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La dernière chose dont Ana Rodriguez avait besoin dans sa vie, c’était bien
d’une nouvelle star arrogante et égocentrique. C’était justement pour ne plus avoir
affaire à des vedettes qu’elle avait renoncé à une carrière prometteuse de
costumière à Hollywood. Ainsi, lorsque sa meilleure amie Emma Worth lui avait
suggéré de présenter sa candidature au poste de directrice de l’organisation
caritative qui venait d’être fondée à Vista del Mar, sa ville natale, elle avait sauté
sur l’occasion.
Un nouveau départ, voilà ce qu’il lui fallait, avait-elle songé. Loin du chaos
d’Hollywood. Loin de ces vedettes qui faisaient de sa vie un enfer, simplement
parce qu’elle refusait de céder à leurs avances.
Mais depuis, elle avait appris qu’elle allait travailler avec Ward Miller, immense
vedette de la musique, encore plus célèbre que tous les acteurs qu’elle avait
rencontrés à Hollywood. D’après son expérience, plus une personne était célèbre,
plus son ego était démesuré. Et au lieu de se contenter d’habiller un mégalomane,
elle allait devoir se plier à tous ses caprices, écouter ses opinions, suivre ses
conseils. En bref, s’assurer qu’il était ravi de prêter son visage à Hannah’s Hope.
D’un œil critique, elle passa en revue son modeste bureau. Comme le disait le
slogan de leur mission, ils fournissaient « le soutien et les ressources nécessaires
à l’instruction des personnes défavorisées ». Ce qui était une manière élégante
de dire « Nous aidons les pauvres ». En général, elle n’aimait pas prendre de
gants pour dire les choses.
— Tu rumines, dit une voix amicale.
Elle se tourna vers son assistante, Christi Cox.
— Je ne rumine pas, je réfléchis.
Une manière élégante de dire « ruminer ».
Les meubles de la pièce étaient en bon état, mais strictement usuels. Les
tables étaient fonctionnelles, comme les chaises usées et les étagères, achetées
tables étaient fonctionnelles, comme les chaises usées et les étagères, achetées
dans un dépôt-vente. La salle de réunion, les bureaux et la cuisine étaient encore
moins bien lotis. Elle avait envoyé Omar, le troisième employé d’Hannah’s Hope,
chercher du café au supermarché du coin. Mais elle n’était pas sûre que même le
plus raffiné des breuvages impressionne Miller.
La décoration consistait en quelques coussins, une lampe halogène – pour
adoucir la lumière crue des néons – et un tapis aux couleurs vives. Des objets
qu’elle avait pris chez elle, et qui reflétaient son style éclectique ajoutaient un peu
de chaleur à la pièce, sans la rendre élégante.
Les locaux d’Hannah’s Hope ressemblaient exactement à ce qu’ils étaient : à
la fois un espace de rencontre et une salle de classe. C’était tout à fait l’endroit de
la dernière chance pour le public visé. Mais absolument pas le lieu pour flatter des
célébrités trop gâtées.
Elle ne pouvait se défaire de la crainte que Miller fasse la fine bouche devant
tout ce qu’ils avaient accompli. Mais cette crainte en cachait une autre, plus
grande : qu’au terme de la conversation qu’il allait avoir avec elle, il se rende
compte qu’elle n’avait pas les compétences pour développer réellement Hannah’s
Hope.
Si quelqu’un pouvait détecter ses faiblesses, c’était bien Miller. Ce n’était pas
seulement un dieu de la musique, c’était aussi un homme à la générosité
légendaire. Il avait fait énormément pour la fondation Cara Miller, une organisation
caritative qu’il avait créée à la mort de son épouse. Il y avait investi ses fonds
personnels, et avait récolté de nombreux millions pour la faire fonctionner. Il était
membre du conseil d’administration de plusieurs œuvres de charité, y compris
celui d’Hannah’s Hope.
A la vérité, elle n’avait obtenu ce travail que parce qu’Emma siégeait aussi au
conseil. La seule compétence dont elle-même avait pu se prévaloir était d’avoir
grandi avec Emma et elle était bien consciente que ça ne pesait pas lourd dans la
balance.
Mais les espoirs et les rêves de toute la ville reposaient sur ses épaules. Elle
ne pouvait pas les abandonner alors qu’ils avaient tant besoin d’elle.
D’ailleurs, elle avait besoin de cet emploi. Pas seulement parce qu’elle avait
quitté son emploi précédent, ou investi toutes ses économies à l’achat d’une petite
maison d’un quartier bourgeois de la ville. Mais, après quatre années passées à
draper des étoffes autour de stars et à s’employer à rendre belles des personnes
qui l’étaient déjà, elle avait besoin de s’investir dans une mission importante : agir
pour améliorer la vie des gens.
Si seulement elle avait eu plus de temps pour trouver ses marques ! Elle se
sentait suffisamment novice comme ça, pourquoi fallait-il qu’en plus elle ait affaire
à Miller si vite ? Rafe Cameron, le fondateur d’Hannah’s Hope, était, au mieux, un
membre indifférent du conseil. Ancien mauvais garçon devenu investisseur, Rafe,
l’enfant du pays, avait pour projet de racheter Worth Industries, la société qui faisait
vivre l’économie locale. Il avait créé Hannah’s Hope à la mémoire de sa mère,
mais Ana le soupçonnait d’être davantage motivé par l’amélioration de son image
que par une vraie générosité. Emma la soutenait à cent pour cent. Mais Ward était
l’inconnue de l’équation. Allait-il débarquer et réaliser le miracle qu’il avait
accompli pour la fondation Cara Miller ? Ou était-il l’espion de Rafe, envoyé ici
pour corriger chacun de ses faux pas ?
Et puis, c’était Ward Miller, le vrai ! L’immense star de la musique, et le
bienfaiteur le plus célèbre du pays. Et le plus sexy, aussi.
Un seul de ces éléments suffirait à l’intimider. Les trois réunis pourraient bien
lui provoquer une crise cardiaque.
Peut-être même vaudrait-il mieux qu’il soit un goujat. Elle était une de ses plus
ferventes admiratrices, depuis son adolescence. Une distance professionnelle
serait plus facile à instaurer, s’il se révélait être aussi odieux que… par exemple,
Ridley Sinclair, l’acteur de cinéma supposément heureux en mariage et qui l’avait
harcelée sans relâche. Soit, Ward n’avait pas besoin d’être aussi mauvais. Tout ce
qu’elle demandait, c’était juste une once de « tempérament artistique », pour
l’aider à établir quelques frontières entre le Ward Miller fantasmé et l’homme réel,
celui qu’elle était sur le point de voir en personne.
Christi se plaça à côté d’elle. Elles observèrent la pièce, en tentant d’imaginer
la première impression que Miller en aurait.
— Ce n’est pas assez chic, ici, commenta Ana. Nous aurions dû lui donner
rendez-vous au club de tennis, comme je le voulais.
— Son assistant personnel a dit qu’il n’attendait aucun traitement de faveur
particulier, lui rappela Christi.
— J’ai travaillé avec des tas de gens célèbres, dit-elle avec un rire incrédule.
Crois-moi, ils attendent tous un traitement spécial.
Et elle n’était pas douée pour chouchouter les vedettes. Inévitablement, elle se
lassait de leurs absurdités, et se laissait emporter par sa colère. Son
« tempérament latin », la taquinaient ses amis. Ce qui ne faisait qu’accroître sa
colère. Elle détestait les stéréotypes.
— Souvent, ils demandent une eau particulière, refroidie à une certaine
température, continua-t-elle. Ou alors, ils veulent un assortiment de dix-sept
amuse-gueules, tous dans un camaïeu de bleu. Ou encore, ils suivent un régime
détox qui requiert d’inhaler des algues bio cinq fois par jour.
— Je m’en serais souvenue, si son assistant avait parlé d’algues bio.
— Qu’est-ce que l’assistant a mentionné ? demanda Ana, incapable de
réprimer plus longtemps sa curiosité. Non oublie ça, je n’ai pas envie de savoir.
Mais cela l’irritait d’avoir posé la question, car bien sûr, elle était curieuse.
Quelle femme entre vingt et quatre-vingt-neuf ans ne le serait pas ? Miller était un
mélange de Bono, Paul McCartney et Johnny Cash, en plus jeune. Un rocker sexy,
avec un cœur pur, et un vrai talent pour écrire des chansons à la sincérité
poignante. Il s’était retiré de la scène publique depuis que sa femme, Cara, était
morte d’un cancer, trois ans plus tôt. Son absence ne faisait qu’ajouter à son aura
de mystère. Les fans purs et durs réclamaient de nouveaux titres. Elle-même avait
été tout excitée à l’idée de le rencontrer, elle devait bien l’avouer. Mais elle avait
fait de gros efforts pour cacher son enthousiasme sous un vernis de
professionnalisme. Elle espérait y être parvenue.
Elle consulta sa montre une nouvelle fois.
— Et il est officiellement en retard. Très en retard.
— Mais pas trop en retard, j’espère.
Elle aurait reconnu cette voix rocailleuse entre mille. Le simple fait de
l’entendre la fit tressaillir.
Elle se retourna lentement. C’était bien lui. Ward Miller.
Il était entré par la porte de service. Il était plus grand qu’elle ne le pensait, et
mesurait sans doute un mètre quatre-vingts. Comme beaucoup de vedettes, il était
habillé dans un style décontracté, avec un pantalon cargo vert et un simple T-shirt
blanc à col V qui soulignait ses larges épaules. Il tenait dans une main des lunettes
d’aviateur et portait une casquette de base-ball. Pourquoi les stars pensaient-elles
qu’un simple couvre-chef suffirait à tromper les gens ? Ses cheveux bruns ondulés
étaient un peu plus courts que lorsqu’il faisait des tournées, mais assez longs pour
lui trouver une allure de mauvais garçon. Son visage étroit et ses lèvres fines, lui
donnaient un air profond et sensible, quoique pas totalement dompté. Ce côté
sauvage la surprenait. Aucune des photos qu’elle avait vues dans les nombreux
magazines qui avaient publié un article le concernant n’avait réussi à rendre cette
force brute qui se dégageait de lui.
Et, plus important peut-être, il ne semblait pas du tout vexé. Ce qui était une
bonne chose. Les gens de bonne volonté étaient légion, mais les grandes stars
disposées à prêter leur nom à une œuvre de bienfaisance étaient bien plus
difficiles à trouver.
Le fait de se retrouver face à une telle célébrité, lui donna soudain le vertige.
— Monsieur Miller, vous nous avez surprises en passant par la porte de
service.
Elle regrettait d’avoir prononcé la phrase d’un ton désapprobateur. Mais c’était
sans doute mieux que de glousser comme une collégienne.
— J’espère que cela ne vous dérange pas. Les paparazzi nous ont suivis
depuis l’aéroport. Je suis navré d’être en retard.
Puis, à sa grande surprise, il lui fit un clin d’œil.
— Je n’ai même pas eu le temps de passer prendre des algues bio.

* * *
Ward s’attendit à ce que la jolie brune sourie à son commentaire – après tout,
cette remarque sur l’inhalation d’algues l’avait fait presque rire. Rares étaient les
gens qui se moquaient de sa célébrité. C’était rafraîchissant.
Au lieu de cela, il la vit se raidir. Elle parut alors plus grande, même si elle ne
semblait pas faire plus d’un mètre soixante-dix. Avec son teint doré, sa cascade
de cheveux noirs, son grand sourire et ses pommettes hautes, elle était d’une
beauté exotique et envoûtante.
Cela mis à part, il sentait qu’elle était en colère.
— Désolé d’avoir dû passer par l’arrière, dit-il pour l’amadouer. Nous avons
réussi à arriver jusqu’à San Diego incognito. Malheureusement, Drew Barrymore
et son petit ami avaient pris le même vol. Ils passaient les barrières de sécurité
juste au moment où nous sommes sortis, alors il y avait déjà un essaim de
photographes devant l’aéroport.
Il en plaisantait maintenant, mais des camions les avaient suivis pendant
presque cinquante kilomètres. Son chauffeur les avait presque semés dans le
dédale de rues du quartier d’affaires de Vista del Mar. Son assistant et son
responsable de relations publiques étaient restés dans la voiture quand il en était
sorti, à la fois pour gagner du temps, et dans l’espoir que les paparazzi continuent
de les suivre en pensant que Ward était encore dans le véhicule.
Puisqu’Ana ne semblait pas amusée par sa plaisanterie, il adressa un sourire
à l’autre jeune femme. Elle lui rendit un sourire timide, avec cet air nerveux
qu’avaient parfois ses admiratrices.
— Bonjour, je suis Ward Miller, dit-il en lui tendant la main.
— Bonjour, murmura-t-elle avant de s’éclaircir la gorge. Je suis Christi Cox,
l’assistante en chef d’Hannah’s Hope.
Lorsqu’elle glissa sa main dans la sienne, elle poussa un petit rire aigu et
donna un petit coup de coude à Ana.
— Tu vois, il n’est ni prétentieux ni arrogant, chuchota-t-elle.
Il lui fit un clin d’œil qu’elle lui rendit aussitôt. Il l’appréciait déjà. Il n’allait avoir
aucun problème à s’entendre avec elle. Pour sa camarade plus revêche, en
revanche, cela restait à voir.
Elle s’avança et lui tendit la main avec un sourire forcé.
— Je suis Ana Rodriguez. La directrice d’Hannah’s Hope.
Elle lui serra la main, juste un instant, avant de la retirer. Heureusement qu’il
n’avait pas espéré un peu plus de chaleur de sa part, car il aurait été déçu.
L’air renfrogné, elle désigna d’un signe de tête la fenêtre.
— On dirait que vous n’avez pas si bien réussi à les semer, finalement.
Il regarda par la vitre. Un camion blanc était garé devant l’immeuble. Une
seconde plus tard, un autre camion s’arrêta à côté du premier. Puis un troisième.
Son téléphone portable sonna, en jouant le pont de sept notes d’un de ses
tubes. Sa tante lui avait offert la sonnerie pour son anniversaire, pour plaisanter.
Ana ne sembla pas goûter la plaisanterie, car il la vit froncer les sourcils.
Il consulta l’écran de son téléphone. C’était Jess, son assistant.
— Je ferais mieux de répondre. Je n’en ai pas pour longtemps.
— Désolé, Ward, dit Jess sans préambule. Nous les avons perdus à l’hôtel.
J’ai dit à Ryan que nous devrions continuer de rouler, mais il était pressé de
s’enregistrer à l’hôtel.
— Ne t’inquiète pas, dit-il d’une voix détachée.
Ryan, le responsable des relations publiques de Ward, souscrivait au principe
du-moment-qu’ils-épellent-ton-nom-correctement. Il avait sans doute exigé que
Jess et lui s’enregistrent à l’hôtel, précisément pour mettre la presse sur sa piste.
— Vous, vous restez là-bas. Je vous envoie un SMS lorsque j’aurai besoin que
vous me renvoyiez la voiture.
Il raccrocha et rangea le téléphone dans sa poche avec un sourire contrit.
— Eh bien, on dirait que ces types vont rester un moment, dit-il. Si nous allions
répondre à quelques questions ?
Il lui donna une tape amicale sur l’épaule. Elle le regarda avec une telle
surprise qu’il retira sa main et l’observa, décontenancé.
— Si nous leur lançons un os à ronger, peut-être nous laisseront-ils tranquilles,
expliqua-t-il.
L’espace d’un instant, il ressentit l’envie de poser la main sur sa nuque. Et
avant d’y réfléchir à deux fois, il céda à son envie.
— Venez, sortons d’ici, dit-il en la guidant vers la porte.
Elle s’écarta.
— Pourquoi devrais-je y aller aussi ?
— De la presse gratuite, c’est de la bonne publicité. Cela pourrait même être
bénéfique à Hannah’s Hope.
— Je…
Elle s’interrompit, et sembla méditer ses paroles.
— J’imagine que vous avez raison.
Avec un haussement d’épaules, elle le précéda en marquant une distance
confortable entre eux.
Cependant, ses longs cheveux épais effleurèrent son torse à son passage. Ils
semblaient chauds et soyeux. Et ils sentaient bon la cannelle et le soleil.
Une décharge de désir l’envahit, si aiguë qu’il en eut presque le souffle coupé.
Ce n’était vraiment pas le moment.
Au moins, il n’avait pas à s’inquiéter de protéger son cœur. Lorsqu’il s’était
assis sur le lit de mort de Cara, il s’était fait une promesse. Plus jamais il
n’aimerait.

* * *
Les flashes des appareils photo crépitèrent dès que Ward sortit. En tant
qu’ancienne habitante d’Hollywood, Ana connaissait très bien l’agitation que
pouvaient provoquer les marchands de potins. Et s’il y avait une chose que ses
quatre années dans le cinéma lui avaient enseignée, c’était que les célébrités
prenaient vie devant une caméra, et qu’elles vivaient pour capter l’attention de la
presse.
L’attitude de Ward ne faisait que renforcer son opinion. Elle eut à peine le
temps de s’habituer à la horde de reporters qui attendaient sur le trottoir — et,
bonté divine, d’où sortaient-ils tous ? — que déjà Ward souriait et répondait aux
questions avec un sourire désinvolte.
— Non, aujourd’hui, c’est juste une réunion de travail, disait-il.
Il fit un geste vers elle.
Pendant un instant, elle espéra qu’il dirigerait les questions vers Hannah’s
Hope. Elle se préparait à s’avancer et à prendre la parole, tirant sur sa jupe étroite
en regrettant secrètement l’élégance de ses tenues habituelles — quand elle
n’essayait pas de paraître si professionnelle — lorsqu’une brune au fond du
groupe se fraya un chemin vers eux. Ana reconnut Gillian Mitchell, une journaliste
du journal local, la Seaside Gazette.
— J’ai entendu dire que vous aviez réservé des séances d’enregistrement
dans un studio de Los Angeles, dit Gillian. Vous ne travailleriez pas sur un nouvel
album ?
— Bien sûr, il y a toujours une possibilité pour que je reprenne ma carrière.
Mais pour l’instant, je me contente de produire un album avec un musicien de la
région, Dave Summers, qui vient de signer avec mon label. C’est important pour
moi de donner à de jeunes musiciens les mêmes opportunités que celles que j’ai
eues.
Il se pencha et fit un clin d’œil à la journaliste.
— Mais un auteur-compositeur reste un auteur-compositeur. J’ai encore des
histoires à raconter.
Ana se retint de rouler des yeux. Elle avait mal à la mâchoire à force de
sourire, et les remarques acerbes qu’elle ravalait lui brûlaient la langue. Ward avait
sans doute prévu tout ce cirque. Quel pauvre type !
Enfin, au moment où quelques journalistes commençaient à se disperser, il
lança :
— Mais c’est mon travail caritatif qui m’amène ici aujourd’hui. Laissez-moi
vous parler d’Hannah’s Hope.
Elle tenta de sourire avec plus d’enthousiasme. La fondation que Miller avait
créée à la mémoire de son épouse, la Cara Miller Foundation, était mondialement
reconnue pour son action auprès des enfants défavorisés. Si CMF n’avait pas de
lien officiel avec Hannah’s Hope, Ward était un membre de leurs conseils
d’administration respectifs. Il était connu pour ses œuvres philanthropiques, et se
faisait suffisamment rare pour que la moindre de ses apparitions suscite l’intérêt
du public. Au moment opportun, elle prononça une phrase ou deux sur les services
qu’Hannah’s Hope proposaient et à peine eut le temps d’épeler l’adresse de leur
site internet quand le premier camion s’éloigna.
Lorsque le dernier des journalistes fut parti, elle se retourna vers Ward. Il avait
l’air tendu. Pendant une seconde, elle se demanda si cela avait été plus difficile
pour lui qu’il ne l’avait montré, mais surprenant son regard il lui sourit.
Un sourire intime, qui lui coupa souffle. Elle se sentit aussi enivrée que lorsqu’il
s’était présenté tout à l’heure.
— Ça s’est bien passé, dit-il, en montrant ses dents blanches comme le grand
méchant loup pour lequel son dossier de presse le faisait passer.
Elle se surprit à sourire bêtement. Gênée, elle passa la main dans ses
cheveux. Elle ne se laisserait pas charmer par Ward. Même s’il était irrésistible.
— Génial, lâcha-t-elle avec un enthousiasme feint.
Il haussa les sourcils, et son regard direct la troubla.
— Est-ce toutes les célébrités que vous n’aimez pas, ou juste moi ? Car si
vous avez un problème avec moi, j’aimerais mieux le savoir maintenant.
Il sembla hésiter puis pencha la tête vers elle, très légèrement, ce qui donna
une impression d’intimité à leur conversation. Son ton léger, sa voix basse, la
chaleur de son souffle sur sa nuque, tout cela donnait une subtile sensualité à ses
paroles.
Elle avait déjà vu des stars agir ainsi. Manipuler et charmer les gens, pour
obtenir exactement ce qu’ils voulaient. Avec les stars féminines, cela prenait la
forme d’une amabilité chaleureuse. Avec les hommes, l’approche était teintée de
sensualité. Comme s’ils promettaient : « je vais t’emmener dans mon lit et te
donner du plaisir au-delà de tes rêves les plus fous ».
Elle avait passé trop de temps à Hollywood pour se laisser berner. Malgré tout,
elle ressentait une onde de chaleur au creux de son ventre. Son corps réagissait,
même si son esprit savait que ce n’était qu’une ruse.
Et peut-être était-ce cela qui l’irritait le plus. Elle avait beau ne pas être naïve,
cela ne l’empêchait pas d’être vulnérable. La groupie en elle voulait
désespérément qu’il la désire. Et surtout, qu’il soit quelqu’un de bien. Même si
c’était improbable.
— Vous avez raison. Je n’aime pas les vedettes. Et ce qui s’est passé ici est
un parfait exemple de ce que je déteste. Si vous voulez parler d’Hannah’s Hope,
alors parlez de notre programme.
Elle avança, effaçant la distance entre eux, et regretta aussitôt son geste. Car
une bouffée de son parfum enivrant parvint à ses narines.
— Ne vous servez pas de nous comme d’un tremplin pour annoncer votre
retour. Il y a des gens qui ont vraiment besoin de nos services, et si vous vous
servez d’eux pour être sous les projecteurs, alors vous…
Elle chercha ses mots, ébranlée que Ward ait déçu ses attentes.
— Alors vous n’êtes pas l’homme que je croyais.
-2-

A l’apogée de sa carrière, lorsqu’il passait plus de deux cents jours par an sur
les routes, Ward était capable de passer d’un fuseau horaire à l’autre avec un
simple supplément de caféine pour rester éveillé. Soit il prenait de l’âge, soit le
temps passé loin du circuit l’avait changé. Il avait atterri à San Diego après avoir
visité une association caritative au Texas. Il n’était qu’à deux fuseaux horaires
d’écart, pourtant il s’était réveillé à 4 heures du matin, sans parvenir à retrouver le
sommeil.
Alors, il était sorti de son lit, et était allé faire un jogging dans l’obscurité
matinale, sans même avaler une goutte de café. Sans doute ressentirait-il les
effets du manque de sommeil dans la journée, mais mieux valait être debout que
de se tourmenter dans son lit.
Son appartement de Vista del Mar était situé sur une bande de plage déserte.
Son assistant, Jess, avait loué ce modeste deux pièces quelques jours
auparavant. Si d’autres locations plus spacieuses étaient disponibles, Ward avait
choisi ce petit logement près de la plage, heureux d’avoir une excuse pour ne pas
héberger Jess et Ryan chez lui, mais à l’hôtel. Il tenait trop à son intimité pour
vouloir de la compagnie. A cette heure, seuls les joggeurs invétérés seraient
dehors. Quand il arriva sur la plage, une minuscule tache de lumière pointait à
l’horizon. Le soleil ne se lèverait pas avant une heure. Pour l’instant, il était seul
avec le sable sous ses pieds, les vagues rugissant à ses oreilles et la brise lui
fouettant le visage. Mais cela ne suffisait pas à lui faire oublier les paroles d’Ana.
Vous n’êtes pas l’homme que je croyais.
Il avait déçu beaucoup de gens dans sa vie, certains qui avaient compté sur lui
et d’autres qu’il avait aimés. Etait-ce vraiment trop exiger de lui-même qu’il ne
déçoive pas cette âme charitable au tempérament de feu ?
Peut-être que cela n’aurait pas été si difficile, s’il n’avait pas été perturbé par
l’attirance qu’il ressentait pour Ana Rodriguez, aussi inattendue que malvenue. Il
savait que l’attirance physique était chose capricieuse et instable. Il avait la
réputation d’avoir toujours eu beaucoup de femmes dans sa vie. Avant de
connaître Cara, il avait profité des occasions que sa carrière lui offrait. Depuis, il
avait suffisamment appris à contrôler ses désirs pour que son attirance pour Ana
ne soit pas un problème.
Mais une minuscule part de lui-même craignait qu’Ana ne lise en lui, et en son
âme. Et qu’il ne réponde vraiment pas à ses attentes. Car il ne répondait jamais
aux attentes des gens.
Quand Cara était morte, il s’était brièvement perdu dans son chagrin mais
avait réussi à surmonter le choc. Il avait réussi à reconstruire sa vie sans elle et à
s’extirper de son désespoir. Mais à la vérité, il l’avait fait en suivant un principe
simple. Etre toujours en mouvement.
C’était comme le jogging. Il suffisait de mettre un pied devant l’autre. Sans se
donner la permission de réfléchir. On avançait, simplement. On oubliait la douleur
qui vrillait ses muscles. On oubliait les ampoules qui se formaient à ses talons. On
oubliait la terreur et l’impuissance face à la disparition annoncée de l’être aimé. On
avançait.
Et si l’on était assez rapide et que l’on ne s’arrête jamais, on conservait son
avance, en quelque sorte.
Durant ces trois dernières années, il avait travaillé dix-huit heures par jour pour
mettre à flots la fondation Cara Miller. Il avait contacté toutes les personnes riches
ou influentes de sa connaissance, et avait sollicité leur soutien ou leurs dons. Il
s’était trouvé une mission qui le passionnait, et s’y était consacré corps et âme.
Il avait visité d’autres œuvres de charité. Il avait étudié la façon dont elles
étaient dirigées, et s’en était inspiré. Sans jamais rester assez longtemps au
même endroit pour reprendre son souffle. Il avait travaillé sans relâche en mémoire
de sa femme, mais aussi parce que cela l’aidait à oublier.
C’était un paradoxe qu’il n’était pas sûr de vouloir analyser de trop près, ce
matin. Ses muscles lui brûlaient et ses articulations lui faisaient mal. Mais il
continuait de courir, tout en reconnaissant petit à petit qu’Ana avait certainement
raison sur un point : Hannah’s Hope avait besoin de lui, mais pour plus qu’un
rapide séjour. S’il voulait vraiment aider Hannah’s Hope, il faudrait plus qu’un court
passage.
Le jogging était la seule activité qui lui vidait la tête. La seule qui lui fasse
oublier ses tracas, comme la musique l’avait été pour lui autrefois. Avant que Cara
ne tombe malade. Le cancer lui avait pris non seulement sa femme, mais aussi
tout désir musical. Il y avait eu une époque où il ne pouvait pas passer une journée
sans jouer de la guitare. Où les chansons étaient toujours présentes dans son
esprit, quelles que soient ses occupations. Mais ce temps-là était révolu. A
présent, tout ce qu’il lui restait, c’était le jogging. Mais il ne pouvait pas courir
indéfiniment. Tôt ou tard, il devrait s’arrêter, reprendre son souffle, et faire demi-
tour pour retourner chez lui.
Alors, il ralentit le pas, s’arrêta un instant, et se pencha pour prendre de
grandes inspirations d’air salé. Puis il tourna les talons et se dirigea vers son
appartement, tout en marchant cette fois. Quand son appartement fut en vue, le
soleil pointait par-dessus les toits. Il arrivait juste à temps pour le lever du soleil.

* * *
Ana arriva en retard le lendemain chez Hannah’s Hope, après un rendez-vous
très décourageant à la banque. Certes, l’organisation disposait de beaucoup
d’argent – pour l’instant – mais elle n’avait pas envie de s’embarrasser d’un
surcroit de tracas administratifs. Surtout quand la paperasse requérait les
signatures des membres directeurs. Si Rafe était toujours disposé à signer des
documents, cela prenait parfois des jours pour réussir à le joindre. Et comme elle
avait besoin de sa signature le matin même, quelqu’un de chez Hannah’s Hope
devrait aller chez Worth Industries, et attendre que Rafe veuille bien prendre un
stylo pendant un de ses moments libres pour parapher les documents. Et pour
l’heure, il semblait qu’elle n’avait pas de temps à perdre.
Tandis qu’elle franchissait la porte de service d’Hannah’s Hope, en jonglant
avec son attaché-case et son sac à main, elle cria :
— Je ne suis pas vraiment là, je pose juste mon ordinateur avant d’aller…
Ce fut alors qu’elle remarqua quelque chose de bizarre : personne n’était là
pour entendre son explication. Où étaient-ils tous passés ?
D’habitude, à cette heure tardive, Christi et Omar étaient déjà là. Elle passa la
tête dans le bureau qu’ils partageaient, et constata qu’il était vide. Elle posa son
ordinateur sur la chaise de son bureau, et suivit les sons de voix provenant de la
salle de réunion.
D’un rapide coup d’œil, elle observa la scène devant elle. Christi et Omar
étaient assis à l’extrémité la plus proche de la table. Emma Worth présidait son
ordinateur ouvert devant elle. Elle avait le bras encore emprisonné dans un plâtre
mauve, dû à un récent accident de voiture, et ne tapait que d’une main. Un plateau
de fruits frais était posé au centre, ainsi qu’un autre de viennoiseries et de muffins,
enveloppés dans un emballage du Bistro by the Sea. Les gobelets de café
provenaient aussi du même restaurant. Le parfum délicieusement amer du café
flottait dans l’air, auquel se mélangeaient les notes subtiles des muffins aux
myrtilles. Manifestement, quelqu’un avait décidé de faire livrer le petit déjeuner. Et
elle soupçonnait que cette personne était debout, en train d’écrire sur le tableau
blanc.
Ward était habillé d’un jean et d’une chemise à carreaux. Il avait le dos tourné,
mais elle devinait, à la manière dont l’étoffe tombait, que la chemise était
déboutonnée. Sans doute couvrait-elle un T-shirt qui soulignait ses muscles.
L’envie soudaine de plonger la main dans ses cheveux ondulés qui bouclaient sur
sa nuque la saisit à son grand étonnement.
— Que se passe-t-il ici au juste ? demanda-t-elle.
Trois têtes se tournèrent vers elle. Christi et Omar affichèrent un large sourire.
Emma, en revanche, détourna rapidement le regard, comme si elle savait qu’Ana
n’approuverait pas.
Lentement, Ward se tourna vers elle. Il lui adressa un sourire nonchalant, et
légèrement satisfait.
Elle avait eu raison pour le T-shirt, il était moulant. Et Ward parvenait, elle ne
savait par quel miracle, à avoir l’air élégant dans un jean et une chemise en
flanelle.
— Vous arrivez juste à temps pour notre séance de brainstorming, dit-il.
— D’où vient la nourriture ? demanda-t-elle.
— De ce petit restaurant en ville. Comment s’appelle-t-il ?
— Le Bistro, répondit Emma d’un air penaud.
— Oui. Le Bistro by the Sea. Un petit endroit génial. C’est moi qui l’ai
apportée.
— Et les tableaux blancs ?
Ils figuraient sur la liste « prochains achats mais pas encore dans le budget ».
— Je plaide coupable, dit-il avec un grand sourire.
Les deux tableaux étaient appuyés contre quatre chaises prises dans l’autre
pièce. Sur l’un deux, figuraient les mots « ce qu’il nous faut ». Sur l’autre, le titre
« comment l’obtenir ». Etrange, elle ne voyait les petits déjeuners inscrits dans
aucune colonne.
— N’est-ce pas gentil de la part de Ward de nous avoir apporté des muffins ?
lança Emma avec un peu trop d’entrain.
— Si généreux que je ne sais que dire, marmonna-t-elle sèchement.
Ward réprima un sourire, comme s’il avait saisi le subtil sarcasme qu’elle avait
tenté de masquer.
— Pas de quoi, dit-il.
Il fit un geste vers le festin disposé sur la table – plus que ce que cinq
personnes pouvaient manger en une matinée.
— Si vous vous serviez un café et que vous vous joigniez à moi ? Nous venons
de commencer.
— Je ne peux pas, rétorqua-t-elle en brandissant son porte-documents. Je vais
passer l’essentiel de ma journée dans le bureau de Rafe, à attendre qu’il signe ces
papiers pour demain. En fait, j’ai besoin de vos deux signatures aussi.
Elle fit glisser le dossier vers Emma.
— Si vous pouviez signer avant que je ne parte, ce serait parfait.
— Je dîne avec Rafe ce soir, dit Ward en traversant la pièce pour être face à
elle. Je pourrai les lui faire signer.
Ana saisit le dossier avant que Ward ne puisse le prendre.
— Ce n’est pas nécessaire.
— Ce n’est pas grand-chose, dit-il en saisissant un coin du porte-documents.
Désormais, chacun tenait une extrémité du dossier à bout de bras. En fait, il
n’était plus question de savoir qui amènerait les documents à signer à Rafe. Ils se
battaient pour le contrôle d’Hannah’s Hope. Si elle le laissait prendre ces
documents, cela reviendrait à admettre qu’elle ne pouvait pas faire son travail. Et
si elle refusait, elle aurait l’air d’une garce autoritaire.
Elle sentait le regard des autres posé sur elle. Ward affichait un sourire
confiant, tandis qu’elle avait le sourire tendu. Elle avait déjà perdu la bataille.
— Génial, céda-t-elle en lâchant le dossier. Assurez-vous juste que je l’aie pour
demain matin.
Il posa le porte-documents sur la table.
— Asseyez-vous, proposa-t-il de nouveau. Je suis impatient d’entendre vos
idées.
Tandis qu’elle s’installait, elle remarqua un bloc-notes neuf devant elle. Elle jeta
un coup d’œil autour de la table et remarqua que les autres avaient aussi le leur.
Christi et Omar avaient déjà commencé à prendre des notes.
Tandis que le groupe lançait d’autres idées, elle traça prudemment une ligne
au centre de la première page, et copia les deux titres inscrits sur les tableaux.
Alors, de quoi avait-elle besoin ?
De plus d’expérience.
De plus de temps, pour apprendre son travail.
De moins de temps avec ce rocker sexy qui se mêlait de tout.
Comment obtenir tout cela ?
Dans cette colonne, elle n’avait que des points d’interrogation à inscrire.

* * *
Quelques heures plus tard – après que Ward les eut emmenés déjeuner au
club de tennis – Ana put enfin se retirer dans son bureau pour bouder. Elle savait
bien que c’était une réaction puérile, mais c’était plus fort qu’elle. Pendant le
déjeuner, Emma s’était montrée très à l’aise, souriant et plaisantant avec tout le
monde. Ana avait mangé assez souvent au club pour ne pas être intimidée par
l’atmosphère élégante et la nourriture sophistiquée. Cependant, Christi et Omar
avaient été dûment impressionnés. Elle avait essayé de profiter du repas, en se
disant que ce n’était pas un signe de trahison. Mais ses émotions à fleur de peau
l’en avaient empêchée.
Alors, quand Emma frappa à la porte et passa la tête dans son bureau, elle
était encore d’humeur maussade.
Emma le remarqua aussitôt car elle lui demanda :
— Tu n’es pas contente de tout ce que nous avons accompli aujourd’hui ? On
dirait que les choses commencent vraiment à décoller.
Ana croisa puis décroisa les bras, ne sachant comment donner le change.
C’était un des inconvénients de travailler avec quelqu’un qui vous connaissait si
bien.
Ses parents avaient travaillé pour les Worth pendant des années. Elle avait
passé son adolescence dans l’appartement situé au-dessus de leur garage.
Même si les parents d’Ana étaient des employés, Emma l’avait toujours traitée
comme une égale. Aujourd’hui, elles étaient comme des sœurs.
Elle ne pouvait pas en vouloir à Emma d’être si joyeuse. Récemment, Emma
s’était fiancée à Chase Larson, le frère par alliance de Rafe. Ce n’était
certainement pas la faute d’Emma si elle rayonnait, à la fois sous l’effet de l’amour
et des hormones de grossesse. Naturellement, Ana était heureuse pour son amie.
Néanmoins, le nouveau statut d’Emma, future épouse et future mère, lui rappelait
aussi son propre statut d’éternelle célibataire.
Mais rien de tout cela ne concernait Hannah’s Hope.
— On dirait qu’il y a beaucoup de grands rêves pour lesquels nous ne
pourrons rien faire, objecta-t-elle.
Emma sembla désarçonnée par cette critique inattendue.
— Moi, je suis ravie. Je pense que nous avons trouvé beaucoup de très
bonnes idées. Et la kermesse ? Ne me dis pas que tu n’aimes pas cette idée ?
Christi avait lancé cette suggestion pendant la séance de brainstorming. Au
lieu d’organiser une soirée « Portes ouvertes » comme prévu, ils organiseraient
une kermesse en ville, à la fin du mois. Ils pourraient ainsi générer plus de
publicité, et attirer beaucoup de passants. Tout le monde avait adoré l’idée.
— Ce n’est pas que l’idée soit mauvaise. Mais nous avons encore beaucoup
de vrai travail pour faire décoller Hannah’s Hope. Je ne veux pas que nous nous
dispersions en préparant quelque chose d’amusant, quand il y a un travail sérieux
qui a besoin d’être fait.
— Ce n’est pas une distraction. A présent que nous sommes opérationnels,
combien de gens nous connaissent vraiment ? Nous devons aller vers eux, et leur
faire savoir tout ce que nous avons à leur offrir, à la fois à ceux qui pourraient nous
solliciter et aux bénévoles. Ce sera l’occasion idéale pour ça.
— Je ne dis pas qu’une fête ne sera pas amusante, toutefois je ne suis pas
sûre que ce soit la meilleure façon d’utiliser nos ressources.
— C’est bien pour cela que nous demanderons aux entreprises locales d’offrir
des biens et des services. Et si Ward peut vraiment nous amener un de ses
poulains prometteur pour chanter, ce sera vraiment une aubaine.
C’était Omar qui avait lancé la possibilité que Ward joue un morceau. Ward
avait subtilement esquivé la question en offrant les services du musicien dont il
produisait les albums.
— Oui, super.
Pendant qu’elle essayait de jouer les tyrans et de motiver tout le monde sur les
tâches rébarbatives, Ward débarquait avec ses idées amusantes et ses délicieux
muffins, et charmait son équipe. Pas étonnant qu’elle lui en veuille. Peut-être
pourrait-elle lui pardonner plus facilement, si elle n’avait pas si peur de tomber
sous son charme elle-même. Peut-être devrait-elle se réjouir qu’il ne chante pas.
Elle pourrait s’évanouir d’excitation.
— Au fait, tu as une idée de la raison pour laquelle il ne chantera pas lui-
même ? Je me suis toujours demandé…
— Non, je l’ignore.
Emma fit un geste de la main pour indiquer à Ana de baisser la voix, puis
désigna le couloir menant à la porte de service.
— De toute façon, dit-elle d’une voix plus forte, il faut que j’y aille. J’ai des tas
de choses à faire… On en reparle plus tard ?
Ana serra les lèvres et hocha la tête. Manifestement, Ward arrivait par le
couloir. Pourquoi n’arrivait-il jamais par la grande porte, d’ailleurs ?
Emma s’en allait juste au moment où il fit son apparition. Elle avait espéré ne
pas avoir à le voir aujourd’hui. En tout cas, pas seule. Les stars oisives n’étaient-
elles pas censées se prélasser l’après-midi au bord de leur piscine ou quelque
chose comme ça ? Pourquoi ne pouvait-il pas juste piquer des colères ou inhaler
des algues, comme ses congénères ?
— Vous avez une minute ? demanda-t-il, mais il n’attendit pas sa réponse pour
entrer et fermer la porte derrière lui.
— Certainement, marmonna-t-elle, en espérant que sa voix ne sonnait pas
aussi fausse pour lui que pour elle.
Son bureau était à peine plus grand qu’un placard. Entre son bureau, calé
contre un mur, et l’étagère, contre le mur opposé, elle avait à peine la place pour
sa chaise et celle qu’elle avait installée près de la porte, pour les invités.
Il s’assit sur la chaise en question, et la recula pour étendre ses longues
jambes. Elle recula la sienne de quelques centimètres pour ne pas toucher ses
pieds. Sa seule présence semblait aspirer l’espace vide de son bureau. Et l’air
sembla chargé par l’effluve boisé de son… son quoi ? Ce n’était pas fort ou
enivrant comme un parfum. C’était quelque chose de plus subtil, peut-être son
savon. Ou sa peau, qui sentait naturellement l’air frais, et les après-midi passés à
randonner dans les bois…
Elle secoua légèrement la tête, en essayant de se reprendre. A cet instant, elle
se rendit compte qu’il la fixait d’un regard sombre et mystérieux. Aussitôt, elle eut
les sens en alerte.
Elle était habituée à ce que les hommes tentent de la séduire. Elle avait une
silhouette voluptueuse, et un visage assez joli. Les hommes avaient souvent
certaines attentes sur les femmes latines au sang chaud, et aux mœurs dissolues.
Peu importait qu’elle n’ait pas une seule fois illustré ce stéréotype, elle était
habituée à ce que les hommes la contemplent. Mais cette fois, c’était différent.
Il ne la reluquait pas à proprement parler. Il semblait évaluer sa personnalité,
plutôt que son physique. Et si c’était le cas, elle craignait qu’il ne découvre ses
défaillances.
Malgré tout, il y avait une étincelle d’intérêt dans son regard, elle en était
presque certaine. Mais ce qui était plus déconcertant, c’était sa propre réaction
devant lui. Pourquoi sa seule présence la rendait-elle si consciente d’elle-même ?
De la mèche de cheveux qui s’était échappée de sa pince et qui semblait lourde
sur son cou. Du fait qu’elle soit pieds nus sous son bureau, et que ses orteils
soient vernis dans cette stupide teinte bleu ciel.
Comme s’il avait deviné ses pensées, il regarda en direction de ses pieds,
assez longtemps pour la rendre mal à l’aise. Puis il déglutit. Elle ramena
brusquement ses pieds sous sa chaise, mal à l’aise.
Lorsqu’il leva les yeux vers elle, il arborait un air neutre.
— Il faut que nous parlions, assena-t-il d’un ton sans réplique.
Ah, mince. Il était bien en train de l’évaluer. Et il allait lui délivrer son verdict.
Elle était non professionnelle, peu qualifiée, et irrespectueuse. Et il détestait le
vernis à ongles bleu.
Elle avait l’impression qu’il pouvait lire en elle, et que tout ce qu’elle pourrait
dire pour sa défense serait vain. Mais, de toute façon, il ne lui laissa pas l’occasion
de plaider sa cause.
— Il y a une chose que je ne tolère pas, dit-il d’une voix neutre. Ce sont les
gens malhonnêtes envers moi. Manifestement, vous ne m’aimez pas et j’ai besoin
de savoir pourquoi.
Elle ne… Quoi ? Elle poussa un long soupir, en tentant de comprendre. Il
s’inquiétait qu’elle ne l’aime pas ?
— Ce n’est pas…
— Soit vous ne m’aimez pas, soit vous ne me faites pas confiance. Alors,
jouons cartes sur table. Et ne me dites pas que vous vous méfiez des vedettes.
Car je ne crois pas une seconde que vous laisseriez cette méfiance faire obstacle
au succès d’Hannah’s Hope.
Elle poussa un long soupir, en essayant de déterminer jusqu’à quel point elle
pouvait se montrer honnête. Certes, elle n’aimait pas les vedettes. Ridley Sinclair
avait fait de sa vie un enfer, et elle savait que la plupart des célébrités masculines
auraient pu agir comme lui. Mais en toute honnêteté, rien de ce que Ward avait
accompli depuis qu’elle l’avait rencontré n’indiquait qu’il était comme ces hommes.
Ce qui, en fait, lui compliquait la tâche.
Elle pouvait envoyer paître quelqu’un comme Ridley Sinclair. Mais un homme
de bonne volonté et franc comme Ward était bien plus difficile à ignorer.
Puisqu’elle ne pouvait pas avouer cela, elle saisit la première excuse qui lui
vint à l’esprit.
— D’accord, dit-elle. Pour commencer, je n’aime pas la façon dont vous avez
déboulé ici et pris les choses en main. Vous êtes en ville depuis moins d’un jour et
vous explosez déjà notre budget avec les tableaux blancs et les plateaux de fruits.
— Je n’ai pas dépensé l’argent de l’association pour ces choses.
— Oh !
Elle réprima un gémissement. Cet homme était sexy et généreux ? Elle avait
l’air bête à présent.
Cependant, il l’observait toujours. Alors elle trouva une autre excuse.
— Vous pensez que ça change tout ? Qu’il suffit que vous sortiez votre argent
pour que les choses se fassent comme vous le souhaitez ?
— En général, dit-il avec un sourire, c’est ainsi que cela se passe.
— Eh bien, pas pour moi. Si nous voulons atteindre tous nos buts, nous
devons être réalistes, conscients et…
— Venez-en au fait, Ana. Allons-nous avoir un problème à travailler ensemble ?
Son ton était froid, son regard tranquillement scrutateur.
Les sirènes d’alarme stridentes se remirent à hurler dans un coin de son
esprit. Elle frotta nerveusement ses pieds l’un sur l’autre. Quelles chances avait-
elle face à une superstar ? Surtout quand des millions de bonnes âmes attendaient
de prendre sa place, si elle échouait.
Mais, tandis que ce refrain résonnait dans son esprit, elle comprit qu’il ne
s’agissait pas vraiment de cela. En vérité, elle ne voulait pas être attirée par lui, ni
l’apprécier.
Elle prit une profonde inspiration – en regrettant qu’il soit assis si près – puis
expira lentement.
Aurait-elle un problème à travailler avec lui ? Peut-être. Le saurait-il un jour ?
Certainement pas.
— Non, monsieur Miller, dit-elle avec un sourire faussement serein. Nous
n’aurons pas de problème.
Il plissa les yeux à la mention de son nom, comme si son ton formel le
contrariait.
— Saviez-vous, mademoiselle Rodriguez, que j’avais douze ans quand j’ai
joué pour la première fois sur scène ?
Déconcertée par son regard direct, elle remit sa mèche échappée derrière
son oreille.
— Non, je l’ignorais.
— J’ai décroché mon premier contrat à quinze ans. Et j’ai signé avec ma
première grande maison de disques à dix-neuf.
Peut-être était-ce son débit nonchalant ? Ou peut-être son regard attentif. En
tout cas, elle comprit qu’il n’était pas en train de fanfaronner. Il ne cherchait pas à
l’impressionner. Non, il voulait démontrer une thèse, et elle avait le sentiment que
lorsqu’elle saurait laquelle, elle n’allait pas aimer cela.
— Je suis dans le métier depuis vingt-quatre ans. Ce qui est presque aussi
long que votre vie.
Il haussa les épaules et sourit.
— Presque aussi long que ma propre vie, d’ailleurs. Durant mes années dans
le show-biz, j’ai eu affaire à toutes sortes de gens, qui ont essayé de profiter de
moi, dit-il en se balançant sur sa chaise. J’ai croisé des tas de personnes qui
prétendaient vouloir me protéger. Qui voulaient être mon meilleur ami. Quand on
travaille dans le show-business depuis aussi longtemps, il peut se passer deux
choses. Soit on devient un de ces malades qui sniffent des algues cinq fois par
jour, soit on apprend à deviner quand quelqu’un vous ment.
Il reposa la chaise sur ses quatre pieds.
— Je n’aime pas les algues.
Bon sang, pourquoi fallait-il en plus qu’il ait de l’humour ?
— En gros, continua-t-il, il y a une seule chose que je maîtrise mieux que jouer
de la guitare, c’est deviner quand quelqu’un me ment. Alors, si nous reprenions tout
depuis le début, et que vous me disiez exactement pourquoi vous avez un
problème avec moi ?
-3-

Son honnêteté brutale la désarçonna. Qu’était-elle censée répondre ?


Ce n’était pas comme si elle pouvait dire : « Oui, car je pense que vous êtes
vraiment à tomber. Et ça me contrarie. » Ou pire, « je suis horriblement sous-
qualifiée pour ce poste. J’arrive à peine à garder la tête hors de l’eau, et si vous
saviez à quel point je suis près de me noyer, vous me vireriez. »
Le mieux était encore de lui raconter sa propre histoire.
— J’avais douze ans quand mes parents ont quitté Los Angeles pour venir
vivre ici. Même si ce n’est qu’à une demi-heure de Los Angeles, c’est un tout autre
monde. Mon père a accepté un emploi de jardinier chez les Worth, et ma mère est
devenue leur domestique. Nous habitions au-dessus du garage de la famille
Worth. Nous étions peut-être des employés, mais jamais ils ne nous ont traités
comme tels.
Il l’observait, les coudes sur les genoux. Il était si près qu’elle avait du mal à se
concentrer.
Elle était habituée à travailler avec des stars qui ne se souciaient de son
opinion que lorsqu’elle parlait d’elles. Mais lui semblait vraiment l’écouter. Tout
comme il avait écouté ses collègues pendant la séance de brainstorming.
Soudain, la pièce lui sembla encore plus petite et étouffante. Elle remit ses
chaussures, puis se leva.
— Je vais aller nettoyer la salle de conférences. Si vous voulez continuer à
discuter, suivez-moi. Il faut mettre ces fruits au frais avant qu’ils ne s’abîment.
Elle savait qu’il allait la suivre, bien entendu. Apparemment, Ward faisait
rarement ce qu’elle voulait qu’il fasse. Tandis qu’ils arpentaient le couloir, elle
poursuivit :
— Je ne suis pas simplement en train de vous raconter ma vie. Il faut que vous
compreniez, le fait de quitter Los Angeles pour Vista del Mar a sauvé ma famille.
Pas seulement mes parents. Quand nous avons emménagé ici, mes tantes et mes
Pas seulement mes parents. Quand nous avons emménagé ici, mes tantes et mes
oncles ont suivi.
Il plissa les yeux. Manifestement, il réfléchissait à ses mots, mais il ne
comprenait pas. Comment le pourrait-il ?
— Ça peut vous sembler ridicule, mais Vista del Mar est un lieu particulier
pour nous. Bien sûr, nous avons nos problèmes, mais nous nous serrons les
coudes, et nous prenons soin de nos proches. C’est l’environnement idéal pour
grandir. Pour élever une famille. Du moins, ça l’était autrefois. Mais maintenant que
Rafe Cameron est de retour et qu’il a racheté Worth Industries…
Elle s’interrompit, de crainte de paraître trop critique.
— Dois-je en déduire que vous n’approuvez pas totalement les choix de
Rafe ? devina-t-il.
Elle se détourna de son regard scrutateur et étudia la salle de conférences.
Les restes du petit déjeuner étaient éparpillés dans la pièce.
— Je ne veux pas dire de mal de lui, esquiva-t-elle en remettant le couvercle
de plastique sur le plateau de fruits. C’est votre ami.
Ward, manifestement, n’éprouvait pas le même besoin de s’occuper qu’elle. Il
s’assit sur une chaise au bord de la table, et étala ses longues jambes devant lui.
— Et c’est votre patron.
Il y avait une note de tension subtile dans sa voix. Un avertissement ?
D’accord. Donc, c’était là que la limite était tracée. C’était bon à savoir.
Elle hocha la tête, et reporta son attention sur le plateau de muffins. Il n’en
restait qu’un. A la banane et au chocolat, son préféré. Elle le prit. Elle aurait peut-
être besoin d’une bonne dose de réconfort, tout à l’heure.
— Ne vous méprenez pas, j’apprécie tout ce qu’il fait pour Hannah’s Hope.
— Content que vous appréciiez les millions de dollars qu’il s’est engagé à
verser à l’organisation, ironisa-t-il.
Certes, Rafe était le chef du conseil d’administration d’Hannah’s Hope. Mais
de ce qu’elle en avait vu, il n’était pas très intéressé par le sort de son œuvre de
charité. Il avait parachuté Ward dans le conseil pour qu’il prête son image, puis
avait nommé Emma, à la demande du père de celle-ci. Emma était unanimement
appréciée. Elle s’investissait depuis longtemps dans d’autres œuvres caritatives,
et avait l’expérience nécessaire et les faveurs de la ville. Mais Ana ne pouvait se
défaire du sentiment que Rafe avait engagé Emma uniquement pour donner une
illusion de continuité entre l’ancienne direction de Worth Industries et la nouvelle.
Malgré cela, les gens étaient encore inquiets. Parmi les plus anciens
employés de Worth Industries, beaucoup avaient été mis en retraite anticipée.
Selon la rumeur, Rafe avait embauché un expert en relations publiques, Max
Preston. Elle ne pouvait s’empêcher de trouver cela inquiétant.
— Depuis mon retour à Vista del Mar, j’ai remarqué que l’ambiance avait
changé, dit-elle. Les habitants sont nerveux. Inquiets. Si Rafe ferme l’usine, ce sera
désastreux pour cette ville.
— J’en suis conscient. Mais rien de tout cela n’a de rapport avec Hannah’s
Hope.
— Bien sûr que si. Je pourrais être plus efficace dans mon travail si Rafe était
plus impliqué dans la gestion courante.
— Impliqué, de quelle façon ?
Il semblait vouloir l’aider.
— Plus impliqué, simplement.
Elle ramassa la dernière assiette et prit une serviette pour essuyer la table.
— J’ai rencontré Rafe une seule fois, quand Emma m’a présentée pour mon
entretien.
Pour l’entretien en question, elle avait attendu pendant plus d’une heure que
Rafe daigne la recevoir. Puis, lorsqu’on l’avait enfin conduite à son bureau, il lui
avait accordé un bref regard, avant de reporter son attention sur l’ordinateur.
— Emma pense que vous ferez du bon travail, avait-il dit. Ne la décevez pas.
Et cela avait marqué la fin de son entretien.
Elle jeta les miettes dans la poubelle. Voilà, c’était mieux.
— Prenez garde à ce que vous souhaitez, avertit Ward. Rafe peut être un
patron extrêmement exigeant.
Elle leva les yeux et vit qu’il l’observait avec cette intensité qu’elle trouvait si
perturbante. Elle avait cru que c’était la taille réduite de son bureau qui avait mis
ses nerfs à vif. Mais il la troublait tout autant dans une grande pièce.
— C’est peut-être vrai, mais j’apprécierais tout de même un tout petit peu plus
d’implication de sa part.
Elle alla vers les tableaux. Une brosse à effacer, encore emballée, était posée
à côté de l’un d’eux.
— Hormis la seule fois où je l’ai rencontré, il n’a communiqué avec moi que
par e-mail. Chaque fois que je lui ai envoyé une question, il m’a invariablement
répondu : « je fais confiance à votre jugement ».
Elle passa la brosse sur la surface lisse du tableau. C’était étrangement
satisfaisant de faire disparaître la preuve de leur réunion de travail. Si seulement
tous ses problèmes pouvaient être effacés aussi aisément.
— Je commence à penser qu’il ne fait que copier-coller ses précédents e-
mails.
— Oh ! Il fait confiance à la recommandation d’Emma.
Pendant qu’elle était occupée à passer sa frustration sur le tableau blanc, il
s’était avancé vers elle. Et maintenant, il était bien trop près. Assez près pour
qu’elle puisse voir les minuscules flocons d’or dans ses pupilles.
Elle inspira, et fut de nouveau frappée par son parfum si particulier. A la fois
frais et viril.
— Il connaît à peine Emma, murmura-t-elle.
Elle s’éclaircit la gorge, ennuyée de s’être laissé distraire. Les yeux paillettés
d’or de Ward étaient le cadet de ses soucis. Mais… quels étaient ses soucis
déjà ?
Ah, oui. Le fait que Rafe ne connaisse pas suffisamment Emma pour se
reposer sur son opinion. Et il la connaissait elle-même encore moins. Etant donné
ses qualifications limitées, comment pouvait-elle interpréter la confiance de Rafe
envers elle comme autre chose que de la négligence ?
— Mais il connaît Chase depuis des années. Si son frère fait confiance à
Emma, alors Rafe aussi, fit valoir Ward en posant une main sur son bras.
A l’évidence, il avait voulu la réconforter, mais le contact provoqua un frisson
sensuel en elle. Sa main était large. Forte et puissante. Ses doigts rugueux contre
sa peau.
Pendant qu’elle tentait de respirer de manière normale, elle comprit. Ce n’était
pas seulement la main virile et puissante d’un homme séduisant. C’était la main de
Ward Miller. La main qui jouait ces mélodies si envoûtantes.
Une sensation enivrante s’empara d’elle. Elle sentit son pouls s’accélérer,
tandis qu’une douce chaleur l’envahissait.
Elle se força à regarder ailleurs que leur point de contact, mais plongea de
nouveau ses yeux dans les siens. Son regard était dangereux. Car elle pourrait
bien se perdre dedans.
Or, elle était suffisamment perdue comme cela. Elle secoua la tête, et tenta de
se rappeler leur conversation. Ah oui, Hannah’s Hope.
— Des conseils… ça ne me ferait pas de mal. Un peu plus d’implication.
D’actions concrètes.
— Dans ce cas, vous allez m’adorer, murmura-t-il.
Puis elle regarda sa main, toujours posée sur son bras. Pourquoi ne l’avait-il
pas encore retirée ? Elle se sentit rougir, et se dégagea dans un sursaut.
— Ce n’est pas un sujet de plaisanterie, dit-elle d’un ton aussi sec que
possible. Hannah’s Hope est importante. Ce n’est pas seulement une œuvre de
charité, cela représente l’opportunité de rassembler toute la population de la ville.
— Je le savais déjà, dit-il, redevenant sérieux. Rafe m’en a convaincu avant
même mon arrivée. Cela dit, vous avez raison sur un point.
Il lui retira avec douceur la brosse des mains et se mit à effacer le second
tableau.
— Vous ne pouvez pas dépendre de Rafe.
Surprise par sa déclaration directe, elle se força à détacher son attention du
mouvement doux et confiant de ses mains.
— Mais…
— Il fera ce qu’il faut pour Hannah’s Hope, je vous le garantis. Mais ce serait
voir à trop court terme de vous reposer uniquement sur lui pour le financement.
Vous devez faire rentrer plus d’argent, et vous devez faire savoir aux habitants ce
que vous faites. C’est pour vous aider dans cette mission que je suis là.
Sa voix grave et séductrice la troublait. Et la rendait trop consciente de sa
vulnérabilité.
Heureusement, il ne sembla pas remarquer l’effet qu’il lui faisait.
— La fondation Cara Miller emploie beaucoup de gens de bonne volonté. Si
vous ne faites confiance ni à moi ni à Rafe, alors au moins, faites-leur confiance.
Elle noua et dénoua nerveusement ses mains. Entendre ses propres
préoccupations formulées à voix haute lui donnait la nausée.
— Alors, vous pensez qu’engager quelqu’un de CMF pour faire mon travail
serait mieux pour Hannah’s Hope ?
— Eh, dit-il en haussant les mains en signe de reddition. Ce n’est pas du tout
ce que j’ai dit.
— Mais vous croyez que quelqu’un d’autre pourrait faire mieux ?
Un sentiment de rancœur l’envahit. Pour qui se prenait-il, de critiquer la façon
dont ils travaillaient ? Il était musicien. Ce n’était pas comme s’il avait la moindre
expérience concrète pour diriger une organisation à but non lucratif… Sauf que, si,
il avait une expérience concrète.
— Je suis sûre que quand vous avez créé CMF, vous avez engagé les
meilleurs dans le métier, et que vous avez pu la rendre opérationnelle en un rien de
temps, dit-elle en tentant de réprimer l’amertume dans sa voix.
La fondation Cara Miller était renommée dans le monde entier, pour son action
envers les enfants défavorisés. Mais elle était sûre qu’une grande partie du succès
de la fondation était due à Ward. Il avait apporté toute la force de sa
personnalité – sans parler de sa considérable richesse – pour donner vie à son
projet.
Elle poussa un long soupir, déterminée à ne pas retourner sa frustration contre
Ward. Même s’il était ami avec Rafe, ce n’était pas sa faute si Hannah’s Hope
était à peine plus qu’un moyen de faire passer la pilule du rachat de Worth
Industries par Cameron Enterprises.
Elle alla à l’autre bout de la pièce. Cependant, même loin de lui, elle avait
l’impression que sa présence l’étouffait.
— Essayez de vous mettre à ma place. Votre fondation est un modèle
d’efficacité. Le travail que vous avez réalisé est…
Elle haussa les épaules, à la recherche du mot adéquat.
— Légendaire.
— Merci, dit-il avec un petit sourire. CMF a beaucoup de gens formidables à
son service.
— Exactement, approuva-t-elle d’un ton morose. Et Hannah’s Hope n’a que
moi.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, tempéra-t-il, l’air navré.
— Je ne suis pas du genre à prendre de gants. Encore moins quand je parle
de mes propres défauts.
Elle poussa un soupir, et écarta les quelques mèches qui lui tombaient sur les
yeux.
— Je voulais obtenir ce travail à tout prix. Et je voulais absolument être une
excellente directrice. Mais je suis…
Ce n’était pas si facile de mettre des mots sur ses propres lacunes.
— Je ne suis pas aussi compétente que je le pensais. Je croyais que le
bénévolat que j’avais effectué à Los Angeles constituerait une base solide. Et puis,
sans me vanter, je suis intelligente. Je travaille dur, et je n’ai jamais rien raté dans
ma vie. Je croyais que cela suffirait. Mais jusqu’ici, ce n’est pas le cas. La mise en
route d’une organisation à but non lucratif et tous les détails techniques me
dépassent complètement.
Dès que les mots lui eurent échappé, elle les regretta. Parmi toutes les
personnes à qui se plaindre… pourquoi avait-il fallu qu’elle choisisse l’une des
deux seules personnes qui avait le pouvoir de la licencier ? Emma ne voterait
jamais son renvoi, mais si Ward persuadait Rafe de le faire, ils auraient la majorité
.
Mais quand elle rencontra son regard, Ward semblait plus compréhensif que
critique, malgré son sourire ironique.
— Ne vous méprenez pas, le travail ne me fait pas peur, continua-t-elle.
L’échec non plus. Simplement, je ne veux pas décevoir les autres. Pendant les
quatre années que j’ai passées à Hollywood, j’ai eu affaire avec certaines des
personnalités les plus difficiles du métier. Après cela, j’étais sûre de pouvoir tout
gérer.
Avec le recul, elle trouvait cela risible.
— Bon sang, je déteste avoir tort, avoua-t-elle.
Il marcha jusqu’à elle, puis fit pivoter doucement son visage vers le sien.
— Vous n’avez pas tort. Vous êtes capable de réussir.
La ferveur et la conviction qu’elle lisait dans ses yeux l’ébranlèrent. Elle fut de
nouveau frappée par sa beauté. Par le fait que le grand Ward Miller soit ici, à
quelques centimètres d’elle, en train de lui parler comme à une collègue.
Elle secoua la tête. Ce n’était pas le moment de céder à son intense pouvoir
de séduction.
Brusquement, il laissa retomber ses mains et les fourra dans ses poches.
— Je ne me souviens que trop bien à quel point les débuts de CMF furent
difficiles. Bien sûr, j’avais du personnel. J’avais engagé les meilleurs dans le
domaine, mais je voulais faire l’essentiel moi-même. Car j’avais besoin de
m’occuper l’esprit.
Elle retint son souffle. Cela faisait trois ans que la femme de Ward était
décédée. Mais se remettait-on jamais de la perte de l’être aimé ?
Quand Emma lui avait téléphoné pour lui annoncer que Ward serait le
troisième membre du conseil, Ana avait effectué des recherches sur internet à son
sujet. Après avoir soigneusement mis tous ses rêves de jeune fille de côté, elle
s’était rendu compte qu’elle connaissait très peu de choses sur la vie de Ward,
depuis qu’il avait disparu de la scène publique.
La toile fournissait assez de détails sur la mort de Cara pour satisfaire les
curiosités les plus morbides, y compris les derniers mots de Ward à sa femme.
Elle avait été si dégoûtée d’une telle intrusion dans son intimité qu’elle avait
aussitôt fermé la fenêtre, se sentant un peu mal à l’aise. Perdre un être cher était
difficile, mais lorsque l’on voyait son chagrin étalé dans tous les journaux, ce devait
être… elle n’arrivait même pas à l’imaginer.
— Cela a dû être extrêmement douloureux de la perdre, dit-elle.
Il hocha la tête pour accepter ses condoléances maladroites.
— Si j’ai pu lancer CMF, alors vous aussi, vous pouvez réussir. C’est pour ça
que je suis ici, pour vous y aider.
Elle secoua la tête.
— C’est déjà suffisant que vous soyez dans le conseil et que vous prêtiez votre
image à Hannah’s Hope. Je ne vais pas vous demander en plus de faire mon
travail, tout de même.
— Je ne fais pas votre travail. Je fais mon travail.
— Je ne comprends pas.
— Vous ne savez pas ce que CMF fait, n’est-ce pas ? dit-il en souriant.
— Elle œuvre en faveur des enfants défavorisés.
— C’est une partie de son activité.
Son sourire était malicieux. Comme s’il était sur le point de partager un secret
avec elle.
— Quand j’ai fondé CMF, c’était mon intention. Mais en cours de route, j’ai
mesuré à quel point c’était difficile de fonder une organisation caritative. J’ai vite
compris que sans les ressources financières et personnelles dont je disposais, je
n’aurais abouti nulle part. C’est pourquoi j’ai créé l’autre branche de CMF.
— L’autre branche ?
— Oui. Aider les enfants, c’était le domaine de Cara. Mais ce n’est pas
vraiment ce qui me fait vibrer.
— Qu’est-ce qui vous fait vibrer ?
Elle se sentit rougir quand elle se rendit compte du double sens de sa phrase.
Mais elle se ressaisit rapidement. Oui, il semblait y avoir une attirance latente entre
eux, mais Ward semblait décidé à l’ignorer. Et si lui le pouvait, alors elle le pourrait
aussi.
Elle se concentra sur le sujet de leur conversation. Elle avait cru savoir
exactement ce que la fondation Cara Miller faisait. Elle avait supposé être au fait
de la présence de Ward. Pour prêter son image, et promouvoir Hannah’s Hope.
S’était-elle trompée ?
— Vous êtes perdue, on dirait.
— Un peu, dit-elle, dépitée qu’il semble lire en elle comme dans un livre ouvert.
— Laissez-moi reprendre depuis le début. Avez-vous déjà entendu parler du
terme pépinière d’entreprises ?
— Je crois.
Elle avait lu un article à ce sujet, récemment.
— Ce sont des sociétés dont le but est d’aider de nouvelles sociétés à se
lancer, non ?
— Tout à fait. La seconde branche de CMF – la branche qui n’a pas beaucoup
de publicité et qui n’est pas souvent dans les médias – est une pépinière pour les
organisations à but non lucratif. Nous trouvons des gens avec des idées, et nous
les aidons à faire décoller leur projet. Nous ne faisons pas le travail pour eux, nous
leur fournissons juste l’entraînement et les ressources nécessaires pour réussir.
— J’ignorais qu’une telle chose existait.
Elle était surprise – ou plutôt, sidérée.
— Comment ai-je pu l’ignorer ?
— Je ne sais pas.
Pendant une seconde, il sembla aussi abasourdi qu’elle. Mais il se reprit
rapidement.
— Rafe le savait, c’est certain. C’est la raison pour laquelle il m’a demandé
d’entrer dans le conseil.
— Oui, et il a été un tel puits d’informations, marmonna-t-elle. Si c’est pour ça
que vous êtes là, j’aurais dû en être informée avant votre arrivée, s’indigna-t-elle.
Elle avait horreur d’être mise sur la touche.
— Je croyais que vous l’aviez été.
— Eh bien, non, et…
Elle s’interrompit, en tentant de se rappeler sa conversation avec Emma.
Qu’avait dit Emma à propos de Ward ? Ana avait-elle vraiment écouté ses
explications ?
Pendant trente bonnes secondes, elle avait posé le téléphone et poussé des
cris silencieux d’excitation. Et puis, quelques minutes plus tard, elle avait compris.
Ward Miller. Travaillant avec elle. Mais travaillant pour Rafe.
Son excitation avait fait place à un certain malaise. Tout ce qu’elle savait
d’expérience sur les célébrités avait calmé ses ardeurs de fan. Elle avait compris
qu’il lui faudrait enfouir ses rêves pour bien faire son travail. Et que pour protéger
Hannah’s Hope, elle devrait se méfier de chacune des actions de Ward, en mettant
de côté son admiration pour lui.
Pendant qu’elle prenait conscience de tout cela, Emma avait continué de
parler, et avait peut-être mentionné tout ce que Ward venait de dire.
— Il est possible qu’Emma m’ait tout expliqué et que je ne l’aie pas entendue,
admit-elle.
Elle poussa un soupir et massa son front pour évacuer un peu de tension.
— Ce doit être ce qui s’est passé. Emma n’aurait pas fait exprès de taire cette
information.
Emma se consacrait corps et âme à ses œuvres de charité. Voilà pourquoi
Ana tenait tant à faire prospérer Hannah’s Hope. Elle ne pouvait supporter l’idée
de décevoir Emma. Et avec ce qu’elle venait d’apprendre, elle ne voulait pas
décevoir Ward non plus. Puisqu’il lui offrait une autre chance, elle allait la saisir à
pleines mains.
Mue par un regain de motivation, elle se redressa.
— D’accord, monsieur le pépiniériste, c’est vous l’expert. Que fait-on
maintenant ?
-4-

La question d’Ana resta en suspens entre eux. Que faisaient-ils maintenant ?


Il envisageait au moins une dizaine de choses à faire avec elle. Dîner dans un
bon restaurant, pour la charmer avec quelques verres de vin. Marcher le long de la
plage, pour la convaincre d’enlever ses chaussures et de marcher dans le sable
avec lui. Il pourrait libérer sa chevelure, et enfouir son visage contre sa nuque. Pour
respirer son parfum de cannelle si délicieux.
Oui, il avait des tas de suggestions à lui faire. Mais aucune n’était le moins du
monde appropriée. Pas avec une femme avec qui il travaillait.
Alors, il lui donna la réponse dont elle avait réellement besoin.
— Nous devons aller à Charleston.
Elle cligna des yeux.
— Je vous demande pardon ?
Il eut envie de rire devant son air incrédule.
— Charleston, répéta-t-il.
— La ville ?
— Oui, la ville. Je ne parlais certainement pas de vous emmener danser.
Elle sembla confuse, alors il ajouta :
— J’ai un horrible sens du rythme.
— J’en doute.
— Je vous jure. Je ne pourrais pas danser même si ma vie en dépendait.
Elle secoua la tête, manifestement décidée à ignorer ses plaisanteries.
— Qu’y a-t-il à Charleston ?
— Les quartiers généraux de CMF. Une fois que vous aurez vu le genre de
missions que nous effectuons là-bas…
— Vous plaisantez ? coupa-t-elle. J’avoue que la kermesse est une bonne
idée, mais entre ça et mon travail habituel, je ne peux pas faire un saut à
Charleston sur un coup de tête. Même si nous avions l’argent dans notre budget
Charleston sur un coup de tête. Même si nous avions l’argent dans notre budget
pour un tel voyage – ce qui n’est pas le cas – je ne peux pas m’absenter.
Honnêtement, cela l’impressionnait beaucoup qu’elle ait le courage de lui tenir
tête. La plupart des gens n’osaient pas. Elle semblait avoir cette capacité rare à
oublier qu’il était une superstar.
— Je ne vous suggère pas de venir à Charleston pour jouer les touristes. Ce
sera un déplacement professionnel, fit-il valoir. Vous pourrez rencontrer nos
avocats et nos comptables. Des personnes qui peuvent effectuer deux fois plus
vite que vous le travail avec lequel vous vous démenez ici. Ce sera un séjour de
deux jours, trois, maximum. Si nous partons dimanche, je vous ramènerai à San
Diego mercredi, et vous aurez tout le temps de vous préparer pour le mariage
d’Emma et Chase, le week-end prochain.
Elle sembla y réfléchir un instant. Puis elle secoua la tête avec fermeté.
— Je ne vois pas comment je pourrais justifier…
Il prit cela pour un oui. Elle continua de parler tandis qu’il sortait son téléphone
et appelait son assistant. Il en était à la moitié de sa conversation lorsqu’elle
remarqua qu’il ne l’écoutait plus. Elle se plaça bien en face de lui, mains sur les
hanches, l’air réprobateur.
— Attends une minute, Jess, dit-il dans le téléphone.
Il l’interrogea du regard.
— Vous venez de dire « première classe » ? demanda-t-elle.
— C’est un long voyage. De nuit. Croyez-moi, il vaut mieux ne pas y aller en
classe économique.
— Mais je ne veux pas y aller du tout !
— Je sais. Mais vous devrez me faire confiance. Le voyage en vaudra la
peine.
Avant qu’il puisse en dire plus, Jess lui parla de nouveau dans l’écouteur, et il
reporta son attention sur leur conversation. Il écoutait la réponse de Jess quand il
sentit une tape sur son biceps. Ana le fixait d’un air renfrogné, les bras croisés.
— Rappelle-moi pour me donner les informations sur le vol, Jess. Merci, dit-il
avant de ranger le téléphone dans sa poche.
Elle semblait encore plus contrariée.
— Je ne peux pas aller à Charleston ce week-end.
— Bien sûr que si, vous pouvez.
— Non, je ne peux pas. En plus de toute la paperasse, et je suis affreusement
en retard – elle fit un geste vers le tableau derrière elle – à présent j’ai aussi une
kermesse à préparer.
Il rit de bon cœur.
— Vous avez déjà dit tout cela. A présent, vous essayez juste de vous trouver
des excuses. D’ailleurs, vous n’avez pas à faire quoi que ce soit pour la kermesse.
— Si, bien sûr, s’exclama-t-elle en levant les mains en l’air. Ici tout le monde est
enthousiaste et…
Il la prit doucement par les bras.
— Exactement. Ils sont enthousiastes. Laissez-les s’en occuper. Vous n’avez
pas à vous charger de tout. Jess et Ryan pourraient faire ce genre de choses les
yeux fermés, alors laissez-les aider votre équipe.
— A vous entendre, cela paraît si facile.
— C’est facile, assura-t-il.
Mais il pouvait lire sur son visage qu’elle en doutait. Il était frappé à la fois par
la chaleur et la force de ses bras sous ses mains. Contrairement à la plupart des
femmes qu’il avait rencontrées dans le show-business, Ana avait des formes. Elle
n’était pas ronde, mais elle n’était pas maigre non plus. Ses muscles étaient
déliés, et son corps était généreux là où il fallait.
Soudain, il fut trop conscient de son corps très féminin, à seulement quelques
centimètres du sien. Il inspira, pour tenter de réprimer l’envie de la prendre dans
ses bras. Malheureusement, il huma en même temps son parfum. Cette fragrance
aux notes de cannelle et de vanille qui lui faisait tant d’effet. De nouveau, une
image d’elle surgit dans son esprit, les cheveux tombant en cascade sur ses
épaules, la gorge offerte à ses lèvres.
Brusquement, il la lâcha et recula.
Emmener Ana au siège de CMF était la meilleure chose à faire. Elle avait
besoin des connaissances que CMF pourrait lui offrir. Et Hannah’s Hope avait
besoin d’une directrice bien formée.
Mais pour lui, ce n’était pas une bonne chose. Il se sentait déjà trop attiré par
elle. Passer du temps avec elle ne ferait qu’empirer la situation. Mais que faire ?
Abandonner quelqu’un qui avait besoin de son aide, simplement parce qu’il avait
du mal à contrôler ses sens ?
De plus, il avait promis à Rafe d’apporter son aide. Or, il tenait ses
promesses. Et il tiendrait celle-ci, quoi qu’il lui en coûte. Il regrettait juste de devoir
se battre contre Ana, ainsi que contre son propre désir.
Il se tourna vers elle, et s’efforça de sourire.
— Je vous propose un marché. Vous venez à Charleston avec moi, et vous
passez trois jours chez CMF. Quand vous reviendrez, si vous n’êtes pas
convaincue que c’était une bonne décision, je rembourserai les frais de la
kermesse sur mes propres deniers.
Elle plissa les yeux, l’air soupçonneux.
— Impossible.
Il s’en serait douté. Elle s’était braquée pour une quarantaine de dollars de
muffins et de café.
— Vous pensez que je ne tiendrai pas parole ?
— Non.
Il ne put s’empêcher de feindre l’incompréhension.
— J’ai beaucoup d’argent, vous savez.
— Apparemment, ironisa-t-elle. Mais ce n’est pas ce que je voulais dire. Je ne
peux pas vous laisser payer pour la fête.
— C’est un don.
— Ce n’est pas un don, c’est un pot-de-vin.
Il passa un bras autour de ses épaules, comme un bon camarade. Mais une
fois de plus, son parfum l’envahit. Sous sa main, son épaule était à la fois délicate
et puissante. Mais sa posture était raide, comme si elle ne lui faisait pas vraiment
confiance. Elle avait bien raison.
Un bon camarade ne se tendrait pas de désir dès qu’il respirerait une bouffée
de son parfum. Il n’aurait pas envie de la déshabiller pour admirer son corps nu. Et
il ne voudrait pas faire tomber toutes ses défenses émotionnelles pour voir ce qu’il
y avait dessous.
Quoi qu’il en soit, comme un bon collègue, il la guida doucement vers la table
où le dernier muffin était posé. Il l’avait vue observer le gâteau plus tôt.
— Première règle des organisations caritatives : quand un donneur
immensément riche veut vous donner de l’argent, prenez-le.
— Ce n’est pas… Je n’ai pas… Vous déformez mes paroles.
— Je ne pense pas.
Il posa le muffin dans sa main.
Elle mordit dedans, sans se départir de sa mine renfrognée. Elle ressemblait
tout à fait à un bambin obstiné vexé qu’on l’envoie au lit le soir de Noël.
— On vous a déjà dit que vous étiez un interlocuteur très coriace ?
Il sourit.
— Deuxième règle, n’insultez pas les donateurs immensément riches qui vous
offrent de l’argent.
— Ce n’était pas une insulte, mais une question.
Elle prit une autre bouchée du muffin.
— Y a-t-il d’autres règles que je devrais connaître ? demanda-t-elle avec un
enthousiasme feint.
— Nous les passerons en revue dans l’avion.
Il ignorait encore comment il allait passer un vol de cinq heures et demie avec
elle. En tout cas, il ne serait certainement pas capable de dormir, avec Ana à côté
de lui.
La bonne nouvelle, c’était qu’elle ne semblait guère plus enthousiaste que lui.
— Génial, dit-elle avec un sourire forcé.

* * *
Après l’insistance de Ward, Ana avait cru qu’il ferait le voyage avec elle.
Comme il n’était pas dans la voiture venue la chercher, elle avait cru le voir à
l’aéroport. Mais il ne s’y était pas montré non plus. Il avait envoyé Jess lui expliquer
que Rafe avait déplacé la réunion du conseil au lendemain matin. Lorsqu’elle avait
proposé de rester pour assister à la réunion, Jess lui avait assuré que ce n’était
pas nécessaire. Résultat, dans l’avion, elle n’avait pu se défaire de l’impression
d’être manipulée.
Trente-six heures plus tard, au moins une de ses craintes avait été apaisée.
Elle ignorait si Ward doutait de ses compétences, mais, vu la façon dont elle était
reçue chez CMF, il était manifeste qu’il ne cherchait pas à la faire renvoyer. Car si
cela avait été le cas, les employés de CMF ne lui auraient pas déroulé le tapis
rouge de la sorte.
Quand l’avion avait atterri à Charleston, elle avait été emmenée sans délai à
l’hôtel, pour se rafraîchir et se reposer. Par chance, elle avait pu dormir dans
l’avion, et n’avait eu besoin que d’une petite sieste avant de commencer sa visite
de CMF. Tout d’abord, elle avait passé quelques heures à suivre la directrice de la
branche caritative de la fondation. Stacy Goebel était une amie de Cara, et avait
travaillé comme cadre en marketing avant que Ward ne lui offre le poste. Ce soir-
là, Stacy avait emmené Ana dîner dans un restaurant côté, avant de la déposer à
son hôtel. Le lendemain s’était passé à peu près de la même manière, mais dans
la branche « pépinière » de la fondation.
A midi, elle avait déjà engrangé une somme d’informations impressionnante.
Stacy l’avait ensuite emmenée déjeuner avec un avocat de CMF, qui lui avait
recommandé un collègue à San Diego prêt à travailler avec Hannah’s Hope. Puis
elle avait passé l’après-midi chez CMF.
Ce soir encore, Stacy avait prévu de l’emmener dîner. En attendant la
directrice dans le hall, Ana était bouche bée. Jusqu’à maintenant, elle avait été
emmenée de réunion en réunion à un rythme si rapide qu’elle n’avait guère eu
l’occasion d’observer les lieux. A présent qu’elle le pouvait, la groupie en elle était
au comble de l’excitation.
Toute la carrière musicale de Ward semblait étalée dans le hall, de la réception
jusqu’à l’espace d’attente réservé aux visiteurs. Les disques d’or et de platine
recouvraient une grande partie des murs si bien qu’on aurait dit un papier peint.
Stacy arriva dans le hall juste au moment où elle-même parvenait au mur du
fond, où une vitrine contenait une guitare acoustique Alvarez Yairi usée. L’arrière et
les flancs en acajou brillaient sous les lumières, en contraste avec la façade en
cèdre rayée et ternie.
— Ah, je vois que vous avez trouvé la galerie.
— C’est une collection impressionnante.
C’était un hommage à l’extraordinaire carrière de Ward.
— Cela semble… Je ne sais pas. Déplacé, maintenant. Ward ne semble pas
être du genre à afficher sa réussite.
— Il ne l’est pas, s’empressa de dire Stacy comme pour défendre son patron.
— Ce n’était pas une critique, précisa-t-elle.
— Non, honnêtement. Ward n’aime pas du tout cette galerie. C’est le
décorateur qui l’a suggéré. Ward n’est jamais à l’aise ici, même s’il avoue que
c’est un succès chaque fois que nous organisons des collectes. Les donateurs
adorent.
Ana opina. Cela ressemblait en effet à Ward, d’accepter de faire étalage de
sa célébrité quand cela lui permettait d’obtenir ce qu’il voulait. Dans ce cas précis,
de l’argent pour CMF.
— Qu’en pensez-vous ? demanda Stacy quand elle vit Ana observer la guitare.
— Ce n’est pas la vraie Alvarez, n’est-ce pas ?
— Si, dit-elle avec un sourire. C’est bien elle.
Certains rockeurs adoraient détruire des guitares hors de prix. Ils les
abîmaient en signe de leur décadence. Mais pas Ward. Il avait toujours composé
sa musique sur la même Alvarez usée, qu’il avait achetée dans une boutique de
Memphis, à l’âge de quinze ans — une des nombreuses informations que tout fan
connaissait. La guitare était devenue légendaire, comme sa voix rocailleuse et son
jeu si particulier.
Stacy poussa un soupir.
— Vous savez, Cara et moi étions les meilleures amies depuis des années,
quand elle a commencé à fréquenter Ward. J’étais totalement subjuguée quand je
l’ai rencontré. La première fois que j’ai vu cette guitare, je ne pouvais pas
m’empêcher de la regarder. Et j’ai pleuré la première fois que je l’ai entendu en
jouer devant moi.
Ana la comprenait, bien sûr. L’envie la démangeait de toucher la guitare.
— Qu’y a-t-il à la place, quand l’Alvarez n’y est pas ? demanda-t-elle.
Stacy haussa les épaules, l’air triste tout à coup.
— L’Alvarez est toujours là.
— Comment est-ce possible ? D’après ce que j’ai lu, c’est la seule guitare sur
laquelle il compose. C’est sa guitare.
Elle s’interrompit, se rendant compte qu’elle parlait comme une groupie
hystérique.
Mais Stacy ne semblait pas l’avoir remarqué.
— Nous avons ouvert nos portes environ quatre mois après la mort de Cara.
Autant que je sache, les seules personnes qui la touchent sont les équipes de
nettoyage du soir.
— Il ne la prend jamais… ?
— Non. Jamais.
Ana eut la gorge nouée.
— Cela m’attriste, avoua-t-elle.
— Moi aussi, dit Stacy avec un sourire navré.
Ward gardait sa carrière et son talent derrière une vitrine soigneusement
verrouillée, loin de la poussière, loin de la plupart des regards, de tout contact, en
particulier du sien.
Stacy se tourna vers Ana et sourit.
— Alors, pensez-vous que le voyage en valait la peine, finalement ? demanda-
t-elle.
Ana lui lança un regard surpris.
— Je vous demande pardon ?
— Quand vous êtes arrivée, dit-elle avec un sourire malicieux, vous sembliez…
hésitante. Ou peut-être méfiante.
Ana ne put que sourire à son tour.
— J’imagine que je ne suis pas aussi douée pour cacher mes émotions que je
ne le pensais.
Elle replaça derrière son oreille une mèche de cheveux qui s’était échappée
de son chignon.
— Méfiante, c’est le mot. J’ai quelques difficultés chez Hannah’s Hope.
Honnêtement, je ne croyais pas que ce voyage m’aiderait, alors qu’il me reste tant
à faire là-bas.
Elle rit en pensant à son autre crainte.
— Et je croyais que peut-être, Ward voulait m’éloigner pour pouvoir avoir une
réunion sans moi.
— Pourquoi ferait-il cela ? s’étonna Stacy.
— Vous allez penser que je suis parano, mais je ne suis pas sûre de cerner
Ward. Je me suis dit que, peut-être, il me trouvait incompétente, et qu’il cherchait à
m’éloigner afin d’engager quelqu’un de plus qualifié.
Elle remonta la bretelle de son sac sur son épaule tandis qu’elles se
dirigeaient vers le parking.
Stacy resta silencieuse un long moment.
— Eh bien, finit-elle par dire, je peux au moins vous rassurer sur ce point. Il ne
vous aurait jamais envoyée ici, s’il ne comptait pas vous garder chez Hannah’s
Hope pour longtemps.
— Vraiment ? Former les gens, n’est-ce pas ce que CMF fait tout le temps ?
— Oui et non, dit-elle en dodelinant de la tête. Oui, nous aidons d’autres
associations caritatives. C’est une de nos missions premières, mais d’habitude,
nous effectuons l’essentiel de notre travail virtuellement, via des visioconférences
et des cours en ligne. Nous communiquons par e-mail et par téléphone. Bien sûr,
toutes ces ressources seront disponibles pour vous aussi, mais Ward a organisé
ce séjour pour vous comme une sorte de formation intensive.
Stacy avait dû voir la consternation passer sur son visage, car elle s’empressa
de la rassurer.
— Pas parce qu’il ne vous pense pas capable, mais parce qu’il est très
enthousiaste sur le travail qu’Hannah’s Hope effectue. En fait, quand je l’ai vu ce
matin, il…
— Attendez une minute, l’interrompit-elle. Vous avez vu Ward ce matin ?
— Oui, il est parti juste avant que vous n’arriviez.
— Je vois, marmonna-t-elle.
Sauf qu’elle ne voyait vraiment pas. Sa première réunion chez CMF avait été
programmée à 9 heures. Il avait dû venir très tôt, pour assister à une réunion et
partir avant même qu’elle n’arrive.
— Est-ce habituel pour lui ? De faire des réunions si matinales ?
— Dieu merci, non, dit Stacy en étouffant un bâillement. D’habitude, il arrive
vers 9 heures.
— Il a dû avoir une journée chargée, alors.
— Non, c’est ça qui est étrange. Jess m’envoie toujours son emploi du temps
quand il est en ville, et il n’avait rien de prévu aujourd’hui. D’habitude, il passe
douze heures par jour au bureau. Je ne sais pas ce qui le retient cette fois. Je veux
dire…
Mais Stacy s’interrompit brusquement, et lui lança un étrange regard.
— Quoi ? demanda Ana.
Stacy rougit et détourna les yeux.
— Rien, assura-t-elle d’un ton un peu trop joyeux. Alors, qu’est-ce qui vous
tente pour le dîner ? Il y a un nouveau restaurant asiatique qui vient d’ouvrir, et les
critiques sont géniales. Ou si vous voulez quelque chose de moins formel, je
connais un bon fast-food en bas de la rue. Ou…
— En fait, je crois que je vais décliner ce soir.
Elle bâilla, heureuse de ne pas avoir à feindre sa fatigue.
— Ces derniers jours ont été chargés. Je vais rentrer à l’hôtel et me coucher
tôt.
— Vous êtes sûre ?
— Oui. Et puis, je dois revenir ici demain matin. Je veux travailler encore un
peu avant mon vol, demain après-midi.
Stacy sembla dubitative. Comme si elle avait des ordres stricts pour surveiller
Ana, et qu’elle craignait que la laisser dîner seule n’offense ses supérieurs.
— Et vous aussi, vous avez eu une longue journée, ajouta Ana d’un ton
persuasif. Vous méritez d’avoir votre soirée. Je m’en sortirai très bien toute seule.
Et je serai sage, promis.
Elle sourit vaillamment, en essayant de mettre juste assez de fatigue dans son
visage pour rendre son excuse crédible.
Même si elle semblait toujours sceptique, Stacy hocha la tête.
— D’accord. Avez-vous besoin que je vous indique comment regagner votre
hôtel ?
— Non. J’ai un GPS dans ma voiture de location. Je peux aller où je veux.
Ce qui était bien pratique, car elle n’allait pas rentrer à l’hôtel. Non, elle allait
traquer Ward Miller. Il était temps d’avoir une longue conversation avec lui.
Apparemment, lorsqu’il lui avait demandé si elle avait un problème avec lui, elle
aurait dû lui retourner la question.
-5-

Quelques minutes plus tard, Ana sortit du parking de CMF, consciente que
Stacy la suivait de près. Mais dès que la voiture de Stacy bifurqua vers la bretelle
d’autoroute, Ana s’engagea dans le parking d’un supermarché non loin de là et s’y
arrêta.
Elle prit son téléphone. Elle essaya d’abord le numéro de Ward, et laissa un
message quand elle tomba sur sa boîte vocale. Puisqu’elle n’espérait pas qu’il la
rappelle tout de suite, elle téléphona à Emma.
— Bon, marmonna-t-elle quand elles eurent échangé les salutations d’usage.
Qu’est-ce que vous mijotez avec Ward ?
Emma éclata de rire.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Je sais que c’est un des meilleurs amis de Chase, mais je dois dire qu’il
est très difficile de travailler avec lui.
— Qu’est-ce qu’il a fait ? Je sais qu’il a l’excuse de son tempérament artiste,
mais si j’en crois Chase, c’est quelqu’un de parfaitement normal.
— Alors, grommela-t-elle, songeuse, c’est juste moi le problème.
— Comment ça ?
— C’est juste moi qu’il n’aime pas.
— Non, voyons, tu te fais des idées.
— Pas du tout, insista-t-elle. Stacy, la directrice de CMF, m’a dit que
d’habitude quand il était en ville, il venait travailler tous les jours. Or depuis que je
suis là, il n’a pas mis les pieds dans son bureau. Je peux comprendre qu’il n’ait
pas pris le même avion, à cause de la réunion du conseil hier, mais…
— Il n’y avait pas de réunion hier.
— Quoi ? Pourtant Jess m’a affirmé que c’était pour ça que Ward ne prenait
pas le même vol que moi. Parce que Rafe avait programmé une réunion du conseil
hier matin.
hier matin.
— Oh.
Même Emma était à court d’arguments.
— Ecoute, je veux lui parler, dit Ana. Apparemment, il m’évite comme si j’étais
un paparazzi acharné.
Elle avait failli dire une admiratrice acharnée, mais ce serait un peu trop près
de la vérité.
— Peux-tu demander à Chase son adresse ?
— Je vais voir ce que je peux faire.
Dix minutes plus tard, Ana entrait une nouvelle adresse dans le GPS de sa
voiture. Suivant les indications de l’appareil, elle s’engagea dans le centre de la
ville, et se retrouva dans un quartier ancien. La carte touristique fournie par
l’agence de location décrivait ce quartier comme Harleston Village. Toutes les
maisons étaient restaurées et bien entretenues, comme des héritages familiaux
précieux. Elles étaient près les unes des autres, et seule la largeur d’une allée
séparait les bâtisses à étages aux architectures variées. La maison de Ward était
située au centre du quartier, et rien ne la distinguait des autres. Si Ana n’avait pas
eu l’adresse par Emma, elle n’aurait jamais deviné que c’était la demeure d’une
star de la musique.
La façade donnait directement sur la rue. Ana gara sa voiture sur le trottoir,
puis après avoir rassemblé son courage, sortit du véhicule et monta les marches
jusqu’à la porte d’entrée. Elle actionna le heurtoir puis attendit, le cœur battant.
Un long moment passa, durant lequel elle se demanda si elle n’était pas en
train de commettre une terrible erreur. Après tout, quelle importance que Ward
l’apprécie pas ? S’il voulait tout faire pour l’éviter, pourquoi devrait-elle se laisser
atteindre ? Au fond, la règle numéro trois des organisations à but non lucratif était
sans doute : « si un donateur milliardaire veut se comporter comme un ermite
dérangé, laissez-le faire ».
Au moment où elle songeait à tourner les talons, la porte s’ouvrit. Ana se
retrouva non pas devant Ward, mais devant une mince femme d’un certain âge, à
l’air revêche. Sans doute une employée de maison.
La dame la dévisagea sans aménité, puis montra un panneau près de la porte.
— Pas de démarcheurs, marmonna-t-elle, comme si Ana ne savait pas lire.
— Je cherche Ward Miller, expliqua-t-elle.
La femme se raidit, avant de reprendre un air neutre.
— Qui ?
— C’est bien sa maison, non ?
— Pas de démarchage, répéta la femme en refermant la porte.
Ana glissa son pied dans l’embrasure, et grimaça quand la porte le coinça.
— J’ai eu cette adresse par Chase Larson.
La pression sur son pied se relâcha un peu, mais la femme semblait toujours
méfiante.
— Et ?
— Je suis Ana Rodriguez. Je travaille avec Ward et CMF pour une
organisation caritative appelée Hannah’s Hope, près de San Diego. Ward est
membre du conseil d’administration.
La mégère sembla vaciller, alors Ana s’empressa d’ajouter :
— Je n’en ai que pour quelques minutes. Si vous lui demandiez s’il veut me
voir ?
— Il n’est pas là.
— Mais c’est bien sa maison, n’est-ce pas ?
Comme à contrecœur, l’employée hocha la tête.
— Pouvez-vous me dire quand il reviendra ?
— C’est facile. Il ne reviendra jamais.
— Quoi ?
Le ton suffisant de la femme lui tapait sur les nerfs. Elle plissa les yeux et
redressa les épaules. Il en fallait plus pour l’intimider qu’une simple grimace
désapprobatrice.
— Ecoutez, je sais qu’il est en ville. Alors, autant me dire où il est.
Enfin, l’employée ouvrit la porte. Ana saisit sa chance et se glissa dans le
vestibule.
La maison était aussi jolie à l’intérieur qu’à l’extérieur. Le vestibule donnait sur
un salon d’un côté, et une salle à manger de l’autre. Face à la porte, un escalier en
colimaçon menait au deuxième étage. En contraste avec le parquet sombre et
brillant, les murs étaient d’une teinte crème chaleureuse, qui se mariait avec les
tentures d’un ivoire immaculé. C’était le décor parfait pour l’impressionnante
collection d’art abstrait qui ornait les murs. Elle tenta de ne pas s’extasier. Et elle
ne posa aucune question sur les tableaux. Elle ne voulait vraiment pas savoir si le
Kline et le Pollock étaient des originaux.
Voilà le résultat, quand on envahissait la maison d’une icône.
Mais il y avait encore plus frappant que les tableaux de plusieurs millions de
dollars. Sur la console, juste à côté de la porte, elle avait remarqué une paire de
lunettes de soleil Burberry trop grandes. Exactement comme celles que Cara Miller
portait souvent.
Comme si Cara Miller était arrivée quelques minutes plus tôt, et qu’elle les
avait laissées là au passage.
Ana reporta son attention sur l’acariâtre employée, qui la fixait d’un air glacial.
Même si Ana n’avait pas vu des photos de Cara avec des lunettes similaires, elle
aurait pu deviner à qui elles appartenaient. En général, les employées ne
laissaient pas leurs objets personnels sur la console. Et cette dame n’était pas du
genre à porter un accessoire à deux cents dollars.
La vue de cet objet la mettait mal à l’aise. Il y avait quelque chose de bien trop
intime dans le fait de voir les lunettes de Cara Miller. C’était une preuve si tangible
du chagrin de Ward. Elle avait envahi son intimité, aussi clairement que si elle était
entrée et l’avait surpris à moitié nu.
Elle n’aurait pas dû venir ici.
A sa décharge, c’était la faute de Ward, aussi. S’il avait répondu à son coup
de fil, elle ne se serait pas déplacée. S’il avait eu la décence de lui expliquer ce
qu’elle avait fait pour le contrarier, alors tout ceci aurait pu être évité.
Elle regarda autour d’elle, en cherchant des signes de la présence de Ward,
en vain. La maison était méticuleusement entretenue, mais dégageait une
impression de stérilité. Mis à part les lunettes, il n’y avait pas de signes que
quiconque ait vécu ici durant l’année écoulée, et encore moins au cours des
dernières heures. Il n’y avait pas de clés près de la porte. Pas de courrier à moitié
ouvert. Pas de roman écorné sur la table, à côté du canapé. Tous les meubles
étaient à des angles droits précis.
Mains sur les hanches, elle se retourna vers la domestique.
— Je suppose que vous disiez vrai. Ward ne vit vraiment pas ici.
La femme secoua la tête, et une lueur de tristesse passa sur son visage.
— Il ne séjourne plus dans la maison quand il vient en ville, dit-elle en regardant
vers les lunettes.
Ana comprit. Ward était peut-être toujours propriétaire de cette maison, mais il
n’y vivait plus depuis que Cara était morte.
— Si vous le voyez, demandez-lui de m’appeler, dit-elle avant de sortir.
Elle était déjà dans la voiture et reculait quand elle regarda l’allée qui longeait
la maison. Au fond, séparé de la maison, elle aperçut un garage surmonté d’un
étage. Autrefois, la bâtisse avait sans doute été une remise à calèches. A présent,
c’était un garage avec un appartement au-dessus.
— Il ne séjourne plus dans la maison, répéta Ana, reprenant les mots de la
domestique.
Pas il ne séjourne plus ici. Mais il ne séjourne plus dans la maison.
Suivant son intuition, elle s’engagea dans l’allée et dépassa la maison. Elle
gara la voiture devant les larges portes du garage, et sortit. Un escalier extérieur
menait à l’appartement. Elle sut aussitôt que son instinct ne l’avait pas trompée.
Elle s’arrêta au haut des marches, avant de frapper à la porte. A travers la porte
close, elle entendit de la musique. Elle reconnut la guitare sensuelle du musicien
de blues Keb Mo, un artiste qu’elle s’était mise à écouter après avoir lu une
interview de Ward, dans laquelle il révélait que Keb Mo faisait partie de sa liste
d’écoute du moment.
Elle frappa. Puis, après une minute, elle frappa encore plus fort, pour se faire
entendre par-dessus la musique. Une seconde plus tard, elle entendit un téléphone
sonner, et la musique s’arrêter. Quand Ward ouvrit la porte, il tenait encore son
téléphone dans la main. Mais elle remarqua à peine ce détail. Parce qu’il était
torse nu.
Sa peau hâlée et lisse était recouverte d’une légère toison. Il n’était ni trop
mince ni trop musclé. Juste… elle poussa un soupir. Juste… parfait. Il n’y avait pas
d’autre mot.
Pour la première fois de sa vie, elle sentit ses doigts la picoter du besoin de
toucher et d’explorer un homme. Elle avait envie de le goûter. Le lécher. Le…
Oh ! mince. Etait-elle en train de s’extasier ?
Elle joignit les mains devant elle, et contint son excitation.
Malheureusement – ou heureusement, tout dépendait de quel point de vue elle
se plaçait – Ward enfila un pull. Il coiffa rapidement ses cheveux, et ce ne fut qu’à
cet instant qu’elle remarqua qu’ils étaient humides. Ce qui expliquait sa tenue. Non
pas qu’elle s’en plaigne.
— Ne vous en faites pas pour ça, dit-il dans le téléphone, juste avant de
raccrocher.
Il lui lança un regard exaspéré.
— C’était mon employée de maison, qui me prévenait de votre présence.
Il se mit sur le côté pour la laisser entrer. Au moins, il eut la bonne grâce d’avoir
l’air embarrassé. Comme s’il s’attendait un peu à ce qu’elle lui passe un savon
pour avoir fait jouer cette comédie à son employée.
Mais elle se dit qu’elle avait déjà assez de matière pour lui faire passer un sale
quart d’heure sans cela. Alors, elle se tut, et observa l’endroit.
De l’extérieur, la remise était du même style architectural que la maison. A
l’intérieur, cependant, c’était totalement différent. La maison principale était
lumineuse et bien éclairée, et si impeccable qu’elle en était presque
impersonnelle. Ici, l’appartement consistait, à ce qu’elle pouvait voir, en un petit
salon et un minuscule coin cuisine. Un couloir menait à ce qu’elle supposait être
une chambre. Un emballage de plat à emporter était posé sur le comptoir de la
cuisine, avec une bouteille de Gran Patron Platinum et un verre à côté.
Les meubles étaient usés, et même un peu miteux. Les canapés chocolat
étaient rehaussés de coussins en batik d’un rouge chaleureux. Les étagères
étaient emplies de livres et de bibelots. Des objets non pas choisis par un
décorateur, mais amassés par quelqu’un qui voyageait beaucoup, et qui
collectionnait les souvenirs.
Cela laissait peu de place aux doutes. Ward ne vivait peut-être plus dans la
maison, mais il vivait ici.
Quand il ferma la porte derrière elle, elle se tourna vers lui. Il portait un jean
usé, et un pull à col V anthracite. Le genre de vêtement qu’une femme voudrait
caresser, et contre lequel elle aurait envie de se blottir.
Il esquissa un sourire et, pour la première fois depuis qu’elle l’avait rencontré, il
sembla un peu mal à l’aise.
— S’il vous pose la question, dit-il, pouvez-vous dire à Chase que j’ai ré-
emménagé dans la maison ?
Sa requête était si inattendue qu’elle resta sans voix un instant.
— Je… bien sûr, j’imagine. Est-ce qu’il va me questionner ?
— Ça se pourrait. Il m’a passé un savon il y a un an, quand il a su que j’avais
emménagé ici.
Que répondre à cela ? Elle n’avait jamais perdu de conjoint. Alors elle ne
pouvait qu’imaginer ce que Ward ressentait. Il était sans doute incapable de
revenir dans la maison qu’il avait partagée avec sa femme, et incapable de la
vendre. Cependant, cela ne la regardait pas.
— Dans ce cas, vous devriez me téléphoner.
Il l’interrogea du regard.
— Je mens très mal, expliqua-t-elle. Si vous m’appelez maintenant, au moins
je pourrais lui dire ça, et faire comme si je n’étais jamais venue.

* * *
Ward réprima un rire devant son explication si pragmatique. Une fois de plus,
l’étonnant contraste entre sa beauté exotique et généreuse et ses vêtements
fonctionnels et guindés présentait un paradoxe qu’il trouvait bien trop attirant.
Elle portait une veste pied-de-poule ceinturée. Lorsqu’elle défit la ceinture, elle
révéla un pantalon cigarette noir et une chemise blanche, légèrement froissée
après une journée de travail. Il se surprit à vouloir la déboutonner, pour voir ce
qu’elle portait en dessous.
Il voulait effacer la distance entre eux, et libérer ses cheveux, pour qu’ils
tombent en cascade sur ses épaules. Il voulait y passer les mains et y enfouir son
visage. Il brûlait de savoir si sa peau sentait encore la cannelle et la vanille.
Et plus que tout, il voulait l’embrasser. Sentir ses lèvres chaudes et humides
sous les siennes. L’embrasser jusqu’à ce qu’elle le désire avec la même ardeur
que lui.
Mais bien sûr, s’il y avait une chose qu’il ne voulait pas, c’était l’effrayer. Or
l’embrasser conduirait sans nul doute à ce résultat. Alors, tant pis pour ses
fantasmes.
A présent, elle l’observait avec méfiance. Ce n’était guère surprenant, vu le
temps qu’il mettait à parler.
Il alla dans la cuisine et sortit un autre verre d’un placard.
— Vous buvez de la tequila ?
Elle lui lança un regard blasé, suivi par un bref hochement de tête.
— Je ne bois pas régulièrement, précisa-t-elle. Mais j’ai vécu presque toute
ma vie en Californie. Et pratiquement tout le monde boit de la tequila de temps en
temps.
— C’est vrai.
Il remplit deux verres, et lui en tendit un.
Elle avala une gorgée de façon féminine, signe qu’elle avait déjà bu de la
tequila Gran Patron. C’était une tequila à déguster, et non à boire d’un trait.
Il eut un hochement de tête approbateur, puis porta un toast silencieux, avant
de savourer la brûlure de l’alcool dans sa gorge.
Une part de lui voulait lui dire de but en blanc à quel point il la désirait. Il
s’imaginait l’allonger sur la table et plonger en elle sur-le-champ. Mais il doutait
que cela le satisfasse vraiment. Mieux valait faire ce qu’il faisait le mieux. La
séduire avec sa voix, et ses talents de conteur.
— Quand on est musicien, tout le monde veut vous payer des verres. Les
patrons de boîtes de nuit, les fans, les autres musiciens. A tort ou à raison, je bois
de la tequila depuis que j’ai quinze ans. En général, la tequila est de mauvaise
qualité. C’est pour ça qu’on la boit d’un trait, avec du sel et du citron.
Il reprit son verre et le tint sous la lumière du bar. Le liquide était aussi clair que
de l’eau. Seule son odeur piquante indiquait sa nature.
— Mais Gran Patron est la meilleure tequila au monde. On ne la boit pas d’un
coup. On s’y attarde. On la savoure.
Elle leva son verre à son tour, et avala une gorgée qu’elle laissa glisser
lentement dans sa gorge. Il vit les muscles délicats de son cou bouger quand elle
avala. Il y avait quelque chose d’érotique dans le fait de la regarder boire. Et en
même temps, d’apaisant.
Oui, elle lui tenait tête concernant Hannah’s Hope, mais il n’avait jamais le
sentiment qu’elle voulait absolument prendre un morceau de lui, comme il en avait
parfois l’impression avec certaines personnes. Cela ne faisait qu’ajouter à son
pouvoir d’attraction. Ne faisait que renforcer le désir dévastateur qu’il ressentait
pour elle.
Comme elle gardait le silence, il poursuivit.
— J’ai découvert que les femmes ressemblent beaucoup à la tequila. Quand
on est musicien, beaucoup de femmes vous entourent. Comme avec la tequila bon
marché, parfois on cède, sans s’attarder. Parfois, on le fait parce qu’elle est là,
disponible.
Il fit rouler son verre entre ses paumes.
— J’aimais ma femme, et je ne l’ai jamais trompée. Je n’ai même jamais été
tenté. Pourquoi aurais-je bu une tequila de mauvaise qualité juste parce qu’on me
l’offrait, alors que j’avais une tequila qui valait la peine qu’on la savoure à la
maison ?
Il la regarda d’un air sombre, et but une autre gorgée de Patron. Puis, comme
si cela ne lui venait à l’esprit que maintenant, il demanda :
— Est-ce que l’image vous choque ?
Elle réfléchit un instant, et pencha la tête sur le côté. Si elle comprenait que
cela pouvait en offenser certains, elle-même n’était pas heurtée.
— Mon père disait que les femmes sont comme des Esquimaux. Vous
connaissez cette légende sur les Esquimaux, qui veut qu’ils aient quarante mots
pour désigner la neige ? Il disait que les femmes sont comme eux. Nous avons des
centaines de mots pour les émotions. Mais pas les hommes. Ils décrivent les
femmes comme des objets, parce qu’ils n’ont pas d’autres façons d’exprimer à
quel point ils ont besoin d’elles.
Etrange, elle n’avait pas resongé à cela depuis bien longtemps. Pendant son
adolescence, ses parents lui avaient sans cesse répété d’éviter les problèmes. Ils
avaient eu très peur qu’elle ne gâche sa vie et son avenir en tombant dans la
drogue, ou en tombant enceinte trop jeune. Les sermons de sa mère avaient été
fréquents, redondants, et parfois, exaspérants. Mais les mots de son père étaient
restés gravés dans son esprit.
« Ne couche pas avec un garçon uniquement parce qu’il dit t’aimer. Ce n’est
qu’un mot que les garçons utilisent pour t’attirer dans leur lit. Attends de trouver un
homme qui tient assez à toi pour être prêt à t’attendre. Attends de trouver le garçon
qui ne pourra pas te dire à quel point il t’aime. »
Jamais elle n’avait rencontré ce garçon. Voilà pourquoi elle se retrouvait
vierge, à vingt-sept ans. A la vérité, elle avait commencé à douter que l’amour
existe vraiment. Certes, ses parents étaient une preuve vivante de son existence,
mais leur relation était rare. Peut-être même était-ce un vestige d’un autre temps,
d’autres mœurs, plus simples. Peut-être que sa propre génération avait perdu la
capacité à aimer de façon si entière.
Mais en écoutant Ward parler de Cara ainsi, de nouveau elle se disait qu’un tel
amour était possible.
Ward avait fait face à toutes les tentations imaginables. Il avait dû avoir des tas
d’occasions d’être infidèle, mais n’y avait pas cédé, car il aimait trop sa femme
pour cela. Même maintenant, trois ans après, il l’aimait trop pour vivre dans la
maison qu’ils avaient partagée. Il ne pouvait même pas se débarrasser de ses
lunettes de soleil.
Comment une telle dévotion pouvait-elle l’offenser, quels que soient les termes
en lesquels il l’exprimait ?
Elle ne pouvait peut-être pas mesurer toute l’étendue de son chagrin. Mais elle
pouvait respecter sa douleur. Et elle ne le jugerait pas. Elle ne le connaissait pas
assez bien pour avoir une opinion sur la manière dont il devait faire le deuil de sa
femme.
— Si vous ne voulez pas que Chase sache que vous vivez dans la remise, il ne
l’apprendra pas de moi, en tout cas.
— Merci, dit-il en souriant.
Mais son sourire était triste. Et un peu contrit. Comme s’il savait qu’il était
temps de tourner la page, mais qu’il ignorait encore s’il le voulait vraiment.
Elle réprima un soupir mélancolique. A présent, face à son chagrin évident, les
motifs de sa venue ici lui semblaient très égoïstes.
— Pardon d’avoir envahi votre intimité. Je n’aurais pas dû vous déranger.
Elle posa le verre de tequila et se dirigea vers la porte.
A peine eut-elle fait un pas qu’il l’arrêta.
— Pourquoi êtes-vous venue ?
Cela lui semblait si bête à présent. Elle avait la nette impression qu’il lui avait
avoué des choses qu’il ne disait pas à tout le monde. Donc, elle s’était sans doute
méprise.
D’ailleurs, même si elle ne s’était pas trompée, qu’importait ? Pourquoi
envahir son intimité, juste pour apaiser son insécurité ? Elle avait travaillé avec des
tas de gens qu’elle n’aimait pas dans le passé. Elle était assez professionnelle
pour accepter l’inverse cette fois-ci.
Sauf que, bien sûr, de son côté, elle appréciait Ward. Immensément. Et cela,
bien sûr, c’était une partie du problème. Elle aurait préféré qu’il n’y ait pas un
homme aimable derrière la star. Mais puisqu’il y en avait un, elle devrait trouver un
moyen de composer avec lui.
Mais Ward attendait toujours sa réponse.
— Je croyais que vous ne m’appréciiez pas, reconnut-elle avec un sourire
penaud.
Quand elle osa lever les yeux vers lui, elle constata qu’il la fixait par-dessus le
bord de son verre en suspens, l’air interdit.
— Je vous demande pardon ? dit-il d’une voix grave.
Sa voix sensuelle provoqua un frisson en elle, qu’elle s’efforça de réprimer tant
bien que mal.
— Ça semble stupide à présent, dit-elle avec un rire forcé. Mais je me suis dit
que peut-être, vous m’évitiez.
— Que je vous évitais ? répéta-t-il, l’air un peu amusé.
— Oui, que vous m’évitiez, dit-elle en tentant en vain de contenir sa frustration.
Vous avez pris un autre vol pour venir à Charleston, même s’il n’y avait pas de
réunion du conseil. Vous n’êtes pas venu chez CMF, alors que Stacy m’a assuré
que quand vous êtes en ville, vous y passez vos journées.
Il sourit de plus belle. Vexée, elle posa machinalement les mains sur ses
hanches.
— L’autre jour chez Hannah’s Hope, vous m’avez demandé de but en blanc si
le fait de travailler avec vous me posait un problème. J’ai bien le droit de vous
poser la même question, non ?
Son irritation était audible. Bon sang, qu’y avait-il chez lui qui la touchait ?
Elle roula des épaules pour évacuer un peu de tension.
— Laissez tomber. Je me suis juste dit que j’allais poser la question.
Il baissa lentement son verre et sourit.
— Je veux être très clair. Vous pensez que je vous évite ? Parce que je ne
vous apprécie pas ?
Elle serra les dents une seconde avant de répondre.
— Oui. Et je ne veux pas que cela affecte mon travail chez…
Avant qu’elle puisse finir sa phrase, il avança jusqu’à elle. Elle haleta de
surprise quand il la prit dans ses bras.
Et puis, il l’embrassa.
-6-

Embrasser Ana était aussi proche du paradis qu’un homme pouvait l’espérer.
Elle sentait bon les biscuits à la cannelle, et avait la saveur de sa tequila préférée.
Sa bouche était humide et chaude, et après un instant de surprise, elle se fit à
la fois docile et réactive. Elle enroula les mains autour de son cou et les plongea
dans ses cheveux, en ouvrant la bouche sous la sienne, passant avec audace la
langue contre ses dents. Aussitôt, il plaqua ses hanches contre son sexe déjà en
érection.
Elle se cambra et se frotta, lui provoquant des frissons de plaisir.
Il n’avait pas prévu que le baiser lui échappe. En fait, il n’avait pas prévu de
l’embrasser du tout. Si elle avait montré la moindre résistance, il aurait tout arrêté,
mais elle fondait contre lui, alors il la serra plus fort. Il la sentit frissonner entre ses
bras. Il fit glisser sa veste sur ses épaules, puis la fit reculer de quelques pas,
jusqu’à ce qu’elle se retrouve contre le mur près de la porte. Il glissa les mains
entre eux et déboutonna sa chemise. Lorsque ce fut fait, les pans s’écartèrent,
révélant un soutien-gorge de dentelle couleur chair.
Il glissa la main sous la chemise et enfin caressa sa peau veloutée. Quand il
prit un sein dans sa main, elle détacha ses lèvres des siennes et poussa un soupir
de plaisir. Elle rejeta la tête en arrière. Avec sa bouche entrouverte et humide, ses
yeux mi-clos et sa gorge offerte, elle était l’image même de l’érotisme.
Lorsqu’elle se lécha la lèvre supérieure, il sentit une nouvelle décharge de
désir affluer dans ses reins.
Si elle était aussi excitée par une caresse anodine, il n’osait imaginer
comment elle allait réagir à toutes les choses qu’il avait envie de lui faire.
Peut-être qu’elle-même était surprise par le désir enfiévré qui s’était emparé
d’eux. Après tout, quelques moments plus tôt, elle avait cru qu’il ne l’aimait pas.
Elle avait cru qu’il l’évitait.
A cette pensée, il se sentit pris entre deux feux. Une part de lui voulait la
A cette pensée, il se sentit pris entre deux feux. Une part de lui voulait la
déshabiller tout entière et la faire sienne. Mais l’autre part – celle qui avait le
contrôle sur le peu de raison qui lui restait – savait que ce n’était pas le moment.
Ana n’était pas une tequila bon mar… Non, c’était mal de penser à Ana de la
même façon qu’il pensait à Cara. Elles étaient trop différentes. La comparaison ne
rendait justice ni l’une ni l’autre.
Ana était une femme unique. Cara avait été comme de la tequila raffinée et
élégante, alors Ana était… une parfaite Margarita. Un peu salée, très douce, mais
avec de l’amertume pour équilibrer le tout, sans étouffer son énergie puissante.
Cependant, le simple fait qu’il puisse penser à ces deux femmes en même
temps l’inquiétait. Cara avait tenu entre ses mains son cœur, sa carrière, et même
sa vie entière. Et il lui avait fallu beaucoup de temps pour se remettre de sa
disparition. En aucun cas, il n’était prêt à souffrir de nouveau.
Toutefois, Ana méritait mieux que des étreintes rapides contre un mur. Elle
méritait la vérité, dans tous les cas.
Lentement, il recula, puis se retourna et passa la main dans ses cheveux.
Comment avait-il pu perdre le contrôle aussi vite ?
Les yeux clos, il rassembla son courage pour lui avouer la vérité.
— Je ne t’évitais pas parce que je ne t’appréciais pas. Je t’évitais à cause de
cela.
Il regarda par-dessus son épaule. Elle était toujours appuyée contre le mur.
Ses seins se soulevaient et s’affaissaient au rythme de sa respiration.
Avec sa chemise ouverte qui dévoilait ses seins parfaits moulés dans la
dentelle, elle incarnait ses fantasmes les plus fous.
Elle semblait encore hébétée, preuve qu’elle n’avait pas encore compris ce
qu’il voulait dire.
— J’avais peur de cela, avoua-t-il. Je savais que l’alchimie entre nous était
palpable. Je ne voulais pas qu’elle devienne trop forte. De peur qu’elle ne ruine
notre relation professionnelle.
— Oh.
Elle sembla se rendre compte à cet instant que sa chemise était encore
déboutonnée. Elle s’employa à la refermer avec des doigts tremblants, mais elle
respirait encore de manière irrégulière et son esprit d’habitude vif semblait
fonctionner au ralenti. Mais il réagissait sans doute mieux que son propre esprit
embrumé par l’alcool.
Un coup de chance qu’il se soit arrêté à temps.
Il retourna dans la cuisine, vida sa téquila dans l’évier et leur versa deux verres
d’eau fraîche.
Elle le suivit et accepta le verre en secouant la tête comme pour s’éclaircir les
idées.
— Alors, tu m’évitais parce que tu m’apprécies ?
Elle leva une main comme pour parer à une protestation éventuelle.
— Oublie ce que j’ai dit. Ça présuppose que l’affection et le désir vont de pair.
— Ana…
— Non, ce n’est rien.
Elle afficha un sourire tremblant, comme un brave petit soldat. Puis elle but son
verre par petites gorgées rapides.
— Donc, reprit-elle, tu me désires, mais tu ne veux pas me désirer. C’est bien
ça ?
— Disons simplement que je te désire, oui. Mais le sexe complique les
choses, et je ne veux pas te faire souffrir.
Elle posa le verre sur le comptoir de granite.
— Tu supposes que tu pourrais me faire souffrir.
Sa naïveté était charmante.
— Oui, je suppose.
Peut-être devrait-il jouer les modestes, mais en vérité, il savait que les
émotions d’Ana auraient peu à voir avec l’homme qu’il était en réalité.
— Je suis célèbre depuis plus longtemps que tu n’évolues avec des célébrités.
— C’est faux, protesta-t-elle avec véhémence. J’ai eu affaire à toutes sortes
de stars quand je travaillais à Hollywood.
— Avec combien d’entre elles as-tu couché ?
Ses joues s’embrasèrent.
— Ça ne te regarde pas.
Donc, la réponse était soit beaucoup, soit aucune. Il pariait sur la deuxième.
— Ce que je veux dire, c’est qu’il est facile de tomber amoureuse d’une star,
mais très difficile de l’aimer.
Lui-même n’était pas un homme particulièrement aimable. L’avait-il seulement
été, avant la maladie de Cara, mais il ne l’était certainement plus maintenant.
C’était un problème commun chez les célébrités. Les gens tombaient amoureux de
leur fantasme, plutôt que de la personne qu’ils avaient en face d’eux, et finissaient
par être malheureux.
Comme elle allait protester, il appuya son index contre sa bouche pour la faire
taire.
— Je ne veux pas te blesser. Je ne veux pas que tu tombes amoureuse de moi
puis qu’un jour, en te réveillant, tu te rendes compte que je ne suis pas vraiment
l’homme que tu attendais. Ce ne serait pas juste pour toi.
Elle le fixa avec un regard un peu trop perspicace.
— Ce ne serait juste ni pour moi ni pour toi.
— Tu es une gentille fille, Ana. Je ne veux pas te blesser.
Elle sembla ne pas apprécier le terme fille. Il l’aurait parié. Il y avait des tas de
façons de décourager une femme.
Elle se dégagea, le regard noir, et alla ramasser sa veste sur le sol.
— Alors, où est-ce que cela nous mène ? questionna-t-elle avec une pointe de
défiance.
— Nous devons toujours travailler ensemble pour Hannah’s Hope. Pour
l’instant, ce sont les débuts, et l’investissement du conseil est assez conséquent.
Je ne vois pas comment y couper. Mais quand l’organisation trouvera sa vitesse
de croisière, ce sera différent. Dans un an ou deux, je pourrai me retirer, et vous
trouverez quelqu’un pour me remplacer.
Il l’avait vue se rembrunir pendant son explication. Et il devinait qu’elle allait
rendre la situation plus difficile que nécessaire.
Elle avança lentement vers lui.
— Je voulais dire, où est-ce que cela nous mène, sur le plan personnel ? Tu es
convaincu que je suis une sorte de fleur fragile qui ne peut pas gérer une liaison
avec toi. Mais tu as tort. J’en suis tout à fait capable.
Il ne put s’empêcher de sourire devant sa belle assurance.
— Donc, tu pourrais assumer une relation avec moi ?
Elle s’apprêta à répondre, puis se ravisa et le toisa.
— Je ne sais pas, dit-elle enfin.
Sa prudence le rendait nerveux. Un oui rapide aurait pu être facilement
contredit. Le besoin de la posséder pulsait encore en lui, mais un peu moins fort.
Elle appuya les index contre ses tempes et ferma les yeux un instant. Comme
si elle essayait d’arrêter le vacarme de son dilemme intérieur.
— Je sais que je ne veux pas arrêter là, avoua-t-elle. Je veux être avec toi.
— Ah ça, ce n’est pas tous les jours qu’une célébrité surgit dans sa vie, n’est-
ce pas ? plaisanta-t-il.
Mais il y avait une nervosité dans sa voix qui le surprit lui-même. Depuis
longtemps, il ne se formalisait plus quand des femmes cherchaient à coucher avec
lui uniquement parce qu’il était célèbre. Il doutait que ce soit le style d’Ana, mais
apparemment, il avait besoin de l’entendre de sa bouche.
— Ce n’est pas ça, dit-elle, l’air agacé. Et tu le sais.
Pour être honnête, oui, il le savait. Ce n’était pas ce qu’Ana recherchait. C’était
une évidence. Elle avait travaillé à Hollywood et avait rencontré des stars encore
plus célèbres que lui. C’était même à se demander comment elle avait réussi à
échapper à l’attention masculine à Hollywood. Sa silhouette était tout en courbes
voluptueuses. Peut-être qu’au pays des vedettes filiformes, les hommes étaient
trop stupides pour l’apprécier ? Cependant, en ce qui le concernait, c’était
l’étincelle de passion dans les yeux d’Ana qui l’attirait le plus. Et sa dévotion
envers Hannah’s Hope. Il était moins confiant sur les choses qu’Ana trouvait
attirantes chez lui.
— Alors, qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il, surpris par son besoin de
l’entendre s’expliquer.
En général, il n’avait pas besoin qu’on flatte son ego.
— Je n’en sais trop rien. Mais serait-ce grave si nous laissions cette attirance
suivre son cours ? Pour voir où elle mène ?
Il secoua la tête.
— Je ne vais pas risquer ton cœur par curiosité.
— Ce n’est pas ton cœur qui est en jeu.
Il posa la main sur sa joue.
— Ce qu’il y a, c’est qu’il est facile de tomber amoureuse d’une célébrité. Mais
nous sommes presque impossibles à aimer.
Il vit passer une lueur de tristesse dans ses yeux. Pendant un instant, il crut qu’il
avait réussi à la convaincre. Mais ensuite, elle esquissa un sourire, et il comprit
que la lueur de tristesse était en réalité une lueur de compassion.
— Oui, tu l’as déjà dit. Mais je ne vais pas tomber amoureuse de toi.
Malgré son humeur maussade, il sourit.
— Ah non ?
— Non, pas même un peu.
— C’est promis ?
— Croix de bois, crois de fer, affirma-t-elle avec un sourire malicieux.
Il devrait dire non, il le savait. Il devrait la mettre dans un avion pour San Diego,
et ne plus jamais la revoir.
Cet instinct qui le poussait à la posséder, à la garder auprès de lui… ce n’était
pas bon pour elle. Et il serait égoïste de profiter de la situation.
Mais il la désirait, tout simplement. Et cela faisait trop longtemps qu’il n’avait
pas désiré quelque chose. Après une telle période d’abstinence émotionnelle, il
était devenu gourmand, et si elle n’avait pas le bon sens de partir, lui n’avait pas la
force de la mettre dehors.
— D’accord, concéda-t-il.
Elle eut un grand sourire, comme si elle venait de remporter un trophée.
Comme si c’était elle qui avait de la chance, alors qu’en vérité, c’était lui qui serait
vainqueur. Inévitablement, il la décevrait, et ce serait bien beau si elle se sortait
indemne de leur histoire.
Elle se mit sur la pointe des pieds pour enrouler les mains autour de son cou,
mais il évita avec prudence son étreinte.
— Mais nous allons procéder en douceur, expliqua-t-il. C’est vrai, j’ai envie de
t’emmener dans mon lit et de faire des tas de choses indécentes à ton corps. Mais
ce ne sera pas pour ce soir.
— Oh ! fit-elle en rougissant.
Soit il l’avait choquée par sa franchise – ce qui était tout à fait possible – soit
elle avait sincèrement envisagé la possibilité que s’il l’embrassait de nouveau, il ne
pourrait pas s’arrêter.
Sa confusion et sa surprise firent rapidement place à un embarras mêlé de
satisfaction.
— D’accord, dit-elle. Alors, que faisons-nous ?
— Nous sortons dîner.
— Dîner ?
— Oui, dit-il en la prenant par la main.
Il prit ses clés sur la console de l’entrée.
— Nous n’avons pas mangé. Et il vaut mieux que nous soyons dans un endroit
public. Si je reste seul avec toi, je ne réponds de rien.

* * *
Ward la laissa conduire jusqu’au restaurant. Même s’il n’avait bu que deux
verres, c’était avec l’estomac vide. Et Ana n’avait bu qu’une gorgée du sien.
Il avait réussi à l’impressionner sur un point. Beaucoup d’hommes
considéraient le fait de laisser le volant à quelqu’un d’autre comme un affront à leur
virilité. Pas Ward.
Il la laissa aussi choisir le véhicule, en lui proposant une de ses voitures au lieu
de sa sage berline. Dans le garage, elle passa en revue les différentes options.
Une Tesla rouge vif – une puissante voiture de sport électrique. Une autre Lexus
hybride, comme celle que Ward conduisait en Californie. Et une Hudson Hornet
totalement restaurée, tout en cuir et chromes rutilants. Avec ses lignes pures, à la
fois élégantes et racées, elle ressemblait à une bête sauvage près de fondre sur
sa proie.
Jamais plus elle n’aurait l’occasion de conduire une telle machine, sans doute.
Il faudrait être idiot pour choisir sa berline de location en ces circonstances.
De bien des façons, cette aventure avec Ward était comme conduire une
voiture rare. Longtemps, elle avait évité de s’impliquer avec un homme. Elle s’était
tenue à distance et avait toujours pris la décision la plus sage. En bref, elle avait
conduit une berline toute sa vie.
Et maintenant, elle était face à la tentation ultime.
Non, elle n’aurait jamais de vraie relation avec Ward. Il avait donné son cœur à
une autre. Malgré cela, il la désirait. L’alchimie entre eux était indubitable, même
pour une relative néophyte comme elle. De plus, il avait éveillé en elle des
sentiments que personne n’avait éveillés avant lui. Si tout ce qu’elle pouvait avoir,
c’était son désir, eh bien elle s’en contenterait.
Elle savait bien qu’il ne l’aimerait jamais, mais ce n’était pas un problème. Tant
qu’elle protégeait son cœur, elle pourrait céder aux désirs de son corps. Comment
pourrait-elle résister ? Peut-être même que Ward, avec sa grande expérience des
femmes, remarquerait à peine qu’elle était vierge, le moment venu. A tout le moins,
elle savait que l’attirance entre eux était assez forte pour que cela vaille la peine de
lui offrir sa virginité.
Tandis qu’elle se glissait derrière le volant de la Hornet, une bouffée
d’adrénaline pure monta en elle. Il était fort probable que le fait de conduire cette
voiture nerveuse lui fasse perdre le plaisir de conduire d’autres voitures. Mais elle
s’en moquait. C’était une chance unique, et elle la saisirait à pleines mains.

* * *
Le restaurant, coincé entre un local d’arts martiaux et un pub, ne payait pas de
mine. Aucun étranger n’y serait entré à moins d’y être poussé par une chaude
recommandation. Mais à l’intérieur, la salle était propre et bien éclairée. Le
propriétaire – un Grec volubile – vint tout de suite saluer Ward avec chaleur. Les
autres clients regardèrent dans leur direction, puis les ignorèrent, un signe sûr que
Ward était un client régulier.
Elle ne put s’empêcher de sourire quand Ward se glissa sur une banquette en
vinyle rouge et la recula de quelques centimètres. Apparemment, il ne pouvait
s’asseoir nulle part sans bouger les meubles. Son amusement fut de courte durée
car lorsqu’elle s’assit en face de lui et que les jambes de Ward effleurèrent les
siennes, elle se sentit devenir nerveuse. Avec son bras étendu sur le dossier de la
banquette, il semblait emplir l’espace de façon si totale qu’elle pouvait à peine se
concentrer sur le menu, encore moins décider ce qu’elle voulait manger.
Elle le laissa commander pour elle, et ils se régalèrent de kebabs épicés,
dégoulinant de sauce tzatziki et servis avec des frites et des beignets de
courgettes. Pendant le dîner, ils parlèrent surtout de leurs projets pour Hannah’s
Hope et de son travail avec CMF.
Il y avait une intimité dans le fait de partager un repas avec Ward qui la
perturbait. Elle ne sortait pas beaucoup, ayant appris très tôt à éviter les rendez-
vous romantiques, pour ne pas avoir à repousser les avances qui suivaient
inévitablement. Alors elle n’était pas habituée à être assise en face d’un homme,
sur une banquette étroite. Ni à voir ses doigts effleurer les siens quand ils
prenaient tous les deux la même frite ou qu’il essuyait avec sa serviette la sauce
qu’elle avait sur le menton.
Ce ne fut que lorsqu’ils revinrent dans la voiture qu’elle eut le courage de lui
poser la question qui la taraudait depuis son arrivée à Charleston.
— J’aimerais savoir une chose.
Elle serra le volant plus fort avant de poursuivre.
— Cara est morte d’un cancer du sein, dit-elle.
En regardant dans sa direction, et dans la lumière scintillante des réverbères,
elle vit qu’il était totalement figé.
Elle attendit qu’il réponde, peut-être pour confirmer ce qu’elle savait déjà.
Comme il ne disait rien, elle continua :
— Toutes les organisations avec lesquelles CMF travaille… aucune n’est liée
au cancer. Aucune n’aide les survivants ou la recherche…
— C’était ce qu’elle voulait, coupa-t-il.
Il était évident qu’elle venait de franchir une sorte de ligne jaune.
— Je suis déso…
— Non. C’est moi.
Il poussa un soupir plein d’émotion contenue.
— Je n’ai pas l’habitude de parler de cela.
Il se fendit d’un rire sans joie.
— Je parle d’elle tout le temps, dit-il en passant une main sur son visage. Mais
je ne parle jamais de son cancer. Elle n’a jamais voulu honorer le cancer. Elle ne
voulait pas lui donner une place importante. Elle disait qu’il lui avait volé les
dernières années de sa vie et elle voulait que sa mort lui appartienne à elle seule.
Elle tenait à ce que l’on retienne d’elle son engagement auprès des enfants.
En un sens, elle comprenait. Elle connaissait une maquilleuse à Hollywood, qui
avait vaincu son cancer et qui consacrait tout son temps libre à faire du bénévolat
pour les malades du cancer. Tous ses amis étaient des gens qu’elle avait
rencontrés dans des groupes de soutien. C’étaient des personnes formidables,
mais le cancer était comme un membre de leur groupe. Une entité vivante, qui ne
les quittait jamais. Honorer le cancer. C’était exactement le mot.
Alors, oui, elle pouvait comprendre pourquoi Cara n’avait pas voulu ça.
Cependant, en regardant Ward, elle sentait qu’il n’était pas tout à fait à l’aise avec
la décision de sa femme.
— Mais…, commença-t-elle.
— Mais quoi ?
— Eh bien… C’était sa décision, mais comment te sentais-tu par rapport à
ça ?
A peine la question avait-elle franchi ses lèvres qu’elle la regretta. C’était une
question bien trop personnelle. Une question qu’elle n’aurait pas dû poser, et dont
la réponse ne la regardait en rien.
Il haussa les épaules, mais la voiture était trop sombre pour qu’elle puisse
juger de son expression.
— Ce n’était pas ma décision.
Après un instant, il ajouta :
— D’ailleurs, j’aime travailler avec des enfants. Ils en valent vraiment la peine.
Lorsqu’elle s’arrêta à un feu, elle lui lança un regard, et ne put s’empêcher de
sourire. Elle avait dû avancer la banquette vers le tableau de bord pour atteindre
les pédales de la Hornet, et maintenant, Ward avait à peine la place pour ses
longues jambes.
— Tu travailles souvent avec les enfants ? demanda-t-elle.
Cela lui semblait plus sûr que d’essayer de lui soutirer d’autres informations
sur Cara.
— Pas souvent, dit-il. Je voyage beaucoup, alors je ne veux pas qu’un enfant
dépende uniquement de moi. Mais parfois, cela s’impose comme une évidence.
Comme avec Ricky.
Il avait lancé ce nom comme si elle connaissait ce Ricky.
— Ricky ?
— Il traînait chez Hannah’s Hope, un jour d’école. Il a treize ou quatorze ans.
Il fit un geste vers le croisement qui arrivait.
— Tourne à gauche. Etonnamment, il voulait des informations concernant le
cours de préparation au diplôme de fin d’études secondaires prodigué par Omar. Il
veut y inscrire sa mère car il s’inquiète de son avenir professionnel.
— C’est malin, dit-elle en rétrogradant pour sortir du virage. D’un autre côté,
beaucoup de garçons élevés sans père sont très protecteurs avec leur mère.
— Je l’étais, en tout cas, avoua-t-il.
Elle fut tentée de poser des questions pour en savoir plus, mais elle savait
qu’elle était déjà allée trop loin dans sa vie personnelle pour ce soir.
— Alors, tu as décidé d’être son tuteur ? demanda-t-elle. Tu es resté moins
d’une semaine. Quand as-tu eu le temps de suivre un adolescent ?
Il rit.
— En fait, je ne lui ai pas encore donné de cours. Je ne l’ai rencontré qu’une
fois. Mais je voyais qu’il n’allait pas être commode. Il était là vendredi matin. Je lui
ai dit que je pouvais obtenir l’aide dont sa mère a besoin, mais qu’il devait aller à
l’école. Pour assurer sa part du marché, il va venir chez Hannah’s Hope en même
temps qu’elle. Mais Ricky m’a dit sans détour qu’il n’allait pas perdre de temps
avec un bénévole intrusif. Alors je lui ai proposé de le suivre moi-même, après
l’école. Je voyais que si je ne le harponnais pas tout de suite, nous ne le verrions
plus jamais. Alors j’ai accepté de le voir jeudi après-midi. Nous verrons comment
cela se passe.
Son aveu la remua. C’était vendredi qu’avait eu lieu la séance de
brainstorming matinale. Ward avait dû arriver plus tôt qu’elle ne l’avait cru.
Combien d’hommes passeraient volontairement leur soirée à aider un adolescent
en difficulté ? Peu, c’était sûr. Combien de riches célébrités le feraient ? Presque
aucune. Du moins, aucune de sa connaissance.
— C’est très généreux de ta part, commenta-t-elle, émue.
Il s’éclaircit la voix, comme si son éloge le mettait mal à l’aise.
— Je pense qu’il n’a accepté que parce que j’avais la guitare de Dave avec
moi, et qu’il voulait l’essayer.
Elle se tourna vivement pour voir son visage malgré l’obscurité. Ce qui était à
peu près aussi stupide que d’essayer de le comprendre.
— Tu avais la guitare de Dave ? Pourquoi ?
— Pas parce que j’enregistre en secret un nouvel album et que je compte sur
Hannah’s Hope pour en faire la promotion, si c’est ce qui t’inquiète.
Elle se sentit rougir, soudain consciente du ridicule de ses accusations de
l’autre jour. Et elle avait l’impression que Ward la distinguait mieux dans le noir
qu’elle.
— Ward, à ce propos, je…
— Je plaisantais, la rassura-t-il.
— Oh.
Il lui fit signe de tourner dans sa rue.
— Pourquoi pas l’Alvarez ? demanda-t-elle avec prudence.
— Quoi ?
— Si tu rejoues de la guitare, pourquoi pas l’Alvarez ?
— Je ne dirais pas que j’en joue vraiment.
Il y avait une incertitude dans sa voix. Comme si lui-même ne connaissait pas
la réponse à cette question.
— Est-ce qu’elle te manque ? questionna-t-elle tandis qu’elle s’engageait dans
son allée.
Il ne répondit pas et sortit la télécommande du garage de la boîte à gants.
Elle attendit que les portes s’ouvrent et emplissent le silence avant de parler.
— Je me suis mise à la couture grâce à ma abuela. Elle pouvait reproduire
n’importe quel vêtement, rien qu’en le regardant. Emma avait beaucoup de très
jolies robes que sa mère lui avait offertes. Après sa mort, Emma ne pouvait pas
supporter l’idée de s’en débarrasser, alors ma grand-mère les a retravaillées pour
qu’elle puisse les porter pendant des années. Après cela, Emma s’est mise à lui
apporter des photos de modèles qu’elle avait vus dans les magazines, et Abuela a
continué de lui coudre des vêtements.
Elle gara le véhicule et coupa le moteur. Puis elle se tourna vers Ward. La
lumière automatique du garage jetait des ombres intéressantes sur les angles de
son visage, mais ne révélait guère son humeur.
— Elle m’a appris à coudre quand j’avais dix ans. C’était quelque chose que
nous faisions ensemble. Même maintenant qu’elle est partie, je me sens plus
proche d’elle quand je couds. J’aime encore faire mes propres vêtements. C’est la
seule chose qui me manque de mon métier de costumière.
Ward haussa un sourcil.
— C’est ce que tu regrettes quand tu penses à Hollywood ? La couture ?
Elle rit.
— Eh bien, ça, et le fait que je n’ai jamais eu l’occasion de porter aucune des
magnifiques tenues que j’ai réalisées.
Elle lui tendit les clés de la Hornet.
— Voilà pourquoi je t’ai parlé de l’Alvarez. C’était une part très importante de
ta vie pendant très longtemps. J’ai du mal à croire que cela ne te manque pas.
Il posa doucement les clés sur le tableau de bord, puis lui prit la main.
— Je n’ai pas très envie de parler de l’Alvarez.
Elle se figea et retint son souffle. La main de Ward était chaude et rugueuse
contre sa paume. Elle déglutit, et au prix d’un effort, le regarda dans les yeux.
— De quoi as-tu envie de parler ?
— Et si je n’avais pas envie de parler ? rétorqua-t-il avec un sourire.
Il l’attira doucement vers lui.
Le souffle court et le cœur battant, elle se laissa faire.
-7-

Il avait cru que leur baiser serait rapide et qu’ensuite ils prendraient congé.
Mais, à la seconde où les lèvres d’Ana touchèrent les siennes, ce fut un
embrasement entre eux. Elle lui rendit son baiser avec la même passion vibrante
qu’elle mettait dans chacune de leurs confrontations. Elle avait la saveur du thé
sucré qu’elle avait bu pendant le dîner, et de la glace au caramel salé qu’elle avait
prise en dessert.
Sa langue rencontrait la sienne avec audace, rendant caresse pour caresse.
Son étreinte était si intense, si ardente, qu’elle en était presque maladroite.
Pourtant, cela l’excitait bien plus que si elle avait fait montre de séduction experte.
Il la sentit qui s’agitait sur la banquette, mais l’espace réduit entravait ses
mouvements.
Il actionna le levier sous le siège et recula la banquette au maximum. Puis il
étendit ses jambes et attira Ana sur ses genoux.
Elle émit un gémissement d’approbation, en se frottant contre son sexe durci.
Détachant sa bouche de la sienne, elle rejeta la tête en arrière et frissonna.
La vue de son excitation et la délicieuse pression de son corps contre son
pénis étaient si érotiques qu’il faillit jouir sur-le-champ.
En tentant de contrôler son désir, il la regarda retirer sa veste. Il faillit soupirer
d’aise quand elle fit mine de vouloir déboutonner sa chemise. Mais une once de
raison le poussa à saisir sa main.
Avec autant de douceur que possible, il la fit descendre de ses genoux, puis
sortit de la voiture.
— Ward, attends…, dit-elle en haletant.
Par la portière ouverte, il se pencha vers elle. Elle s’était blottie de l’autre côté,
le dos contre la portière côté conducteur. Tenant sa veste serrée contre elle, elle
semblait perdue. Avec ses cheveux décoiffés, ses lèvres enflées et humides, et
ses pupilles dilatées, elle semblait délicieusement excitée. Il dut prendre une
ses pupilles dilatées, elle semblait délicieusement excitée. Il dut prendre une
profonde inspiration pour contrôler sa réaction. Malheureusement, l’habitacle de la
voiture était imprégné de son parfum.
— Sors de la voiture, dit-il avec douceur.
Elle se hâta de sortir du côté passager, mais il haussa la main pour
l’empêcher de s’approcher trop près de lui.
— Je ne comprends pas, dit-elle, l’air confus et blessé.
Il fut tenté de la prendre dans ses bras. De lui offrir du réconfort. Mais s’il la
touchait de nouveau, il savait comment cela se terminerait. Ils finiraient nus, dans
son lit. Peut-être qu’ils n’arriveraient pas jusqu’à la chambre. Peut-être la prendrait-
il contre le mur de l’entrée. Ou même, sur le capot de la voiture. Aussi tentants que
soient ces fantasmes, il ne voulait pas que leur première nuit ensemble se déroule
ainsi.
Il voulait la savourer. La couvrir de baisers. Passer des heures à explorer
chaque recoin de son corps. Mais il ne le ferait pas ce soir.
— C’est juste que…
Il s’interrompit pour reprendre une autre inspiration.
— Allons-y en douceur, d’accord ? Comme nous en étions convenus.
— D’accord.
Elle hocha la tête. Mais fit un autre pas vers lui.
— Arrête, ordonna-t-il en levant la main une fois de plus.
— La douceur, ça me va.
— Je voulais dire, allons-y en douceur dans cette relation. Pas allons en
douceur jusqu’à mon lit.
— Oh ! fit-elle, confuse.
— Rien ne presse. Demain soir, nous rentrerons à Vista del Mar. Et nous
verrons ce qui se passe là-bas.
— J’imagine que ça ira, dit-elle d’un ton vague.
Il le faudrait bien. Malgré son enthousiasme, il sentait qu’elle n’était pas aussi
expérimentée qu’elle voulait le faire croire. Ce qui ne la rendait que plus vulnérable
à ses yeux. Il refusait de se précipiter dans une relation sexuelle pour laquelle elle
n’était pas prête. Et surtout, il ne tenait pas à ce que ce soit elle qui se précipite et
le regrette ensuite.
Les femmes qui s’engageaient avec des stars le regrettaient presque toujours.
Bien entendu, beaucoup de femmes pouvaient s’accommoder d’une aventure
d’un soir avec un quasi-inconnu. Il en avait rencontré beaucoup, pour sûr. Mais Ana
n’était pas comme ça. Et le fait qu’ils doivent travailler ensemble ne faisait que
compliquer la situation.
Voilà précisément pourquoi il tenait à ce que les choses se passent en
douceur. Il y avait de bonnes chances pour qu’Ana voie l’homme qu’il était sous le
vernis de la célébrité. Et quand ce serait le cas, il la laisserait partir. Cela arriverait
peut-être plus tôt qu’il ne le pensait, mais au moment venu il voulait qu’elle ait le
moins de regrets possible.
Car, si une autre femme regrettait d’être avec lui, il ne pourrait pas le
supporter.

* * *
Le lendemain soir, de retour à Vista del Mar, Ana se demandait toujours si elle
avait eu raison d’entamer une relation avec Ward. Mais après avoir passé un jour
et demi en sa compagnie, avoir vu tout ce qu’il avait accompli avec CMF, et après
qu’il l’avait escortée dans Charleston, où tout le monde le traitait avec un respect
affectueux – elle était arrivée à une conclusion. Elle n’avait peut-être pas fait le bon
choix. Mais c’était le seul choix possible.
Cela dit, elle était bien consciente que la situation était compliquée. Voilà
pourquoi, dans l’avion, elle avait demandé à Ward de ne parler à personne de leur
relation naissante – mais encore très indéfinie. Elle était tout à fait sûre que Ward
respecterait sa requête. C’était un homme d’honneur.
Cependant, même si elle n’était pas encore prête à partager sa relation avec
d’autres, elle ne pouvait cacher sa bonne humeur. Elle tenta de ne pas se montrer
trop joviale quand elle arriva chez Hannah’s Hope, le lendemain de son retour.
— Alors, comment était le voyage avec notre fabuleux rockeur ? demanda
Christi en arrivant devant son bureau.
Ana baissa la tête pour se dérober au regard trop sagace de son amie.
— C’était génial. Charleston est une ville tout à fait charmante.
— Vraiment ? Je croyais que tu redoutais ce séjour.
— Oh… Eh bien, oui.
Evidemment qu’elle avait redouté ce séjour. Quand elle croyait encore que
Ward était un goujat de première classe et qu’elle s’imaginait les pires choses à
son sujet. A présent, elle se demandait comment changer de refrain sans révéler
ce qui s’était vraiment passé à Charleston.
Elle fixa son clavier.
— De grands restaurants, des gens charmants, de belles maisons anciennes,
et le charme du Sud. Comment résister ?
— Cela me surprend. La dernière fois que tu en as parlé, tu disais que ça allait
être… comment déjà ? Ah oui, une ridicule perte de temps. C’est bien ça ?
Ah, voilà un sujet sans risque dont elle pouvait parler des heures. Sa visite
chez CMF. Il lui faudrait simplement éviter de dire quoi que ce soit sur Ward. Si elle
ne faisait que mentionner son nom, elle pourrait rougir comme une pivoine.
Après quelques minutes à écouter Ana vanter les mérites de CMF, Christi
commença à se lasser. Elle se dirigea vers la porte du bureau.
— Bon, dit-elle enfin. Je crois que je vais aller chercher du café. Tu veux
quelque chose ?
— Non rien, dit-elle en souriant.
A la porte, Christi s’arrêta une seconde.
— Tu sembles t’entendre un peu mieux avec notre vedette.
— Il n’est pas si mal, dit-elle d’un ton qu’elle voulut anodin.
— Contente de l’entendre. Je craignais que tu deviennes hystérique quand tu
entendrais parler de cette histoire de tapis rouge.
Christi disparut, et Ana resta seule à fixer la porte, abasourdie.
— Quelle histoire de tapis rouge ? cria-t-elle.
Pas de réponse.
Elle envisagea de rappeler Christi, mais à quoi bon ? Elle ne pouvait pas
harceler son employée de questions, de crainte de passer pour une folle. Et si
Christi s’était attendue à ce qu’elle devienne hystérique, cela n’augurait rien de
bon.
Elle appela Ward, mais tomba sur sa boîte vocale. Elle laissa un message
puis, après quelques minutes à tapoter ses doigts sur le bureau et à fulminer en
silence, elle téléphona à Jess.
— Génial ! dit-il d’emblée. J’essayais justement de vous joindre.
Il n’avait pas dû essayer vraiment, puisque ni son portable ni le téléphone de
son bureau n’avaient sonné dans la dernière demi-heure. Mais souligner ce point
serait contre-productif.
— Bien, se contenta-t-elle de répondre.
— Voulez-vous que la limousine passe vous prendre chez Hannah’s Hope ou
chez vous ?
— La limousine ?
— Oui, la limousine. Ward a pensé qu’il valait mieux qu’elle passe vous
prendre chez Hannah’s Hope, pour protéger votre intimité. Et il s’inquiétait de
savoir si vous aviez une robe de circonstance.
— Quelle circonstance ?
Elle sentait la moutarde lui monter au nez. Non seulement Ward ne l’avait pas
appelée lui-même pour l’inviter à cette supposée soirée avec tapis rouge, mais il
fallait en plus qu’elle soit mise au courant par son assistant.
— Le deuxième gala de charité annuel de Hudson Pictures. Ward vous fera
envoyer une robe.
— Je…
Elle était si surprise qu’elle en bafouillait. Les Hudson possédaient un des
studios de cinéma les plus prestigieux de Los Angeles. Ils représentaient le
glamour du Hollywood d’antan. Depuis des décennies, ils organisaient un bal très
couru à l’occasion de la Saint-Valentin. Lillian Hudson, la matriarche de la famille,
était décédée quelques années plus tôt d’un cancer du sein. Depuis, les Hudson
avaient transformé le bal en un gala de charité en faveur de la recherche sur le
cancer. On s’arrachait les invitations presque impossibles à obtenir.
— Pourquoi aurais-je besoin d’une robe pour le gala ?
Enfin, Jess comprit.
— Ward ne vous en a pas encore parlé, c’est ça ?
— Non.
— Ah, mince. J’ai fait une gaffe. Il voulait vous en parler le premier. Quand vous
m’avez appelé, j’ai supposé que…
— D’accord. Si vous me disiez juste où je peux le joindre, pour en parler avec
lui ?
— Je ne peux pas, dit-il d’une petite voix.
— Vous pouvez me dire que l’on va m’envoyer une robe de soirée pour un
événement auquel je suis censée me rendre avec lui, mais vous ne pouvez pas me
dire où il est ?
— Oh ! Si, je peux vous dire où il est, se hâta-t-il de rectifier, comme pour
prouver sa valeur en tant qu’assistant. Mais vous ne pourrez pas lui parler.
Elle poussa un long soupir de frustration.
— Et pourquoi cela ? demanda-t-elle lentement.
— Parce qu’il est au studio d’enregistrement.
Jess semblait sincèrement désolé.
— Mais croyez-moi, Ward prépare une soirée très romantique.
Ce fut à cet instant qu’elle sentit qu’elle allait craquer. En silence, mais
irrémédiablement. D’une, leur histoire secrète ne l’était plus. De deux, ce qui
n’était qu’une liaison enfiévrée venait de se transformer en une relation qui incluait
des soirées romantiques, des virées en limousine et des tapis rouges. Ce qui lui
semblait bien plus compliqué qu’une simple aventure physique.

* * *
A 21 heures, Ana avait bu la moitié de son verre de vin, et parcourait le guide
des chaînes sur son téléviseur quand elle tomba sur un programme consacré à
Ward. Si elle choisissait cette chaîne, elle vivrait l’expérience très surréaliste de
regarder sur son écran plat un homme qu’elle avait embrassé moins de vingt-
quatre heures plus tôt.
Pendant un long moment, elle fixa le titre de l’émission, mais choisit un film à la
place et s’installa confortablement pour le regarder. Deux minutes plus tard et
après avoir bu une grande gorgée de vin, elle revint à l’émission consacrée à
Ward.
Au bout de trois quarts d’heure, elle avait cessé de jouer à la téléspectatrice
neutre. Assise au bord du canapé, les coudes sur les genoux, elle était captivée.
L’émission avait déjà parlé de l’ascension très rapide de Ward, et analysait
maintenant son style musical singulier.
En fait, elle savait déjà tout cela. C’étaient les images de lui sur scène qui
avaient toute son attention.
Bien sûr, elle l’avait déjà vu en concert auparavant. Lorsqu’elle était étudiante à
New York, elle l’avait vu jouer plus d’une fois. Mais les choses étaient différentes à
présent. Et le gros plan de Ward assis sur une scène vide lui offrait une
perspective nouvelle.
D’habitude, son groupe comprenait un percussionniste, un batteur et un
bassiste. Cependant, il y avait quelques chansons phares qu’il interprétait seul,
avec sa guitare. En le regardant jouer de sa guitare sur cette scène sombre, en
produisant un son aussi complexe et multiple qu’un groupe entier, elle fut
époustouflée, comme au premier jour, par son immense talent. Par la formidable
somme de travail que cela devait demander pour jouer d’un instrument avec une
telle maîtrise. Et par l’intense concentration et la joie pure sur son visage.
C’était un génie. Un virtuose. Et il avait tout abandonné.
Pourquoi ? Pourquoi un homme qui… ?
La sonnerie retentit, la tirant de ses pensées. Elle sursauta, se sentant
coupable comme si elle avait été surprise en train de regarder par le trou d’une
serrure. Elle appuya sur la touche « Pause » de sa télécommande avant d’aller
ouvrir.
Marla, sa voisine étudiante, avait l’habitude de s’enfermer dehors. Mais ce
n’était pas Marla sur son perron.
En fait, elle dut y regarder à deux fois avant de reconnaître son visiteur.
— Ward ?
Oubliée, la rock star à l’élégance décontractée. Il portait un vieux chapeau de
cow-boy qui cachait ses yeux, ses bottes avaient connu des jours meilleurs, et son
jean taché et déchiré était en fin de vie. Mais il n’y avait pas que ses vêtements qui
avaient changé. Il arborait un air de résignation fatiguée. Comme s’il était dans la
mouise et à deux doigts de toucher le fond.
Sa transformation était presque incroyable. Lors de leur première rencontre,
dans son pantalon cargo onéreux et ses lunettes à cinq cents dollars, il ressemblait
à une star qui essayait bêtement de passer inaperçue. A présent, il ressemblait
vraiment à un quidam.
— Je…, bredouilla-t-elle.
Il ne dit rien, mais hocha la tête vers la maison voisine.
Elle suivit son regard et se rendit compte que Marla marchait vers elle – ses
clés en main, heureusement — et qu’elle lançait des regards curieux dans leur
direction.
Il se pencha légèrement en avant.
— Répète après moi, à voix haute. « C’est très inhabituel. Je ne reçois jamais
les gens chez moi. »
Comme une idiote, elle le regarda d’un air ébahi. Puis elle lança un regard à
Marla, qui les observait ostensiblement.
Elle répéta les mots d’une voix tendue.
Il hocha la tête, puis lui souffla une autre réplique.
— Mais en ces circonstances, ajouta-t-elle plus fort, vous pouvez entrer. Je
vais voir ce que je peux faire pour vous.
Il sourit, comme si cette maladroite comédie l’amusait.
— Gracias, señorita, dit-il.
Son accent espagnol était impeccable.
Elle ravala sa contrariété et recula pour le laisser entrer. Dès que la porte se
referma derrière lui, il redressa les épaules et son air désespéré disparut. Il recula
son chapeau avec le pouce et sourit comme si c’était la chose la plus drôle qu’il ait
faite depuis des mois.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? railla-t-elle.
— C’est toi qui voulais cacher notre relation.
— Tu veux m’emmener à une soirée huppée, où il y aura des hordes de
photographes, mais tu te déguises pour passer chez moi ?
En guise de réponse, il haussa les épaules. Puis il l’attira vers lui et la piégea
en posant les mains sur ses hanches.
— Au gala des Hudson, tout le monde pensera que nous sommes ensemble
pour des raisons professionnelles. Mais je n’ai aucune excuse pour être chez toi
après 21 heures, un soir de semaine.
Il colla ses lèvres sur les siennes, en envahissant sa bouche par de longues
caresses de sa langue. Lorsqu’il glissa la main sous son T-shirt, sa résistance
fondit tout à fait.
Elle sentit un gémissement de plaisir monter dans sa gorge. Il fit un pas et
l’accula contre le canapé, puis, il leva brusquement la tête.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle.
Elle suivit son regard vers l’écran, figé sur un gros plan de lui.
Mince.
— C’est, euh…, commença-t-elle en se sentant rougir.
Il la dévisagea.
— C’est moi.
-8-

Ward semblait plus amusé qu’autre chose.


Elle alla prendre la télécommande pour éteindre l’écran et effacer l’image
géante de son visage.
— Oui, dit-elle d’un air faussement sérieux. C’est toi.
Pour masquer son embarras, elle ajouta :
— Viens. Puisque tu es là, je peux t’offrir un verre.
Il fit semblant de ne pas remarquer sa réticence et alla s’asseoir sur le canapé,
où il étendit ses jambes devant lui, comme à son habitude.
— Je prendrai comme toi, dit-il.
— Ce n’est pas extraordinaire, prévint-elle.
Elle le regretta aussitôt, car il ne pouvait pas savoir si elle parlait du vin à dix
dollars ou de son canapé usé. Ou du fait qu’entre le déménagement et son travail à
Hannah’s Hope, elle n’ait pas eu le temps de défaire ses cartons et de remplir ses
étagères.
— La simplicité, ça me semble idéal.
Quand elle revint avec un autre verre de vin, elle avait eu le temps de se
persuader qu’elle se moquait de ce que Ward pensait de sa maison. Qu’elle se
fichait de savoir si son salon était plus petit que la salle de bains de sa propriété.
Et enfin, qu’elle se moquait d’avoir troqué sa veste contre un débardeur usé et un
pantalon de détente à dix dollars, qui faisait paraître ses hanches latines plus
larges.
Elle n’allait pas se laisser impressionner par son statut de star. De toute façon,
beaucoup de choses les séparaient, et pas seulement sa piètre connaissance des
bons vins. Elle n’était pas, et ne serait jamais, Cara Miller. Au final, c’étaient leurs
différences qui les éloigneraient. Pas ses hanches généreuses.
Mais elle ne put empêcher son cœur de battre à coups redoublés, en voyant
Ward installé sur son canapé.
Ward installé sur son canapé.
Il avait la tête appuyée contre le dossier, les mains posées sur ses
abdominaux parfaitement plats. Comme il avait les yeux fermés, elle en profita
pour l’observer. Le déguisement était génial, elle devait l’admettre. Même les
cheveux qui dépassaient de son chapeau semblaient plus sombres.
— C’est parfait, n’est-ce pas ? C’est vrai ce qu’on dit, l’habit fait le moine, dit-il
en ouvrant les yeux.
Il ouvrit les yeux et la surprit en train de le fixer. Elle se sentit gênée. Pourquoi le
regardait-elle comme une idiote ? Ou plutôt, comme une admiratrice
impressionnée ?
Avant qu’elle puisse trouver quelque chose à dire pour faire diversion, son
téléphone sonna.
— Dis-moi que tu n’es pas retenue prisonnière, dit Marla dès qu’Ana eut
décroché.
— Bonsoir, Marla, dit Ana en riant. Non, je ne suis pas retenue en otage.
Ward l’interrogea du regard, alors elle prononça en silence les mots « ma
voisine » à son attention.
— Tu en es sûre ? insista Marla avec nervosité.
Elle alla poser son vin sur la table basse. Quand elle leva les yeux, elle vit qu’il
la regardait avec intensité.
Elle se détourna et alla se poster devant la fenêtre qui faisait face à la maison
de Marla. Leurs maisons n’étaient séparées que par cinq mètres et elle vit Marla à
sa fenêtre.
— Je peux appeler la police avec mon téléphone fixe si tu es en danger,
suggéra Marla. Il nous faut un code. S’il est dans la pièce et que tu ne peux pas
parler, dis « pastèque ». Non, il se doutera de quelque chose. Dis… « je te verrai
à l’église ».
— Marla, tu es une très bonne amie, mais tu lis trop de romans policiers. Je ne
suis pas un otage.
— Vrai de vrai ? Ce type semblait un peu louche.
— C’est juste quelqu’un que j’ai reçu chez Hannah’s Hope, dit-elle d’une voix
aussi rassurante que possible.
— C’est sûr ?
— Oui, Marla. Merci d’avoir vérifié. Je t’appellerai même demain, si ça peut te
rassurer.
— Demain à la première heure, promis ? Enfin, après 9 heures, sauf si tu as
besoin de moi.
— Promis, 9 heures. Merci, Marla, dit-elle avant de raccrocher.
— Ton amie semble très… concernée par ta sécurité, commenta Ward en
riant.
— C’est une voisine en or.
— C’est bien de savoir qu’il y a encore des endroits où les gens prennent soin
les uns des autres.
Ce qui était exactement ce qu’elle pensait de Vista del Mar. Alors qu’elle
songeait à se lancer dans une autre tirade sur l’importance d’Hannah’s Hope,
Ward désigna le téléviseur d’un signe de tête.
— Alors, tu as appris quelque chose ?
— Pas vraiment. Ce n’était pas très complet. Ils n’ont même pas parlé
d’Orange Kitty.
— Comment connais-tu Orange Kitty ? s’étonna-t-il.
— J’ai fait mes études à New York. J’ai réussi à assister à quelques concerts.
C’était le point culminant de sa carrière. Avant que Cara ne tombe malade. A
l’époque, il faisait des tournées presque toute l’année et partageait le temps qui lui
restait entre leur maison à Charleston et leur appartement de Manhattan. Chaque
fois que tous les membres du groupe se retrouvaient à New York, ils jouaient dans
des petites salles, sous le nom d’Orange Kitty.
Il afficha un sourire surpris.
— Tu devais être une fan pure et dure pour aller voir Orange Kitty.
Les concerts n’avaient guère eu de publicité, étant décidés au dernier
moment. Mais ce n’était pas le but. Les gens y assistaient par hasard, ou parce
qu’ils avaient été mis au courant par le bouche-à-oreille.
— Une fois, j’ai passé toute une nuit à faire tous les bars du sud de Manhattan,
parce qu’une amie avait entendu dire que vous deviez jouer.
Il eut un sourire empreint de nostalgie.
— Et ?
— Non, pas cette fois.
Soudain, elle fut mal à l’aise. Elle en avait dit bien plus que prévu. Elle rangea
la télécommande et tapa dans un coussin pour se donner une contenance.
— J’imagine que la moitié des gens de New York ont des histoires comme ça,
avança-t-elle.
Il l’attrapa par la main et l’attira vers lui. Elle se mit à fixer le premier bouton de
sa chemise, avec trop d’intensité pour un simple bouton de nacre.
Lentement, il lui fit lever la tête, la forçant à le regarder.
— Jusqu’à maintenant, tu as fait comme si tu n’étais pas du tout fan de ma
musique. Pourquoi ?
Elle avait envie de fuir. Néanmoins, elle parvint à soutenir son regard.
— C’est évident, non ?
— Pas pour moi.
Elle haussa les épaules.
— Je ne voulais pas apparaître comme une admiratrice désespérée. Je ne
voulais pas… t’effrayer.
— Ce n’est jamais effrayant de savoir que quelqu’un a aimé ma musique.
Il y avait une sincérité tranquille dans sa voix. Ce qui lui donna le courage de
poser la question qui la taraudait depuis Charleston.
— Alors, tu ne composes plus ? Pourquoi est-ce que tu ne joues plus de la
guitare ?
Il laissa retomber sa main et s’adossa au canapé, l’air soudain distant.
— Comment sais-tu que j’ai arrêté ?
Son ton était aussi froid que son regard, mais elle ne se démonta pas. Elle
avait déjà franchi la ligne jaune, de toute façon.
— J’ai vu l’Alvarez. Chez CMF. C’est la seule guitare sur laquelle tu aies
jamais composé. Tu portais peut-être avec toi la guitare de ton ami Dave, mais je
ne t’imagine pas composer dessus.
Il se détourna et passa une main dans ses cheveux. Pendant un instant, elle
crut qu’il allait mentir, ou l’envoyer paître.
Au lieu de cela, il la sonda du regard.
— Quelle est ta théorie sur la question ? demanda-t-il.
Elle réfléchit un instant, en fixant l’écran éteint sur lequel était apparu son
visage, tout à l’heure. Qu’attendait-il d’elle, au juste ? Elle avait cru que leur relation
était purement sexuelle. Elle ne s’était pas attendue à ce qu’il se montre sur son
perron, le soir. Elle n’avait pas espéré de rendez-vous romantiques. Elle n’aurait
pas cru qu’il veuille entendre ses théories sur quelque sujet que ce soit.
Mais puisqu’il avait posé la question, elle allait lui répondre, même s’il risquait
de ne pas apprécier. Et elle avait trouvé sa réponse pendant qu’elle regardait
l’émission.
— Eh bien, je pense que c’est évident. Tu ne joues plus pour la même raison
que tu ne vis plus dans ta maison de Harleston Village. Tu as l’impression que ton
talent t’a trahi. Depuis ton adolescence, ton talent a permis d’obtenir tout ce que tu
as toujours voulu. La célébrité, la fortune, le succès. C’était ton moyen de vous
sortir de la pauvreté, ta mère et toi.
Elle désigna l’écran d’un signe de tête.
— Cela t’a même aidé à conquérir Cara. Mais ensuite, au moment où tu en
avais le plus besoin, il t’a abandonné. Tout le talent du monde n’aurait pas pu lui
sauver la vie. Toute ta richesse ne pouvait lui acheter un remède, parce que rien ne
pouvait la guérir. Ton don t’a trahi, au moment où tu en avais le plus besoin.
— C’est ridicule, ironisa-t-il.
Mais elle voyait bien qu’elle l’avait ébranlé.
— Vraiment ? insista-t-elle, pour que son idée ait une chance de faire son
chemin dans l’esprit de Ward. Stacy m’a dit que tu n’as plus touché l’Alvarez
depuis la mort de Cara. Avant qu’elle ne tombe malade, la guitare ne te quittait
jamais. Tu l’emmenais partout avec toi. Tu ne la laissais même pas au studio pour
la nuit. A présent, tu peux à peine supporter d’être dans la même pièce qu’elle.
— Tu en parles comme si c’était une personne. Ce n’est qu’une guitare. Un
morceau de bois, quelques cordes et quelques frettes.
— Tu ne penses pas vraiment ce que tu dis. C’est plus qu’une simple guitare.
C’est l’incarnation vivante de ton talent, le cœur et l’âme de ton succès en tant
qu’artiste. Et tu lui as tourné le dos, aussi clairement qu’elle t’a tourné le dos.
— Je ne le pense pas.
Il avait dit cela calmement, mais avec si peu d’émotion qu’elle sut qu’il avait dû
faire un effort pour se contenir.
— C’est tout à fait insensé, affirma-t-il.
— Bien sûr que c’est insensé. Je parle de sentiments, pas de logique. C’est
toi qui as l’âme d’un poète. Tu sais mieux que quiconque que le cœur ne connaît
pas la raison.

* * *
Il soutint son regard un instant, Bon sang, elle était perspicace. Et cela l’irritait.
Avait-elle raison ? Etait-ce pour cela qu’il n’avait plus touché l’Alvarez depuis la
mort de Cara ?
Il l’ignorait. Tout ce qu’il savait, c’était que depuis la mort de Cara, toute envie
de jouer de la guitare l’avait quitté. Les petits bouts de chansons, qui autrefois lui
trottaient dans la tête, avaient disparu. Il s’était même demandé s’ils étaient partis
pour toujours. Mais récemment, pendant qu’il courait sur la plage ou qu’il patientait
à un feu tricolore, la musique avait commencé à revenir en lui. Il n’avait pas envie
de se dire que c’était lié à Ana.
D’un mouvement brusque, il se détourna en chassant la musique de ses
pensées.
— Ecoute, à propos de la fête des Hudson, je suis navré de ne pas avoir été le
premier à t’en parler.
— C’est pour ça que tu es désolé ?
Il ignora exprès l’accent subtil qu’elle avait mis sur le mot « ça ». Elle avait
suffisamment remué le couteau dans ses plaies pour ce soir.
— Oui, je suis désolé. Jack Hudson ne m’a parlé que ce matin du gala. Il avait
entendu dire que j’étais en ville et m’a appelé. Je pensais que tu serais contente.
Mais elle gardait les bras fermement croisés.
— Pourquoi serais-je contente ? Ward, j’ai…
Il devinait, au ton de sa voix, qu’elle voulait reparler de l’Alvarez.
— C’est la première fois que j’y retourne depuis des années, dit-il, pour
ramener adroitement la conversation sur la fête. Ça devrait être drôle.
Peut-être pas si adroitement que ça, vu l’air maussade qu’elle arbora.
— Alors, c’est comme cela que ça va être ? dit-elle avec un soupir.
Il comprenait exactement où elle voulait en venir. Il savait ce qu’elle demandait,
et pourtant, il n’arrivait pas à lui répondre. Comment lui expliquer ce que lui-même
ne comprenait pas ?
— Tu oublies que j’ai travaillé à Hollywood pendant des années, lui rappela-t-
elle, acceptant de changer de sujet. Les vedettes ne m’impressionnent pas.
Elle semblait résignée à le laisser diriger la conversation.
— As-tu déjà rencontré Jack et Cece Hudson ? demanda-t-il. C’est un couple
charmant. Oui, c’est un gala de charité avec des invités triés sur le volet. Et je suis
sûr qu’il y aura des gens peu sympathiques. Mais c’est le cas pour n’importe quelle
soirée. Tu devrais au moins essayer d’être ouverte d’esprit.
Elle lui lança un regard exaspéré.
— Ils pourraient être monsieur et madame Noël que je ne voudrais toujours
pas aller à leur gala. On dirait que tu ne comprends vraiment pas ! Je t’ai dit que je
voulais garder notre relation secrète. Et toi, qu’est-ce que tu fais ? Tu acceptes
cette invitation sans même m’en parler en premier. Et pour couronner le tout, tu
demandes à ton assistant de tout organiser avant même que j’aie accepté.
Il se surprit à sourire, malgré sa colère manifeste. Il aimait qu’elle l’envoie
balader. Elle était la seule encore à oser le faire.
Il la rejoignit et lui décroisa les bras, pour prendre ses mains dans les siennes.
— Toi non plus, tu ne m’as pas compris.
Elle dégagea ses mains, mais son visage s’adoucit légèrement.
— Je pense que j’ai très bien compris, au contraire.
Une fois de plus, il avait le sentiment qu’elle était bien trop perspicace. Et
qu’elle savait précisément pourquoi il avait changé de conversation, préférant
parler de la fête des Hudson plutôt que de sa carrière musicale.
— Vraiment ? Donc, tu comprends que ce gala est le lieu idéal pour parler
d’Hannah’s Hope.
— Comment ça ?
— Réfléchis. Je pourrai parler de l’association à toutes les célébrités
présentes. Et puis, il y aura des journalistes. Nous pourrons atteindre un plus large
public que tu n’aurais pu toucher à Vista del Mar. Et puisque je serai là pour faire la
promotion d’Hannah’s Hope, j’ai l’excuse parfaite pour t’emmener avec moi. Le fait
que nous soyons ensemble n’éveillera aucun soupçon.
— Permets-moi d’en douter.
— Eh bien, je suis prêt à prendre le risque. Et toi ?
Au lieu de lui laisser l’occasion de répondre, il la prit dans ses bras.
— Ça ne me pose pas de problème de garder notre relation secrète, mais je
veux être avec toi. Tu ne peux pas m’en vouloir de désirer passer du temps avec
ma petite amie, non ?
Elle semblait camper sur ses positions.
Alors il insista.
— Je veux t’emmener danser, et boire du champagne avec toi. Je veux te
gâter. Pourquoi as-tu si peur de me laisser faire ?
De nouveau, elle garda le silence et il en fut vexé. Il était habitué à cotoyer des
gens qui n’étaient que trop pressés de recevoir ses cadeaux. Ana, en revanche,
semblait ne rien vouloir de lui, hormis sa compagnie.
Peut-être aurait-il dû s’en réjouir, mais c’était le contraire. Il avait l’impression
d’être comme le magicien d’Oz, qui usait de fumée et de miroirs pour tromper son
monde. Ana n’était pas du genre à se laisser impressionner par les artifices. Or
depuis la mort de Cara, il se demandait parfois s’il restait quelque chose de lui,
derrière l’illusion.
Il ne tenait pas à ce qu’Ana découvre la réponse. Et lui non plus ne voulait pas
la découvrir, d’ailleurs.
Alors, il allait prendre les devants. Il n’y avait peut-être plus rien derrière
l’illusion, mais le magicien avait encore quelques tours dans sa manche.
Lentement, il l’attira à lui et posa les lèvres contre les siennes. Et aussitôt, il
sentit sa résistance fondre sous son contact. Elle ouvrit les lèvres, en se cambrant
pour appuyer les seins contre son torse. Elle était un mélange si captivant
d’innocence et de passion.
Et le désir de la posséder était si fort qu’il en devenait douloureux.
Prenant une profonde inspiration, il appuya le front contre le sien et s’efforça
de se reprendre. Ils étaient convenus d’y aller en douceur. C’était ce qu’il voulait.
En théorie.
Or, la déshabiller dans son salon et prendre possession d’elle sur le canapé,
ce n’était pas y aller en douceur.
— Alors, tu m’accompagneras ou non ? demanda-t-il une nouvelle fois.
Elle hésitait encore.
— Ça semble très romantique, marmonna-t-elle, comme si c’était un
problème.
Mais après un instant, elle finit par hocher la tête.
— Oui. J’irai avec toi à cette soirée.
Néanmoins, elle semblait toujours sceptique. Et quand il partit, il s’interrogeait
toujours. Etait-elle réticente à cause de la soirée en elle-même, ou parce que le fait
de sortir avec une star commençait déjà à perdre de son lustre ?

* * *
Lorsque le second paquet arriva, Ana sut qu’elle était dans de beaux draps.
Personne ne lui avait jamais envoyé de robe. Pourtant, elle avait grandi en
regardant de vieux films de Doris Day, et elle en avait vu suffisamment pour savoir
que dans une boîte d’un mètre de long, on trouvait une belle robe. Ou peut-être un
manteau de vison. Mais plus personne ne portait de vrai vison aujourd’hui.
Et quand la boîte arriva en ce vendredi matin, elle l’accepta avec un sourire
maussade, mais résista à l’envie de l’ouvrir. Après tout, elle avait une robe noire
tout à fait acceptable dans son placard.
Quand Emma et elle se retrouvèrent au Bistro après le travail, elle avait
presque oublié la boîte qui encombrait dangereusement son lit. Le mariage
d’Emma aurait lieu le lendemain matin, et elles fêtaient sa dernière soirée de
célibataire avec un verre de champagne sans alcool. Ce serait une petite
cérémonie, en présence de la famille et de quelques amis proches. Ana était très
heureuse pour son amie.
Et elle avait totalement oublié la robe quand Emma entra chez elle. C’était sa
première visite depuis qu’Ana avait emménagé.
Naturellement, quand elles s’arrêtèrent devant la chambre, la première chose
que fit Emma fut de courir vers le paquet.
— Qu’est-ce que c’est ?
Avec sa main valide, elle essaya de soulever le couvercle.
— Ce n’est rien, se hâta de répondre Ana.
Elle lui parla brièvement de la soirée Hudson, qui aurait lieu le lendemain.
— Bonté divine ! s’exclama Emma quand elle eut soulevé le papier de soie.
Rien tu dis ?
— Je vais la renvoyer.
— Mais pourquoi ?
Emma sortit la robe de la boîte. Des mètres et des mètres de mousseline bleu
océan tombèrent en cascade sur le sol.
Ana fut sidérée. Elle avait reconnu le tissu avant même qu’Emma l’ait sorti de
la boîte. Elle le connaissait si bien.
— Peu importe, dit Emma, comme si elle se parlait à elle-même.
Elle tint la robe à bout de bras et l’admira.
— Oublie d’où elle vient. Comment as-tu pu te la payer ?
— Je n’ai pas pu, dit Ana d’un ton grave. Elle vient de Ward.
— De Ward ?
— Oui, de Ward.
— Et il t’envoie des vêtements… parce que ?
Sous le regard inquisiteur d’Emma, Ana garda résolument le silence.
— Oh ! je t’en prie ! insista Emma. Qu’il t’emmène à la fête des Hudson pour le
travail, c’est plausible. Mais pourquoi t’envoie-t-il des vêtements ? Vous sortez
ensemble ?
— En quelque sorte. Je ne sais pas, dit-elle en passant la main dans ses
cheveux.
Ce n’était pas si simple d’expliquer leur relation. Et puis, elle était sûre
qu’Emma n’approuverait pas l’idée d’une brève liaison avec Ward.
— Alors je ne sais pas quoi penser de cela, avoua-t-elle en désignant la robe.
— Quand un homme m’envoie un cadeau généreux, dit Emma avec un sourire
satisfait, je le maudis rarement pour ça.
— Ce n’est pas sa générosité qui me pose problème. C’est la robe elle-même
qui…
Elle ravala un juron de frustration, et prit la robe des mains d’Emma. Une petite
part d’elle avait envie de la tailler en lambeaux. Mais elle n’oserait jamais. Après
tout, elle avait travaillé si dur pour la créer.
— C’est moi qui ai fait cette robe !
— Quoi ?
— Le dernier film sur lequel j’ai travaillé.
Elle s’était escrimée sur la robe. Sur plusieurs versions de la robe, en fait.
— Le péplum ?
— Exactement. C’est la tenue que l’actrice principale portait dans la grande
scène finale, quand elle était sur le point d’être sacrifiée à Scylla.
— Eh bien, fit Emma, impressionnée. Comment Ward l’a-t-il eue ?
— Aucune idée.
Comme le voulait le scénario, la robe était de style grec, tout en étoffe fluide et
en plis délicats. Des strass avaient été ajoutés sur la large bande qui recouvrait
une épaule. Si Ana était plus ronde que l’actrice qui l’avait portée à l’origine, la
robe était assez large sur les hanches, et devrait lui aller sans qu’elle ait besoin de
la retoucher.
Emma passa la main sur les pierres scintillantes.
— J’ignorais qu’ils avaient des faux diamants dans la Grèce antique.
— Ils n’avaient pas non plus d’horribles monstres des mers, tu sais.
Elle secoua la tête.
— Je ne vois pas comment il a pu mettre la main dessus.
— Ward a beaucoup de relations, dit Emma avec un sourire entendu. Mais il a
dû se donner beaucoup de mal pour la trouver. Surtout en si peu de temps.
— Tout à fait.
C’était cela qui la mettait si mal à l’aise. Quand elle avait dit qu’elle regrettait
de ne jamais avoir eu la chance de porter une de ses créations, jamais elle n’aurait
imaginé que Ward se démène ainsi pour qu’elle puisse vivre son rêve.
— Pourquoi cela te dérange-t-il ? s’étonna Emma.
— C’est une robe conçue pour une déesse. Littéralement. Tu ne crois pas que
je suis un peu ordinaire pour la porter ?
— Tu es bien des choses, ma chère, mais ordinaire, ça non.
— Mais tu ne penses pas que c’est un peu… comment dire, extravagant ?
Emma eut un sourire satisfait.
— Pas du tout. Chase dit que Ward est un grand romantique. Durant son
mariage avec Cara, il lui offrait des tas de cadeaux. Pourquoi crois-tu qu’il lui ait
écrit autant de chansons ?
Toute l’anxiété qui avait couvé en elle se transforma alors en véritable terreur.
Elle avait cru que leur relation serait purement physique. Au lieu de cela, il
l’emmenait à de grandes soirées et lui offrait des cadeaux. Comment protéger son
cœur en ces circonstances ?
Elle plaqua un sourire sur son visage pour masquer sa peur. Secouant la robe
avec un grand geste, elle prit un cintre sur le repose-pieds près du lit et y suspendit
la robe.
— Eh bien, dit-elle d’un ton joyeux, si je dois aller à ce grand événement,
autant en profiter.
Emma rayonnait. Elle aurait pu applaudir des deux mains, si son plâtre ne l’en
avait pas empêché.
— D’accord, il faut que nous commencions par une manucure et une pédicure,
ensuite nous nous occuperons de tes cheveux. Je pensais à un chignon, relevé sur
le sommet de la tête…
— Calmez-vous, marraine, plaisanta Ana en accrochant la robe dans son
armoire. Je peux faire tout ça toute seule, demain après-midi, après ton mariage.
C’est plutôt à moi de m’occuper de toi. Ce que je voulais dire, c’est que si je dois
côtoyer des gens riches et célèbres, je pourrais en profiter pour parler d’Hannah’s
Hope.
— La plupart des gens vendraient père et mère pour aller à une telle fête. Au
bras de Ward Miller, rien de moins ! Et tout ce que tu vois, c’est une occasion de
promouvoir Hannah’s Hope ? Tu ne t’arrêtes donc jamais de travailler ?
— Non, dit-elle avec un sourire joyeux. Je ne peux pas me le permettre.
Elle lui pinça doucement les côtes.
— Avoue-le, si tu étais à ma place, tu réagirais de la même façon.
— Pas du tout, marmonna Emma.
— Si, tu le ferais.
— D’accord, je dois reconnaître que c’est une bonne idée. Contente-toi de leur
en toucher deux mots, pour tâter le terrain. Peut-être qu’une de ces célébrités
acceptera de venir à la kermesse. Ou…
Le regard d’Emma s’illumina.
— Nous pourrions tous les inviter à un gala de charité !
— Nous organisons un gala ? demanda Ana d’un ton hésitant.
— Eh bien, nous n’en avons pas encore planifié un. Mais nous devrions ! Tu
pourrais en parler demain soir et Ward pourrait inviter toutes les célébrités qu’il
connaît. Chase aussi, d’ailleurs. Nous devrions organiser cet événement dans
quelques mois, quand nous aurons de vrais résultats positifs à afficher et…
— Comment Rafe va-t-il prendre cette idée ?
— Pour l’instant, je me fiche de l’opinion de Rafe, quel que soit le sujet.
— Eh bien… d’accord.
Apparemment, Emma s’inquiétait encore que Rafe démantèle la société de
son père morceau par morceau. Ana savait que Chase faisait tout ce qui était en
son pouvoir pour convaincre Rafe d’adopter une approche différente, mais à en
juger par la réaction d’Emma, il ne devait pas faire beaucoup de progrès.
— Penses-y, continua Emma. Tu voulais lever d’autres fonds, de toute façon.
C’est la manière idéale de faire rentrer de l’argent.
Ana commençait à apprécier l’idée.
— Je ne pense pas que quiconque chez Hannah’s Hope ait l’expérience pour
organiser ce type d’événement. Enfin, à part toi.
Elle posa le regard sur le ventre d’Emma.
— Mais tu vas être très occupée dans les mois à venir. Nous devrons engager
quelqu’un.
— Tu ne m’avais pas dit que tu avais récemment assisté à un mariage et que
tu avais été impressionnée par le travail de l’organisatrice ? demanda Emma.
— Si.
Elle tenta de se rappeler le nom de cette jeune femme.
— Elle venait de lancer sa société, et cherchait du travail. Tu as raison, elle
serait parfaite pour cette mission. Paige quelque chose. Adams, je crois.
Emma eut un sourire triomphant.
— Si elle cherche toujours du travail, ce sera un job de rêve.
— Je vais lui passer un coup de fil. Mais d’abord, nous devrions en parler avec
l’équipe et voir ce qu’ils en pensent.
— Que vas-tu faire de la robe ?
— Je vais y réfléchir.
En fait, elle craignait de ne penser qu’à ça.
Quand elles eurent fini de discuter du gala, Ana toucha la robe une dernière
fois. Elle était aussi légère et aérienne qu’un nuage.
Elle conduisit Emma hors de la chambre et ferma résolument la porte. Elle ne
voulait pas qu’Emma sache à quel point elle avait le cœur serré en voyant cette
tenue.
Elle ne savait pas quoi penser de la nouvelle tournure que sa relation avec
Ward prenait. Une soirée le jour de la Saint-Valentin, une robe somptueuse… tout
cela semblait trop intime.
Emma ne comprendrait pas. Mais à sa décharge, Emma n’avait pas vu les
lunettes de soleil de Cara.
-9-

Comme Ana n’avait rien dit sur la robe, Ward se demandait si elle allait la
porter. Alors, quand il passa la prendre chez elle, il fut heureux de constater qu’elle
l’avait mise. Elle était exactement comme il se l’était imaginé. Il avait même prévu
son air contrarié.
— Je suis content que tu portes la robe, dit-il en se penchant pour lui donner un
rapide baiser sur la joue.
Il l’avait déjà vue ce matin, au mariage. Et il avait eu bien du mal à ne pas la
prendre dans ses bras devant tout le monde. Mais il s’était contrôlé, pour respecter
sa volonté de garder leur relation secrète.
Même maintenant, il devait se forcer pour mettre un peu de distance entre eux.
— Comment as-tu su pour la robe ? demanda-t-elle, l’air encore plus contrarié.
— J’ai demandé à Cece.
— Ce n’était pas un film Hudson Pictures. Je n’ai jamais travaillé pour eux.
— C’est vrai, mais Cece a grandi à Hollywood. Elle connaît tout le monde. Elle
m’a assuré que c’était la plus belle tenue qu’elle ait jamais vue. Elle a dit que
c’était la robe que tu voudrais porter au moins une fois dans ta vie, même si tu
avais travaillé dessus jusqu’à t’en faire des ampoules aux doigts.
— Eh bien, au moins, elle a un goût excellent, concéda-t-elle avec un sourire
réticent. Et je suis contente que tu aies écouté mon conseil et que tu n’aies pas
loué de limousine.
Il l’escorta jusqu’à sa Lexus.
— C’est à une heure et demie de route. Si nous étions seuls à l’arrière d’une
limousine, je ne pourrais pas te promettre de ne pas te toucher.

* * *
En arrivant à la soirée, Ana s’était attendue à beaucoup de choses. Un étalage
de richesse indécent. Des paparazzi odieux, même s’ils étaient bloqués à l’entrée.
Une foule de stars éblouissantes.
Ce qu’elle n’avait pas prévu, c’était d’être accueillie comme l’une des leurs. En
tant que costumière, elle était surtout restée en marge de la société
hollywoodienne. Ce soir, elle évoluait dans les hautes sphères.
Le gala se tenait au manoir Hudson, une immense demeure élisabéthaine
perchée sur les collines de Beverly Hills. Tout le rez-de-chaussée était
abondamment décoré de cœurs rouges et de rubans roses, qui contrastaient avec
le style épuré et élégant des lieux.
Elle fit son travail, en parlant d’Hannah’s Hope à quiconque manifestait la plus
petite once d’intérêt, et plusieurs personnes semblèrent sincèrement intriguées.
Elle était plus douée en relations publiques qu’elle ne l’aurait cru.
Mais elle était loin d’être aussi douée que Ward. Il était à sa place parmi toutes
ces stars, et semblait connaître presque tout le monde. L’écouter parler d’Hannah’s
Hope était presque aussi impressionnant que de le regarder jouer sur scène. Mais
son enthousiasme passionné pour Hannah’s Hope ne la faisait se sentir que plus
vulnérable. Il aurait été plus facile de lui résister, s’il avait été superficiel et égoïste.
Pendant qu’il discutait avec le présentateur d’un talk-show, elle alla se
repoudrer le nez. Quand elle sortit de la salle de bains, elle croisa Cece Hudson.
Ana était surprise que la jeune femme se souvienne d’elle. Certes, elles avaient
été présentées l’une à l’autre une heure plus tôt, mais Ana n’était qu’un visage
parmi des centaines d’autres.
— Comment trouvez-vous la fête ? demanda la piquante petite brune.
— Merveilleuse, s’exclama-t-elle.
— Menteuse, dit Cece en riant. Vous vous ennuyez.
— Je…
— Rassurez-vous, je n’en parlerai à personne.
Cece enroula son bras autour du sien pour la conduire vers le buffet.
— Moi aussi, autrefois, je détestais ce genre de réceptions. Mais c’est le
revers de la médaille, non ? Quand on sort avec quelqu’un de riche et de puissant,
on finit par fréquenter les gens superficiels et vaniteux.
— Je… Ward et moi ne sortons pas ensemble.
Cece lui lança un regard dubitatif.
— Vraiment ?
— Vraiment. Je ne suis ici que pour parler d’Hannah’s Hope.
— Bien entendu, dit-elle, le sourcil froncé. Jack a parlé du gala que vous
pensez organiser. Bonne idée, au fait.
Lorsqu’elles furent devant le buffet, Cece prit une assiette et la lui plaça dans
les mains.
— Surtout faites-moi savoir si Hudson Pictures peut faire quoi que ce soit.
— Merci. C’est très généreux de votre part.
— Ward est quelqu’un de bien. C’est le moins que nous puissions faire pour la
femme avec laquelle il ne sort pas.
— Nous ne sommes pas ens…
— Oh ! Je suis tout à fait pour les relations secrètes. Les journalistes sont
capables de salir les plus belles histoires, n’est-ce pas ?
— C’est bien vrai, approuva Ana.
La presse avait le chic pour fourrer son nez dans la vie des gens au mauvais
moment.
Durant la soirée, les journalistes avaient harcelé Ward pour savoir s’il allait oui
ou non se remettre à la musique. Ils l’avaient questionné sur le travail en studio qu’il
effectuait ces derniers temps, et chaque fois que Ward avait tenté de ramener la
conversation vers le jeune musicien dont il produisait l’album, ils avaient changé de
sujet. Et ils ne l’avaient guère laissé parler d’Hannah’s Hope. Apparemment, les
journalistes avaient le chic pour n’entendre que ce qu’ils avaient envie d’entendre.
Pourtant, l’insistance des journalistes ne semblait pas déranger Ward le moins
du monde. Il semblait indifférent au côté intrusif de leurs questions. Pendant toute
cette épreuve, il était resté aussi charmant et détendu qu’à son habitude.
Comme si elle pouvait lire dans ses pensées, Cece fit une petite grimace.
— Désolée pour les journalistes devant l’entrée. Autrefois, les Hudson ne
permettaient pas cela. Mais maintenant que nous récoltons des fonds pour la
recherche sur le cancer du sein, nous pensons que toute publicité pour cette cause
est bonne à prendre. D’ailleurs, certains donnent plus volontiers quand ils sont sûrs
de passer dans une émission de télé réputée.
Ana et Cece parlèrent pendant plusieurs minutes tout en remplissant leurs
assiettes. Ana se sentit un peu plus à l’aise mais Cece fut vite rappelée par ses
devoirs d’hôtesse.
De nouveau seule, Ana se fraya un chemin jusqu’à Ward. Malheureusement,
quand elle arriva près de lui, elle le vit discuter avec la personne qu’elle s’attendait
le moins à voir. Ridley Sinclair. L’acteur censé être heureux en mariage et qui avait
fait de sa vie un enfer.
Ridley Sinclair était un mufle de première. Sur le dernier film auquel elle avait
travaillé, elle avait vécu un cauchemar, car Ridley était toujours sur le plateau.
Après tout, sa femme était la vedette du film.
Ana aurait voulu ne plus jamais le revoir. Et pourtant, il était là. A la même fête
qu’elle. Et il parlait à Ward. Elle, de son côté, portait la robe qui avait été conçue
pour son épouse.
Contrariée, elle recula et resta près d’un groupe, en espérant que Sinclair s’en
irait rapidement pour qu’elle puisse retrouver Ward. Sans aucune intention de
vouloir écouter leur conversation, elle ne pouvait s’empêcher de les entendre.
— Hé, j’ai remarqué que vous étiez venu avec cette costumière, dit Ridley d’un
ton méprisant.
Elle faillit partir, mais préférait rester là pour pouvoir rejoindre Ward dès que
Ridley serait parti.
Ridley avait un verre à la main, et ses gestes étaient mal assurés. Elle n’était
pas surprise qu’il soit déjà ivre alors que la soirée ne faisait que commencer. Quel
pauvre type ! Comment avait-elle pu imaginer que Ward était, même de très loin,
comme lui ?
— Quel est son nom déjà ? Amanda quelque chose, non ? demandait Ridley.
— Ana, rectifia Ward.
Ridley ne sembla pas entendre l’avertissement dans sa voix.
— Oui, Ana. Elle travaillait sur mon dernier film.
Quelle arrogance ! Il n’avait eu qu’un tout petit rôle et seulement parce que sa
femme avait insisté pour qu’on le lui donne. Heureusement, elle n’aurait plus
jamais à travailler avec lui.
Elle voulut s’éloigner. Ward, à l’évidence, pouvait se défendre tout seul.
Mais elle entendit Ridley dire la phrase suivante.
— Bon sang, c’est une belle petite…
Elle était à deux doigts de lui envoyer son poing dans la mâchoire, quand
Ward interrompit Sinclair.
— Je ne finirais pas cette phrase, à votre place.
Sa voix était calme. Tout à fait contrôlée.
Elle se figea, et écouta avec attention, tout en faisant mine de siroter son verre.
— Quoi ? demanda bêtement Ridley.
— Je suggère que vous parliez de Mlle Rodriguez avec plus de respect,
expliqua Ward poliment.
— Sinon quoi ? railla Ridley.
— J’ai beaucoup d’amis à Hollywood, monsieur Sinclair. Sans doute plus que
vous, malgré le succès de votre épouse. Si vous voulez bien m’excuser.
Ward laissa Ridley seul. Le stupide acteur semblait à peine comprendre la
menace de Ward.
Elle s’éloigna doucement, bien trop consciente de ce qui venait de se passer.
Ward était venu à sa rescousse, même si c’était inutile. Si Ridley Sinclair avait eu
le cran de dire ces choses devant elle, elle l’aurait frappé, sans hésiter. Mais il ne
l’avait pas fait. Il les avait dites à Ward. Et Ward l’avait défendue. Il avait menacé
cet homme. Pour elle.
Jamais elle n’avait voulu qu’on vienne à sa rescousse. Jamais elle n’en avait
eu besoin auparavant. Pour tout dire, le comportement de Ward la désarmait
complètement. Elle retourna vers le couloir qui menait à la salle de bains. Une fois
qu’elle fut seule, elle s’appuya contre le mur.
Elle n’avait pas voulu venir à ce stupide gala, ni porter cette robe. Et la
dernière chose dont elle avait besoin, c’était d’un héros romantique qui lui fasse
tourner la tête. Car elle craignait de ne pas pouvoir s’en remettre.

* * *
Après avoir laissé Ridley Sinclair, Ward chercha Ana plusieurs minutes avant
de tomber sur Jack, qu’il avait espéré voir seul depuis le début de la soirée. Il
entraîna son ami dans un coin tranquille. Après avoir discuté avec lui quelques
instants, il glissa discrètement une enveloppe dans sa main, heureux qu’il n’y ait
personne pour être le témoin de cet échange. Il avait libellé le chèque directement
au nom de Jack, sachant que son ami transférerait les fonds à l’organisation
caritative. Chaque année, il faisait un don, mais c’était la première année qu’il
pouvait le faire en personne.
Jack accepta le chèque sans le regarder.
— Tu es sûr que tu ne veux pas un reçu, pour les impôts ?
— Si je voulais un reçu, ce ne serait plus un don anonyme, non ?
— C’est juste.
Jack rangea l’enveloppe dans la poche intérieure de sa veste de smoking.
— Et puisque tu tiens tant à ce que les gens ne sachent rien de ton geste
généreux, qui suis-je pour t’en dissuader ?
Ils connaissaient tous deux la vraie raison pour laquelle Ward voulait que le don
soit anonyme. Cara avait toujours voulu prendre de la distance avec toutes les
organisations caritatives en relation avec le cancer. Elle était terrifiée à l’idée que
le travail de toute sa vie soit éclipsé par sa mort et, elle avait fait promettre à Ward
de ne pas souiller son héritage. Pour lui, c’était une façon d’honorer sa mémoire
que de ne jamais laisser les médias savoir qu’il soutenait les causes qu’elle avait
ignorées avec tant d’obstination.
Avant que Jack puisse lui poser d’autres questions, Cece arriva. Elle posa la
main sur le torse de son mari, avec une familiarité naturelle, et Ward eut un
pincement au cœur. Il se souvenait, juste un peu, de ce que c’était d’être aussi à
l’aise avec une autre personne. Aussi détendu.
Cela faisait bien longtemps qu’il n’avait pas ressenti cela. Et même à
l’époque, cela avait plus tenu de l’illusion que de la réalité.
— Alors, qu’as-tu fait de ma cavalière ? demanda-t-il à Cece.
— Ana ? En fait, c’est d’elle que je voulais te parler. Nous avons discuté un
peu, mais j’ai dû la laisser une minute, et quand je suis revenue, je l’ai vue partir en
courant. Je pense qu’elle a vu quelqu’un qu’elle n’aimait pas.
Ward étouffa un juron et s’excusa aussitôt. Il espérait la rattraper, mais quand il
fut dehors, elle était déjà partie. Le voiturier lui apprit qu’elle avait pris un taxi qui
avait déposé quelqu’un juste au moment où elle sortait.
Ward envoya l’employé chercher sa Lexus et resta seul, à ruminer. Il l’avait
laissée seule pendant un quart d’heure, tout au plus. Et elle l’avait abandonné.

* * *
Ana hésita quand elle apprit le tarif de nuit d’une course en taxi de Los
Angeles à Vista del Mar. Elle s’en serait mieux tirée en louant une voiture, s’il y
avait eu une agence de location ouverte. Elle envisagea brièvement de prendre
une chambre à l’hôtel, mais elle avait hâte de retrouver la familiarité de sa maison,
même si elle n’y vivait pas depuis longtemps. Le taxi et la voiture de location étant
exclus, elle se rabattit sur les transports publics, comme dans sa prime jeunesse.
Bien entendu, il n’était pas vraiment recommandé de prendre le bus dans une
robe à mille dollars. Alors, elle demanda au taxi de la déposer dans le
supermarché le plus proche. Elle y acheta le pull le moins cher qu’elle puisse
trouver, un jean, et un sac pour y ranger la robe. Elle se changea dans les toilettes,
et essuya autant de maquillage que possible avec une serviette humide. Puis elle
prit le bus à Union Station. Heureusement, elle put attraper le train de 22 heures
pour San Diego. De là-bas, il ne lui resta qu’un court trajet en bus jusqu’à Vista del
Mar. Malgré cela, il était plus de 1 heure du matin quand le taxi la déposa devant
chez elle.
Elle se figea en voyant la Lexus de Ward, garée devant sa maison. Le fait
qu’elle soit vide ne la rassura pas. D’autant qu’en jetant un coup d’œil vers la porte,
elle y vit Ward qui attendait.
Elle paya le chauffeur, qui regardait aussi dans la direction de Ward.
— Hé, ça va aller ? Vous le connaissez, ce type ?
— Oui, malheureusement, je le connais.
— Voulez-vous que je vous dépose ailleurs ? Je ne vous ferai pas payer.
Elle afficha un sourire qu’elle voulut rassurant.
— Non. Il ne m’a jamais fait de mal.
Pas physiquement, du moins. Emotionnellement, c’était une autre histoire.
— Je ne voulais pas le voir ce soir, c’est tout.
Le chauffeur regarda vers Ward puis se retourna vers elle.
— Hé, ce ne serait pas…
— Non, ce n’est pas lui.
Elle lui glissa un autre billet de vingt dollars, juste pour s’assurer qu’il la croyait.
Il s’éloigna, et elle espéra qu’elle avait acheté son silence. Quand elle remonta
l’allée, Ward se leva, et lui barra le passage.
— Où étais-tu passée, bon sang ?
Elle le repoussa du coude en sortant ses clés de sa pochette perlée.
— Quelle importance, dit-elle en glissant sa clé dans la serrure. Tu ne
t’intéressais pas à moi du tout. J’étais juste un joli accessoire à ton bras.
— C’est faux, gronda-t-il.
— C’est vrai.
Elle entra, et n’essaya même pas de l’empêcher d’entrer, sachant que ce
serait inutile.
Bien sûr que c’était faux. Mais elle aurait aimé que ce soit la vérité. Elle aurait
aimé qu’il la traite mal, car au moins, elle aurait eu une raison légitime d’être
furieuse contre lui. Si elle lui reprochait d’être trop charmant et trop protecteur, elle
passerait pour une folle.
Et elle commençait à se demander si elle n’était pas réellement folle.
Elle posa le sac contenant la robe sur le sol près de la porte, trop fatiguée pour
la suspendre et lui apporter le soin qu’elle méritait. Puis elle alla s’asseoir
lourdement sur le bord du canapé.
Elle avait eu beaucoup de temps pour réfléchir, durant le long trajet de retour.
C’était un voyage qu’elle connaissait par cœur, elle l’avait effectué de nombreuses
fois pendant ses années à Hollywood. Il y avait quelque chose d’apaisant et de
familier dans le fait de prendre les transports publics.
Et cela lui avait permis de remettre les choses en perspective. Ce qui
importait pour elle, c’était d’aider les gens dans le besoin. D’essayer d’améliorer
le monde, à son modeste niveau.
Elle n’avait pas besoin de grands gestes romantiques ou de robes de luxe.
— Je n’étais pas à ma place, dit-elle, sachant que son explication était tirée
par les cheveux. Ecoute, il est tard. Je suis fatiguée. Je n’ai pas envie d’en parler
maintenant.
S’il insistait pour avoir une explication, elle craignait de finir par lui dire la vérité
.
Or, elle ne pouvait pas lui dire qu’elle était en train de tomber amoureuse de
lui.

* * *
Etouffant sa contrariété, Ward gagna l’autre bout du canapé. S’il était trop près
d’Ana, il se sentait capable de la secouer.
— Je vais faire comme si tu ne venais pas de dire ça, dit-il. Nous savons tous
les deux que tu ne fais que chercher des excuses, et que tu essaies de trouver une
raison d’être en colère contre moi, alors que c’est toi qui es en tort.
— Je suis en tort ? s’indigna-t-elle.
— Oui. C’est toi qui m’as laissé tomber. Et qui n’as pas daigné répondre à
mes coups de fil, alors que je t’ai appelée une bonne quinzaine de fois.
— Mon…
Elle semblait sincèrement confuse.
— Oh ! mon téléphone. Je l’ai rangé dans le sac avec la robe. J’imagine que je
ne l’ai pas entendu sonner.
— Tu imagines que tu ne l’as pas entendu sonner ? Pendant quatre heures ?
As-tu idée à quel point j’étais inquiet ?
Au moins eut-elle le bon sens d’avoir l’air contrit. Mais pas longtemps.
— Je suis navrée, dit-elle d’un ton détaché.
Il la saisit par le bras et la fit pivoter vers lui.
— Tu es désolée ? Après un acte aussi stupide et dangereux, c’est le mieux
que tu puisses trouver ?
Elle se dégagea vivement.
— Oui. Je suis désolée que tu te sois inquiété. Mais mon départ n’était ni
stupide ni dangereux.
— Alors, où étais-tu pendant ces quatre heures ?
— Est-ce que tu as déjà traversé tout L.A. en bus, pour ensuite prendre un train
jusqu’à San Diego ? Les transports publics sont lents, c’est ainsi.
— En quoi prendre des bus et des trains au milieu de la nuit n’est-il pas
stupide ?
— J’en ai pris pendant toute mon enfance. Je parle et je m’habille peut-être
comme une Américaine moyenne, mais j’ai vécu dans des quartiers pauvres
autant que dans des quartiers chic. Je sais me débrouiller.
— Peut-être sais-tu te débrouiller.
Il la prit fermement par les bras, l’empêchant de bouger.
— Mais moi, reprit-il d’une voix grave et chargée de ses peurs contenues, je
ne sais pas comment accepter le fait que tu sois dehors toute seule, en pleine nuit,
sans que je puisse savoir si tu vas bien.
— Oh.
— C’est…
Il l’attira contre lui et appuya le front contre le sien. Enfin, le soulagement de la
savoir saine et sauve déferla sur lui.
— Ne me refais plus jamais ça.
— D’accord.
Elle hocha la tête, et sembla fondre contre lui.
— Je ne savais pas que tu étais inquiet, dit-elle d’une voix tendue.
Elle semblait sincèrement confuse. Il devait se souvenir qu’elle n’était pas
habituée à vivre dans la lumière, comme lui. Elle pouvait vraiment prendre un train
au milieu de la nuit, sans que personne ne le sache ou s’en soucie. Elle pouvait
disparaître dans une foule. Choses qu’il n’avait pas faites depuis vingt ans.
— Je suis vraiment navrée. Mais cette fête, ce n’était vraiment pas pour moi.
Je ne comprends pas pourquoi tu voulais que je t’accompagne.
— Pourquoi est-ce si difficile pour toi de croire que je voulais juste être avec
toi ? Que je voulais juste t’impressionner ?
— Parce que tu es la personne la plus impressionnante que je connaisse,
s’exclama-t-elle en levant les mains.
Son expression s’adoucit et elle se rapprocha de lui.
— Tu n’avais pas besoin de me présenter à des gens célèbres dont je n’ai que
faire. C’est toi et toi seul qui m’impressionnes.
Elle enroula les bras autour de ses épaules.
— Ton dévouement total à CMF. Ton talent exceptionnel d’auteur et de
musicien. Ce sont des qualités…
Il se dégagea et se détourna, incapable de la regarder à présent.
Il aurait préféré qu’elle ne parle pas de son dévouement étonnant envers une
œuvre caritative dans laquelle il ne croyait pas vraiment, en l’honneur d’une femme
qu’il avait lamentablement déçue. Ou de son talent exceptionnel, qui ne lui avait
servi à rien, au moment le plus crucial de sa vie.
Elle avait dû ressentir la tension dans sa posture, car elle passa une main le
long de son dos comme pour le réconforter.
— Est-ce si difficile pour toi de croire que rien de tout cela ne compte pour
moi ? Que lorsque je veux être avec toi, c’est avec toi seul ? Je ne veux pas être
avec toi dans une foule de gens. Tu me suffis.
— Nous en avons déjà parlé. Je ne peux pas être seul avec toi, sans vouloir
t’enlever tes vêtements et…
Elle l’interrompit.
— Alors, qu’est-ce que tu attends ?

* * *
Elle n’eut pas à le redire deux fois. A peine avait-elle prononcé les mots qu’il
avait plaqué son corps contre le sien. Sa bouche était chaude et dure sur la
sienne, comme si les vestiges de sa colère se muaient en désir.
C’était ce qu’elle voulait de lui. Ce dont elle avait besoin. Et s’il assouvissait
ses désirs, peut-être qu’elle oublierait toutes les stupides choses que son cœur
s’était pris à espérer.
Les mains de Ward, chaudes et avides, semblaient être partout à la fois. Sous
sa chemise. Sur ses fesses. Contre ses hanches.
Et partout où il la touchait, elle ressentait la maîtrise de ses mains rudes, qui
semblaient brûler sa peau et la marquer au fer rouge.
Elle trembla sous ses assauts, bien trop consciente de son manque
d’expérience. Tout cela était nouveau pour elle. Pourtant, cela paraissait si naturel
de presser son corps contre le sien. On aurait dit qu’elle avait attendu cela toute sa
vie. Qu’elle était née pour cet instant.
Il la fit reculer d’un pas. Puis d’un autre, et encore un autre.
Enfin, elle comprit son intention.
— La chambre, dit-elle entre deux souffles. Par là.
Il n’eut pas besoin qu’elle le lui répète. Il la porta dans ses bras, avec autant
d’aisance que les héros des films romantiques de son adolescence.
Ouvrant la porte d’un coup de pied, il alla la poser doucement sur le lit. Sa
chambre était très féminine, avec son couvre-lit aux couleurs vives, et ses coussins
jaune soleil. Soudain, elle s’avisa qu’aucun homme n’était entré dans cette pièce.
Pas seulement cette chambre, mais aucune des chambres qu’elle avait connues.
Mais elle n’eut pas le temps de se sentir gênée. Il se déshabillait et elle le
regarda faire, fascinée. Il commença par ôter sa veste de smoking et la laissa
tomber sur le sol. Lorsqu’il commença à déboutonner sa chemise, elle se mit à
genoux pour l’aider. A chaque nouveau bouton, elle sentait son pouls s’accélérer.
Son sang pulsait dans ses veines et bourdonnait dans ses oreilles. Comme elle
trouvait qu’il n’allait pas assez vite, elle posa la main sur sa ceinture. Ses doigts
tremblèrent pendant qu’elle défaisait la boucle, déboutonnait son pantalon et
sortait sa chemise. Elle se remit sur ses talons pour admirer son travail.
Avec ses cheveux ébouriffés et sa chemise entrouverte, il était tout bonnement
irrésistible. Elle avait vu nombre d’hommes à moitié nus dans sa vie – toujours
dans un cadre strictement professionnel – mais le corps de Ward était le plus viril
qu’elle ait jamais admiré. Sa toison sombre était juste assez dense, ses muscles
bien dessinés sans être trop massifs. C’était le corps d’un adulte dans la fleur de
l’âge. Aussi viril que puissant. Capable de la protéger, et de lui donner du plaisir.
Mais ce fut l’expression sur son visage qui la fit frissonner de bonheur. Il la fixait
avec une telle intensité qu’elle sut qu’elle avait fait le bon choix. Elle avait envie de
lui, c’était aussi simple que cela. Et pour une fois, elle allait céder à ses envies.
— Cesse de me regarder ainsi, ordonna-t-il, la voix rauque de désir.
— Comme quoi ? dit-elle d’une voix déjà essoufflée.
— Comme si j’étais un dessert exquis.
Il ôta ses boutons de manchettes. Lentement, il retira sa chemise, qui tomba
sans bruit au sol.
Il avança vers elle, avec précision, le visage tendu. Il riva son regard au sien,
comme si cela pouvait l’empêcher de perdre tout contrôle.
- 10 -

Il effaça la distance entre eux et caressa sa joue. De son autre main, il retira
les épingles qui retenaient ses cheveux. Une fois que les vagues soyeuses furent
libres, il y enfouit son visage et inspira profondément, pour se noyer dans son
parfum enivrant. Puis il mit tout son désir dans son baiser. La bouche d’Ana était
chaude et accueillante. Comme un buffet tentant de textures et de sensations.
Il y avait tant de choses qu’il voulait dire, tant d’émotions qu’il avait besoin
d’exprimer. Toute sa vie, il avait utilisé des mots pour séduire. Mais cela ne
fonctionnait que lorsqu’il avait une guitare dans les mains, quand il pouvait créer
une mélodie pour instaurer une ambiance, pour pousser une femme à ressentir ce
qu’il voulait qu’elle ressente. En embrassant Ana, il se sentait vulnérable. Et il
craignait de ne pas être à la hauteur.
Il n’avait aucun moyen de savoir ce qui se passait dans son cerveau obstiné.
Aucun moyen de juger si elle le désirait avec la même force que lui. Tout ce qu’il
savait, c’était qu’il n’avait jamais ressenti cela. Même pas avec Cara.
Avec Cara, tout était resté à la surface. Il n’y avait pas eu d’émotions cachées
et indéchiffrables. Il n’avait pas éprouvé le besoin d’y aller en douceur.
Avec Ana, tout était différent. Plus intense. Et face à elle, son talent inné avec
les mots lui faisait défaut.
Alors, il lui faudrait s’exprimer avec son corps. Avec des mains respectueuses,
il lui ôta son pull. Et retint son souffle quand il vit qu’elle ne portait pas de soutien-
gorge. Ses seins étaient parfaits. Ronds, pleins, tentants. Ils semblaient réclamés
d’être titillés, léchés, embrassés. Ce qu’il fit avec adoration.
Mais le reste de son corps l’attirait aussi et l’invitait à aller plus bas. Lorsqu’elle
enleva son jean, il lui retira aussitôt ses dessous de soie. Quand il glissa la main
entre ses jambes, il y eut un instant de résistance, avant que ses cuisses ne
s’abandonnent à son contact. Lorsqu’il écarta ses replis intimes, délicieusement
moites et chauds, il fut secoué par un tremblement de désir. Il enfouit les doigts en
moites et chauds, il fut secoué par un tremblement de désir. Il enfouit les doigts en
elle, encore et encore tandis que son pouce taquinait le cœur de son plaisir. Elle
laissa échapper un gémissement et se cambra sur le lit. Il sentit ses muscles se
contracter autour de ses doigts, tandis que les tout premiers spasmes d’un
orgasme la parcouraient. Il ne put résister à l’envie de la goûter alors, et l’emporta
encore plus haut sur les cimes du plaisir.

* * *
Encore tremblante, Ana redescendit lentement sur terre, avec l’impression que
toutes les molécules de son corps s’étaient atomisées et qu’elles se remettaient
lentement en place.
Elle n’était que vaguement consciente que Ward s’était éloigné. Lorsqu’elle se
redressa sur un coude, elle le vit en train d’enlever son pantalon et son caleçon.
— Préservatifs, dit-elle en désignant la table de chevet.
Elle les avait achetés la semaine précédente. Son tout premier achat. Terrifiée
à l’idée de ne pas savoir comment s’en servir et de se mettre dans l’embarras, elle
s’était assise dans sa salle de bains un soir, et s’était entraînée sur une banane
durant une heure. Mais Ward ne lui laissa pas l’occasion de montrer ses
compétences nouvellement acquises. Il saisit une protection et la déroula avec
dextérité sur son sexe dressé. Un instant plus tard, il était au-dessus d’elle.
Sans plus attendre, il la pénétra. La douleur fut brûlante et aiguë. Elle ferma les
yeux et prit une grande inspiration.
Cela faisait mal. Plus qu’elle ne l’aurait cru. C’était pire que ce que les romans
qu’elle avait lus l’avaient poussée à croire. Mais tandis qu’elle expirait, lentement,
la douleur diminua.
Ce ne fut qu’à cet instant qu’elle ouvrit les yeux. Ward avait totalement cessé
de bouger. Sous son regard hébété, elle rougit.
Elle qui avait cru qu’il ne remarquerait rien, elle s’était trompée.
— Ana, dit-il en haletant.
— Ce n’est rien.
— Si.
Elle le sentit se retirer.
— Ah, non, tu restes là, protesta-t-elle.
La douleur avait presque disparu à présent. Elle croisa les jambes autour de
sa taille et plongea les mains dans ses cheveux, s’accrochant à lui. Elle
l’embrassa, pour exprimer toutes les choses qu’elle aurait dû dire plus tôt. Pour lui
dire à quel point elle le désirait. A quel point elle voulait aller jusqu’au bout.
Elle avait attendu cela si longtemps.
Toutes les autres femmes de sa connaissance s’étaient débarrassées de leur
virginité avec insouciance, durant leur adolescence. Mais pas elle. Elle avait
attendu. Pas seulement pour ses parents. C’était l’excuse qu’elle s’était toujours
donnée. Mais à la vérité, au fond de son cœur, elle avait attendu. Attendu Ward.
Attendu l’homme qu’elle aimait.
Elle tenta de dire tout cela à travers son baiser. Soit il comprit son message,
soit sa retenue lui fit enfin défaut. Parce que, lentement, comme s’il luttait avec
toutes les fibres de son être, il se remit à bouger. Il glissa la main entre ses jambes
et commença à la caresser de nouveau, tout en allant et venant en elle. Le désir
brûlant d’être emplie de lui était enfin assouvi.
Quand il s’enfonça en elle une dernière fois – la tête en arrière, en prononçant
son nom comme une prière – elle fut balayée par un nouvel orgasme.

* * *
Ana avait entendu beaucoup d’amies se plaindre que leurs amants
s’endormaient aussitôt après l’amour. Comment se faisait-il qu’elle espérait que
Ward en fasse autant ?
Le suspense ne dura pas longtemps. Ward se retira presque aussitôt, puis
s’assit, les coudes sur les genoux et la tête dans les mains. Elle ramena le drap
jusqu’à son menton et resta allongée, le cœur battant, attendant qu’il dise quelque
chose. N’importe quoi.
Jeune fille, elle avait rêvé de ce moment. Du moment où elle se donnerait à
l’homme qu’elle aimait. Dans ses rêves, cet homme l’aimait en retour. Mais à
présent, elle avait l’intuition que cela n’allait pas se dérouler comme dans son rêve
de lycéenne.
Nul besoin de beaucoup d’expérience pour savoir qu’un homme qui venait de
faire l’amour avec une femme qu’il aimait ne s’assiérait pas au bord du lit, la tête
dans les mains. Non, c’était l’attitude d’un homme rongé par la culpabilité. Un
homme qui avait honte de sa conduite.
Ce qui voulait dire qu’aux yeux de Ward, elle n’était plus un objet de désir mais
un fardeau.
Comment allait-elle réparer cela ?

* * *
Au cours des années, Ward avait couché avec un grand nombre de femmes,
mais aucune vierge. Jusqu’à maintenant.
Son esprit se repassa chaque moment qu’il avait passé avec elle, en quête
d’indices. Parfois, elle avait semblé si sûre d’elle et maligne. Elle avait travaillé à
Hollywood, bon sang ! Comment une jeune femme belle et séduisante pouvait-elle
travailler à Hollywood et rester vierge ?
Sauf qu’elle n’était pas restée à Hollywood. Cela aurait dû lui mettre la puce à
l’oreille. Mais jamais il n’avait soupçonné qu’elle serait vierge. Et elle ne lui en avait
jamais parlé.
Il ne savait pas contre qui il était le plus furieux. Contre lui-même, pour n’avoir
rien deviné, ou contre elle, pour ne lui avoir rien dit.
Il débattait encore de ce point quand il la sentit rouler sur le côté et tendre une
main pour le toucher.
— Ward…
Il se leva d’un bond.
— Non.
A quoi il disait non, il l’ignorait. Peut-être à toute cette situation. Il ramassa son
caleçon et son pantalon et les remit rapidement.
Puis il fit quelques mètres pour aller ramasser sa chemise.
— Ward ! Ne pars pas !
Seigneur, pensait-elle vraiment qu’il allait l’abandonner sans un mot ? Pour
quel genre de goujat égoïste le prenait-elle ?
Il ramassa la chemise et l’enfila avant de se rasseoir sur le lit. Elle était à
genoux et tenait encore le drap blanc contre sa poitrine. Ses cheveux ondulés
tombaient autour de ses épaules. Elle n’aurait pas pu avoir l’air plus sensuelle qu’à
cet instant. Et cette vision était encore plus excitante car il savait qu’elle était nue
sous le drap. Il connaissait à présent chaque courbe voluptueuse de son corps,
chaque creux parfumé, chaque vallée sensible.
Il tenta de détourner son attention d’elle et de refermer sa chemise, mais il ne
pouvait la quitter des yeux et les boutons ne cessaient de glisser entre ses doigts.
Dans cette position, elle ressemblait à une pin-up.
Pourtant, elle était vierge. Ou plutôt, elle l’avait été.
Enfin, il se résolut à poser la question qui lui brûlait la langue.
— Pourquoi n’as-tu rien dit ?
Elle cligna des yeux. Etait-elle surprise par sa question, ou par le fait qu’il soit
encore là ?
— A propos de…
C’était comme si elle n’arrivait pas à prononcer le mot.
— A propos de quoi ?
Alors, elle allait le forcer à le dire. Pensait-elle vraiment qu’il y avait une chance
pour qu’il n’ait pas vu l’évidence ? Certes, il avait manqué tous les signes de
l’évidence. Ou alors, il les avait mal interprétés.
— Sur le fait que tu sois vierge, articula-t-il sans prendre la peine de cacher la
frustration dans sa voix.
Elle leva le menton avec un air de défi.
— Parce que ce n’était pas si important, rétorqua-t-elle d’un ton tout aussi
haché que le sien.
— Pas si important…
Il s’interrompit et passa la main dans ses cheveux. De nouveau.
— Tu étais vierge. Tu n’avais jamais fait l’amour avant. Jamais. Comment
peux-tu dire que ce n’est pas important ?
Il observa chaque nuance de son expression. Il vit l’incertitude passer sur son
visage. Puis le doute. Il la vit rassembler ses défenses. Et il crut même voir des
larmes poindre, avant qu’elle ne cligne des yeux.
— Seigneur, Ana, je suis…
— Surtout, ne dis pas que tu es désolé, ordonna-t-elle.
Elle descendit du lit et tira sur le drap pour le prendre avec elle.
Comment diable était-il censé répondre à cela ?
Elle ne lui donna d’ailleurs guère l’occasion de répondre, mais enveloppa
soigneusement le drap autour d’elle et se dirigea vers la salle de bains d’un pas
décidé. Il la suivit, mais elle lui claqua la porte au nez.
Alors il passa en revue la chambre dans laquelle il se retrouvait seul. Il n’avait
pas vraiment prêté attention à la décoration tout à l’heure. Les meubles de style
Art-déco – une commode, une table de chevet et une tête de lit — étaient peints
dans des tons audacieux : jaune soleil, vert citron et bleu turquoise. Les draps
étaient d’un blanc crémeux et se mariaient aisément avec le couvre-lit aux couleurs
vives. L’ensemble était en quelque sorte un parfait reflet de la personnalité d’Ana.
Lumineux, affirmé, avec une profondeur et une complexité provenant de sa
simplicité même.
Il n’y avait pas de penderie. Ce qui signifiait qu’il y en avait sans doute une
dans la salle de bains. Elle pourrait s’habiller à l’intérieur et aurait tout le temps de
tirer toutes sortes de conclusions sur l’état émotionnel dans lequel il se trouvait.
Il frappa à la porte.
— Sors, Ana.
Pas de réponse.
— Il faut que nous en parlions.
Toujours aucun son.
Sa frustration monta de plusieurs crans.
— Tu ferais bien de sortir, parce que je ne bougerai pas d’ici tant que nous
n’aurons pas discuté.
Il ravala la série de jurons qu’il voulait hurler. Il voulait donner des coups de pied
à cette fichue porte. Ou mieux, la défoncer. Mais ce qu’il voulait vraiment faire,
c’était présenter ses excuses. Précisément ce qu’elle lui avait ordonné de ne pas
faire.
Il était désolé, évidemment. Et en même temps, il avait connu le plaisir le plus
exquis dans ses bras. Alors, était-il désolé de lui avoir fait l’amour ? Non. Et il ne
regrettait pas non plus le fait qu’elle ait été vierge. C’était même le contraire. Il
voulait juste…
Il s’effondra sur le bord du lit. Il aurait aimé qu’Ana le prévienne. Que cela
compte pour elle. Parce que pour lui, cela comptait énormément.
Même en ignorant qu’elle était vierge, lui faire l’amour avait signifié beaucoup
pour lui. En vérité, il avait l’impression d’avoir fait l’amour à une femme pour la
première fois, depuis la mort de Cara.
Cela résumait parfaitement la situation.
Il avait couché avec des femmes, après Cara. Mais il n’avait pas fait l’amour. Il
ne s’était attaché à aucune de ses partenaires. Il n’avait pas ressenti l’once d’une
vraie émotion, avant Ana.
Et c’était ce qu’il avait voulu. La mort de Cara avait été brutale. Pire,
cependant, avait été la façon dont elle s’était éloignée de lui. Dès l’instant où elle
avait appris sa maladie, elle avait commencé à le tenir à distance. Soudain, la
femme avec laquelle il avait autrefois tout partagé ne voulait même pas lui parler
de la maladie qui la rongeait. Même au début, quand son pronostic vital était
encore bon, elle s’était mise en retrait. Elle s’était jetée à corps perdu dans ses
œuvres caritatives. En donnant tant d’elle-même aux autres qu’il ne restait plus rien
pour lui.
C’était une plainte qu’il n’avait pas pu formuler, bien sûr. Quel genre de pauvre
type pouvait se plaindre que sa femme mourante passe trop de temps à aider les
enfants déshérités ? Au début, il avait cru qu’elle craignait de manquer de temps
pour accomplir toutes les choses qu’elle voulait réaliser. Pendant longtemps, il
s’était demandé si elle ne pouvait simplement pas supporter d’être proche de
quiconque. A la fin de sa vie, il avait compris la vérité. Elle était tombée amoureuse
d’une rock star et avait fini mariée à un simple humain. Elle n’avait pas voulu
passer ses derniers jours avec l’homme qui l’avait tant déçue.
Elle n’avait jamais rien dit de tel, mais il avait ressenti sa distance
émotionnelle, chaque fois qu’il avait été avec elle, comme si cette distance était
une troisième personne. Sur son lit de mort, leurs conversations avaient porté sur
ce qu’il lui restait encore à terminer au sein de ses œuvres de charité.
C’était pour cela qu’il avait créé la fondation Cara Miller. Il n’avait pas pu être à
la hauteur tant qu’elle était en vie, alors au moins, il avait voulu exaucer ses
derniers souhaits.
Bien sûr, c’était un moment mal choisi pour se souvenir de tout cela. Mais les
deux situations présentaient des similitudes.
Cara – l’amour de sa vie – l’avait repoussé. Et voilà qu’il s’était lié avec une
femme qui tenait elle aussi à garder ses distances sur le plan émotionnel. Alors, il
se retrouvait exactement là où il avait juré de ne plus jamais être.
Le plus drôle, c’était qu’il avait essayé de mettre de la distance pour la
protéger de lui-même, mais ne s’était jamais demandé qui le protégerait d’Ana.
Il était sur le point de tomber amoureux d’elle et elle… Eh bien, il ne savait pas
ce qu’elle ressentait pour lui.
Que devrait-il lui dire ?
« Je voulais que cela compte pour toi. Je voulais que tu te soucies davantage
de moi. Pourquoi crois-tu que j’aie attendu avant de coucher avec toi… ? J’ai
attendu parce que c’était important pour moi. Et je voulais que ça le soit pour toi. »
S’il disait quoi que ce soit qui ressemble à ça, cela ferait fuir Ana. Si elle
n’était pas déjà en train de fuir.
- 11 -

Avant que Ward puisse trouver une autre solution, la porte de la salle de bains
s’ouvrit.
Ana avait ramené ses cheveux en arrière avec une pince et effacé les
dernières traces de son maquillage. Elle avait remis un jean et un pull, mais cette
fois, ce n’étaient pas des vêtements qu’elle avait achetés Dieu sait où. C’était ses
propres vêtements, ses préférés, apparemment. Le jean flattait ses courbes, le pull
était classique, cachant autant qu’il révélait et épousait sa silhouette.
En la regardant à présent, il lui semblait évident qu’elle avait été vierge. Aussi
sensuelle fût-elle, elle gardait cette part d’elle-même bien cachée sous ses dehors
acerbes et sa détermination d’acier.
Quoi qu’elle ait pu ressentir avant de se réfugier dans la salle de bains, elle
avait à présent repris le contrôle sur ses émotions. Elle semblait méfiante et
réservée, comme lors de leur première rencontre.
Elle lui lança un bref regard puis prit un air exaspéré, comme si elle devinait
toutes les pensées qui avaient traversé l’esprit de Ward pendant qu’elle s’habillait
et les trouvant ennuyeuses.
— Cesse de te torturer, marmonna-t-elle en sortant de la chambre.
— Me torturer ? dit-il en lui emboîtant le pas.
Elle alla directement dans la cuisine.
— Oui. Manifestement, tu as rejoué la scène dans ton esprit, en essayant de
déterminer ce que tu aurais dû faire différemment. Ou alors, tu te dis que tu aurais
dû deviner. Ou…
— Ça suffit.
Il la prit par le bras et la fit pivoter vers lui. Elle avait tapé dans le mille et il
n’avait pas envie qu’elle continue à formuler ses doutes à voix haute.
— Si tu crois si bien me connaître, tu devrais comprendre exactement
pourquoi je… comment déjà ? Ah, oui, pourquoi je me torture.
pourquoi je… comment déjà ? Ah, oui, pourquoi je me torture.
— A dire vrai, je ne comprends pas, avoua-t-elle, l’air sincèrement dérouté. Je
ne pensais pas que tu le remarquerais.
— Crois-moi, c’est le genre de chose qu’un homme remarque. Comment as-tu
pu penser le contraire ?
— Avec toutes les femmes que tu as connues et toute ton expérience, j’ai cru
que…
Elle s’interrompit, le laissant tirer ses propres conclusions.
— Que j’étais un tel goujat égoïste que je ne remarquerais pas que tu étais
vierge ?
— Non ! J’ai seulement…
— Pensé que je serais trop centré sur mon plaisir ? Trop distrait ? Trop quoi ?
fulmina-t-il.
Elle le défia du regard.
— Pourquoi es-tu si certain que tout cela te concerne ? C’était ma virginité.
Pourquoi ne peux-tu pas accepter que si ce n’est pas important pour moi, ça ne
doit pas l’être pour toi ?
— Parce que je ne peux pas.
— Pourquoi ?
Elle haussa le menton, et s’approcha de lui.
— Qu’aurais-tu fait différemment, si tu avais su ? Qu’est-ce que cela aurait
changé ?
— Je…
Avant qu’il puisse trouver quoi dire, elle s’approcha encore, jusqu’à être face à
face.
— Aurais-tu été plus délicat ?
Où était passée la jeune vierge nerveuse et incertaine ? Ou peut-être qu’il avait
rêvé et qu’elle n’avait jamais existé.
— Aurais-tu été plus attentif à mes besoins ? Aurais-tu fait en sorte que j’aie
trois ou quatre orgasmes, au lieu de deux seulement ?
— Assez ! gronda-t-il.
— Sinon quoi ? rétorqua-t-elle, le sourcil froncé.
— N’allons pas sur ce terrain.
Il recula avant de commettre un acte qu’il regretterait, comme la prendre dans
ses bras et lui faire de nouveau l’amour. Ce qui ne résoudrait sans doute rien.
— Ecoute, dit-elle d’une voix un peu plus calme, je n’ai jamais voulu te mentir.
— Dans ce cas, pourquoi ?
— Je voulais que ce ne soit pas important.
— Mais ça l’est. Tu étais vierge. A… Quel âge as-tu ? Vingt-six ? Vingt-sept
ans ?
— Vingt-sept, dit-elle, soudain incapable de le regarder en face.
Comme si elle devait s’excuser de son âge.
— Personne n’est vierge à vingt-sept ans par accident. Certainement pas une
jeune femme aussi belle et pleine de vie que toi.
De nouveau, son regard se durcit. Comme si elle avait pris ses paroles pour
des insultes et non des compliments.
— Mon physique n’a rien à voir là-dedans. Ce n’est pas comme si je n’avais
pas eu d’occasions.
— C’est bien là où je voulais en venir.
— C’est mon éducation, voilà tout.
Elle se détourna et alla se poster à la fenêtre.
— Dès mes douze ans, ma mère m’a fait la leçon. Je ne pouvais pas batifoler
avec les garçons. Je ne pouvais même pas sortir avec eux. Si je tombais
amoureuse, que je m’amusais ou que je couchais avec quelqu’un, je finirais
enceinte et mariée à vingt ans. Comme presque toutes les autres filles
hispaniques du sud de la Californie.
Même si elle avait le dos tourné, il devinait sa tension dans ses muscles. Il
l’entendait dans sa voix.
— Si j’étais tombée enceinte à vingt ans, je me serais condamnée à une vie
de pauvreté. Ma seule porte de sortie, c’était d’éviter les ennuis. De finir mes
études. De construire ma carrière. Quand j’ai accompli tous mes objectifs et que
j’ai trouvé un travail à Los Angeles, je me suis rendu compte que j’étais la vierge la
plus âgée de la ville. A vingt-trois ans, à Hollywood, j’étais une jeune femme belle
et pleine de vie – elle avait repris ses mots avec une pointe de dédain – et tous les
types avec qui je sortais s’attendaient à ce que j’aie de l’expérience. Les hommes
étaient même vexés que je ne finisse pas dans leur lit le premier soir.
Il y avait assez d’amertume dans sa voix pour qu’il comprenne qu’il n’y avait
pas que cela.
— Qu’est-ce que tu ne me dis pas ?
Il n’avait presque pas envie de savoir.
Elle lui lança un regard surpris.
— Rien qui vaille la peine d’en parler.
— Comme ta virginité ?
Elle serra les lèvres et rougit.
— C’est bien ce que je pensais, conclut-il. Raconte-moi, et je jugerai si ça en
valait la peine ou pas.
— Juste quelques acteurs qui me rendaient la vie difficile quand je refusais de
leur tomber dans les bras.
— Qui ?
— Est-ce vraiment important ? dit-elle, le ton las.
— Oui, ça l’est. Qui était-ce ?
Elle l’étudia un long moment.
— Tu ne renonces jamais, n’est-ce pas ?
— Je laisserai tomber quand tu me diras qui c’était.
— Ridley Sinclair.
Il laissa échapper un juron. Il avait parlé à ce type à peine quelques heures plus
tôt ! Ridley Sinclair, qui était censé être heureux en mariage. Mais qui n’était
qu’une ordure infidèle. Et qui avait gâché la vie d’Ana.
— Je vais le tuer, marmonna-t-il.
— S’il te plaît, n’en fais rien, dit-elle avec un sourire exaspéré.
— C’est à cause de lui que tu as quitté Hollywood.
— Pas seulement, rétorqua-t-elle, piquée au vif.
— Alors, à cause d’autres hommes ?
— Ce n’est pas important !
Rien ne l’était pour elle, apparemment.
— Ce qui compte maintenant, c’est que j’aie un travail que j’aime. Un travail
qui me tient à cœur et qui me permet d’aider les gens. Je veux absolument que ça
marche. C’est ça, l’important.
Malgré toutes ses dénégations, il devinait qu’elle était encore marquée par le
comportement de Sinclair. Résultat, elle ne lui faisait pas totalement confiance.
Peut-être que cela ne changerait jamais. Mais à présent, il la comprenait mieux.
Ce n’était guère étonnant qu’elle ait eu peur et quitté la soirée. Elle avait dû
entendre les calomnies de Sinclair.
Il alla la rejoindre, la fit pivoter vers lui et la prit dans ses bras.
— Je suis navré.
Elle recula juste assez pour poser sa main sur sa joue.
— Tu n’y es pour rien.
— Certes. Mais c’est moi qui t’ai entraînée à cette soirée.
— Eh, j’aurais pu refuser, fit-elle valoir.
— J’ai fait en sorte que ce soit difficile pour toi de dire non.
— Mais c’est moi qui prends mes décisions.
C’était bien vrai. Il n’avait jamais rencontré quelqu’un d’aussi borné.
— Si je n’avais vraiment pas voulu y aller, je serais restée chez moi.
Elle marqua un temps.
— Mais je ne m’attendais pas à ce que ce soit si difficile, dit-elle d’une voix
tremblante.
Il lui leva le menton pour la forcer à le regarder.
— Eh bien, la prochaine fois que quelque chose est difficile pour toi, viens
m’en parler, au lieu de fuir. Tu n’es pas seule dans cette relation.
— C’est ce que nous vivons ? Une vraie relation ?
Pour une fois, elle semblait… presque timide. Et peu sûre d’elle.
Il ne savait pas exactement ce qu’ils vivaient, et ne voulait pas vraiment y
réfléchir. En tout cas, Ana n’éprouvait pas le débordement d’émotions enivrant et
joyeux qu’il aurait aimé qu’elle connaisse, après sa première nuit d’amour.
— Oui, dit-il fermement.
Quels que soient les doutes qu’elle avait, il tenait à les lui ôter.
Après un moment, elle hocha la tête.
— D’accord.
Puis elle se blottit contre lui. Se mettant sur la pointe des pieds, elle lui donna
un baiser qui le secoua jusqu’au tréfonds de son être. Aussitôt, il se sentit se raidir
de désir, à sa grande surprise. Il venait de lui faire l’amour. Il était impossible qu’il
la désire de nouveau, aussi vite. Et puis, même si sa connaissance des vierges
était très limitée, il doutait qu’elle puisse supporter d’autres ébats ce soir.
Après s’être accordé un moment pour savourer la sensation de son corps
contre le sien, il recula.
— Nous reprendrons cela dans un jour ou deux, décréta-t-il en laissant sa main
dériver le long de son bras.
— Mais…
— Pas de mais. Tu ne peux pas décider de tout.
Elle finit par hocher la tête avec réticence.
— Je veux te voir plus tard, dit-il. Quand nous aurons dormi un peu tous les
deux. Je ne veux plus que notre relation soit secrète.
— Je ne peux pas…
— Je suis sérieux. J’en ai assez de me cacher comme un voleur.
— Je veux dire, je ne peux pas te voir aujourd’hui. Je dois déjeuner avec mes
parents, c’est dimanche.
Elle réfléchit.
— Je suis attendue pour 14 heures. Nous pourrions peut-être nous retrouver
ensuite ?
Il réfléchit un long moment.
— Est-ce que je peux venir ?
— Tu plaisantes ?
— Non, pourquoi ?
— Parce que ce sont mes parents. Pourquoi voudrais-tu rencontrer un couple
de Mexicains d’une cinquantaine d’années ?
— Parce que ce sont tes parents. A moins que tu ne tiennes pas à ce que je
les rencontre, j’ai envie de les connaître.
— Je… D’accord. Tu peux faire la connaissance de mes parents. Mais je
t’aurai prévenu.
Plus tard, tandis qu’il regagnait son appartement, il ne put se débarrasser de
son sentiment de malaise, à l’idée qu’elle ait perdu sa virginité. Si elle avait
semblé calme et blasée, lui regrettait toujours de ne pas l’avoir su avant. Il aurait pu
alors … quoi ?
Toutes les questions qu’elle lui avait lancées à la figure se bousculèrent dans
son esprit. A la fin, il en arriva à la même conclusion qu’elle. Il n’aurait rien fait
différemment. Ou alors, il se serait défilé. Ou peut-être pas.
Il n’avait qu’une certitude : il aurait aimé que ce moment compte pour elle.
Parce qu’il avait compté pour lui.

* * *
Elle qui avait voulu perdre sa virginité sans même que Ward le remarque,
c’était raté. Son plan s’était à peu près aussi bien déroulé que son plan de le
présenter en douceur à sa famille.
— Nous pourrions aller au cinéma à la place, proposa-t-elle.
C’était sa cinquième tentative de le faire changer d’avis, depuis qu’il était
arrivé chez elle, dix minutes plus tôt.
— Non.
Il l’aida à monter dans sa Lexus.
— Le glamour d’Hollywood, tu en es revenue, non ? Je ne pense pas que voir
un film te détende. D’ailleurs, ta famille t’attend.
— Ils s’en remettraient.
Mais elle en entendrait parler très longtemps si elle annulait maintenant.
— Ce n’est pas comme si je déjeunais avec eux chaque dimanche.
Un pieux mensonge.
— Je suis impatient de rencontrer tes parents.
— Génial.
Elle étouffa un gémissement. Un instant plus tard, tandis qu’il démarrait la
voiture, elle lui indiqua la direction de Claremont.
Tout en mettant son clignotant, il lui adressa un regard étonné.
— Je croyais que tes parents vivaient encore dans la propriété des Worth.
— Oui. Mais ce n’est pas chez eux que nous déjeunons, lâcha-t-elle.
Elle espéra qu’il se contente de cette information, mais il lui lança un regard
interrogateur. Enfin, elle expliqua :
— Quand mes parents ont su que j’amenais quelqu’un, ils ont décidé qu’un
simple repas chez eux ne suffisait pas. Alors nous allons chez mon oncle Julio, qui
possède une maison.
Il lui lança un regard charmeur.
— Oh ! Ce sont des fans ?
— De toi ? Non, ils n’ont sans doute jamais entendu parler de toi. Mais je n’ai
jamais amené d’homme nulle part. La seule idée que je sois accompagnée d’un
homme suffisait à éveiller leur curiosité.
Il avait dû remarquer la terreur dans sa voix.
— A quoi exactement dois-je m’attendre ?
Elle poussa un soupir, et décida d’être honnête.
— Une grande fête. Trente, peut-être quarante personnes.
Il eut un rire incrédule. Peut-être même un peu nerveux. S’il avait un peu de bon
sens, il devait être nerveux.
— Tu m’avais dit que ta famille était réduite.
— Ma famille immédiate, oui. Je suis fille unique. Mais j’ai dix tantes et oncles
aux Etats-Unis, tous à une distance raisonnable. J’ai près de trente cousins. Sans
compter les conjoints.
Il émit un sifflement impressionné.
— Et les enfants ?
— Il y en a tellement que tu vas sûrement marcher sur le pied de certains.
Pour la première fois depuis qu’ils étaient montés dans la voiture, elle osa le
regarder. Il ne semblait ni choqué ni horrifié. Ce qui était bon signe.
— Nous pouvons encore annuler, offrit-elle.
— Non, dit-il avec un sourire malicieux. Il me tarde de voir ça.
Elle lui indiqua le chemin tandis qu’il s’engageait dans le quartier de son oncle.
Il ressemblait beaucoup au sien, hormis le fait qu’il était plus ancien, plus pauvre et
plus populaire. Les maisons étaient petites, mais construites depuis assez
longtemps pour que les jardins soient spacieux et bien ombragés par les arbres
fruitiers.
Ce n’était pas du tout le même standing que son appartement sur la plage ou
sa maison de Harleston Village, mais elle avait le sentiment que Ward ne s’en
formaliserait pas. Il était d’une simplicité remarquable. La richesse ne semblait
guère l’impressionner. Et elle savait, après son séjour à Charleston, qu’il préférait
la bonne cuisine aux décors luxueux. Or, s’il y avait une chose que l’étendue de sa
famille faisait bien, c’était la cuisine.
Il engagea la Lexus dans la rue de son oncle.
— Dernière chance de fuir ?
Il sourit de plus belle.
— Pas question. Il faut que je voie ce qui te rend si nerveuse.
Un instant plus tard, il se garait sur le trottoir, à plusieurs mètres de la maison,
car beaucoup de voitures stationnaient déjà dans la rue. Même enfermée dans
l’habitacle, Ana ressentait l’énergie et l’excitation de l’assemblée. Des enfants
jouaient au football sur la pelouse, devant la maison. Deux des adolescents les
plus âgés étaient assis avachis sur les marches du perron. On entendait la
musique qui provenait de l’arrière de l’habitation. Le barbecue était déjà allumé, et
l’air était chargé de l’odeur âpre du chêne brûlé.
D’habitude, elle adorait les barbecues en famille. Mais aujourd’hui, elle avait
les nerfs à vif. Elle doutait que Ward snobe ses proches, ce n’était pas son genre.
Elle craignait en revanche que certains invités ne se montrent pas très cordiaux
avec lui. Elle ne s’entendait pas avec tout le monde, et verraient peut-être
quelques-uns le fait qu’elle amène une célébrité à un déjeuner en famille dans une
manière de faire l’intéressante. Mais plus profonde encore était sa peur que cet
après-midi transforme leur relation. Et que le changement, même subtil, soit
encore plus important que celui subi hier soir.
Hier, elle l’avait seulement invité dans son lit. A présent, elle le laissait entrer
dans sa vie.

* * *
Ana ne sembla pas se détendre beaucoup quand ils arrivèrent. Et Ward était
trop sensible à son humeur pour s’amuser, si elle ne s’amusait pas.
Nilda, la mère d’Ana, le salua avec une joie à peine contenue. Si Ana ne l’avait
pas prévenu qu’elle n’avait jamais amené de garçon chez elle, il aurait pu être
surpris par le regard spéculatif de Nilda et son accolade exubérante. Elle le serra
si affectueusement qu’il en étouffa presque.
— Je t’avais prévenu, marmonna Ana quand sa mère le relâcha.
Juan, le père d’Ana était d’une nature plus réservée. Avec son crâne dégarni et
ses cheveux gris, il arborait un air digne qui contrastait avec sa pette taille et sa
forte corpulence. Il serra fermement la main de Ward, qui comprit qu’il était jaugé.
Et il doutait que sa profession ou sa richesse jouent en sa faveur.
— Ma Ana, dit Juan sérieusement avec un fort accent.
Il s’approcha pour qu’on ne les entende pas.
— Elle est comme une rose, délicate, belle… Mais la tige de la rose est rude.
On ne peut pas la séparer facilement de son rosier. Si vous ne faites pas attention,
soit vous vous grifferez, soit vous écraserez la fleur, et ensuite, elle se fanera et
moura – il claqua des doigts – très rapidement. Vous comprenez ?
Ward hocha la tête.
— Oui, monsieur.
Juan l’observa, puis lui donna une tape sur l’épaule.
— Très bien. Venez prendre une cerveza.
Après quoi, Ward ne vit plus Ana pendant une heure ou deux. Son père le
présenta aux amis et à la famille. La plupart des hommes s’étaient rassemblés
derrière la maison, tandis que les femmes se massaient dans la cuisine. Ici, loin
des côtes, la température était plus élevée. Le temps était étonnamment chaud
pour un mois de février, et la bière était encore plus rafraîchissante quand on la
buvait à l’ombre d’un avocatier. Des enfants jouaient sur la pelouse, et des parents
les éloignaient du barbecue sur lequel de la viande marinée cuisait. Les femmes
allaient et venaient constamment, en portant des plateaux de nourriture. La radio
jouait la musique d’Ozomatli, un groupe qui avait su mêler influences latines et
musique urbaine, et qu’il appréciait beaucoup.
A présent, il comprenait mieux pourquoi Ana n’avait pas voulu aller à la fête
des Hudson. Ici, c’était bien plus amusant.
Ce qui l’inquiétait, c’était qu’elle ne semblait pas s’amuser. Bien sûr, elle
passait beaucoup de temps à parler avec ses proches, mais elle semblait tendue
et mal à l’aise. Comme si elle n’allait pas avec le décor et qu’elle s’attendait à ce
que quelqu’un le remarque. Ici, elle ne paraissait pas à sa place, alors qu’hier, à la
soirée, elle semblait plus à l’aise.
Il y avait une autre personne qui semblait encore moins à l’aise dans la foule
remuante : Ricky. Ward avait été un peu surpris de le voir assis avec d’autres
adolescents. Il alla le saluer et échangea quelques mots avec lui, et rencontra
même la mère de Ricky. Depuis son retour de Charleston, il avait vu l’adolescent
une fois. C’était un gamin coriace. Mais il aimait la musique. Et il n’était pas plus
dur que Ward au même âge.
Dès que la mère de Ricky, Lena, les laissa seuls, Ricky lança :
— Alors, tu sors avec ma cousine ?
— Je crois, oui.
— On ne voit pas beaucoup Ana, mais nous prenons soin les uns des autres.
Ne joue pas avec elle, avertit-il, le torse bombé.
Pendant une seconde, Ward fut trop surpris pour répondre quoi que ce soit.
Ricky mesurait environ un mètre soixante-cinq, et devait peser dans les cinquante
kilos. Et pourtant, il était prêt à défendre l’honneur d’Ana.
Ward haussa un sourcil et tenta de garder un ton sérieux.
— Tu me menaces ?
Ricky leva le menton, comme s’il soupçonnait que Ward se moquait de lui.
— Nous prenons soin les uns des autres, répéta-t-il.
Oui, Ward reconnaissait cet air obstiné. C’était de famille, apparemment.
— Elle a de la chance de t’avoir, dit-il. J’espère qu’elle sait à quel point. Et
j’espère que toi aussi.
Pas étonnant que Ricky soit un enfant si génial – sa tendance à l’absentéisme
mise à part. La famille d’Ana n’avait peut-être pas beaucoup de ressources
financières, mais elle avait de l’affection et de la fierté à revendre. Ward n’avait
jamais fait partie d’une grande famille. Et après seulement quelques heures en leur
compagnie, il le regrettait.
Il pourrait facilement s’attacher à eux autant qu’à Ana.
A cet instant, il remarqua qu’Ana était sur la pointe des pieds cherchant à
attirer son regard. Allait-il bien ? Avait-il besoin de secours ? semblait-elle dire.
Il sourit et lui fit signe de s’éloigner. Elle fronça les sourcils et fila. Aussitôt, il
regretta de ne pas l’avoir appelée. Elle lui manquait, tout simplement.
Et à cet instant, il comprit à quel point il s’était fourvoyé, en croyant pouvoir
protéger son cœur.
Il aurait dû le comprendre, ce soir-là, quand il l’avait surprise en train de
regarder une émission sur lui. Elle avait vu si clair en lui. Elle l’avait vu plus
clairement qu’il ne s’était jamais vu lui-même. Et il avait mis du temps à admettre
qu’elle avait raison.
Et même s’il n’avait pas deviné à ce moment-là qu’il était dans un sérieux
pétrin, hier soir, chez elle, il aurait dû comprendre. Après qu’ils eurent fait l’amour,
quand elle s’était calmement levée pour s’habiller, il avait été au bord des larmes.
Si ce n’était pas un signe, alors qu’est-ce que c’était ?
Non, il n’était pas dans le pétrin. Il était juste amoureux.
Et ce n’était pas une bonne chose. Parce qu’Ana, manifestement, n’était pas
amoureuse. Même si elle croyait l’être, elle ne le serait certainement pas
longtemps. Elle était perspicace. Il ne lui faudrait pas longtemps pour voir qui il
était réellement derrière le musicien connu.
S’il était plus fort, il pourrait attendre qu’elle le quitte d’elle-même. Mais il ne
pensait pas pouvoir survivre à son abandon. Ce qui signifiait qu’il était temps de
sortir en douceur de sa vie.
- 12 -

Quand ils commencèrent à servir le repas, Ana se mit en quête de Ward. Elle
le trouva assis sur la bordure en ciment d’une jardinière, une assiette en équilibre
sur les genoux. Le soleil qui filtrait à travers le citronnier jetait des taches de
lumière sur ses cheveux bruns. Elle s’assit à côté de lui avec sa propre assiette,
chargée de chevreau et de haricots charros.
— Ça n’a pas été trop dur ? demanda-t-elle.
— Non, ça va, dit-il avant d’avaler une gorgée de bière. Ça m’a remis les
pieds sur terre.
— Comment ça ? demanda-t-elle en levant son verre de thé glacé.
— Aucun d’eux ne connaît ma musique, feignit-il de s’indigner. Aucun.
Elle rit.
— Oh ! Mon pauvre.
— En fait, c’est agréable. C’est la première fois depuis des années que je vais
à une fête où personne ne me connaît.
— Oh ! Les femmes te connaissent, crois-moi. On aurait dit un interrogatoire
de police, en cuisine.
Elle trempa une chip dans son guacamole.
— Cependant, c’est mieux que lors de la dernière réunion de famille, quand je
devais éviter des questions à peine voilées sur ma sexualité de la part de tante
Celica, qui était convaincue que j’étais lesbienne.
Elle s’attendit à ce qu’il rie. Mais il avait un air étrangement distant.
— Ils ont été corrects, dis-moi ? Personne n’a été trop indiscret ?
— Pas du tout. J’ai été surpris de voir Ricky ici.
A présent, le garçon se tenait devant une table de pique-nique. Il était habillé
comme toutes les autres fois où elle l’avait vu. Comme quatre-vingts pour cent des
adolescents américains, Ricky avait un jean trop grand, à peine retenu sur ses
hanches par une ceinture. Il portait un débardeur blanc, sous une longue chemise
hanches par une ceinture. Il portait un débardeur blanc, sous une longue chemise
non boutonnée. S’il ne faisait pas partie d’un gang, il faisait tout son possible pour
faire croire le contraire.
Elle suivit le regard de Ward.
— Tu connais Ricky ? s’étonna-t-elle.
— C’est lui, le garçon que je suis.
— Mon Ricky est ton Ricky ?
— Je ne savais pas que vous étiez parents jusqu’à aujourd’hui.
Elle le dévisagea, surprise.
— Je ne savais même pas que Ricky était allé chez Hannah’s Hope.
Elle secoua la tête.
— Je n’arrive pas à le croire. Tu dois penser que je suis une horrible tante.
— Je pense que tu étais très occupée.
Il fit un signe de tête vers Lena.
— Si c’est ta cousine, pourquoi n’est-elle pas venue d’elle-même ? Pourquoi
son fils a-t-il dû lui forcer la main ?
Elle observa Lena, appuyée contre un mur. Si elle n’avait que quelques années
de plus qu’elle, elle avait déjà les traits marqués par l’âge et la fatigue.
— Lena et moi ne sommes pas très proches.
— Pourquoi ?
— Tu sais, tous ces stéréotypes que mes parents m’ont dit d’éviter ? Lena les
a tous reproduits, jusqu’au dernier. Son père est le frère aîné de mon père et elle a
trois ans de plus que moi. Nous vivions à quelques centaines de mètres, à Los
Angeles. Elle est tombée enceinte à quinze ans et n’a jamais fini le lycée. Elle
travaille dur, mais elle s’en sort à peine.
Comme elle l’avait déjà fait plusieurs fois, elle tenta de s’imaginer à la place
de Lena. Mais elle échoua cette fois encore.
— Et maintenant, elle craint que Ricky ne quitte l’école.
— Je croyais que vous n’étiez pas très proches ?
— Non, dit-elle avec un sourire ironique, mais ça n’empêche pas les nouvelles
de circuler dans la famille.
— Tu penses que c’est pour ça qu’elle n’est pas venue chez Hannah’s Hope
elle-même ?
— Je l’ignore. Peut-être. Elle ne m’apprécie pas.
Elle poussa un soupir de frustration.
— Mais elle a aussi de la fierté à revendre. Ce pourrait être ça, aussi.
Elle regarda autour d’elle.
— D’ailleurs, elle n’est pas la seule, dit-elle avec un petit rire. La moitié des
gens ici travaillent pour Worth Industries, de près ou de loin. Ils ont tous peur de
l’avenir. Mais aucun ne veut admettre qu’il a besoin d’aide.
Elle posa son assiette presque intacte et se tourna vers lui.
— C’est pour ça que ce que nous faisons chez Hannah’s Hope est si
important. Tu comprends cela, n’est-ce pas ?
— Je l’avais déjà compris. Je me demande seulement si toi tu le vois.
— Qu’est-ce que je suis censée comprendre ?
— Je parle de ton travail chez Hannah’s Hope.
Son ton était sérieux. Plus dur qu’à l’accoutumée.
— Tu t’enterres sous la paperasse parce que tu as peur d’aller vers les gens et
de traiter vraiment avec eux.
— C’est ridicule, protesta-t-elle.
Dans un mouvement brusque, elle se leva et alla jeter son assiette dans la
poubelle près de la porte.
Il lui emboîta le pas, jeta sa propre assiette, puis la suivit dans la petite cuisine
à présent vide. Tous les autres étaient dans le jardin.
— Si ridicule que cela te met en colère ? Il n’y a que la vérité qui fâche, dit-on !
Elle se tourna vivement et pointa un doigt sur lui.
— Je t’interdis de me dire que je ne fais pas mon travail.
— La paperasserie, ce n’est que la moitié du travail chez Hannah’s Hope.
C’est la partie la plus facile. Ce qui est difficile, c’est trouver des bénévoles qui
donnent de leur temps et de leur énergie pour la faire fonctionner. Et ce qui est
vraiment difficile, c’est aller voir les gens et les convaincre d’accepter de l’aide.
Piquée au vif, elle se détourna de lui et s’employa à ramasser les nombreux
bols et couverts éparpillés sur le comptoir.
— Tu crois que je ne sais pas à quel point ce sera difficile ?
Elle laissa tomber le plus grand bol dans l’évier et le remplit d’eau.
— Tu crois que je ne sais rien de la fierté obstinée qui va de pair avec la
pauvreté et le manque d’instruction ?
Elle attrapa la bouteille de liquide vaisselle et la serra méchamment.
— Je sais tout ça. J’ai grandi parmi eux. Je sais précisément comme il sera
dur de les persuader d’accepter une main tendue.
— Est-ce pour cela que tu ne leur as pas parlé d’Hannah’s Hope aujourd’hui ?
— Je…
Elle chercha une bonne réponse. En vain.
— Tu as raison, concéda-t-elle à contrecœur.
Elle attrapa un couteau de boucher dangereusement impressionnant et le
plongea dans l’eau savonneuse.
— Je ne leur ai pas parlé d’Hannah’s Hope. Mais c’est ma famille. Alors c’est
difficile, et…
— Est-ce pour cela que tu n’es pas allée parler à Lena ? Même si tu sais que
c’est la candidate idéale pour Hannah’s Hope ? Parce que c’est difficile ?
Elle ajouta d’autres plats à la pile grandissante de vaisselle sale.
— Ce n’est pas juste.
— En revanche, tu trouves ça juste d’ignorer ses besoins parce qu’ils te
mettent mal à l’aise ?
Même si elle ne le voyait pas, elle sentait son regard posé sur elle.
— Mais peut-être penses-tu que ce n’est pas une bonne candidate, ajouta-t-il
d’un ton désinvolte en s’appuyant contre le comptoir perpendiculaire à l’évier.
Elle continua à s’affairer, mais ne prit pas la défense de sa cousine.
— Tu penses peut-être qu’elle a tout raté dans sa vie jusqu’ici, continua-t-il.
Comment pourrait-elle s’investir vraiment pour obtenir son diplôme ?
Elle posa le dernier saladier avec violence. La pile de vaisselle s’effondra
dans l’évier, éclaboussant sa chemise et le comptoir.
— Tu n’as pas le droit de la juger ! Tu n’as aucune idée de ce que c’est que
d’être une Hispanique pauvre dans ce pays.
Il se fendit d’un rire sans joie.
— Eh bien, je te soupçonne de ne pas le savoir non plus.
Elle fut si outrée que la tête lui tourna.
— Je n’arrive pas à croire que tu viennes de dire cela.
Aussitôt, son regard s’adoucit.
— C’est ce que tu crois, n’est-ce pas ? Que tu es différente. Que tu ne peux
pas comprendre leurs problèmes.
Pendant un long moment, il la fixa, comme pour observer chaque émotion sur
son visage. Comme s’il voyait tout ce qu’elle voulait désespérément cacher.
Enfin, il secoua tristement la tête.
— Je ne le crois pas, assura-t-il d’une voix douce. Mais manifestement, toi tu
le crois. Sinon, tu en aurais ri. Ou, plus probablement, tu m’aurais flanqué ton poing
dans la figure.
Elle serra les lèvres et ravala les larmes qu’elle refusait de lui laisser voir.
— Alors, qu’est-ce que c’était ? Une sorte de test ?
— Non. Je cherchais à prouver quelque chose.
— Qu’est-ce qui était si important à prouver pour que tu doives…
Mais elle ne finit pas sa phrase. Elle refusait de pleurer devant lui, alors elle
n’allait pas lui dire sans détour qu’il l’avait blessée.
Au moment où elle attendait le moins sa tendresse – où elle la voulait le
moins – il lui leva doucement le menton, pour la forcer à le regarder.
— J’ai dit ces choses parce que je devais le faire.
Il semblait plus sincère que jamais.
— Tu as ce qu’il faut pour être une directrice incroyable. Mais il faut que tu
dépasses ta peur d’être rejetée par tes semblables. Tu peux réaliser des choses
étonnantes pour Hannah’s Hope, mais je ne serai pas toujours là pour te pousser.
Voilà, songea-t-elle, le souffle coupé. Il venait tout bonnement d’annoncer son
intention de la quitter. A présent qu’ils avaient couché ensemble, elle ne
l’intéressait plus. Il se montrait aussi délicat que possible, mais cela faisait mal tout
de même.
Dès le départ, elle avait su que leur relation ne durerait pas toujours. Elle avait
su qu’elle ne serait jamais à la hauteur du souvenir de Cara.
Elle détourna les yeux et fixa le carrelage bleu et jaune qui lui semblait trop gai
tout d’un coup.
— Eh bien, dit-elle, j’imagine que tu m’as percée à jour. C’est bon de savoir
que tes devoirs en tant que membre du conseil s’étendent à l’analyse
psychologique des employés.
— Je n’ai pas dit cela en tant que membre du conseil.
— Oui, je sais.
Elle le regarda dans les yeux. Elle voulait qu’il sache qu’elle avait compris le
message. Il n’avait pas parlé en tant que membre du conseil, mais en tant que petit
ami.
Sauf que ce n’était plus son petit ami. C’était l’homme avec qui elle avait
couché hier soir. Qu’avait-il dit à l’instant ? Qu’il ne serait pas toujours là pour la
pousser. Oui, ça, elle l’avait compris.
Mais elle n’avait pas prévu que la rupture ferait aussi mal.

* * *
A en juger par son expression, il était clair qu’Ana ne voulait pas qu’il la touche.
Et elle ne le voudrait sans doute plus jamais.
— D’accord, dit-elle d’un ton rude. Puisque nous jouons cartes sur table et que
nous parlons de ce qui est le mieux pour Hannah’s Hope, j’ai aussi quelque chose
à dire. Je ne pense pas que tu remplisses ton rôle non plus.
Ça, il ne l’avait pas vu venir. Il avait entendu la douleur dans sa voix, mais il
n’aurait pas cru qu’elle rendrait les coups.
— Comment ça ?
— Qu’en est-il de Rafe ?
Sa question était si inattendue qu’il lui fallut une seconde pour l’enregistrer.
— Rafe ? répéta-t-il.
— Tu es son ami. Tu peux lui parler. L’influencer.
— Quelle que soit l’influence que tu m’accordes, dit-il lentement, cela ne
s’étend pas aux décisions professionnelles. S’il songe à fermer l’usine, il n’y a pas
grand-chose que je puisse faire.
— Je ne parle pas de l’usine.
L’eau qu’elle avait fait couler dans l’évier atteignit le bord, et elle ferma le
robinet d’un mouvement brusque.
— Je parle de son engagement auprès d’Hannah’s Hope. Ou plutôt, de son
manque total d’engagement.
Il recula et s’appuya de nouveau contre le comptoir.
— Qu’attends-tu de moi, au juste ? dit-il d’un ton neutre.
Elle prit une brosse à vaisselle. Mais au lieu de l’utiliser, elle la pointa sur lui.
— Pour commencer, tu peux le convaincre de venir à la fête, samedi. J’ai eu
beau l’appeler maintes et maintes fois, je n’arrive pas à obtenir un engagement de
sa part. Or les habitants de cette ville ont besoin de garanties que lui seul peut leur
donner. Ils ont besoin de savoir que même s’il démantèle Worth Industries pour la
vendre petits bouts par petits bouts, il est encore engagé dans Hannah’s Hope.
— Et tu crois que s’il se montre au festival, cela suffira ? Tu crois que cela va
convaincre tout le monde que c’est un type bien, comme par magie ?
— Je ne suis pas en train de suggérer qu’il vienne gonfler des ballons ou qu’il
mange de la barbe à papa. Juste qu’il vienne dire quelques mots.
— A quel sujet ?
— Hannah’s Hope a été fondée en mémoire de sa mère. Cela veut dire
quelque chose pour lui, non ?
— En d’autres mots, tu veux qu’il expose son chagrin et qu’il défile pour
rassurer les citoyens de Vista del Mar.
— Ce n’est pas ce que j’ai dit.
Elle agita la brosse vers lui comme une épée.
— Tu fais exprès de ne pas comprendre, accusa-t-elle.
— Excuse-moi si je ne pense pas que le fait que Rafe parle de sa mère aide
qui que ce soit.
— Comment peux-tu ne pas avoir de sympathie pour ces gens ? Ils ont besoin
de quelqu’un qui les défende. Ils se sentent démunis face au pouvoir de Rafe. Et si
tu pouvais imaginer un instant ce que cela fait de…
Fatigué d’être visé par cette fichue brosse, il la lui prit des mains et la jeta sur
le comptoir.
— Ne crois pas que je ne sais pas ce que c’est de se sentir impuissant et
effrayé. Je sais parfaitement ce que c’est, assena-t-il d’un ton rude qui le surprit lui-
même. Si tu penses que la menace de perdre son travail est effrayante, eh bien, je
dois te dire que ce n’est rien comparé à la peur de perdre sa femme. Je ne sais
que trop bien à quoi ressemble la peur.
Elle le dévisagea abasourdie. Pendant une seconde, il crut qu’elle allait
pleurer. Ou peut-être s’excuser. Il ne pensait pas être capable d’encaisser ni l’une
ni l’autre de ces réactions.
Mais au lieu de cela, elle enroula les bras autour de sa taille, comme si elle
avait soudain très froid.
— Cela revient toujours à elle ? dit-elle, le ton cassant.
— Je ne comprends pas.
La colère qui avait failli le submerger à peine une seconde plus tôt s’évanouit.
— Tout revient toujours à elle. Cara est toujours là, sous la surface. Peu
importe ce qui se passe d’autre dans ta vie. Tu ne pousseras pas Rafe à exposer
son chagrin en public, parce que tu ne t’es jamais remis de la perte de Cara.
Elle prit une grande inspiration, comme si elle avait besoin de force pour
poursuivre.
— Tu as raison. Je ne sais pas ce que c’est que de perdre un conjoint à cause
du cancer. J’espère ne jamais le savoir. Mais je ne peux pas avoir une relation
avec quelqu’un dont l’existence entière est centrée autour de cette seule
expérience.
— Ce n’est pas vrai, tenta-t-il de nier.
— Alors pourquoi n’as-tu pas vendu la maison ? Pourquoi ne t’es-tu pas
débarrassé de ses lunettes de soleil ? Ou de sa collection d’art ? Pourquoi est-ce
que tu ne joues plus de l’Alvarez ?
Elle le fixa, le regard embué de larmes.
— Je ne peux plus continuer, dit-elle. Je pense que tu devrais partir.
Que répondre à cela ? Il pouvait difficilement la supplier de reconsidérer son
choix, même s’il savait que c’était la bonne décision pour elle-même.
— Je comprends.
— Ward, je suis…
Il se détourna brusquement.
— … navrée.
Il sortit en trombe, avant que sa colère ne le dépasse. Il ne tirait aucun réconfort
de savoir qu’il avait fait ce qu’il fallait pour Hannah’s Hope. Ou de savoir que
même s’il l’avait blessée, il avait fait le bon choix pour elle, aussi. Il avait vu l’éclair
de douleur dans ses yeux. Il avait entendu l’angoisse dans sa voix.
Il l’avait repoussée. Peut-être était-ce ce qu’il avait essayé de faire depuis le
début. Quoi qu’il en soit, il en était sûr, il avait royalement écrasé la rose.

* * *
Le lendemain du barbecue chez l’oncle d’Ana, Ward se gara devant la maison
de Ricky, à environ trois pâtés de maison de là. Le minuscule bungalow dans
lequel Ricky vivait avec sa mère était situé sur une bande d’herbe desséchée. Un
vélo rouillé était appuyé contre la façade et une petite voiture encore plus rouillée
était garée sur le trottoir.
Bien qu’il soit debout depuis l’aube, il avait attendu 10 heures pour venir ici. Il y
avait des choses que même la célébrité ne pouvait excuser et Ward savait
d’expérience que réveiller un oiseau de nuit en faisait partie.
Ricky ouvrit la porte après le premier coup. Il était habillé de son jean baggy et
de son sweatshirt habituels et semblait à peine réveillé, malgré le fait que ce soit
un jour de classe. Ricky mit un doigt sur bouche en désignant ce qui ressemblait à
une chambre, puis le conduisit dans la cuisine. Il referma la porte derrière eux.
— Ma mère dort encore, expliqua-t-il. Elle a trouvé un job dans l’équipe de
ménage de nuit, à l’usine.
— C’est génial.
— Tant que l’usine reste ouverte, tempéra Ricky avec un haussement
d’épaules.
Ward ne voulut pas lui dire à quel point la fermeture était probable.
— Pourquoi n’es-tu pas en classe ? Tu m’avais dit que tu ne sécherais plus les
cours.
— Les profs sont en congé.
Devant son air incrédule, Ricky haussa les mains.
— Je t’assure !
Il se versa un bol de céréales et en avala une cuillère. Puis, se souvenant qu’il
avait un invité, il leva la boîte en guise d’offre silencieuse.
— Non, merci.
— Qu’est-ce que tu fais dans ce quartier ? demanda Ricky, la bouche pleine.
Tu t’encanailles ?
— Je…
Maintenant qu’il était temps de s’expliquer, Ward hésitait. Avec un soupir, il
contourna une des chaises et s’assit, les bras sur le dossier.
— La semaine prochaine, après la kermesse, je quitterai Vista del Mar
pendant quelque temps. Je voulais te l’annoncer moi-même.
Ricky fixa son bol. Il avala une autre cuillère de céréales, l’air placide. Puis en
avala une seconde, avant de hausser les épaules.
— D’accord.
L’absence de réaction étudiée de Ricky en disait plus sur son état émotionnel
qu’il ne le pensait.
— Ricky, j’ai besoin que tu saches que cela n’a rien à voir avec toi. Je
m’assurerai qu’Ana te trouve un bon tuteur pour me remplacer. Je suis navré de ne
pas pouvoir rester plus longtemps.
— Mais non, dit-il avec un geste désinvolte de la main. Ça ne fait rien. Ce n’est
pas important, non ?
— J’aimerais rester, mais je ne peux pas.
— Je t’assure, je comprends.
Et encore une cuillère de céréales.
— Qui aurait envie de traîner dans le coin et de jouer les tuteurs pour un
stupide ado, n’est-ce pas ? Je veux dire, tu as sans doute des concerts, à préparer
ce genre de trucs.
— Ce n’est pas ça. Tu es un gamin génial, dit-il en posant la main sur le bras
de Ricky. Tu es intelligent et…
— Arrête, dit-il en se dégageant.
— Je suis sérieux. Je suis content de te connaître. Tu es…
— Tu n’as pas à me lécher les bottes, d’accord ? Tu peux retourner à ta vraie
vie sans te sentir coupable.
— Je ne te léchais pas les bottes, se défendit-il en essayant de contenir sa
frustration. Je me montrais honnête.
— Eh bien, tu parles comme un type tordu.
Génial. Voilà qu’il était insulté par un adolescent. Un préadolescent, même.
— Je suis juste honnête, mais si pour toi c’est tordu, soit. Tu veux la vérité ?
Nous avons rompu. Ana m’a laissé tomber. Alors j’ai décidé de partir. Pour lui
faciliter les choses. Je…
Ricky éclata de rire.
— Elle t’a laissé tomber ?
— Oui, elle m’a laissé tomber.
Ward attendit que Ricky s’arrête de rire.
— Mais je suis heureux que tu trouves le fait que j’aie le cœur brisé si drôle.
Ricky secoua la tête.
— Je ne pensais pas que tu étais le genre de gars qu’on laisse tomber. Je
veux dire, tu es riche.
— Oui, eh bien, les hommes riches se font larguer aussi.
— Tu l’aimais vraiment ? demanda Ricky calmement.
— Oui, dit Ward après un instant de réflexion.
A quoi bon mentir ?
— Je vous ai vus ensemble à la fête. Elle était accro. Alors pourquoi tu pars ?
— Elle a vu à travers toute la fumée et les miroirs.
Ricky ne sembla pas comprendre.
— Tu sais, la fumée et les miroirs. Comme dans Le Magicien d’Oz.
Ricky ignora la référence et demanda :
— Tu ne vas même pas te battre pour elle ? Quel est ton problème ?
— Elle a été assez claire. Elle ne veut pas de moi.
Il marqua un temps.
— Je ne peux pas faire en sorte qu’elle tombe amoureuse de moi, se surprit-il
à avouer.
— Tu ne peux pas lui dire ce que tu ressens ? Lui écrire une chanson, ou
quelque chose ?
Si seulement c’était facile. Bien sûr, il pouvait lui écrire une chanson. Il pourrait
sortir le grand jeu et jouer de son charme. Cela marcherait. Mais ensuite, il ne
saurait jamais si elle l’aimait pour lui-même ou si elle était juste tombée
amoureuse du musicien.
Il n’était pas sûr que Ricky puisse comprendre son dilemme.
Avant qu’il tente d’expliquer, l’adolescent reprit la parole.
— Mais fais-en une bonne. Pas une daube comme les autres.
— D’abord je parle comme un pervers, et maintenant, mes chansons sont de
la daube ?
Pourquoi parlait-il avec ce gamin, d’abord ?
— Attends. Je croyais que tu ne connaissais aucune de mes chansons ?
— J’en ai téléchargé quelques-unes.
— Tu ne les as même pas payées ? Tu insultes ma musique et tu n’as même
pas…
— Si, je les ai payées ! Mes grands-parents m’ont offert une carte de
téléchargement pour Noël. Je suis pauvre, mais je ne suis pas un voleur.
Un peu calmé, Ward insista :
— Mais tu les as trouvées mauvaises.
— Je trouve que tu joues plutôt bien de la guitare.
— Oui, dit-il sèchement. J’imagine.
C’était une bonne chose qu’il ait tous ces murs couverts d’albums de platine
pour se consoler, parce que ce gamin venait d’infliger un sacré coup à son ego.
— J’ai juste trouvé que tes paroles étaient… je sais pas. Gnangnan.
Ricky l’observa, la tête penchée sur le côté.
— Est-ce que les filles aiment ça d’habitude ?
— Oui. En général.
— Peut-être que tu n’es pas sorti avec les filles qu’il te fallait.
Très bien vu.
— C’est fou. Je ne vais tout de même pas écouter les conseils d’un
adolescent.
— Comme tu veux, dit Ricky en haussant les épaules. Mais je connais Ana
depuis plus longtemps que toi.
— Bon d’accord. Qu’est-ce que tu me conseilles ?
Ricky se pencha vers lui.
— Les femmes comme Ana ne sont pas commodes. Elle ne va pas tomber
pour un homme juste parce qu’il est beau parleur. Elle est trop maligne pour ça.
— D’accord, monsieur l’expert-de-quatorze-ans, que suggères-tu ?
— Hé, j’ai vécu avec une mère célibataire toute ma vie. Tu imagines combien
de fois j’ai vu le film N’oublie jamais ?
Il marquait un point.
— Alors, que suggères-tu ? répéta-t-il, sérieusement cette fois.
Bon sang, songea-t-il, s’il était prêt à suivre les conseils d’un gamin, alors la
situation était vraiment désespérée. Quoi qu’il en soit, il aimait Ana. Et elle valait la
peine qu’il se batte pour elle.
— Tout ce que je sais, c’est qu’à la fin du film, Rachel McAdams ne part pas
avec le type beau et riche. Elle finit avec le type qui l’aime vraiment.
— Je l’aime vraiment, avoua-t-il. Mais elle me perce à jour.
Ricky lui adressa un regard incrédule.
— Alors, ne triche pas.
C’était la solution la plus évidente, mais aussi la plus douloureuse. Et de loin.
- 13 -

Ana avait cru que Ward se montrerait de nouveau chez elle. Ou au moins, qu’il
viendrait au bureau. Mais après plusieurs heures, elle dut se rendre à l’évidence.
Elle lui avait demandé de partir et il l’avait prise au mot.
Même si elle savait qu’il avait fait le bon choix, et que leur relation était arrivée
à son terme logique, elle pensait encore à ce qui aurait pu être.
Non. Elle pensait encore à ce qui pourrait être.
Pour être honnête, elle avait su dès le départ que leur relation n’avait pas
d’avenir. Elle savait qu’il aimait encore Cara. Elle avait simplement ignoré
l’évidence. Pendant un temps.
Malgré tout, elle ne regrettait rien. Car leur liaison lui avait énormément
apporté. Elle avait connu la passion. Et elle en avait appris beaucoup sur elle-
même.
Ward, malgré tous ses défauts – si le fait d’aimer sa femme pouvait être
considéré comme un défaut – l’avait vue plus clairement qu’elle ne s’était jamais
vue elle-même. Il avait mis le doigt sur les mensonges qu’elle s’était répétés afin
de cacher ses plus grandes craintes. Et si elle l’aimait un tant soit peu, alors le
moins qu’elle pouvait faire était de respecter le souvenir de leur relation, et lui faire
honneur.
C’était pour cette raison qu’elle s’était garée non loin de chez Lena, peu avant
midi. Juste à temps pour voir Ward partir. Elle avait reconnu sa Lexus sur le trottoir,
aussi avait-elle garé sa berline quelques maisons plus bas. Elle s’était
recroquevillée sur son siège en attendant qu’il sorte.
Elle se mordilla la lèvre et le regarda serrer la main de Ricky. Puis elle le vit
grimper dans sa voiture et s’éloigner sans même regarder dans sa direction. Quoi
d’étonnant ? C’était déjà un miracle qu’il lui ait accordé un peu de son attention.
Elle attendit cinq minutes, pour être sûre qu’il ne reviendrait pas, au cas où il
aurait oublié ses lunettes ou Dieu sait quoi. Et elle attendit encore cinq minutes
que le nœud dans sa gorge disparaisse. Enfin, elle sortit de sa voiture et se
dirigea vers la maison de Lena, en maudissant le destin d’avoir amené Ward ici au
même moment qu’elle. C’était déjà assez difficile de devoir travailler avec lui pour
Hannah’s Hope. Pourquoi fallait-il qu’elle le voie aujourd’hui, alors qu’elle se sentait
déjà si vulnérable ?
Quand elle frappa à la porte, Ricky lui ouvrit aussitôt. L’air très surpris, il jeta un
petit regard nerveux autour de lui, comme pour vérifier que Ward était vraiment
parti.
— Ana. ¿Cómo estás ?
— Ça va. Est-ce que ta mère est là ?
— Ward vient juste de partir, dit Ricky en éludant sa question.
Il était sur la défensive. Comme s’il cherchait à protéger quelqu’un.
— J’ai vu, oui.
— Tu ne veux pas savoir pourquoi il était là ?
Non, pas vraiment. Moins elle penserait à Ward, plus vite elle se remettrait.
Mais Ricky ne semblait pas du même avis.
— Bon. Pourquoi était-il ici ?
— Il est venu me dire au revoir. Il rentre à Charleston.
Le regard de Ricky était si plein de défi qu’elle en fut décontenancée.
— Ecoute, je suis désolée. Je sais que tu l’appréciais.
— S’il part, c’est parce que tu lui as brisé le cœur, accusa-t-il.
— C’est lui qui te l’a dit ?
— Il n’a pas eu à le faire, je ne suis pas stupide.
— C’est vrai.
Voilà qu’elle avait l’impression d’être la méchante dans l’histoire. Décidément,
ce n’était pas sa journée.
— Est-ce que ta mère est là, oui ou non ?
A cet instant, la porte d’une des chambres s’ouvrit, et Ana vit Lena s’appuyer
contre le chambranle. Elle était décoiffée, en robe de chambre, et arborait déjà
une mine maussade.
— Qu’est-ce que tu veux ? assena-t-elle.
Son message tacite – tu n’es pas à ta place ici – était aussi clair que son
message verbal.
— Je voulais juste te parler.
Elle adressa un regard appuyé à Ricky, qui en comprit le sens.
— Je serai dans ma chambre, maman.
Comme si sa mère pouvait avoir besoin de lui pour la protéger de la méchante
Ana, alors que l’inverse était sans doute bien plus près de la vérité.
Quand Ricky fut parti, Lena se rembrunit.
— Inutile de me regarder comme ça. J’ai trouvé un travail dans l’équipe de
nettoyage de l’usine. C’est pour ça que je me lève à cette heure-ci, pas parce que
j’ai passé la nuit à faire la fête.
— Je n’ai rien dit, se défendit Ana en haussant les mains.
— Non, mais tu le pensais, accusa sa cousine.
— Franchement, Lena…
Elle poussa un soupir. Inutile de compliquer la situation.
— Ecoute, je sais que tu ne m’aimes pas et que tu me vois comme une enfant
gâtée.
— Et ?
Eh bien ! Voilà qui était clair. Elle aurait préféré que Lena ait la gentillesse de
nier au moins.
— Et j’ai besoin que tu me rendes un service.
— Pourquoi je ferais ça ?
— Parce que le service que j’attends, c’est que tu acceptes de travailler pour
Hannah’s Hope.
L’expression de méfiance s’accentua un peu plus sur le visage de Lena, si
c’était possible.
Ana devinait que sa colère était sur le point de prendre le dessus sur sa fierté.
Elle continua avant que sa cousine n’explose.
— Je te demande de m’écouter jusqu’au bout.
Lena l’étudia une seconde, puis opina.
— Il semblerait que je n’aille pas à la rencontre des gens comme je le devrais

Elle s’interrompit. C’était plus difficile qu’elle ne l’aurait cru.
— C’est Ward qui me l’a fait remarquer, reprit-elle. Il pense que j’ai peur d’être
rejetée. Et il a peut-être raison. Je ne sais pas ce que c’est d’être pauvre. Je sais
ce que c’est de ne pas être favorisé, mais je ne sais pas ce que c’est d’être dans
la panade. Mais toi, si.
Lena eut un sourire méprisant.
— Et alors ? Tu veux que moi je t’apprenne ce que c’est que d’être pauvre ?
Ça ne devrait pas être l’inverse ?
— Non. Je n’ai besoin de personne pour m’apprendre. J’ai juste besoin de
quelqu’un qui a connu ça. Quelqu’un à qui les gens feront confiance.
— Je ne suis pas le genre de personne à qui l’on fait confiance.
— Eh bien, tu le deviendras.
L’espace d’une brève seconde, une étincelle d’espoir passa dans son regard.
Saisissant la balle au bond, Ana se hâta de poursuivre.
— Je ne peux pas te payer beaucoup, en revanche je peux t’offrir un meilleur
salaire qu’à l’usine et de meilleurs horaires. Mais il faudra que tu travailles pour
obtenir ton diplôme pendant ton temps libre.
— Qu’est-ce qui te fait croire que je voudrais travailler pour toi ?
— Parce que tu crois en Hannah’s Hope. Je sais que oui, sinon tu ne
laisserais pas Ricky y aller. Et je ne sais pas si je peux y arriver sans toi.
Elle vit Lena hésiter. Et elle sut qu’elle réussirait à la convaincre. Il le fallait. Car
elle ne pourrait pas supporter une déception de plus aujourd’hui.
Avant qu’elle puisse trouver un autre argument, Ricky passa la tête dans
l’embrasure de la porte et cria :
— Allez, Mamá, dis oui !
Lena s’adoucit, puis sourit.
— Eh bien, j’imagine que ça règle la question, conclut-elle.

* * *
A trois jours de la fête et alors que sa vie personnelle était un désastre, la
dernière chose qu’Ana souhaitait faire était de parler à une journaliste. Mais quand
Gillian Mitchell, de la Seaside Gazette, téléphona, elle n’eut guère d’autre choix
que de lui répondre. Christi, qui avait eu autrefois une relation avec le rédacteur en
chef du journal, l’avait sollicité à plusieurs reprises, dans l’espoir que la Gazette
consacre un article à la kermesse et le mette en une de leur édition de ce samedi.
La kermesse semblait être un sujet assez léger, comparé aux événements que
Gillian couvrait habituellement, mais s’ils voulaient mettre leur journaliste-vedette
dessus, Ana n’allait pas s’en plaindre.
Cependant, comme elle le découvrit bien vite, elle n’était pas préparée aux
questions de Gillian.
— La rumeur court que Ward va chanter lors de la fête. Ce serait sa première
performance publique depuis trois ans. Et il interpréterait le premier titre du nouvel
album qu’il prépare.
Pendant une seconde, Ana eut envie de rire. La surprise passée, elle se
demanda comment répondre. Si elle disait la vérité, elle décevrait la journaliste, et
n’obtiendrait pas la première page dont Hannah’s Hope avait besoin. Mais elle ne
voulait pas non plus mentir.
— Ward est engagé dans nombre d’œuvres caritatives, esquiva-t-elle. Je suis
sûre qu’ils aimeraient tous annoncer sa première performance en public depuis
trois ans.
A l’autre bout du fil, Gillian marqua un temps avant de répondre.
— Il est peut-être impliqué dans nombre d’œuvres caritatives, mais il n’a pas
eu de relation sentimentale avec beaucoup de directrices. Je dirais que son
attachement personnel envers vous change la donne.
Ana s’affaissa sur sa chaise.
— Oh.
— Je vous ai surprise ? Désolée d’avoir été si brutale. Je croyais que vous
m’enverriez promener.
— Non, pas du tout. Malgré ce que vous avez pu entendre sur ma relation avec
Ward, il est impossible qu’il joue une chanson – nouvelle ou non, à la fête.
Gillian ne répondit pas tout de suite, alors Ana poursuivit.
— Je suis navrée. Je me doute que ce n’est pas la grande nouvelle que vous
espériez. Mais Ward est engagé avec Hannah’s Hope uniquement en tant que
membre du conseil d’administration et soutien. Il assistera à la kermesse en tant
que tel.
Du moins, elle espérait sa présence. Puisqu’elle ne lui avait pas reparlé
depuis dimanche, elle n’était sûre de rien. Aux dernières nouvelles, il avait changé
ses projets et rentrait à Charleston.
— Vous semblez vraiment sûre de vous, observa Gillian, dubitative.
Ana songea aux lunettes de Cara, sur la console près de la porte. A la maison
vide dans laquelle il ne vivait pas, et au minuscule appartement dans lequel il
s’était exilé. Elle songea à l’Alvarez, dans sa vitrine chez CMF, enfermée là pour
toujours.
Après sa dispute avec Ward, il était fort peu probable qu’il se montre. Et
encore moins qu’il chante.
— Oui, j’en suis sûre.
Puis elle se souvint que la journaliste avait semblé certaine de son information,
elle aussi.
— Attendez une seconde. Vous-même, vous sembliez sûre de vous.
— Je… eh bien, j’ai dû me tromper, lança Gillian d’une voix un peu trop joviale.
Merci de votre aide.
Et elle raccrocha.
Ana reposa le combiné sur sa base et le regarda d’un air suspicieux. Elle
retourna à son ordinateur, et tapa distraitement sur son clavier. Mais bien vite, elle
chercha le numéro de la Gazette sur internet. Un instant plus tard, une standardiste
lui passait le bureau de Gillian.
— Vous sembliez vraiment sûre de vous, répéta Ana.
— Non, protesta Gillian.
— Si. Vous étiez contrariée car vous pensiez que je vous cachais quelque
chose. Que se passe-t-il ?
— Mais rien ! s’exclama-t-elle.
Gillian était peut-être habituée à poser des questions difficiles, mais Ana
n’était pas habituée à passer quelqu’un sur le gril elle-même.
— Qui vous a dit qu’il jouerait à la kermesse ?
Si jamais Christi avait menti au rédacteur en chef pour le pousser à publier un
article…
— Une journaliste ne cite jamais ses sources, rétorqua Gillian.
— Certes. Cela dit, il ne s’agit pas d’une affaire d’Etat, seulement de potins
mondains. Qui est votre source ?
— Ecoutez, je…, bredouilla Gillian. S’il prévoit un grand geste romantique, je
ne veux pas gâcher la surprise.
— Qui prévoit un grand geste romantique ?
— Ward.
Elle sentit son cœur tressauter. Ward ? Il prévoyait un grand geste
romantique ? Pour elle ?
Elle eut un rire amer, que Gillian ne sembla pas remarquer.
— Ma grande source, c’est son assistant. Il a appelé pour prévoir une interview
avec moi, juste après la fête. C’est lui qui m’a parlé de la chanson et du nouvel
album.
Son cœur se mit à battre sourdement.
— Vous voulez dire, Ryan son nouveau responsable de relations publiques.
— Non, il ne s’appelait pas comme ça.
A l’autre bout du fil, elle entendit Gillian tapoter sur son ordinateur.
— Il s’appelle Jess. Et il a dit qu’il était l’assistant de Ward.
Ana se balança lentement sur sa chaise. Venant de Ryan, elle n’aurait pas été
surprise. Il n’aurait eu aucun scrupule à mentir à une journaliste pour obtenir une
meilleure couverture médiatique. Mais ce n’était pas du tout le genre de Jess.
— C’est Jess qui vous a parlé de la chanson ?
— Oui. Il a dit que Ward allait la chanter. Que c’était la première chanson qu’il
avait écrite depuis des années et qu’elle apparaîtrait sur le nouvel album qu’il a
commencé à enregistrer cette semaine.
Elle en resta sans voix.
— Vous n’étiez pas au courant ? demanda Gillian.
— Je savais qu’il était en studio.
Elle savait que pendant son séjour à Vista del Mar, Ward avait passé
beaucoup de temps dans un studio d’enregistrement à Los Angeles.
— Il produit des albums, dit-elle. Il travaille sur celui d’un jeune musicien qu’il a
découvert dans un club.
— Oui, Dave Summers. Il travaillait sur son album. Mais ils l’ont terminé il y a
deux semaines. Ward a encore des séances d’enregistrement de réservées, et il
les utilise pour lui.
— Vous avez appelé le studio pour vérifier ? Et ils vous ont donné
l’information ? questionna-t-elle, toujours incrédule.
— Je peux me montrer très persuasive, affirma Gillian d’un ton légèrement
suffisant.
— Apparemment, grommela-t-elle.
— Ecoutez, je suis navrée si j’ai mis les pieds dans le plat. S’il prévoit une
belle déclaration…
Mais bien sûr. Ward prévoyait une grande déclaration et elle arriverait à la fête
dans une calèche tirée par des lamas.
Pourtant, elle se surprit à répondre :
— S’il mijote quelque chose, rassurez-vous, je ferai comme si je n’étais pas au
courant.
Ce qui ne serait pas très difficile.
Quoi que Ward ait en tête, ce n’était pas un grand geste. Romantique ou autre.
Ils ne s’étaient pas reparlé depuis la dispute chez son oncle.
Toute sa vie, elle s’était convaincue qu’elle évitait les histoires de cœur parce
que ce n’était pas le bon moment, ou parce qu’elle n’avait pas rencontré la bonne
personne. Et si ce n’était ni l’un ni l’autre ? Et si, tout simplement, elle n’était pas
douée pour l’amour ?

* * *
Quand le jour de la fête arriva, Ana était toujours dans l’incertitude.
Toute la semaine, Lena était venue travailler. Elle était ponctuelle, portait une
tenue correcte et débordait d’énergie chaque jour. Elle paraissait déterminée non
seulement à réussir, mais aussi à annihiler les doutes qu’Ana pourrait avoir sur ses
compétences. Elle faisait même preuve de respect envers elle, la plupart du
temps. Au moins, elle se retenait de faire des commentaires sournois sur Ana
quand elles n’étaient pas seules. Christi et Omar avaient déclaré que l’embauche
de Lena était un coup de génie. De plus, l’aide supplémentaire que sa cousine
apportait avait permis à Ana de se dégager du temps et d’abattre une partie des
tâches administratives qui s’étaient accumulées.
Chaque jour, il y avait même quelques minutes durant lesquelles elle ne se
sentait pas submergée par la somme de travail qui l’attendait. Mais lorsqu’elle se
souvenait que Ward serait peut-être présent, la panique revenait.
Le soir où elle avait quitté son travail à Los Angeles, sa mère lui avait rappelé
que dans la vie, les choses qui faisaient le plus peur étaient les seules qui vaillent
la peine. La fête en faisait assurément partie. C’était terrifiant, mais cela en valait
la peine.
Au cours de cette journée émaillée d’événements, Rafe devait faire une brève
apparition. Avant de repartir pour Charleston, Ward avait apparemment fait de son
mieux pour convaincre son ami de faire le déplacement. Pourtant, même si la
secrétaire de Rafe avait confirmé sa venue, et même si Emma avait parlé à Rafe
hier, Ana savait qu’elle ne serait vraiment détendue qu’après son apparition.
Le simple fait de savoir qu’il serait là faisait monter sa tension. Une tension
déjà si haute qu’elle pouvait à peine tenir en place et qu’elle n’avait rien mangé de
la journée, malgré l’étalage de délices tentants que le Bistro avait fournis.
Plusieurs restaurants avaient installé des banquettes de chaque côté de la rue
et vendaient de la nourriture. Bien entendu, tous les bénéfices iraient à Hannah’s
Hope. Une demi-douzaine de musiciens assuraient l’animation le long de la
rue — ou des artistes qu’Ana avait connus à Hollywood. Un couple de jongleurs et
un clown amusaient les plus jeunes. Devant le poste de police, des cascadeurs
mimaient des bagarres de saloon.
Ana avait aussi enrôlé des amies maquilleuses, pour grimer les enfants.
Même la cousine d’Emma, Becca Worth, était venue de Napa pour offrir des
dégustations de vins californiens. Christi, Omar et Lena allaient à la rencontre des
gens, bloc-notes en main, pour recruter de futurs volontaires et distribuer des
brochures décrivant les nombreuses ressources qu’Hannah’s Hope pouvait offrir.
En regardant tout cela, Ana ressentit une profonde satisfaction qui effaça
presque – presque – sa peine. Elle se détendit un tout petit peu quand elle vit
Emma et son mari Chase se frayer un chemin dans la foule pour la rejoindre.
— Tout ce monde, c’est incroyable ! cria Emma pour se faire entendre par-
dessus le brouhaha des conversations.
Elle la serra dans ses bras pour la congratuler.
Elle tenta de ne pas s’accrocher à elle trop longtemps.
— Je sais, dit-elle. Je ne savais même pas qu’il y avait autant d’habitants dans
cette ville.
— Tu ne crois pas que beaucoup de gens sont venus de San Diego ? Voire de
Los Angeles ?
Quelque chose dans le ton d’Emma accentua l’angoisse d’Ana.
— Pourquoi auraient-ils fait tout ce trajet ?
Emma blêmit.
— Je croyais que tu étais au courant. Tu n’as pas lu le journal aujourd’hui ?
— Quel journal ? demanda-t-elle, la terreur lui nouant le ventre.
— Tous, je crois.
Emma se tourna vers Chase.
— Est-ce que tu peux lui montrer sur ton téléphone ?
Quelques secondes plus tard, Chase lui tendit son téléphone portable, sur
lequel la une de la Seaside Gazette était affichée. Le grand retour de Ward Miller ,
annonçait le titre. Ana lut rapidement l’article, qui contenait des détails sur le nouvel
album que Ward enregistrait. Et sur son apparition à la fête d’Hannah’s Hope.
Lorsqu’elle eut terminé, elle tendit avec précaution le téléphone à Chase, au
lieu de le jeter par terre comme elle rêvait de le faire.
— Il n’aurait pas dû mentir à cette journaliste, commenta-t-elle.
Elle pinça les lèvres pour ne pas médire sur Ward devant Chase, qui était,
après tout, son ami. Puis elle songea que le mensonge porterait préjudice à
Hannah’s Hope et oubliant ses bonnes intentions, maudit Ward à voix haute.
Emma et Chase l’observèrent d’un air soucieux.
— Il n’a même pas pensé à la mauvaise image que cela donnerait de nous
tous s’il ne vient pas, se justifia-t-elle.
— Qu’est-ce qui te fait penser qu’il ne va pas venir ? demanda Chase.
— Il a quitté la ville lundi. Je n’ai plus eu de ses nouvelles depuis. S’il devait se
montrer, il aurait dit quelque chose.
— Es-tu sûre qu’il ne l’a pas fait ? s’enquit Emma.
— Oui ! Je suis…
Elle s’interrompit, soudain hésitante. La dernière fois qu’ils avaient parlé de la
kermesse, c’était avant leur dispute. Elle lui avait demandé de partir, mais n’avait
pas parlé de la fête.
— Je ne sais pas, avoua-t-elle.
Soudain, sa nervosité se mua en angoisse. Elle n’était pas totalement sûre de
pouvoir affronter Ward de nouveau, aussi vite.
Mais avant qu’elle puisse rassembler ses défenses… ou mieux, partir… un
silence s’abattit sur la foule. Les têtes commencèrent à se tourner et une vague de
murmures d’excitation remonta la rue jusqu’à la scène improvisée. A quelques
mètres d’elle, elle entendit un homme prononcer le nom de Ward et désigner la
scène du doigt. Elle se mit sur la pointe des pieds, mais ne vit rien. Si Ward était
là, quelque part, elle ne le saurait que lorsqu’il monterait sur la scène.
Omar avait travaillé toute la matinée pour installer le système de sonorisation,
pour les petits discours qu’elle et Rafe feraient, cet après-midi. Puisque c’était le
domaine d’Omar, elle lui avait fait confiance et ne s’en était pas occupée.
Maintenant qu’elle y repensait, elle n’avait aucun moyen de savoir si c’était un
système simple, ou quelque chose de plus élaboré. Comme une sonorisation de
concert qu’un célèbre chanteur pourrait utiliser pour son grand retour.
Comment osait-il se montrer ici ? songea-t-elle, indignée. Après presque une
semaine de silence ? Après lui avoir brisé le cœur ?
La frénésie dans la foule monta en flèche, interrompant ses pensées. Les gens
s’écartèrent, et soudain, elle vit Ward marcher vers elle.
Soit, il ne marchait pas vraiment vers elle, mais plutôt vers la scène. Il était
habillé d’un jean et d’une chemise de lin blanche, comme lors de leur première
rencontre. Ses manches étaient relevées et révélaient ses bras puissants et hâlés.
Sa progression dans la foule était lente, car il s’arrêtait pour dire quelques
mots à presque toutes les personnes qui le saluaient, un grand sourire aux lèvres. Il
émanait de lui une aura de mystère, malgré sa tenue décontractée. Peut-être était-
ce le pur magnétisme de sa personnalité, ou sans doute la façon dont toutes les
personnes réagissaient quand il passait devant elles. Quoi qu’il en soit, elle-même
se sentait attirée.
Mais elle enfouit son attirance et ses sentiments tout au fond de son cœur, là
où personne ne les verrait.
Elle s’excusa auprès d’Emma et Chase et se dirigea vers Ward. Elle était
encore trop loin pour entendre ce qu’il disait aux gens qui l’arrêtaient, mais vit Jess
lui parler brièvement à l’oreille. Ward hocha la tête, s’excusa, puis se dirigea droit
vers la scène. Elle l’intercepta juste devant les marches.
Quand il la vit, son expression amicale se fit plus réservée. Plus contenue.
Elle doutait que les spectateurs aient remarqué le changement subtil, mais elle
eut le cœur serré.
Eh bien, elle aussi pouvait jouer à ce jeu-là. Mains sur les hanches, elle le
toisa, le sourcil arqué. Elle lui barra le chemin et s’approcha assez près pour que
personne n’entende leur conversation.
— Qu’est-ce que tu fais ici ?
— Ça me semble pourtant évident. L’article de la Gazette annonçait que j’allais
monter sur scène à 11 heures, pour dire quelques mots sur Hannah’s Hope et
peut-être chanter une ou deux chansons.
— Je croyais que tu ne viendrais pas.
Il afficha un petit sourire.
— Apparemment, tu ne lis pas les journaux.
- 14 -

Son sourire se fit dangereusement arrogant. Comme s’il connaissait un secret


qu’elle ignorait. Comme s’il avait encore une botte secrète dans sa manche.
— Si tu ne veux pas m’entendre chanter, je te suggère d’aller à l’intérieur. Il y a
beaucoup d’autres personnes qui seraient déçues si je ne chantais pas. D’ailleurs,
c’est une énorme publicité pour Hannah’s Hope.
Elle regarda la foule, pour évaluer l’humeur des gens autour d’elle. Il avait
raison, évidemment. Et puis, chaque dollar dépensé aujourd’hui irait directement
dans les coffres d’Hannah’s Hope. Quels que soient les problèmes qu’elle avait
avec lui sur le plan personnel, elle savait que Ward ferait parfaitement la promotion
d’Hannah’s Hope.
Malgré tout, ce fut avec une résignation sombre qu’elle le laissa monter sur la
scène.
Il grimpa les marches en courant et salua le public. La foule s’exalta, mue par
une soudaine excitation. D’un pas assuré, il se dirigea vers le micro. Même l’air
autour de lui semblait vibrer.
Au creux de son ventre, elle ressentit la force de son aura. Il y avait quelque
chose de si… magnétique en lui. En le regardant ainsi, sur scène, elle avait du mal
à se rappeler les raisons pour lesquelles ils s’étaient disputés.
Quelle importance, s’il ne l’avait jamais vraiment laissée entrer dans son
cœur ? Quelle importance, si l’essentiel de son affection était enfermé pour
toujours avec son chagrin ? Tout cela ne comptait pas, si elle pouvait être avec lui.
Mais elle ressentit un curieux pincement au cœur, et elle sut que, si, cela
comptait. Parce qu’elle était déjà amoureuse de lui. Le temps ne ferait qu’empirer
la situation. Sa décision avait peut-être été lâche, mais c’était la seule qu’elle
pouvait prendre.
Elle s’efforça d’écouter ce que Ward disait. Il avait déjà promis en riant de
chanter une nouvelle chanson – après avoir dit quelques mots sur Hannah’s Hope.
chanter une nouvelle chanson – après avoir dit quelques mots sur Hannah’s Hope.
— A présent, vous savez tous que nous offrons une instruction de base aux
gens qui en ont le plus besoin, dit-il, sa voix résonnant dans la foule.
C’était un orateur talentueux, qui donnait l’impression de parler
individuellement à chaque personne du public.
— Cameron Enterprises s’est totalement engagé à soutenir Hannah’s Hope.
Nous avons l’argent et les ressources. Mais à présent, nous avons besoin de votre
aide.
Durant plusieurs minutes, il délivra un discours galvanisant sur le besoin de
recruter des bénévoles et, plus important, sur le besoin de convaincre la foule de
pousser la porte d’Hannah’s Hope pour bénéficier de leur aide.
Même si cette inquiétude la titillait encore dans un coin de sa tête, il était
difficile de ne pas céder à l’excitation qui parcourait la foule. Ward ne se contentait
pas de provoquer un intérêt pour Hannah’s Hope, il poussait les gens à s’engager.
Il persuadait les spectateurs de ce qu’elle savait depuis le départ : pour
qu’Hannah’s Hope fonctionne, c’était toute la population qui devait s’unir, pour
investir dans son propre avenir. Et ensemble, ils parviendraient à changer les
choses.
— Hannah’s Hope, disait-il, est comme son nom l’indique, fondée sur l’espoir.
Il sembla la sonder du regard, malgré la distance et les centaines de
personnes autour d’eux.
— L’espoir que nous puissions tous avoir un avenir commun. Si nous sommes
prêts à travailler pour cela.
Son cœur se serra dans sa poitrine et elle se surprit à refouler une soudaine
montée de larmes.
— Il y a une personne que j’ai rencontrée à Vista del Mar, qui m’a enseigné
cette leçon, d’une manière très personnelle. J’aimerais qu’elle me rejoigne sur la
scène.
Retenant son souffle, elle attendit que Ward dise son nom. Mais ce ne fut pas
elle que Ward appela.
— Ricky Cruz. Ricky, peux-tu venir me rejoindre ?
En un éclair, Ricky grimpa les marches. Plus élégant que jamais, il avait troqué
son jean baggy de faux gangster pour un pantalon de toile kaki et une chemise.
Apparemment, tout cela était prévu.
— Je suis le tuteur de Ricky depuis quelques semaines. Non seulement il s’est
engagé à poursuivre ses études, mais il m’a enseigné beaucoup de choses. Il m’a
même aidé à améliorer la chanson que je vais vous interpréter.
La foule rit, manifestement charmée par son humour.
— Donc, je peux personnellement attester qu’être tuteur apporte beaucoup.
Il expliqua que la chanson pouvait être téléchargée et que tous les bénéfices
seraient reversés à Hannah’s Hope. Pendant ce temps, Ricky avançait un tabouret
depuis le coin de la scène. Et puis, comme sortie de nulle part, il apporta une
guitare et la tendit à Ward.
Ward s’installa sur le tabouret et passa la bretelle de la guitare sur son épaule.
Ana sentit son cœur faire un bond.
L’Alvarez.
Elle aurait reconnu sa façade en cèdre doré entre mille.
Elle ferma les yeux, submergée par l’émotion.
Un silence tomba sur la foule. Beaucoup avaient reconnu la fameuse guitare,
mais elle était peut-être la seule à mesurer à quel point cela avait dû être difficile
pour lui de faire ce pas. Puis elle remarqua que Chase serrait l’épaule d’Emma.
Elle n’était peut-être pas la seule, tout compte fait.
Ward ajusta le micro à sa hauteur.
— Comment est le son ? demanda-t-il.
La foule manifesta son approbation par un hurlement de joie.
Il joua quelques notes, puis ajusta le tuner et répéta la procédure plusieurs fois.
Puis il passa à la mélodie de la chanson.
Il joua quelques minutes, sans chanter. Ses doigts glissaient facilement sur les
cordes. L’air était complexe, chargé de nostalgie et d’émotion. Si on ne le
regardait pas jouer, on aurait pu penser qu’il y avait plusieurs musiciens sur scène.
Il était si concentré sur sa musique, songea-t-elle, le ventre noué. Il était né
pour elle. Tout le reste dans sa vie avait été une parenthèse, jusqu’à ce qu’il puisse
reprendre sa guitare.
La chanson était nouvelle, elle en était certaine. Car elle avait entendu toutes
ses chansons, à un moment ou à un autre. Un silence surnaturel avait envahi le
public, tandis qu’ils écoutaient la mélodie entêtante.
Puis son doigt glissa sur une fausse note.
— Désolé, dit-il en souriant. Je suis un peu rouillé.
Les rires fusèrent dans la foule.
Il revint si facilement à la chanson qu’Ana se demanda s’il ne l’avait pas fait
exprès. Tout en jouant, il se mit à parler dans le micro. Il discutait pendant que ses
doigts jouaient leur partition complexe, comme il aurait pu tapoter des doigts sur la
table.
— Pendant que j’écrivais cette chanson, dit-il en faisant coller le rythme de ses
mots à celui de la musique, j’ai reçu des conseils de mon ami Ricky.
Ricky s’était assis au bord de la scène.
— Ricky m’a demandé : « est-ce que ça va être de la guimauve comme tes
autres chansons, hein ? »
Ricky fit un petit geste de la main comme pour s’excuser.
— « Quoi ? » ai-je rétorqué. Et il m’a répondu : « mon gars, tu parles comme
un… »
Il marqua un temps.
— Peu importe. Mais ensuite, il m’a dit : « Pas étonnant qu’elle n’ait pas cru
que tu l’aimais, si tu parlais comme ça. »
Un rire collectif parcourut le public et Ward eut un petit haussement d’épaules.
— Alors, la voilà. Une chanson d’amour. Ecrite par un homme. Pour convaincre
une femme qu’il l’aime vraiment. Elle s’appelle Pas assez de mots.
La mélodie obsédante contrastait avec ses paroles simples. Il y avait un
humour qui avait manqué dans ses précédents textes. Et sur son visage, le plaisir
pur qu’il prenait à jouer de la musique était évident.
Le texte portait sur la difficulté de décrire l’amour. Les paroles étaient
remarquablement directes et mâtinées d’autodérision. Elles n’avaient pas la grâce
poétique de ses précédents textes, mais Ana avait le sentiment que c’était
intentionnel. Encore et encore, il répétait le refrain : si je pouvais te dire à quel
point je t’aime, tu ne me croirais pas de toute façon.
La chanson s’acheva. Pendant un instant, la foule sembla retenir son souffle. Et
puis, elle exprima son approbation avec ferveur.
Malgré l’émotion douloureuse qui l’étreignait, Ana se surprit à applaudir
comme tout le monde. La chanson était brillante. Ce serait un tube, à coup sûr. Et
cela amènerait tant d’argent à Hannah’s Hope qu’ils n’auraient peut-être même
plus besoin du soutien de Rafe.
D’un autre côté, l’argent de cette chanson allait la titiller pour le reste du temps
où elle travaillerait chez Hannah’s Hope. Elle serait toujours là, comme un rappel
constant de l’amour qu’elle avait refusé. Or, elle n’avait pas besoin de rappel.

* * *
Il fallut à Ward trente minutes pour sortir de scène. Vingt autres pour arriver
jusqu’à la rue. Les journalistes le prenaient en photo. Les gens voulaient un
autographe, ou une poignée de main. Il eut l’impression d’entendre cinq cents
personnes lui dire : « Très bonne chanson, mon gars. » Il ne leur en voulait
pas – comment le pourrait-il ? – et il appréciait ce retour positif. Mais en vérité, il
n’y avait qu’une personne à qui il voulait parler. Et seule l’opinion de cette celle-ci
comptait pour lui.
Il savait qu’Ana avait entendu la chanson. Il l’avait vue dans la foule, à environ
trente mètres de lui. Il lui avait fallu se retenir pour ne pas sauter parmi le public afin
de la rejoindre. Mais il avait voulu qu’elle entende la chanson, pour qu’elle sache ce
qu’il ressentait pour elle. Plus encore, le lui dire de manière publique. S’il parvenait
à la reconquérir – et il l’espérait de tout cœur – il avait besoin qu’elle sache ce que
c’était de voir leur relation exposée sur la scène.
Même s’il était impatient de savoir ce qu’elle ressentait, il ne se précipita pas
vers elle, mais fendit lentement la foule. Il garda un œil sur elle, pendant qu’elle
murmurait quelques mots à Emma et Chase avant de s’éloigner. Elle disparut dans
la marée humaine, mais il la vit entrer au Bistro. Il savait par Omar que le quartier
général de la fête était situé dans le restaurant.
Quand il la vit passer la porte, il accéléra le pas. Il craignait qu’elle ait le temps
de sortir par une porte de service et qu’il perde sa trace.
Il fut soulagé de trouver le restaurant presque vide. De faibles bruits de
vaisselle en provenance de la cuisine se faisaient entendre, mais Ana était seule
dans la salle. Elle était assise à une table, devant des piles de brochures.
Il attendit qu’elle lève les yeux vers lui.
— Alors, qu’est-ce que tu en as pensé ? demanda-t-il.
Elle baissa le regard.
— Je pense que tu…, commença-t-elle avant de se fendre d’un petit rire. Je
pense que tu sais écrire de bonnes chansons, mais ça, tu le savais déjà.
— Ana…
Il avança, mais elle continua de parler, comme pour se protéger de son
approche.
— C’est incroyablement généreux de ta part d’offrir les bénéfices de cette
chanson. Je suis sûre que nous ferons beaucoup de belles choses avec cet
argent. Je m’en assurerai, en tout cas.
Enfin, elle le regarda de nouveau.
— Mais cela ne change rien. Il faut que tu le saches.
Il réprima un juron.
— Mais je suis contente – sa voix se brisa et elle déglutit avant de
poursuivre – que tu joues de nouveau de l’Alvarez. Il était temps.
Une soudaine bouffée de colère l’envahit.
— Tu sais, Ana, toutes tes théories sur l’Alvarez et la maison… tu sais que ce
ne sont que des bêtises, n’est-ce pas ?
Elle sembla déroutée.
— Et pour être honnête, je suis un peu fatigué que tu fasses des affirmations
unilatérales sur ma vie, mon état émotionnel et sur notre relation, sans même en
discuter avec moi.
Il adoucit ses paroles par un sourire.
— Qu’es-tu en train de dire ? avança-t-elle d’un ton prudent.
— Je suis en train de dire que tu n’as pas toujours raison. Peut-être que si je
ne jouais pas de l’Alvarez ou que je n’ai pas vendu ma maison n’a rien à voir avec
ce que je ressentais pour Cara. Ou avec le fait que je me sois remis de sa
disparition ou non.
— D’accord, rétorqua-t-elle d’un ton réprobateur. Alors, si tu parlais de tes
émotions, pour changer ? Car à moins que tu ne me dises ce que tu ressens, c’est
difficile pour moi de savoir.
— Tu n’as pas écouté la chanson ? dit-il en souriant. Je suis un homme. Les
hommes ne parlent pas de leurs émotions.
Elle posa les mains sur ses hanches.
— C’est ça, ton excuse ?
Apparemment, le numéro de charme n’allait pas fonctionner cette fois-ci.
— Non, avoua-t-il, reprenant son sérieux. Cela a toujours été plus facile avec la
musique.
Elle roula des yeux.
— Eh bien, il y a des millions de gens qui arrivent tout à fait à communiquer
leurs sentiments, et qui n’ont pas la chance d’être des auteurs compositeurs de
renommée mondiale. Alors, trouve autre chose.
Bon sang. Il savait qu’il devait dire ce qu’il s’apprêtait à confier, mais ça n’en
était pas plus facile.
— Personne n’a jamais pris la peine de me demander pourquoi je n’ai pas
vendu la maison.
Elle se redressa, surprise.
— Pourquoi ne l’as-tu pas vendue ?
— Franchement ? Je ne sais pas comment faire.
— Je… quoi ?
— Tu voulais la vérité. La voilà. Je ne sais pas comment m’en débarrasser. Tu
es convaincue que je ne suis pas remis de la mort de Cara. Peut-être que tu as
raison. Je ne sais pas comment me remettre de la mort d’un être cher, quel qu’il
soit. J’ignore comment les gens tournent la page.
Il lui releva le menton pour qu’elle le regarde.
— Tu veux la vérité sur ma relation avec Cara ? Je l’aimais. Mais elle ne
m’aimait pas. Bien sûr, au début, si. Elle est tombée amoureuse de la rock star. Et
elle a fini mariée à un simple mortel. Un type imparfait, et tout à fait humain. Au
début, cela ne la dérangeait pas. Nous avons fait en sorte que ça fonctionne. Mais
une fois qu’elle a appris sa maladie, l’illusion s’est brisée en mille morceaux. Elle a
pris ses distances. Et nous ne nous en sommes jamais remis. Pourquoi penses-tu
qu’elle ait consacré autant de temps à ses œuvres de charité, pendant les
dernières années de sa vie ? Parce que le fait d’être mariée avec moi ne lui
suffisait plus.
Elle se leva. Ils ne furent plus qu’à quelques centimètres l’un de l’autre.
— Ward, je…
— Je ne veux pas répéter la même erreur. Je ne veux pas qu’une autre femme
soit coincée avec moi et ne sache pas comment sortir de cette relation.
— Ce ne serait pas…
— Je ne suis pas un homme facile à aimer, Ana. Je ne vais pas te demander
de t’engager avec moi tant que tu ne sais pas où tu mets les pieds. Tu es tombée
amoureuse de la rock star, et…
Elle appuya les doigts sur ses lèvres pour l’interrompre.
— Tu ne cesses de dire cela, mais c’est faux. Je ne peux pas parler pour
Cara, peut-être était-ce vrai pour elle, mais ça ne l’est certainement pas pour moi.
Je ne connaissais même pas Ward Miller le chanteur jusqu’à aujourd’hui. Ce n’est
pas de lui dont je suis tombée amoureuse. Je suis tombée amoureuse de Ward
Miller l’humaniste. Je suis tombée amoureuse de l’homme qui a consacré les trois
dernières années de sa vie à changer le monde. L’homme qui travaille très dur
pour que d’autres puissent suivre leurs rêves. L’homme qui fait tout cela et qui
trouve encore le temps d’aider un adolescent dans le besoin. Peut-être que Ward
Miller la rock star est enfouie quelque part là-dedans. Je l’ignore. J’imagine que je
vais devoir le découvrir. A présent que je t’ai encouragé à reprendre la musique, je
suis en quelque sorte coincée avec toi, non ?
Il sourit.
— Ah oui ? Tu es coincée avec Ward Miller le musicien ?
Elle sonda son visage.
— Je le veux. Bien sûr que je le veux. Mais je ne veux pas de demi-mesures.
Je ne veux pas juste une partie de toi. Et je ne veux pas te partager avec elle.
— Ça n’arrivera pas, assura-t-il.
Et pour la première fois, il se rendit compte à quel point c’était vrai. L’amour
qu’il avait eu pour Cara ferait toujours partie de lui, mais il appartenait au passé.
Il prit son visage entre ses mains et lui donna un doux baiser. Mais dans celui
qu’elle lui rendit, il y avait de la passion, de l’urgence et du désir.
Lorsque enfin il détacha ses lèvres des siennes, il sut qu’il devait lui offrir une
dernière chance de reculer, ou du moins de négocier les conditions de leur
relation.
— Si je reviens sur scène, ce ne sera pas facile. Je passerai de longues
heures en studio. J’entamerai une tournée. Et j’aurai besoin que tu viennes avec
moi.
Elle réfléchit, l’air soucieux, mais finit par hocher la tête.
— D’accord.
— Et certaines chansons parleront de toi. Sur nous. Quand ta vie est étalée sur
scène, devant tout le monde, ce n’est pas facile. J’ai besoin de savoir que cela ne
te pose pas de problème.
— Je ferai en sorte que ça fonctionne. Je tiens de source sûre que les
hommes parviennent mieux à exprimer leurs émotions à travers la mélodie.
D’ailleurs, je suis assez fan de ta façon de jouer de la musique.
Elle ravala les larmes qui perlaient au coin de ses yeux.
— Cette nouvelle chanson n’est pas mal, d’ailleurs, ajouta-t-elle.
— Je ne l’ai peut-être pas suffisamment dit. Mais je t’aime. Je t’aime à la folie.
Et l’idée de te perdre m’effraie plus que l’idée de ne plus jamais enregistrer de
nouvel album. Plus que l’idée d’abandonner l’Alvarez à jamais. Si être avec toi
signifiait abandonner la musique pour toujours, je le ferais.
— Je ne te le demanderai pas.
— Dieu merci. Parce que j’ai adoré mon retour sur scène tout à l’heure.
Il se pencha et appuya le front contre le sien.
— Merci de m’avoir poussé. J’en avais besoin. J’avais besoin de toi.
Cela tombait bien, car elle avait besoin de lui, elle aussi.
TITRE ORIGINAL : SEDUCED : THE UNEXPECTED VIRGIN
Traduction française : ROSA BACHIR
Photos de couverture
Paysage : © JON ARNOLD IMAGES/MASTERFILE
Couple : © ANNA POWLALOWSKA/FREE/OREDIA
© 2011, Harlequin Books S.A. © 2012, Harlequin S.A.
HARLEQUIN®
est une marque déposée par le Groupe Harlequin
PASSIONS®
est une marque déposée par Harlequin S.A.
ISBN 978-2-2802-3382-8
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-1-

Sous le choc, Alexa Randall laissa tomber tout son matériel sur la moquette
bleu nuit de la cabine de pilotage qu’elle était censée nettoyer. Deux bébés…
Deux beaux bébés, sanglés sur leur siège auto dormaient d’un profond sommeil,
comme s’ils étaient parfaitement à leur place. Des jumeaux, manifestement, avec
les mêmes cheveux blonds bouclés et le même visage d’ange. Un an, à peu près.
Un garçon et une fille, à en juger par la couleur de leurs vêtements, rose et bleu.
Depuis la création de son entreprise de nettoyage de jets et avions privés, elle
avait accumulé tout un stock d’objets perdus les plus hétéroclites. En tête de liste,
on trouvait les éternels smartphones, venaient ensuite les porte-documents,
tablettes tactiles et même des montres de luxe, autant de biens dûment restitués à
leur propriétaire.
Mais à la rubrique « objets perdus », ce jour ferait sans aucun doute date,
dans l’histoire de A-1 Aircraft Cleaning Services. Car jamais encore elle n’avait
trouvé de bébé à bord. Deux bébés, pour être précis.
Elle eut un moment de flottement, puis alluma une autre lampe, sur l’une des
tables de bois précieux, la lumière dans le hangar suffisant à peine à éclairer
l’intérieur de l’appareil. En l’occurrence l’avion personnel de Seth Jansen. Le Seth
Jansen de Jansen Jets. Le multimilliardaire autodidacte qui avait fait fortune en
concevant certains des systèmes de sécurité les plus innovants pour la protection
des appareils en phase de décollage et d’atterrissage, contre d’éventuelles
attaques terroristes. Un homme dont elle admirait le sens des affaires et le
dynamisme.
Or elle s’était fixé un but, décrocher un contrat d’exclusivité avec Jansen Jets.
Ce qui serait une vraie chance pour sa société ! Et elle comptait bien sur le
nettoyage de l’avion privé du patron pour lui permettre aujourd’hui de remporter le
marché. A moins qu’un problème inattendu ne vienne tout chambouler.
Les bébés s’agitèrent un peu en gazouillant leur mécontentement, avant de se
rendormir, le bras de la petite fille laissant alors apparaître un bout de papier,
épinglé sur sa combinaison.
Fronçant les sourcils, elle se pencha pour lire les quelques mots inscrits sur le
papier.

« Seth,
» Tu as toujours affirmé vouloir passer plus de temps avec les jumeaux.
Te voilà aujourd’hui exaucé. Désolée pour la surprise, mais une amie
m’a invitée pour deux semaines de séjour thalasso. Profite bien de
l’aubaine pour jouer au papa-poule avec Olivia et Owen !
» Gros baisers
Pippa. »

Pippa ?
Elle se redressa, horrifiée.
Vraiment ?
Pippa Jansen, ex-Mme Jansen, avait tout simplement abandonné ses bébés
dans le jet de leur père. C’était tout simplement inimaginable. Furieuse, elle serra
instinctivement les poings dans les poches de son chino marine assorti au polo
bleu ciel réglementaire marqué du logo de la société. L’uniforme de A-1 Aircraft
Cleaning Services.
Et en plus cette mère indigne avait le culot de clôturer le petit mot à son ex-
mari par de gros baisers ? Les jambes coupées par la colère et un début de
panique, elle se laissa choir dans l’un des fauteuils extra moelleux, derrière elle,
face aux deux enfants. Quelle honte ! Laisser ainsi ses enfants sans surveillance à
bord d’un avion !
Mais telle était bien l’insoutenable légèreté des riches et des puissants. Une
triste réalité, qu’elle ne connaissait que trop bien. Petite fille, les gens autour d’elle
ne cessaient de lui répéter quelle chance elle avait… La chance d’avoir une
nounou avec laquelle elle avait passé plus de temps qu’avec ses propres
parents ?
La meilleure chose qui lui soit jamais arrivée, c’est la ruine de ses parents.
C’était son père qui avait causé la faillite de l’entreprise familiale, une chaîne de
vêtements sportswear, autrefois cotée en bourse, aujourd’hui sinistrée. Pour sa
part, elle avait alors touché quelques milliers de dollars, laissés à son attention par
sa grand-mère.
C’était cet argent qu’elle avait investi dans une entreprise de nettoyage à
l’agonie, dirigée par une femme d’un certain âge, en quête d’une associée. Usée,
Bethany avait accueilli Alexa comme le messie, pariant sur l’énergie de sa jeune
partenaire pour sauver A-1 Aircraft Cleaning Services du naufrage. Grâce à son
réseau, proches et relations familiales issues du milieu bourgeois et fortuné où elle
avait grandi, Alexa n’avait en effet pas tardé à remettre la société à flots. A
l’époque, Tarvis, qui était encore son mari, avait été si scandalisé de la voir se
lancer dans une occupation aussi dégradante pour son image, qu’il s’était proposé
de l’aider sur le plan financier, de manière à lui éviter de devoir travailler.
Mais elle avait tenu bon. Car mieux valait récurer des fonds de toilettes que de
dépendre de qui que ce soit.
Et précisément, aujourd’hui, rien n’était plus important pour elle que les
toilettes de ce jet. Car à la clé, il y avait l’opportunité d’un contrat en or avec Jansen
Jets. Elle avait donc tout intérêt à ne pas rater sa prestation. Il y allait de la survie
de sa société, malmenée comme les autres par la crise. Si elle échouait, elle
risquait de tout perdre et A-I devrait se résoudre à déposer le bilan. Alors, quand
une société concurrente avait fait appel à elle pour sous-traiter le nettoyage de l’un
des appareils Jansen, et pas n’importe quel appareil, le jet privé de monsieur
Jansen en personne, elle avait sauté sur l’occasion.
Et voilà qu’elle tombait sur ces deux bébés. Un grain de sable dans la
mécanique qui devait la mener au succès. Et en parlant de sable, cet avion en était
rempli. Sur les fauteuils, dans la moquette, partout ! Elle soupira et regarda les
traces de doigts, sur les hublots. Elle ne pouvait tout de même pas se contenter de
nettoyer et de réapprovisionner le jet en eau minérale, et s’en aller en faisant
comme si les bébés n’étaient pas là. La logique voudrait qu’elle appelle le service
de sécurité de l’aéroport… Sauf que l’ex-femme de Jansen se trouverait alors
dans une situation très compliquée, comme Jansen lui-même, probablement. Il
serait furieux, forcément. Et elle pourrait dire adieu à ses rêves de gloire.
Entre colère et frustration, elle secoua la tête. Inutile de poursuivre le ménage
de l’appareil. Inutile de faire comme si au terme de cette journée, sa société allait
sortir du rouge. Elle devait contacter le père des enfants. Et le plus vite possible.
Elle saisit son téléphone accroché à sa taille et consulta son répertoire pour
trouver le numéro de Jansen Jets, un numéro entré dans ses contacts depuis un
mois environ. Depuis qu’elle harcelait le secrétariat de l’entreprise pour tenter
d’obtenir un rendez-vous. Peine perdue. La secrétaire, l’avait seulement autorisée
à envoyer un topo sur la société et ses tarifs, lui promettant de la rappeler. Le
discours habituel et jamais suivi d’effet…
Elle observa les bébés, songeuse. Et si en fin de compte tout ceci tournait en
sa faveur… ? Elle tenait peut-être là une chance de parler au grand patron, certes
dans des circonstances un peu particulières, et sans doute ne serait-il pas dans
des dispositions idéales, mais… Quelqu’un à l’autre bout du fil décrocha, mettant
un terme à ses réflexions.
— Jansen Jets, une minute s’il vous plaît…, ordonna une voix féminine, puis ce
fut un déclic suivi des premières notes d’une musique sirupeuse.
Un gloussement s’éleva à ce moment de l’un des sièges auto, attirant son
attention. Olivia, la fillette, se dandina et se débarrassa de sa couverture, avant de
cracher sa tétine. Puis la petite fille se mit à gémir, réveillant son frère qui aussitôt
afficha son mécontentement.
Les deux bambins se tournèrent vers elle, Owen les yeux emplis de larmes,
Olivia entamant une série de prrrt-prrrt peu engageants tout en mâchonnant son
chausson. Après avoir coincé son téléphone sous le menton, elle s’empara du sac
de change, entre les sièges.
— Hé, les petits loups, dit-elle sur un ton qu’elle voulait apaisant, son
expérience des bébés étant malheureusement proche de zéro. Je sais, je sais,
mes chéris, vous ne me connaissez pas, mais je vais arranger ça…
Et comment ? Elle maudit en silence Pippa, cette femme qui s’était
débarrassée de ses enfants comme de vulgaires bagages. Madame était partie
se faire dorloter en thalasso, sans se soucier d’en informer au préalable le papa.
— Je suppose que tu es Olivia, dit-elle en chatouillant le pied nu de la petite
fille, vêtue d’une robe rose à froufrous.
Olivia fit les gros yeux. Alexa attrapa alors dans le sac un anneau de dentition
et le tendit à la fillette, qui consentit finalement à l’échange.
— Et toi, tu es Owen, dit-elle en relaçant les baskets du garçonnet, tandis que
sa sœur balançait son chausson de l’autre côté de la cabine. Saurais-tu par
hasard où je peux trouver ton père ? Quand doit-il arriver ?
Le service de sécurité lui avait donné une demi-heure maximum pour nettoyer
l’appareil. Elle devait impérativement avoir quitté le jet avant l’arrivée de M.
Jansen. Autant elle brûlait d’envie de le rencontrer, autant il aurait été inconvenant
pour un prestataire de services de vouloir aborder le grand patron à bord de son
jet. Elle comptait donc sur l’excellence de son travail et une carte de visite bien en
vue sur le bar, pour plaider en sa faveur.
Visiblement, elle devrait revoir sa stratégie.
Elle ramassa par terre une couette pour bébé et la plia avec soin avant de la
déposer sur le canapé, puis elle caressa les boucles blondes de Owen. Le bambin
la regarda avec de grands yeux écarquillés, manifestement intrigué, tandis qu’au
téléphone s’éternisait la même musique soporifique. Apparemment, on l’avait
oubliée.
Combien de temps encore, avant que les bébés ne réclament leur biberon ?
Elle fouilla dans le sac. Jus de fruits, lait en poudre, petits pots et couches de
rechange, des tonnes de couches. Sur ce plan-là, au moins…
Le claquement de pas sur la passerelle la fit sursauter. Lâchant le sac, elle
tourna la tête à la seconde même où un homme se présentait à la porte de
l’appareil. Un homme grand et mince, ce fut tout ce qu’elle put en voir, étant donné
qu’il était à contre-jour, son visage demeurant dans l’ombre.
Par réflexe, elle bondit sur ses pieds et vint se placer devant les bébés,
protectrice.
— Bonjour, que puis-je faire pour vous ?
Silencieux, l’homme s’avança dans la cabine, jusqu’à ce que la lumière révèle
les traits de ce visage qu’elle reconnut aussitôt pour l’avoir vu et revu, lors de ses
multiples recherches sur le Net. Seth Jansen, fondateur et P.-D.G. de Jansen Jets.
Un immense soulagement la parcourut. L’arrivée prématurée de Jansen allait
lui épargner bien des soucis.
Et quelle arrivée ! C’était digne d’une entrée en scène.
Elle savait d’après les photos de presse qu’il était bel homme, genre
baroudeur chic, mais sa beauté virtuelle était bien loin de la vérité, en chair et en
os. Il émanait de Seth Jansen le multimilliardaire un charme que le web avait été
impuissant à saisir. Il n’avait pas du tout le style bureaucrate, mais plutôt un
physique de surfer. Un surfer en costume, de luxe et taillé sur mesure.
En un éclair, la cabine pourtant spacieuse sembla se rétrécir. Jusqu’à donner
une curieuse impression d’intimité.
Ses cheveux châtain clair portaient des mèches blondes, effet sans doute de
longues heures passées au soleil, une coloration impossible à obtenir dans un
salon de coiffure. D’ailleurs, son bronzage était lui aussi parfaitement naturel. Pas
le genre couleur carotte, typique des cabines de bronzage. Un parfum musqué
l’enveloppait, rien de commun avec l’après-rasage de son père, ou de son ex-
mari. Elle se renfrogna au souvenir de ces effluves, sucrés jusqu’à l’écœurement,
et de l’odeur nauséeuse des cigares, mais rien, pas même les mauvais souvenirs
ne pouvaient détourner son attention de l’homme qui se tenait devant elle.
Même son regard portait la marque des grands espaces. Ses yeux vibraient
du même vert que les eaux de Saint-Martin, dans les Caraïbes. Une couleur
fascinante et pleine de mystères, comme les grands fonds. Elle se surprit à
tressaillir devant l’éclat de ces abysses.
Ce constat lui fit l’effet d’un électrochoc. Elle devait se reprendre d’urgence. Se
concentrer sur les odeurs de détergents et d’encaustique. Car il n’y avait rien de
très professionnel à se tenir là, bouche bée, comme une femme divorcée et un peu
frustrée Ce qu’elle était, en fin de compte.
— Bonjour, monsieur Jansen. Je m’appelle Alexa Randall, de la société A-1
Aircraft Cleaning Services.
Il se débarrassa de sa veste à fines rayures grises, d’un classicisme extrême
et extrêmement chic. Et chère. Sans surprise. Ce qui la surprit en revanche, fut le
col entrouvert de sa chemise et sa cravate dénouée. Il donnait l’impression d’un
nageur à l’étroit dans son costume italien.
— Bien…
Il regarda sa montre, le seul accessoire détonant dans son uniforme
hypersophistiqué d’homme d’affaires, en fait une montre de plongée.
— … Je suis là un peu tôt, je sais, mais j’ai décidé d’avancer mon départ,
aussi si vous pouviez vous dépêcher un peu, cela m’arrangerait.
Et Jansen s’engouffra dans la cabine, passant sans même les voir devant les
deux petits. Ses enfants. La chair de sa chair. Elle toussota.
— Votre équipage vous attend, je crois, remarqua-t-elle.
— Vous devez faire erreur, répondit-il du tac au tac, en rangeant son attaché-
case. Je voyage seul, aujourd’hui.
— J’ai bien peur, monsieur Jansen, que vous soyez amené à revoir votre plan
de vol, dit-elle, le mot de Pippa dans la main.

* * *
Seth Jansen se figea. Puis, le regard noir, il se tourna vers Alexa Randall, la
directrice d’une petite entreprise de nettoyage qui depuis un mois s’efforçait
d’attirer son attention. Il savait donc parfaitement qui était cette superbe blonde.
Mais il n’avait pas le temps de l’écouter. Autant il savait apprécier la ténacité en
affaires, autant il ne supportait pas les importuns.
— Venez-en au fait, je vous prie. De quoi s’agit-il ?
Moins de vingt minutes, c’était tout le temps dont il disposait avant de décoller
de Charleston, Caroline du Sud, à destination de Saint-Augustine, en Floride. Il
devait participer à une réunion à laquelle il travaillait d’arrache-pied, depuis six
mois. Un dîner d’affaires avec le responsable de la sécurité des Médina, une
famille royale déchue, en exil aux Etats-Unis. Un budget colossal.
Le contrat d’une vie.
Et par conséquent, la liberté de pouvoir enfin se consacrer un peu plus à
l’activité charitative de sa société. La liberté… Ce mot avait aujourd’hui un sens
bien différent de celui qu’il lui donnait quand il pilotait ce bon vieux coucou,
déversant des tonnes de pesticide sur les champs du Dakota du Nord.
— De ceci…, répondit-elle, en lui tendant un bout de papier.
Il le prit et juste à ce moment, Alexa fit un pas de côté, révélant deux bébés, sur
le siège. Ses bébés. Il parcourut la lettre. Une lettre, c’était beaucoup dire, deux
lignes à peine, griffonnées à la va-vite. Mais qu’avait-il pris à Pippa, d’abandonner
ainsi les jumeaux ? Depuis quand se trouvaient-ils là ? Et pourquoi lui avoir laissé
ce satané mot ? Il attrapa son téléphone et composa le numéro de son ex. Pour
tomber sur son répondeur. Elle ne décrocherait pas.
A cet instant, un SMS lui arriva. Signé Pippa .

Juste au cas où… Les jumeaux t’attendent dans ton jet. Navrée pour le
contretemps, gros baisers.
— Mais quelle espèce de…
Il s’interrompit avant de jurer devant les jumeaux qui déjà commençaient à
articuler quelques mots et fit face à Alexa Randall.
— Je suis désolé que mon ex ait rajouté du baby-sitting à vos tâches
habituelles. Bien sûr, je vous dédommagerai. Sauriez-vous par hasard vers où
Pippa s’est dirigée ?
Il avait en effet deux trois choses à lui dire.
— Votre ex-femme n’était pas là, quand je suis arrivée, répondit Alexa en
pianotant son téléphone. J’essayais de vous joindre à votre bureau, mais votre
secrétaire ne m’a pas laissé le temps de m’expliquer et m’a aussitôt mise en
attente. Dix minutes que ça dure. Je m’apprêtais à raccrocher pour appeler la
sécurité. Ils auraient probablement confié les enfants à la crèche de l’aéroport…
— Merci, dit-il, malade à cette simple idée. J’imagine le tableau… On dirait
que je vous dois plus que le nettoyage de mon jet…
Au fil des minutes, il sentait sa colère enfler. Pippa avait eu accès au hangar
réservé à la société et était tranquillement montée à bord pour y déposer les
enfants, sans surveillance. Impensable. Surtout à une époque où les mesures de
sécurité dans les aéroports étaient draconiennes. Sans doute les agents avaient-
ils estimé que son titre d’ex-épouse donnait à Pippa le droit d’aller et venir sur le
site.
Après une telle erreur, des têtes tomberaient. Il ne laisserait personne mettre la
sécurité de ses enfants en danger. Personne.
Il froissa le billet dans sa main et le jeta, puis prenant sur lui, il se força à
sourire afin de ne pas effrayer les jumeaux. Il détacha sa fille de son siège.
— Alors, ma princesse…
Il éleva la fillette en l’air et sourit en repensant à ses cris de joie sur la
balançoire, à l’ombre du chêne centenaire, dans le parc de sa propriété.
Olivia lui sourit. Il aperçut alors la pointe ivoire d’une nouvelle dent, sur sa
mâchoire supérieure. Elle sentait bon, la pêche et le shampoing pour bébé. Et elle
grandissait si vite.
Il aimait ses enfants plus que tout, et ce depuis le jour où il avait vu l’ombre de
leurs petits poings, à l’échographie. Il était tellement heureux que Pippa l’ait
autorisé à assister à leur naissance. D’autant qu’à l’époque, elle avait déjà entamé
les procédures du divorce. Il supportait mal de ne pouvoir passer chaque minute
de son temps avec les jumeaux, de devoir se plier à ses satanés jours de garde.
Mais cette visite aujourd’hui ne pouvait plus mal tomber.
Seth serra Olivia contre lui et se pencha pour caresser les cheveux de son fils.
— Hé, camarade, comme tu m’as manqué, cette semaine…
Owen gloussa et tira sa petite langue, couleur framboise. La ravissante blonde
en pantalon marine glissa une tétine dans la bouche de son fils, avant de ramasser
le mot de Pippa pour le jeter dans sa poubelle.
— Si je comprends bien, cette visite n’était pas programmée…
En effet. Mais pourquoi ce dédain, dans sa voix ? Personne, parent célibataire
ou pas, n’apprécierait de voir ses enfants déposés comme ça sans prévenir, sur
leur lieu de travail. Il serra les dents, en maudissant Pippa. Et si quelqu’un de mal
intentionné était monté à bord ?
Grâce au ciel, c’était cette jeune femme, Alexa, qui les avait trouvés. Il savait
qui elle était. Mais Pippa, elle, ignorait qui trouverait les bébés, quand elle les avait
laissés. Un comportement irresponsable. Inadmissible.
Olivia confortablement installée dans le creux de son bras gauche, il se pencha
pour détacher Owen de son siège auto et prit le garçonnet sur son bras droit, le
tout avec une facilité acquise quand les jumeaux n’étaient encore que des
nourrissons.
Céder à la colère ne résoudrait rien. Car il avait bel et bien un gros problème à
résoudre. Qu’allait-il faire de ses enfants, alors qu’il était censé s’envoler pour une
réunion capitale, avec à la clé un contrat de plusieurs millions de dollars ?
Petit provincial, il avait débarqué en Caroline du Sud, fasciné par tout ce qui
brillait. C’était d’ailleurs ce qui l’avait amené à épouser Pippa, lui qui avait grandi
dans des conditions proches du dénuement, dans le respect de la terre et de ses
bienfaits. Valeurs qu’il avait d’ailleurs un peu perdues de vue, dans sa quête de
fortune.
Aujourd’hui, il étouffait dans ses chemises de luxe et aspirait à la solitude de
ces vols, en jet. Mais s’il voulait réaliser des affaires avec certaines personnes, il
avait appris depuis longtemps à accepter d’inévitables contraintes. Et il tenait à
décrocher ce contrat avec les Medina, là-bas, au large de la Floride. Il regarda sa
montre avec une grimace. Il devrait déjà avoir décollé et mis le cap sur Saint-
Augustine. Il n’avait même plus le temps d’avaler un sandwich. Encore moins celui
de dénicher une baby-sitter qualifiée.
— Pourriez-vous tenir Owen quelques secondes ? Je voudrais passer
quelques coups de fil.
— Bien sûr, répondit Alexa en finissant de suspendre sa veste sur un cintre.
Elle tendit les bras et lorsqu’il lui passa Owen, il effleura son sein par mégarde.
Un sein rond et tendre. Et ce simple contact suffit à déclencher en lui les foudres du
désir. Une réaction qui allait bien au-delà du réflexe, plutôt une explosion des sens,
une révélation, un désir de possession.
Elle était tout aussi troublée, c’était évident. Il avait parfaitement perçu son
frémissement, son expression un peu ahurie.
Olivia se laissa aller contre son épaule avec un soupir, le ramenant à la réalité.
En tant que père, il avait des responsabilités.
En tant qu’homme… Comment se faisait-il qu’il n’ait pas remarqué le pouvoir
d’attraction de cette femme, en pénétrant dans le jet ? Fallait-il qu’à force de
côtoyer les riches, il ne voit même plus les gens normaux et modestes ? Cela ne lui
ressemblait pas.
Il observa alors Alexa plus en détail. De longs cheveux blonds coiffés en une
simple queue-de-cheval. Un pantalon marine à pinces assorti à un polo bleu ciel,
l’uniforme de la société, du même bleu que ses yeux. Une tenue en aucun cas
sexy, mais qui ne cachait rien de ses formes.
Avant les enfants, avant Pippa, il aurait demandé à Alexa son numéro, se
promettant de l’emmener dîner dans l’un de ces restaurants haut de gamme, sur
une péniche. Et au terme de la soirée, sous un ciel parsemé d’étoiles, il l’aurait
embrassée… Mais il n’avait plus le temps pour les rendez-vous galants. Il
travaillait, et quand il ne travaillait pas, il s’occupait des jumeaux.
Non sans regret, il laissa son regard s’attarder sur son polo, marqué du logo A-
1 Aircraft Cleaning. Il avait déjà vu ce sigle, sur la lettre qui accompagnait le
prospectus présentant son entreprise. Il se remémora alors les raisons qui
l’avaient poussé à ne pas donner suite à son courrier, où se trouvait d’ailleurs
également une photo d’elle.
Suivant son regard, elle baissa les yeux sur son polo puis, relevant la tête, elle
déclara:
— Oui, en effet, je vous ai fait parvenir une offre de services… Elle
s’interrompit et fronça les sourcils, avant de conclure. Car je suppose que c’est
pour cette raison que vous regardez mon polo… ?
— Bien sûr, pour quoi d’autre ? répondit-il sèchement. Et vous avez sans doute
reçu une réponse de mon secrétariat.
— Exact, et si vous voulez bien m’accorder un jour quelques minutes… Elle se
recoiffa d’un geste, visiblement nerveuse… Et bien, j’apprécierais que vous me
fournissiez quelques explications, sur les raisons de ce refus.
— Je vais vous faire gagner du temps, ainsi qu’à moi-même. Je me méfie
toujours des entreprises qui bradent leurs prestations et par ailleurs, je ne veux pas
prendre de risque avec une société artisanale.
Elle le dévisagea avec intensité, avant de demander :
— Vous n’avez pas lu mon offre jusqu’au bout, n’est-ce pas ?
— J’en ai lu suffisamment pour savoir que cela ne m’intéresse pas, répondit-il.
Il n’avait pas de temps à perdre à lire les centaines de pages que lui
envoyaient chaque jour les prestataires de services du pays.
— Et il ne vous est pas venu à l’idée que vous pouviez vous tromper ?
— Bien sûr que non, dit-il, voulant mettre un terme à cette conversation, quand
une pensée lui traversa l’esprit. Mais pourquoi intervenez-vous aujourd’hui sur mon
jet, au lieu de ma société habituelle ?
— Ils me sous-traitent certaines de leurs missions, quand ils sont débordés. Et
je n’allais pas rater l’occasion de vous impressionner, répondit-elle, menton
fièrement relevé, sans se laisser démonter par sa froideur.
Sexy et culottée. C’était un dangereux cocktail.
— Je dois absolument passer quelques coups de fil, répéta-t-il en reprenant
son téléphone.
— Mais je vous en prie…
Et elle sortit du sac à langer deux biscuits au riz soufflé qu’elle tendit à Olivia et
à Owen, lequel en profita pour saisir une mèche de ses cheveux blonds,
manifestement fasciné par leur éclat.
— … Cela devrait les occuper, le temps de la communication.
Il l’observa de nouveau. Alexa faisait preuve d’un calme olympien, elle ne tiqua
même pas quand Owen lui tira les cheveux, refusant de la lâcher. Ce qu’il aurait
pourtant pu comprendre.
Il détourna les yeux et se concentra sur l’écran de son téléphone, tentant une
nouvelle fois de joindre Pippa. Et de nouveau, il tomba sur son répondeur. Il ne lui
restait plus qu’à appeler à l’aide différents membres de la famille.
Cinq conversations plus tard, il laissa échapper un soupir d’agacement. Soit
ses enfants étaient de petites pestes que personne ne voulait garder. Soit ce
n’était pas son jour de chance.
Tous cependant avaient une excuse valable. Ou un alibi. Sa cousine Paige
faisait l’objet de mesures strictes de confinement, ses deux filles souffrant d’une
sévère angine. Son cousin Vic venait de lui apprendre que sa femme était en salle
de travail, sur le point de mettre au monde leur troisième enfant…
Et alors ? Cinq minutes déjà qu’il aurait dû décoller.
D’humeur de plus en plus maussade, il regarda du coin de l’œil Alexa prendre
Owen sous son bras. Elle semblait parfaitement à son aise, avec les enfants. Pas
du tout intimidée. Ce qui était un sérieux atout, les jumeaux ayant déjà un caractère
bien trempé. Après les avoir découverts, seuls à bord, elle les avait protégés, il
s’en était rendu compte car elle s’était volontairement postée devant eux. De toute
évidence, Alexa Randall était une femme déterminée, et responsable. En une
poignée de secondes, une pensée germa dans sa tête, qu’il écarta d’abord, mais
trop tard. Ladite idée ayant déjà pris racine.
Contrairement à ce qu’il lui avait dit, il avait lu son offre de services avec soin,
et consciencieux, il était même allé plus loin. Il appréciait son talent pour les
affaires. Elle avait fait un excellent travail en revitalisant une société au bord de la
faillite. Mais il ne pouvait se permettre de prendre le moindre risque et surtout pas
en ce moment. Et en ce qui concernait A-1, son instinct le mettait en garde. Il était
en pleine expansion et avait besoin d’une entreprise de nettoyage à la hauteur de
ses besoins et bien implantée, dût-il pour cela payer le prix fort.
Mais il avait également besoin d’une nounou. De toute urgence. Et Alexa avait
déjà fait l’objet de tous les contrôles de sécurité nécessaires pour travailler dans
un aéroport. On avait enquêté sur sa vie, son passé, son présent et ses relations.
Or, aucune nounou ne serait habilitée à monter à bord avant les vérifications
d’usage. Et à supposer qu’il trouve la perle rare, cette nounou-là ne conviendrait
peut-être pas aux enfants. Alexa, c’était différent. Au moins la connaissait-il, il
connaissait même l’histoire de sa vie. Plus important encore, elle semblait déjà
avoir conquis les jumeaux. Et puis, il ne serait jamais bien loin. Ses réunions
devaient se tenir à l’hôtel. Il serait facilement joignable, en cas de soucis.
En réalité, Alexa était une bénédiction.
Sa décision prise, il passa aussitôt à l’attaque:
— Je reste convaincu que votre société ne convient pas à Jansen Jets,
cependant j’ai une proposition à vous faire.
— Je ne comprends pas…
— Vous m’accompagnez à Saint-Augustine avec les enfants afin de veiller sur
eux durant les prochaines vingt-quatre heures, et j’accepte de vous écouter plaider
la cause de votre société de vive voix, et dans le détail, expliqua-t-il, certain
maintenant d’avoir eu une idée de génie. Je vous fournirai également les raisons
de mon refus, ce qui vous sera d’une grande utilité pour démarcher d’autres
clients. Je peux aussi vous adresser à certaines de mes relations d’affaires. Enfin,
vous serez rémunérée, l’équivalent d’une semaine de salaire pour une journée de
travail.
N’était-il pas en train de profiter de la situation ? Certainement pas. Après tout,
il lui proposait une occasion en or. Si elle se montrait convaincante, il parlerait de
sa société à certains de ses contacts. Et dans l’histoire, faute de contrat avec
Jansen Jets, elle aurait l’opportunité de signer avec une autre entreprise, voire
plusieurs.
— Vingt-quatre heures à jouer les Mary Poppins en échange de votre attention
et de quelques contacts ? dit-elle, le regard suspicieux.
— Cela me permettrait de me retourner pour prendre d’autres dispositions…
Il fut un temps où vingt-quatre heures avec une femme auraient été amplement
suffisantes pour la séduire. Il promena son regard sur Alexa, regrettant de ne
pouvoir mettre ce voyage à profit pour tester la validité de ses talents, en ce
domaine.
— Vous me feriez confiance, à moi, une inconnue, pour m’occuper de vos
enfants ? demanda-t-elle, avec un certain mépris.
— Pensez-vous que le moment soit bien choisi pour me traiter de père
indigne ?
Ceci dit, il appréciait son instinct protecteur, à l’égard des jumeaux.
— Adressez-vous à un service de nounous…
— J’y ai déjà pensé. Mais une nounou certifiée ne sera jamais là dans les
temps. Et les enfants pourraient ne pas la trouver à leur goût. Olivia et Owen vous
ont déjà adoptée…
Incapable de résister, il tapota du bout de l’index le logo, sur son polo.
Légèrement. Brièvement. Mais suffisamment pour sentir la brûlure du désir.
— … Et je vous connais, rajouta-t-il. Je sais que vous avez obtenu toutes les
autorisations nécessaires pour travailler sur un aéroport.
— C’est-à-dire… Demain est en principe mon jour de congé, mais…,
commença-t-elle en passant la main sur le logo de son polo, à l’endroit même où il
avait posé le doigt. Vous vous engagez à m’écouter parler de ma société, et à me
donner quelques conseils… ? Et à me recommander à d’autres entrepreneurs ?
— Si je mens, je vais en enfer, promit-il, souriant pour la première fois de la
journée.
— Je tiens à ce que vous sachiez que je ne renoncerai pas pour autant à
décrocher un contrat avec Jansen Jets.
— Vous pouvez toujours essayer.
Elle regarda tour à tour les enfants, puis de nouveau se tourna vers lui. Il lui
avait fait une offre qu’elle ne pouvait refuser. Il n’avait plus qu’à patienter. Mais elle
devait se décider vite.
— Je ne peux vous accorder que deux minutes en tout et pour tout, la pressa-t-
il. Si votre réponse est non, je vous demande de ne pas me faire attendre, que je
puisse utiliser le peu de temps qu’il me reste à trouver une autre solution, conclut-il,
sachant très bien qu’il n’en avait pas.
— D’accord, acquiesça-t-elle avec une évidente réserve. Donnez-moi quand
même le temps d’appeler mon associée pour qu’elle puisse…
— Super, l’interrompit-il. Vous téléphonerez une fois les enfants et vous-même
attachés sur votre siège. Nous partons !
Il rassit Olivia sur son siège auto et déposa un rapide baiser sur son front. De
son côté, Alexa installa Owen.
— Où est le pilote ? demanda-t-elle après avoir sécurisé les sièges des
jumeaux.
Il la regarda dans les yeux, des yeux d’un vert profond. Il en imagina tous les
reflets, toutes les nuances, au plus fort de l’amour et… Les prochaines vingt-
quatre heures promettaient d’être intenses. Et pas uniquement sur le plan
professionnel. Mais ses enfants d’abord.
Il lui sourit et prit un certain plaisir à voir ses pupilles se dilater lorsqu’il
répondit:
— Le pilote ? C’est moi.
-2-

La peur au ventre, Alexa pria en silence, anxieuse à l’idée que c’était Seth
Jansen lui-même qui piloterait le jet.
Elle s’empara de son téléphone, constata que sa mère avait tenté de la
joindre, quatre fois, puis elle laissa un message à Bethany, son associée, et vérifia
une dernière fois les ceintures de sécurité des jumeaux. Enfin, elle s’assit et boucla
la sienne, tout en regardant Seth s’installer à la place du pilote. Ne possédait-il pas
une compagnie de jets privés ? Rien de plus normal qu’il sache piloter lui-même.
Toute son enfance, elle-même ne se déplaçait que de cette manière. Pourquoi tant
de nervosité ?
Parce qu’il l’avait déstabilisée, voilà la vérité.
En montant à bord, tout à l’heure, elle était en pleine forme, sûre d’elle et de
ses choix, de ses compétences et de ses ambitions. Et en moins de vingt minutes,
Seth Jansen avait pris le contrôle non seulement de l’avion, mais de sa vie.
Son offre pourtant était inespérée. Elle ne pouvait laisser passer une
opportunité pareille. Elle soupira. Elle devait se détendre, et réfléchir. Et profiter de
ces vingt-quatre heures pour tenter d’en apprendre plus, sur lui, et mettre ainsi
toutes les chances de son côté pour essayer de le convaincre de signer avec A-1.
Fascinée, elle l’observa, tandis qu’il pressait tout un tas de boutons et
abaissait des manettes. Il avait forcément sa licence. Pourtant, elle ne s’attendait
pas à ce qu’un homme aussi riche que lui pilote lui-même son appareil. Elle
l’imaginait en cabine, dégustant un verre ou s’accordant un somme, un type en
uniforme aux commandes de son jet, une hôtesse à ses petits soins. Comme son
père le faisait, lors de leurs vacances annuelles, un voyage d’une semaine censé
rattraper tout le temps qu’ils n’avaient pas passé ensemble au cours de l’année.
Elle ne voyait d’ailleurs pas plus ses parents, durant cette semaine, mais plutôt
la nounou, qui l’emmenait dans les parcs d’attraction ou en promenade, son père
étant retenu par des affaires urgentes, et sa mère préférant fréquenter les centres
étant retenu par des affaires urgentes, et sa mère préférant fréquenter les centres
de remise en forme.
Tout en se remémorant le passé, elle lustra le métal de sa ceinture de sécurité
avec le bord de son polo. Seth enchaînait les procédures de la check-list
précédant le décollage. Il ajusta le micro sur son casque et dit quelques mots
qu’elle n’entendit pas, à cause du bruit des moteurs. Puis, avec une douceur
sidérante, l’appareil sortit du hangar, passant devant une enfilade d’avions plus
petits, avant d’aller se positionner en bout de piste.
Un long frisson la parcourut, appréhension irraisonnée pour une jeune femme
rompue comme elle à l’univers aéronautique. Puis les réacteurs se mirent à rugir,
de plus en plus fort, et la voix de Seth s’éleva, stoïque. Presque irréelle.
— Tour de contrôle… Ici Gulfstream alpha, deux, un, en attente… Roger… Prêt
au décollage.
Le luxueux appareil se remit en mouvement, les mains de Seth fermes et
sûres, autour du manche. Chacun de ses gestes traduisait une confiance absolue,
aussi finit-elle par se détendre. Elle regarda tour à tour Owen et Olivia, visiblement
sereins. Ses bébés pour les prochaines vingt-quatre heures.
Son cœur se serra et elle ferma les yeux, submergée par les regrets. Son
mariage avec Travis avait été un échec retentissant. Et si elle se félicitait qu’il n’y
ait pas eu d’enfants pour souffrir de leur rupture, le fait de ne pas être mère restait
une blessure.
Le nez de l’avion se redressa et l’appareil s’éleva doucement dans les airs.
Juste à ce moment, Olivia et Owen se tortillèrent sur leur siège. Prise de panique,
Alexa s’empara du sac à langer. Avaient-ils faim ? Voulaient-ils un jouet ? Fallait-il
les changer ? Ils devraient attendre. Puis le bruit des moteurs s’apaisa et les deux
bambins replongèrent dans un profond sommeil.
Elle reposa alors le sac à ses pieds et comme les bébés, se laissa gagner par
une certaine léthargie. Elle se tourna vers le hublot, alors qu’ils survolaient
Charleston… laissant derrière elle son appartement froid et vide, et son téléphone
qui ne sonnait jamais, ses amies l’ayant laissée tomber, après son divorce…
Elle regarda s’éloigner les clochers des églises, les tours des forts et le port,
sur l’océan Atlantique. Sa ville. Que ses parents avaient quittée, suite à leur
débâcle financière, pour emménager dans un appartement à Boca Raton, en
Floride. Soi-disant pour un nouveau départ. En fait, surtout l’envie de fuir les
ragots.
Ses parents, si soucieux au temps de leur splendeur, de filtrer les prétendants
de leur fille. Ils n’avaient eu de cesse de faire signer à Travis un contrat prénuptial.
Alexa avait d’ailleurs fort mal pris la chose et ne s’était pas privée de les envoyer
au diable. Mais Travis avait insisté, prétendant que cela lui était égal, et il avait
signé les papiers. Elle pensait alors avoir trouvé l’homme de sa vie, quelqu’un qui
enfin l’aimait et l’aimerait pour ce qu’elle était.
Ce fameux contrat finalement s’était révélé sans aucune valeur, annulé d’office
lorsque son père avait provoqué la banqueroute de la famille. Et du jour au
lendemain, son ex n’avait plus voulu rien avoir affaire avec elle, ni avec sa famille,
ou encore avec ce qu’il appelait sa phobie des microbes.
La facilité avec laquelle Travis avait cessé de l’aimer l’avait laissée sous le
choc, et longtemps elle avait gardé une image négative d’elle-même. Jamais plus,
elle s’en était fait alors le serment, jamais plus elle ne permettrait à un homme de
prendre le contrôle de son cœur et de sa vie.
D’où la nécessité absolue d’acquérir son indépendance. Et tant pis si elle
n’avait pas de dons particuliers pour les affaires. Elle était déterminée à se battre.
Elle avait une vie à reconstruire à Charleston, sa ville natale.
Et voilà qu’aujourd’hui, elle se retrouvait là, à bord d’un jet volant vers Saint-
Augustine, en compagnie d’un inconnu et de ses deux adorables bébés. Ils
atteignirent leur altitude de croisière et derrière le hublot, la côte se perdit dans une
espèce de flou impressionniste.
— Alexa ?
La voix de Seth l’arracha à ses pensées. Elle le découvrit, à la porte du
cockpit.
— Mais… Ne devriez-vous pas être en train de piloter ? s’exclama-t-elle,
remplie d’effroi.
— J’ai branché le pilote automatique, répondit-il avec un demi-sourire. Et
puisque les enfants sont endormis, j’aimerais que vous me rejoigniez à l’avant. Je
voudrais mettre au point certains détails avec vous, à propos des jumeaux.
Elle nota dans son regard une certaine réserve. Il avait beau avoir conclu un
marché avec elle, il avait manifestement l’intention de l’interroger plus en détail,
avant de lui confier entièrement ses enfants. Elle ne put s’empêcher de l’admirer
pour cela, après le dédain ressenti à son égard un peu plus tôt.
Les jumeaux somnolaient, tétine entre les lèvres. Elle pouvait les abandonner
quelques minutes sans risque. Elle défit alors sa ceinture et rejoignit Seth, à
l’entrée du cockpit, s’attendant à ce qu’il retourne à son poste.
Mais il n’en fit rien. Il demeura devant elle, impassible, excepté cette flamme,
dans les yeux. Les effluves de son parfum l’enveloppèrent, chatouillant d’abord ses
narines avant de la pénétrer. Elle fut prise soudain de vertige et sentit un frisson
voluptueux la parcourir, de la pointe des cheveux jusqu’au bout des seins. Puis son
corps tout entier entra dans une sorte de transes. Elle perdit en un éclair toute
notion du temps et de l’espace, n’importait plus que cette envie, ce besoin
irrépressible de se presser contre lui, de s’abandonner à ses bras.
Elle tressaillit. Seth esquissa à ce moment un sourire empreint d’arrogance,
comme s’il était conscient du désir qu’il éveillait en elle. Qu’il déchaînait en elle
plutôt. Puis sans prévenir, il lui tourna le dos et alla se rasseoir aux commandes du
jet, tout en lui faisant signe de prendre place sur le siège du copilote, à sa droite.
Après avoir pris soin de s’harnacher, elle observa les instruments devant elle,
le manche bougeant tout seul, comme manœuvré par un esprit. Seth enclencha
une série de manettes sur le tableau de bord et reprit le contrôle de l’appareil en
manuel. Et peu à peu, dans le confinement de ce cockpit, avec seulement le son
de sa voix et l’éclat de son regard, ce fut comme s’il prenait possession de son
esprit, le contrôle de ses sens…
Elle toussota, mal à l’aise. Elle était ici pour le travail, tenta-t-elle de se
raisonner. Et pas pour laisser un homme venir compliquer plus encore sa vie.
Croisant les mains, ses mains glacées, ses mains qui tremblaient, elle rompit
ce silence oppressant:
— Qu’est-ce qui fait que cette réunion soit si importante que vous ne pouviez
la remettre ?
— J’ai de petites bouches à nourrir. Des responsabilités, répondit-il, tout en
continuant à appuyer sur des boutons, ses mains allant et venant en douceur, sur le
manche. Vous devez comprendre cela, vous, une femme d’affaires, non ? conclut-il
avec un demi-sourire. Sinon, je ne vois pas l’intérêt de m’intéresser à vos offres de
services…
— Merci pour le cours de business, je cherchais juste à faire la conversation,
monsieur Jansen, répondit-elle, agacée par l’ironie de sa remarque. Mais si vous
préférez rester seul, je serais heureuse de pouvoir rejoindre mon siège.
— Désolé… Et appelez-moi Seth, répondit-il, sur un ton conciliant. La journée
a été longue. Et pleine de surprises.
Elle tourna la tête vers les bébés, réalisant soudain la ressemblance entre les
deux bébés et leur père.
— Je comprends. Que faites-vous pour vous détendre ?
— Je pilote.
Il regardait droit devant lui l’immensité du ciel bleu, ponctué ici et là de nuages
d’un blanc immaculé et soudain, elle comprit. Jansen Jets n’était pas qu’une
entreprise, pour lui. Il avait fait de sa passion, de sa raison de vivre, une affaire
florissante. Peu de gens pouvaient se vanter d’un tel exploit. Peut-être avait-elle
quelque chose à apprendre de lui, en fin de compte.
— Vous aimez voler, c’est évident. Mais ce qui aurait dû être un moment de
détente est devenu source de stress…
— Je me demande… Il s’interrompit et lui décocha un regard suspicieux. Est-
ce que la séance de psychanalyse fait partie du forfait nettoyage ?
Sa réflexion la fit tiquer, Travis lui ayant souvent fait le même genre de
reproche. En réalité, elle avait une grande expérience des psys, pour les avoir
longtemps fréquentés, adolescente. Toute la difficulté avait été d’en retenir les
leçons. Elle avait besoin d’aide alors, sans aucun doute, mais elle avait aussi
besoin de ses parents. Comme ils ne l’entendaient pas, elle avait essayé d’attirer
leur attention, par tous les moyens. Des moyens qui avaient bien failli lui coûter la
vie.
Elle secoua la tête. Ses pensées l’entraînaient bien trop loin, en des zones trop
enfouies et trop sombres. Quelque chose chez cet homme et ses enfants l’amenait
à entrouvrir des portes, qu’en temps normal elle s’efforçait de maintenir
verrouillées.
— Comme je le disais, j’essaie juste de communiquer. Je pensais que vous
souhaitiez avoir une conversation afin d’en apprendre un peu plus sur votre
nouvelle et provisoire nounou. Si vous n’avez pas envie de parler, dites-le.
— Vous avez raison. La première chose que j’ai apprise sur vous est que vous
ne renoncez pas facilement. Un bon point. Croyez-moi, il faut une personne forte
pour gérer les jumeaux, lorsqu’ils sont de mauvais poil…
En dépit du ton mélodramatique, il s’exprima avec une certaine fierté, dans la
voix. Quand il parlait de ses enfants, le businessman impitoyable s’adoucissait un
peu.
— … Qu’est-ce qui vous a poussée à laisser tomber les gants de soie
naturelle pour les gants en caoutchouc ? demanda-t-il sans autres préliminaires.
Apparemment, il savait qu’elle était issue d’un milieu privilégié.
— Si je comprends bien, vous avez fait plus que lire ma lettre d’offres de
services.
— J’ai reconnu votre nom… Plus exactement, le nom de jeune fille que vous
avez repris. Votre père était autrefois client d’une compagnie concurrente. Et votre
mari a un jour loué l’un de mes jets.
— Mon ex-mari, précisa-t-elle avec vigueur.
Il hocha la tête, resserra ses mains autour du manche.
— Bien, revenons à ma question. Pourquoi l’aspirateur ?
— Il faisait partie de la panoplie.
— Mais pourquoi cette branche précisément ?
Evidemment, comparé à une entreprise de jets privés, le business du ménage
manquait un peu de prestige. Après le divorce, un an plus tôt, le réveil avait été
brutal quand elle s’était retrouvée sans le sou, et sans compétences particulières.
Elle s’était alors autoévaluée. Elle avait toujours été une maniaque de la
propreté et de l’ordre. Associés à cela à des années de pratique de la jet-set et
des grands de ce monde, et la vocation lui était venue tout naturellement. Mais
cette réponse ne ferait pas très professionnelle.
— Je crois qu’un client n’a pas uniquement besoin d’un espace propre, et je
crois qu’en ce domaine il ne peut y avoir de travail de qualité sans prestations
spéciales, expliqua-t-elle, et comme il semblait l’écouter, elle continua. S’informer
sur des allergies particulières, les parfums préférés d’un client, ses goûts en
matière de boissons pour le bar, voilà ce qui peut faire la différence entre un vol
réussi et un désastre. Voler en jet ne se limite pas à se déplacer d’un point à un
autre. C’est une expérience du luxe et à ce titre, je me dois de fournir un service
d’excellence.
— Et vous savez de quoi vous parlez, puisque vous-même avez vécu dans le
luxe.
Dans un lointain passé, en effet.
— Je veux ne devoir ma réussite qu’à moi-même, et pas au compte en
banque de mes parents.
Des comptes en banque dans le rouge, à ce jour, mais elle n’aurait pas pensé
autrement si la fortune de ses parents était encore intacte.
— Pourquoi avoir choisi d’exercer dans ce domaine, l’aéronautique ?
demanda-t-il, désignant le jet d’un geste ample de la main.
Elle tressaillit en regardant son bras, sa peau bronzée tranchant sur le blanc de
sa chemise dont il avait retroussé les manches. L’espace de quelques secondes,
elle fut tentée de toucher cette peau, de sentir sa chaleur…
Il y avait bien longtemps qu’elle n’avait éprouvé de telles envies. Son divorce
l’avait comme vidée de toute sensation. De tout désir. Elle avait bien essayé de
sortir, une fois ou deux, mais la chimie n’était pas au rendez-vous. Et puis, son
projet professionnel l’occupait tout entière. Du moins jusqu’à maintenant. Or le
moment était vraiment mal choisi pour perdre la tête. En regardant bêtement le
bras de Seth Jansen, par exemple, comme s’il s’agissait de la cuisse de Jupiter.
— Vous êtes, euh… Licenciée en histoire, je crois ? reprit-il, comme elle ne
répondait pas.
— En histoire de l’art. Vous avez lu ma bio, c’est évident. Vous en savez bien
plus sur moi que ce que vous avez voulu me faire croire.
— Bien évidemment, sinon je ne vous aurais jamais demandé de veiller sur
mes enfants. Ils sont bien plus précieux pour moi que tous les jets du monde…, dit-
il, le regard clair et droit.
Elle était prévenue. Il ne tolérerait pas la moindre erreur avec son fils ou sa fille.
— … Pourquoi ne pas avoir ouvert une galerie d’art ? insista-t-il.
Elle aurait été ravie si le salaire d’une galeriste lui avait permis de payer le
loyer du studio et le prêt auto, sans parler des besoins de tout un chacun, comme
la nourriture et les factures courantes. Mais ce n’était pas le cas. Or, elle tenait par-
dessus tout à acquérir une stabilité financière. Et elle voulait prouver qu’elle n’avait
pas besoin d’un homme pour réussir. Enfin, elle ne pouvait imaginer revivre
l’angoisse de manquer et se retrouver avec moins de six cents dollars sur son
compte.
Peut-être exagérait-elle dans le genre misérabilisme, car elle possédait
encore certains bijoux de valeur qu’elle pouvait toujours mettre en gage contre du
liquide. Mais elle restait traumatisée d’avoir dû se séparer de sa maison et de sa
décapotable, l’argent récolté étant à peine parvenu à rembourser ses crédits en
cours.
— Je ne veux dépendre de personne, et étant donné la santé moribonde de
notre économie actuelle, les salaires dans le domaine de l’art ne permettent pas
de vivre décemment. Bethany avait l’expérience des affaires, de mon côté, j’ai
amené de nouveaux contacts sur la table des négociations. Nous formons une
bonne équipe. Et aussi étrange que cela puisse paraître, j’aime ce travail. En
temps normal, ce sont les employés qui s’occupent du ménage, mais il m’arrive
d’intervenir si l’un d’eux est souffrant, ou si un client appelle pour un service
particulier. J’adore sortir de mon bureau, de temps à autre.
— Quoi de plus normal, en effet. Vous avez troqué votre amour de l’histoire de
l’art pour la passion du ménage…
Le sarcasme l’irrita au plus haut point.
— Vous vous moquez de moi pour le plaisir, ou il y a une raison à cet
interrogatoire ?
— Je ne fais jamais rien sans raison, répondit-il avec la même suavité qu’il
mettait à piloter son jet. Qu’adviendra-t-il lorsque vous réaliserez que certaines
personnes considèrent ces services comme normaux, et que votre travail n’est pas
apprécié à sa juste valeur ? Qu’arrivera-t-il à ma flotte quand cette lubie vous aura
passé ? Je serai obligé de chercher une nouvelle société pour veiller à la propreté
de mes jets. Je n’ai ni l’envie ni le temps de commettre des erreurs en faisant
confiance à une petite entreprise artisanale.
Il la considérait décidément comme une enfant gâtée qui avait cédé à un
caprice, et non comme une femme adulte et responsable. Une femme d’affaires.
Elle serra les dents, vexée.
— Si certains de vos clients se fichent de la qualité du vol ou de la ponctualité,
s’ils ne trouvent qu’à se plaindre des retards et des trous d’air, cesserez-vous pour
autant de voler ?
— Je ne suis pas d’accord. J’aime voler. Pouvez-vous prétendre que vous
aimez faire le ménage ?
— J’aime restaurer l’ordre, répondit-elle simplement, avec sincérité.
Les psys qu’elle voyait adolescente l’avaient aidée à canaliser ce besoin
morbide de perfection, inoculé par sa mère, dès sa plus tendre enfance. Elle avait
enfin cessé de se sous-alimenter et, en guise de thérapie, avait cherché la
perfection dans l’art. Aujourd’hui, elle trouvait paix et réconfort dans l’ordre.
— Ah… Un sourire victorieux se dessina sur son visage. En fait, vous aimez
avoir le contrôle. Voilà ce que je comprends.
— Qui n’aime pas avoir le contrôle ?
Ce sujet, elle en avait cent fois débattu avec son psy.
Seth promena son regard sur elle, regard vert émeraude terriblement sexy.
L’air entre eux se chargea soudain d’électricité.
— Cela vous tenterait, de prendre le contrôle du jet ?
— Vous plaisantez ! s’écria-t-elle, apeurée et en même temps tentée par son
offre.
Voler entre les nuages, seulement elle et le ciel, l’azur infini… Sans doute un
plaisir comparable à celui que l’on éprouve lorsque l’on conduit une voiture seul,
pour la première fois. Ou que l’on chevauche un pur-sang arabe lancé au galop.
Venus d’une autre vie, d’autres souvenirs, plus enivrants encore, revinrent à sa
mémoire.
— Allez-y. Prenez le manche.
Elle en mourait d’envie, mais quelque chose dans sa voix la fit hésiter. A quoi
jouait-il, elle l’ignorait. Elle n’était pas en position de risquer son gagne-pain ni sa
toute nouvelle indépendance sur les lubies d’un homme, fût-il un potentiel client…
fût-il aussi séduisant.
— Avec vos enfants à bord ? Pas question, répondit-elle, se fichant de passer
pour une pimbêche, et prenant son rôle de nounou d’un jour très au sérieux.
— En cas de défaillance, je reprendrai les commandes, ne vous inquiétez pas.
— Une autre fois, peut-être, répondit-elle en se levant. je crois avoir entendu
Olivia…
L’écho de son rire narquois la suivit jusque dans la cabine, auprès des enfants
paisiblement endormis.

* * *
Deux heures plus tard, ils prenaient possession de leur luxueuse suite, dans
l’un des palaces de Saint-Augustine… le rire de Seth résonnant toujours aux
oreilles d’Alexa, comme une sorte d’acouphène.
Elle-même, autrefois, avait fréquenté les plus grands hôtels de la planète, mais
le Casa Monica, l’un des plus anciens établissements des Etats-Unis, construit au
XIXe siècle et conçu comme un château, dépassait de loin tous ses concurrents. Le
palace de style mauresque était en quelque sorte le joyau de la ville, elle-même
marquée par l’influence espagnole.
Elle avait une chance inouïe d’y séjourner. De quoi perdre la tête… Sauf que
perdre la tête était incompatible avec la responsabilité de deux très jeunes enfants.
Et l’ambition professionnelle. Elle devait aussi trouver le temps de joindre Bethany.
Non qu’elle doute de la capacité de Bethany à gérer la société seule vingt-
quatre heures, après tout elle en avait été l’unique patronne pendant des années.
Mais elle devait absolument informer son associée de son départ précipité.
Seth avait loué une suite au dernier étage, avec accès à une tour du château.
La vue sur la ville était à couper le souffle et la suite disposait de deux chambres,
séparées par un salon. Fourbue, les épaules et le dos cassés par les transports
incessants des jumeaux dans leur siège auto, elle soupira d’envie devant
l’immense baignoire de sa salle de bains. Puis son esprit s’égara, et elle se vit
prendre un bain, mais pas seule. Un bain avec un homme… Mais pas n’importe
quel homme.
Elle sortit en toute hâte de la salle de bains pour passer dans la chambre,
tapissée de velours et ornée de lourds rideaux. Seth lui avait laissé la chambre de
Maître, plus spacieuse, pour elle et les jumeaux. De retour dans le salon, elle
caressa les cheveux d’Olivia et sourit à Owen.
— Vos enfants dorment à poings fermés. Ils me rendent la tâche facile.
— Pippa ne croit pas nécessaire de les coucher à heures régulières,
remarqua Seth, depuis sa propre chambre. En général, le jour où je les récupère,
ils tombent de sommeil. Mais attendez-vous à du grabuge, quand ils auront
rechargé leur batterie. Owen est un charmeur, et un vrai casse-cou. Il a coutume de
faire ses coups en douce. Il adore grimper sur le mobilier. D’ailleurs, peut-être
avez-vous remarqué, mais il a déjà des points de suture sur l’arcade sourcilière
gauche. Quant à Olivia, je ne peux que vous conseiller de surveiller ses mains. Elle
ramasse tout ce qui traîne, des petits objets qu’elle se met dans la bouche, les
oreilles…
Chacun de ses mots ressemblait à une déclaration d’amour, tandis qu’il
détaillait la personnalité de ses enfants. Seth Jansen était décidément un autre
homme, quand il s’agissait des jumeaux. Il semblait parfaitement connaître son fils
et sa fille. Tout l’inverse d’un père distant. Elle ne s’attendait pas vraiment à cela.
Intriguée, elle s’avança vers la deuxième chambre.
Par la porte ouverte, elle le vit déposer avec soin la veste de son costume.
Puis il dénoua sa cravate et commença à déboutonner sa chemise. Aussitôt, elle
battit en retraite en reculant de quelques pas.
— Hmm… Que faites-vous ? demanda-t-elle prudemment.
Seth finit de retirer sa cravate et sortit sa chemise de son pantalon.
— Owen m’a donné des coups de pieds quand je l’ai pris dans mes bras,
après l’atterrissage, expliqua-t-il tout en désignant les taches, sur le tissu. Je dois
absolument me changer, avant ma réunion.
Toujours et encore cette réunion, capitale selon lui. Il devait dîner au restaurant
de l’hôtel avec son contact, de son côté elle se contenterait du rôle de service. Il
serait de retour d’ici deux à trois heures. Elle avait déjà prévu de mettre les enfants
au bain et, tout en les surveillant, de passer quelques coups de fil. De consulter sa
boîte vocale, ainsi que sa boîte e-mail et aussi d’écouter les messages de sa
mère qui avait tenté de la joindre un million de fois. Ensuite, elle appellerait le
bureau. A part elle, la société ne comptait que quatre employés, dont Bethany. Et si
son associée avait un peu levé le pied, elle était néanmoins en mesure d’assumer,
en cas d’urgence. Alexa pouvait être rassurée et passer la nuit ici l’esprit libre,
avec les enfants.
Et Seth.
— Vous présenter à un dîner aussi important, la chemise maculée de taches
serait du plus mauvais effet, c’est certain, dit-elle.
— Pourriez-vous attraper une chemise propre dans ma valise et me la
passer ?
— Oh. Bien sûr.
Elle se détourna avant qu’il ne se déshabille encore un peu plus et se précipita
vers la valise noire, posée sur le porte-bagages en acajou.
Elle tira sur la fermeture Eclair avant de se figer, comme étourdie. Son odeur…
Elle imprégnait ses vêtements. Même si tout semblait propre et sorti de la machine
à laver, la valise avait capturé son essence et… Et elle en était toute retournée.
Elle regarda avec prudence le contenu de la valise, puis avança la main pour
prendre une chemise blanche, pliée avec d’autres, beaucoup d’autres, et de
couleurs vives celles-là, ne manqua-t-elle pas de s’étonner. Monsieur le
businessman cacherait donc une double personnalité ? Un frisson délicieux,
quoiqu’inopportun, la parcourut et son imagination s’enflamma. Qu’elle s’empressa
aussitôt de dompter.
Une chemise à la main, elle rejoignit Seth, vêtu seulement d’un pantalon et d’un
T-shirt. Un T-shirt qui mettait en valeur ses larges épaules. Instinctivement, elle
serra la chemise entre ses doigts, reconnaissant la variété du coton, conçu pour
maintenir une certaine fraîcheur corporelle, en cas de forte chaleur.
Le genre de vêtement qu’elle-même apprécierait en cet instant, car elle avait
chaud, très chaud.
— Ceci vous convient ? dit-elle en brandissant sa chemise avec un peu trop
de véhémence.
— Parfait, merci…
Ses doigts frôlèrent les siens quand elle lui passa le vêtement, et
instantanément, la température dans la pièce monta de plusieurs degrés. Une
chaleur intense l’envahit et elle eut subitement conscience de l’intimité de ce
moment. Elle se trouvait dans une chambre d’hôtel, en compagnie d’un homme
terriblement sexy et de ses enfants, et elle l’aidait tout naturellement, presque tout
naturellement, à s’habiller. Une scène trop merveilleuse. Qu’elle avait autrefois rêvé
de connaître, avec Travis.
— Rien de particulier à rajouter, à propos des enfants, pour le dîner ? s’enquit-
elle en retirant sa main, d’une voix un peu trop vive pour être honnête.
— Owen est allergique aux fraises, Olivia en revanche en est folle. Si elle en
attrape une, elle va vouloir la partager avec son frère. Attention, les hôtels en
décorent souvent leurs entremets.
— Quoi d’autre ? demanda-t-elle en évitant de regarder ses doigts courir sur
les boutons de sa chemise.
— En cas de problème, contactez-moi à ce numéro… Il nota une série de
chiffres au dos de l’une de ses cartes. Il s’agit de ma ligne privée, exclusivement
réservée aux enfants.
— Entendu.
Elle glissa la carte dans l’encadrement du miroir. Elle saurait bien se
débrouiller avec deux enfants en bas âge une heure ou deux. N’est-ce pas ?
— Ne l’égarez pas. Et prenez garde à Owen. S’il mettait la main sur cette
carte, il la mangerait, dit-il tout en défaisant sa ceinture.
Elle retint son souffle, bouche bée, épiant chacun de ses gestes… A cet
instant, il surprit son regard. Elle sentit ses joues s’embraser et s’éloigna. Ou plutôt
s’enfuit. Une fois de plus.
Elle se réfugia devant la baie vitrée, histoire de se donner une contenance, car
pour ce qui était d’admirer Saint-Augustine, elle connaissait déjà la ville. Elle y était
venue une dizaine de fois. Juste en face, c’était Flagler College, la faculté où elle
rêvait d’entrer, autrefois. Sauf que ses parents avaient catégoriquement refusé de
payer, si elle quittait Charleston. En réalité, la faculté-forteresse comme la ville tout
entière ressemblait à un décor de conte de fées. Hors du temps. De la réalité.
Comme ce voyage lui-même.
Tout en bas, devant l’entrée du palace, un carrosse digne de Cendrillon ralentit
près d’une Mercedes décapotable, avant de s’engager dans une petite rue. Elle
soupira avec mélancolie, se gardant bien toutefois de se retourner, et de risquer un
seul regard.
Le fait de le savoir derrière elle lui donnait la chair de poule. Satanées
hormones ! C’était bien le moment de se réveiller…
— Vous pouvez vous retourner, maintenant, résonna la voix de Seth, où
perçaient à la fois la malice et la sensualité.
Elle se mordit douloureusement la lèvre, puis fit volte-face. Cet homme était
décidément trop beau, trop tentant, trop tout… Un véritable danger.
— Ce n’est pas la première fois que je veille sur des enfants, dit-elle avec une
assurance qu’elle était loin de ressentir.
En fait, elle avait dû jouer la baby-sitter quatre ou cinq fois, pour des amies,
dans l’espoir qu’un jour, elle aussi… Mais ce jour-là n’était jamais venu.
— Des jumeaux, c’est différent, répondit-il en resserrant sa cravate.
S’il s’inquiétait tant, il pouvait annuler sa réunion. Elle faillit répliquer, mais s’en
abstint, consciente des mauvaises raisons de son irritabilité. Sa journée si bien
organisée avait pris un tour pour le moins surprenant, compliquée encore par
l’attraction que cet homme exerçait sur elle. Un homme qu’elle voulait pour client,
pas pour partenaire sexuel.
Le souvenir de bruissement de draps et la vision troublante de corps nus
enlacés traversa son esprit. Elle menait une vie sexuelle tout à fait honnête, avec
Travis. Enfin c’était du moins ce qu’elle avait cru. Tant que la rupture n’avait pas été
consommée, elle n’avait même pas soupçonné que quelque chose clochait. Elle
ne pouvait définitivement pas se fier à son corps…
— Seth…, dit-elle, s’étouffant presque en s’entendant prononcer son prénom
pour la toute première fois. Soyez tranquille, les jumeaux et moi, nous nous en
sortirons très bien. Nous allons nous régaler de nuggets au poulet, de frites et de
compote de pommes, puis nous regarderons des dessins animés. Je surveillerai
Olivia avec les petits objets et empêcherai Owen d’escalader le mobilier ou de
manger des fraises. Tout ira bien. Vous pouvez aller dîner en paix.
Il hésita quelques secondes, avant d’attraper sa veste sur le lit.
— Si vous avez besoin de moi, je serai au bar.
Elle ne put retenir un sourire. Car à vrai dire, et pour son malheur, c’était plutôt
son corps qui semblait avoir un besoin urgent de lui. Et elle ferait mieux de se
ressaisir, au lieu de se pâmer devant cet homme.
* * *
Lorsque Seth sortit de l’ascenseur se retrouvant dans le grand hall qui menait
au bar, il promena son regard sur le riche mobilier et les épaisses tentures rayées
de rouge.
Il sourit, satisfait, car en dépit des événements, il était en avance. Il passa
devant une somptueuse fontaine et se dirigea vers le bar où il était censé retrouver
Javier Cortez, cousin des Medina, cette monarchie européenne déchue. Chassés
de leur pays, les Medina et leurs proches s’étaient réfugiés aux Etats-Unis où ils
avaient vécu un certain temps dans le plus strict anonymat, avant qu’une
indiscrétion de la presse ne révèle au public leur identité.
Auparavant chargé de la protection de l’un des princes, Cortez supervisait
aujourd’hui l’ensemble des mesures de sécurité entourant la famille royale. Seth
n’avait qu’une ambition, décrocher un contrat avec les Medina, un marché en or qui
marquerait une nouvelle phase dans l’expansion de Jansen Jets.
Au bar, il s’assit sur l’un des tabourets et commanda une eau minérale. Pas
d’excès ce soir.
Obtenir un rendez-vous avec Cortez, jamais il ne l’aurait pu sans un coup de
pouce du destin. En fait, la sœur de la femme de l’un de ses cousins était l’épouse
d’un Landis, et il se trouvait que l’un des frères Landis avait dernièrement épousé
la princesse Medina. Bref, cette lointaine filiation par alliance avait suffi à lui valoir
ce rendez-vous. Une chance, car jusqu’ici il n’avait pu compter que sur lui-même,
ainsi qu’il l’avait expliqué à Alexa. Alexa… Il secoua la tête, agacé contre lui-même.
Toutes ses pensées le ramenaient invariablement à elle.
Il devait l’admettre, en pénétrant dans le jet, il avait eu comme un choc en la
voyant. Un choc extrêmement physique. Tant bien que mal, il avait néanmoins
réussi à gérer cette attirance, jusqu’à ce qu’il surprenne son regard brillant posé
sur lui, pendant qu’il défaisait la ceinture de son pantalon. Un regard qui avait bien
failli mettre le feu aux poudres. L’atmosphère dans la chambre avait soudain été
des plus torrides. Pas vraiment des conditions idéales, juste avant un rendez-vous
d’affaires.
Mais il avait besoin d’elle. Il n’avait donc pas d’autre choix que de refréner ses
ardeurs. Ses enfants demeuraient sa priorité absolue. Il avait tenté de joindre
Pippa à plusieurs reprises, depuis leur arrivée à Saint-Augustine, tombant chaque
fois sur sa messagerie. La vie était décidément bien plus simple autrefois, quand il
pilotait son avion, seul à bord, au-dessus des champs du Dakota du Nord.
Il devait le reconnaître, excepté ses enfants, sa vie privée restait un échec.
Heureusement, il y avait les affaires. Et en ce domaine, rien ni personne ne se
mettrait en travers de sa route.
La sonnerie de l’ascenseur retentit et les portes s’ouvrirent sur Javier Cortez.
Comme on pouvait s’y attendre, une certaine fébrilité s’éleva, derrière le bar. Le
personnel du palace avait évidemment été informé de la présence d’un membre
de la monarchie des Medina. Cortez, la quarantaine sportive, traversa le hall avec
confiance et autorité, tout à fait à son aise dans le décor hispanisant du Casa
Monica.
Si quelqu’un pourtant se moquait de l’héritage royal de Cortez, c’était bien
Seth. Il appréciait en revanche l’homme et sa droiture. Un type pragmatique et
déterminé. Tous deux devraient faire affaire rapidement.
— Désolé pour le retard, s’excusa le chef de la sécurité, main tendue. Javier
Cortez.
— Seth Jansen.
Il se leva pour serrer la main de Javier, puis se rassit, non sans avoir invité
Cortez à s’asseoir à ses côtés. Aussitôt, le serveur s’empressa de déposer devant
lui un verre rempli d’un liquide ambre.
— J’apprécie que vous soyez venu jusqu’ici pour me rencontrer, dit-il tout en
balayant le bar d’un regard noir et perçant. Ma femme adore cet endroit.
— C’est compréhensible. La ville regorge de trésors historiques.
Saint-Augustine était le lieu idéal pour traiter une affaire, à quelques
encablures de l’île privée des Medina. Seth n’avait pas encore eu l’honneur d’être
invité dans ce sanctuaire. Un vrai bunker apparemment, grâce à des mesures de
sécurité draconiennes. En réalité, personne ne connaissait précisément
l’emplacement de l’île forteresse et il fallait montrer patte blanche pour y accéder.
Les Medina possédaient deux jets privés, mais la famille ne cessant de s’agrandir,
le besoin d’élargir sa flotte privée se faisait de plus en plus sentir.
Cortez trempa ses lèvres dans son Scotch et reposa son verre.
— En fait, dans l’absolu, ma femme et moi sommes toujours en lune de miel et
je lui ai promis des vacances, qu’elle puisse faire du shopping, se prélasser au
bord de la piscine et bronzer au soleil de la Floride, avant de rentrer à Boston.
Seth chercha quelque chose d’intelligent à répondre.
— Félicitations.
— Merci, merci. Il me semble avoir entendu dire que vous étiez venu
accompagné de vos enfants et de leur nounou… ?
Seth ne broncha pas. Javier savait évidemment tout ce qu’il y avait à savoir,
même si Seth n’était en ville que depuis une heure. Cortez était un expert en
matière de sécurité et jamais il ne se serait rendu à une réunion sans quelques
renseignements préalables.
— J’emmène mes petits monstres et Mary Poppins avec moi chaque fois que
je peux. Ainsi, entre deux rendez-vous, je pouponne.
— Fantastique. Dans ce cas, vous ne verrez pas d’inconvénients à ce que
nous poursuivions cette discussion ultérieurement…
Il réprima un geste de dépit. Voilà exactement ce qu’il voulait éviter. Venir ici
avait déjà été suffisamment compliqué, vu les circonstances, mais si le séjour à
Saint-Augustine devait se prolonger, les problèmes d’organisation seraient pires
encore.
— Bien sûr que non.
Son verre à la main, Cortez se leva et prit la direction de l’ascenseur.
Délaissant son eau minérale, Seth lui emboîta le pas. Tous deux pénétrèrent dans
la cabine qui décolla vers le dernier étage.
— Ma femme et moi serions heureux de faire la connaissance de vos enfants.
Prenons le petit déjeuner ensemble demain, disons, vers 9 heures. Avec votre
baby-sitter, bien sûr. Parfait, dit Cortez sans daigner demander à Seth si cela lui
convenait. A plus tard…
Bonjour les réjouissances. Prendre le petit déjeuner au restaurant avec les
jumeaux ? Une vraie partie de plaisir.
Ils sortirent de l’ascenseur et après des ultimes salutations leur chemin se
séparèrent. A mesure que ses pas le rapprochaient de sa suite, il sentit une légère
inquiétude le gagner : des bruits lui parvenant de derrière la porte. Pas des bruits,
mais des cris stridents ! Ses enfants, pensa-t-il aussitôt, avec angoisse. Etaient-ils
malades ? Quelqu’un leur faisait-il du mal ? Il passa à toute vitesse sa carte
magnétique dans le verrou et entra.
Un bébé dans chaque bras, Alexa berçait les deux petits diables, tout nus,
apparemment fraîchement baignés. Elle rougit et lui sourit.
— Ils sont fichtrement vifs, pour leur âge.
Il attrapa une serviette sur le canapé et l’ouvrit.
— Passez-m’en un.
Elle lui tendit Owen et à cet instant, Seth sentit son souffle se couper… Le polo
d’Alexa était trempé et collait littéralement à sa peau. A ses seins. De mieux en
mieux…
-3-

Consciente de l’indécence avec laquelle son polo mouillé collait à ses seins,
Alexa tira comme elle le put sur le tissu. Elle n’avait pas besoin de cette intensité,
dans les yeux de Seth. Et pas besoin non plus de ce que son regard brûlant
éveillait en elle. Tous deux avaient un programme à respecter, pour un peu moins
de vingt-quatre heures maintenant. Ils feraient bien mieux l’un comme l’autre de se
concentrer sur les enfants et le travail.
Resserrant son étreinte autour d’Olivia, elle se détourna et s’empara de l’autre
serviette de bain jetée un peu plus tôt sur le canapé, alors qu’elle poursuivait le duo
cavalant à quatre pattes à travers la suite.
— Vous rentrez bien tôt de votre dîner, s’étonna-t-elle.
— Vous avez besoin de vêtements…
L’écho de son pas résolu résonna doucement derrière elle, sur la moquette.
— De vêtements secs, surtout…
Elle regarda dans la salle de bains. Le sol était jonché de serviettes trempées
et de flaques d’eau.
— … Ils se sont amusés comme des fous à patauger dans la baignoire. Le
dîner ne devrait plus tarder. J’ai d’ailleurs cru que c’était le room service, quand j’ai
entendu la porte.
— Nous les changerons une dernière fois, après le repas, dit-il en sortant deux
couches et deux T-shirt du sac à langer.
— Je crois que je vais manquer de serviettes…
Elle lui arracha presque le minuscule T-shirt rose des mains et se concentra
sur Olivia, en évitant soigneusement de regarder dans sa direction tandis qu’il
changeait Owen. Il semblait maîtriser parfaitement l’art de changer un enfant.
— Et voilà, jeune homme, dit-il, ses mains puissantes voletant sans temps
mort sur la couche, pour en positionner les scratchs.
— Votre réunion s’est bien passée ? demanda-t-elle en glissant le bras
— Votre réunion s’est bien passée ? demanda-t-elle en glissant le bras
gauche d’Olivia dans une manche.
— Même pas le temps de boire un verre. Il a remis notre rendez-vous à
demain…
En quelques gestes adroits, il enfila le T-shirt bleu à Owen. Puis il fit tournoyer
son fils au-dessus de sa tête et lui chatouilla le cou avec des baisers, avant de
rajouter :
— … Je vais appeler le room service et joindre ma commande à la vôtre.
Il ne retournait pas retrouver son fameux rendez-vous ? Ils allaient donc passer
le reste de la soirée ensemble ? Et avec les jumeaux, bien sûr, mais…
Qu’adviendrait-il une fois les enfants endormis ? Apparemment, Pippa avait
l’habitude de les coucher tard. Avec un peu de chance, ils resteraient éveillés
jusqu’à une heure avancée de la nuit, en bons petits chaperons…
— Dommage que votre contact n’ait pu vous prévenir de ce contretemps, à
Charleston. Vous auriez ainsi eu le temps de prendre d’autres dispositions, pour
les jumeaux…
Et en ce moment même, elle serait chez elle, seule dans son appartement, à
déguster une glace tout en repensant à sa rencontre avec Seth, à bord de son jet
privé. Car il était sans aucun doute possible un homme que l’on n’oubliait pas.
— Je suis heureux de pouvoir partager ces moments avec eux. Cela ne va pas
vous poser trop de difficultés, de rester un peu plus longtemps ?
— Dès qu’ils seront couchés, j’appellerai mon associée. Nous nous
arrangerons.
— Parfait. Il ne nous reste plus qu’à vous trouver vêtements et produits de
beauté, dit-il en s’emparant du téléphone, tandis qu’Owen et Olivia s’accrochaient
à ses jambes. Dès que j’aurai commandé mon dîner, je demanderai au concierge
de vous trouver une tenue confortable…
— C’est tout à fait inutile, l’interrompit-elle, mal à l’aise. Pour ce soir, je mettrai
le peignoir de l’hôtel. Et je confierai mes vêtements à leur laverie. Demain, pendant
votre rendez-vous, j’irai faire un peu de shopping avec les jumeaux. Je suppose
que vous avez une poussette double ?
— Elle est prête, mais… Vous aurez besoin de vous changer d’ici là… Il fronça
avant de rajouter. Mon contact nous attend pour le petit déjeuner, demain matin, et
je ne peux pas annuler. C’est ma faute, si vous n’avez pas de vêtements de
rechange…
Un petit déjeuner d’affaires ? Avec les bébés ? Qui avait eu cette idée
lumineuse ? Mais elle ne fit pas de commentaire et finit par admettre avoir besoin
d’une tenue appropriée.
Elle réprima un frisson lorsqu’elle dut lui communiquer sa taille. Elle avait
depuis longtemps cessé de monter sur la balance chaque jour à heure fixe, quand
sa mère, inquiète de la voir sombrer dans l’anorexie, surveillait son poids de près.
Elle était maigre alors, avec un tour de taille proche du zéro. Comme si elle
cherchait à devenir invisible…
Chassant ces souvenirs douloureux, elle mit un terme à cette conversation:
— Ecoutez, dites-leur de me prendre du 36, et du 38 pour les chaussures.
Il lui sourit, un drôle d’éclat dans ses yeux verts.
— Et… pour la lingerie ?
Elle le fusilla du regard et pointa son index sur son torse.
— Ne comptez pas un seul instant que je réponde à cette question ! dit-elle
avec dédain, retirant vite son doigt. Et je veux un reçu des dépenses. J’insiste pour
vous rembourser.
— Si vous y tenez, répondit-il avec une arrogance telle, qu’elle l’aurait
volontiers giflé.
Mais elle se ravisa. Le toucher une fois encore n’aurait pas été très judicieux.
Le seul fait d’avoir effleuré son torse du bout de son doigt avait failli lui être fatal.
Pour un peu, elle se serait laissée aller à gémir, tant ce contact l’avait troublée.
— J’ai pour habitude de subvenir seule à mes besoins, dit-elle, sur un ton sans
appel.
— Laissez-moi au moins vous prêter l’un de mes T-shirts, pour la nuit. Vous
n’allez tout de même pas dormir avec ce peignoir sur le dos !
Plutôt une camisole de force que porter l’un de ses vêtements, sur sa peau
nue ! Excédée par son petit manège, elle le planta là et suivit les jumeaux, dans la
grande chambre… Mais l’écho de sa voix suave lui parvenait encore, alors qu’il
commandait son repas, des vêtements et autres choses intimes…
Olivia et Owen, hilares et surexcités, faisaient la course autour des berceaux,
dressés à côté du lit king-size. Tout avait été arrangé comme pour une famille. Une
vraie famille. Sauf qu’elle se retrouverait cette nuit seule entre ses draps, revêtue
d’un T-shirt appartenant à un homme qui la troublait bien plus que de raison.
Croisant les bras, elle se souvint de ses rêves brisés, et de l’implosion de son
mariage. Des rêves auxquels elle s’interdisait de penser depuis un an. Elle avait
tant rêvé de fonder une famille. Se retrouver dans cette ambiance si intime, si
familiale ravivait la douleur du manque. Elle devait se reprendre. Elle avait accepté
ce marché pour le bien de sa société, de ses employés. De son avenir… Mais
sans penser un seul instant que ce simulacre de famille heureuse réveillerait autant
de regrets, dans son cœur.
Faire semblant d’être une famille commençait à l’agacer.
* * *
Perdu dans ses pensées, Seth porta à sa bouche la dernière bouchée de
dorade. Il leva un instant les yeux vers Alexa, qui, assise en face de lui entamait sa
tarte à la pêche. Après avoir fait manger et coucher les jumeaux, ils avaient
convenu de dîner sur la terrasse, au calme. Une rose solitaire trônait au centre de
la table, éclairée par la flamme de deux bougies.
Les notes d’une musique douce leur parvenaient du salon. Le genre de
musique destiné à favoriser le sommeil d’Olivia et Owen. Mais à vrai dire, ces
notes avaient aussi un effet apaisant sur les adultes. Et adulte, Alexa l’était sans
aucun doute. Une adulte terriblement sexy.
Elle avait donc fini par enfiler l’un de ses T-shirts et par-dessus, le peignoir de
l’hôtel. Elle donnait l’impression de venir tout juste de se lever, ses longs cheveux
blonds chahutés par le vent, alors que les bruits de la rue en contrebas montaient
jusqu’à eux. Ce soir, il avait eu l’impression d’une vraie vie de famille, avec ses
enfants.
Depuis son divorce, il sortait peu, et lors de ses rares aventures, il avait
toujours veillé à cloisonner les genres, ses enfants d’un côté, sa vie amoureuse de
l’autre. S’occuper des jumeaux avec Alexa avait sérieusement allégé le travail, ce
soir. Cela ne lui avait que trop rappelé à quel point son mariage avait été un échec.
Pippa et lui savaient que ce n’était pas gagné, mais ils avaient voulu tenter leur
chance, en tant que couple, pour les enfants. Du moins était-ce ce qu’il croyait,
jusqu’à ce qu’il découvre que Pippa n’était même pas certaine qu’il soit le père
biologique des jumeaux.
Sa gorge se serra à cette simple pensée.
Olivia et Owen étaient ses enfants, la chair de sa chair. C’était son nom qui
était inscrit sur leur certificat de naissance. Et il ne laisserait personne les lui
prendre. Pippa s’était engagée à ne jamais remettre en question son droit de
garde, mais elle lui avait déjà menti avant ça, et il avait le plus grand mal à lui faire
confiance.
Il observa la femme devant lui, regrettant de ne pouvoir lire dans ses pensées.
Alexa était de toute évidence très habile à masquer ses sentiments et ses
réactions. Il avait bien conscience de ne pouvoir juger les femmes que sur la base
de son expérience avec Pippa. Mais il n’y pouvait rien, il était devenu méfiant. Elle
l’avait trompé. Pas une, mais deux fois.
Alexa Randall n’avait accepté de l’accompagner que pour une chose. Sauver
sa petite entreprise. Elle n’était pas venue à Saint-Augustine pour jouer à la
maman. Les jumeaux n’étaient pas ses enfants. Elle avait une mission. Et de
l’ambition. Elle était une femme d’affaires. Dès lors qu’il garderait cela à la
mémoire, tout se passerait bien.
— Vous vous débrouillez bien, avec les enfants, remarqua-t-il en prenant son
verre.
— Merci, répondit-elle sèchement, sans lever le nez de son assiette.
— Vous ferez une bonne mère, un jour…
Elle posa sa fourchette, et lui jeta un regard qui cette fois, n’avait plus rien
d’impassible.
— Je préférerais être mariée pour cela. Sauf que ma première expérience
avec le mariage n’a pas été très concluante.
Il nota la profonde amertume, dans sa voix.
— Désolé de l’apprendre…
Après un long soupir, elle fit courir le bout de son doigt sur le rebord de son
verre.
— J’avais pourtant épousé un homme qui semblait réunir toutes les qualités. Il
se fichait bien de la fortune de mes parents. En fait, il avait même signé à la
demande de mon père un contrat prénuptial qui le prouvait. J’étais habituée à des
relations soi-disant amicales, le plus souvent intéressées. Alors, c’était fantastique
de se sentir aimée pour soi-même…
— En principe, c’est ainsi que l’amour fonctionne.
— En principe. Mais je suis sûre que vous comprenez ce que c’est que d’avoir
à s’interroger sur les réelles motivations de quelqu’un.
— Je n’ai pas toujours été confronté à l’hypocrisie des gens. J’ai grandi dans
une famille normale, dans une ferme du Dakota du Nord. J’y ai appris l’honnêteté,
la valeur du travail bien fait, le respect de la nature. Je passais mon temps libre à
camper, à pêcher ou à voler.
— La plupart de mes amies, sur les bancs des écoles privées, se disputaient
ma compagnie, essentiellement pour profiter de mes privilèges, comme d’aller
faire du shopping à New York, ou de passer l’été aux Bahamas… Elle s’interrompit
avant de rajouter, avec un haussement d’épaules. En réalité, je n’ai jamais eu de
vraies amies.
S’interroger en permanence sur les motivations de quelqu’un était déjà assez
difficile en tant qu’adulte, et c’était sans doute très angoissant pour une enfant. De
quoi traumatiser une personne à vie. Il pensa aux jumeaux endormis dans la
chambre voisine. Il les protégerait, mais arriverait un moment où il devrait les
laisser voler de leurs propres ailes. Au risque de les voir se blesser…
— Donc, si je comprends bien, en signant ce contrat, votre ex prouvait qu’il
était l’homme idéal… Et après ?
— Sa seule exigence était que je ne touche pas à l’argent de ma famille…,
répondit-elle, les yeux dans le vague.
La lassitude de son regard le toucha, bien plus qu’elle ne l’aurait due, car
après tout il venait juste de faire sa connaissance.
— … Mon argent irait sur un compte spécial, réservé à nos enfants, poursuivit-
elle. Quant à nous, nous vivrions de nos revenus. Cela me paraissait tout à fait
honorable.
— Que s’est-il passé ? demanda-t-il en levant son verre.
— J’étais allergique à son sperme.
Il faillit s’étouffer avec la gorgée d’eau qu’il venait d’avaler.
— Hmm… Pouvez-vous répéter ?
— Vous avez bien entendu. Allergique à ses spermatozoïdes. Nous pouvions
tous les deux avoir des enfants, mais pas ensemble, répondit-elle et, croisant les
bras, elle rajouta à voix plus feutrée. J’étais triste lorsque le médecin a posé son
diagnostic, mais je me consolais en pensant que nous pourrions toujours adopter.
Apparemment, Travis, mon ex, n’était pas sur la même longueur d’ondes.
— Attendez, dit Seth en posant prudemment son verre, de crainte de le briser,
sous le coup de la colère. Votre ex-mari vous a quittée parce que vous ne pouviez
pas avoir d’enfants ensemble ?
— Gagné, dit-elle avec un sourire triste, ses yeux bleus comme noyés par un
chagrin tenace.
— Un beau salaud, ce monsieur, marmonna Seth, furieux contre cet homme
coupable d’avoir assombri à jamais sans doute le regard d’Alexa. Je lui dirais bien
ma façon de penser.
— Ne vous inquiétez pas, dit-elle avec un sourire. J’ai appris à me défendre.
— Tant mieux.
Il admirait sa détermination. Son courage. Elle avait reconstruit sa vie après
deux sérieux coups durs, presque simultanés, qui auraient laissé K.O. la majorité
des gens.
— J’essaie de ne pas trop culpabiliser, à propos de tout cela, murmura-t-elle
en resserrant le col de son peignoir. Je me suis souvent trompée, sur les autres. Il
faut croire que je n’avais pas fait le bon choix, avec mon ex, c’est tout.
— Eh bien, je pense être bon juge en matière de personnalité, et si vous me
permettez, c’est lui qui a fait le mauvais choix, dit Seth en posant une main sur son
bras, là où la manche de son peignoir révélait le creux de son coude. Certainement
pas vous.
Sous l’effet de la surprise, elle écarquilla les yeux, mais ne bougea pas.
— Merci pour votre confiance. Mais j’imagine qu’il y a eu des torts des deux
côtés…
— C’est souvent le cas…
— Et votre ex… C’est une habitude, chez elle, de partir en laissant les
enfants ? demanda-t-elle en repoussant son assiette.
Elle n’avait presque rien mangé. Quelques noix de Saint-Jacques, et une
moitié de part de tarte. La cuisine de l’hôtel ne lui convenait peut-être pas ?
— Non, pas du tout.
Pippa était une mère irréprochable, soucieuse du bien-être des jumeaux.
D’ailleurs, à chaque séparation, elle pleurait toutes les larmes de son corps.
A cet instant, Alexa tapota doucement le dos de sa main.
— Je vous écoute. J’ai vidé mon sac à propos de mon mariage raté. C’est
votre tour.
En temps normal, il préférait éviter de revenir sur ses échecs. Mais le clair de
lune, la qualité de la nourriture et la bonne compagnie, bref, tout cela aidant, il
ressentait le besoin de prolonger la soirée. Et si cela impliquait quelques
confidences, pourquoi pas ?
— Il n’y a rien de spectaculaire à raconter…
Mensonge. Mais il n’était pas prêt à tout révéler de sa vie privée. Il avait
l’habitude de passer sous silence certaines choses, devant les enfants, bien trop
jeunes pour appréhender toute la complexité d’une question aussi capitale que la
paternité.
— … Nous avons eu une liaison qui a débouché sur une grossesse surprise,
reprit-il, en se rappelant Pippa qui avait juste omis de mentionner un détail, à
savoir cet autre homme, dans sa vie. Nous nous sommes donc mariés, pour les
enfants. Mais malgré toute notre bonne volonté, cela n’a pas fonctionné. La
procédure du divorce était déjà lancée, à la naissance des enfants.
— Vous n’êtes pas obligé de me répondre, mais… Elle se tut, jusqu’à ce qu’il
l’encourage d’un geste à continuer. Pourquoi vouloir absolument vous marier ?
Il s’était souvent posé la question et se la posait encore, la nuit, quand il était
seul et que les jumeaux lui manquaient.
— Par principe. Respect des traditions, je suppose. Je voulais vivre auprès de
mes enfants, les voir grandir jour après jour, veiller sur leur sommeil. Je voulais une
famille, une vraie… Il se tut, la gorge serrée par l’émotion, car plus que tout il
voulait que ces enfants soient les siens. Bref, conclut-il avec un sourire forcé, ça
n’a pas marché.
— Vous parlez de cela avec un tel calme, dit-elle d’une voix douce.
Calme, lui ? En réalité, c’était une tempête permanente, en lui, un volcan
furieux en éruption perpétuelle. Mais laisser cette colère, ce sentiment de trahison
exploser ne résoudrait rien.
— Je vois régulièrement les jumeaux. Pippa et moi faisons en sorte de nous
comporter en bons parents. Du moins, je l’espère.
Elle couvrit alors sa main de la sienne.
— Il n’y a pas de doute là-dessus. Les enfants sont merveilleux. Adorables,
enjoués, câlins…
Le contact de sa peau mit son sang en ébullition. Une chaleur intense
s’empara de lui. Il dut faire un effort pour revenir à leur conversation.
— Ce n’est pas simple tous les jours, mais je suis prêt à tout, pour eux. A tout.
Sauf qu’en cet instant même les jumeaux passaient au second plan. Après ce
désir fulgurant qu’Alexa éveillait en lui. Serait-il un père indigne ? N’était-ce pas
plutôt une réaction naturelle, due à une trop longue période d’abstinence ? A peine,
un ou deux flirts, dans l’année qui avait suivi son divorce. Telle devait être la raison
de cette perte de contrôle.
Et à en juger l’éclat des yeux d’Alexa, elle était parfaitement consciente de son
trouble. Et semblait même de son côté aussi troublée que lui.
En réalité, ils avaient plus en commun que cette indéniable attirance. Tous
deux se remettaient d’un mariage catastrophe et se consacraient entièrement à
leur carrière. Ni elle ni lui ne souhaitaient s’engager, ni ne recherchaient quelque
chose de durable. Chat échaudé…
Dans ces conditions, pourquoi se refuser un peu de bon temps ? Il suffirait
qu’elle soit d’accord sur le fait que coucher ensemble ne les engageait à rien. Il
avait envie d’elle. Faire l’amour avec elle serait sans doute ce qui lui était arrivé de
mieux depuis des mois. En fait, Alexa elle-même pourrait bien être ce qui lui était
arrivé de mieux depuis des mois.
Le sexe, rien que le sexe. Simple. Sans complication.
Une chambre était à leur disposition. De plus, il ne voyageait jamais sans
préservatifs. Pas question de prendre de risques, il avait retenu la leçon. Et puis,
ce cadre, cette ville. Et elle était déjà à moitié dévêtue. Rien ne l’empêchait de la
tester. De voir si elle répondrait à ses avances.
Sa décision étant prise, il s’empara de la rose devant lui et en effleura la joue
d’Alexa. Elle cligna des yeux, visiblement surprise, mais ne dit pas un mot, ne fit
pas un geste. Il s’enhardit.
Il fit glisser la fleur sur ses lèvres puis se pencha et l’embrassa.
-4-

Lorsque les lèvres de Seth effleurèrent les siennes, Alexa se figea, l’espace de
deux ou trois secondes. L’éternité. Puis son cœur s’emballa et la surprise laissa
place à un profond désir. Elle céda à l’attraction que cet homme exerçait sur elle
depuis le premier regard.
Sans cesser de s’embrasser, ils se levèrent de table et aussitôt elle se lova
entre ses bras. Elle sentit sous ses mains la douceur du coton de sa chemise,
choisie par ses soins un peu plus tôt. L’atmosphère romantique de ce dîner en tête
à tête, au clair de lune, la musique et le charme viril de Seth avaient finalement eu
raison d’elle. De sa vigilance, de sa méfiance et de sa raison. C’était comme si
toute tension en elle avait disparu. Trop occupée à reconstruire sa vie, elle en avait
oublié ce genre de sensation. Parler de son divorce aussi, l’avait comme libérée.
Seule ombre au tableau, elle se sentait maintenant exposée, sans défenses.
Autant Seth Jansen pouvait parfois se montrer brusque dans ses paroles,
autant savait-il prendre son temps et déployer des trésors de douceur, dans ses
baisers. Elle fit glisser sa main sur la nuque de Seth et tressaillit au contact de ses
cheveux à la texture épaisse. Elle se pressa contre lui et gémit tant la puissance de
son torse contre ses seins était une sensation unique et grisante. Puis elle caressa
son visage, étudia sous ses doigts la rugosité de ses joues tapissées d’une barbe
naissante et la ligne volontaire des mâchoires.
Sa bouche se fit soudain plus impatiente, plus invasive, et il chercha sa langue.
Leur baiser se fit plus intense plus passionné. Les effluves de son eau de toilette
mêlés à la légèreté de l’air rempli d’iode, la saveur des épices de son dîner, tout
cela se conjugua en un cocktail enivrant. Elle se sentit emportée, balayée par le
désir.
Il lui serait si facile de le suivre dans sa chambre et de se débarrasser de ses
vêtements tout en jetant aux oubliettes la tension et les appréhensions héritées du
passé. Excepté que le jour finirait par se lever et avec lui resurgiraient les mêmes
passé. Excepté que le jour finirait par se lever et avec lui resurgiraient les mêmes
problèmes, rendus encore plus aigus par son inconscience, à cause d’un moment
d’égarement.
Ce n’était pas raisonnable. Elle ne pouvait se permettre de s’abandonner à
cette urgence, à cette passion qui bouillonnait en elle. Elle devait se reprendre.
Luttant pour recouvrer ses esprits, elle le repoussa doucement, incapable quant à
elle d’arracher sa bouche à la sienne.
Grâce au ciel, il parut comprendre le message.
Il s’écarta, de quelques centimètres, le souffle court. Ses yeux verts reflétaient
l’éclat des étoiles au-dessus de leur tête. Et dans son regard, elle vit également sa
frustration et aussi son propre désir.
Elle respirait avec difficulté et fut prise de vertiges, non pas à cause d’un
quelconque manque d’oxygène, mais parce qu’elle était subjuguée par le pouvoir
de séduction de cet homme. Il l’aida alors à se rasseoir, ce dont elle lui fut
reconnaissante, car c’était à peine si elle tenait sur ses jambes. Pas une seule fois
il ne la quitta des yeux, la retenant comme prisonnière de son regard. Puis il leva
son verre de cristal et avala une gorgée d’eau, sans cesser de la regarder.
Elle se força alors à rire, un rire faux, mondain.
— Voilà qui est tout à fait inattendu…
— Vraiment ? dit-il, seule une petite flamme dans ses yeux trahissait son
trouble. J’ai envie de vous embrasser depuis notre première rencontre, à bord de
mon jet. Et j’avais l’intuition que c’était réciproque. J’en ai maintenant la certitude.
Sa froide arrogance finit d’étouffer les braises qui crépitaient encore en elle
quand soudain, une pensée la traversa.
— Est-ce pour cette raison que vous m’avez demandé de veiller sur vos
enfants ? Pour avoir une chance de me séduire… ? l’interrogea-t-elle, en essayant
de retrouver un peu de dignité.
Ce qui n’était pas évident, surtout en peignoir et avec son T-shirt sur le dos,
aussi regretta-t-elle à cet instant son tailleur de business woman. Sa panoplie
autant que sa cuirasse, à vrai dire.
— … Je croyais que nous avions conclu un marché, poursuivit-elle, hautaine.
Mélanger les affaires et la vie privée n’est jamais très judicieux.
— Pourquoi m’avoir rendu mon baiser, dans ce cas ?
— Simple pulsion.
— Vous reconnaissez donc être attirée par moi ? demanda-t-il avec un regard
scrutateur.
Comment pourrait-elle nier ces étincelles, entre eux ?
— Vous le savez, mais cela ne signifie pas que j’ai l’intention de passer à
l’acte. Regardez Brad Pitt, il est lui aussi terriblement sexy. Ce n’est pas pour
autant que je lui sauterais au cou, s’il croisait mon chemin.
— Vous me trouvez donc aussi sexy que Brad Pitt ? demanda-t-il avec un petit
sourire narquois.
— Je voulais juste prendre un exemple et…
— Mais vous me trouvez sexy.
— Le propos n’est pas là, répondit-elle avec détermination. Je n’agis jamais
sous le coup d’une impulsion. Et si cela remet en question votre promesse de
réfléchir à un éventuel partenariat et de promouvoir ma société auprès de certains
de vos contacts, c’est votre droit. Sachez que mon corps ne fait pas partie de notre
marché.
Et sur ces paroles, elle se leva.
— Woa, du calme !
A son tour, il se leva de table et lui fit face.
— Je n’ai jamais rien pensé de tel, dit-il en prenant sa main. D’abord, je ne
crois pas que vous soyez le genre de femme à coucher pour de l’avancement.
Ensuite, sachez de votre côté que je ne paie jamais pour du sexe.
Elle retint son souffle, sa main faisant monter des frissons le long de son bras.
L’obscurité et l’écho étouffé des bruits de la ville accentuaient l’impression
d’intimité. Un peu trop.
— Avez-vous essayé de trouver quelqu’un d’autre, pour prendre soin de vos
enfants ? demanda-t-elle et, retirant sa main de la sienne, elle fit un pas vers la
suite.
Il ne fit pas mine de vouloir la suivre. Il demeura là, immobile, ses cheveux
blonds miroitant sous les étoiles, beau comme un dieu, beau à se damner.
— Quel besoin ? répondit-il. Vous êtes là.
— Notre accord ne tient que pour vingt-quatre heures, lui rafraîchit-elle la
mémoire, en s’adossant à la porte-fenêtre, de peur de tomber à genoux pour
s’offrir en sacrifice à cette réincarnation d’Apollon.
— Je pensais que vous étiez d’accord pour quelques heures supplémentaires,
étant donné l’annulation de mon rendez-vous avec Javier Cortez, ce soir, dit-il en
venant vers elle, plus exactement juste devant elle. Si je ne m’abuse, vous avez
même pris quelques dispositions à votre travail, pour prolonger votre séjour. Il y va
de l’avenir de votre société, n’oubliez pas…
Il avait raison. Et alors ? Elle avait bien le droit de changer d’avis. Elle soutint
son regard, agacée, parce qu’elle se sentait piégée.
— Vous êtes en colère.
— Non… Pas en colère. Frustrée…
— Frustrée ? répéta-t-il, avec un éclat indéfinissable dans les yeux. On peut
arranger cela…
— Oh… ? Elle rougit en comprenant la signification de son regard. Non, pas
frustrée à cause de ce baiser. C’était… Eh bien, vous avez senti comme moi… On
ne peut nier cette alchimie, entre nous.
Un nouveau sourire plein d’arrogance se dessina sur son visage.
— Loin de moi l’idée de vouloir la nier.
— Mais si j’en reviens au principe Brad Pitt… Elle toussota avant de
poursuivre, avec toute la fermeté dont elle était capable. Bref, nous sommes attirés
l’un par l’autre, mais il ne serait pas raisonnable de céder à cet élan. Oui, je suis
frustrée, parce que nous avons tous les deux agi comme des enfants, tout cela
n’était pas très… professionnel. Ma société doit rester ma principale
préoccupation, comme vos enfants restent votre priorité.
— Avoir des priorités ne change rien au désir que j’éprouve pour vous. Je sais
parfaitement dissocier le plaisir et les affaires, déclara-t-il avec un regard brûlant.
J’ai toujours été doué pour la diversification des tâches.
A la frustration, elle sentit se rajouter la colère.
— Vous ne m’écoutez pas ! Cette… Cette chose entre nous est trop… Enfin,
tout va trop vite. Nous nous connaissons à peine. Et ce voyage est trop important,
pour vous comme pour moi…
Relevant le menton, elle pressa son index sur son torse et conclut :
— Alors, que ce soit bien clair. Non. Terminé. Plus de baisers.
Et elle lui tourna le dos pour s’engouffrer dans la suite, avant qu’il ne puisse de
nouveau faire voler sa détermination en éclats. Mais alors qu’elle traversait le salon
pour rejoindre sa chambre, sa voix résonna à ses oreilles, faisant vibrer tous ses
sens.
— Et zut !
Elle n’aurait su mieux dire, en effet. Trouver le sommeil cette nuit ne serait pas
facile, avec les regrets et la frustration en guise de berceuse.

* * *
Les yeux rivés sur l’horizon, Seth s’enfonça dans son siège et resta là, dans le
silence de la nuit, longtemps après le départ d’Alexa. La passion de leur baiser
continuait de le hanter. La gorge sèche, il attrapa son verre et le vida d’un trait, puis
il regarda en direction de la grande chambre. Elle n’avait pas encore éteint.
Il avait fait sa connaissance aujourd’hui même, pourtant il ne se rappelait pas
avoir désiré autant une femme. Et c’était pire encore, maintenant qu’il avait goûté à
ses lèvres.
Il soupira. Qu’allait-il faire de ce feu qui brûlait, en lui ? Elle n’avait pas tort
quand elle prétendait que céder à cette attirance entre eux serait de la folie. Leur
relation devait rester professionnelle. Les affaires, rien que les affaires. Ils avaient
trop à gagner. Trop à perdre.
Et puis, sa vie était déjà bien assez compliquée comme cela. Il avait besoin de
stabilité, pour les enfants. La présence d’une femme autre que leur mère à la
maison ne ferait que les perturber.
Il regarda son téléphone sur la table. Quatre fois déjà, il avait essayé de
contacter Pippa. Elle s’obstinait à ne pas répondre à ses messages. Et cela le
mettait hors de lui. Et si quelque chose arrivait à l’un des jumeaux, qu’il doive la
contacter d’urgence ? Elle pourrait au moins appeler et lui demander si les enfants
allaient bien.
A cet instant, comme par magie, le téléphone sonna. Manquant tomber de son
siège, il s’empara aussitôt de l’appareil. Sur l’écran s’afficha le nom de… Sa
cousine Paige, à Charleston. Toujours pas de Pippa. Même la plus éloignée de
ses cousines l’appelait plus souvent que la propre mère de ses enfants !
Ses cousins Paige et Vic avaient quitté le Dakota du Nord pour vivre à
Charleston où ils avaient chacun fondé une famille. N’ayant plus d’attaches dans la
région, Seth n’avait pas tardé à les rejoindre, se lançant peu après dans les
affaires. Il s’empressa de répondre.
— Paige ? Tout va bien ?
— Très bien, merci, répondit sa cousine à voix basse. Les filles ont fini par
s’endormir. Je pensais à toi, cet après-midi. Les jumeaux vont bien ? Je suis
tellement désolée de ne pas avoir pu t’aider.
— Ne t’excuse pas, je comprends. Les angines sont hautement contagieuses.
— En fait, je t’appelle à propos de Vic et de Claire…
Bon sang. Dans la précipitation, il avait complètement oublié que la femme de
son cousin Vic devait accoucher aujourd’hui.
— Comment va-t-elle ?
— Elle a donné naissance à un petit garçon, un peu avant minuit. Trois kilos
sept. La maman et le bébé se portent bien. Sa grande sœur et son grand frère
sont impatients de faire sa connaissance…
Deux garçons et une fille. Une belle et grande famille.
— Embrasse-les pour moi tous les deux. Dès mon retour, je passerai les voir.
— Entendu, répondit Paige qui marqua un temps d’hésitation, avant de
reprendre. Pour tout te dire, j’appelais pour une autre raison. A présent que Claire
a accouché et que Vic a récupéré les enfants, Starr, la sœur de Claire, propose de
garder les jumeaux. Ils se connaissent et s’entendent bien. Tu pourrais mettre
Olivia et Owen dans l’avion, demain matin, avant ton premier rendez-vous, nous les
récupérerons…
— C’est gentil de ta part…
— D’ici un jour ou deux, grâce aux antibiotiques, les filles ne seront plus
contagieuses, je pourrais aider Starr à s’en occuper. Ce sera avec plaisir.
La proposition était tentante, pourtant il hésita, et regarda la porte de la
chambre où Alexa dormait.
— Tu es déjà bien assez occupée avec tes propres enfants, et à vrai dire, j’ai
pu m’arranger.
— Les jumeaux font partie de la famille, je peux veiller sur eux, insista Paige.
— Merci, cela me touche…
Sauf qu’il voulait garder ses enfants auprès de lui. Et Alexa aussi, par la même
occasion. En réalité, il ne supportait pas l’idée de voir Alexa partir. Une idée
parfaitement absurde, car il pourrait toujours la contacter ultérieurement, à
Charleston. A condition qu’elle accepte toujours de le voir, une fois qu’elle aurait
compris qu’il n’avait jamais eu l’intention de signer avec sa société.
Non. Pas question de se projeter dans l’avenir. Si quelque chose devait se
passer, c’était ici. Il voulait voir jusqu’où les mènerait cette attirance, entre eux. Il ne
la renverrait pas.
— Merci, Paige, mais tout est déjà calé. J’ai trouvé de l’aide.
— Hmm, soupira Paige, manifestement intriguée. Une nouvelle nounou ?
Le plus souvent, les jumeaux étaient gardés par un membre de la famille, mais
ne voulant pas abuser, Seth s’adressait régulièrement à deux baby-sitters, que
Paige connaissait déjà.
— Pas vraiment une nounou… Plutôt une… connaissance.
— Une connaissance féminine ? insista sa cousine, tenace.
— Une femme, en effet.
Et quelle femme !
— Et c’est tout ? s’exclama Paige en riant. Tu n’as rien à rajouter ?
— Je ne vois pas ce que je pourrais dire d’autre…
De nouveau, il regarda la porte de cette chambre et imagina Alexa endormie.
Dans son T-shirt.
— Ah, ah, c’est donc que tu en es encore aux premiers stades, remarqua
Paige. Pas tout à fait quand même, sinon, elle ne serait pas là, avec tes enfants.
Parce que, si ma mémoire est bonne, tu n’as jamais présenté les jumeaux à
aucune de tes conquêtes…
Sa cousine était décidément trop perspicace. Il se renfrogna, mal à l’aise
devant la rapidité avec laquelle Paige avait su deviner son… intérêt, pour Alexa.
— Bien, assez parlé de ma vie privée comme cela, dit-il en se levant. Je dois
te laisser.
— Je te préviens, je n’ai pas dit mon dernier mot… J’exige des détails dès ton
retour, décréta Paige. Et je veux faire sa connaissance. Je respecte ta vie privée,
Seth, mais je suis ta cousine et je t’aime.
— Je t’aime aussi, cousine.
— Alors, j’espère bien que tu me raconteras. Peut-être le moment est-il venu
de cesser de vivre en ermite, comme tu l’as fait depuis Pippa et…
— Oh ! je crois bien avoir entendu l’un des jumeaux appeler, l’interrompit-il. J’y
vais. A bientôt.
Et il interrompit la communication, avec un fort sentiment de culpabilité
néanmoins, d’abord pour avoir raccroché au nez de Paige, ensuite pour abuser
ainsi de l’aide de Alexa. Il ne pouvait quand même pas renvoyer purement et
simplement Alexa à Charleston et demander à sa cousine de veiller sur les
enfants, qui avait déjà bien assez à faire avec les siens et…
Et tout ce bazar à cause de Pippa !
Il devait reprendre le contrôle. Il parlait sérieusement quand il affirmait pouvoir
séparer vie privée et vie professionnelle. Mais il comprenait aussi Alexa quand elle
disait que tout allait trop vite, pour elle. Elle avait besoin de temps, or ce temps, ils
ne l’auraient pas si elle rentrait à Charleston et que lui reste ici. Une fois chez elle,
elle refuserait de le revoir, s’estimant lésée dans ce marché de dupes. Elle devait
rester ici. Avec lui. Le plus longtemps possible.
Une image traversa son esprit. Alexa courant derrière les enfants, trempés
après leur bain. Il sourit malgré lui en pensant à cette vie de famille dont il avait
longtemps rêvé. Mais qui lui avait échappé, à cause du travail, des affaires. A
cause de la vie elle-même.
Sa décision était prise. Il ne renverrait pas Alexa, mieux il ferait en sorte de
passer plus de temps avec elle. Car s’il avait besoin d’elle pour les enfants, il avait
aussi des raisons plus personnelles de vouloir la retenir à Saint-Augustine. Ce qui
se passait entre eux, ce courant, cette alchimie, était tout à fait exceptionnel. Rare.
En fait, il ne se rappelait pas avoir ressenti un tel désir pour une femme. Il ne
cessait de penser à elle. Avec la tête, et avec le corps. Alexa tournait à
l’obsession.
Prolonger leur séjour serait l’occasion d’assouvir ce désir. De le mener à son
issue logique. Une issue qui passait nécessairement par son lit.

* * *
Un rayon de soleil filtra à travers les rideaux pour se poser sur les vêtements,
étalés sur le lit. Tant de vêtements ! Plus qu’elle n’en aurait besoin pour un jour ou
deux…
La personne chargée de faire du shopping pour elle avait apparemment pensé
à toutes les situations possibles et imaginables. Pantalon de toile noir et chemisier
crème ultrachic. Robe de cocktail rouge, d’une élégance sobre. Maillot de bain
noir hypersexy, pas vraiment la tenue réglementaire pour une nounou, et Alexa
comprit aussitôt qui en avait passé commande. Heureusement pour la décence, il
y avait également une tunique en crochet.
Elle choisit une petite robe d’été de soie, impression tulipes, dans les tons
pastel, et opta pour des sandales dorées, genre tropézienne. Elle noua ensuite
ses cheveux avec une longue écharpe couleur or, puis regarda d’un peu plus près
un autre paquet, celui de la lingerie fine, avec nuisette et d’innombrables produits
de beauté haut de gamme. A une certaine époque de sa vie, tous ces articles
faisaient partie de son quotidien, au point qu’elle n’y prêtait guère attention.
Il en était tout autrement désormais. Elle prenait conscience de combien il lui
faudrait travailler avant de pouvoir s’offrir un tel étalage de luxe. En une année, tous
ses repères, toutes ses habitudes avaient changé. Et pourtant, elle se retrouvait
aujourd’hui à la lisière de ce monde du luxe où tout était permis, tout était possible.
Un monde qui avait bien failli l’avaler tout entière.
Fermement résolue à s’en tenir à ses valeurs, elle sortit de la chambre pour
rejoindre le salon. Seth était en train d’installer les jumeaux dans leur nouvelle
poussette double. Il leva la tête et lui sourit.
L’intensité de ses yeux verts et le charme de ses fossettes agirent sur elle avec
la violence d’un éclair. Elle se rapprocha, hypnotisée. Ce qui était une très
mauvaise idée. Elle devait garder ses distances, pour sa survie. Elle n’était pas
prête à se laisser séduire par un inconnu.
Inconnu qui devenait d’heure en heure de plus en plus fascinant.
Elle l’observa régler la poussette et attacher les jumeaux, en quelques gestes
sûrs. Pour un homme d’affaires tel que lui, cette facilité à gérer le quotidien avait
de quoi surprendre. Seth Jansen semblait décidément cacher de nombreux
talents. Et autant de facettes. Elle devait apprendre à mieux le connaître.
Pour le travail, évidemment.
— Vous êtes prête ? demanda-t-il.
— Je crois, oui…
Elle pouvait le faire. Elle pouvait garder une distance professionnelle, tout en
essayant de découvrir si Seth Jansen lui réservait d’autres surprises, hormis ce
corps qui n’en finissait pas de la tenter. De la hanter.
— Je suis heureux que les vêtements vous plaisent. Même si pour un petit
déjeuner avec les jumeaux, nous ferions mieux de revêtir une combinaison
imperméable.
Elle n’eut ni le loisir de rire ni celui de répondre, le téléphone de Seth sonnant
juste à cet instant.
— Je dois répondre, dit-il. C’est le bureau. Occupez-vous des jumeaux.
Il entama aussitôt une conversation avec son interlocuteur et après s’être
emparé de son attaché-case, il ouvrit la porte, faisant signe à Alexa de sortir.
Munie de la poussette, elle le suivit jusque vers l’ascenseur.
Ils pénétrèrent dans la cabine, Seth toujours en pleine discussion avec son
correspondant, un certain Rick. Le contact de la robe vibrait sur sa peau, attisant
ses sens qui ce matin paraissaient n’avoir rien oublié du baiser échangé hier soir.
Comme si ce baiser avait réveillé le feu, en elle.
Ce qui rendait d’autant plus complexe cette situation, dont la seule légitimité
était à l’origine de convaincre cet homme de faire appel à sa société. Pas de lui
faire perdre la tête.
Deux étages plus bas, les portes de l’ascenseur s’ouvrirent pour accueillir un
couple d’un certain âge, à l’allure de touristes un peu baroudeurs, mais dont les
habits portaient quand même la griffe de grandes marques. Exactement le style de
l’hôtel. Un détail pourtant attira l’attention d’Alexa. La femme portait à l’épaule un
sac de toile imprimé d’empreintes de petites mains et griffonné de dessins et
mots d’enfants. Elle sourit, émue.
Le mari se pencha vers son épouse pour lui chuchoter quelque chose à
l’oreille. Tous deux sourirent avec nostalgie.
— Vous avez une bien belle famille, dit alors la femme à Alexa.
Alexa s’apprêtait à la corriger, mais ils atteignirent le hall. Le couple, après un
geste amical de la main, s’éloigna avant qu’elle n’en ait eu le temps. Désemparée,
elle se tourna vers Seth et surprit son regard sur elle. Un regard intense. Elle frémit,
alors qu’il glissait son téléphone dans la poche de sa veste.
Elle empoigna la poussette, trop heureuse de pouvoir s’accrocher à quelque
chose, tant elle craignait de sentir ses jambes se dérober sous elle. Ce qui
devenait décidément une manie, en présence de cet homme.
Elle sortit de l’ascenseur, consciente du regard de Seth sur elle. Elle devait se
reprendre, et vite. Elle était à quelques secondes de rencontrer un membre de la
famille royale pour le petit déjeuner, ce n’était pas rien, même pour elle qui avait
été habituée à côtoyer l’élite. Seth ne manquerait pas de la présenter à son
prestigieux contact. Et qui sait, peut-être aurait-elle la chance de faire la promotion
de sa société auprès des Medina…
Les gens riches avaient de ces idées. Elle n’en revenait pas qu’une personne
aussi importante ait invité les jumeaux à un petit déjeuner d’affaires, dans un cadre
aussi somptueux. Le cliquetis des couverts leur parvint d’une grande salle, déjà
remplie de clients. A peine avaient-ils franchi le seuil qu’un homme se leva d’une
table pour six. Très chic. Un vrai aristocrate, comme dans les films. Cheveux noirs,
yeux noirs, latin jusqu’au bout des ongles. Il leur fit signe. Une femme blonde était
assise à côté de lui, une fleur glissée derrière l’oreille.
Alexa se dirigea vers leur table.
— Javier, permettez-moi de vous présenter… commença Seth, qui n’alla pas
plus loin.
— Alexa Randall, l’interrompit l’homme, chaleureux. Heureux de faire votre
connaissance. Voici ma femme, Victoria.
— Enchantée de vous rencontrer, dit Victoria avec un sourire bienveillant en
glissant son bras au bras de son époux, celui-ci aussitôt serrant sa main avec
fierté et amour.
Ce palace semblait décidément envahi par des couples mariés filant le parfait
amour et nageant dans le bonheur. D’abord, les personnes de l’ascenseur, et
maintenant Javier Medina et sa femme. Sans parler du jeune homme et de la jeune
femme, à la table voisine, qui partageaient un melon, en échangeant des regards
passionnés.
Le nombre de couples amoureux réunis dans cet hôtel démentait les
statistiques nationales sur le divorce. Même si à eux deux, Seth et elle
rétablissaient la moyenne.
Se penchant vers les jumeaux, Victoria demanda à leur père:
— Puis-je prendre dans mes bras l’un de ces petits anges ?
— Bien sûr, répondit Seth en se baissant pour détacher son fils. Voici Owen, et
sa sœur Olivia.
Quand Victoria prit Owen dans ses bras, Olivia de son côté agita ses
menottes vers Alexa. Elle hésita, profondément bouleversée par ce geste
d’affection. Emue autant qu’effrayée, à vrai dire. En si peu de temps, elle s’était
déjà beaucoup attachée aux jumeaux, qui le lui rendaient bien.
Après avoir installé les enfants, ils passèrent commande. Jusqu’ici, aucun
incident majeur ne semblait vouloir troubler ce petit déjeuner.
Une fois que la serveuse leur eut amené leur assiette, Victoria remarqua :
— Je craignais que Javier ait manqué de jugeote en vous invitant à descendre
avec les enfants. Mais les jumeaux sont adorables.
Elle se tut et caressa les cheveux d’Olivia, avant de proposer :
— Je peux m’occuper d’elle, pour que vous dégustiez votre petit déjeuner en
paix…
— Je crois que je m’en sortirai, mais merci, répondit Alexa en s’emparant de
son verre de jus de fruits.
Depuis combien de temps Seth connaissait-il Javier et Victoria ? Quel type
d’informations allait-elle pouvoir retirer de ce petit déjeuner, sur ses contacts ?
Javier se lança dans l’éloge des monuments historiques de Saint-Augustine.
Mais Alexa n’écoutait que d’une oreille, craignant à tout instant que Owen ne
subtilise une fraise dans l’assiette de sa sœur, elle ne les quittait pas des yeux.
Seth fit honneur à son petit déjeuner, s’interrompant de temps à autre pour
donner un petit morceau de gâteau aux jumeaux, mais sans jamais négliger la
conversation. Alexa était admirative. Et un peu intimidée.
Elle manquait d’expérience avec les bébés et était rapidement débordée.
Quand ils prenaient leur bain, quand il fallait les habiller, ou les déshabiller pour les
coucher, c’était toujours dans la panique. Chaque fois qu’elle croyait avoir écarté
un objet dangereux de leurs mains, ils trouvaient quelque chose d’autre à…
Elle se leva d’un bond quand elle surprit Olivia s’emparer de la salière, mais
Seth la devança et retira doucement des mains de sa fille l’objet du délit. Elle se
rassit, un peu honteuse de son brusque accès de panique, mais surtout soulagée.
Tout en commençant à douter qu’elle puisse mettre à profit ce petit déjeuner pour
en apprendre plus sur Seth et le couple Cortez. Déjà bienheureuse si elle parvenait
à gérer son stress.
— J’espère qu’il vous accorde un peu de temps libre…, remarqua soudain
Victoria…
— Pardon ? répondit Alexa, un peu désemparée entre les jumeaux et l’enjeu
de ce petit déjeuner, sans compter le brouhaha autour d’eux… et les vibrations qui
émanaient du corps de Seth.
— Vous méritez d’être dorlotée pour surveiller seule les enfants, dans cet hôtel,
continua Victoria. Que de responsabilités…
— Oh ! En réalité, je ne suis pas vraiment nounou.
Victoria se rapprocha d’elle et murmura :
— Je n’en suis pas surprise… Il ne vous regarde pas comme on regarde une
nounou.
Que répondre ? A vrai dire, Alexa elle-même ne pouvait s’empêcher de couver
Seth du regard.
— Vous savez, dit-elle, en sentant ses joues s’embraser, nous nous
connaissons depuis peu…
Victoria balaya l’air d’un geste élégant de la main, son alliance sertie de
diamants reflétant l’éclat du lustre en cristal, au-dessus de leur tête.
— Le temps n’a guère d’importance, quand il s’agit du cœur. Pour ma part, j’ai
tout de suite su que Javier était l’homme de ma vie, chuchota-t-elle avec un regard
éperdu d’amour à son mari, plongé en pleine conversation avec Seth. Il s’est
écoulé un certain temps avant que nous nous trouvions, mais si j’avais écouté mon
cœur, nous nous serions épargné bien des mois de souffrance.
— Seth et moi avons conclu un marché, expliqua Alexa, tentant elle-même de
s’en convaincre. Notre relation est strictement professionnelle.
— Evidemment, les affaires, uniquement les affaires, concéda Victoria avec un
sourire qui disait tout le contraire. Je suis désolée, je ne voulais pas me montrer
indiscrète. C’est juste que, d’après ce que j’ai pu comprendre, Seth travaille
beaucoup, depuis son divorce, un peu trop peut-être…
— Ne vous excusez pas…
Alexa avait bien conscience que Seth et elle pouvaient donner l’image d’un
couple et non d’un père célibataire accompagné de sa baby-sitter. Et aussi
déterminée fût-elle à maintenir leur relation dans un cadre strictement
professionnel avec l’homme d’affaires, elle se sentait terriblement attirée par le
père. Un homme si tendre avec ses enfants, si à l’aise dans cette double position
de père et d’homme d’affaires.
Toutes ces qualités justifiaient son attirance pour cet homme, si différent des
figures masculines qui avaient jalonné sa vie. Son père d’abord, le plus souvent
absent, et quand il était à la maison, très distant avec elle. Puis son ex-mari, qui
l’avait quittée sous le pire des prétextes…
— J’espère que si Javier et Seth s’entendent, dit Victoria, l’arrachant à ses
pensées, nous aurons l’occasion de nous voir plus souvent. J’adore mon mari,
mais je m’ennuie parfois avec ses relations d’affaires. Par ailleurs, il est toujours
prêt à suspecter les autres de mauvaises intentions. Si vous saviez comme les
sorties entre filles me manquent.
— Cela me ferait extrêmement plaisir, répondit Alexa, sincère.
Elle ne connaissait que trop bien la solitude que l’on pouvait éprouver dans les
milieux aisés que fréquentait Victoria.
Elle ne put réprimer un sentiment de culpabilité, car en fin de compte, elle
espérait essentiellement nouer des contacts professionnels avec les Cortez.
Toute sa vie, elle avait été mise en garde contre les coureurs de dot. Elle avait
toujours su que les chances étaient faibles pour qu’un homme l’aime pour ce
qu’elle était, indépendamment de son argent. Cela ne l’avait pas empêchée de se
tromper. Elle refusait de laisser l’argent des Cortez et leurs relations avec les
Medina occulter ce qu’ils étaient vraiment. Des êtres humains.
— Et si nous profitions ensemble de cette belle journée ? suggéra Victoria.
S’amuser ? A cette heure, elle devrait être au travail. A démarcher de
nouveaux clients, ou à classer des factures… Mais après tout, c’était bien pour le
travail qu’elle était venue jusqu’à Saint-Augustine. Ce séjour pouvait lui ouvrir bien
des portes. En tout cas, elle l’espérait.
Même si elle sentait bien qu’autre chose que l’ambition professionnelle la
poussait à vouloir rester ici.
— Allons visiter la ville et faire un peu de shopping avec les enfants, proposa-t-
elle.
— Excellente idée, répondit Victoria, radieuse. Et pour finir, nous pourrions
emmener les jumeaux à la piscine.
Alexa avait un maillot de bain, superbe et sexy, et aucune raison valable de
refuser l’invitation de Victoria. Aucune autre raison que la peur profondément
enfouie en elle de croire en des rêves auxquels elle avait pourtant renoncé. Un rêve
de vie de famille, que Seth et ses adorables enfants réveillaient en elle.
Elle soupira puis se tourna vers les jumeaux… A cette seconde précise, Owen
s’empara de l’une des fraises, dans l’assiette de sa sœur. Un fruit auquel il était
allergique. Prise de panique, elle vit le garçonnet porter le fruit à sa bouche.
— Non ! Owen, ne mange pas ça !
Se précipitant, elle saisit le bambin par le poignet, à la seconde même où il
s’apprêtait à croquer dans le fruit rouge. Le moment de surprise passé, Owen
fronça les sourcils, manifestement contrarié, puis il poussa un cri strident afin
d’exprimer clairement son mécontentement. Seth caressa les cheveux de son fils
dans une tentative d’apaisement. Encore sous le choc, Alexa fut impuissante à
empêcher la catastrophe qui ne manqua pas de s’ensuivre. Sans doute par
solidarité envers son frère, Olivia dans un geste de colère bouscula son bol de
bouillie qui exécuta un magnifique vol plané, avant d’atterrir sur les genoux de
Javier Cortez.
-5-

La vision d’Alexa en maillot bain était comme un terrible séisme secouant


Saint-Augustine.
Sous le choc, Seth s’arrêta près du bar de la piscine pour tenter de se
remettre de son trouble. C’était pourtant un spectacle plutôt réjouissant après une
journée de travail harassante, démarrée sous les pires auspices puisqu’Olivia
avait trouvé le moyen de renverser son bol de céréales sur les genoux de l’un de
ses plus gros clients du moment. Grâce au ciel, Javier Cortez avait plutôt bien pris
sa mésaventure.
Quant à Alexa, après quelques secondes de stupeur, elle avait réagi en un clin
d’œil, en éloignant les jumeaux pour le reste de la journée.
Et maintenant, cette businesswoman aussi douée pour les affaires que pour
jouer les baby-sitters avait tout simplement l’air… d’une femme. Elle s’enduisait les
bras d’écran solaire, bavardant et riant avec Victoria. Les jumeaux dormaient dans
le parc, à l’ombre d’un parasol. Quelques rares clients s’étaient attardés au bord
de la piscine, en cette fin d’après-midi. Un couple dégustait amoureusement un vin
rouge rubis dans le spa, tandis que des parents jouaient au ballon dans le petit
bassin, avec leurs jeunes enfants.
Songeur, il reporta son regard sur la déesse vêtue de Lycra noir. Il devrait déjà
avoir commandé le champagne pour fêter le succès de cette journée. Javier, en
effet, avait décidé de lui faire visiter les infrastructures du petit aéroport dont était
dotée l’île privée de l’ancien monarque, au large de Saint-Augustine. Ils en avaient
terminé avec leur séjour ici. D’autant qu’une gouvernante était présente sur l’île,
affectée à la garde des petits-enfants du roi, quand ceux-ci venaient lui rendre
visite. Une nounou qui pourrait donc s’occuper des jumeaux.
Pourtant, il était plus déterminé que jamais à garder Alexa auprès de lui. A la
séduire. Et à lui faire l’amour encore et encore, jusqu’à ce qu’il vienne à bout de
cette attirance qui ne cessait de palpiter, entre eux. Il ne se séparerait donc pas
cette attirance qui ne cessait de palpiter, entre eux. Il ne se séparerait donc pas
d’elle, avant d’avoir atteint son but.
Son maillot de bain était plus sage que celui des autres femmes, simples
pièces de tissu réduites au strict minimum. Pourtant, il émanait d’Alexa une
sensualité autrement plus troublante. Notamment du fait de ce décolleté
ultraplongeant, descendant jusqu’à son nombril. Ce nombril capta de longues
secondes toute son attention, comme le summum de l’érotisme. Il inspira et expira,
cherchant à apaiser le feu en lui. Puis il arrêta ses yeux sur ses hanches. Une
simple boucle dorée retenait le triangle de tissu.
Il serra les poings, l’envie étant trop forte de refermer ses mains autour de sa
taille et de faire glisser ses doigts sur le bas de son dos, puis sur ses cuisses et
aussi entre ses cuisses, là où elle l’attendait, lui.
Le bruit d’un plongeon, à l’autre bout du bassin, le ramena à la réalité. Il
soupira. Il devenait urgent pour lui de canaliser ses pulsions. Il devait faire preuve
de patience. Il ne voulait pas effrayer Alexa en brûlant les étapes, au risque de
gâcher le peu de temps qui leur restait à partager.
Il repensa à sa réaction de recul, après leur baiser, la veille au soir.
Manifestement, elle avait été aussi troublée que lui. Et elle l’était encore. Ce matin,
elle avait pris soin de l’éviter, tandis qu’ils se préparaient. Il avait cru cependant
sentir son regard se radoucir un peu. Plusieurs fois durant le petit déjeuner, il avait
surpris ses yeux sur lui. Des yeux dans lesquels persistait le souvenir de leur
baiser, tandis qu’elle le dévisageait, entre désir et désarroi.
S’éloignant du bar, il longea la piscine, Alexa dans sa ligne de mire.
— Bonsoir mesdames…
Surprise, elle sursauta et le regarda avec de grands yeux effarés, et à cet
instant, il aurait juré qu’elle frissonnait. Elle attrapa d’un geste brusque sa veste sur
la table basse. Pourquoi cette précipitation ? Essayait-elle de masquer le trouble
qu’il éveillait en elle ? Aussitôt, Seth sentit son propre corps réagir en écho, ses
mains lui semblaient parcourues de tremblements tant il avait envie de la toucher,
de sentir la rondeur de ses seins sous ses doigts.
— Seth, je ne vous attendais pas si tôt…
Du coin de l’œil, il aperçut Victoria rassembler ses affaires.
— Si vous avez terminé, j’en conclus que mon mari est libre, aussi si vous
voulez bien m’excuser…
Victoria Cortez prit congé, avec délicatesse et au moment opportun.
— Vous avez passé un bon après-midi avec les enfants ? demanda Seth en
s’installant sur le transat voisin de celui d’Alexa.
— Aucun problème, sinon je vous aurais appelé. J’ai consigné par écrit tout ce
que les jumeaux ont mangé, ainsi que l’heure à laquelle ils se sont endormis. La
piscine les a épuisés, dit-elle tout en jouant avec le nœud de sa tunique, au creux
de ses seins.
— J’aimerais que vous prolongiez votre séjour ici de quarante-huit heures, dit-
il en évitant de regarder ses mains.
Elle le dévisagea, manifestement surprise par sa requête.
— Vous me demandez de rester avec vous et les enfants ?
— Exactement.
— Je dois penser à ma société et…
— Votre associée ne peut-elle vous remplacer ?
— Je ne peux pas me décharger sur elle indéfiniment…
Telle était précisément la raison pour laquelle sa société ne pouvait convenir à
Jansen Jets. Il avait besoin de partenaires en mesure de réagir en toutes
circonstances, prompts à proposer des prestations en urgence. L’affaire d’Alexa
n’avait pas les reins assez solides.
— Je croyais que vous aviez décidé de nettoyer mon jet dans l’espoir de me
rencontrer.
— C’était en effet mon intention. Je voulais vous impressionner avec la qualité
du travail fourni par A-1, répondit-elle en croisant les jambes. Néanmoins, il
m’arrive régulièrement de faire moi-même le ménage de certains appareils, en
plus de mes obligations purement administratives.
— Cela ne laisse guère le temps pour une vie privée, remarqua-t-il en retirant
la veste de son costume, le soleil étant encore chaud à cette heure.
Il dénoua également sa cravate. Il détestait tout ce qui entravait ses
mouvements, les interdits, les contraintes…
— J’investis pour mon avenir.
— Je comprends tout à fait.
Il regarda ses enfants, paisiblement endormis, Olivia couchée sur le ventre,
Owen sur le dos, tous deux confiants en ce monde.
— Vous avez réussi, et je vous admire pour cela. De mon côté, j’ai bien
l’intention de me battre pour réaliser mon rêve, reprit-elle avec détermination.
Sa peau nue enduite de crème solaire scintillait sous le soleil. Il tourna la tête.
Ce n’était vraiment pas le moment.
Il était sur le point de décrocher un nouveau marché avec Javier Cortez, en
mettant ses jets à la disposition de la famille royale des Medina. Une occasion
inespérée qui placerait sa compagnie en tête du marché, le libérant suffisamment
par la même occasion pour qu’il puisse se consacrer à son projet. Une fondation à
but non lucratif, dédiée à la recherche et au sauvetage des personnes. Son
premier amour, en fait, ce qui au tout début l’avait amené à piloter. Cette passion
pour l’aéronautique l’avait par la suite aidé dans la création de sa compagnie,
notamment dans la conception de systèmes de sécurité innovants qui lui avait valu
de se faire un nom.
Mais pas d’humanitaire, avant d’avoir amené son entreprise au top et assuré
ses arrières. Il devait penser à l’avenir des jumeaux.
— Assez parlé de travail et d’investissements. Nous verrons cela un peu plus
tard. J’ai droit à une pause. Et ce soir, je veux profiter au maximum du temps qui
nous reste à Saint-Augustine.
— A quoi pensez-vous très exactement ? s’enquit-elle, suspicieuse.
Avait-il imaginé un certain fléchissement à son égard, dans son attitude, ou
était-ce une vue de l’esprit ? Il n’y avait pas mille façons de le savoir.
— Ce soir, nous sortons, décréta-t-il et attrapant sa veste, il se leva.
— Avec les jumeaux ? L’expérience du petit déjeuner ne vous a donc pas
suffi ?
Il sourit et prit sa fille endormie dans ses bras.
— Tout se passera bien.
— Entendu, puisque vous êtes aussi sûr de vous…
— Absolument, dit-il en caressant les cheveux d’Olivia. Oh ! prévoyez une
tenue confortable.
A son tour, Alexa se leva et prit Owen dans ses bras. Déjà Seth s’éloignait de
la piscine quand il l’entendit pousser un cri, derrière lui. Il s’arrêta instantanément et
l’interrogea du regard. Elle le fixait, horrifiée… Puis elle tendit le doigt et il comprit
que ce n’était pas lui qu’elle regardait, mais Olivia. Et très précisément la narine
gauche toute tuméfiée de sa fille.

* * *
De retour dans leur suite, assise sur le bord du canapé la petite fille, sur ses
genoux, Alexa bouleversée tentait d’en apaiser les pleurs. Le trajet en ascenseur
avait été éprouvant, Seth tentant d’examiner de plus près le nez d’une Olivia de
plus en plus agitée.
Comment la fillette s’y était-elle donc prise pour aller se loger quelque chose
dans la narine ? Plus important encore, qu’y avait-elle glissé ?
Alexa sentit son cœur se serrer devant le nez gonflé du bébé. Elle n’avait pas
quitté des yeux Olivia un seul instant, à la piscine, excepté quand la fillette s’était
endormie. S’était-elle réveillée à un moment donné à son insu ? Avait-elle ramassé
une saleté poussée par le vent, dans le parc ?
Une nouvelle bouffée de panique l’enveloppa. Mais pour qui se prenait-elle ?
Se croire capable de veiller ainsi sur deux enfants en bas âge ? Elle prit une
profonde inspiration afin de regagner son calme. Ce n’était pas le moment de se
lamenter. Elle devait se reprendre et s’efforcer de gérer au mieux la crise.
Seth s’agenouilla devant elle et prit le visage de sa fille entre ses mains.
— Je voudrais essayer quelque chose, à condition que vous la teniez bien, le
temps de chercher avec mon doigt, dans sa narine.
— Je ne vous promets rien, mais je ferai de mon mieux, répondit Alexa, le
cœur battant à toute allure.
Pressentant la menace, Olivia s’agita telle une furie ses petits pieds contre le
torse de son père en poussant des hurlements. Seth fronça les sourcils, puis il
regarda autour de lui.
— Il ne resterait pas un peu de poivre, du dîner d’hier soir ?
— La bonne a tout emporté. Oh ! mon Dieu, je suis désolée. J’ignore comment
cela a pu arriver…
Un fracas de tous les diables retentit à cet instant dans la suite.
Alexa regarda Seth, une profonde terreur se reflétant dans ses yeux.
— Owen !
Dans un seul et même élan, tous deux bondirent sur leurs pieds, alors
qu’éclataient dans la pièce voisine des sanglots désespérés. Olivia sur sa hanche,
Alexa se précipita à la suite de Seth.
Owen était là, apparemment indemne, assis par terre. Et de toute évidence
furieux. Le bambin avait érigé une « tour » à l’aide d’une chaise, d’un oreiller et
d’un seau à glace, édifice improbable qui gisait à présent sur la moquette, devant
la télévision, dont l’écran plat était maculé d’empreintes de doigts. Owen avait
visiblement cherché à allumer lui-même l’appareil.
Seth s’accroupit devant son fils, massant les bras et les jambes du garçonnet.
— Tout va bien, camarade ? Je ne veux pas que tu fasses de l’escalade, tu le
sais, dit-il avec tendresse en écartant une boucle de cheveux, sur le front de son
fils, pour examiner ses arcades sourcilières, dont l’une portait déjà une cicatrice.
Tu dois faire attention.
Prenant Owen dans ses bras, Seth le berça en silence quelques secondes,
son visage exprimant un tel soulagement qu’elle faillit verser une larme, tant elle
était émue. Cet homme que rien ni personne ne semblait pouvoir arrêter dans la
vie, était un père attentif, responsable et surtout aimant.
Comme il devait être doux de grandir auprès d’un tel père, si affectueux.
— Il n’y a pas d’autre solution, je vais emmener Olivia aux urgences, dit-il en se
relevant. Restez ici avec Owen.
— Vous… Vous me faites encore confiance ?
— Bien sûr, répondit-il sans la moindre hésitation, mais sur un ton un peu trop
sec.
L’inquiétude, sans doute. Ou peut-être la colère. Il se pencha vers elle pour
prendre Olivia, mais la fillette à cet instant poussa un cri strident et s’accrocha au
cou d’Alexa, se détournant ostensiblement de son père.
— Tout va bien, mon trésor, viens avec papa, chuchota Seth.
— Elle a peur que vous ne recommenciez à lui pincer le nez, dit Alexa en
berçant doucement la fillette.
— Peut-être, mais je dois la conduire à l’hôpital, dit-il et, posant Owen à ses
pieds, il s’approcha pour prendre Olivia.
Les pleurs de la petite fille augmentèrent aussitôt en intensité, et en moins de
trois secondes, Owen se joignit au concert. Soudain, une pensée traversa la tête
d’Alexa. Une pensée terrifiante. En pleurant, la fillette ne risquait-elle pas d’aspirer
l’objet dans son nez plus haut dans sa narine. Et après, quel trajet suivrait cette
saleté ? Et si elle allait s’échouer dans un poumon ? Cette idée la remplit d’effroi.
Elever des enfants décidément demandait un sacré cran.
— Seth, laissez-la moi, sinon elle pourrait bien finir par faire des convulsions,
dit-elle en déposant un baiser sur le front de la fillette. Nous pouvons très bien nous
rendre aux urgences avec les deux enfants.
Passant une main dans ses cheveux, Seth regarda une nouvelle fois autour de
lui, comme s’il cherchait d’autres options. Puis il hocha la tête et reprit son fils dans
ses bras.
— Vous avez raison. Il ne nous reste plus qu’à trouver une voiture, dit-il et il
s’empara du téléphone pour joindre la réception. Allo ! Seth Jansen à l’appareil.
Nous avons besoin d’un véhicule afin de nous rendre à l’hôpital le plus proche.
Nous descendons tout de suite.
Elle enfila ses sandales, se félicitant d’avoir au moins trouvé le temps de
quitter son maillot de bain pour revêtir une robe, puis elle se précipita dans le
couloir où Seth l’attendait déjà. Ils n’eurent pas à attendre longtemps l’ascenseur,
heureusement et ils s’engouffrèrent dans la cabine, Seth s’efforçant d’apaiser son
fils, tandis qu’elle chuchotait des mots doux à Olivia, dont les sanglots peu à peu
s’estompaient.
Les étages défilèrent, pas assez vite pourtant, l’ascenseur faisant même une
halte au deuxième étage. Le couple d’un certain âge rencontré le matin même
pénétra dans la cabine.
En tenue de soirée, robe de star et couverte de bijoux, la vieille dame n’en eut
pas moins une réaction propre à toutes les grands-mères du monde, riches ou
modestes.
— Eh bien, mon petit ange, dit-elle en caressant la joue d’Olivia. Pourquoi tant
de larmes ?
Elle se tourna ensuite vers Owen qui continuait de sangloter doucement.
— Olivia s’est sûrement enfoncée quelque chose dans le nez, expliqua Seth,
tendu, les yeux rivés sur les étages défilant au-dessus de la porte de l’ascenseur.
Nous filons aux urgences.
Comme si elle sentait l’angoisse de son père, Olivia enfouit son petit visage
dans le cou d’Alexa.
La grand-mère regarda alors son mari et tous deux soudain échangèrent un
clin d’œil. Le vieil homme, vêtu d’un smoking, se pencha sur Olivia.
— Que caches-tu donc là, petite fille ? demanda-t-il.
Il glissa une main derrière l’oreille de la fillette, avant de la retirer avec un geste
théâtral. Dans sa paume, brillait un bouton de manchette en or.
Ecarquillant les yeux, Olivia regarda autour d’elle, et à cet instant, profitant de
la distraction de l’enfant, la grand-mère enfonça le doigt dans la narine de la fillette.
Un bouton blanc en tomba et atterrit dans la main de la vieille dame.
Ils restèrent tous un instant interdits, les yeux fixés sur l’objet du délit. Puis Seth
porta la main à sa poitrine, comme s’il venait de découvrir quelque chose. A son
tour Alexa comprit : c’était un bouton de la chemise de Seth. Ils n’avaient même
pas remarqué qu’il en avait perdu un.
La surprise passée, Seth jeta le bouton dans sa poche.
— Elle a dû le décrocher quand je l’ai prise dans mes bras, à la piscine.
Médusée, Alexa regarda avec admiration le couple.
— Comment avez-vous fait ?
— L’expérience, mon enfant, répondit le vieil homme avec fierté, tout en
resserrant son nœud papillon. Vous finirez par connaître tous ces trucs, vous aussi,
un jour…
Et dans un tourbillon de diamants et de parfum de luxe, le couple sortit de
l’ascenseur, à l’étage du restaurant gastronomique, la laissant seule avec Seth.
Puis les portes se refermèrent. Elle s’adossa à la cloison de la cabine, comme
vidée, alors que Seth appuyait sur le dernier bouton, pour rejoindre leur suite.
Devant la porte, il posa une main sur la nuque d’Alexa.
— Merci.
— Merci pour quoi ? Je ne vous ai pas été d’une grande utilité.
— Merci d’avoir été là, simplement. Gérer ces deux petits monstres est plus
compliqué que piloter un jet dans la tempête, dit-il en se massant le front. Ma
famille me reproche toujours de ne pas savoir demander de l’aide. Je reconnais
pourtant sans mal que vous me rendez la tâche bien plus facile.
Son regard émeraude autant que ses paroles lui réchauffèrent le cœur. Après
son lourd passif avec les hommes, elle n’avait plus guère confiance en elle. Mais à
cet instant, les paroles de Seth lui firent l’effet d’une résurrection. Pour la première
fois depuis longtemps, peut-être depuis toujours, elle se sentit appréciée pour ce
qu’elle était, en tant qu’être humain.
— Rien de plus normal, mais merci, dit-elle.
Un instant, elle crut qu’il allait l’embrasser. Elle sentit ses lèvres frémir à cette
perspective, mais il baissa les yeux et se pencha sur les enfants.
— Allons nous changer, dit-il avec gaieté. Il faut nous préparer avant de sortir.
Elle demeura immobile l’espace de quelques fractions de secondes, avant de
reprendre ses esprits… Sortir ? Elle était lessivée, et se sentait vulnérable comme
jamais. Pourtant passer la soirée dehors avec Seth et les enfants était une idée
tellement tentante. Comme l’homme lui-même. Et à vrai dire, elle n’avait pas le
choix.
Elle s’arrangerait pour étouffer en elle cette appréhension mêlée d’impatience.

* * *
La soirée fut inoubliable.
Seth avait tout planifié, à commencer par un délicieux pique-nique dans un
parc, aux abords du port. Les enfants s’amusèrent comme des fous, ayant
apparemment tout oublié de leur mésaventure.
Une calèche réservée par Seth les emmena ensuite faire le tour du centre
historique, sous le ciel rose du crépuscule. L’heure du coucher pour les enfants
approchant, elle crut d’abord qu’ils allaient ensuite rentrer à l’hôtel, mais de toute
évidence Seth avait d’autres plans. Il demanda au cocher de prendre la route du
bord de mer et les jumeaux finirent par s’endormir dans leurs bras, bercés par le
clip-clop des sabots du cheval sur le bitume.
Ce fut une nuit de rêve, digne de Cendrillon… Cendrillon, comme chacun le
sait, ne devant jamais oublier de consulter sa montre. Mais en côtoyant pour
quelques heures, quelques jours seulement, cette famille tellement attachante, elle
ressentit ce soir-là autant de bonheur que de frustration, de regrets que de
nostalgie.
Car cette famille n’était pas, et ne serait jamais, la sienne.
Mais rien ne devait gâcher ce moment. Et peu importe si le cocher ne soit pas
en livrée et reste vissé à son lecteur MP3. Au contraire même. Elle apprécia
l’intimité que cela lui procura, avec Seth.
Dans les bras de son père, Olivia dormait à poings fermés, en toute confiance.
L’affection qui unissait Seth à ses enfants était évidente et il tenait son rôle de père
à la perfection. Mais en dépit du plaisir qu’elle trouvait à jouer le rôle de la mère
des jumeaux, elle ne pouvait perdre de vue la vraie raison de sa présence ici. Ni le
fait que Seth Jansen était un homme d’affaires intraitable, connu pour ses
exigences et sa rigueur.
Elle savait qu’il avait envie d’elle. Serait-il pervers au point d’utiliser ses
enfants pour la garder près de lui ? Elle repensa à son regard, à la piscine. Un
regard insistant, avide, d’un érotisme torride.
Excitant.
Il fut un temps où elle n’aurait jamais osé se montrer en maillot… Par crainte
que les autres ne découvrent son secret, à cause de ses propres complexes. Elle
était parvenue à dépasser cela. A être plus ou moins en paix, avec elle-même.
Mais alors que les circonstances la menaient à envisager la possibilité d’une
certaine intimité avec une autre personne, elle appréhendait de partager ce qu’elle
gardait soigneusement enfoui. Et de devoir expliquer le pourquoi de ces profondes
vergetures…
Car même si elle avait réussi à colmater les brèches de son âme, sa chair,
elle, conservait les traces de ses blessures adolescentes.
— Votre réunion s’est bien passée ? demanda-t-elle à Seth, en serrant Olivia
contre son cœur.
— Nous avons bien avancé. Je suis sur le point de décrocher ce contrat.
— S’il n’a pas encore mis un terme aux négociations, c’est plutôt bon signe,
remarqua-t-elle.
— C’est aussi mon avis, dit-il avant qu’un éclair ne traverse son regard. A vous
voir toutes les deux, au bord de la piscine, j’ai eu l’impression que vous vous
entendiez bien, avec Victoria…
Elle manqua suffoquer au souvenir des regards qu’il lui avait lancés alors. Et
de son baiser, hier soir. Heureusement, une brise légère soufflait de l’océan, jouant
avec ses cheveux… comme il l’avait fait, avec ses doigts.
Nerveuse, elle écarta une mèche sur sa joue.
— Je n’arrive pas à considérer ce séjour comme du travail, en fait, je me
croirais presque en vacances, avoua-t-elle.
— Ne culpabilisez pas. Vous veillez sur les jumeaux. Je suis bien placé pour
savoir que cela n’a rien à voir avec des vacances.
— Victoria m’a aidée, tout comme vous, dit-elle alors que la calèche marquait
une halte devant une église en pisé. Personne malheureusement n’a pu empêcher
l’incident de la bouillie.
— Grâce au ciel, répondit Seth en riant, Javier est plus décontracté que je ne
l’aurais imaginé.
— Et il a reconnu que cette idée de petit déjeuner avec les jumeaux n’était pas
la meilleure, renchérit-elle en changeant Owen de position. Comment saviez-vous
que ce tour de calèche aiderait les enfants à s’endormir ?
— J’ai moi-même grandi en pleine nature, répondit-il en déposant un baiser
sur le front de sa fille. Je m’efforce de faire découvrir le monde à mes enfants,
quand je le peux.
— C’était une idée merveilleuse, dit-elle en regardant les reflets du clair de
lune sur l’océan. J’aime cette ville.
— Moi aussi, et en toutes saisons…
— Même en hiver ?
Il rit d’un rire joyeux, détendu, pour la première fois peut-être depuis leur
rencontre.
— On voit que vous n’êtes jamais allée dans le Dakota du Nord. L’hiver est
rude là-bas, contrairement à ici. La barbe de mon oncle gelait, en hiver.
— Vous êtes sérieux ?
— Absolument… Il se tut, le regard lointain, perdu dans ses souvenirs. Mes
cousins et moi-même sortions par tous les temps, même au plus fort de l’hiver,
avec des températures bien au-dessous de zéro.
— A quoi occupiez-vous vos loisirs ? l’interrogea-t-elle, avide d’en apprendre
plus sur cet homme mystérieux.
— Rien de bien extraordinaire, motoneige, randonnée, balades à cheval. Puis,
un jour, j’ai découvert le plaisir de voler… Il se tut avant de conclure, avec un
haussement d’épaules.… Et voilà où cela m’a mené.
Il y avait, sans doute, beaucoup plus à dire sur cet homme débarqué d’une
exploitation agricole du fin fond du Dakota du Nord, et devenu multimilliardaire
grâce à sa passion pour l’aéronautique. Elle lui sourit et se perdit quelques
instants dans la contemplation de la foule des anonymes flânant sur la jetée, des
solitaires, des couples enlacés, des familles nombreuses… Elle ferma les yeux,
avec une impression d’ivresse. Comment était-ce possible ? Elle n’avait pas bu la
moindre goutte d’alcool.
— Mais parlez-moi de vous, dit-il d’une voix chaude et profonde. Qu’est-ce qui
vous passionnait, adolescente ?
— L’histoire de l’art, si ma mémoire est bonne, répondit-elle, évasive.
— Pourquoi l’histoire de l’art ?
— L’obsession de la beauté, j’imagine.
La conversation prenait un tour dangereux. Tout ce qui la rapprochait un peu
trop de son passé l’était. Avisant un trois-mâts ancré au port d’où provenaient des
cris de joie et une musique endiablée, elle saisit l’occasion de faire diversion.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle en le pointant du doigt.
Il hésita un moment, comme s’il n’était pas dupe de cette manœuvre grossière.
— Un bateau de pirate. Le Corbeau Noir. Ils organisent à bord toutes sortes
de fêtes, pour les enfants comme pour les adultes. Les gens se retrouvent ici
déguisés pour des bals costumés.
— Je vous imagine bien, en pirate, sans cette cravate que vous êtes toujours
en train de dénouer comme si elle vous étranglait, pire qu’une corde de potence.
— Tiens, vous avez remarqué ?
Elle ne dit rien, se contentant d’un haussement d’épaules.
— Il y a tant de choses que je voudrais apprendre à mes enfants, reprit-il en
désignant le ciel. Comme la Grande Ourse, là. Ou ma constellation préférée, la
ceinture d’Orion…
— Seth Jansen, la tête dans les étoiles… Qui aurait cru ?
— Les étoiles sont très utiles pour un pilote, fit-il remarquer. Certaines m’ont
souvent permis de me repérer lorsque les instruments de navigation tombaient en
rade, lors de mes missions de recherche.
Elle repensa à ce qu’elle avait lu sur lui, sur le Net, lorsqu’elle avait décidé de
lui envoyer une offre de services.
— J’ai vu en effet que vous aviez débuté votre entreprise en effectuant des
opérations de sauvetage.
— En fait, je n’ai jamais arrêté cette activité.
— Vraiment ? s’exclama-t-elle. Je l’ignorais.
Cette information lui avait échappé. Elle aurait pourtant pu lui être utile dans
ses démarches.
— La recherche et le sauvetage étaient mon premier amour. Et ça le reste
aujourd’hui, dit-il avec enthousiasme.
— Dans ce cas, pourquoi avoir choisi les affaires ? demanda-t-elle.
La personnalité de Seth Jansen se révélait bien plus riche, bien plus complexe
que ce qu’elle avait cru.
— L’assistance aux personnes en danger ne nourrit pas son homme. C’est
pour cela que je cherche à me développer…
— Pour pouvoir vous consacrer à l’humanitaire, finit-elle pour lui.
Seth avait-il vraiment toutes les qualités ? Homme d’affaires avisé, père de
famille aimant et attentif, et maintenant philanthrope ? C’était presque trop beau
pour être vrai.
Et elle n’était pas au bout de ses peines.
Il la regarda un long moment, le genre de regard qui ferait fondre n’importe
quelle femme, puis doucement, il vint s’asseoir à côté d’elle. Les effluves de son
eau de toilette l’enveloppèrent, son magnétisme agissant instantanément sur elle.
Et spontanément, naturellement, elle se rapprocha de lui.
Les enfants toujours endormis dans leur bras, ils ne tentèrent rien de plus
déterminant, mais le courant entre eux était évident, presque palpable. Alors il lui
sourit et glissa simplement un bras autour de ses épaules, la serrant contre lui.
Les questions se bousculaient dans son esprit. Jusqu’où était-elle prête à aller,
avec cet homme ? Sur le plan privé, et sur le plan professionnel ? Devait-elle
prolonger son séjour, comme il le lui avait demandé ? Et que devenait son projet
de signer un contrat avec son entreprise… ?
Et puis, il y avait les jumeaux qui manifestement restaient sa priorité. Olivia et
Owen avaient beaucoup de chance. Elle-même portait les cicatrices d’une enfance
saccagée. Et elle gardait en elle une peur viscérale de s’engager dans une
nouvelle relation. De trop s’exposer en partageant ses secrets. Et son corps.
La calèche à ce moment s’arrêta devant leur hôtel et elle cessa de s’interroger.
Sans avoir pris de décision sur ce qu’elle allait faire.

* * *
De retour dans leur suite, Seth alluma la chaîne stéréo et choisit une station
diffusant de la musique classique, pour bercer les jumeaux. Après leur balade en
calèche, Olivia et Owen étant trop endormis pour un bain, il aida Alexa à les
changer, puis ils les couchèrent…
Le laissant ainsi seul avec elle. Et parfaitement réveillé.
Cette soirée lui avait fourni l’occasion d’en apprendre plus, sur elle, non sur la
femme d’affaires, mais sur la femme tout court. Et il ne pouvait se défaire d’un réel
sentiment de culpabilité. Alexa avait sa vie, une société à gérer, et un grand cœur.
Elle pensait encore, à tort, pouvoir le convaincre de signer avec elle pour ses
prestations.
Il se devait d’éclaircir ce point une fois pour toutes. Avant que les choses
n’aillent plus loin.
S’il voulait la retenir à Saint-Augustine, c’était uniquement parce qu’il avait
envie de faire l’amour avec elle, ici, loin de Charleston. Quelque chose de
purement sexuel, qui ne l’engagerait ni lui ni elle. Il n’avait pas le temps ni l’envie,
pour une relation amoureuse. Surtout, il ne prendrait jamais le risque de faire vivre
aux jumeaux le traumatisme d’une nouvelle séparation.
Passant une main dans ses cheveux, il soupira. Il n’avait pas le choix. Il devait
se montrer honnête avec Alexa. Il le lui devait bien. Ne serait-ce que pour la
patience dont elle faisait preuve envers les enfants. Elle déployait des trésors de
tendresse avec les jumeaux, pour lesquels manifestement elle éprouvait une réelle
affection. Il l’avait vue à l’œuvre, dans la calèche, alors qu’ils se promenaient tous
les quatre… Comme une vraie famille.
Il fronça les sourcils, morose soudain, puis se tourna vers le salon. Elle était là,
à quelques mètres, pieds nus, et l’observait.
— Vous avez évoqué la possibilité de prolonger notre séjour, un peu plus tôt.
Pouvez-vous être plus précis ? demanda-t-elle.
Il aurait dû se réjouir. Apparemment, il avait gagné. Elle était sur le point
d’accepter de rester quelques jours encore, ici, avec lui.
Pourtant, il n’éprouva aucune satisfaction à être parvenu à ses fins. D’abord, il
devait lui parler, avec franchise.
— En réalité, le plan a changé. Je ne rentrerai pas à Charleston demain matin.
— Vous restez ici ? s’étonna-t-elle.
Il regarda les enfants, soucieux de ne pas les réveiller, et entraîna Alexa dans le
salon, fermant la porte de la chambre derrière eux.
— Pas exactement, répondit-il en l’invitant à s’asseoir sur le canapé, lui-même
prenant place à côté d’elle. Demain, Javier et moi allons poursuivre les
négociations sur l’île de Medina. Il a insisté pour me faire visiter les infrastructures
aéroportuaires et discuter avec moi de la faisabilité de nouveaux systèmes de
sécurité.
— Voilà une excellente nouvelle, pour vous, dit-elle avec un sourire radieux.
Elle semblait sincèrement heureuse pour lui et cela ne fit que décupler sa
culpabilité.
— J’ai besoin d’être franc avec vous, Alexa…
— Je vous écoute, dit-elle, le regard subitement méfiant.
— Je veux que vous m’accompagniez sur l’île du roi…, murmura-t-il.
Il hésita puis, saisissant son menton, il effleura ses lèvres avec les siennes,
déclenchant instantanément un feu d’artifice entre eux.
— … Je ne vous fais pas cette requête pour les enfants, reprit-il. Mais parce
que j’ai envie de vous. Et avant que vous n’abordiez le sujet, oui, j’ai bien l’intention
de vous introduire auprès de certaines de mes relations d’affaires, comme je vous
l’ai promis. Et je vous écouterai également me faire l’exposé des prestations et de
la politique tarifaire de votre entreprise, afin de vous donner mon avis et
éventuellement des conseils… Mais je ne peux pas vous promettre plus.
Sa conscience était donc soulagée, à présent. Triste consolation. Car il aurait
réellement aimé pouvoir faire plus pour elle et pour sa société.
A mesure qu’elle assimilait ses paroles, il vit son visage se décomposer.
— Je… Elle toussota et poursuivit. Si je comprends bien, je ne signerai donc
pas de contrat avec Jansen Jets, peu importe ce que je dirai.
— J’en ai bien peur, en effet. Votre entreprise n’est pas assez importante. Je
suis désolé.
Elle inspira profondément puis se mordilla la lèvre, avant de redresser la tête.
— Inutile de vous excuser. C’est à peu de chose près ce que vous m’avez
affirmé, le premier jour de notre rencontre. Et je suppose que je n’ai pas voulu
l’entendre.
— La façon dont votre entreprise se développe est encourageante, ma
réponse aurait pu être différente, dans un an…
Il se mit à s’imaginer, la retrouvant une année plus tard. Les jumeaux auraient
grandi, l’amertume de son divorce se serait atténuée, en lui.
— Bien. Dans ce cas, je vais rentrer.
Etait-ce de la colère ou du regret, qui traversa son regard ? Plutôt du regret, lui
sembla-t-il. Et il n’allait pas laisser passer l’occasion de profiter de ce petit
avantage.
— A moins que vous ne m’accompagniez sur l’île. Juste pour le week-end.
Elle fronça les sourcils, visiblement en plein dilemme, puis elle le regarda et
répondit avec dédain :
— Vous pouvez vous permettre de prendre vos week-ends, mais Bethany et
moi travaillons sept jours sur sept. Et j’ai déjà pris deux jours de congé. Dans
l’espoir de décrocher un marché que vous n’avez jamais eu l’intention de me
donner. Je ne peux me décharger de mes responsabilités sur elle plus longtemps.
— J’ai bien l’intention de vous faire profiter du réseau de mes connaissances,
ainsi que de vous aider à peaufiner votre dossier. Bon sang, je veux juste me
montrer honnête envers vous…
Il voulut desserrer un peu sa cravate autour de son cou, avant de réaliser qu’il
s’en était déjà débarrassé.
— … Si Bethany doit faire appel à quelqu’un pour vous remplacer, durant ces
quelques jours, je paierai tous les frais et salaire.
— Vous me payez déjà suffisamment comme cela, là n’est pas la question,
répondit-elle avec un haussement d’épaules.
— Peu importe. J’ai besoin de vous… pour les enfants, Alexa…
— Vous voulez que je reste pour les jumeaux ? demanda-t-elle en croisant les
bras, sur la défensive.
— Ce n’est pas aussi simple. En fait, je ne peux pas dissocier mes enfants de
ce qui se passe, entre nous. Ils font partie de moi. Et ils ont déjà été suffisamment
perturbés comme cela, par le passé. Je m’efforce de leur apporter toute la stabilité
possible.
— Je comprends, mais ils ne me connaissent que depuis deux jours et d’ici
peu, je disparaîtrai de leur vie, dit-elle d’un ton sec.
Elle marquait un point. L’idée que les jumeaux puissent trop s’attacher…
Secouant la tête, il refusa de se laisser distraire. Son plan pour le week-end était
sûr. En douter ne ferait que compliquer plus encore les choses.
Il dénoua ses bras croisés et prit ses mains entre les siennes.
— Je sais que Owen et Olivia sont heureux, avec vous.
— Je les adore, avoua-t-elle, avec chaleur, et regret aussi. Mais même si
j’accepte votre proposition, il n’empêche que je sortirai de leur vie, dès notre retour
à Charleston.
— Peut-être. Ou peut-être pas…
Mais à quoi pensait-il ? Pourquoi cette réflexion. Encore une minute plus tôt, il
pensait sexe et plaisir, ici et maintenant, écartant catégoriquement l’éventualité de
s’engager dans une relation.
— Je ne me sens pas prête pour entamer une relation, dit-elle, évoquant à voix
haute ce que lui-même pensait tout bas. Et à vrai dire, je suis plutôt déçue de
l’issue… professionnelle de cette escapade.
Au moins étaient-ils sur la même longueur d’ondes, se fit-il la réflexion. Tous
les espoirs étaient donc permis.
— Dans ce cas…, dit-il en prenant son visage entre ses mains. Plutôt qu’une
relation, pourquoi pas une… aventure ?
— Une aventure ? répéta-t-elle, manifestement perplexe. Une aventure. Pas de
promesses, pas d’exigences. Rien que le plaisir ?
Ce seul mot dans sa bouche eut un effet immédiat sur lui. Un effet radical. Le
désir l’envahit avec une violence inouie. Si elle parvenait à le troubler aussi
aisément juste en paroles, de quoi serait-elle capable avec ses mains, avec son
corps ?
— C’est exactement cela, dit-il, la gorge serrée. Nous pourrions reprendre là
où nous en étions, hier soir…
Et il attendit sa décision. Plein d’espoir. Ce qui était d’autant plus fou qu’il ne la
connaissait que depuis quelques heures. Alors elle sourit, pas un sourire vrai et
plein, plutôt un sourire suggérant l’éventualité d’une possibilité. D’un peut-être…
Elle approcha une main de son torse, hésitante, comme si elle n’en finissait
pas de s’interroger. Le poids de sa main, poids plume sur son cœur, ne faisant
qu’accroître son désir.
Elle le dévisagea avec intensité, ses yeux encore empreints de réserve.
— Et pour combien de temps… ?
Il s’empara de sa main et porta son poignet à ses lèvres, son pouls
s’accélérant sous ses baisers.
— Pour le week-end…
Ou plus, si affinités, ce dont il ne doutait pas. Il n’en savait rien pour l’instant. En
revanche, il était certain d’une chose. Il avait envie d’elle. Maintenant.
-6-

Alexa s’abandonna à l’intensité de l’étreinte de Seth. Il était si fort, si sûr de lui.


Depuis le premier regard, elle aspirait à la chaleur de ses mains, sur sa peau.
Evidemment, elle regrettait de voir s’envoler la possibilité de compter Jansen Jets
parmi ses clients. D’une certaine façon pourtant, elle était soulagée. L’annulation
de leurs rapports professionnels la libérait, lui donnant pour ainsi dire le feu vert
pour aller plus loin dans l’attirance qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre.
Si elle se plaisait à attribuer la puissance de ce désir à de longs mois
d’abstinence, elle devait cependant admettre ne jamais avoir éprouvé rien de tel,
jamais, pour aucun autre homme. Elle avait envie de lui à la folie. Et pire, elle n’en
pouvait plus de l’attendre. Et pour un peu, elle se jetterait sur lui.
Elle n’avait jamais eu une vie sexuelle très active, même à l’époque de sa
jeunesse dorée, où elle écumait les soirées branchées et multipliait les rencontres.
Avant son mari, elle ne s’était donnée qu’à deux hommes. En fait, depuis Travis,
aucun amant n’avait eu accès à son lit. Il lui avait toujours fallu de longs mois de
fréquentation, de nombreux rendez-vous, avant qu’elle ne cède à un homme. Son
désir pour Seth était donc une grande première pour elle. Elle n’était pourtant pas
vraiment prude, mais plutôt réservée.
En réalité, c’était peu dire que la perspective d’une aventure avec Seth la
tentait, plus encore maintenant qu’elle avait abandonné tout espoir d’inscrire
Jansen Jets dans son fichier clients.
Elle pressa sa joue contre sa main. En guise de réponse, un son âpre et mâle
s’échappa de la gorge de Seth, la faisant vibrer de plaisir.
Il approcha ses lèvres de son cou et la couvrit de baisers. La chaleur de sa
bouche sur sa peau la fit tressaillir. Dans un geste de total abandon, elle renversa
sa tête en arrière.
D’une main volontaire, il écarta ses cheveux et caressa son dos, jusqu’au
creux des reins, puis, en quelques gestes experts, il dénuda ses épaules. Les yeux
creux des reins, puis, en quelques gestes experts, il dénuda ses épaules. Les yeux
clos, elle sourit au contact râpeux de sa barbe naissante sur sa peau rendue
ultrasensible par ses caresses.
Elle sentait tous les efforts qu’il déployait pour maîtriser son désir, combien il
lui coûtait d’exécuter chaque geste avec lenteur. Une lenteur qui la mettait elle-
même au supplice.
Comme pour lui faire comprendre l’urgence de son propre désir, elle l’enlaça,
plantant ses ongles dans le coton de sa chemise et l’attira contre elle. Sa réaction
fut immédiate. En un quart de seconde il fut debout et l’emporta dans ses bras.
Elle noua les mains à sa nuque et blottit son visage dans le creux de son cou. Mais
tandis qu’elle se laissait porter une pensée la traversa. Importune. Une pensée lui
intimant l’ordre de fuir les baisers et les étreintes de cet homme bien trop
séduisant. Mais une pensée fugace, aussitôt balayée par un désir puissant, un
désir qui l’encourageait à aller jusqu’au bout. Et sans doute était-ce le seul moyen
pour se libérer de l’envoûtement que cet homme exerçait sur elle. Elle pourrait
ensuite reprendre le cours normal de sa petite vie bien rangée et sous haute
sécurité.
Seth s’engouffra dans sa chambre et la déposa avec délicatesse sur le lit, puis
il recula d’un pas et commença à déboutonner sa chemise qui, en deux secondes
à peine, alla s’échouer à ses pieds. Puis il défit sa ceinture, visiblement excité par
son regard sur lui, la lueur de la lampe de chevet projetant une lumière bronze sur
son corps.
Puis ce fut l’écho tranchant de la fermeture Eclair… Et si elle avait encore des
doutes, ce qu’elle vit suffit à la rassurer. Il la désirait autant qu’elle le désirait. Elle
frémit en regardant son sexe dressé devant elle. Seth était beau, on l’aurait dit
sculpté par les dieux et pour cette nuit, il était à elle, tout à elle…
Mais alors qu’elle le dévorait des yeux, un malaise l’envahit peu à peu. Si elle
avait réussi à décimer les démons de son adolescence, son corps portait encore
les stigmates de sa souffrance. Les crises successives d’anorexie et de boulimie
avaient bien failli avoir raison d’elle.
Tendant le bras, elle éteignit la lampe, priant en silence pour qu’il ne s’en
étonne pas… Elle ne voulait pas avoir cette conversation maintenant. L’obscurité
se fit dans la chambre, atténuée par des traits de lumière projetés par la pleine
lune. Puis elle retint son souffle et, grâce au ciel, Seth ne dit rien. Dans la
pénombre, à son froncement de sourcils, elle nota cependant une certaine surprise
sur son visage.
Nerveuse, elle s’assit puis retira son chemisier et libéra ses cheveux. Seth
alors approcha et se pencha sur elle, ses doigts sur le premier bouton de son
pantalon de toile. Il hésita, ses yeux l’interrogeant, attendant son consentement.
Elle enfouit alors ses mains dans ses cheveux et attira sa bouche contre la
sienne. Elle entrouvrit les lèvres et noua sa langue à la sienne, avant de se perdre
dans ce baiser, notant à peine quand il lui ôta son pantalon et dégrafa son soutien-
gorge.
Elle tressaillit au contraste de la fraîcheur de l’air avec la chaleur de son corps
musclé, la tension grandissant en elle. L’envie d’aller plus loin. Plus vite. Elle
s’agrippa à ses épaules, chuchota son impatience et des mots de désir, mais il ne
s’empressa pas pour autant.
Il couvrit son cou de baisers, puis embrassa ses seins, longuement, avec
application, avec sa langue, avec ses dents. Elle laboura son dos de ses ongles,
sentant sous ses doigts toute sa puissance.
Elle gémit au contact de sa main s’insinuant entre leur corps, descendant sur
son ventre. Il ralentit sa caresse, s’arrêtant sur son nombril.
— J’ai cru perdre la tête, lorsque j’ai vu ton nombril, mis à nu par ce maillot de
bain au décolleté hyper sexy. Depuis, je ne cesse d’y penser. Le toucher,
l’embrasser. Te toucher, t’embrasser.
— Ne pense plus, je t’en supplie, supplia-t-elle, n’en pouvant plus de sa
tendresse, voulant autre chose.
Mais il poursuivit ses tendres supplices, jusqu’à lui faire presque perdre la tête,
à force de caresses. Elle entoura alors ses jambes aux siennes, attirant son corps
contre le sien, voulant son sexe contre elle. Ce qui accrut son désir et sa
frustration. Car il ne fit rien, lourd sur elle, il léchait maintenant ses cuisses, puis
l’intérieur de ses cuisses.
Les effluves de son après-rasage se mêlaient au parfum de son shampoing et
de leurs étreintes, pour une odeur éminemment sexuelle. Troublante et affolante. A
cet instant, il s’écarta d’elle, aussitôt elle exprima son mécontentement par un
gémissement.
— Chut, dit-il, pressant un doigt sur ses lèvres. Juste une seconde.
Il plongea la main dans le tiroir de la table de chevet, pour en ressortir une
boîte de préservatifs. Elle remercia le ciel pour sa prévoyance. Et peu importe qu’il
ait anticipé ce moment, comme s’il était évident qu’il devait arrivé. Ils étaient là, et
c’était bien là le seul endroit du monde où elle avait envie d’être, à ce moment.
Puis elle cessa de penser et se concentra sur la pression de son sexe entre
ses cuisses avant qu’il ne plonge en elle. Plus dur, plus long qu’elle ne s’y attendait.
Elle referma les jambes autour de ses hanches, s’ouvrant à lui, toute à la sensation
de l’avoir en elle.
Lentement, il roula sur le dos, l’entraînant ainsi sur lui, et elle se retrouva à le
chevaucher, l’attirant jusqu’au plus profond de son corps. Elle vit son regard
s’embraser, et il agrippa sa taille, sans la quitter des yeux.
Mais bientôt, elle dut fermer les siens, tant les sensations étaient fortes, alors
qu’il allait et venait en elle, élevant son désir à un tel degré d’intensité qu’elle
enfonça ses ongles dans son torse, perdant toute raison, dans un besoin
frénétique de prolonger cette voluptueuse invasion et en même temps aspirant à la
délivrance.
Elle n’aurait pas cru cela possible, venant d’elle. Une telle perte de contrôle, un
tel déchaînement de ses sens. Elle pensait connaître son corps et tous les plaisirs
à attendre d’un amant. Mais rien ne pouvait se comparer à ceci… à cet
embrasement.
De nouveau, Seth la fit basculer et se retrouva sur elle, ses assauts
s’accélérant, son sexe l’emplissant, la tourmentant, encore et encore, jusqu’à…
Ce fut une implosion, une explosion de sensations. Un feu d’artifice aveuglant.
Seth posa sa bouche sur la sienne, dévorant ses gémissements et ses cris de
plaisir. L’orgasme la transperça, véritable séisme qui se prolongea en de
délicieuses répliques, ondes de choc sublimes. Il roula sur le côté et ramena les
draps sur eux avant d’embrasser son front avec tendresse. Contre ses seins, elle
pouvait sentir le martèlement de son cœur, aussi rapide et désordonné que le sien.
Que s’était-il passé ? Quel était ce miracle ?
Jamais elle n’avait ressenti un tel plaisir.
Et alors que les ultimes pulsations de l’extase la parcouraient, soudain, elle prit
peur. Car déjà, elle le voulait encore. Et c’était trop. Cela allait trop loin. Elle devait
prendre ses distances et penser à se protéger. Acquérir son indépendance après
le divorce ne s’était pas fait sans mal. Elle ne pouvait se permettre de s’attacher
une fois de plus à quelqu’un. De désirer autant un homme. Peu importait la beauté
de l’orgasme.
Elle écouta Seth respirer et peu à peu recouvrer son souffle, alors elle
s’arracha à ses bras, éprouvant le besoin de réfléchir à ce qui venait de se
produire. Elle descendit doucement du lit et attrapa son chemisier et sa petite
culotte, la peau encore électrisée par l’intensité de cette étreinte. Puis elle ouvrit la
porte de la chambre, le cœur empli de regrets. En proie au doute aussi.
— Tu t’en vas ? demanda-t-il à mi-voix, depuis le lit.
Elle se tourna vers lui, en s’efforçant de garder la tête haute.
— Je retourne dans ma chambre pour la nuit.
Ainsi allongé, dans ce grand lit à baldaquin orné de boiseries anciennes, il
ressemblait à un prince… Elle secoua la tête, se moquant d’elle-même et de son
imagination. Ridicule.
— Ah ah, dit-il en glissant les mains derrière sa nuque. Tu ne veux donc pas
dormir avec moi…
— Si, je le veux…
Et Dieu sait combien elle en avait envie.
— Heureux de l’apprendre. Je ne manquerai pas de te le rappeler, lors de
notre week-end.
Et en un clin d’œil, il se leva et la rejoignit. Il l’embrassa, un seul baiser,
déterminé, un peu comme s’il voulait laisser son empreinte sur elle.
Mais elle la portait déjà sur elle. Et en elle. Dans son corps, dans sa tête.
— Passe une bonne nuit, Alexa, murmura-t-il en s’écartant. Nous partons tôt,
demain matin.
Et il referma lentement la porte de sa chambre, la laissant seule, au milieu du
salon, prête à céder de nouveau aux feux de la passion que cet homme avait
allumés en elle.

* * *
Le ciel était tout illuminé de sillons mauves et roses, en cette journée
naissante. Alexa se pencha pour admirer le spectacle. Derrière le hublot, l’océan
Atlantique déroulait son immensité turquoise, et au loin, un petit point. Une île. Leur
destination.
S’étant réveillés en retard, elle et Seth n’avaient pu avoir une conversation. En
réalité, dans la précipitation, à peine s’ils avaient échangé quelques mots. Ils
avaient habillé les enfants en toute hâte avant de se précipiter dans le hall, une
petite poignée de secondes avant l’arrivée de la limousine qui devait les emmener,
avec Javier et sa femme. Elle avait mis à profit le trajet jusqu’à l’aéroport pour
prendre des nouvelles de Bethany, enchantée à la perspective de nouveaux
contacts. Son associée l’avait rassurée. Tout se passait bien apparemment à
Charleston.
Une fois à bord du jet, et quand bien même le vol ne durait pourtant qu’une
demi-heure, on leur avait servi un savoureux petit déjeuner. Tout semblait
parfaitement normal, excepté qu’elle se sentait fébrile, encore bouleversée de ce
qui était arrivé entre elle et Seth, la nuit dernière.
Et inquiète de ce qui arriverait, une fois sur cette île isolée du monde, durant le
week-end.
Elle tourna les yeux vers la porte menant au cockpit. Seth était aux
commandes, Javier à ses côtés, à la place du copilote. Elle se remémora leurs
étreintes, n’en omettant aucun détail, rougissant au souvenir de ce plaisir fulgurant
qui l’avait submergée. Elle avait peur. Où la mènerait tout ceci ? Elle n’avait pas la
réponse, mais savait une chose. Elle ne pouvait se résoudre à fuir. Pas encore.
— Tous deux sont de farouches solitaires, remarqua à cet instant Victoria, face
à elle, mais je suis certaine qu’ils feront de grandes choses, ensemble.
— J’en suis sûre, répondit Alexa.
Solitaire ? A aucun moment elle n’avait considéré Seth sous cet angle. Il
renvoyait plutôt l’image typique du businessman autoritaire et distant. Excepté en
présence de ses enfants. Avec eux, il était un autre homme, tendre, rieur, inquiet.
Quant à Seth l’amant, eh bien il était tout simplement sublime, pensa-t-elle en
croisant les mains avec nervosité.
— Tout va bien ? demanda Victoria avec gentillesse.
— Oh ! Oui, désolée, je dois vous paraître bien silencieuse, s’excusa-t-elle, se
voyant mal expliquer à Victoria ses préoccupations. C’est juste que j’ai un peu de
mal à réaliser… Nous nous apprêtons à être accueillis dans une résidence royale,
avec des enfants en bas âge.
— Un roi déchu, précisa la femme de Javier. Et un grand-père très affectueux.
Mais si cela peut vous réconforter, sachez que le roi est absent actuellement. Il se
trouve sur le continent, pour subir quelques examens de contrôle, suite à une
opération. Nous serons seuls sur l’île, excepté le personnel et les agents de
sécurité, bien sûr. Les jumeaux ne manqueront de rien là-bas. Il y a même une
baby-sitter à plein temps.
— Aucun membre de la famille royale n’est donc présent sur l’île en ce
moment ? Pas d’autres enfants ?
— Personne. Chacun mène sa vie ailleurs. Mais depuis que la famille s’est
réconciliée, les enfants Medina viennent régulièrement en vacances, voir leur père.
— D’où un trafic aérien plus important, en conclut Alexa.
— Et un besoin de mesures de sécurité accru, renchérit Victoria.
Ce qui expliquait l’intérêt de Javier pour Jansen Jets. Et la détermination de
Seth à décrocher ce qui serait pour lui le contrat du siècle, en tout cas de sa vie,
puisque cela lui permettrait de se consacrer à sa passion, la recherche et le
sauvetage des personnes.
— Ce doit être terriblement éprouvant, de devoir toujours veiller à sa sécurité,
y compris pour de simples vacances.
— Les médias se sont un peu calmés, expliqua Victoria. Mais les Medina ne
sont jamais à l’abri de paparazzi zélés. Même les parents éloignés sont astreints à
la plus grande vigilance et doivent faire preuve de discrétion.
Mal à l’aise, Alexa se contenta de hocher la tête, se souvenant de son propre
père. Craignant qu’on enlève sa fille unique, craignant surtout de devoir verser une
rançon si cela se produisait, il avait tellement protégé Alexa du monde extérieur,
qu’il en avait fait une prisonnière.
— Bien sûr, dit-elle. Aucune confidence à la presse.
— Leur cousine Alys est toujours persona non grata sur l’île, depuis qu’elle
s’est confiée à un journaliste. Elle vit aujourd’hui en Amérique du Sud. Une double
peine en quelque sorte, un exil dans l’exil.
— C’est triste, répondit Alexa, avec un pincement au cœur en pensant à ses
propres relations avec ses parents.
Un long silence s’ensuivit, et lorsque Alexa releva la tête, elle surprit le regard
perplexe de Victoria. Un regard posé sur sa main. Aussitôt, elle serra le poing
autour de sa serviette. Inconsciemment, elle était en train d’essayer d’effacer une
tache, sur le plateau en argent devant elle. Elle avait également aligné ses couverts
au centimètre près et même réuni miettes et sucre en un petit monticule bien net.
Penaude, elle esquissa un sourire.
— Oh ! Quand je suis nerveuse, il faut toujours que je nettoie autour de moi…
— Il n’y a pas de raison de vous inquiéter, tenta de la réconforter Victoria, en
posant sa main sur la sienne. Ce séjour se passera bien.
Facile à dire. Car c’était une chose de travailler pour les riches, c’en était une
autre de se retrouver de plain-pied dans une opulence qui, autrefois, avait bien
failli lui coûter la vie. Mais elle avait donné son accord pour ce week-end. Pour les
enfants… comme pour le reste, d’ailleurs.
Par le hublot, elle regarda approcher ce petit bout de terre à la dérive, au
milieu de l’océan. De nombreux palmiers se dressaient au-dessus de la canopée
d’une végétation luxuriante. On apercevait une dizaine de petits bâtiments formant
un demi-cercle autour d’un édifice blanc, plus imposant.
Une cour entourait la résidence du roi, face à l’océan, et l’on distinguait une
piscine aux eaux turquoise. Même à cette altitude, l’immensité du domaine était
évidente, tout à fait royale.
Le jet vira alors que Seth s’alignait sur une piste tracée sur un petit îlot, à
quelques centaines de mètres au large de l’île principale. L’aéroport privé du roi.
Comme l’avion perdait de l’altitude, elle aperçut un ferry, sans doute destiné à les
conduire jusqu’à la résidence.
Elle pensait en avoir terminé avec ce mode de vie, depuis sa rupture avec ses
parents. Elle avait fini par trouver son équilibre à évoluer en dehors de ce monde
de privilèges, connaissant tout des exigences et lubies des riches, mais libérée
elle-même des inconvénients de cette vie.
Pourtant, elle était là. Avait-elle vraiment envie de renouer avec cet univers de
tous les superlatifs ? C’était bien le moment de s’interroger, se dit-elle avec un
haussement d’épaules. Son regard dévia sur Seth. De toute façon, elle ne devait
pas se leurrer, elle n’hésiterait pas devant quelques sacrifices. Car plus que tout,
elle avait envie de cet homme.
Elle laissa échapper un soupir. Rien ne l’obligeait à laisser les événements
décider pour elle. Elle pouvait aussi essayer de prendre le contrôle, lors de leur
prochaine rencontre, au lieu de le suivre les yeux fermés. Et mieux encore, elle
s’arrangerait pour qu’il ne sorte pas indemne de l’expérience… Car en ce qui la
concernait, elle n’était pas remise de ses émotions de la veille.

* * *
La nuit ne faisait que commencer, prometteuse, se félicita Seth.
Javier et lui étaient enfin parvenus à un accord. Et il avait envie de fêter
dignement l’événement. Avec Alexa. En espérant qu’elle soit dans le même état
d’esprit. Il referma la porte de la nurserie où les jumeaux passeraient la nuit, sous
la surveillance de l’une des nounous à résidence.
Un peu plus tôt, il avait tenté de joindre Pippa une nouvelle fois, avec un peu de
chance elle décrocherait et souhaiterait bonne nuit aux enfants. Elle avait répondu,
visiblement pressée, avant d’interrompre la communication, avant qu’il ait une
chance de passer le téléphone à Owen et Olivia. Quelque chose dans leur
conversation sonnait faux, sans qu’il puisse dire quoi.
Probablement était-ce de sa faute. Parce qu’il avait l’esprit ailleurs. Et le corps
aussi. Avec Alexa.
Refoulant ces interrogations, il retrouva les appartements destinés aux invités.
Alexa et lui occupaient deux luxueuses suites. Mais il espérait bien la voir cette nuit
s’endormir dans son lit, entre ses bras, épuisée à force de caresses et de plaisir.
Impatient de la retrouver, il s’avança dans sa suite et se mit à sa recherche. Sa
valise gisait ouverte, sur son lit, mais pas d’Alexa. Il traversa le salon, regarda dans
la cuisine. Toujours rien. Il régnait un silence absolu, rythmé par le tic-tac d’une
horloge, et l’on percevait le grondement de l’océan, par la porte-fenêtre
entrouverte… Alexa. Elle était là, sur la terrasse, perdue dans ses pensées. Le
vent jouait avec sa robe légère, plaquant le tissu vaporeux sur son corps, en
dessinant chaque courbe, chaque contour.
— A quoi penses-tu ? demanda-t-il en venant près d’elle.
Elle ne sursauta pas, comme si elle l’avait entendu approcher. Comme si elle
l’attendait…
— Aux enfants, répondit-elle après quelques secondes. Même si cette nounou
a l’air de très bien savoir s’y prendre, avec eux…
— Mais tu aurais aimé qu’ils pleurent après toi…
— Certainement pas… C’est juste que j’aime me sentir utile et contrôler ma
vie.
— Je connais beaucoup de femmes qui seraient folles de joie à la perspective
d’un après-midi avec une manucure et une masseuse.
— Ne te méprends pas, j’adore être dorlotée comme tout le monde. Et à vrai
dire, je crois que tu as toi aussi besoin de te relaxer… Elle prit un bip sur la table
basse, puis se tourna vers lui en expliquant : La nounou peut nous joindre, en cas
de besoin. Si nous descendions à la plage ? J’ai découvert un endroit magnifique,
où nous pourrons parler.
Parler ? Ce n’était pas vraiment ce qu’il avait imaginé, pour cette soirée avec
elle. Mais à voir son petit menton fièrement relevé, Alexa semblait tenir à cette
escapade au bord de l’océan. Il prit sa main dans la sienne et soudain, au contact
de sa peau un peu rêche, il se promit de tout faire pour qu’elle n’ait plus jamais à
faire le ménage.
Main dans la main, ils prirent le grand escalier blanc menant à la plage. Une
fois en bas, ils se déchaussèrent puis marchèrent pieds nus sur le sable, en
direction d’une cabine de plage, son désir s’intensifiant à chaque pas.
— J’espère que tu as apprécié cette journée, un peu comme des vacances…
— C’est le paradis, répondit-elle en souriant. J’ai eu l’occasion de fréquenter
de somptueux endroits, par le passé, mais une résidence royale, jamais. Grâce à
ce contrat, ton entreprise va connaître une progression spectaculaire.
— C’était le but…
Dans ce cas, pourquoi se sentait-il si… perturbé ? Ils pénétrèrent dans la
cabine où les attendait un plateau, demandé par Alexa. Elle prit place sur l’un des
transats et sourit en désignant le vin, le fromage et le raisin. Toute cette mise en
scène pour… parler ?
Elle rit tout en glissant ses orteils dans le sable et s’empara d’une grappe de
raisin. Une vague, plus forte que les autres, vint lécher ses pieds.
— Oui, le paradis, répéta-t-elle.
— Dans ce cas, pourquoi es-tu si nerveuse ? demanda-t-il en s’asseyant sur le
transat à côté du sien.
— Pourquoi tiens-tu tant à le savoir ?
— A ton avis ? dit-il, avec un regard sans ambiguïté, avant de remplir leur verre
d’un breuvage rouge rubis.
— Victoria prétend que tu es un grand solitaire, dit-elle après une gorgée de
vin.
— Intéressant, se contenta-t-il de remarquer, sans comprendre où elle voulait
en venir.
— Je ne t’avais pas vu sous cet angle, dit-elle. Tu as une si grande famille, à
Charleston… Tu les as appelés à l’aide, quand tu as découvert les jumeaux à bord
du jet.
Une bourrasque à cet instant gonfla la toile de la cabine.
— En fait, j’ai deux cousins, Vic et Paige. J’ai grandi avec eux, dans le Dakota
du Nord, après le décès accidentel de mes parents, répondit-il en prenant son
verre. Leur voiture a quitté la route, lors d’une tempête. J’avais onze ans.
Il but son vin d’un trait, sans l’apprécier, comme s’il s’agissait d’une vulgaire
eau minérale.
— Oh ! je suis tellement désolée, dit-elle en effleurant sa main quand il posa
son verre.
— Il ne faut pas. J’ai eu beaucoup de chance d’avoir une famille pour
m’accueillir… Mes parents étaient modestes, reprit-il après une hésitation. Mais
ma tante et mon oncle n’ont jamais rien dit sur le fait d’avoir une bouche
supplémentaire à nourrir. Enfant, je me suis juré de leur témoigner un jour ma
reconnaissance.
— Ils doivent être heureux de ta réussite…
Il regarda devant lui l’océan à perte de vue, sous le ciel étoilé.
— Malheureusement je n’ai pas eu le loisir de les remercier comme je le
voulais… Fonder mon entreprise m’a pris du temps… Trop de temps.
— Mais enfin, Seth, tu n’as que…
— Trente-huit ans, oui.
— Multimilliardaire à trente-huit ans ! s’exclama-t-elle, son rire l’enveloppant
comme une caresse. Et tu trouves que tu as perdu ton temps ?
— Je n’ai pas tout de suite opté pour ce secteur. Je voulais devenir pilote pour
l’Air Force. J’ai même postulé au corps d’entraînement des officiers à Miami,
avant d’être recalé pour une stupide raison médicale. Bref, je suis rentré, brevet de
pilote en poche et j’ai fait le taxi pour mon cousin vétérinaire, en l’amenant d’une
ferme à l’autre. Puis la famille a décidé de s’installer en Caroline du Sud.
Il pouvait sentir toute son attention, sur lui. Il n’était pas dans son habitude de
parler de lui, mais les mots ce soir venaient tout naturellement.
— Je suis fier de ma réussite, bien sûr, mais seuls mes enfants comptent. Je
veux qu’ils ne manquent jamais de rien, mais je tiens aussi à leur apprendre le
sens des vraies valeurs. Et à leur laisser la liberté de choisir la voie de leur propre
épanouissement.
— Personnellement, dit-elle avec tendresse en prenant cette fois sa main dans
la sienne, je te trouve le plus parfait, le plus gentil, le plus responsable des pères.
Il déposa un baiser dans le creux de son poignet.
— Mais dis-moi, comment la petite fille riche et gâtée a-t-elle acquis une telle
conscience professionnelle ?
Elle laissa échapper un rire empli d’amertume.
— Mes parents ne se sont jamais encombrés de valeurs. Ils ne pensaient qu’à
eux, dépensant leur fortune pour se faire plaisir, sans penser à l’avenir de leur fille.
Mon père a fini par tout perdre. Voilà comment je me suis retrouvée à devoir
travailler pour vivre, comme la plupart de mes semblables. Cela n’a rien de
dramatique.
Il savait que son père avait mal géré les finances familiales et provoqué la
faillite de leur ligne de vêtements de sport. Mais…
— Et ton mariage ?
— Nous avions signé un contrat prénuptial. Les avocats de mon père
craignaient que Travis en veuille à ma fortune. Malgré mes protestations, Travis a
insisté pour signer ce contrat. Elle haussa les épaules et conclut. Ni l’un ni l’autre
ne recevrait de pension alimentaire.
— Et lorsque tu t’es retrouvée sans le sou ? s’offusqua Seth, scandalisé. Il
n’est pas venu à ton aide ? Le salaud…
— Chut, dit-elle en serrant sa main dans la sienne. J’avais signé ce contrat. Et
je n’ai que faire de ta compassion.
— Entendu.
A quoi pensait-elle à cet instant ? Difficile à dire. Il l’avait emmenée sur l’île
avec un objectif, vivre avec cette femme un week-end torride. Et il se retrouvait là,
ce soir, à parler avec elle, à échanger des confidences que pour sa part, il n’avait
faites à personne d’autre. Alexa avait le chic pour faire tomber les barrières… Et il
avait encore beaucoup à partager avec elle. D’un point de vue sexuel. Pour en finir
avec cette attirance qu’il ressentait pour elle.
Il approcha son visage du sien, sa bouche de la sienne, quand elle l’arrêta.
— Stop.
— Pardon ?
— La dernière fois que nous avons fait l’amour, c’est toi qui as mené la danse

Elle se leva et vint sur lui, le chevauchant, la chaleur de ses cuisses le
subjuguant.
— … A mon tour cette fois de prendre la direction des opérations.
-7-

L’esprit confus, Seth eut un moment d’hésitation.


Alexa voulait vraiment faire l’amour avec lui, ici, dans cette cabine de plage,
face à l’océan ? Non qu’il ne s’y oppose bien sûr, mais l’initiative le surprenait,
voilà tout. La nuit dernière, non seulement elle avait refusé de dormir dans son lit,
mais elle avait également tenu à éteindre la lumière.
Pourtant, la détermination avec laquelle elle tira sur les pans de sa chemise ne
laissait aucun doute sur son impatience.
La lune l’enveloppait d’une aura presque sacrée. Elle ne prit pas la peine de
déboutonner sa chemise, elle en arracha littéralement les boutons, les envoyant
voler dans le sable. Visiblement, il avait sous-estimé son esprit aventureux.
Elle entreprit alors de lécher, d’embrasser et de mordiller son torse nu, avec le
même soin qu’il avait mis à dévorer ses seins, la nuit passée.
Il agrippa ses hanches, retroussa sa robe le long de ses cuisses.
— J’apprécie beaucoup ta façon de mener la danse, Alexa, remarqua-t-il,
charmeur.
— Et tu n’as encore rien vu…
Elle emprisonna ses poignets et lui maintint les bras écartés.
— A vos ordres, madame, répondit-il en riant, de plus en plus surpris par son
audace, mais surtout excité par ses promesses.
Elle se pencha sur lui et déposa un baiser furtif sur ses lèvres.
— Tu ne seras pas déçu.
En quelques gestes rapides, elle défit sa ceinture et enfouit sa main dans son
boxer pour le prendre entre ses doigts. Il étouffa un grognement quand elle
commença à le caresser, n’ayant qu’une envie, lui arracher ses vêtements et la
prendre là, tout de suite, à même le sable. Serrant les dents, il se laissa faire,
brûlant de lui infliger le même supplice.
Mais dès qu’il faisait mine de bouger, elle plantait ses dents dans le creux de
Mais dès qu’il faisait mine de bouger, elle plantait ses dents dans le creux de
son épaule ou lui mordillait le lobe de l’oreille. Il empoigna de toutes ses forces les
accoudoirs de son transat, Alexa à ce moment ouvrant un peu plus son pantalon. Il
tenta de l’embrasser, mais elle le repoussa.
— Non… Pas avant cela…
En une demi-seconde, elle se retrouva à genoux entre ses jambes et le prit
dans sa bouche, pour une caresse voluptueuse et brûlante. Les yeux clos, il laissa
retomber sa tête contre l’appuie-tête du transat et s’abandonna aux sensations de
ses lèvres et de sa langue sur lui.
Elle posa les mains sur ses cuisses, assurant ainsi sa prise, et redoubla
d’attention pour tenter de le rendre fou. Mission réussie. Il sentait son cœur prêt
d’imploser et sa bouche faillit l’amener à l’orgasme.
Mais il ne jouirait pas sans elle. Ces petits jeux érotiques avaient suffisamment
duré.
Il la saisit sous les bras et la ramena sur ses genoux.
— Les préservatifs…, soupira-t-il, le souffle court. Dans mon portefeuille…
Elle rit doucement et glissa une main dans son dos, fouillant la poche arrière
de son pantalon. Elle lui montra le portefeuille, juste avant de le jeter dans le sable,
avec une lueur de défi dans les yeux.
Mais à quoi jouait-elle… ? A cet instant, elle se pencha vers la table basse et
souleva une serviette. Il découvrit alors tout un assortiment de préservatifs. Une
bonne dizaine.
— Je suis très prévoyante, monsieur Jansen, chuchota-t-elle, ressemblant à
cet instant à une courtisane.
— Ambitieuse, je dirais, remarqua-t-il en riant.
— Oh… Peut-être est-ce trop, pour toi ? fit-elle mine de compatir avec un
regard de défi.
Il avait toujours aimé les défis, et celui-là sans doute plus qu’aucun autre.
Depuis qu’elle était entrée dans sa vie, cette femme ne cessait décidément de le
surprendre.
— J’espère pouvoir répondre à tes attentes, dit-il, moqueur.
— Je te le conseille, répondit-elle.
Et elle déchira un sachet et, prenant tout son temps, elle couvrit son sexe d’un
préservatif. Puis elle releva sa robe et retira sa petite culotte qu’elle jeta derrière
elle. Elle revint alors sur lui et entama une chorégraphie hautement érotique, son
sexe effleurant le sien, encore et encore.
Prenant son visage entre ses mains, elle se pencha pour l’embrasser. Sa robe
les enveloppa, alors qu’elle s’ouvrait à lui, l’attirant en elle. Il tressaillit et des étoiles
scintillèrent devant ses yeux.
L’odeur de l’océan imprégnait sa peau. Incapable de résister, il fut pris d’une
furieuse envie de la goûter. Il la lécha, sa gorge, ses épaules, son menton. Elle était
salée. Il dénoua le haut de sa robe qui aussitôt glissa sur son corps, révélant un
soutien-gorge en dentelle. Ses seins blancs palpitaient sous le tissu. En un
claquement de doigt, il fit sauter la boucle qui les retenait, libérant ainsi ses seins.
La libérant elle. Il la regarda et prit ses seins ronds dans ses mains, la beauté
d’Alexa magnifiée par le clair de lune.
— Un jour, nous ferons l’amour sur la plage en plein midi, avec le soleil au
zénith… Ou dans une chambre avec toutes les lampes allumées, que je puisse voir
ton visage…
— Un jour, répéta-t-elle dans un murmure.
Soudain, il crut voir une ombre traverser son regard. A moins que ce ne soit le
reflet d’un nuage, dans le ciel ?
Elle approcha son visage du sien, l’empêchant d’en voir plus et le détournant
de ses pensées quand elle l’embrassa. Il lui rendit son baiser, s’abreuvant à ses
lèvres, à sa langue qui gardait un goût de vin, enivrante, tout en plongeant en elle.
Elle laissa échapper un gémissement. Il promena ses mains sur son dos puis
agrippa ses fesses, transporté par la volupté de sa chair, et toujours allant et
venant en elle. Lui arrachant des soupirs et des cris, de plus en plus rapprochés,
de plus en plus forts. Une bonne chose, étant donné que de son côté, il était au
bord de l’orgasme.
Le fracas des vagues s’écrasant contre les rochers faisait écho à la cadence
infernale de son cœur. Des grains de sable collaient maintenant à leur peau,
trempée de sueur. Il enfouit une main dans ses cheveux et tira doucement sa tête
vers l’arrière, livrant ainsi ses seins à sa bouche.
Elle soupira tout en allant et venant sur lui, autour de lui, criant des « oui, oui,
oui ». Puis elle gémit avant de pousser un ultime cri, l’entraînant avec elle dans un
plaisir dont le flux incessant faisait écho à celui des vagues.
Il explosa en elle, un orgasme dont la puissance éclipsa tout autour de lui, alors
qu’il la maintenait solidement ancrée à lui, voulant prolonger ce moment, voulant
retenir la magie des sensations.
Quand il rouvrit les yeux, à bout de souffle, Alexa gémissait encore, tremblait
encore sous ses mains. Puis elle vint se blottir contre lui. Il n’aurait su dire combien
de temps il mit à recouvrer son souffle, ses esprits. Quand il reprit conscience,
Alexa était toujours entre ses bras. Il renoua la bretelle de sa robe, sur sa nuque, et
elle enfouit son visage dans le creux de son épaule en laissant échapper un long
soupir de bien-être. Repue.
Il se leva et réajusta sa robe sur ses hanches, la rhabillant non sans regrets.
Mais avec de la chance, il aurait d’autres opportunités de la déshabiller.
Dans l’immédiat, ils devaient rentrer. Il remonta la braguette de son pantalon et
boucla sa ceinture avant d’enfouir le reste des préservatifs dans sa poche. Il ne
pouvait pas grand-chose pour sa chemise, dont les boutons étaient éparpillés à
ses pieds.
Il prit Alexa dans ses bras et pieds nus dans le sable, reprit sans hâte le
chemin de la résidence. Elle noua les bras à son cou et se blottit contre lui en
gémissant. Ils rejoignirent ainsi leur suite, silencieux. Il avait apprécié ces jeux
érotiques sur la plage. Mais ce n’était pas pour autant qu’il renonçait à mener sa
propre danse. Il se dirigea directement vers sa chambre. Ce soir, elle dormirait
dans son lit.

* * *
Alexa s’étira avec délice dans le grand lit à baldaquin, enivrée par les odeurs
des draps, imprégnés de plaisir. Elle regarda autour d’elle, les lourdes draperies
et les tableaux de maître.
A peine si elle se souvenait quand Seth l’avait ramenée dans ses bras de la
plage. Un instant, elle avait failli lui demander de la conduire dans sa chambre et
de l’y laisser seule. Mais elle se sentait si bien, dans ses bras, le corps assouvi,
laminé par l’intensité du plaisir volé dans cette cabine de plage, qu’elle s’était
endormie.
De leur nuit dans le même lit, elle se rappelait peu de chose. En réalité, elle
avait plongé dans un profond sommeil et ce matin, c’était comme si son corps
s’était dénoué de longues années d’insomnie, d’angoisse et de regrets. Faire
l’amour avec Seth avait fait d’elle une autre femme, libérée du passé. Détendue.
Elle se souvenait pourtant lui avoir demandé de ne pas allumer la lumière. Elle
n’était pas prête à s’abandonner totalement à lui, en lui révélant certains aspects
de son passé.
A cet instant, derrière la porte de bois massif, elle entendit des voix dans la
pièce voisine. Seth était en pleine conversation avec les jumeaux. Elle sourit,
impatiente d’aller les retrouver. Sauf que sa valise et ses vêtements se trouvaient
dans sa chambre, et qu’elle n’allait pas se présenter dans le salon en petite tenue
devant les enfants.
Elle se leva et attrapant sa robe dans le fauteuil, elle l’enfila à la hâte. A voir
l’état de sa robe, n’importe qui comprendrait ce qu’elle avait fait hier soir, mais pas
les jumeaux. Après les avoir embrassés, elle irait se changer avant de rejoindre
leurs hôtes.
Au moment d’ouvrir la porte de la chambre, elle s’arrêta devant le somptueux
bouquet de lysianthus et de roses, dans un vase en cristal, sur la console. Elle prit
une fleur et la glissa derrière son oreille, puis arrangea le bouquet pour lui redonner
un aspect uni, harmonieux. Rangé. Propre. Puis elle ouvrit la porte.
Une autre voix, à cet instant, se joignit au joyeux brouhaha.
Une voix féminine.
Sur le seuil du salon, Alexa se figea. Puis elle balaya la pièce du regard. Seth
était assis au petit bureau, un jumeau sur chaque genou, devant l’ordinateur, et en
pleine conversation.
Le visage d’une jeune femme s’affichait à l’écran, sa voix amplifiée par les
haut-parleurs.
— Et comment vont mes bébés ? Vous me manquez tellement, mes petits
anges…
Alexa retint son souffle, horrifiée.
Pas maintenant. Pas déjà.
Et comme si elle avait encore des doutes sur l’identité de la jeune femme, les
bébés finirent par les lui ôter en chantonnant :
— Ma… man, ma… man…
— Olivia, Owen, oui, maman vous entend, mes chéris, répondit la jeune femme
avec une profonde tendresse.
Pippa Jansen ne correspondait pas, mais pas du tout à l’image qu’elle se
faisait d’elle.
Et en premier lieu, la jeune femme n’avait rien d’une ravissante idiote. Des
cheveux auburn, un chandail et un collier de perles, rien d’excentrique. Et à voir le
décor champêtre derrière elle, un chalet tout à fait classique, sur fond de massifs
montagneux, Pippa ne se trouvait pas non plus dans un centre de remise en forme
pour gens fortunés, comme Alexa l’avait imaginé.
Elle n’avait pas le profil d’une femme délurée et irresponsable. En réalité,
Pippa Jansen semblait… extrêmement lasse et triste.
— Maman est partie se reposer un peu, mais je serai auprès de vous très vite.
Je vous serre très fort dans mes bras et vous embrasse, mes trésors…, dit Pippa
d’une voix chaude.
Olivia et Owen agitèrent leurs petites mains et envoyèrent des baisers à leur
mère. Les bambins semblaient fous de joie. Tellement innocents. Alexa sentit son
cœur se serrer pour eux. La gorge nouée, elle redressa sur le buffet un volume de
Don Quichotte qui avait glissé.
— Je peux comprendre ton besoin de faire une pause, Pippa…, commença
Seth, manifestement tendu, les jumeaux toujours sur ses genoux. Mais j’aimerais
que tu restes joignable. Je peux avoir besoin de te contacter, en cas d’urgence.
— C’est promis, répondit Pippa d’une voix tremblante. Je n’aurais pas dû
procéder ainsi, j’en ai bien conscience. Mais je craignais que tu ne dises non, et
j’avais vraiment besoin de me reposer. Je t’en prie, ne sois pas fâché.
— Je ne suis pas fâché, dit-il, peinant pourtant à dissimuler son irritation. Bien,
j’espère que tu te plais là-bas. Et que tu rentreras en forme.
— Ces courtes vacances me font du bien, vraiment. Et à mon retour à
Charleston, la vie reprendra son cours normal.
— Tu le sais, j’aimerais avoir les enfants plus souvent. Je pensais que nous
pourrions embaucher quelqu’un pour t’aider à t’en occuper. Mais ce que tu as fait
en laissant les jumeaux à l’aéroport… Il se tut, Alexa vit presque la tension peser
sur ses épaules. Ecoute-moi bien, je ne veux pas que cela se reproduise, Pippa.
La sécurité d’Owen et d’Olivia passe avant tout.
— Tu as raison, répondit-elle en jouant nerveusement avec les perles, autour
de son cou, révélant des ongles rongés. Mais je ne crois pas le moment bien
choisi pour discuter de ça, devant les enfants.
— Sans doute, mais nous en reparlerons, Pippa…
— D’accord, acquiesça-t-elle avec un hochement de tête fiévreux, adressant
un dernier sourire aux jumeaux. Bye bye. Soyez gentil avec papa. Maman vous
aime.
Puis sa voix s’éteignit et son visage s’effaça de l’écran. Olivia se mit à pleurer,
Owen de son côté envoyant d’autres baisers à sa mère.
Alexa s’appuya contre l’encadrement de la porte. Elle était prête à détester
Pippa pour son irresponsabilité, avec les enfants. En fait, ce qu’elle venait de voir,
c’était une mère totalement désemparée. Epuisée et dépressive. Une mère qui
aimait sincèrement ses enfants. Manifestement à bout, Pippa avait eu la sagesse
de confier les jumeaux à leur père avant de craquer.
Bien évidemment, elle aurait dû expliquer tout cela à Seth, au lieu de mettre en
danger la sécurité des enfants, en les laissant seuls, dans le jet de leur père. Mais
parfois, tout n’était pas aussi simple.
Elle regarda Seth devant l’écran de son ordinateur. Cet homme si sûr de lui,
qui enchaînait les succès, cet amant merveilleux… A cet instant pourtant, elle vit un
tout autre homme. Désemparé. Triste.
Un homme torturé, animé visiblement de sentiments contradictoires à l’égard
son ex-femme.

* * *
Tout en déposant les jumeaux à ses pieds, Seth ne put retenir une grimace.
Toujours cette satanée contraction, dans les épaules.
Parler avec Pippa n’avait fait que rendre la situation plus compliquée encore.
Juste quand il aspirait à plus de simplicité, dans sa vie privée. La nuit dernière, sa
liaison purement sexuelle avec Alexa avait franchi un nouveau palier. Après
l’amour, ils avaient dormi ensemble. Et il attendait avec impatience cette nouvelle
journée, pour s’engager un peu plus dans cette relation.
Mais l’appel de Pippa le ramenait à d’autres réalités. Elle était au bout du
rouleau. Et s’il aspirait à plus de temps avec les enfants, il ne voulait pas profiter
de sa vulnérabilité.
Ce n’était pas ainsi qu’il envisageait de commencer sa journée, avec Alexa.
Tournant la tête, il la regarda, à la porte de la chambre.
— Tu peux entrer, dit-il.
Il avait senti sa présence, lors de sa conversation avec son ex-femme. Etrange
comme ils étaient devenus en phase, tous les deux, si peu de temps après leur
première rencontre.
— Je ne voulais pas être indiscrète, s’excusa-t-elle en s’avançant de quelques
pas dans le salon, pieds nus, telle une déesse dans sa robe pourpre, avec cette
fleur dans les cheveux.
Elle s’agenouilla avec grâce à côté des jumeaux, devant leur jeu de cubes.
Subjugué, il admira sa beauté, son aisance avec les enfants. Elle était la femme
de ses rêves… Apparue dans sa vie en plein cauchemar.
Alexa était une femme exceptionnelle. Elle avait une façon admirable de
relever les défis, tête haute. Sans jamais se lamenter sur son sort. Seule, elle avait
reconstruit sa vie, et il l’admirait pour cela. En fait, il l’aimait beaucoup, et la
désirait tout autant. Et à vrai dire, il commençait à appréhender de la voir
s’éloigner de lui.
— La conversation n’avait rien de privé, dit-il en se levant pour aller s’asseoir
sur le canapé. Olivia et Owen ont pu parler avec leur mère. Elever un enfant est
déjà difficile, le poids des responsabilités avec les jumeaux l’a un peu ébranlée.
Elle a bien fait de faire une pause.
Elle leva la tête, le regard furibond.
— En les abandonnant sans surveillance à bord d’un jet ?
— Certes, elle aurait pu me parler de ses difficultés au lieu de faire prendre
des risques aux jumeaux. Un moment d’égarement, qu’elle regrette, je le sais, dit-il
d’une voix égale, pour les enfants, et pour Alexa aussi, qui ne faisait qu’exprimer
pourtant une vérité scandaleuse. Mais j’en fais mon affaire…
— Bien sûr. Cela ne me regarde en rien, répondit-elle tout en se mordillant la
lèvre, un cube dans la main. Je pourrais prendre les enfants, une heure ou deux…
Cela te permettrait de…
— Je m’en occupe, dit-il. Je parie que tu as envie de prendre une douche.
Dans un monde idéal, il l’aurait bien sûr accompagnée sous cette douche. Que
n’aurait-il donné pour vingt minutes avec elle, sous un jet brûlant, ses mains
savonnant son corps nu… Il s’empressa de refouler cette pensée, tout en se
promettant d’y revenir.
— Je t’assure, il n’y a pas de problème, insista-t-elle avec patience, en
alignant les cubes par ordre alphabétique devant les jumeaux. Je pourrais les
emmener à la plage. Ils pourront ainsi se dépenser, pendant que tu règles les
derniers détails de tes affai…
— Je t’ai dit que je m’en occupais. Ce sont mes enfants, l’interrompit-il un peu
trop brutalement, encore nerveux après sa discussion avec Pippa.
Une vive douleur traversa son regard, mais qu’elle refoula instantanément en
affichant un visage impassible.
— Dans ce cas, je vais me changer, puis je préparerai ma valise. Quand
devons-nous quitter l’île ?
— Nous décollons dans une heure environ…
Et cela ne changerait rien à l’affaire, car il n’en avait pas fini avec elle. Si dans
un premier temps, il comptait sur ce voyage pour la séduire, il comprenait
aujourd’hui qu’il voulait plus, d’elle. Plus de temps avec elle. Plus de sexe avec elle.
Il avait acquis une certaine expérience en matière de femmes, suite au désastre
de son mariage. Alexa lui apportait beaucoup, et il était déterminé à prolonger sa
relation avec elle. Sans pour autant trop s’engager.
Observant les jumeaux, à quatre pattes sur le tapis, il écouta l’écho de son pas
s’éloigner. Un son qui soudain résonna à ses oreilles comme une menace.Et si
elle partait, définitivement ?
S’il ne faisait rien, il risquait de la perdre. Et il ne supportait pas cette idée, et
tant pis s’il s’était juré de protéger ses enfants, en renonçant à toute présence
féminine dans son existence. Il se refusait à laisser Alexa sortir de sa vie.
— Alexa ?
Elle s’immobilisa, mais ne répondit pas.
Il soupira. Pourquoi ne s’étaient-ils pas rencontrés douze mois plus tard ? Tout
aurait été tellement plus facile. Mais il ne pouvait rien contre ça. C’était son destin.
— Je suis désolé. Je n’aurais pas dû te parler ainsi… J’espère que tu me
donneras une chance de me rattraper.
Elle demeura silencieuse un long moment et, un instant, il crut qu’elle allait
l’envoyer au diable. Ce qu’il méritait. Puis elle laissa échapper un long soupir.
— Nous parlerons plus tard, Seth, lorsque les enfants seront prêts.
— Entendu…
Ce qui ne résolvait rien. Et elle avait raison sur une chose. Les enfants
d’abord. D’autant que Pippa n’était visiblement pas en état de les prendre en
charge. Et le bonheur de ses enfants passait avant tout. Avant Alexa, malgré toute
l’envie qu’il avait de faire avec elle un bout de chemin. Raison de plus pour garder
ses émotions en sourdine.
Le rideau était tombé sur le conte de fées. La magie de cette île paradisiaque
ne serait bientôt plus qu’un souvenir. Le temps était venu de retrouver la réalité.

* * *
A bord du ferry qui les conduisait à l’aéroport du roi, Alexa s’agrippa à la
rambarde tandis qu’ils approchaient de l’île sur laquelle était stationné le jet de
Seth. Bouclés sur leur siège, les jumeaux battaient joyeusement des mains en
regardant les goélands, ayant apparemment déjà tout oublié de leur séjour dans ce
paradis tropical.
Elle était loin de pouvoir en dire autant.
Elle regarda Seth, en pleine discussion avec le capitaine du ferry. Rien
d’étonnant à cela. Depuis sa conversation avec son ex-femme, il se montrait
distant. Absent.
Elle se pencha sur les jumeaux et recoiffa leurs fins cheveux blonds, chahutés
par le vent. Elle sourit à Owen et à Olivia, émue, mais le cœur gros, oppressée par
un sentiment de solitude qu’elle n’avait pas ressenti depuis longtemps. Il est vrai
qu’elle n’avait personne à qui parler, sur ce pont, Javier et Victoria ayant décidé de
rester quelques jours encore sur l’île. Comme elle les enviait.
Elle repensa avec émotion à ces moments magiques avec Seth, avant l’appel
de Pippa… Fallait-il que tout soit terminé ? Elle ne pouvait l’imaginer. Elle aspirait
à tellement plus, avec lui.
Hypnotisée par le bleu de l’océan, elle se prit à rêver. Rêver d’une relation
durable avec Seth. Mais ce qu’ils avaient partagé, cette passion, cette folie, toute
cette magie, survivrait-elle à la pression du quotidien ? Elle en doutait, et il ne
faisait rien pour la rassurer.
Repensant à l’appel de Pippa, elle s’empara de son portable et le ralluma.
Bethany avait peut-être tenté de la joindre. Alexa secoua la tête. Elle avait des
responsabilités à assumer et le moment était venu de retrouver le sens des
réalités. Afin de ne pas être dérangée, elle avait carrément éteint son téléphone, la
nuit dernière. Elle tressaillit au souvenir de la façon dont elle lui avait fait l’amour,
sur la plage… Et comment Seth l’avait aimée, après cela…
Une douce chaleur l’envahit et une nouvelle fois, elle se laissa emporter par la
nostalgie. Elle gardait dans son cœur, dans son corps, l’empreinte indélébile de
sensations incomparables et… Agacée contre elle-même, elle consulta sa boîte
vocale. Pas de messages de Bethany, mais en revanche une dizaine d’appels
manqués, provenant de sa mère. Elle s’apprêtait à les effacer quand le téléphone
sonna dans sa main.
Sa mère. Alexa soupira. Sous ses cheveux blonds platine toujours
impeccablement coiffés, sa mère cachait sans doute une antenne satellitaire, pour
savoir ainsi à la seconde près quand sa fille rallumait son téléphone.
Le vent fouettant son visage, elle envisagea une fraction de seconde d’ignorer
cet appel, comme les précédents. Mais Olivia rit à ce moment d’un rire limpide et
innocent qui la toucha en plein cœur. S’il ne lui avait fallu que quelques jours pour
s’attacher à ces deux petits bouts de chou, elle n’avait pas le droit de douter des
sentiments de sa propre mère à son égard.
Prise de remords, elle décrocha.
— Bonjour, maman. Quoi de neuf ?
— Mais où donc es-tu, Lexi ? Je n’ai pas cessé d’essayer de te joindre…
Alexa entendit à l’autre bout du fil rires et cliquetis d’assiettes. Ayant réussi à
sauver une certaine somme de la débâcle, ses parents avaient acheté un
appartement dans une résidence senior, une vie en communauté qui semblait leur
convenir. Comment parvenaient-ils à régler chaque mois les factures ? Mystère.
— Lexi ? Tu m’écoutes ? J’ai renoncé à ma partie de mah-jong pour t’appeler.
Mais pourquoi sa mère s’obstinait-elle à l’appeler Lexi, au lieu d’Alexa.
— En Floride. Pour le travail.
Elle retint son souffle. Pourquoi n’avait-elle pas menti ?
D’ailleurs, elle ne savait même pas si l’île des Medina appartenait à la Floride.
Peu importait de toute façon, car elle n’en dirait pas plus à sa mère.
— Oh ! Tu es à Boca ? Libère-toi pour le reste de la journée, ordonna alors sa
mère. Ton père et moi prenons tout de suite la voiture pour venir te retrouver.
— Je travaille, maman. Je ne peux pas tout lâcher comme ça. Et de toute
manière, je me trouve dans le nord de la Floride. Très loin de Boca.
— Ne me dis pas que tu es en train de travailler, décréta sa mère, avec
irritation. J’entends des enfants autour de toi, Lexi.
Alexa détestait mentir, aussi répondit-elle :
— Ce sont les enfants du patron.
— Célibataire, ce patron ?
Surtout ne pas s’aventurer dans ces eaux-là avec sa mère.
— Pourquoi cherchais-tu me joindre ?
— Pour Noël, enfin !
— Mais… C’est dans plusieurs mois, maman.
— Je sais, mais nous devons nous entendre dès à présent, pour éviter tout
problème. Tu me connais, j’aime que tout soit en ordre…
— Je ferai de mon mieux pour venir, maman.
— Mais j’ai besoin de savoir, Lexi. Il me faut un nombre égal de convives
masculins et féminins, pour le réveillon. Je n’aimerais pas voir mon dîner tourner à
la catastrophe si, à la dernière minute, tu annulais ta venue.
Alexa secoua la tête. Ce n’était pas l’envie de voir sa fille qui motivait sa mère,
juste le besoin d’un plan de table équilibré entre mâles et femelles pour les fêtes
de fin d’année.
— Ecoute, maman, le mieux, c’est que tu ne comptes pas sur ma présence.
— Ne réagis pas de cette façon, Lexi. Et ne fais pas ces yeux-là, ou tu seras
pleine de rides d’ici trois ans à peine.
Cette fois, Alexa soupira. Très tôt, elle avait refusé que sa mère dirige sa vie.
Mais visiblement, garder le contrôle de son existence semblait un peu compromis,
ces derniers temps. Elle avait abaissé tant de barrières, la nuit dernière, avec
Seth.
Elle comprenait sa mère qui en réalité ne s’était jamais remise d’une enfance
privée d’amour maternel. Mais ce n’était pas une raison. Alexa avait travaillé dur
pour briser le cycle, se promettant, si un jour elle-même avait un enfant, de
l’entourer d’un amour inconditionnel. De l’aimer pour ce qu’il serait, et non pas pour
le modeler à son image.
Elle regarda Olivia, en train de jouer avec ses chaussons. Cette enfant était
adorable.
Alexa ferma les yeux, envahie par un nouvel élan de compréhension envers sa
propre mère. Elle pouvait le faire. Elle pouvait parler à sa mère, sans pour autant
se laisser envahir.
— Je suis touchée, maman, que tu veuilles me voir pour les fêtes. Le mieux,
c’est que je te rappelle fin du mois. Je saurai ainsi te donner une réponse ferme.
— Voilà qui est bien parlé, ma fille… Elle se tut, seul le brouhaha à l’autre bout
du fil indiquant qu’elle était encore en ligne. Je t’aime, Alexa. Merci d’avoir
décroché.
— Je t’aime aussi, maman.
Et c’était la vérité. Ce qui rendait les choses si difficiles, parfois. L’amour
indubitablement était un don précieux, mais il était aussi dangereux, car il
impliquait de donner à une autre personne le pouvoir de vous faire du mal.
Une minute s’écoula, puis le ferry accosta. Elle rangea son portable dans son
sac, n’ayant d’yeux à cet instant non pour les enfants, mais pour Seth.
-8-

L’estomac noué, Alexa franchit à contrecœur la porte du jet et s’engagea sur la


passerelle. Retour à la case départ. A Charleston, là où tout avait commencé,
quelques jours plus tôt.
Seth et elle n’avaient pas eu le loisir de discuter de ce qu’ils feraient, après
l’atterrissage. Elle avait dû s’occuper des jumeaux, perturbés dans leur routine et
leurs repères. De son côté, Seth avait affronté de fortes turbulences.
Une succession de trous d’air qui n’avait fait qu’accentuer l’humeur grincheuse
des jumeaux. Ce n’était guère mieux, en ce qui la concernait. Elle était à bout de
nerfs.
Elle serra Olivia dans ses bras. Le soleil matinal chauffait à blanc le béton du
parking de l’aéroport privé qui abritait Jansen Jets. Elle posait un tout autre regard,
sur l’univers de Seth, aujourd’hui. Auparavant, elle le considérait, lui et ses avions,
d’un point de vue strictement professionnel. Seth Jansen étant alors en quelque
sorte un être désincarné. Un contrat potentiel. Désormais, elle savait que derrière
cette réussite se cachait un homme aux multiples facettes.
Pas un homme d’affaires aveuglé par l’ambition, mais quelqu’un de bien, qui
n’aspirait qu’à une chose, à s’adonner pleinement à sa passion, la recherche et le
sauvetage de ses semblables.
Il y avait tant, entre le Seth d’hier et celui qu’elle connaissait aujourd’hui.
Résultat, elle nageait en pleine confusion, se sentant plus vulnérable que
jamais. Et appréhendant l’imminence de la séparation. Incapable d’envisager
même de tourner la page.
Ils étaient à une vingtaine de mètres du terminal quand un cri de joie retentit,
attirant son attention. Soudain, une jeune femme à la chevelure auburn surgit de
derrière un camion-citerne et se précipita à leur rencontre, un sourire radieux aux
lèvres et les bras grands ouverts.
Pippa Jansen.
Pippa Jansen.
Elégante, raffinée. Plus séduisante que sur l’écran d’un ordinateur. Olivia se
dressa entre les bras d’Alexa et se mit à hurler :
— Ma… man… Ma… man…
Pippa prit sa fille dans ses bras et se mit à danser avec elle.
— Ma petite fille chérie, comme tu as manqué à maman. T’es-tu bien amusée,
avec papa ?
Interrompant sa chorégraphie, Pippa se retrouva face à face avec Alexa. Une
lueur de curiosité traversa le regard de la jeune femme. Puis à son tour, Owen
manifesta sa joie en frappant des mains. Distraite par les rires de son fils, Pippa
déposa un baiser sur le front du bambin.
— Bonjour, mon petit trésor.
Manifestement tendu, Seth donna son fils à sa mère.
— Ne devions-nous pas nous voir un peu plus tard, pour discuter… ?
— Oui, mais j’ai préféré venir vous accueillir ici. Après avoir entendu les
enfants, ce matin, j’ai compris que je ne pouvais rester loin d’eux plus longtemps.
Ils m’ont tellement manqué. J’ai donc pris le premier vol pour rentrer. Ta secrétaire
a bien voulu me communiquer l’heure d’arrivée de ton jet et… Soudain, elle se tut
et se tourna vers Alexa. Et vous êtes… ?
— Voici Alexa, mon amie, s’interposa Seth. Elle a bien voulu prendre quelques
jours de congé pour m’aider avec les jumeaux, étant donné que j’avais un rendez-
vous professionnel loin de la ville que je ne pouvais annuler. Sur ton billet, tu disais
être partie pour deux semaines… ?
— Ce week-end a suffi à me redonner le moral ! Je me sens tout à fait prête à
reprendre mes enfants, dit-elle et, relevant le menton, elle conclut. C’est d’ailleurs
mon tour de garde, il me semble…
Seth soupira tout en les entraînant vers le terminal, loin du grondement des
camions et du fracas des réacteurs.
— Je n’ai pas envie de me battre, Pippa, reprit-il en s’arrêtant devant la porte
vitrée. Je veux juste avoir la certitude qu’au moindre problème, tu ne les laisseras
plus sans surveillance.
— Maman m’attend dans la voiture. Je vais vivre chez elle, quelques temps,
répondit Pippa, un bébé dans chaque bras. Au fait, je suis d’accord avec ta
proposition d’embaucher quelqu’un pour me seconder. Et puis, nous pourrions
peut-être envisager d’élargir ton temps de garde. Qu’en dis-tu ?
Le bonheur de Seth à cette nouvelle se refléta dans ses yeux, qu’Alexa n’avait
jamais vu aussi lumineux, même dans les moments les plus… Elle secoua la tête,
comme pour chasser ces pensées de son esprit.
— Parfait. Si tu veux, rencontrons-nous demain matin, au bureau, à 10 heures.
Nous parlerons des modalités…
— Entendu. Je me sens si soulagée de les revoir. Cette courte séparation m’a
permis de faire le point sur moi-même, confia Pippa en tendant Olivia à Seth. Tu
veux bien m’aider à les porter jusqu’à la voiture ? Tu pourras ainsi saluer maman…
Puis la jeune femme se tourna vers Alexa. Vous ne m’en voudrez pas si je vous
l’emprunte quelques minutes ?
— Bien sûr que non…
Il était clair qu’Alexa n’était pas conviée à cette petite marche en famille.
— Cela ne prendra pas beaucoup de temps, dit Seth en glissant un bras
autour de ses épaules. Tu seras mieux à l’intérieur, les bureaux sont climatisés,
rajouta-t-il en déverrouillant la porte devant eux.
Des bureaux, ici ? Jansen Jets avait son siège au centre-ville. Elle se moqua
d’elle-même. Il était normal qu’une société de jets privés dispose de locaux dans
l’aéroport où étaient parqués ses avions.
— A tout à l’heure, répondit-elle.
Il déposa alors un baiser sur ses lèvres. Rien de langoureux, encore moins de
sexuel, plutôt une façon d’indiquer clairement à son ex ce qu’il y avait entre eux.
Sous l’effet de la surprise, et du contact de sa bouche sur la sienne, Alexa
tressaillit en même temps qu’elle se sentait rougir.
Pippa la dévisagea avec une curiosité redoublée.
— Merci d’avoir bien voulu veiller sur mes enfants.
Ne sachant que répondre, Alexa choisit de dire la vérité :
— Olivia et Owen sont délicieux. Je suis heureuse d’avoir pu être utile.
Pénétrant dans le hall d’entrée des bureaux de Seth, elle suivit des yeux le
couple et leurs enfants se dirigeant vers une Mercedes décapotable. Au volant, le
double de Pippa, en plus âgé. Sa mère.
Une impression de déjà-vu submergea Alexa, à la vue de la mère de Pippa et
de sa fille. Si semblables. Trop semblables. Comme elle, avec sa propre mère,
quelques années en arrière. Et à cet instant, elle prit conscience de la fragilité de
Pippa, reconnut en elle cette faille douloureuse, une fragilité qui avait été la sienne,
autrefois. Une absence de personnalité propre, un défaut d’ego.
Avoir des parents riches procurait de nombreux avantages, mais ce statut
pouvait aussi annihiler chez quelqu’un toute volonté d’accomplissement. D’envie
de se réaliser, de relever des défis. Ses parents lui achetaient tout, adolescente,
l’argent résolvait tout, y compris ses échecs scolaires. Que d’erreurs.
Et ce serait tout autant une erreur de juger Pippa pour avoir fui ses
responsabilités de mère, le temps d’un week-end. Une maman dépressive n’était
pas forcément indigne d’élever ses enfants. Le monde n’était ni noir ni blanc, Alexa
l’avait appris au fil des années.
De toute façon, de quoi se mêlait-elle ? De quel droit donnerait-elle des
leçons ? Olivia et Owen n’étaient pas ses enfants. Ce n’était pas sa famille. Seth
était assez grand pour gérer seul cette crise avec son ex-femme.
S’éloignant de la fenêtre, elle s’avança dans les bureaux, découvrant un décor
à l’image de Seth, plein de contradictions. Le mobilier design et tendance côtoyait
des fauteuils antiques, le genre rustique présent dans les campagnes. Au mur, les
tableaux de maîtres le disputaient à des photographies personnelles, Seth posant
devant un vieux coucou, Seth avec une canne à pêche, etc. Partout, sur les
étagères d’une bibliothèque en acajou, gisaient des bibelots et objets souvenirs
de toutes sortes. Les trophées de chasse les plus inattendus gisaient ici et là,
entre différents instruments de bord et cartes du monde. Des pièces de puzzle
s’entassaient dans un coin de la pièce avec des cubes.
L’endroit ne correspondait pas vraiment à l’idée que l’on se faisait des locaux
professionnels d’un multimilliardaire. Et Alexa eut bien du mal à résister à l’envie
de mettre un peu d’ordre dans ce capharnaüm.
Une photo attira son attention, la vallée de Tatanka, terre légendaire des Sioux,
un paysage austère et sauvage. Un peu comme Seth, étrangement distant, depuis
ce matin. Même s’il avait tout investi ici, une partie de lui, ses racines, ses rêves
peut-être, restaient là-bas, dans cette nature propice à l’aventure du Dakota du
Nord.
Elle se retourna en entendant la porte s’ouvrir. Il était là, le visage dur, les bras
ballants. Le regard perdu. Elle le rejoignit et serra brièvement sa main.
— Tout va bien ?
— Aucun problème, répondit-il sèchement en s’écartant.
Dix minutes plus tôt, il l’embrassait et maintenant, il l’envoyait promener. Ce
baiser ne signifiait peut-être rien, pour lui. N’avait-il pas cherché plutôt à rendre
Pippa jalouse ? En tout cas, visiblement, il ne voulait pas d’elle ici. Et puisqu’il
avait besoin d’être seul, elle n’avait plus qu’à rentrer chez elle. Elle gagna sans
plus attendre la sortie.
— Alexa, l’appela-t-il. Ne t’en va pas. Nous avons une affaire à régler.
Une affaire ? Ce n’était pas ce qu’elle espérait entendre.
— De quoi parles-tu ?
Il se dirigea vers un lourd bureau en chêne et s’empara d’un dossier, glissé
dans un classeur.
— Je m’étais engagé, lorsque tu as accepté de m’aider. Avant de parler à
Pippa, ce matin, j’ai passé quelques coups de fil. J’ai pu obtenir pour toi et ton
associée un certain nombre de rendez-vous avec quatre clients potentiels, dans la
région de Charleston… Et il lui tendit le dossier. Le premier d’entre eux est le
sénateur Matthew Landis.
Elle prit le document. Elle n’en espérait pas autant quand elle était montée à
bord de son jet, son seau à la main, quelques jours plus tôt. Et maintenant ? Elle
avait l’impression qu’il cherchait à se débarrasser d’elle. Leur chemin s’arrêtait là,
mais avant de se séparer, il honorait sa part du contrat. Et après tout, c’était bien
ce qu’ils avaient convenu, grosso modo. Elle n’allait pas lésiner sur les détails.
— Merci, c’est fantastique, dit-elle en serrant le dossier contre elle. Je suis
touchée.
— Tu dois encore réussir à les convaincre de travailler avec toi, mais j’ai
demandé à mon assistante de compiler certaines informations sur ces contacts
qui devraient t’être utiles…
Il s’assit sur le coin du bureau et fit tourner un cube entre ses mains, une photo
des jumeaux sur chaque face.
— … J’ai également joint à ce dossier une liste de suggestions qui, selon moi,
pourraient assurer l’expansion de ta société, conclut-il d’une voix morne.
C’était presque trop. Inespéré. Même si, d’une certaine façon, le prix pour leur
transaction semblait bien médiocre, par rapport à ce qu’ils auraient pu réellement y
gagner, ensemble.
— Je ne sais comment te remercier, chuchota-t-elle, désemparée.
Pourquoi cette victoire avait-elle un goût si amer ? Il y a quelques jours encore,
elle aurait tout donné pour les informations contenues dans ce dossier.
— Non, c’est moi qui te remercie. C’était notre marché, dès le début. Et je
tiens toujours parole, dit-il, faisant tourner le cube, entre ses mains. Je suis
sincèrement désolé de ne pouvoir confier ma flotte à A-1, mais sache qu’en cas de
rush, j’ai demandé à ce que l’on s’adresse en priorité à ta société comme sous-
traitant.
Ses paroles avaient quelque chose d’irrévocable et elle hésitait entre pleurer
et se jeter à son cou.
— Bien, dit-elle finalement, la gorge serrée par l’émotion. Je crois que notre
collaboration arrive à son terme…
Puis la colère, soudain, la submergea. Ils avaient fait l’amour ensemble. Il
l’avait embrassée devant son ex-femme. Elle méritait mieux que ce qui
ressemblait à une révocation pure et simple.
Soudain, n’y tenant plus, elle jeta le dossier sur son bureau et s’exclama:
— Comment dois-je prendre cela ? Comme des adieux ?
Ecarquillant les yeux, il la dévisagea, visiblement perplexe.
— Qu’est-ce qui te laisse penser une chose pareille ?
— Ton attitude glaciale, pour commencer, depuis ce matin, répliqua-t-elle en
croisant les bras.
— Je tenais à régler rapidement tout ce qui touche au business, de manière à
ce qu’à l’avenir, si nous continuons à nous voir, ce ne soit que pour des raisons
personnelles, dit-il et venant vers elle, il l’attira entre ses bras.
Toute sa colère se dissipa en moins d’une fraction de seconde. Elle se blottit
contre lui, puis chercha son regard.
— Si j’ai bien compris… Tu as envie de passer plus de temps avec moi ?
demanda-t-elle, plongeant ses yeux dans les siens.
— Oui, c’est exactement ce que je viens de dire. Tu ne reprends pas le travail
avant demain, il me semble. Et il est encore tôt. Passons la journée ensemble,
sans les enfants, sans rendez-vous professionnel… Rien que toi et moi, hors
contrat, murmura-t-il en caressant ses cheveux. Je ne prétends pas savoir où ceci
nous mènera, et il se peut que cela ne marche pas, entre nous, mais je sais une
chose, je ne veux pas te laisser partir sans essayer.
Elle sourit. Elle avait l’impression de vivre avec Seth un tourbillon émotionnel
perpétuel. D’une minute à l’autre, elle passait du chaud au froid, du bonheur au
désespoir, des affaires à la sensualité… Il la fascinait.
— Entendu. Emmène-moi dîner quelque part…
Il la serra entre ses bras tout en laissant échapper un profond soupir de
soulagement.
— Où aimerais-tu aller ? Si tu as ton passeport, je peux t’inviter au Mexique, le
temps de faire le plein de kérosène et…
— Non merci, l’interrompit-elle en riant. Une autre fois, peut-être… Mais je te
laisse choisir…
Tout en prononçant ces paroles, elle réalisa, entre fébrilité et angoisse, la
gravité du moment. Il ne s’agissait plus maintenant de baby-sitting ou d’opportunité
commerciale. Ce n’était plus que lui et elle. Un homme et une femme, et un million
de possibilités.
Elle avait exploré toutes les énigmes, toutes les richesses de cet homme et
aujourd’hui, elle ressentait le besoin de se dévoiler à son tour. Le moment était
venu. Ils disposaient d’une nuit, loin du monde réel, avant de décider de la suite.
Une dernière nuit, décisive. Comment allait-il réagir quand il saurait tout d’elle,
ses peurs, ses cauchemars, sa fragilité, autant de points communs avec son ex-
femme…

* * *
Seth gara la voiture de location devant le restaurant et attendit le verdict
d’Alexa sur son choix.
Il aurait pu l’emmener dans les lieux les plus chic de New York ou de Las
Vegas. Mais en repensant à ce qu’elle lui avait confié sur son passé, il savait
qu’elle n’était pas sensible au luxe ni aux paillettes dont elle avait été nourrie
jusqu’à l’écœurement, dans son enfance.
Il avait donc fait faire le plein de son hydravion et mit le cap sur les Outer
Banks, en Caroline du Nord, direction cette petite auberge qu’il aimait tant, nichée
sur un promontoire face à l’océan, pour un repas scandaleusement antidiététique,
bière, hamburgers et petite friture au menu.
— Parfait, dit-elle avec un sourire radieux. Quel paysage sublime, Seth…
Peu à peu, le poids qui pesait sur son cœur, depuis qu’il avait laissé les
enfants, s’estompait. Il descendit de voiture et alla ouvrir la portière à Alexa. Elle
prit sa main et s’avança sur le ponton, sa robe légère flottant au vent, avant de
pénétrer dans le restaurant à son bras.
Il la guida directement jusqu’à une table pour deux, sa préférée, juste devant
l’une des fenêtres, au-dessus des rochers.
— Monsieur Jansen, quel plaisir de vous voir, les salua à ce moment une
serveuse. Je vous apporte le plat du jour, comme d’habitude, darnes de thon aux
herbes et deux bières maison.
— Parfait, merci Carol Ann, répondit-il avant d’observer Alexa, étrangement
silencieuse. Quelque chose ne va pas ? Tu veux aller ailleurs ?
— Oh non, dit-elle en le regardant. L’endroit me plaît énormément, c’est juste…
Eh bien… J’aimerais commander moi-même mon repas.
— Bien sûr. Excuse-moi. Tu as raison. Quel manque de délicatesse, de ma
part… Je vais demander à Carol Ann d’annuler et tu choisiras ton menu.
— Non, c’est inutile, vraiment. C’était juste pour information. En fait, j’aurais
mieux fait de me taire, s’excusa-t-elle, l’air penaud. Tu commences à me connaître,
je suis extrêmement chatouilleuse en ce qui concerne mon indépendance…
— Tu aimes garder le contrôle, voilà tout, comme toute femme d’affaires qui se
respecte. Une qualité indispensable, pour réussir et…
Il se tut, la serveuse faisant à cet instant sa réapparition avec leurs plats, ainsi
que les bières et une carafe d’eau.
— Garder le contrôle est pour moi une façon de tirer un trait sur le passé.
— Que veux-tu dire ? demanda-t-il en lui tendant l’assiette d’amuse-gueules.
— Lorsque j’étais enfant, je ne pouvais rien faire par moi-même, sans m’attirer
la fureur de ma mère… Et si elle avait pour habitude de me confier à la baby-sitter
pour pouvoir se rendre à ses cours de gym et partir en croisière ou au ski, elle
nourrissait de grands projets pour moi…
— Lesquels ?
— Les meilleurs diplômes des meilleures universités de ce bas monde, bien
sûr. Le reste du temps, elle attendait que je me comporte en jeune fille modèle.
Avec un fiancé digne de mon rang… Elle se tut et rit avec amertume, tout en
haussant les épaules. Bref, respect des codes et du statut social, toutes ces
bêtises…
— Cela n’a rien de drôle, marmonna-t-il.
Soudain, une image lui traversa l’esprit. Celle de Pippa avec sa mère, dans la
Mercedes. Toutes les deux vêtues du même tailleur, arborant le même collier de
perles.
— Tu as raison. Ce genre d’attitude conduit presque toujours au conflit. J’étais
moi-même très perturbée, à l’époque. Je… J’ai fini par reporter tous mes
manques, toutes mes angoisses sur la nourriture…, chuchota-t-elle. Un jour, je
dévorais, l’autre je jeûnais. Bref, je passais allègrement de la boulimie à l’anorexie

Ne sachant trop que dire, ne comprenant pas plus où elle voulait en venir, il
posa simplement sa main sur la sienne, l’encourageant à poursuivre.
— … Maman a tenu à ce que je m’inscrive dans l’équipe de natation de mon
école. Je n’y ai pas vu d’inconvénients, le sport étant très efficace pour brûler des
calories… Mais le jour de mon premier entraînement, j’ai surpris le regard horrifié
des gens autour de moi, quand je suis apparue en maillot…
Bouleversé, il serra doucement sa main. Il aurait tellement voulu pouvoir l’aider,
quand elle avait eu si besoin de soutien.
— … J’ai couru me réfugier aux vestiaires, mais mon corps m’a brusquement
lâchée… Je me suis écroulée… Elle hésita, jouant nerveusement avec sa
fourchette. Mon cœur s’est arrêté…
Cette fois, il prit ses deux mains entre les siennes, comme pour s’assurer des
battements réguliers de son cœur. Mais il ne trouva pas les mots, tant son émotion
était grande.
— … Grâce au ciel, l’entraîneur était aussi sauveteur, reprit-elle avec un rire
forcé, avant de poursuivre, la voix tremblante. Puis mes parents ont été informés
de la gravité de mon état…
Elle retira ses mains des siennes et croisa les bras, comme pour se
réchauffer.
— … J’ai passé une année dans un centre, autant dire un hôpital, spécialisé
dans le traitement des troubles de l’alimentation… A mon admission, je ne pesais
plus que quarante kilos.
Il sentit sa gorge se serrer, c’était pire encore qu’il ne l’avait imaginé. Il pensa
aux jumeaux, à Olivia. Il envelopperait sa fille dans du coton, s’il le pouvait, afin de
la protéger de telles souffrances.
— Je suis tellement triste pour toi, à ta solitude, à ton désespoir, dit-il.
— Tout va bien, aujourd’hui. Je suis totalement remise. La page est tournée…
Seules traces de cette période de ma vie, ces horribles vergetures sur mon corps.
— C’est la raison pour laquelle tu préfères éteindre la lumière ?
— Quand nous faisons l’amour ? Oui, avoua-t-elle. Ce n’est pas tant par vanité,
mais plutôt parce que je n’étais pas prête à te raconter mon histoire. En même
temps, je sais que ces cicatrices sur ma peau sont peu cher payées, car je suis en
vie. Ce séjour m’a fait beaucoup de bien. Lorsque j’en suis sortie, mon rapport à la
nourriture était devenu plus sain. J’ai commencé à sortir, à avoir des petits
copains. Mais surtout, j’ai commencé à pouvoir dire non à maman. Et peu à peu,
j’ai réussi à prendre le contrôle de ma vie. Du moins, en partie…
— Pourquoi ? Qu’est-il arrivé, après l’université ?
— J’ai épousé l’homme que mes parents avaient choisi… La suite de
l’histoire, tu la connais. Cette séparation a été finalement un bien, pour moi. A-1
Cleaning a été mon vrai premier acte d’indépendance.
Il hocha doucement la tête. Alexa était si forte. Elle s’était battue. Elle avait
surmonté tous les obstacles, pour enfin tracer sa voie. Rompre avec ses parents
n’avait pas dû être facile, en dépit de leurs relations pour le moins conflictuelles. Et
elle avait également su claquer la porte sur un monde dans lequel Pippa, elle,
continuait à suffoquer.
Il ne s’attendait pas à ce genre de révélations de sa part, aujourd’hui. Mais il
était là à ses côtés, et ferait de son mieux pour l’aider, elle qui n’avait pas trouvé le
soutien nécessaire au moment voulu, auprès de ses proches.
— Y a-t-il quelque chose que je puisse faire ? demanda-t-il.
— C’est gentil de me le demander, répondit-elle avec un sourire. Mais je
n’aspire qu’à une existence normale… Je veux dire, j’ai envie de réussir, oui, mais
surtout je dois accomplir un travail sur moi-même pour m’accepter et trouver enfin
la paix. Je ne peux rien changer au passé…
La tristesse de sa voix lui serra le cœur. Il ne pouvait rester là sans rien faire
pour elle. Il donnerait tout pour pouvoir lui rendre cette partie de sa vie que ses
parents lui avaient volée. Malheureusement, il n’en avait pas le pouvoir.
-9-

Sur la route du bord de mer, Alexa ferma les yeux en s’abandonnant aux
caresses du vent dans ses cheveux, Seth ayant abaissé la capote de la Chevrolet.
Il avait toujours des idées merveilleuses. Comme ce restaurant au bout du monde,
loin de la mégalopole et des affaires. Comme cette voiture retro, tellement plus
agréable qu’une limousine grand luxe.
Comme il était facile d’oublier qu’il était multimilliardaire, parfois. Un homme
de pouvoir et d’argent.
Un soleil radieux brillait au-dessus de leur tête. Les dunes étaient tapissées de
graminées et de fleurs, tandis qu’à perte de vue, une clôture blanche s’étirait sur le
sable, battue à longueur de temps par le vent.
Un peu comme elle. Battue par le vent de la vie, mais toujours debout.
Elle observa Seth, à côté d’elle. Il conduisait doucement, les yeux rivés sur la
route à deux voies tracée entre les eaux turquoise. Qu’avait-il pensé de ses
révélations, durant le déjeuner ? Il avait trouvé les mots justes, mais elle savait qu’il
tournait et retournait ses paroles, dans sa tête.
Elle n’avait pas la moindre idée de ce qu’allait devenir leur relation. Comment
allait-il se comporter avec elle, désormais ? Prendrait-il ses distances ? Ou pire se
détournerait-il d’elle ?
Difficile à dire. Son humeur avait radicalement changé, depuis son entretien
avec Pippa, sur l’île. A tel point qu’Alexa se demandait si elle n’aurait pas dû
attendre, avant de lui raconter les traumatismes de son enfance. En fait, elle s’était
confiée, pressée par une urgence, quelque chose en elle qui lui disait que leur
temps ensemble était compté. Qu’une fois rentrée définitivement à Charleston, elle
n’aurait plus l’occasion de lui dire qui elle était vraiment, ce qu’elle avait traversé.
Elle tourna la tête et observa l’horizon, le rétroviseur extérieur lui renvoyant son
propre reflet.
— Seth ? Où allons-nous ? Je croyais qu’il fallait prendre l’autre route, pour
— Seth ? Où allons-nous ? Je croyais qu’il fallait prendre l’autre route, pour
l’aéroport…
— En effet. Mais je tiens à profiter pleinement de cette journée avant de
rentrer, répondit-il en désignant un phare en brique rouge, loin devant eux. Nous
allons là-bas, sur cette falaise.
L’édifice plus que centenaire trônait au loin. Les jumeaux auraient été ravis de
venir pique-niquer dans un tel endroit…, songea-t-elle soudain. Pensée qu’elle
s’empressa de chasser de son esprit.
— C’est magnifique. Si différent de la Caroline du Sud, mais tellement plus
sauvage. Pourquoi n’y suis-je jamais venue auparavant… ?
Parce que ses parents optaient toujours pour des destinations plus exotiques.
— J’étais sûr que cela te plairait. Tu as un vrai penchant pour tout ce qui est
différent, un goût évident pour tout ce qui sort des sentiers battus…
— Vraiment ? Que veux-tu dire ?
— Lors de notre séjour à Saint-Augustine, par exemple, tu as observé la ville
avec des yeux d’artiste, pas comme une touriste. Ce doit être la passion de
l’histoire de l’art qui survit, en toi. Je me trompe ?
— Non, en effet, j’ai tendance à regarder le monde comme une œuvre d’art…
Elle sourit, émue. Il avait appris si vite à la connaître, à travers ses regards, à
travers ses paroles. Ils roulèrent un moment encore, puis Seth quitta la route
principale pour s’engager sur une voie au milieu des dunes, loin de tout.
Alexa regarda autour d’elle, et soudain…
— Seth ! Je parie que tu m’as emmenée ici pour…
— Eh bien… En effet, je plaide coupable. La nature sauvage de cet endroit me
rappelle un peu le Dakota du Nord. Il souffle ici un vent de liberté, à l’écart de toute
civilisation, dit-il en prenant un chemin de terre menant au pied du phare. C’est bon
de laisser nos problèmes derrière nous. Et en ce domaine, toi et moi avons eu
plus que notre part… En réalité, nous avons beaucoup en commun…
Elle sentit sa gorge se serrer à ses paroles. Une bouffée d’espoir la
submergea. Un espoir fou, irraisonné.
— Que veux-tu dire… ?
— Eh bien, nous sommes en quelque sorte, toi et moi, des rescapés de la vie,
dit-il, alors qu’un nuage de poussière s’élevait derrière eux. Nous appartenons
également tous les deux à la Confrérie des divorces douloureux. Mais nous
partageons autre chose… Une attirance et un respect mutuels.
Son analyse lui donna la chair de poule, en dépit de la chaleur quasi tropicale.
Il avait raison, pourtant…
— Tu parles de nous de façon si rationnelle… Si froide. Sans aucune émotion.
Stoppant la voiture au sommet de la falaise, il se tourna vers elle.
— Il n’y a rien de froid dans ce que je ressens pour toi, crois-moi, Alexa. Je te
désire tellement que j’ai peine à me contenir, là, dans cette voiture.
Retenant son souffle, elle se réfugia contre la portière, l’intensité de sa voix lui
donnant le frisson.
— Et c’est le même feu qui m’habite quand je te regarde marcher, reprit-il, les
yeux brillant d’une lueur qu’elle connaissait. Je m’imagine posant mes mains sur
tes hanches… Et quand je vois le vent caresser tes cheveux, je suis fou de
jalousie… Et… Tout en toi me fascine…
L’air entre eux crépita, électrique. Magnétique.
— Avant ce week-end, j’étais célibataire depuis plus de six mois. Vois-tu, j’ai
croisé de nombreuses femmes très séduisantes, dans ma vie, mais jamais
aucune n’a exercé sur moi une telle attraction…
Il effleura sa joue, puis sa main descendit sur son épaule, et caressa son bras
nu.
— … Quelqu’un t’a-t-il jamais dit combien tu es belle, Alexa ?
Ses paroles la touchèrent. Elles firent même plus que cela, en réalité, en
attisant la flamme du désir, en elle. Elle s’interdit néanmoins le moindre geste.
— Ecoute, Seth, ne te sens pas obligé de me flatter, à cause de ce que je t’ai
dit tout à l’heure. Vois-tu, j’ai dépassé mes complexes et…
— Je ne te flatte pas, l’interrompit-il. J’énonce un fait. Une évidence. Une vérité
qui va au-delà des apparences…
Elle comprit à cet instant que Seth l’avait emmenée ici pour avoir une
conversation privée. Un endroit plus adéquat en effet pour discuter de son passé,
qu’un restaurant bondé.
— Merci, et il est vrai que l’apparence a longtemps été un cauchemar, pour
moi, dit-elle en posant les mains sur son torse. Mais j’ai tiré un trait sur tout cela,
aujourd’hui. Je vais bien.
— Tant mieux. Je voulais simplement te dire combien tu es belle, et sexy. Ce
qui semble te mettre mal à l’aise…
Le vent souleva ses cheveux, aussi doux qu’une caresse, chargé de parfums
et d’odeurs d’une pureté renversante… Enivrante.
— Je crois que je m’exprime mieux en gestes qu’en paroles, chuchota-t-elle.
— Moi aussi, dit-il en faisant glisser les bretelles de sa robe sur ses épaules.
Quand je te touche, je suis subjugué par la douceur de ta peau, la chaleur de ton
corps…
Procédant millimètre par millimètre, il finit par découvrir le haut de ses seins.
Elle tressaillit.
— Tu as vraiment prévu de faire l’amour avec moi… Ici ?
Il se pencha vers elle et l’embrassa dans le cou.
— Crois-tu être la seule à avoir l’idée de faire l’amour en pleine nature ?
— Mais il faisait nuit, protesta-t-elle.
— Nuit noire, en effet…
Si noire, qu’à peine s’ils se voyaient l’un l’autre… Soudain quelque chose
s’éclaircit dans son esprit. Là, entre les dunes, avec le soleil au zénith, pas
question d’éteindre la lumière ou de se réfugier dans le secret douillet de
l’obscurité.
Elle secoua la tête, incrédule. Peut-être n’en avait-elle pas réellement fini, avec
le passé. Car jusqu’à aujourd’hui, dans sa relation avec Seth, elle s’était appliquée
à garder le contrôle, jusque dans leurs étreintes.
Faire l’amour ici, en pleine lumière, reviendrait à perdre tout contrôle. A se
mettre à nue, littéralement. Cette idée la tétanisa, mais l’idée de dire non l’horrifia
plus encore.
— Crois-tu que je te ferais prendre le moindre risque ? demanda-t-il en
prenant son visage entre ses mains. J’ai choisi cet endroit précisément parce que
je savais que nous y serions seuls. Complètement seuls.
Ce que Seth lui demandait était à la fois si légitime. Et si effrayant en même
temps. Car ce qu’il voulait, c’était sa confiance.
— Ici, en pleine journée ? dit-elle à voix basse. En plein soleil ?
— Un peu d’écran solaire ? plaisanta-t-il.
Après une ultime hésitation, elle plongea ses yeux dans les siens et tira sur sa
ceinture.
— Eh bien, monsieur le beau parleur, comptez-vous rester habillé longtemps ?
Son sourire s’évanouit, ses mains sur ses épaules se firent plus lourdes.
— Alors… Tu veux bien… ?
— Je veux oui, je veux être avec toi, chuchota-t-elle contre ses lèvres.
— J’aime l’écho de ces paroles, répondit-il en pressant sa bouche contre la
sienne.
Cet homme avait sans aucun doute acquis son art du baiser des dieux de
l’amour eux-mêmes. Il l’embrassa avec passion, lui donnant envie de prendre tout
ce qu’il voudrait bien lui donner aujourd’hui. Elle s’était dévoilée beaucoup, au
cours du dîner. S’abandonner à ses mains, à son corps, ici et maintenant, n’était
somme toute que la suite logique de ses confidences. De sa confiance.
Elle le repoussa doucement et fit descendre sa robe sur ses seins, centimètre
après centimètre, un peu comme il l’avait déshabillée, la première fois. Et d’une
certaine façon, c’était aussi leur première fois, aujourd’hui. Une première fois sans
barrières.
Elle dégrafa son soutien-gorge. Et attendit. Se déshabiller dans le secret de la
nuit était une chose, mais en plein jour… Son corps était comme un livre ouvert sur
son passé tourmenté. Ses égarements. Sa bataille contre l’anorexie avait laissé
des cicatrices. Il lui avait fallu près de six ans pour retrouver la fermeté de la chair,
un corps svelte et musclé.
Puis elle croisa son regard. Et dans ses yeux, elle vit la chaleur… la passion et
la tendresse. Il la toucha, ses mains puissantes si douces, quand il les posa sur
ses seins.
Fermant les yeux, elle s’abandonna à ses caresses et se laissa glisser sur le
siège en cuir. Avec le soleil et le vent pour témoins.
Il remonta sa robe sur ses cuisses, dévoilant sa petite culotte en dentelle, puis
il déposa un baiser sur son nombril. Elle sourit.
— Je me souviens de mon angoisse, la première fois que j’ai porté un Bikini
en public…
— Je t’en offrirai des dizaines, un de chaque couleur de l’arc-en-ciel.
Elle rit doucement et fit courir sa langue sur ses lèvres. Il soupira, mais ne la
laissa diriger les opérations qu’un bref instant, avant de concentrer ses caresses
entre ses cuisses, la trouvant prête et impatiente.
En gémissant, elle déboutonna sa chemise et dévoila son torse musclé qu’elle
couvrit de baisers, tout en s’imprégnant de son odeur, mêlée aux odeurs de
l’océan, effluves hautement aphrodisiaques.
— Ne devrions-nous pas abaisser… le siège pour nous étendre ? suggéra-t-
elle, tandis qu’il poursuivait ses caresses, précises, affolantes.
— Plus tard, plus tard, répondit-il en déposant un baiser sur son nombril.
Elle n’insista pas et enroula sa jambe à l’une des siennes, s’adossant au
volant pour mieux s’accrocher à lui. Et cela seul importait, ne faire qu’un avec lui,
loin du monde. Fébrile, elle ouvrit son pantalon. Soudain, il lui tendit un préservatif.
Elle remercia le ciel qu’il y ait pensé.
Seth alors interrompit ses caresses et agrippa ses hanches. Aussitôt, elle
noua les mains à son cou. Puis, avec tendresse, il se positionna et plongea en elle.
Bougea avec elle. Les sensations les plus douces d’abord l’envahirent. Sensations
qui très vite se muèrent en passion, alors qu’il allait et venait en elle, tout au fond
d’elle, et de plus en plus vite.
Le ciel lumineux et l’immensité de l’océan autour d’eux semblaient les
protéger, uniques témoins de leur désir. Et elle ressentit à ce moment une
immense plénitude, l’envie de se fondre avec l’éternité. Les premiers soubresauts
du plaisir lui arrachèrent un cri. Seth lui chuchota alors des mots à l’oreille,
l’encourageant dans une litanie de prières et la suppliant. Il lui dit vouloir retenir le
temps. Il lui dit aussi vouloir son plaisir. Et ses paroles finirent par l’emporter. Elle
éprouva un orgasme lumineux, comme une explosion précédant la naissance
d’une étoile. D’un monde nouveau.
Il jouit avec elle, s’abandonna avec ferveur en elle et elle comprit émerveillée
toute la profondeur de leur union. De leur extase. De leur partage. Toute notion de
contrôle oubliée, dissipée dans la vérité de cette étreinte, leurs souffles confondus
avec le flux et le reflux de l’océan, la lumière de leur bonheur aussi éclatante que le
soleil.
Elle se blottit contre lui, un voile de transpiration unissant leur corps. Un
moment d’absolu. Presque trop intense.
A présent, elle avait confiance. Suffisamment confiance pour croire que ce
qu’ils venaient de vivre ensemble survivrait à leur retour à la réalité.

* * *
Seth posa le jet en douceur sur la piste. Regrettant déjà leur escapade en
Caroline du Nord. Le temps était passé trop vite. Il aurait voulu avoir une chance de
renforcer ce lien avec Alexa.
Ils avaient partagé des moments uniques, au pied du phare, loin du monde,
hors du temps.
Précisément hors du temps.
Demain, il avait rendez-vous avec Pippa. Ils devaient revoir leurs accords pour
la garde des jumeaux. Ce qui promettait d’être ardu, puisque derrière chaque
négociation planait l’insoutenable vérité qu’il puisse ne pas être le père biologique
des jumeaux. Si Pippa décidait d’aller dans ce sens, les choses pourraient se
révéler catastrophiques, pour lui. Il se battrait pour ses enfants, bien sûr, mais la
seule perspective de perdre cette bataille lui déchirait le cœur.
La vie pourrait être tellement plus simple. Il se contenterait de profiter de ses
enfants, comme n’importe quel parent. Comme sa cousine Paige avec les siens.
Comme son cousin Vic, qui fêtait aujourd’hui avec sa femme Claire la venue d’un
nouveau bébé. Il secoua la tête. Il était impardonnable et faisait un bien piètre
cousin. Il n’avait même pas pris la peine d’appeler la jeune maman pour la féliciter.
Paige lui avait expédié un SMS pour l’informer que Claire, suite à la césarienne,
resterait quelques jours supplémentaires à l’hôpital. Il devait absolument lui rendre
visite. Il s’agissait de sa famille. Et la famille passait avant tout…
Alexa ? Il la présenterait à ses proches, cela allait de soi. Bientôt. Mais pour
elle qui n’entretenait plus guère de relations avec les siens, ne trouverait-elle pas
sa grande et bruyante famille un peu trop envahissante ?
Il soupira avec lassitude. Il ignorait encore comment il parviendrait à concilier
le chaos de sa propre existence avec celle d’Alexa, mais il était sûr d’une chose,
une séparation n’était pas à l’ordre du jour.
Si seulement la vie était aussi facile à diriger qu’un jet.
Il relâcha légèrement le manche et vérifia sa vitesse, ainsi qu’une foule
d’autres données, sur le tableau de bord.
— Quand je pense à tous ces kilomètres parcourus, depuis ce matin,
remarqua Alexa, à côté de lui, en effleurant sa main sur le manche. Ce matin la
Floride, puis la Caroline du Sud, puis la Caroline du Nord pour le déjeuner, et de
nouveau la Caroline du Sud. C’est à donner le vertige…
— Et la journée n’est pas terminée. Je sais qu’il est tard, mais je tiens à
t’inviter à dîner.
— Un dîner aux chandelles, pourquoi pas… Que nous dégusterions, nus, toi et
moi…, dit-elle en riant.
— Pas de problème, répondit-il. Mais trouver un endroit discret à Charleston
pour ce genre de tête-à-tête va être difficile.
— Je te rassure, je n’ai pas de penchant pour l’exhibitionnisme.
— Tant mieux, marmonna-t-il, se sentant soudain d’humeur possessive. Je
n’aime pas partager certaines choses…
Elle tira sur le bas de sa robe et en réajusta le corsage, un peu froissé.
Normal, ils s’étaient couchés sur leurs vêtements, nus entre les dunes, face à
l’océan, pour admirer le coucher du soleil…
— Je suis extrêmement touchée que tu ne m’aies pas regardée comme une
pestiférée, après ce que je t’ai raconté, au restaurant, murmura-t-elle.
— Je t’admire pour toutes ces batailles que tu as menées et toutes ces
victoires, que tu ne dois qu’à toi seule, Alexa, répondit-il sans la moindre
hésitation.
— Cela n’a pas été sans souffrances et il m’arrive encore parfois de me
souvenir avec terreur de ces petits matins, quand ma mère m’appelait pour me
peser…
Il serra les dents. Sa mère la faisait monter sur la balance chaque matin ? Pas
étonnant qu’Alexa ait été traumatisée. Il se fit violence pour ne rien laisser paraître
de sa colère, mais l’envie d’aller trouver ses parents pour… Pour quoi, en fait ?
Que ferait-il ? Alexa aujourd’hui n’avait pas besoin d’un chevalier servant et
protecteur. Elle se débrouillait parfaitement toute seule.
— Je regrette de ne pas t’avoir connue, alors, se contenta-t-il de remarquer.
— Moi aussi, dit-elle en lui souriant.
Et soudain, tout s’éclaircit dans sa tête. Il sut où il voulait emmener Alexa, ce
soir.
— Tu as prévu de te rentrer tôt ?
— Au contraire, j’aimerais prolonger cette journée très tard.
— Parfait. Parce que, avant de te reconduire chez toi, j’aimerais que tu
m’accompagnes quelque part.

* * *
Seth ayant une imagination débordante, Alexa s’attendait à être surprise, mais
pas à ce point. Jamais, en effet, elle n’aurait pensé que pour clôturer cette journée
en tête à tête, ils se retrouveraient dans un hôpital.
A leur descente du jet, il lui avait expliqué vouloir rendre visite à sa cousine et à
son bébé. Une profonde émotion s’était emparée d’elle à l’évocation du nouveau-
né.
Elle croisa les bras, impuissante à se réchauffer. Pourquoi tant de nervosité ?
A cause de l’enfant, ou de son propre séjour à l’hôpital, autrefois ? Difficile de le
dire, mais déjà l’odeur si particulière, si âcre des antiseptiques la prenait à la
gorge.
Elle suivit Seth le long des couloirs, mais elle ralentit le pas devant une large
baie vitrée donnant sur une salle où se trouvaient une bonne quinzaine de bébés,
dans leur couffin. Elle promena son regard de l’un à l’autre, avant de s’arrêter sur
une étiquette en particulier, à gauche de la première rangée.
Bébé Jansen.
Elle ne distingua pas grand-chose, excepté une couverture blanche et un
bonnet bleu rayé de jaune, mais elle arriva rapidement à la conclusion que le petit
chou était bien plus grand que ses voisins. Un beau petit garçon, trois kilos sept,
d’après Seth. Le nez contre la vitre, elle sourit en imaginant la douceur satinée des
joues rebondies du nouveau-né et son odeur de bébé…
Une femme à ce moment s’approcha de la vitre et elle s’écarta pour faire de la
place. Blonde, la trentaine, l’inconnue lui sourit. Elle arborait fièrement un badge
sur lequel était écrit, « Je suis la tante de cette merveille ! »
— Quel petit garçon adorable, n’est-ce pas, soupira alors l’inconnue en
désignant le bébé Jansen. Et blond comme tous les mâles de la famille.
Sceptique, Alexa dévisagea la jeune femme.
— Nous nous connaissons ?
Puis une nouvelle fois, l’inconnue lui sourit, et Alexa à ce moment se demanda
comment ce détail avait pu lui échapper. Car il y avait plus qu’un air de famille, la
ressemblance était frappante.
— Je suis Paige, la cousine de Seth. Je prenais un café lorsque je vous ai vue
arriver avec lui. C’est mon frère, Vic, qui est l’heureux père de cet ange.
Elle aurait préféré que Seth soit avec elle pour ces présentations et que ce soit
lui-même qui définisse leur relation naissante, voilà qui aurait été nettement plus
facile. Soudain, Alexa se sentit prise de panique. Pourquoi n’était-elle pas restée
dans la voiture à l’attendre ?
— Félicitations pour votre neveu, dit-elle, la gorge serrée.
— Merci. Nous fêterons l’heureux événement très bientôt, avec d’autres
bonnes nouvelles… J’espère que vous serez des nôtres, dit Paige en braquant sur
Alexa ses yeux noisette. Comment s’est passé ce voyage, avec Seth et les
jumeaux ? Ils sont mignons, mais parfois si turbulents…
Seth avait donc parlé d’elle à sa famille ?
— Tout s’est parfaitement déroulé. Mais c’est toujours bon de rentrer chez soi,
répondit-elle, veillant à ne rien dire de compromettant. Quant aux jumeaux, ils ont
déjà retrouvé leur mère.
— Ah, Pippa…, soupira Paige. Elle est si… Bref, elle est la mère des jumeaux.
Et Seth, un papa extraordinaire. Il mérite tellement de rencontrer une femme qui
sache l’aimer, l’aimer vraiment… Enfin, vous me comprenez…
En réalité, en cet instant Alexa aurait bien voulu que Seth vienne à sa
rescousse avec les réponses adéquates à fournir à sa cousine.
— Je ne suis pas en position de…, commença-t-elle avec prudence.
— Ecoutez…, l’interrompit Paige avec un regard droit, protectrice. Tout ce que
je vous demande, c’est de la gentillesse et de la compréhension, pour mon cousin.
Pippa l’a trompé au sens le plus cru du terme, et si elle n’était pas la maman
d’Olivia et Owen, et bien je… Mais j’aime du fond du cœur ces enfants et je me
fiche qu’ils soient ou non du sang des Jansen. Ce que je sais, c’est que je ne
supporterai pas de voir Seth trahi de cette façon une nouvelle fois. Alors, je vous en
prie, si ce n’est pas sérieux pour vous, disparaissez de sa vie…
Stupéfaite, Alexa mit quelques instants à faire le tri dans toutes les
informations contenues dans ce pamphlet.
— Je ne sais que vous dire… Excepté que votre loyauté est admirable.
— Désolée si je me suis montrée un peu vive, s’excusa Paige. Je ferais mieux
de me taire, parfois. Ces maudits bouleversements hormonaux… Je suis enceinte,
voyez-vous… Bref, je suis scandalisée quand je pense à la façon dont Pippa a
utilisé Seth, et continue de l’utiliser. Mais je suis sûre que vous êtes quelqu’un de
bien et je suis impatiente de vous revoir…
Sur ces entrefaites, Paige s’éclipsa après avoir brièvement serré la main
d’Alexa, en plein désarroi. Elle se tourna vers la baie vitrée, puis regarda la jeune
femme s’éloigner en repensant à ses paroles. Les jumeaux pourraient ne pas être
du sang des Jansen… ? Pippa aurait trompé Seth ?
Que voulait dire toute cette histoire ? Pippa avait donc eu un amant ? D’après
Seth, ils avaient déjà rompu, à la naissance des jumeaux. Non qu’une femme
enceinte ne puisse entretenir de relations amoureuses… Cela semblait peu
probable. A moins… Pippa aurait-elle eu une liaison tout en étant mariée à Seth et

Alexa retint son souffle, atterrée. Il se pourrait donc qu’il ne soit pas le père
biologique des jumeaux… ?
Elle chassa cette pensée de son esprit aussi vite qu’elle y était apparue.
Impossible. Il n’aurait pas gardé cela pour lui. Il lui en aurait parlé.
L’image qu’elle se faisait de cet homme commença à se brouiller. Au début,
elle le pensait semblable à ses parents, toujours prompt à se décharger de ses
enfants sur une nounou. Mais elle avait pu le voir à l’œuvre avec les jumeaux, en
père attentif, aimant.
Si Paige disait vrai, pourquoi Seth ne s’en était-il pas ouvert à elle, alors
même que leur relation semblait s’orienter vers quelque chose de durable, de
profond ? Certes, ils ne se connaissaient que depuis peu. Mais de son côté, elle
avait ressenti le besoin de tout lui révéler, sur son passé, ses failles et ses
angoisses. Il l’avait poussée à s’abandonner, à lui donner sa confiance.
Et de son côté, il ne jouerait pas le jeu ? Il lui aurait tu une information aussi
capitale ? Elle ne pouvait le croire. Ne voulait le croire. Elle avait mal compris
Paige, voilà tout.
Le moment venu, elle parlerait à Seth de cette conversation. Et tous deux
riraient ensemble des conclusions auxquelles elle était arrivée. Elle croyait à la
vérité de ces sentiments qui croissaient, entre eux. Plus que tout au monde, elle
voulait y croire.
Et si malgré tout… ?
Elle observa un peu plus loin, une famille rassemblée devant la baie vitrée. Un
grand-père et une grand-mère montraient à ce qui devaient être leurs premiers
petits-enfants, leur nouvelle petite sœur, emmaillotée dans son couffin rose. Un
portrait touchant, d’une famille idéale.
Elle avait déjà été témoin, un peu plus tôt dans la journée, de cette même
complicité, de cette espèce de connexion incomparable entre Seth et Pippa, à
propos de leurs enfants. Et s’ils connaissaient certains désaccords, il demeurait
néanmoins entre eux une évidente connivence, et même une certaine tendresse.
Mais si Paige disait vrai, comment expliquer que leur attachement l’un envers
l’autre puisse survivre à une telle trahison… ?
Elle porta une main à son cœur. Elle avait rêvé d’une famille, d’un mariage
heureux. Elle avait aussi appris le désespoir de se voir rejetée.
Et elle refusait de vivre le même cauchemar une deuxième fois.
- 10 -

Il voulait Alexa, jour après jour, nuit après nuit, dans sa vie comme dans son lit.
Perdu dans ses pensées, Seth roulait sagement sur la voie rapide, en
direction de l’appartement d’Alexa, au centre-ville. Sa présence à ses côtés lui
était devenue indispensable. Evidente. Se rendre à l’hôpital avec elle, en des
circonstances aussi importantes pour la famille, avait fait de cette soirée un
moment très particulier. Et à vrai dire, il espérait qu’une fois chez elle, il pourrait la
persuader de prendre quelques affaires pour venir s’installer chez lui.
La ville était presque déserte, en cette heure tardive, et il régnait à l’intérieur du
4x4 une intimité presque… sensuelle. Il sourit en se rappelant leurs étreintes, dans
la décapotable, face à l’océan. Et dire qu’il n’y avait que quelques heures à peine.
De nouveau, il avait envie d’elle.
Et elle ? Que voulait-elle ?
Il l’observa du coin de l’œil. Front contre la vitre, elle regardait la nuit. Elle
semblait fatiguée. Normal, après cette journée de folie. En revanche, il n’aimait
pas cette ride sur son front, ni l’absence de lumière dans ses yeux.
— Qu’est-ce qui ne va pas, Alexa, dit-il en caressant ses cheveux.
Elle secoua la tête, sans même lui accorder un regard, et serra son sac contre
elle. Il frémit au désarroi de son expression.
— Je t’en prie, parle-moi, Alexa. Et ne me fais pas croire que tout va bien.
— Nous sommes fatigués tous les deux, daigna-t-elle enfin répondre, lui
donnant ainsi un mince espoir. Ces derniers jours ont été riches en émotion,
depuis notre rencontre. Je crois que j’ai besoin de me retrouver un peu seule…
Pour réfléchir.
Il serra les dents. Comme elle, un peu plus tôt dans la journée, à son tour il eut
le sentiment à ce moment qu’elle voulait couper les ponts et se débarrasser de lui.
— Tu… Il hésita, la gorge serrée. Tu as changé d’avis, à propos de nous ?
— C’est possible.
— C’est possible.
— Pourquoi ? demanda-t-il, envisageant un instant de se garer pour se
concentrer sur elle et la regarder dans les yeux, voulant y retrouver cette flamme à
laquelle il s’était réchauffé, qui lui avait redonné le goût de la vie.
— Seth, j’ai travaillé dur pour remettre ma vie en marche. Par deux fois.
Adolescente d’abord. Puis après mon divorce. Je suis plus forte aujourd’hui. Mais
ce n’est pas pour autant que je vais m’engager dans une relation dangereuse pour
moi.
De quoi parlait-elle ? Il ne s’attendait pas à ce genre de conversation. Il fallait
qu’il se gare, et vite. Il ne pouvait décidément pas conduire et l’écouter
tranquillement lui annoncer ce qui ressemblait bien à une rupture. De toute façon, il
se sentait tellement nerveux soudain, que s’il restait au volant, ils risquaient
l’accident.
Apercevant un parking un peu plus loin, indifférent aux coups de Klaxons
rageurs, il coupa brusquement sur la droite et alla se garer.
— Je ne comprends pas. Tu me considères comme quelqu’un de dangereux,
Alexa ? Moi ? Et qu’ai-je donc fait que tu puisses te sentir menacée ?
— Ce que je veux dire, c’est que m’engager avec toi dans une relation peut
représenter un risque, répondit-elle d’une voix lasse.
A la lueur des phares projetée par les véhicules arrivant en sens inverse il vit la
ride en travers de son front se creuser.
— Toute relation présente un risque, fit-il remarquer, tout en lâchant le volant
pour prendre sa main. Et en ce qui concerne la nôtre, jusqu’ici il me semble que
nous nous en sortons plutôt bien…
— C’est aussi ce que je pensais. Surtout après cet après-midi. Car je me suis
confiée à toi comme jamais je ne l’ai fait avec personne, dit-elle avec une certaine
froideur. Vois-tu, Seth, la confiance doit être réciproque, dans une relation. Or,
manifestement, il y a des choses que tu ne me dis pas, des secrets que tu gardes
consciencieusement pour toi…
Il n’en croyait pas ses oreilles. S’il avait été lui-même, vraiment lui-même,
c’était bien avec elle, durant ces quelques jours, s’investissant sans compter dans
leur toute nouvelle relation. Qu’attendait-elle de plus ?
— Où veux-tu en venir, exactement ?
— Il me paraît évident que tu n’es pas prêt à nous considérer comme un
couple à part entière, répondit-elle avec conviction.
Elle n’avait pas tort. Et il avait ses raisons. Son expérience du couple n’avait
pas été des plus concluantes. Mais pour l’instant, tout ce qu’il voulait, c’était la
ramener chez lui.
— Je reconnais qu’il aurait mieux valu que nous nous rencontrions dans
quelques mois…, dit-il.
— Pourquoi ?
Il refoula un soupir. Il était fatigué et n’aspirait qu’à entraîner Alexa entre ses
draps. Il n’avait pas envie d’avoir cette conversation maintenant. En réalité, il
n’avait pas envie de l’avoir non plus demain ni aucun autre jour.
— D’ici un an, mon divorce aurait été un sujet moins sensible… Comme le
tien, d’ailleurs. Mes enfants auraient grandi un peu. Ton entreprise se serait
développée. Etc. Oui, le moment aurait été mieux choisi, pour nous…
Elle secoua lentement la tête, les yeux rivés devant elle.
— Aujourd’hui, Seth, tu connais tout de moi, de mon passé, de mon présent,
de mes peurs… Je t’ai ouvert mon cœur… Je me suis mise à nue pour toi. Je
pensais que tu en ferais de même avec moi…
Un déclic se fit dans sa tête. Impossible, elle ne pouvait savoir…
— Ta cousine m’a tout raconté, à propos de Pippa, reprit-elle avec gravité. Sa
trahison. Je comprends que tu éprouves suite à cela quelques difficultés à
t’engager dans une relation… Mais tu aurais dû m’en parler…
Une bouffée de colère le submergea.
— Paige n’avait pas à te raconter ça !
— Ne lui en veux donc pas, elle pensait que j’étais déjà au courant…
— Et comment aurais-je pu amener ce sujet dans nos conversations ?
rétorqua-t-il. « Salut, mon ex ne sait pas si les enfants sont réellement les
miens… ! » Il serra les poings et inspira profondément pour apaiser cette fureur en
lui. En réalité, elle n’a cessé de me mentir à ce sujet, depuis le début… Bien,
parlons d’autre chose, à présent. Où aimerais-tu aller dîner ?
Elle blêmit, les yeux pleins d’une compassion qui lui allèrent droit au cœur,
faisant au passage voler en éclat la carapace dont il l’avait entouré.
— Seth, je suis tellement triste pour toi.
— Pourquoi ? s’exclama-t-il, frappant le volant du poing. Je suis leur père et je
les aime…
— Je sais, dit-elle avec douceur en serrant son sac contre elle.
— Je me fiche du sang qui coule dans leurs veines et de la spécificité de leurs
gènes… Ils sont à moi, poursuivit-il en martelant son torse du poing, se rappelant
sa joie, une année plus tôt, à la clinique.
— Et je suis sûre qu’ils te considèrent comme leur père, dit-elle, avant de
demander après une courte hésitation. Pourquoi ne pas faire un test de paternité ?
Je suis convaincue que cela t’apaiserait.
Il n’avait pas besoin de ces satanés tests pour valider son amour pour les
jumeaux.
— Laisse tomber, marmonna-t-il. Cela ne te regarde pas.
A ce moment, ses yeux s’emplirent de larmes.
— C’est bien ce que je disais, Seth, chuchota-t-elle. Je me suis donnée à toi,
dans tous les sens du terme et sans réserves, mais manifestement tu n’es pas
disposé à faire ta part du chemin…
— Bon sang, Alexa, nous ne nous connaissons que depuis une semaine et tu
aurais trouvé normal que je te confie ce doute, à propos des jumeaux… ? Avec les
conséquences que cela pourrait avoir sur eux ?
— Crois-tu que je serais allée divulguer ton secret, Seth ? Si c’est le cas, tu
me connais bien mal. Tu sais quoi ? Tu as parfaitement raison. C’était une erreur.
Nous sommes une erreur. Ce n’était manifestement pas le moment, pour nous…
A la perspective de devoir renoncer à elle, ce fut comme si on lui plongeait un
poignard en plein cœur.
— Je ne peux rien contre le temps, malheureusement…
— C’est juste. Je veux rentrer chez moi, à présent, Seth. Seule. Et ne
m’appelle pas, c’est inutile.
Que voulait-elle dire ? Terminé, fin de l’histoire ? Après ce qu’ils avaient vécu,
après avoir connu ensemble le paradis, elle lui claquait la porte au nez ?
— Enfin, Alexa, la vie n’est pas parfaite. Je ne suis pas parfait et je n’attends
pas que tu le sois. Il faut être réaliste.
Elle se mordilla la lèvre et, un instant, il crut en une issue favorable. Jusqu’à ce
qu’elle se tourne ostensiblement vers sa vitre.
— Qu’attends-tu de moi, Alexa ?
Elle le regarda, l’éclat de ses grands yeux bleus éclipsé par le chagrin et les
larmes retenues.
— Rien que ce que je viens de dire. J’ai besoin de me retrouver et je voudrais
que tu me ramènes chez moi.
Et sur ces paroles, elle se tourna de nouveau vers la vitre. Il attendit une
minute, peut-être deux, mais à aucun moment, elle ne le regarda.
Comme en état second, il roula le reste du trajet sans presque rien voir de la
route. Puis ils atteignirent un ensemble de bâtiments de briques rouges entouré de
jardins. Alexa était chez elle. Et il n’était pas le bienvenu.
Que s’était-il passé pour qu’ils en arrivent là ? Tout ça, parce qu’il avait omis
de lui parler de la trahison de Pippa ! Il aurait bien fini par le faire…
— Adieu, Seth…
Et avant qu’il ait pu dire ou faire quoi que ce soit, elle descendit de voiture,
claqua la portière et remonta en courant l’allée qui menait à son appartement.
En proie à une insoutenable frustration, Seth empoigna son volant. Il avait
pourtant fait de son mieux, avec elle. Il repensa à sa façon de serrer son sac contre
elle, comme si elle s’accrochait à une bouée. Elle avait dû réduire en miettes le
dossier qu’il lui avait donné et…
Une pensée traversa à cet instant son esprit. Insidieuse. Hideuse. Elle avait eu
ce qu’elle voulait. Des contacts. Et maintenant, elle n’avait plus besoin de lui. Voilà.
Elle l’avait utilisé.
Comme Pippa avant elle.
Mais cette pensée se dissipa en un éclair. Alexa n’était pas Pippa. Toutes
deux étaient issues d’un milieu favorisé, mais Alexa, elle, avait définitivement
rompu avec cet univers artificiel et si souvent cruel. Elle dirigeait désormais sa vie
et tentait de construire quelque chose par elle-même, en travaillant dur. Et dès le
début, elle s’était montrée franche avec lui.
Ce qui n’était pas son cas, réalisa-t-il soudain avec effroi.
Elle avait raison.
Il s’enfonça sur son siège et regarda droit devant lui. Le traumatisme de son
mariage avec Pippa ne cessait de le hanter. Une relation cauchemardesque. Un
échec, comparé au bonheur de ses cousins. Un échec qu’il n’avait pas digéré. Et
qu’il ruminait, entouré des barricades qu’il avait pris soin d’ériger entre lui et le
monde. Y compris entre lui et ses cousins. Et entre lui et Alexa.
Mais Alexa n’était pas le monde. Elle méritait mille fois mieux.
Elle représentait tant pour lui. Autre chose.
Mais à ce stade, que pouvait-il faire ? Essayer de lui parler maintenant ne
ferait qu’attiser sa colère, ou pire elle risquait d’éclater en sanglots. Il attendrait. Et
lorsqu’elle aurait retrouvé son calme, il viendrait à elle, avec autre chose que des
mots. Des actes. Pour qu’elle comprenne enfin combien il tenait à elle. Combien il
ne pouvait se passer d’elle.
Combien il l’aimait.
L’amour ?
Il ferma les yeux puis les rouvrit, abasourdi par ce qu’il venait de comprendre.
C’était l’évidence même. Il l’aimait. Et il devait le lui dire.
Et si elle refusait malgré tout de le revoir ? Eh bien il se battrait. Pour la
reconquérir. Il croyait en ce qu’ils avaient partagé ces derniers jours. En ce qu’ils
avaient commencé à construire, ensemble.
Il s’était toujours battu pour ses affaires. L’heure était venue de prendre sa vie
privée à bras-le-corps. Et sa prochaine victoire serait Alexa.

* * *
Se séparer de son mari avait été somme toute un soulagement pour Alexa.
Une délivrance. Perdre Seth en revanche avait brisé son cœur. Car elle ne pouvait
nier l’évidence, elle l’aimait. De toute son âme.
Mais il l’avait laissée partir.
Au fond d’elle, elle avait espéré qu’il la suivrait. Ou qu’il lui ferait livrer des
fleurs le lendemain, avec un mot d’excuses. Mais rien. Pas le moindre signe de vie
de sa part. Pour respecter son besoin de solitude ? Ou tout simplement parce que
pour lui la rupture était consommée ?
Elle repassa dans sa tête le film de leur dernière journée ensemble. Pourquoi
avait-elle réagi ainsi, en apprenant la vérité à propos de ses enfants ? Avait-elle le
droit de lui reprocher son silence ? Elle pouvait le comprendre. Car certains
secrets restaient nichés dans votre cœur des années entières, trop lourds et trop
douloureux pour être partagés. Elle était bien placée pour le savoir. Après un
traumatisme, le travail à accomplir sur soi pour reprendre confiance était un
chemin long et ardu.
Elle secoua la tête, maudissant son égoïsme et son aveuglement.
Cherchant à oublier son chagrin, de retour au bureau, elle s’était plongée dans
le travail, rattrapant entre autres toute la paperasse accumulée en son absence.
Aujourd’hui marquait ses grandes retrouvailles avec brosses, seau, aspirateur et
compagnie.
Elle promena son regard sur la cabine luxueuse du jet, propriété du sénateur
Landis, garé sur l’aéroport de Charleston, et non sur le terrain privé de Seth.
Baissant les yeux sur la tétine au creux de sa main, elle sourit en pensant à
Olivia et à Owen. Les jumeaux lui manquaient terriblement. Elle se souvenait avec
émotion de leur tendresse et de l’affection qui les liait tous les trois.
L’autre soir, elle avait repoussé Seth, éprouvant le besoin de se retrouver
seule. Pour réfléchir. Résultat, en guise de réflexion, elle était au désespoir. Elle se
laissa tomber sur le siège derrière elle en soupirant.
Pour la centième fois peut-être, elle se remémora sa dernière conversation
avec cet homme, entre les bras duquel elle avait vécu ses plus belles sensations.
Mais à leur retour de l’hôpital, ils n’avaient pas su se retrouver. Il y avait eu des
paroles douloureuses, de son côté comme du sien. Secouant la tête, elle balaya le
jet d’un regard expert. Tout était parfaitement en ordre, propre jusque dans les
moindres recoins… Dommage que sa vie ne soit pas aussi parfaite. Parfaite ?
Ce mot la ramena instantanément à Seth. La vie n’est pas parfaite, avait-il dit.
Et il n’attendait pas qu’elle le soit. Et quoi d’autre encore… A cet instant, un chahut
de tous les diables attira son attention. Des bruits de moteur se mêlaient à des cris
et des éclats de voix. Elle se leva et regarda par un hublot, des bribes de
conversation lui parvenant du tarmac.
— … … super coucou…
— … un Thunderbolt p-47, je crois…
— … tu arrives à lire ce…
— … me demande bien qui est cette Alexa…
Alexa ? Un coucou ?
Elle sentit son cœur s’accélérer. Poussée par la curiosité, et un fol espoir, elle
courut jusqu’à la passerelle et, s’arrêtant en haut des marches, elle aperçut une
foule un peu plus loin, le personnel de maintenance de l’aéroport. Puis elle
remarqua que tous regardaient en l’air.
Elle leva alors à son tour la tête. Un avion datant de la Deuxième Guerre
mondiale tournoyait au-dessus de cette partie de l’aéroport, à quelques dizaines
de mètres seulement d’altitude. Un appareil de collection, qui ressemblait à ceux
que Seth conservait jalousement dans son hangar. Et dans son sillage, le
Thunderbolt traînait une bannière sur laquelle était inscrit en lettres rouges :
« Je t’aime, Alexa Randall ! »
Médusée, elle descendit les marches de la passerelle telle un automate, pas à
pas, lisant et relisant le message. Ce n’est que lorsque ses pieds touchèrent le
tarmac qu’elle saisit enfin toute la signification de ces mots. Seth lui adressait là la
plus belle des déclarations. Pour la reconquérir. Elle. Alexa Randall. A la face du
monde. Envers et contre tout. Et tant pis si c’était au mauvais moment. Et si tout
n’était pas parfait.
Elle croyait avoir tiré un trait sur son passé, mais il n’en était rien. Son
obsession de l’ordre et de la propreté, sa quête maladive de la perfection en était
la preuve. Inconsciemment, elle n’avait jamais cessé de calquer sa vie sur le
modèle que ses parents lui avaient imposé. Elle devait être une petite fille, une
adolescente, une épouse parfaite.
Seth n’attendait pas cela d’elle. Il la voulait telle qu’elle était.
Alors, elle sourit et suivit des yeux l’appareil, impatiente maintenant de le voir
atterrir. De pouvoir dire à cet homme qu’elle avait compris son message.
L’avion exécuta un dernier tour, la bannière fièrement déployée, avant
d’entamer sa descente et de se poser en douceur à une centaine de mètres d’elle.
Le moteur crachota un peu, l’hélice ralentit dans un clic-clic puis Seth apparut.
Beau, blond et tout à elle.
Il bondit au bas de l’appareil, vêtu d’un jean et d’une chemise, bottes aux
pieds. Subjuguée, elle le regarda venir à elle, ne voyant plus en réalité que lui, sous
le soleil, malgré la foule. Puis, reprenant ses esprits, elle courut à sa rencontre.
Libre, enfin, de tous les cauchemars du passé, de toutes les angoisses du présent
et de toutes ses peurs pour l’avenir.
Un sourire se dessina sur le visage de Seth et il ouvrit grands les bras. Elle se
jeta littéralement à son cou, ivre de bonheur. Puis ils s’embrassèrent, Seth la
faisant tournoyer autour de lui. Le personnel de l’aéroport ne tarda pas à pousser
des cris et à manifester sa joie par des applaudissements nourris. Enlacée à Seth,
elle se laissa porter par la magie de ce moment, sa tête tournant encore quand il la
reposa sur le tarmac.
C’était inévitable. Elle sentit les larmes rouler sur ses joues. Larmes de
bonheur. D’émerveillement. Elle aimait Seth. Seth l’aimait. Et le monde était
parfait.
— Et si nous poursuivions cette conversation dans un endroit plus privé ?
chuchota-t-il à son oreille.
— J’étais en train de nettoyer cet avion, derrière toi, et personne ne devrait se
présenter avant une demi-heure…
Il l’emporta alors dans ses bras, ce qui eut aussitôt pour effet de relancer les
applaudissements de la foule, puis il se dirigea vers l’appareil, grimpant en
quelques enjambées la passerelle avant de s’engouffrer dans la cabine.
— Comment savais-tu que je me trouvais ici ? demanda-t-elle en nouant les
bras autour de son cou.
— Je suis bien renseigné… En fait, le sénateur Landis est un cousin par
alliance, les Jansen sont une grande famille, tu le sais, répondit-il en se dirigeant
vers le canapé. Je voudrais te dire certaines choses, Alexa…
Bonnes ou mauvaises ? Elle le dévisagea. Il était grave, soudain.
— Je t’écoute.
— J’ai passé la semaine à instaurer avec Pippa de nouveaux arrangements,
pour la garde des enfants. Les jumeaux passeront plus de temps avec moi. Et
nous embaucherons une nouvelle nounou pour l’aider, quand elle en a la garde… Il
se tut, baissant les yeux sur ses mains jointes, avant de poursuivre. Je ne suis pas
prêt pour un test de paternité. J’ignore même si je le serai un jour. L’autre type
susceptible d’être le père biologique ne souhaite pas s’occuper des jumeaux…
Pour le moment, je veux juste profiter de mes enfants et les regarder grandir.
Elle repensa à cette période de son mariage, quand elle avait émis le souhait
d’adopter un enfant. Cet enfant, elle l’aurait aimé comme le sien, comme la chair
de sa chair. Elle comprenait donc mieux que personne l’amour de Seth pour les
jumeaux.
— Je te comprends…, dit-elle. Je suis désolée de t’avoir repoussé.
— Et moi, je suis désolé de ne pas t’avoir ouvert plus grand mon cœur,
répondit-il en caressant sa joue.
— Tu m’as fait une telle frayeur, tout à l’heure, en volant comme un casse-cou,
dit-elle en prenant son visage entre ses mains.
— Fou, je le suis… De toi, répondit-il avant de presser sa bouche contre la
sienne pour un baiser plein de passion. As-tu lu mon message ?
— Difficile d’y échapper, rit-elle, l’esprit léger peut-être pour la première fois
depuis des années.
— C’est la vérité, Alexa, dit-il, ses yeux verts plus brillants que jamais. J’aurais
dû te le dire plus tôt. Mais j’avais peur. Pour mes enfants. Je veux une vie stable,
pour eux, et pas d’un défilé de femmes dans leur vie. Pour un peu, je n’entendais
pas ce que mon cœur ne cessait pourtant de me répéter…
— Et que dit ton cœur, Seth ? demanda-t-elle en jouant avec ses cheveux.
— Epouse-moi, Alexa… Il posa un doigt sur ses lèvres et s’empressa de
continuer. Je sais que tout va très vite entre nous. Si tu as besoin de temps, je
comprendrai. Et je patienterai. Tu en vaux la peine…
— Je sais, répondit-elle, confiante, réalisant pour la première fois qu’elle
méritait cet homme et son amour, que tous deux méritaient d’être heureux. Et je
t’aime. Tu es tout ce dont je rêvais, tout ce que je n’osais espérer.
— Je t’aime, Alexa, murmura-t-il. Toi. Ta tendresse envers les enfants. Ton
courage. Et la confiance que tu as en moi…
— En nous.
— Et je veux vivre avec toi pour le restant de mes jours.
— A partir de quand ? le taquina-t-elle.
— De tout de suite. Si tu as terminé ici…
— J’ai terminé, répondit-elle en s’emparant de son seau. Quel est le
programme ?
— Une soirée en tête à tête… Un dîner aux chandelles…, dit-il, ponctuant sa
phrase de baisers. Faire l’amour avec toi…
— Et devenir ta femme…
— Oui, madame Jansen.
Epilogue

Une année plus tard.


Elle aurait pu aspirer à un mariage plus conventionnel. Mais elle se fichait du
décorum et du protocole. Seth et elle avaient opté pour une cérémonie sur la plage
de Charleston, en famille. Et quelle famille !
Son bouquet à la main, Alexa glissa l’autre autour du cou de Seth et
s’abandonna au vertige de leur premier baiser, en tant que mari et femme. Le
soleil était chaud… Moins chaud pourtant qu’il ne le serait certainement en Grèce,
pour leur voyage de noces.
Leur baiser se prolongea, mais craignant de perdre complètement la tête, elle
finit à regrets par s’arracher aux lèvres de cet homme, qui savait si bien la chavirer.
Elle se pencha pour prendre Olivia dans ses bras, tandis que Seth de son côté
s’emparait d’Owen. Puis ils firent face à leurs invités et commencèrent à
descendre l’allée, l’orchestre accompagnant leur marche au son des violons et le
soleil allumant des millions de diamants, sur l’océan, comme pour participer à la
fête.
Les jumeaux battirent joyeusement des mains, visiblement satisfaits. Peu de
temps avant le mariage, Seth s’était décidé à demander un test de paternité.
Comme elle le soupçonnait, Olivia et Owen étaient bien ses enfants.
Quel soulagement, pour Seth. Et à cette occasion, il lui avait fait le plus doux
des aveux. C’était son amour qui lui avait donné la force de faire ce test.
Un amour qu’ils célébraient aujourd’hui.
Elle respira son bouquet, mélange de fleurs des champs, d’orchidées et de
roses. Ils avaient demandé à leurs invités de s’habiller simplement, robe légère et
fleurie pour les dames, pantalon de toile et polo blanc pour les hommes. Seule
exception peut-être, la toilette de la mariée, une robe d’organza de soie, à volants
brodés de perles. Mais pas de talons, pieds nus pour tout le monde, à cause du
sable et de l’eau turquoise pour pouvoir marcher librement sur la plage.
Régulièrement passait au-dessus de leur tête un avion, vestige de la Deuxième
Guerre mondiale, comme les affectionnait Seth.
« Félicitations, M. et Mme Seth Jansen », disait la bannière.
Des cabines de plage avaient été disposées sur le sable, ainsi qu’un
chapiteau pour le banquet. Sur une estrade, un orchestre de jazz enchaînait les
succès et les ferait danser jusqu’au bout de la nuit.
Elle avait confié le menu à son nouveau cousin, traiteur de son état. Comme il
se devait, Seth avait demandé une pièce montée originale. Un château des mille
et une nuits, composé de choux, de génoise, de nougatine et de mousse à la
framboise… « Pourquoi un château ? » lui avait-elle demandé, intriguée.
« Souvenir d’une île paradisiaque pour un séjour paradisiaque, avait-il répondu
avec un clin d’œil, et parce que tu es ma reine. »
Il y avait parmi les invités, les Cortez, les Landis. Des clients de Seth, mais
aussi les siens. Et une ribambelle d’enfants, qui chahutait sur la plage. Paige et
Claire surveillaient les plus jeunes d’entre eux.
Seth et elle voulaient une cérémonie familiale. Ils avaient réussi. Même sa
famille était là. Certes, ses relations avec ses parents ne seraient jamais idéales,
mais avec le temps, les rancœurs pourtant s’estompaient et une certaine paix
s’installait doucement entre eux.
L’année qui venait de s’écouler, Seth et elle l’avaient employée à renforcer leur
relation. A apprendre la confiance. A s’aimer. Elle avait aussi développé son
entreprise. Et décroché de nouveaux contrats, dont le plus précieux à son cœur, la
responsabilité de l’entretien des avions de Jansen Jets affiliés à la recherche et au
sauvetage des personnes.
Elle se tourna vers son mari et surprit son regard lumineux sur elle. Il lui sourit.
— Tout se passe comme tu le souhaites ? chuchota-t-il.
Elle redressa la rose à sa boutonnière.
— Cette journée ne pouvait pas être plus parfaite.
Mais au fond d’elle-même, elle savait que ce n’était pas tout à fait vrai. Demain
le serait plus encore. Et demain encore. Et encore demain. Avec lui.
Traduction française : FRANCINE SIRVEN
© 2011, Catherine Mann. © 2012, Harlequin S.A.
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