’. Au contraire, dans la construction d'un récit hagiographique, on assiste - on I'a vu ~ 4 la mise en place d'une Alaboration théologique dont le réle est précisément de différencier lindifférencié, en départageant le bon et le mauvais, et surtout le nécessaire (au sens de l'ananke cosmique) du providentiel. Dans le cas espéce, cela signifie attribuer a une agentivité supérieure les retournements d'une vie, & plus forte raison d'une vie religieuse™ Certes, ily aurait lieu d'expliquer cette exigence comme le reflet d'un automatisme cognitif danthropomorphisation des ambigiiités du monde et de la vie, un universel anthropologique déja repéré par les anciens® et que certains savants modernes indiquent comme la cause du phénoméne religieux dans son ensemble. Quelle que soit importance que l'on attribue a cette approche, elle n’invalide en rien Tindividuation dans les sources d'un projet théologique plus circonstancié. Si le commencement contient in nuce tout le développement successif, lors tout est nécessairement conten dans la premiére impulsion: des lors, cette impulsion acquiert - on le comprendra bien - une grande importance. Et l'exigence - qu'il ne faut pas se limiter & considérer comme simple fopos lttéraire - de retirer au hasard le déploiement d'une vie parfaite est si forte que, 18 oli Pexceptionnalité du saint le requiert, on ne s'embarrassera pas d’anticiper la manifestation de sa vocation & sa naissance méme. Comme il a été dit, en hagiographie, le destin d'un moine ne saurait dépendre de circonstances aléatoires: que ce soit & sa naissance, dans son enfance®, ou suite a un épisode biographique significatif, la vocation se manifeste d'une maniére ponctuelle, nette et clairement explicable, En d'autres termes, «lle est le résultat d'une décision, Et si linitiative de cette décision humaine est attribuée & Dieu, entité non humaine, cest qu'il constitue un sujet indentifiable qui restitue une agentivité 18 o& on n'est plus certain d’en trouver une. Par ailleurs, ce stratagéme peut avoir I'effet indirect et paradoxal de multiplier la portée de l'action humaine®. En effet, si la décision revenait directement au protagoniste du récit, Vhumanité de celui-ci - enlisée dans les conditionnements hyliques du monde ~ affecterait la pureté et la liberté de cette décision: cette derniére dépendrait de circonstances profanes qui échapperaient ultimement 4 une intentionnalité identifiable, situation intenable dans le cadre d'un récit qui se veut Gdifiant. Si la conversion d’Antoine revenait exclusivement a sa propre décision, celle-ci serait inévitablement redevable de la chance qui a déterminé son passage a Véglise le jour o a été lue la péricope évangélique qui I’a inspiré. Attribuer initiative A Dieu semble résoudre la question, car Yaction divine - externe au tissu complexe du réel profane ~ ne dépend que de sa volonté. Il est donc intéressant de remarquer que, & l’intérieur de ce genre littéraire, la genése du saint n’est pas directement attribuable a l'initiative du concerné: un événement extérieur & lui, dont le caractére providentiel ne fait © A propos de impact des théories de la complexité sur les sciences des religions: BE, MALLEY, Explaining Order in Religious Systems, Method & Theory in the Study of Religion 7 (1995) 5-22. Pour une excellente mise au point sur la question de agentivité en relation & la religion ancienne, voir: J. ROPKE, Religious Agency, Identity, and Communication: Reflections on History and Theory of Religion, Religion 45 (2015) disponible au lien suivant: http://dx doi.org/10.1080/0048721X.2015.1024040. * Xénophane, Fragment 15: «Oui, si les boeufs et les lions avaient des mains et pouvaient, avec leurs mains, peindre et produire des ceuvres comme les hommes, les chevaux peindraient des figures de dieux pareiles & des chevaux et les boeuls pareilles& des boeufs, bref des images analogues A celles de toutes les espaces animales», dans J. VOnLQUIN, Penseurs grecs avant Socrate. De Thales de Milet a Prodicos, Paris 1964, fr. 15,64 * Parmi d'autres, nous retenons celui qui pour la premiere fois a exprimé ce concept dela maniére la plus explicite et elaborée: SE. GUTHRIE, Faces in the Clouds: A New Theory of Religion, New York 1993, Pseudo-Athanase, Vie de Synclétique 6: «Synclétique était encore dans les bras de son pére et de sa mére que son Ame commengait se former & amour de Dieu [...]». Cela dit, il est & noter que Vépisode de la mort du frére, tout juste avant son mariage (5: sl avait échangé son épouse de la terre pour la chaste et libre communauté des saints»), annonce le refus des noces de Synelétique, son premier geste clair en faveur de lasedtisme, © Voir J. ROPKE, Religious agency, cit. (n. 56), 9: «Most likely, it is this strategy that opens up new realms of imagination and creative individual intervention, thus enlarging the scope of agency [...J- Here, atribution of agency to divine agents would also increase the agency attributed to the cooperating human or beneficiary, whether as a leader in ritual or as a prophet and divinely possessed. At the same time, this very mechanism might create “patiency”, shifting agency from human to divine actors, eg, by crediting gods with victory in battle, fathering offspring, oF booing certain spaces» ADAMANTIUS 22 (2016) aucun doute, met en branle le dynamisme qui suscitera la conversion. Qu'il s'agisse d'une péricope évangélique entendue 4 l'Eglise, d'une vision céleste, d'un voeu exaucé ou de exemple d'autres saints®, intrigue est orientée vers un telos par un principe ordonnateur et donneur de sens. L'intrusion de la grace, c'est-A-dire linitiative divine, est d’autant plus évidente en ce qui a trait aux moments névralgiques dune vie sainte, c'est-a-dire le début et la fin: elle permet d’escamoter cet impondérable de la premiere décision. Cela ressort clairement quand la sainteté se déclare ds le plus bas age du protagoniste. On le répéte: "hagiographie est de la théologie sous forme narrative. 3. Instructions, lettres et engagement du moine Les textes non narratifs - lettres, instructions ou traités ascétiques ~ traitent le moment du début en insistant davantagesur initiative de Vindividu®. Ce ne serait que facilité que de déconstruire cette particularité en affirmant qu'elle dépend des circonstances complexes de rédaction de ces écrits, qui répondentavant tout & des besoins spécifiques immédiats et se voient reconnaitre en deuxiéme liew seulement une valeur générale“. D'ailleurs, cette considérationserait tout aussi bien valable pour certaines parmi les hagiographies les plus célébres, produites par des évéques soucieux de réaffirmer leur influence: dans cette optique, leur but serait avant tout celui de réduire la portée charismatique des moines, ces «virtuoses de la religion» (pour le dire avec les mots de Weber) qui s'insérent mal dans la jiérarchie ecclésiastique et constituent un péle dautorité religieuse dangereusement concurrentiel par rapport 4 linstitution®. Malgré tout ceci, les circonstances particuliéres de la rédaction d'un texte ne © Crestle cas de Pachome (Premiére Vie grecque 4-5). ® Hilarion de Gaza, par exemple, adhére au monachisme aprés avoir connu Antoine (Jérome, Vie d'Hilarion 2,4-8). CLA, deVoGOE ~ EM, MORALES ~ P, LECLERC (6d), Jéréme. Trois vies de moines, Paul, Malchus, Hilarion (SC 508), Paris 2007, 193 & 299 (texte et trad) © Voir ineipit de la Lettre 'Arséne (1): «Bienheurcux et trés chersfréres qui aver choisi la vie angélique et aver cra A Ihhéritage célest, et & cause de cela vous vous étes humiliés pour pratiquer les jagements du Seigneur». Ou celui de YExhortation aux moines @’Elisée larménien: «Les hommes qui sont dans la chair et qui se sont volontairement livrés au service de Dieu, stexercent dés la jeunesse & la mortification» (B. OUTTIER, Une exhortation aux moines a'Elisée Varménien, in Mélanges Antoine Guillaumont. Contributions a Vétude des chyistianismes orientaus, ed. R G. COQUIN, Genéve 1988, 97-101) En référence a Egypte: xl...) these texts, often written for a specific purpose, were converted into texts of general application, to become some of the touchstones of Egyptian monasticism» dans M, CHOAt, Monastic Letters Collections in Late Antique Egypt: Structure, Purpose, and Transmission, in Cultures in Contact. Transfer of Knowledge in the Mediterranean Context, Selected Papers, ed. 8.1. TOVAR - .P. MONFERRER-SALA (Série Syro: Arabica 1), Cordoba-Beirut 2013, 73-90. Dans le cas des lettres, le but immédiat est souvent dicté par la pratique de 1a direction spirituelle qui en motive la rédaction. Voir, & propos des Lettres d’ Antoine: S. RUBENSON, The Letters of St. Antony, cit. (n. 5), 48: e...] the letters of St, Antony are, no doubt, genuine leters. They are filled with direct exhortations to the readers, and marked by an urgency and a concen on the part of the author that his corresponcients follow his advice and understand his teachingp. Et, & propos des Lettres d' Ammonas: W. HARMLESS, Desert Christians. An Introduction to the Literature of Early Monasticism, New York 2004, 82 («They are early examples of spiritual direction») © La relation entre Athanase et Antoine représente un cas emblématique (sil est vrai que Pattribution de la Vie Antoine & Athanase ne fat pas V'unanimité, il est toutefois raisonnable daffirmer que auteur exprime les intéréts du patriareat): M.A. WILLIAMS, The Life of Antony and the Domestication of Charismatic Wisdom, in ID, Charisma ‘and Sacred Biography, Chico, CA 1982, 23-45; D. BRAKKE, Athanasius and the Politics of Asceticism, Oxford 19 FRAZIER, L’Antoine d’Athanase. A propos des chapitres 83-88 de la Vita, VigChr 52 (1998) 227-256, On appréciera Ia différence avec les Vies de Pachéme, qui ne sont pas issues (pour ce qu'on en sait) de milieux épiscopaux: ‘MS. BURROWS, On the Visibility of The Holy Man: a Reconsideration of the Role of the Apa in the Pachomian Vitae, VigChr 41 (1987) 11-33.U'inluence des préoccupations épiscopales de Pallade d’'Hélénopolis se fait sentir sur son Histoire Lausiaque, oi le moine qui recherche une autonomic excessive apparait condamné & l'échec: J. DRISCOLL, Evagrius and Paphnutius on the Causes for Abandonment ty God, StMon 39 (1997) 259-286. Sur Timportance de la dimension charismatique du phénoméne monastique, voir, pour la Syri, J. SEGUY, Philippe Escolan, Monachisme et Eglise. Le monachisme syrien du IVe au Vlle siécle: un monachisme charismatique (Théologie historique 109), Paris 1999; ou, pour le monachisme primitifen général (avec un lien entre charisme et itinérance), D. CANER, Wandering, Begging Monks: Spiritual Authority and the Promotion of Monasticism in Late Antiquity, Berkeley 2002. 206 FABRIZIO VECOL Le mystére de la naissance d'un moine sauraient expliquera elles seules l'ensemble du contenu qui s'y trouve": par exemple, linguiétude suscitée par le caractére subversif du monachisme eustathien ne peut rendre compte a elle seule de la vision du monachisme exprimée par Basile de Césarée dans ses oeuvres”. De plus, hors de la tension hagiographique, du langage et de la théologie qui l'expriment, s‘affirme dans la littérature d'instruction Vexigence fonciérement prosaique de convaincre le lecteur, de lui expliquer les choses, de lui indiquer concrétement la voie & suivre”: la pertinence d'un effort de conviction et d'instruction réside en la reconnaissance du pouvoir d'auto-détermination du destinataire (V'autexousion). Certes, la fonction parénétique appartient aussi au genre hagiographique, mais avec une diffgrence déterminante par rapport a l'instruction ascétique: dans cette derniére, il ne s’agit pas de séduire par la présentation d'un modéle exemplaire et édifiant, mais de convaincre par l'explicitation du fonctionnement et des effets bénéfiques de la voie monastique. En effet, le traité n'est pas un écrit de célébration visant & inspirer imitation, son but premier étant plutét celui d’argumenter de maniére directe et de fournir un enseignement pratique”. L’utilisation de ce type d’écrits est différente, la fonction et, dans certains cas, le public sont différents: on ne fera pas a lecture publique d'un traité ascétique lors de la féte d’un saint, par contre on lira le texte de sa vie", A ce propos, il est important de souligner le lien qui subsiste entre le genre littéraire et le contenu des écrits. La théologie & T'eeuvre dans les instructions ascétiquess'applique en premier lieu & construire une théorie qui justifie la pratique: Pascése, & un niveau trés concret, est le principal centre d’'intérét, et ce, avant toute autre question doctrinale”. Et Vascése est quelque chose qui se fait, qu’il faut décider de faire, qu'il faut savoir faire. Il n'est done pas surprenant que, dans la littérature ascétique, le présupposé de toute entreprise monastique réside en la Ce qui peut inspirer a certains Venteeprise d'une lecture structurale: E. PATLAGEAN, Ancienne hagiographie byzantine et histoire sociale, Annales. Histoire, Sciences Sociales 25 (1968) 106-126. Le eas échéant, on notera que toute analyse structurale serait de fit invalidée, © On considére normalement que la préoccupation de Basile consistait & prendre les distances du potentieléversif du monachisme d'Eustathe de Sébaste. Voir & ce propos C.A. FRAZEE, Anatolian Asceticism in the Fourth Century Eustathios of Sebastea and Basil of Caesarea, CHR 66 (1980) 16-33, 25; Federico Fatti n'est pas convaincu par cette conclusion: F. FATT, Monachesimo anatolico. Eustazio di Sebaste e Basilio di Cesarea, in Monachesimo orientale. Unvintroduzione, ed. G. FORAMO, Brescia 2010, 53-91, 73 Cotte finalité ressort de maniére particulgrement évidente dans la Lettre aux moines de Sérapion de Thmuis (C. A. ZIRNHELD, Saint Sérapion Evégue de Thmuis, Lettre aux moines, in Les lettres des Peres du désert, ed. AANV., 147), Wisdom, Paraenesis and the Root of Monasticism, in Early Christian Paraenesis in Context, ed. DDERSEN, Berlin 2004, 521-534, 524; M. CHOAT, Monastic letter collections, in Cultures in Contact, J. Starr - TE cit, (n, 64), 73-90 Les vastes sections (franchement disproportionnées) de la Vie d’Antoine et de la Vie de Synclétique consacrées aux enseignements fournis par les protagonistes nuancent ce type de dichotomie. Toutefois, il est évident que Vorigine d'un traité ascétique réside en une fonction différente, La différentiation de ces deux fonctions ~ plus élogicuse ou plus pratique - dans le monachisme primitif se refléte dans la différente organisation des collections des Apophtegmes des Péres: Valphabétique, ordonnée selon Yordre alphabétique des péres, vise Ientretien du souvenir des protagonistes; la systématique, ordonnée selon les themes tratés dans les untés, vise la consultation par section selon les besoins pratiques du lecteur. CE. Les apophtegmes des pores, ed. J-C. GUY, I-IX, Paris 1993, 27-32. Voir la Vie de Apollo de Baouit (3), od Vauteur ~ aprés avoir précisé le jour de la mort du protagoniste ~ s'adresse aux lecteurs en les invitant & écouter le récit des miracles et des enseignements du saint. Quoi quil en soit de histoire littraire de ce texte, il est justement destiné ~ dans une version peu différente 4 intégrer le synaxaire copte-arabe. * Aux origines du phénoméne monastique (avant Tessor du genre littéraire des plérophories), la purification ascétique est priortaire par rapport aux inquiétudes lifes 4 Vorthodoxie doctrinale, Cela est évident dans le cas de Pach6me, sil'on en croit JE. GOPHRING, Pachomsius's Vision of Heresy: The Development of a Pachomsian Tradition, in ID, Asceties, Society and the Desert. Studies in Early Egyptian Monasticism, Harrisburg 1999, 137-161. Il convient dde mentionner la question de la proximité de Nag Hammadi a un monastére pachémien, quia suscité un long débat dont on se limitera a mentionner: H, LUNDHAUG - L. JENOTT, The Monastic Origins of the Nag Hammadi Codices, Tabingen 2015, Sur le partage d'un certain nombre de caractéristiques pratiques entre ascétes pachOmiens et manichéens dans I'Egypte du IV* side, voir: F. VECOL, Communautés religieuses dans 'Egypte du IVéme siécle ‘manichéens et cénobites, HR 3 (2011) 23-46. 207 ADAMANTIUS 22 (2016) décision individuelle: décision d'y participer et d'y rester fidéle”. L'initiative est par suite ramenée & Vindividu, qui doit & tout le moins faire le choix de se conformer & une observance monastique. Par ailleurs, lexigence ~ relevée dans la littérature hagiographique - d'un enchainement des étapes qui ménent du péché a la perfection se fait sentir aussi dans la littérature d'instruction. Seulementjici elle ne fagonne pas une mise en intrigue mais structure le cheminement monastique comme un parcours & étapes: la perfection s’obtient par degrés successifs". Il est intéressant de noter que cette représentation de la voie monastique entre en conflit avec celle opposée (et pourtant récurrente aussi) selon laquelle sur cette voie il est demandé de toujours recommencer, comme si le passé n’existait pas. Linéarité et circularité s‘entrecroisent 4 nouveau, mais il convient de noter que I'insistance sur Tidée d'une succession d’étapes met en évidence la question du commencement. Dans les traités, la question de la décision se résout par une attribution de T'nitiative & l'individu qui s‘engage & parcourir les échelons de la sanctification. Les auteurs de ces écrits, en général moines eux- ‘mémes, sont moins enclins que les hagiographes épiscopaux (par exemple Athanase d’Alexandrie et - si Yon accepte de classifier leurs histoires monastiques dans Uhagiographie® -, Palladios d’Hélénopolis et ‘Théodoret de Cyr) & nier la responsabilité humaine dans Veffort ascétique et & minimiser de ce fait Vefficacité de leur genre de vie. D'autre part, du moment qu'il serait inacceptable de négliger le réle de Dieu dans ascension du moine, la solution qui apparait dans certains textes consiste & résoudre Virréductible dichotomie entre initiative divine et initiative humaine en les alternant dans le parcours ascétique. On articule dans le temps ce qui apparaitrait tout & fait contradictoire dans Tabstraction intemporelle. A des moments oti effort personnel permet d'avancer se succédent des moments oit seule la grace empéche de succomber™. Toutefois, le tout premier commencement revient & I'aspirant moine”. Quant a la décision, son origine, son essence, rien n'est dit: elle constitue le point aveugle de Yaventure du saint. Dans ces écrits, il apparait trés clairement que le commencement du parcours monastique dépend d'un choix initial. Quand bien méme ce parcours impliquerait le renoncement & toute volonté personnelle dans le cadre d'une vie communautaire réglementée de maniére stricte, il revient tout de méme & chacun de faire le premier pas”. En cela, tout individu est souverain quant 4 sa di Cotte fidelité éablit une différence entre ceux qui la maintiennent et ceux qui se sont découragés en raison de excessive longueur du temps de effort (Antoine, Lettres 6,3), “Les exemples sont nombreux, mais peut-étre suffra-til de mentionner la succession des étapes du parcours du gnostique chrétien dans Veuvre d'Evagre le Pontique. II convient aussi de citer Vincipit de Echelle sainte de Jean Climaque, qui bien que 8 une époque plus tardive se fait porteur d'une tradition ascétique précédente: «A ceux qui veulent prendre leur course pour que leurs noms soient inscrits dans le livre du ciel, le présent livre montre le meilleur chemin. Si nous nous y engageons, nous trouverons en Iui un guide stir pour qui le suit, une échelle tes stable qui conduit des choses terrestres aux réalités saintes» (divisée en échelons...). A.M, CASTAGNO, Llagiografia cristiana antica. Testi, contest, pubblico (Letteratura Cristiana Antica 23), Brescia 2010, 241 % Macaire, Lettre @ ses fils 410; Ammonas, Lettres 44; Athanase d’Alexandrie, Vie d’Antoine 10,2-3; Pseudo: Athanase, Vie de Synclétique 18; Pseudo-Macaire, Homélies 26,7; 27,9.20; 38,4; 56,7; Apophtegmes des Péres (Alphabétique) Elie 7; Isaac de Ninive, Dewxiéme discours sur la connaissance 61. Il suffira de citer un passage du Pseudo-Macaire (26,7): «Alors, aprés que l’ame ait &é consolée, la grace se retie et ime est livée aux tentations» Tout ceci n'est pas sans évoquer la relation entre hal (état: fruit de intervention divine) et magam (station: produit par effort humain) dans le soufisme. ” Macaire, Lettre a ses fils 1: «Avant toute chose, lorsque quelqu’un commence a se connaitre, savoir pourquoi ila &té cr8é, et se met a chercher Dieu, son Créateur, il commence par regretter ses négligences passées (In primis quidem, si coeperit homo, semetipsum agnoscere cur creatus sit, et exquisirit factorem suum Deum, tune incipiet paenitere super his quae commisit in tempore neglegentiae suae)». Plus en avant (4), Vauteur est plus clair encore: «Quel rude labeur de mériter que Dieu vienne habiter en toi (quia ardui laboris sit ut mereatur quis inhabitatorem hhabere Dewm)».Voir: A. WiLMAR, La lettre spirituelle de Vabbé Macaire, RAM 1 (1920) 58-83 [Texte latin}; A. LOU, Saint Macaire IEgyptien. Lettre & ses fils, in Lettres des Péres du désert: Ammonas, Macaire, Arsene, Sérapion de Thuis, ed. AA.VV., Bégrolles-en-Mauges 1985, 61-81. «Si la religion reste, comme jadis, un fat social, cest--dre collectif le fait que la communauté soit, en principe, choisie par V'ndividu, que Vappartenance au groupe soit établie sur la conversion de la personne singuliére, ou le 208 FABRIZIO VECOL Le mystére de la naissance d'un moine 4. Les régles et entrée dans le monastére Par ailleurs on remarquera que dans Ia littérature normative aussi, le point de départ de Vaventure monastique est fait correspondre & la confirmation du postulant, qui s’engage tout laisser afin de se joindre a la communauté cénobitique. Les textes désignent, en ce moment de passage fondamental, Pextréme frontigre a partir de laquelle a lieu la perte de autonomic individuelle et s'affirme 'emprise ~ et donc lefficacité salvifique ~ de la régle. La régle ouvre au salut, mais il est nécessaire de passer le seuil pour se placer sous son autorité, ce que la régle en tant que telle n'a pasle pouvoir de faire: le libre choix de la personne - méme sil devait étre le dernier de son existence - est une condition incontournable. D'une certaine maniére, il est légitime d'affirmer que le corpus normatif pachémien insiste particuliérement sur la notion de responsabilité individuelle vis-a-vis du salut (que le respect des ragles est en mesure de garantir). En effet, a T'instar d'une réactivation du premier engagement du cénobite, lobéissance ou plutot le choix de lobéissance ~ & la régle constitue la premiére condition de son efficacité®, Or, si 'auctoritas de la régle ne fait aucun doute, la potestas qui en assure l'application - bien qu'elle reléve certainement de la hiérarchie en place - revient en dernier ressort & chacun des moines: quelle que soit la structure déployée pour le maintien en vigueur des normes, celle-ci ne peut contraindre la volonté individuelle & qui il appartient ultimement de respecter ou non la discipline, et ainsi de rendre compte de son propre destin. Il s’agit d'une configuration quelque peu divergente par rapport 4 celle que l'on retrouve dans la relation maitre-disciple des milieux monastiques moins raglementés, par exemple ceux de Nitria, Kellis et de Scété, ou de Palestine. Dans ces derniers on insiste davantage sur la responsabilité du maitre en ce qui a trait au salut du disciple". Cette différentiation semble correspondre & celle qui sépare les poles idéaltypiques du charisme et de institution. Le maitre qui porte sur ses épaules la responsabilité du salut de son disciple se présente comme une autorité non discutable, non soumise & des régles, non rationnelle: on se soumet aveuglément une telle autorité™, A inverse, la régle canalise cette autorité en définissant des balises qui constituent une forme de contrdle. Sans doute est-il possible d’affirmer qu'il existe une intention «institutionnalisanter de la régle, qui entend réduire I'influence du modéle charismatique du monachisme des origines: ce modéle n’est plus considéré comme viable pour la gestion d'une confédération vaste et articulée telle que la koinonia pachémienne. Malgré cela, on constate que si la régle joue le réle de la grace en offrant un accés au ciel, repentir et que la lecture des Feritures soit un devoir personnel fit que le principe d’autorité reste en grande partie fondé sur 'individus: G.G. StRoUMsA, La fin du sacrifice. Les mutations rligieuses de 'Antiquité tardive, Paris 2005, 158-159. Voir aussi: «The members of such a community accepted a more or less defined and internally coherent, and to some extent even written ~ that is, scriptural ~ system of belief and practice, nd tended to exist ina reactive, ‘mutually defining relationship with other such (theoretically) closed systems, that is, other religious communities. Such coexistence further implied the possibility of abandoning the community of one's birth for another ~ in other words, the possibility of conversion. Acceptance across broad sections of society of this previously rare type of self consciousness was among the distinguishing characteristics of the late antique world», G. FOWDEN, Varieties of Religious Community, in Interpreting Late Antiquity. Essays on the Postclassical World, ed, G,W. BOWERSOCK . BROWN ~ O, GRaBaR, Cambridge, MA-London 2001, 82-106, 83. » Bt ce avant méme de la connaitre, car on adhére plus & une widéer de régle qu’a un ensemble de précepte dont on aurait vérifié Vefficacté (B. LAYTON, The Ancient Rules of Shenoute’s Monastic Federation, in Christianity and ‘Monasticism in Upper Egypt. Volume 1: Aklmtim and Sohag, ed. G. GABRA ~ IN, TAKLA, Cairo-New York 2008, 73 81,7). Cela ne fait que renforcer le caractére libre de la décision, non conditionnée par une connaissance spécifique préalable. © On remarquera toutefois, que Pobeissance successive la régle implique une connaissance approfondie de celle-ci et, supposément, de son efficacité. Cela n'est pas le cas au moment du premier engagement. Cf. B. LAYTON, The Ancient Rules, cit, 77 "RM, PARRINELLO, Dalla confessione carismatica alla confessione istituzionale: per una storia del rito monastico dell'anadochos, Rivsta di storia del cristianesimo 2 (2004) 333-365 Nombreux sont les exemples 4 ce propos. On se limitera & signaler Fopinion en la matiére de Michel Foucault: «Lobéissance, loin d'étre un état autonome final, implique le contréle intégral de la conduite du maitre. Cest un sacrifice de soi, un sacrifice de la volonté du sujet. Cest la nouvelle technique de soie. Cf. M. FOUCAULT, Technologies of the Sel, in Technologies ofthe Self. A Seminar with Michel Foucault, ed. LH. MARTIN ~ P.H, HUTTON - H. GUTMAN, Amberst 1988, 16-49. 209

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