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Chanmax

Julia Pialat

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A Jérémy, Monia, Elisa, Raphaël et Edma 


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« Le monde contemporain fourmille d’idées qui naissent, s’agitent,
disparaissent ou réapparaissent, et qui secouent les gens et les choses. Cela
ne se produit pas seulement dans les cercles intellectuels ou dans les
universités de l’Europe de l’Ouest, mais aussi à l’échelle du monde, et,
notamment, chez des minorités à qui l’histoire jusqu’à présent n’avait guère
donné l’habitude de parler ou de se faire entendre.

Il n’y a plus d’idées sur la terre que ne l’imaginent les intellectuels. Et ces
idées sont plus actives, plus fortes, plus résistantes, plus passionnées que ne
le pensent les « politiques ».

Il faut assister à la naissance des idées et à l’explosion de leur force : non


pas dans les livres qui les énoncent, mais dans les évènements où leur force
se manifeste, dans les luttes qui se mènent autour des idées, pour ou contre
elles.

Ce ne sont pas les idées qui mènent le monde. Mais c’est parce que le
monde a des idées (et parce qu’il en produit continuellement) qu’il n’est pas
mené passivement par ceux qui le dirigent ou ceux qui voudraient lui
enseigner ce qu’il faut penser une fois pour toutes ».

Michel Foucault, Les Reportages d’Idées, Corriere della sera, 1978

« Allez monte un peu là ! Monte un peu ».

Laurent Garnier, The Man with the red face

« Dans les démocraties, chaque génération est un peuple nouveau. »

Alexis de Tocqueville

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Avant-propos

Je crois que s’il n’y avait qu’une seule chose à retenir de toute cette histoire,

c’est que « la vie n’appartient qu’à ceux qui ont le feu sacré ». Voilà, c’est dit. J’ai eu

beau tourner ce qui s’est passé dans tous les sens, je n’avais rien d’autre à ajouter. « Le

feu sacré ». C’est tout ce qu'il faut retenir de cette putain d'histoire.

Si j’ai décidé de prendre la plume aujourd’hui, c’est sur les conseils de mon ami

André. André est connu dans le milieu du graff parisien. J’avais croisé plusieurs fois ce

petit brun à l’allure de skateur, les cheveux coupés courts, bomber sur les épaules, Stan

Smith aux pieds, dans le cadre de conférences sur les cultures urbaines et le skate. Ayant

fait ses armes dans la rue, comme moi, André est souvent sollicité pour parler des

débuts du hip-hop français. A la fin d’une conférence que je venais de donner à la Gaîté

Lyrique, et à force de se croiser dans pleins d’events parisiens, on est allés prendre un

pot et on a sympathisé.

De fil en aiguilles, on a tricoté. Nous en sommes arrivés à parler de Cobra, le

chanteur culte de notre génération. André se plaignait de ne pas pouvoir faire un pas

dans la rue sans entendre son dernier morceau à fond. « Ce mec me gave » dit-il en

sirotant sa bière dans un troquet de la rue Saint Denis.

Amusé, je lui explique que Cobra est un vieux pote à moi et que j’ai contribué

activement à ses débuts. J’ajoute que je suis aussi pote avec la DJ Princesse Mononoké

et Karim Daoudi, que dans le temps on a formé une sorte de collectif d’artistes et que

j’étais en quelque sorte le « tonton » de la bande. André est sur le cul.

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Il me fait « je plaisantais pour Cobra hein, c’est super bien ce qu’il fait. C’est

juste relou que tu ne puisses pas aller acheter une baguette de pain sans entendre un de

ses morceaux passer sur un vieux transistor pourri ». « T’inquiète mec, je ne le prends

pas pour oim », je le rassure. André s’est ensuite mis à me poser pleins de questions et je

lui ai déballé toute notre histoire, le bar se vidant peu à peu.

Quand j’ai fini par fermer ma gueule, sur les coups de onze heures du soir,

André m’a suggéré d’écrire tout ça et pourquoi pas d’en faire un livre. Et j’avoue que

sur le moment je trouvais l’idée absurde. Qui ça pouvait bien intéresser, franchement ?

Mais le soir même, en rentrant chez moi, agité, incapable de m’endormir, j’y ai repensé

et je me suis dit que ce n’était pas si con que ça, finalement. C’est vrai que pleins de

gens se sont intéressés à notre parcours. André n’était pas le premier à me poser des

questions. Et puis on a toujours envie de connaître l’envers du décor. Alors je me suis

résolu à tout relater.

Dans cette histoire, il n'y a aucune frime, aucune exagération. Je n’ai pas

cherché à enjoliver nos situations. C’est l’histoire du mec que tu croises tous les matins

en bas de ton immeuble. Parce que je me suis dit qu’on ne s’intéressait pas assez à la

destinée du petit michto derrière la caisse, celui qui te tend ton burger encore fumant,

celui qui pédale comme un fou pour te l’apporter, celui qui te tend ton ticket de caisse,

le petit babtou qui cravache dur pour un salaire de misère.

Mais pardonnez-moi, je viens de m’apercevoir que je ne me suis même pas

présenté. Donc voilà, je m’appelle Guillaume, mais tout le monde m’appelle Pento, en

référence à la gomina que je mets dans mes cheveux pour les faire briller. Aujourd’hui,

j’ai 36 ans. Je suis réalisateur de films indépendants. J’ai tourné pas mal de clips que

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vous avez dû voir passer, notamment le premier clip de Cobra. J’ai aussi participé à la

conception des installations visuelles de sa tournée.

Je suis ce qu’on appelle « un enfant de la balle ». J’ai grandi à Bastille, dans un

immeuble d’artistes brillants mais fauchés. Mon père était metteur en scène de théâtre.

Il montait souvent des pièces au théâtre de la Bastille, rue de la Roquette, à quelques

encablures de là où on habitait. Ma mère était attachée de presse dans le Quartier latin.

Quand j’étais gosse, je côtoyais les plus grands à la table du diner. J’ai vu passer Costa-

Gavras, ce bon vieux Houellebecq, la sublime Carole Bouquet, et bien d’autres encore

dont je connaissais à peine le nom mais qui était des amis de mon père.

Moi et mon petit frère François, French pour les intimes, on gazouillait dans ce

milieu de starlettes et de génies, comme des poissons dans l’eau. Grandir dans un milieu

artiste, ça a forcément joué sur ce qu’on est devenus par la suite. On vivait dans ce

milieu bobo. Bourgeois bohème. Comprendre intello mais désargenté. Mais on ne

parlait jamais de ça à la maison. On arrivait toujours à s’arranger. Et puis quand on était

gamins, papa avait fait deux ou trois pièces qui avait marché. On avait même connu une

période d’opulence, que le salaire fixe de ma mère chez Gallimard avait prolongé

pendant quelques années.

Moi j’étais ce qu’on appelle un gros branleur, de ce qui se fait de mieux en

matière de branlette, un glandeur impétueux, un je-m’en-foutiste, un parasite de la

société. Je vivais au crochet de mes parents en n'en foutant pas une. Plusieurs fois ma

mère avait menacé de me virer de la maison. Mais elle avait trop d’amour pour moi

pour mettre ses projets à exécution.

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Quand j’ai atteint la majorité, j’ai vaguement suivi deux années en école d’art

avant de tout plaquer. Les études, c’était pas trop mon truc. Alors, au début, pour me

sustenter j’ai enchaîné les petits jobs à la con. Les temps étaient durs pour les artistes.

J’étais pas prêt, moi, à vendre mon corps à des vieillards séniles, comme les gamins du

dernier film de Larry Clark, pour pouvoir fliper devant le Palais de Tokyo.

Bon j’en ai déjà trop dit. Il est temps que je leur laisse la parole. J’ai

délibérément choisi de ne raconter que nos débuts. Parce que je me suis dit que c’était

ce qui vous intéresserait le plus. Que le reste avait déjà suffisamment été relaté dans des

reportages bidons sur Soir 3, dans notre bio wikipedia ou dans des interviews pour

Télérama. Je me suis contenté de l’essentiel - car la suite tout le monde la connaît. Une

histoire de nos débuts dans la vie.

Au départ, on était juste une petite bande de copains passionnés. Voilà, c’est par

là que j’aurais dû commencer. On y croyait. On voulait percer, devenir célèbres. On ne

vivait que pour ça. Franchement, aucun d’entre nous, à l’époque, n’aurait pu imaginer

qu’on écrirait des livres un jour pour raconter nos parcours et nos « exploits ». Rien n’a

été facile. On en a chié. Mais on y a cru jusqu’au bout. Parce qu’on avait le feu sacré.

Ce livre, je l’écris pour tous les petits mecs qui, comme nous, ont un jour rêvé de

tenter leur chance. Grand bien leur fasse. Ne doutez plus. Ayez confiance en vous.

J’espère que cette histoire saura vous donner envie de franchir le cap et de tenter, à votre

tour, l’aventure. Car sachez que si nous, nous y sommes arrivés, vous pouvez le faire

aussi. 


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Cette histoire, je la dédie aussi à tous ceux qui n’ont pas cru en

nous, à ceux qui nous ont critiqués, moqués, par moments humiliés. A ceux

qui nous ont mis des bâtons dans les roues, ceux qui nous ont entravés, ceux

qui nous ont empêchés.

A tous les journalistes à deux balles qui nous ont défoncés, à nos

parents qui ont douté de nos capacités, à nos potes qui nous ont raillés, aux

commentateurs anonymes des réseaux sociaux qui ont ricané, aux inconnus

dans la rue qui ont pointé leurs doigts sur nous. A toutes les meufs qui nous

ont largués, aussi.

A vous tous, les haineux, je vous adresse un grand merci. Parce que

sans ces échecs successifs, sans vos réprobations, vos affronts, vos

persiflages, nous ne serions pas là où nous en sommes aujourd’hui. Nous

n’y serions pas arrivés.

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A André, sans qui ce livre n’aurait jamais vu le jour.

A French, évidemment …

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Première partie

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« Si c'était si facile, tout le monde le ferait

Qui tu serais pour réussir où tous les autres ont échoué? »

Casseurs Flowters, Si Facile

« Évidemment que je veux briller comme l’or. J’ai passé ma vie invisible
comme l’air »

Lomepal, Evidemment

« Qui sème le vent, récolte le tempo. »

Mc Solaar

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Liberta

Ce jour-là, la rue du Faubourg Saint-Denis est nimbée d’une forte odeur de

viande grillée qui embaume les allées et assaille mes narines. C’est le mouton de l’Aïd

el-kébir qu’on fait rôtir. Je mets un bandana devant mon nez pour masquer l’odeur de

graillon.

A deux mètres de moi, un groupe de jeunes renois danse à côté de leurs vélos sur

du son West Coast ricain diffusé par des enceintes bluetooth. Un bulldog promène son

connard, les crocs acérés. Une mamie s’acharne sur un jeu à gratter de ses ongles vernis.

Une camionnette me dépasse et manque de me faucher. Je lui fais un doigt d’honneur et

lui souris. Plus bas, les travailleuses du sexe chinoises font le pied de grue tandis que les

pigeons s’amassent sous la Porte Saint Denis. Rue Saint-Denis, sex shop et godemichés

côtoient les showrooms et les passages secrets. Regards salaces, air tendancieux, au

fonds de la cour, des bureaux, des passes. Femmes rouge à lèvre. Matelas crevés.

Sentier.

Une nuée de manga girls en crop tops fluos, boots en daim et jupes vinyles

prend la rue. Une meuf dont les seins gonflés à bloc sursautent à chaque pas, en tête -

elle ne porte pas de soutif’. Ma rétine vrille. Un type se gratte l’entre-jambe. Des Nike

requins par centaines. Des Queens afros au look étudié. Des trentenaires en bombers.

Des bruns ténébreux les yeux masqués par des lunettes teintées. Casquettes NYC

vissées sur la tête. Trottinettes qui galopent. Motocyclettes. SSD frémit. Et au milieu de

tout ce bordel, il y a Chez Jeannette.

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Le troquet de la rue du Faubourg Saint-Denis, avec son esthétique « à

l’ancienne », son comptoir en formica orange, son papier peint défraîchi et ses

banquettes en moleskine rouge que je trouve très chic, est notre repaire depuis le lycée.

Chez Jeannette pour que vous puissiez vous faire une idée c’est un bar du haut de la rue,

côté bobo. Le spot est un repère mods par excellence. Certainement un de ses derniers

remparts à Paris. Les mods, ces jeunes gens au look vestimentaire soigné, adeptes de la

Nouvelle Vague, du rockabilly et de l’éclectisme, se comportent en dandys dilettantes

La musique penche vers le rock indé. En ce temps là, j’écoute beaucoup La Femme, des

trucs très new wave. Taxi Girl ou Marie et les Garçons.

Strasbourg Saint Denis est scindé en deux: au début les spots de blédards, le

Mouton blanc, les tabacs avec les chaises en plastique en terrasse et les boucheries halal,

en haut les petits spots dans le vent. Plus tu montes, plus tu accèdes aux endroits

branchés. Chez Jeannette est de ceux là. Population 100% WASP, qui sort des bureaux

proches de la Gare de l’Est. Petits jeunots nourris au jambon-coquillettes qui arborent

des tatouages « Liberta », casquette fluo sur la tête, look street wear savamment étudié,

cheveux bleachés pour les mecs, barbes hipster ou tempes rasées, venus là s’encanailler

dans l’un des seuls tiéquars qui conserve intacte sa street cred.

Tandis que je me fraie un chemin entre les grappes d’amis pour retrouver mon

petit reuf et ses potes, les pignoufs discourent volubilement de la nouvelle meuf de

French. Une fille qui s’appelle Linda ou Laeticia ou Lila, je ne sais plus. J’en vois

tellement passer que je ne prends plus la peine de retenir leurs prénoms. A part parler

musique, il n’y a que les ladies qui les intéressent. Ce sont tellement des tocards que je

les soupçonne de n’agir que dans cette visée. Vincent par exemple, qui se prend soudain

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de passion pour la salsa parce qu’il a entendu dire que les meufs qui dansent sur les

quais en face d’Austerlitz sont super fraîches. French, mon frérot, qui ne vit

exclusivement que pour les nanas. Lopez, même s'il est taiseux à ce sujet. Et Lola, qui

serre des meufs, elle aussi, et qui peut en discourir pépouz’ avec eux. Je rejoins le posse

en grande conversation au sujet de la fameuse meuf en -a que mon frère date à ce

moment là, une métisse de 18 ans, de ce que je comprends, qui veut se lancer dans le

mannequinat et qui alimente son compte Insta de clichés tous plus affriolants.

Depuis quelques temps, les gadjos ont arrêté de regarder les filles dans la rue.

Comme ça subitement. Par peur de se prendre une amende pour harcèlement sexuel. Les

oeillades se sont reportées sur Insta. Ils se sont mis à parler des « meufs d’Insta », H24,

sans relâche. « Elle c’est une meuf d’Insta » avec des théories toutes plus bidons les

unes que les autres. « Elle a un boule de meuf d’Insta ». Ils se posent sur leurs chiottes

au réveil et scrollent l’application pour mater des nanas. Ils regardent leurs story, likent

leurs photos, coeur coeur coeur. Ils mettent des coeurs partout les enfoirés.

Apparemment Lola fait ça aussi puisqu’elle alimente la conversation de ses propres

observations.

Margaux aussi elle les téma, les « meufs d’Insta ». Entre deux piles de dossier,

dans le tromé, le soir chez elle, dès qu’elle a un moment, elle ouvre l’application, et elle

y plonge la tête la première. Elle fait défiler les photos de petites minettes toutes plus

gaulées. Elle y « puise de l’inspiration » selon ses mots.

Margaux a développé une obsession pour Instagram qui se traduit par l’envoi

frénétique de photos avec filtres, la publication de courtes vidéos dans lesquelles elle se

met en scène et une fascination exacerbée pour la culture du corps. Elle y passe

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énormément de temps, un temps qu’elle préférerait consacrer à ses sons. Mais elle est

comme happée par les réseaux sociaux qui lui font perdre la raison. Margaux est très

jolie et elle le sait. Une belle blonde à la moue rieuse et aux yeux revolvers. Elle a le

regard qui tue. Quand je la regarde comme ça, j’ai l’impression qu’elle est la fille

cachée de Flipper le dauphin et de Farrah Fawcett. Cette pratique assidue de la toile a

tendance à renforcer ses penchants narcissiques que j’essaie de contrebalancer en la

taclant de temps à autre.

Lola se moque gentiment de la bande. Elle est plutôt misandre, de base. Ça veut

dire qu’elle déteste les mecs. Elle les trouve cons avec leurs stratégies de drague à deux

balles. Eux sont verts de jalousie parce qu’ils la voient choper des meufs toutes plus

canons les unes que les autres. Lola a commencé à sortir avec des filles à l’âge de 16

ans. Elle a mis un peu de temps à nous avouer que c’était son délire. Mais après on a

rapidement compris. C’était plutôt marrant de la voir chasser sur le même terrain que les

frangins. Chinant le même type de tchoins et matant des boules.

French, à deux pas de là, fait son boy avec son pote Nico, bras tatoués, piercings,

T-shirt fluo.

- Elle me tape des phases en mode ‘’tu vas jamais grandir lalala’'. Mais t’es qui

pour me dire ça?

- Quand c’est comme ça je lui dis ‘’vas-y passe une bonne journée’’ et elle me

parle plus pendant deux jours

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Deux influenceuses passent en scooter - Angelina machin et la fille d’un célèbre

real’. Les deux mecs se dévissent la tête pour les suivre des yeux. French poursuit sur sa

copine : « Faudrait que je mette les choses au clair parce que ça m’a soûlé. De toute

façon je suis plus dans les codes rouges à Paris là »

Nico enchaînant :

- Qu’est ce qu’elle fait Elena ce soir d’ailleurs ? Je devais la voir à Ibiza cet été

- T’étais à Ibiza gros ?

Une meuf roule une clope à côté. Un pote arrive et pose des verres devant eux

« Santé ». « Ça a le goût de cannelle un peu » dit Nico faisant claquer sa langue contre

son palais - connaisseur, puis ajoute, « Ouais Ibiza c’était un peu chelou un peu

abstract », reprenant sur ses vacances.

Gaspard Noé passe et les salue. Il lâche : « Ils vont sûrement faire une redif’

d’Irréversible à Venise ». A quoi Nico répond : « Ouais vas-y je suis chaud je savais pas

quoi faire ce week end en plus ». Gaspard Noé s’en va. French reprend : « Y’a rien de

pire que ça, s’embrouiller avec sa zouz parce que le lendemain tu regrettes. Tu regrettes

et en même temps t’as ta fierté »

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Sk8

En ces temps-là, je passe pas mal de temps à ne pas foutre grand chose. J’essaye

de parfaire ma technique du dilettantisme en développant des méthodes avancées de

procrastination. J’ai déployé un certain raffinement dans l’art de ne rien glander. Je suis

un tocard de première classe.

Je viens de me séparer de Gina, une meuf totalement tarée que j’ai rencontré sur

Tinder et je suis au fond du trou. La meuf m’a mis la hess pendant des semaines, m’a

trompé, m’a menti sur ce qu’elle faisait de ses soirées, m’a baladé comme un iench,

jusqu’à finir par me lourder pour un p’tit con du nom de Ludo. Faut que je me reprenne.

A cette époque-là, j’ai le seum et pas vraiment de but dans la vie. Hormis un

caméscope que je ne lâche pas et avec lequel je filme tout, tout le temps, en mode

overdose. En dehors de ça, mon seul kiffe, c’est le skate.

Avec les potos du lycée, j’ai tout appris. Du simple saut, le ollie, à des tricks plus

sophistiqués. Le skate c’est notre dél’, une activité de groupe fondée sur l’émulation.

On a débuté « petit », agrandissant au fur et à mesure notre répertoire de figures. Grisés

par la vitesse, on apprend les gestes à tâtons, sautant trois marches, puis quatre, ajoutant

une rotation par-ci, un saut par là. En communion avec l’asphalte, on multiplie les

prouesses, pour épater la galerie ou pour briller dans des vidéos qui seront plus tard

publiées sur Internet. On est à la recherche de ce moment d’étourdissement, lorsque,

saisis du frisson du risque, on entre en flottement. Répéter les gestes, tomber, se relever,

avec patience, adresse et dextérité, pour réaliser une figure, c’est ça la beauté du skate.

Un geste gratuit. Un pur exercice de performance.

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Alors que certains vont à l’université, multiplient les diplômes, font des MBA,

des Master Pro, des doctorats, moi j’ai décidé de faire l’école de la vie. J’ai réussi à

développer un regard particulier sur les choses que dix ans d’études ne m’auraient

jamais permis d’acquérir. J’ai appris à observer ces petits riens qui nous échappent au

quotidien, à prêter attention, à perdre mon temps. Je suis chanceux en quelque sorte.

Notre spot préféré est Répu bien sûr. Mais parfois, quand on se chauffe, on peut

aller jusqu’au Dôme, dans le 8ème, en contrebas du Palais de Tokyo, pour rentrer1.

Yamakasi dans l’âme, le Pento. Armé de ma planche à roulettes, j’apprivoise la street.

Une fois, je me souviens que je suis allé faire des photos Place de la République.

J’ai rejoint les soces qui traînaient là, Léo, Marco, Victor, Tonio. Les habitués. J’étais en

train d’installer mon matos quand j’ai surpris une conversation entre Léo et le petit

Victor. « Tu te souviens l’émission Jackass à la télé, sur MTV ? » plaisanta Léo. « Nan,

c’est quoi MTV ? » rétorqua Victor. « Mais t’as quel âge mec ? T’as douze ans ? »

interrogea Léo interloqué. « Je suis né en 2005 ». « Holy shit ».

Ce n’était pas la première fois que Léo réalisait que chaque conversation avec

les kids des années 2000 se transformait en cours d’histoire, voire même d’archéologie.

Ces mômes n’avaient même pas connu le 11 septembre. C’est dire. Il lui expliqua

patiemment « Ba tu vois, il était une fois la télévision. Ça te parle ça la télé ? Ou t’as

pas connu ? » ricanant nerveusement. Il poursuivit ironiquement « Nos ancêtres les

gaulois et leurs cousins outre-atlantique affectionnait particulièrement une émission télé

qui s’appelait ‘’Jackass’’ dans laquelle on suivait les pérégrinations de mecs faisant des

cascades. D’où le nom de l’émission. Jackass c’est à la fois les ‘’casse-cous’’ si tu me

1 Rentrer : réaliser une figure

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passes l’expression de darons et en même temps ‘’jackass’’ est un mot qu’on emploie

pour désigner les tocards, les cas soc’ quoi. C’était une sorte de vidéo gag mais en

mieux »

« Je ne connais pas vidéo gag » objecta Victor. Malaise. Léo se racla la gorge,

déstabilisé. Il était en train de se prendre un sacré coup de vieux là. Il le vivait mal.

« Humm vidéo gag, c’est l’ancêtre de 9GAG si on peut dire. Tu vois ce que c’est

9GAG ? » Il observa le visage impassible du gosse. Vaguement ? Léo s’empêtra dans

son explication. « Humm 9GAG c’est l’ancêtre des meme sur Internet. Là c’est plus

clair ? » Victor acquiesça. Léo soupira soulagé. Il avait eu chaud.

La place de la République était en effervescence. A côté de la manif’ de moines

tibétains qui coloraient la place de tons orangés, et des stands de « free hugs », derniers

remparts de la culture baba, les skateurs occupaient la zone. Moi j’étais sur le côté, en

retrait, l’appareil photo vissé à la main. Je mitraillais. Les kids gapaient 2 les marches.

Ils backsidaient. Ils frontsidaient. Ils faisaient peur aux pigeons qui s’envolaient affolés.

Sur les rampes, les bancs et les rebords, ils alternaient les tricks. Un jeunot fit un face

plant. Il tomba la tête la première sur le pavé. Stoïque, il se releva et traça sa route. Ils

allaient et venaient sur l’esplanade, en tous sens. C’était à vous donner le tournis.

Je ne perdais pas une miette du spectacle. Je m’étais lancé l’objectif d’accumuler

le plus de clichés possibles, d’enregistrer des heures d’images filmées en vue d’en faire..

en vue d’en faire quoi au juste ? Je ne savais pas. Mais j’étais dans ma période de total

bad sur la brièveté de la vie. Je ressentais une impulsion forte de documenter, histoire

2 Gaper des marches : fait de sauter par dessus des marches

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d’en garder une trace, de peur que tout cela ne disparaisse ou ne soit happé par la

junkspace. Alors je canardais les skateurs à grands coups de flash.

Caméra au poing, je me mis à filmer. Deux gugusses faisaient les malins sur ma

gauche. Je dégainais le fish eye. L’effet grossissant permettait de les capter en gros plan.

L’un des kids fit un flip, faisant tourner sa planche sur un axe longitudinal. Le pied

gauche appuyé sur l’arrière de la planche, l’autre légèrement de biais, il sauta, donnant

une inflexion - le « pop » - sur le skate qui bondit, tournoya sur lui même avant de

reprendre sa place originelle. « Basique. Simple. Efficace », notais-je. Son poto le

doubla par la droite, prit son élan et lança son skate à toute allure sur un muret sur

lequel il alla glisser. Il venait d’effectuer un « grind ». « Net, précis, impeccable »

constatais-je.

L’après-midi s’écoula ainsi tranquillement. J’enregistrais, je chillais, je saluais

les coutumiers du lieu. Je m’imprégnais de l’atmosphère de la Place de la République.

De temps à autre, je m’allumais une clope pour passer le temps. « On est pas bien là ?

Paisibles, à la fraîche3 ? », lança Léo goguenard.

Je poursuivis mon entreprise de canardage en règle. Léo était parti à l’autre bout

de la place prendre de l’élan pour son saut de l’ange. Je plaçais la focale de mon

appareil sur le garnement. Depuis mon poste d’observation, tel un ornithologue

observant dans des jumelles sa proie, je le suivis des yeux à l’aide du zoom. Léo bondit

sur sa planche et se mit à pousser comme un forcené du pied gauche sur le sol.

De l’autre côté de la rue, un SDF haranguait les passants, la mine défaite,

visiblement aviné. Le type était incontrôlable. Il se lança au milieu de la route sans

3 Bertrand Blier, Les Valseuses

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prêter attention aux voitures qui l’esquivèrent de peu. Autour de lui, personne ne faisait

attention à l’énergumène qui poursuivit son chemin, grommelant dans sa barbe. Chacun

dans sa bulle, les yeux rivés sur leurs téléphones portables ou plongés dans leurs

pensées, les badauds paraissaient coupés du monde alentour, trop occupés à anticiper le

dîner du soir, à planifier leur week-end ou à répéter ce qu’ils diraient à leur copine au

moment de la rupture. Un bus manqua d’écraser le forcené qui se mit à taper du plat de

la main les vitres du véhicule comme un fou. Un embouteillage spontané vit le jour. Les

klaxons fusèrent dans tous les sens. Un automobiliste cria « salaud de pauvre ! ».

Business as usual, raisonnais-je.

Depuis quelques temps, les misfits étaient de plus en plus tricards, mis à

l’amende. Tout était fait pour les maintenir en position de soumission. Un peu comme

moi avec Gina. Elle m’avait bien baisé la salope. C’est pour ça qu’avec Karim, on avait

décidé d’avoir sa peau. Avec un petit marqueur indélébile, on avait noté son numéro

dans les chiottes des mecs sur la péniche de la Concrete. « Salope du 75. Call me ». A la

one again.

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Tu seras viril mon kid

Karim et moi, on s’est rencontrés il y a dix ans dans une fête d’appartement.

Comme toujours dans ces cas là, une petite bande menait une contre-soirée dans la

cuisine. Karim était invité par sa copine Charlotte. Il ne connaissait pas grand monde. Il

s’était assis sur le plan de travail, une bière à la main. A sa gauche, un grand type à

l’allure carrée, plutôt beau, aux cheveux bruns, amusait la galerie. Ce type, c’était moi.

Je racontais des vannes. Je faisais le malin. Profitant que personne ne me regardait, je

m’amusais à aspirer un peu de bière que je crachais délicatement sur les convives tel un

brumisateur, de sorte que seul Karim s’en était aperçu.

Le keum était mort de rire. Il s’était dit que tant d’impudence, c’était mortel. Je

me souviens que j’avais fait ça un peu pour le faire marrer, un peu aussi pour

l’impressionner. Ça avait tout de suite matché entre nous. Très vite j’étais entré dans sa

clique. On était devenus inséparables. BFF. Best friend forever. On se faisait des soirées

fifa. On allait boire des pintes, et on refaisait le monde ivres morts dans le quartier de la

Bastille où j’habitais à l’époque.

Ce qu’il faut bien que vous compreniez au sujet de Karim c’est qu’il était un

michto en or, un battant, un courageux, de ceux qui ont une foi démesurée en la vie. Pas

un nigaud, ni un naïf. Non un pur. Il avait un regard particulier sur la vie que j’ai

toujours admiré. Toujours optimiste, mais pas de cet optimisme forcené qui éreinte les

coins de la bouche à force d’adopter un sourire niais. Non je parle plutôt d’une attitude

positive envers la vie, de la certitude que les choses ne pouvaient que s’améliorer. Il

avait la gniaque, comme disent les occitans. Il était combattant, motivé, en un mot déter.

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!
Et il faut dire que la vie ne lui avait pas fait de cadeau. Depuis tout petit, il

adorait le théâtre. Il passait des heures devant les films de Louis de Funès à singer ses

mimiques. Il était le petit rigolo de la famille. Celui qu’on sollicite aux repas de famille

pour détendre l’atmosphère. « Allez Karim, tu nous fais un petit sketch ? ».

Enfant, il aimait se grimer, revêtir les sapes de sa soeur. Ça ne faisait pas trop

marrer le daron. Une fois, ce dernier était entré dans sa brecham sans frapper et l’avait

trouvé équipé d’une toge de fortune, faisant la diva devant le miroir. Il avait poussé une

gueulante. L’avait puni, lui interdisant la console pendant un mois. Karim avait compris

la leçon. Désormais, il s’assurait que son père n’était pas à la maison avant de s’affubler

de tenues loufoques.

Au collège, Karim avait rejoint, sur les conseils de son prof de français, la petite

troupe de théâtre sous la houlette du prof d’histoire, Monsieur Blanchot. Chaque année,

le collège montait un petit spectacle présenté en juin devant les parents. Cette année là,

Blanchot avait créé la surprise en montant un texte de Koltès. La nuit avant les forêts,

ça s’appelait. Une histoire de mec qui donne à boire à son zizi. Karim n’avait pas tout

compris. Blanchot avait découpé le long monologue en petites saynètes pour faire

participer tout le monde.

Chaque mercredi, les gosses se réunissaient dans le gymnase du collège pendant

deux heures. Blanchot leur faisait faire de l’impro puis enchaînait avec des exercices. Il

leur avait tout appris : la gestuelle, les intonations, l’art et la manière d’occuper

l’espace, les exercices de diction. C’était un pro le Blanchot. Avec lui, Lila, Kevin et les

autres avaient découvert le vaudeville, le répertoire classique, Molière, Racine,

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Corneille, mais aussi des pièces plus pointues. Blanchot leur parlait pendant des heures

de l’histoire de la Comédie française, de Brecht et de l’agitprop. Le mec était calé.

Le jour J, c’est la gorge nouée que Karim était monté sur scène. La salle était

plongée dans le noir. Un halo éclairait faiblement le comédien. La mise en scène était

minimaliste. Karim avait déclamé son passage avec une conviction et une fougue qui lui

étaient jusqu’alors inconnues. Ce fut un coup de foudre. Karim avait trouvé sa vocation.

Pour le daron, c’était une toute autre histoire. Refus catégorique pour Karim de

poursuivre dans cette voie. « J’ai eu honte de te voir jouer ce clochard sur scène, lui

avait-il dit en sortant du spectacle ». Tu seras viril mon kid 4 semblait-il vouloir lui

enjoindre à travers ses hurlements. La daronne était effondrée. Elle demandait pardon à

Karim du regard. « Ne l’écoute pas mon chéri, tu as un grand talent », avait-elle précisé

une fois à la maison. Elle n’avait pas ajouté qu’il deviendrait ambassadeur de France ou

qu’il serait Victor Hugo, mais l’idée était là.

Le daron voulait qu’il fasse un métier « sérieux ». Qu’il aille à l’université. Lui

n’en avait pas eu la chance et projetait sur son fils ses propres espérances de réussite. Le

daron souffrait d’un mal récurrent de notre société que les apôtres du néo-libéralisme

avaient baptisé sobrement « la peur du déclassement ». A la fureur de vivre s’était

substituée la peur.

Leïla, la grande soeur de Karim était partie deux ans plus tôt faire des études de

commerce à Reims, à Sup de co. Quand elle rentrait à la maison les week-ends, elle

n’était plus la même. Michto, elle parlait de projets de vacances à l’Ile de Ré dans la

maison des parents de sa copine Nathalie. Elle harcelait sa mère pour qu’elle lui achète

4 Eddy de Pretto, Tu seras viril mon kid

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des sappes, se plaignant d’être toujours à la traîne question tendance. Leïla se sentait

« ringarde ». Elle pétait les plombs contre ses vieux, leur rappelait leur condition

minable de prolétaires.

La daronne se lamentait : « On lui paie tout et elle n’est même pas

reconnaissante ! Elle ne voit pas qu’on se sacrifie, que j’ai accepté de faire des heures

sup’ pour lui payer son école de fils à papa. Elle est ingrate ». La daronne ne comprenait

pas la légèreté avec laquelle ses propres enfants prenaient le fait de pouvoir faire des

études aux frais de la princesse. Mais bon, Karim était son préféré. Elle était prête à tout

pour qu’il puisse devenir acteur.

Après l’obtention de son baccalauréat mention bien, la conseillère d’orientation

avait pris Karim entre quatre yeux et lui avait conseillé d’intégrer une fac de droit.

Karim, un peu paumé, avait donc opté pour une licence de droit à la faculté de Nanterre,

remisant à plus tard ses rêves de devenir comédien et se demandant, au fond, qui avait

conseillé la conseillère d’orientation ?5 De toute façon, il ne connaissait personne dans

le milieu. C’était dead.

Faire le Conservatoire, c’était un luxe auquel il n’avait pas accès. Quand on est

fils de la classe moyenne, qu’on n’a pas de connexion, qu’on doit rapidement se ranger

pour payer les traites, on ne raisonne pas tout à fait en termes d’épanouissement

personnel et de réalisation de son potentiel créatif.

Karim avait fait droit comme il aurait pu faire comptabilité ou éco-gestion. Cela

l’intéressait peu, en vérité. Dès sa première année à la fac, il était entré dans une forme

5 Nefkeu, Humanoïde

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de léthargie. Il allait en cours passivement, prenait des notes, sans s’impliquer trop, sans

participer, en retrait.

Il avait très tôt compris que ce que la société avait à lui offrir n’était pas très

reluisant. C’était une drôle d’époque. Pendant 20 ans, les sociologues avaient présagé la

« mort du travail », c’était désormais chose faite. L’état de désarroi dans lequel cette

génération était plongée tenait au constat d’un manque de sens, d’une carence d’utilité

sociale. Les « Bullshit jobs », ces « jobs à la con », nous rendaient serviles, inutiles,

désarmés.

« Grandis ! » lui avait dit son daron quand Karim s’en était ouvert à lui. « Tu ne

croyais quand même pas que la vie c’était rester toute la journée dans son canap' à jouer

à la play ? » Karim, penaud, avait hoché la tête. Pourtant, autour de lui, les jobs bidons

s’étaient multipliés, aurait-il aimé lui rétorquer. Les stratégies d’évitement devenaient de

plus en plus courantes. On pouvait gagner sa vie en répondant à des sondages, en testant

des produits, en rechargeant les batteries des trottinettes électriques la nuit. Il était

révolu le temps du salariat !, aurait-il aimé lui hurler à la figure. Mais Karim avait

fermé sa gueule parce que son daron l’aurait fusillé du regard. Pourquoi se plaignaient-

ils ces kids ? Pour les darons, le fait de poser son cul sept à huit heures par jour dans un

bureau chauffé à faire semblant de travailler, ce n’était pas si terrible que ça.

Peu après les attentats de Charlie Hebdo, alors que des milliers de jeunes

s’étaient rués sur le service civique, un recruteur de la police nationale était venu faire

une présentation à la fac dans un amphi comble. Karim avait été séduit par son discours

rassurant et volontaire. Il avait attendu la fin de la présentation pour aller lui poser

quelques questions. Le keuf lui avait proposé de faire un saut au commissariat du coin

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pour avoir un aperçu IRL. In real life. Et c’est comme ça que Karim avait passé le

concours de la police nationale. Reçu, il avait suivi les stages de l’Ecole nationale

supérieure des officiers de police avant d’intégrer un petit commissariat de banlieue au

rang d’officier stagiaire. Il se dit qu’il avait quand même eu de la chance.

Quand on s’est rencontrés lui et moi, il venait tout juste d’entrer dans la police.

Je lui ai proposé de parler avec mon père pour voir s’il ne pouvait pas lui trouver un

petit rôle, ou l’aider à passer quelques auditions. Mais Karim s’était déjà résigné. Il

disait que le train était passé, qu’il fallait qu’il soit sérieux, qu’il devait arrêter de rêver.

Il avait désormais un job et il était bien décidé à assurer. Moi je trouvais ça un peu con

d’abdiquer aussi facilement mais bon, j’étais plutôt mal placé pour parler.

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Les temps modernes

Quand je prends le métro, je vous observe. Je vois les midinettes, earpods dans

les oreilles, allumer Spotify et cliquer sur le dernier album de Cobra. J’observe les

affiches dans le tromé faisant la réclame pour les prochains concerts de Princesse

Mononoké. Je constate que mes potos sont arrivés.

J’ai aussi une vague idée de l’effet que ça vous fait, lorsqu’à force d’écouter

leurs morceaux, de visionner leurs vidéos, vous croyez savoir ce qu’ils ont dans la tête.

Vous stalkez leurs biographies sur Wikipedia, vous recoupez les éléments, vous regardez

en boucle les interviews à la recherche d’anecdotes, ou de la moindre allusion vous

permettant de vous assimiler à eux. Vous vous dites que les dés étaient jetés, qu’au fond,

ils avaient tout pour percer. Que ce n’était qu’une question de temps. Vous pensez qu’il

y a des gens qui sont faits pour devenir des rapstars, que c’est leur destinée. Laissez

moi vous dire que vous vous foutez le doigt dans l’oeil.

Nous, nous avons commencé au bas de l’échelle. On était des salariés randoms.

On se faisait exploiter comme vous, dans des boulots à la con. Devenir des artistes

n’était absolument pas une certitude. On peut même dire que tout, dans nos parcours, y

faisait obstacle. On subissait le manque de lové, la dèche vénère. On grattait les pavés.

Vincent, le meilleur pote de mon frère, officiait en tant que livreur Deliveroo

dans le quartier République. Tandis que mon frère lui, papillonnait à droite à gauche

entre des intérims et des CDD.

Vincent avait commencé un jeudi soir sous le haut patronage de son pote Sam

qui s’était auto-proclamé « mentor » pour l’occasion. Son shift devait débuter à 18h. Il

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s’était posté Place verte, près de Parmentier, dans le 11ème. A l’angle du Nouveau

casino, des tétards buvaient des Monaco pépouz. Ils racontaient leur journée au lycée, la

barre de rire qu’ils avaient eue lorsque la prof de français les avait appelés des

« sauvageons ». Vincent regardait narquois un môme se ramasser la gueule en

skateboard sur le pavé.

Livreur Deliveroo. Son daron avait fait la gueule au début.

- Non mais c’est pas un métier ça ! Tu te fais exploiter. Tu ne vas pas gagner ta

vie comme ça.

Son daron, c’était le genre militant communiste des années 70 de base.

Syndicalisé. Pétri à la sauce léniniste. C’était l’époque où l’usine constituait encore un

lieu de socialisation pour les immigrés maghrébins de première génération. Les chefs

d’entreprises mettaient même à disposition des OS des salles de prières, c’est dire !

- Mais si justement papa. L’idée c’est que tu décides toi-même du nombre

d’heures que tu fais. Tu es rémunéré à la tâche.

- Rémunéré à la tâche, rémunéré à la tâche ! Mais tu te rends pas compte toi ?!

On ne s’est pas battus pour que toi et tes petits copains nous fassiez un remake

des Temps modernes ! L’avenir c’est le salariat, devenir cadre, travailler à la

Défense. T’étais pas bien là chez Starbucks ?

- Vas-y, laisse tomber, Vincent marmonna dans sa barbe.

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« Dialogue de sourds pensa-t-il. Ça fait des années que plus personne n’a envie

d’aller faire le pingouin à l’Est de Paris dans des tours d’un autre âge. »

« Ce job c’est une occasion de rêve », lui avait dit Sam. Au départ Vincent était

dubitatif. Il était plutôt peinard chez Starbucks à faire le barrista. Des horaires

planplans, une petite routine rassurante. Pas le temps de penser. Ça aurait suffi s’il n’y

avait pas eu l’autre tocard de Matthieu. Ce petit con avait été promu manager l’été

précédent. Les deux bougs se détestaient.

Matthieu, c’était le genre petit chef, mec qui se vengeait de toutes les injustices

qu’il avait eu à subir dans sa petite vie minable sur ses subalternes. Il humiliait gratos,

c’était offert par la maison. Il avait pris en grippe Vincent et depuis c’était une litanie de

mots doux qui s’abattaient sur lui. Matthieu en profitait et se disait qu’au fond c’était

normal. Un petit chef en chassant l’autre, c’était aujourd’hui son tour d’écraser ses

sbires. C’était un peu le rêve de toute sa vie. Un jour Vincent n’en avait plus pu. Il

s’était retourné vers Matthieu, l’oeil mauvais, et lui en avait collé une bien sentie dans la

gueule. Licenciement direct, sans passer par la case départ. Ne touchez pas les 20 000

francs.

Ce jour-là, ils étaient donc 6-7 mecs à attendre assis sur le pavé. On les

reconnaissait à leur blouson gris et vert. Les bikes étaient empilés par terre, laissés à

l’abandon ou posés négligemment. A côté d’eux, on retrouvait des sacs réfrigérés carrés

au logo de la plateforme. Ils discutaient et faisaient tourner un joint. Il était 19h00. La

journée touchait à sa fin mais pour eux le travail ne faisait que commencer. Certains

faisaient ça en parallèle de leurs études pour mettre du beurre dans les épinards.

D’autres avaient longtemps enchaîné les emplois précaires avant de sauter le pas et de

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se mettre à leur compte. Ils étaient les enfants de la nouvelle génération, celle qui

n’aime pas les patrons, qui récuse toute forme de hiérarchie, qui fuit les horaires, les

contraintes et les rigidités.

Seuls sur leurs bikes, ils étaient maîtres de leur destin. La ville était leur terrain

de jeu. Ils la connaissaient par coeur. Ils la sillonnaient dans tous les sens. La

parcouraient. La caressaient du bout de leur pneu. La jungle urbaine n’avait aucun

secret pour eux. Ils chérissaient cette liberté.

Sur son téléphone portable, Vincent regardait un épisode de la série

« Bloqués »,6 :

Orelsan : « Pourquoi t’as démissionné ?

Gringe : Ils m’ont proposé plus de responsabilités au sein de l’entreprise.

Orelsan : Y’avait un cours de zumba au séminaire de rentrée.

Gringe : Parce que la RH elle voulait pas coucher avec moi pour que j’aie
une augmentation.

Orelsan : Y’avait plus de papier dans l’imprimante.

Gringe : Parce que leurs pots de départs sont mortels et je voulais qu’ils
m’en organisent un.

6Extrait de « Bloqués », « Pourquoi t’as démissionné ? », série télévisée produite par My Box
Productions et diffusée par Canal +

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Orelsan : Les mecs voulaient que je travaille aussi.

Gringe : Je crois pas que ce soit la raison pour laquelle on ait été envoyés
sur terre : trimer pour un patron qui t’oblige à faire des tâches ingrates. Je
suis pas le genre de mec qui s’adapte à un environnement sous pression…

Orelsan : …T’es arrivé à la bourre ? Tu t’es fait téj’ ?

Gringe : Ouais.

Gringe : Non mais je fais juste le pont entre le 1er mai et le 14 juillet, c’est
tout. »

Soudain, son téléphone vibra. L’application lui signala une première commande.

L’algorithme en avait décidé ainsi. Vincent démarra en trombe. Rendez-vous à deux pas

de là dans un néo-bistrot qui servait de la cuisine fusion rue Oberkampf. Il se présenta à

la caisse du troquet. Une jeune asiatique lui tendit un paquet et lui fit signer un reçu sur

son boîtier électronique. Elle le gratifia d’un « bonsoir » et passa au livreur suivant.

Vincent chargea la marchandise. Il déposa le paquet kraft dans le sac réfrigéré,

enfourcha son bike, brancha ses écouteurs sur un morceau de rap cain-ri, pianota sur son

téléphone portable pour programmer la géolocalisation, paramètra le trajet à effectuer et

prit la route.

Il pédalait à toute allure, slalomant entre les véhicules motorisés, évitant de peu

un kid qui traversait la rue n’importe comment. Il embraya rue de la Folie Méricourt,

dépassa l’église Saint Ambroise, bifurqua Boulevard Voltaire. Il pédalait comme un fou,

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récupéra la rue Popincourt, tourna avenue Ledru-Rollin. L’appli lui signala qu’il était

presque arrivé. Devant un vieil immeuble de six étages, une nana faisait le pied de grue.

Il se gara, extirpa le paquet et le lui tendit. Pas de sourire. Le contact humain était

limité. Elle lui fit un signe de la tête et s’engouffra dans le bâtiment. La transaction avait

duré une seconde et demi.

Vincent était épuisé. Il avait tout donné pendant les 6 minutes qui avaient séparé

la réception de la commande. Il s’assit pour reprendre son souffle quand déjà son

téléphone se mit à vibrer, lui indiquant une nouvelle livraison. Ni une ni deux, il sauta

sur son vélo et repartit de plus belle, cette fois en direction de la rue d’Aligre.

Toute la soirée, il enchaîna ainsi les livraisons, arpentant le 11ème

arrondissement d’un bout à l’autre. Il se rendit chez des traiteurs japonais, dans un

couscous, chez un bistro français bien tradi. Il enchaîna les bouis-bouis. Mit son esprit

en pilote automatique. Peu de mots furent échangés. Juste le nécessaire. Les

restaurateurs étaient compatissants. Les consommateurs eux, un peu moins. Affamés, ils

se jetaient sur les paquets. Certains le remercièrent. D’autres n’en prirent même pas la

peine.

La pression était excessive. Les livreurs devaient livrer le repas dans un délai de

30 minutes. La vitesse moyenne de locomotion était enregistrée par l’application qui

l’intégrait à l’algorithme de « dispatchage ». Si vous étiez trop lents, elle vous proposait

moins de taff. Les coursiers étaient placés en concurrence les uns par rapport aux autres.

Sur le dernier tronçon, un scooter frôla Vincent de près. Un accident fut évité de

peu. Dans le trafic dense du centre de Paris, il n’était pas bon faire du vélo. Il fallait être

vigilant, le regard à 360° pour anticiper le mec qui bifurque à la dernière minute sans

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mettre son clignotant, les queues de poisson, les coups de klaxons, les chauffeurs de bus

qui viennent t’écraser contre le trottoir. Le job était clairement dangereux. Il fallait être

aux aguets.

22h02. La course se finit. Vincent se posa pour fumer une cigarette. Il était

satisfait. Ça ne s’était pas si mal passé que ça. Il avait les cuisses en feu. Le souffle

court. En tout il avait parcouru 18,4 km kilomètres et empoché 52,5€.

Son téléphone vibra à nouveau. Putain mais c’est bon là, j’ai fini, pesta-t-il.

C’était Nico qui lui demandait ce qu’il foutait. Tout le monde l’attendait à Répu.

« Ouais ma gueule. J’arrive !!! »

Ils étaient postés au spot habituel, sur les marches en face du magasin Habitat,

près de la sortie du métro. Ils buvaient des binouzes. Vincent leur raconta sa première

journée de taff. Ils avaient entre 18 et 25 ans. Ils étaient les dignes représentants de ce

qu’on appelle dans les journaux la « génération Y ».

Pourquoi me demanderez vous ? Bonne question. Personne ne sait vraiment ce

qu’était la génération X qui l’a précédée. Et tout le monde était en stress parce qu’après

Y, il y a Z et après plus rien.

Les américains ont été plus malins en les baptisant « millennials », c’est-à-dire

« enfants du millénaire ». En vérité la génération Y - qui se prononce en anglais « why »

comme « pourquoi » - était la génération d’une grande quête identitaire.


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Forcing

Mon frérot lui est fait du même bois que moi. Un cagnard pur jus, un engourdi,

un indolent. La daronne a la rate qui se dilate en pensant qu’elle a écopé de deux

bouffons pareils. French bosse de temps à autre comme serveur à la Rotonde à

Stalingrad, mais le plus clair de son temps il le passe à draguer.

French est un bourreau des coeurs. Toujours ready pour les plans dragues à deux

balles. Il consomme des meufs comme certains des pizzas. C’est compulsif. Il a besoin

de balnave. Son but c’est de chiner les go, de leur faire la cour, de fleurter. Il ne recule

devant aucun stratagème pour faire plier ses targets. Le forcing est même sa spécialité.

Le forceur est celui qui insiste quitte à être lourd, qui persévère quitte à être ridicule.

French est de cette espèce là. Toujours un cran au-dessus.

Mais comme la drague ne le nourrit pas, qu’il s’est déjà fait virer deux fois pour

avoir trop fricoté avec ses collègues, que l’une d’elles l’a dénoncé auprès des RH pour

harcèlement sexuel après un envoi appuyé d’une volée de SMS lourdingues et qu’il est

incapable de se prendre en main tout seul, comme un grand, il enchaîne les rendez-vous

Pôle emploi. Ça en devient burlesque.

« Il faut que vous soyez autonome ». Ça fait quinze fois que la nana lui martèle

ce mot. « Au-to-no-me ». French regarde sa bouche se déformer à chaque syllabe. On

dirait un mauvais trip au ralenti.

French est venu s’inscrire après que son CDD soit arrivé à échéance. Il n’est pas

franchement enchanté. Mais impossible d’y couper. Alors il écoute sagement la

rombière lui débiter son speech. Elle lui parle « mise en valeur de soi », « image de

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marque personnelle », « personal branding », « storytelling », « autopromotion » pour

améliorer son « employabilité ». French ne comprend pas tout et ne voit pas bien où elle

veut en venir. La nana lui dit qu’il doit déterminer ce qui le distingue des autres et qui

fait sa singularité, ce qui le rend authentique, ses vertus intrinsèques. En vérité, French

s’en branle un peu. Il veut juste récupérer un peu de thune pour pouvoir grailler. Ils

examinent ensemble son CV. Ça fait partie des étapes obligatoires du rendez-vous. Une

case à cocher. French aimerait lui expliquer que désormais tout se passe sur Internet.

Que son compte LinkedIn est plus important qu’un bout de papier. Mais il a lâché

l’affaire. Ici c’est à l’ancienne.

La nana lui demande s’il a une idée précise de ce qu’il veut faire de sa vie, s’il a

un plan de carrière. La période est à l’incertitude. Alors se projeter dans dix ans, la belle

affaire ! Mais bon, pour l’occasion, il invente une histoire bien rodée. Ça fait propre sur

le papier.

« Oui j’aimerais bien bosser dans la sape. Mon CDD en tant que vendeur m’a

donné pas mal d’insights sur le métier. Je réfléchis à monter ma boîte et à me lancer en

tant qu’auto-entrepreneur. » Ce mot fait tressaillir la drôlesse. « Oui c’est une bonne

idée. Mais avez-vous déjà construit un business plan ? C’est important un business plan

pour trouver des financements. Le business plan vous rendra crédible. Il vous permettra

de vous struc-tu-rer ». Elle répète le mot « business plan » quatre ou cinq fois. On dirait

qu’elle y trouve un certain plaisir. Ça doit faire bien dans la tête d’une conseillère Pôle

Emploi. « Business plan » ça fait très libéral, très déterminé, très organisé. « Oui oui

oui, avance French pour la rassurer. Je bosse dessus » Bien sûr qu’il mythone. Il n’a

encore rien fait. Il est obligé de lui raconter des craques.

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« Je vous propose un suivi individualisé avec des échéances et des deadlines »,

continue Martine, mettant bout à bout des mots de façon random. Son cerveau doit lui

faire des suggestions aléatoires de phonèmes à articuler les uns avec les autres. On dit

que c’est comme ça que le dernier Président de la République a écrit ses discours. « On

peut se rencontrer à nouveau le 2 dans une quinzaine. » Whaaaaat pense French. Son

cerveau s’affole. Il ne comprend rien au vocable des gens de bureaux. « Okay, no

problemo » il répond. Il aura bien le temps de trouver une excuse d’ici là.

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Fuck me I’m famous

Margaux, l’ex de Vincent, a la « « chance » » d’occuper un « job de bureau », un

« poste à responsabilités ». Après un bac plus quinze option « embauchez moi s’vous

plaît », cette petite bae de 25 ans aux yeux de velours a atterri dans une boîte de conseil

comme juriste. Bsahtek. Son job ne la passionne pas, obviously, mais ça lui laisse du

temps à côté pour mixer. Et c’est vrai que Margaux a toujours aimé ça, mixer. Je me

souviens des résois étudiantes de mon frère où Margaux s’improvisait DJ. Elle était

balèze, y’a pas à dire.

Lola, elle, a terminé une école de journalisme mais enchaîne galères sur galères

pour trouver un boulot. On lui fait faire des piges pour le Parisien ambiance fête à la

saucisse dans l’Essonne. Son rêve c’est de devenir journaliste musicale pour Les

Inrocks, Nova ou Trax. Mais c’est pas gagné. Elle est kéblo sur une journaliste de Nova

pseudo-DJette pseudo-animatrice qu’elle honnit jusqu’à en gerber. Elle dit « comment

cette pute fait pour avoir un poste pareil ?? Elle est super conne, je serais tellement

mieux qu’elle, en vrai. ». Lola a le seum de rester sur le banc pendant que le terrain est

occupé par des poufiasses dont le seul mérite est d’avoir un entregent long comme le

bras.

Lopez quant à lui, écrit toute la sainte journée. Il n’est pas encore Cobra, juste un

petit mec vénère, écrivant sans cesse, comme saisi par une urgence à dire, une

injonction à verbaliser. Ce sentiment impératif d’inscrire sur le papier son ressenti, ses

colères, ses frustrations, c’est selon moi le fruit d’années de privations, de sacrifices, de

rancoeurs accumulées, une volonté de revanche sur la vie profondément ancrée.

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Lopez est né dans le sud de la France, à Carcassonne. Son père est militaire.

Pendant des années, il a bringuebalé sa famille de casernes en casernes, au gré de ses

affectations. Lopez, ça l’a pas mal soulé ces histoires de déménagements répétés. A

chaque fois qu’il se faisait des copains, il devait les quitter un ou deux ans après. Quand

il a eu 18 ans, ses parents se sont installés en banlieue parisienne. Le daron de Lopez

s’est fait détacher. Il a pris un poste de civil au Ministère de la Défense. Lopez lui, a

emménagé dans un studio tout pourri à côté de Stalingrad, pas loin du canal de l’Ourcq.

C’était plutôt mal famé, ce qui expliquait les prix cassés. Son daron lui virait

régulièrement de la caillasse. C’était pas un déferlement de moulah mais ça lui

permettait de voir venir. Pendant ce temps-là, il peaufinait ses morceaux.

Mon frère, Lopez et ses copains étaient comme tous les jeunes de leur âge. Ils

avaient grandi devant la Star Ac’. Ils étaient les résidus de la télé-réalité. Ils rêvaient

succès. Ils mangeaient succès. Ils dormaient succès. Ils ne vivaient que pour ça. La

gloire rapide. L’ascension fulgurante. Etre reçus sur un plateau télé. Epater leur grand-

mère. Montrer à leurs copains du collège Jean Monnet qu’ils valaient mieux que ça.

« F*** me I’m famous ». Ils avaient un rapport à l’effort ambigu. Ne pensaient qu’en

termes de plan de carrière et de réseau. Ils se voyaient déjà en haut de l’affiche. Ils

rêvaient leur vie à la façon d’un clip.

Le début des années 2000, c’était une époque incroyable où de modestes

inconnus pouvaient être propulsés en un claquement de doigt sur le devant de la scène.

C’était une époque grisante, pleine d’espoir. Celle des artistes qui « s’étaient fait tout

seuls ». Napster et Myspace avaient révolutionné le game. On avait assisté béats à

l’essor de la première génération de youtubeurs. Les petits mecs qui faisaient des vidéos

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dans leur chambre pour décrire les situations loufoques de la vie, en cumulant les likes.

Ils utilisaient les nouvelles technologies de partage pour émerger. Au début c’était très

artisanal, quasi-amateur, et puis c’est devenu un bizness rapidement fructifiant. On

s’était mis à les voir partout, dans les pubs pour dentifrices, dans des soap-opéras et

même au cinéma.

French, Lopez, Vincent avaient envie de percer. Ils n’avaient que ce mot à la

bouche. « Per-cer ». Ils voulaient trouer le décor. Etre reconnus. Prouver ce qu’ils

valaient. Exister. Les kids rêvaient la vie. Bigger than life comme disent les ricains.

C’était la folie des grandeurs. Ils voulaient devenir immortels et puis mourir.

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Canopée

Lopez aimait bien écrire dans des lieux animés. Il avait un endroit fétiche : le

Forum des Halles et sa « Canopée ». Dans le jargon blouse blanche, la canopée désigne

la partie qui surplombe les forêts tropicales, la cime des arbres, la corolle ensoleillée.

C’est plutôt bien trouvé. On a baptisé ainsi l’espace nouvellement créé en plein coeur de

Paris. Accessoirement, c’est aussi là où Karim travaille.

Après sa titularisation, Karim a été affecté dans le quartier des Halles. D’aussi

loin qu’il se souvenait, Karim a toujours aimé les Halles. Sa foule bigarrée, son flux

continu de personnages hauts en couleur.

Lieu de passage des Franciliens se rendant au travail, déversés en large rasade

par les lignes de métro et de trains de banlieues. Ceux du matin. Ceux qui triment,

s’épuisent, se tuent à la tâche. Les étudiants qui regagnent le centre de Paris. Les

touristes qui débouchent là, un peu surpris, hagards et qui cherchent, un plan à la main,

le Centre Pompidou tout proche. Les noctambules coiffés de leur oripeaux. Les victimes

de la mode. Tel est leur nom de code. Les cinéphiles qui rejoignent en toute hâte le

Forum des Halles. « Vite, dit leur regard, on va rater la séance ». Les flâneurs, qui

arpentent seuls ou accompagnés les allées du centre commercial. Les dépensiers. Les

lécheurs de vitrine. Les copains qui se sont donnés rendez-vous au Pied de Cochon, au

Chien qui Fume, au Jambon beurre ou chez Odette, dans les brasseries, dans les bistrots,

dans les guinguettes ou les cafés pour boire un dernier verre, fumer une cigarette. Un

monde singulier. Une symbiose unique éclose dans le « ventre de Paris ».

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C’est dans cet endroit précieux, cet écrin de vivacité que Lopez aime se poser.

L’endroit est pénétré d’une atmosphère singulière. Assis par terre, adossé à la dalle de

béton, ou sur les chaises en fer disposées en quinconce, à la roots, il gribouille des

lambeaux de phrases. Son flot est saccadé. Les mots sont épars sur la feuille. Lopez est

saisi d’une urgence d’écrire. Par bribes, il produit un discours ciselé. Les termes

s’accolent les uns aux autres de manière anarchique. Lopez « brainstorme ».

Les Halles sont depuis le début des années 1990 le hub hip-hop de la capitale,

centre névralgique des marques streetwear. Boutiques de fripes. Ekivok. Homecore.

Citadium. Ünkut, Wati Boutique ont pignon sur rue, rue de la Ferronnerie. Lieu de

breakdance. Les Halles, siège historique de la radio Skyrock. Ce n’est pas un hasard si

Cobra vient y puiser sa sève.

Karim lui, enchaîne les journées. Il est régulièrement mandaté pour déloger un

groupe de SDF rassemblés sur les marches de l’Eglise Saint Eustache. Ils sont cinq ou

six, tous les soirs, à picoler tranquillement des canettes de bières et à s’haranguer

mutuellement en attendant l’ouverture de la soupe populaire tenue par la paroisse. Un

chien moribond est couché au pied de l’un d’eux, l’air penaud. Il respire avec difficulté.

Sa pauvre carcasse est secouée à chaque inspiration. Il halète sans succès pour attirer

l’attention de son maître, plus occupé à tempester.

C’est sa lie habituelle, son quotidien, son matériau de travail ce monceau de

déchets humains. Les marginaux. Les squatteurs. Les vagabonds. Les indigents. Les

précaires. Les miteux. Les malpropres. Les écorchés. Ils sont légions sur le forum des

Halles, à zoner, à tourner en rond, à attendre que le temps passe. Les ivrognes qui

braillent un peu trop fort. Les gamins qui font la manche. Les skinheads qui complotent.

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Les déments qui psalmodient. Cet étrange rassemblement de circonstances qui mêle des

parcours accidentés, des vies en dents de scie, des trajectoires obliques. Ils ont tous une

histoire, une raison de se trouver là. Au fond Karim les aimait bien. Il les trouvait

touchants.

Fut un temps où on essaya en vain de disperser cette cour des miracles. On

commença par supprimer les bancs. On s’ingénia à trouver des stratagèmes. On plaça

des caméras de surveillance dans tous les recoins. On organisa des rondes. On planifia

des contrôles d’identité. On alla même jusqu’à asperger d’eau les marches pour les

décourager de s’y installer. Tous les procédés les plus abjects furent employés. Il faut

croire que pour ce genre de raffinement l’être humain ne manquait pas d’ingéniosité,

l’infâme !

« Parasites », c’est le mot qu’avait choisi le journal France Soir pour les désigner

en gros titre en 1981. Paris Match avait été plus sobre, lorsqu’il avait élusivement

évoqué en couverture « Les halles de la honte » en 1985. On imagine le journaliste

d’alors, dégoûté, meurtri de devoir entrer dans ce gouffre abject pour écrire une pige

ordurière.

Rien n’y faisait, les déviants reprenaient tranquillement le chemin de la Canopée

comme aimantés à l’endroit. Le point névralgique de la capitale était leur territoire, leur

chasse-gardée. Rien n’y ferait. Ils étaient ici chez eux.

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Sneakers

Avec les kids, on traînait souvent à Répu. On se donnait rendez-vous sur

l’esplanade. A l’époque, les pompes étaient notre talon d’Achille. Tout notre argent

durement gagné y passait. La sappe, l’apparence, il n’y avait que ça qui importait. On

multipliait les subterfuges pour arborer les derniers modèles. On spéculait sur les sites

de vente en ligne, scrutant avidement les dernières tendances.

Et il faut dire que le marché de la godasse n’avait jamais autant eu la cote. On

s’arrachait les sneakers, les tennis, les baskets. Le nom des modèles avait peu

d’importance. Dans deux mois, la mode aurait changé. Ce n’était pas tant de posséder

qui importait que d’être à la page.

Les addicts spéculaient, émettaient des conjectures sur les prochaines tendances,

investissaient, anticipaient tant qu’ils le pouvaient. Il y avait certain « gros coup », un

modèle de chaussures amené à rester iconique, à entrer dans la mecque des baskets. Et

puis il y avait les erreurs de casting. Les modèles qui se fanaient en quelques mois,

périclitaient et tombaient dans l’oubli. A cette époque là, le cours de la Stan Smith, qui

avait connu un pic ahurissant, était flottant. Il n’était pas loin de dévisser. Il fallait tout

vendre, vite vite.

Avec du recul, je me dis qu’on était complètement cinglés. On organisait des

battles simplement pour pouvoir se toiser, se comparer, faire émerger un sentiment

éphémère de supériorité lié à la propriété de choses. On était des petits cons

matérialistes, voilà la vérité. Surtout quand tu vois comment Lola a changé de cap par la

suite. Elle est devenue une adepte du low-life, de la consommation povera, de l’écologie

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et tutti quanti. Mais bon à cette époque là, elle était comme tout le monde. Elle aussi,

elle consommait.

Une fois, je me souviens que mon reuf François avait débarqué à Répu. Il

trottinait allègrement pour rejoindre notre crew. Les regards étaient rivés sur lui, ou

plutôt sur ses pieds. Il arborait une paire flambant neuve du modèle Yeezy Boost 350 V2

x Off-White de chez Adidas. C’était le produit d’une collaboration entre la célèbre

marque à trois bandes et le studio de création italien en vue du moment « Off-White ».

- Comment tu as fait ? demanda Sam. La paire coûte 545$ !

- Le modèle est en rupture de stock, ajouta Vincent.

François crânait. Il pavoisait. C’était un peu son moment de gloire. Il y avait

pensé toute la journée. Ses copains lui demandèrent s’ils pouvaient les toucher. French

le permit. Il posa ses pieds sur le rebord de la fontaine et ses compères s’approchèrent

délicatement de ses patins. Ils en admirèrent la forme, l’arrondi de la semelle en

gomme, le coloris subtil alliant une gamme de crème avec des tons d’ivoire. Ils

contemplèrent les inscriptions noires sur le côté de la chaussure.

- Elles sont sublimes, commentèrent-ils.

Débarqua Lopez. Un petit mètre soixante-dix, sans prétention. Un bonnet vissé

sur la tête, des écouteurs sans fils dans les oreilles. Il portait le modèle « Speed

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Trainer » de chez Balenciaga. Sur une semelle blanche texturée dotée d’un amortisseur

de choc, le pied était glissé dans une chaussette noire en maille sur laquelle était

embossé le logo de la marque.

Lopez se pavana à son tour avec ses souliers de collection. Il était au sommet de

la « hype ». French était remisé aux oubliettes. La bande s’agenouilla au pied de Lopez.

On prit des selfies.

On dit à l’égard de ces chaussures qu’il s’agit d’une « révolution », que ce

modèle inaugura la mode des « sock sneakers », littéralement des « baskets

chaussettes ». Le tout donnait un modèle très minimaliste, futuriste, léger et épuré.

Lancé en 2016, le modèle resta au départ confidentiel. Les influenceurs se saisirent du

modèle qui fleurit dans la capitale. Sur Instagram, de nombreux clichés créèrent un effet

d’ébullition. « Qu’est-ce que c’est ? » « Où on peut les trouver ? ». Rapidement un

engouement se créa. Pour les obtenir, il fallait s’inscrire sur liste d’attente. Le modèle

coûtait 565 €. Une véritable hystérie collective s’empara de ces godillots que l’on

croisait à tous les coins de rue. Oui vous avez bien lu, on croisait à tous les coins de rue

des personnes portant des chaussures d’une valeur de 565€. Le modèle était décliné en

rouge vif monochrome, en noir intégral, ou en modèle à revers.

Quand surgit Lola, une jolie brune aux cheveux bouclés en cascade. La tension

était à son comble. Lola avait l’air de rien avec son sweat à capuche, son jean brut APC

et son sac banane fluo pensèrent les mecs attroupés là. « Mais que vois-je ? s’étouffa

Vinz. Serait-ce possible ? ». Il fut saisi de stupeur quand il s’aperçut de la paire de

chaussures qui trônait à ses pieds. « Mais elles viennent à peine de sortir ?! Comment a-

t-elle pu se les procurer ? » pensèrent les comparses.

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Lola chaussait avec fierté une paire de LV Archlight de chez Louis Vuitton.

Montée sur une semelle oversize en gomme, la basket était conçue à partir de matières

dites techniques déclinées en différents coloris. Elles avaient une grande languette à

l’arrière. Elles coûtaient 790€. La presse les décrivait comme un modèle « rétro-

futuriste » à la fois « moche », « confortable » et « pratique ». On les comparait à des

chaussures orthopédiques ou à des « dad shoes », les chaussures que portent les pères de

famille de la classe moyenne américaine. Elles étaient volontairement laides. On

privilégiait des couleurs ternes (des gris, des marrons) et on les portait de préférence

sales.

On la salua dignement. Lola avait gagné pour aujourd’hui la battle. Elle avait

acquis leur respect. « A charge de revanche », pensèrent les autres. François et Lopez

étaient déconfits. Eux qui pensaient faire impression. French rumina. Il avait le regard

sombre. « Qu’est ce que tu as French ? lui demanda Vincent. Ça n’a pas l’air d’aller. Tu

transpires ». Des gouttes de sueur perlaient en effet sur son front.


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Mektoub

Un matin, j’étais dans ma salle de bain en train d’écouter des podcasts vidéos sur

Youtube et là j’entends la voix de ce bon vieux Lopez résonner dans la pièce. Au cas où

vous n’auriez toujours pas pigé Lopez est le vrai nom de Cobra.

Le journaliste, Azzedine, un petit jeune, d’à peine 25 ans, look décontracté,

combo baskets, petit jean des familles, et chemise à fleurs l’introduisit d’une voix

mielleuse, presque flagorneuse.

« Cobra a sorti il y a quelques mois son troisième album avant d’entamer une

énorme tournée des festivals français et européens. Il y a deux semaines, il s’est produit

à Dour, en Belgique, aux côtés de Princesse Mononoké, la DJ du moment, et une des

principales productrices de son album, s’exclame le journaliste enthousiaste. De

passage à Paris, nous l’avons rencontré dans un bar qu’il a l’habitude de fréquenter.

Bonjour Cobra »

La vidéo a été tournée dans un bar du 10e arrondissement. Cobra porte sous un

bonnet flashy des cheveux bruns mi-long. Son visage émacié est légèrement bruni par le

soleil. A l’aise, la moue rieuse, il est assis confortablement dans un canapé en cuir

chesterfield, le dos bien enfoncé sur la banquette, un smoothie poire carotte gingembre à

la main. Il est BG le con, je me dis en le voyant.

- Merci d’avoir accepté notre invitation Cobra, souligne le journaliste.

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- De rien mec, c’est naturel, répond Cobra jovial.

- Ton nouvel album « Mektoub » est sorti depuis une semaine et les ventes ont

décollé puisque 40 000 exemplaires ont déjà été écoulés en à peine sept jours,

poursuit Azzedine. Félicitations. C’est énorme. Vous êtes disque d’or !

- Oui je suis très satisfait. C’est une prouesse d’autant qu’avec mon manager

Vince on a financé l’album nous-mêmes et qu’on est passés par un distributeur

indépendant.

- Franchement c’est mérité, le congratule Azzedine. Le morceau Asphalt Jungle

m’a particulièrement touché. Tu parles de tes rêves d’ados, de la vie de tes

parents, des années 90 que tu décris comme un tournant. Tes textes sont très

politiques et en même temps poétiques. Tu as une vision de l’époque qui est à la

fois sombre, désabusée mais tu gardes une fraîcheur et une forme d’optimisme

quant à l’avenir qui me parle.

- Cimer ! C’est vrai que j’essaie d’être lucide par rapport au monde dans lequel

je vis. J’essaie de ne pas me mettre d’œillères et d’être au plus près des enjeux

qui me touchent.

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- Il y a très peu de rappeurs qui parlent de la pauvreté, souligne Azzedine. Toi tu

as une vision très sociologique et quasi marxiste de la société. Tu dis souvent

que c’est un problème de pauvres. Notre problème est économique.

- C’est vrai, répond Cobra. Avant d’avoir un problème sociologique, ethnique, ou

même de genre, c’est d’abord un problème de distribution des richesses. C’est

le problème de notre époque. Il reste des inégalités. Ça n’a pas de sens. D’un

côté t’as des riches qui sont toujours plus riches, qui se font construire des îles

privées, qui bâtissent des bunkers, des panic rooms et qui se préparent pour la

fin du monde. Ces riches là je les appelle le « richistan ». Ils forment une

oligarchie financière dont les intérêts sont déconnectés du reste de la planète.

De l’autre côté, il y a des gens qui meurent de faim. Ça n’a pas de sens.

- La majorité des richesses est détenue par 10% de la population, précise

Azzedine.

- Les riches ont verrouillé le game. Ils profitent du système qu’ils ont mis en

place. Ils se sont battus pour arriver là où ils sont. Ils veulent que tout change

pour que rien ne change. Je crois que c’est dans le film Le Guépard qu’ils

disent ça. Ils ont intérêt à ce que rien ne change. Mais c’est pas très humaniste

comme démarche.

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- En même temps t’assumes le fait que tu viennes de la classe moyenne, fait

valoir Azzedine.

- Ouais c’est vrai mais la classe moyenne n’est plus ce qu’elle était. Et puis il y a

classe moyenne et classe moyenne. Je suis pas un geois-bour. J’ai pas non plus

eu une vie misérable. J’ai grandi en Province dans un pavillon. Mes parents se

sont battus pour me donner une éducation, pour que je fasse des études, que

j’aie une situation honnête. J’étais pas le plus à plaindre. Je m’estime

chanceux d’en être arrivé là où je suis aujourd’hui. Au départ rien n’était

évident.

- Tu t’es toujours dit que tu ferais de la musique ? demande Azzedine.

- Oui toujours. Tu sais la musique c’est une addiction pour moi. En fait, c’est la

seule chose dans laquelle je suis bon.

- Les prod' sur l’album sont chan-mées. Tu bosses beaucoup avec Princesse

Mononoké. Elle était déjà présente sur tes deux premiers albums. C’est comme

Vincent ton manager. Tu cultives un « esprit famille ». Quelle est la place du

collectif dans la musique pour toi ?

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- Vincent, Pento, Mononoké, on s’est connus au lycée en gros. On traînait dans

la même bande. On bossait chacun de notre côté sur nos projets. A un moment

on a décidé d’unir nos forces. Le collectif c’est super important pour nous. On

se fait confiance. Mononoké, j’ai une confiance absolue en elle. Parfois je lui

fais écouter un son que personne n’a jamais entendu. Elle est la seule capable

de me dire si c’est de la merde.

- Tu t’attendais à ce qu’autant de jeunes se reconnaissent dans ton dernier

album ? demande le journaliste, changeant de sujet.

- Franchement non. Au départ, c’était un truc tellement confidentiel qu’on se

demandait qui allait accrocher à ce truc là et qui allait se reconnaitre.

Bizarrement, énormément de gens.

- Tu as fait des concerts pleins à craquer. Tu as rempli des festivals avec 15-20

000 personnes où les gens connaissaient par coeur les paroles. Je t’ai vu à

Rock en Seine. C’était fou, s’extasie Azzedine le regard pétillant.

- Il y a eu un vrai truc générationnel qui nous a un peu dépassé, qu’on avait pas

anticipé, qu’on avait pas mesuré. A un moment donné on s’est rendus compte

qu’on mettait en lumière une jeunesse dont on parle peu. Avant, peu de gens

parlait de la classe moyenne ou provinciale dans la musique. Il y a eu nos

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mentors, évidemment, Orelsan, Gringe, puis Nekfeu, L’entourage, Vald, Roméo

Elvis. Moi je suis arrivé après, explique Cobra.

- Ouais c’est vrai que tu t’inscris dans la veine d’Orelsan, de Gringe, des

Casseurs Flowters, acquiesce le journaliste.

- Avant tu voyais des films sur des mecs ou des meufs de cité ou des bourgeois

dans des apparts’ haussmanniens, des trucs très parisiens. Il n’y avait pas

l’entre deux. Les provinciaux, les mecs qui sont dans des zones industrielles, en

campagne, en banlieue. Qui sont-ils ? A quoi pensent-ils ? Comment ils

vivent ? C’est un peu ce que j’ai mis en lumière malgré moi. Mais en même

temps, je racontais ce que j’étais.

- Comment expliques-tu un tel désoeuvrement de la part de la jeunesse ?

interroge le journaliste.

- Parce qu’il y a un manque de perspectives. Pour trouver du boulot, soit t’as les

diplômes qu’il faut, tu fais des études en croisant les doigts pour trouver un job

à l’arrivée, soit t’as des leviers que t’actives, t’as du piston, des gens que tu

connais, soit tu fais partie de tout ce pan de la jeunesse qui se retrouve sur des

plateformes téléphoniques ou à bosser, à faire des petits jobs de merde. Parce

qu’il y a peu de perspectives d’avenir, peu de perspectives de travail. Y’en a

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beaucoup moins en Province ou en banlieue. Donc nous, si on n’avait pas

percuté qu’à un moment donné il fallait qu’on se mette en mouvement, et qu’on

exporte notre musique pour essayer de faire notre trou, le délire aurait vite

tourné en rond.

- Toi, c’est ta passion qui t’a un peu sauvé finalement ? lui demande le

journaliste.

- C’est nos passions qui nous ont sauvés, bien sûr. Nos passions nous ont sauvés

de nous-mêmes et de ce à quoi on se prédestinait.

Cobra avait tout dit. J’étais ému et bluffé. Si on s’était autant donnés, si on

s’était autant battus, c’est parce qu’au plus profond de nous couvait une forme de rage,

une volonté de prendre notre revanche sur la vie. Et cette rage, et bien, elle ne nous a

jamais quittés.


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Deuxième partie

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« T'as juste besoin d'une passion

Donc écoute bien les conseillers d'orientation

et fais l'opposé d'c'qu'ils diront

En gros, tous les trucs où les gens disent « tu perds ton temps »

Faut qu’tu t’mettes à fond dedans et qu’tu t’accroches longtemps

Si tu veux faire des films t’as juste besoin d’un truc qui filme

Dire « j’ai pas d’matos ou pas d’contact » c’est un truc de victime »

Orelsan, Notes pour plus tard

« Tu ne peux que gagner quand t'as rien à perdre. »

Booba, Magnifique

« Choose life. Choose a job. Choose a career. Choose a family. Choose a


fucking big television, […] I chose not to choose life: I chose something
else.»

Danny Boyle, Trainspotting

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Homélie à l’asphalte

Strasbourg Saint Denis, vendredi soir, les lumières des néons au fronton des bars

répandent leur lumière tremblante sur les visages des jeunes gens attablés. La foule est

compacte sur les trottoirs. Ils fument, ils plaisantent. De la musique s’étend sur le pavé.

Vincent arpente entre les grappes de gens pour regagner la rue Saint Denis. Là, il

observe les travailleuses du sexe stratégiquement postées près des portes cochères. Des

Africaines en tenue latex. Des Chinoises aux vêtements bon marché. Elles font le pied

de grue. Appâtent le chaland. Tandis que des badauds titubent sur le pavé. Vincent

pédale, esquive, klaxonne, regagne les Halles par les rues tangentes. Boyau de Paris qui

se secoue et s’agite, jamais endormi, jamais arrêté. Vincent slalome, le sac chargé. Evite

un homme visiblement beurré. Bifurque à droite, vers Montorgueil. Grille un feu, n’a

peur de personne.

Vincent est maître de la nuit, baron du pavé, il le frôle, le caresse, l’apaise, le

contrôle. Il circule dans Paris, témoin invisible de la vie des autres. Pédale, navigue, sur

son vélo, il découvre les yeux ébahis des recoins méconnus, des cuisines, des restaus,

des apparts’, des studios, il voit tout, emmagasine dans la tête toutes ces images de

toutes ces vies qui auraient pu être la sienne.

Un autre soir, vers Gare de l’Est, il prend le pont, au-dessus de la gare. Médusé,

s’arrête, saisi par la beauté de cet endroit bizarre, entre les arcanes, au-dessus des trains,

il a soudain la vision d’une ville éteinte, d’une ville d’acier, d’une ville de rouille, d’une

cité où l’on déboule. Un peu plus loin, Porte de la Chapelle, des groupes de jeunes

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traînent dans un square. Ça deale. Ça zone. Ça tient le comptoir. Stalingrad, Jaurès, Gare

de l’Est, le quartier vit.

Les itinérances de Vincent inspirent Cobra qui compose, spontanément une

balade, ou une épitre, qu’il susurre sur un vieil air jazzy abîmé. Un hommage relevé à la

ville, un cri d’amour pour le pavé. « Homélie à l’asphalte ». Cobra enregistre au jour

levé. Ces textes là grossissent les carnets qui s’amoncellent dans sa chambrette. C’est

notre vie mise en musique.

Homélie à l’asphalte

Bientôt minuit

Vélo qui passe

Un ange, maybe

Un homme, un as

Il s’aventure

Sur les boulevards

A vive allure

Homme pas bavard

Sur son bicycle

Lâche un molard

Baisse la tête

Gueule en plein phare

Gil Scott Heron dans les oreilles

De la ville frêle, monte son cri

Strident, violent, ce geste, ce zèle

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Brise son tympan

L’enivre, puis fuit

Ville brutale

Amas de rouille

Femme fatale

Homme qui dérouille

Au bord d’un pont

Sur la chaussée

Homme se poste

Pour observer

La nuit qui dort

Le ciel, défait

Paris, sa morgue

Son corps, blessé

Homme qui attend

Je ne sais quoi

Le bruit du vent

Emane de là

Reprend sa route

Près des saunas

Des bars, des routes

Des lieux grivois

Homme qui pédale

Pour s’éloigner

Bientôt le jour

Et son nom presque effacé

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Ceux que ça gêne

Taguent de leurs noms

Les murs, les trains,

Les rues, les ponts

Pour que n’oublie

Jamais l’béton

Que de si loin

Vécu ici, un homme, un autre

Laissa sa trace

Partit, tréfonds.

Quand il écrit comme ça, j’ai la rétine qui suinte. Des images surgissent, me

poursuivent, m’éreintent. Ses textes dégagent des impressions sensorielles que je serais

bien incapable d’exprimer. Elles gravent dans ma cornée des visions anciennes, glanent

dans mon esprit des souvenirs éculés. Il est fort Cobra pour ça, pour taper là où ça

tangue, pour dégager des visions fantasmagoriques de notre piètre quotidien. 


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Zarma

Small timers, c’est comme ça qu’on appelle les trous du cul dans mon genre aux

US. Les gagne-petits. Les moins que rien.

Les p’tits keums, les p’tites nanas, en galère comme moi, tout en bas de l’échelle

alimentaire. J’en vois pleins. Derrière les comptoirs, en train de renseigner les usagers,

sur les trottoirs en train de fumer des clopes à toute vitesse en tirant sur le filtre comme

aç, la clope coincée entre deux doigts. L’air blasé. Déjà fatigués par la vie. Ne faisant le

taff qu’à moitié, pianotant sur leur téléphone portable dès qu’ils ont un instant de libre,

fumant des clopes près des portes cochères, leurs poumons débraillés. Une armée avec

ses désirs, ses peines, ses rêves. Qui désespère de ces impasses dans lesquelles on essaie

de la faire rentrer

Les Deliveroos, les caissiers, les guichetiers, les statiques sont mes frères. Ceux

qui tiennent les vestiaires dans les soirées, ceux qui sont derrière le bar à se faire

harceler par des connards bourrés, celles qui replient les vêtements chez Zara après

votre passage, ceux qui sont perpétuellement penchés, le dos courbé, les serveurs dans

les bars, les informaticiens dans les boîtes, ceux qui doivent trop souvent dire oui alors

qu’ils ont juste envie de se barrer, ceux qui courbent l’échine, qui ferment leurs gueules,

qui prennent sur eux. Moi je suis de ce cuir-là, malgré moi. J’ai pas choisi. J’suis un

schleu. J’attends que le temps passe, que le Mont dort, que l’argent dine. J’attends que

les choses se bougent, que tu fermes ta gueule de radine. Je suis pas un forceur. Moi

j’suis pas un violeur, à peine un raté. J’ai confiance en la vie, j’ai confiance en Ladj Ly

et je nique le karma et je nique ta soeur.

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Pendant une période, je travaille à Répu dans un magasin d’articles de peinture.

A Oberkampf pour être précis. Je passe mes journées à décharger des cartons, à ranger

les rayons, à poireauter derrière la caisse, à faire des sourires affables à des clients qui

ne me calculent même pas. On en est là. Ce job, il a le mérite de me donner envie de me

bouger parce que quand je vois mes collègues, je me dis que je ne peux pas stagner

comme ça, j’ai trop de respect pour ma personne, nan mais sans déconner. Je les regarde

bavasser, bitcher sur untel, raconter leur quotidien minable et je bénis le ciel d’être là

seulement temporairement, d’avoir d’autres projets. C’est cette hargne qui me fait tenir.

Taffer là, c’est purement alimentaire. Leurs vies de tocards, très peu pour moi. Sans

parler de mon chef, Hervé, le scout de la bande, un vieux chauve mal luné qui a un

humour de merde, essaie de me gratter l’amitié en me parlant de Koh Lanta. Je le juge

pas le mec. Il a son job, il fait sa vie. Mais si seulement il pouvait fermer sa gueule de

temps en temps. Parce que ses histoires puantes, ses sifflements, son air de péquenaud

des marécages boueux, JPP.

Le mec ressemble à un crapaud il a la peau blafarde. Je le surnomme le

batracien. Je le hais le batracien, avec sa gueule de merde. On en a tous un de batracien

dans nos vies. Le mien est flasque, et laid. Je le hais. Il me fait ranger les palettes. Il fait

trente degrés dehors. J’ai chaud. Je ne suis pas bien et le mec me dit « va me ranger les

deux palettes devant le magasin ». Et intérieurement je le maudis parce que dehors l’air

est moite et saturé. Je respire mal à cause des gaz d’échappement. Je suis obligé de me

baisser, de me casser le dos. J’acquiesce et dans ma tête je me dis « tout de suite

messire » et j’y vais, comme un esclave des temps modernes que je suis et je ramasse, et

je me baisse et je les range ses putains de palettes. Mon T-shirt colle à mon torse.

J’aimerais l’envoyer bouler le batracien, mais malgré tout je le fais, par fainéantise,

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flemme de chercher un autre travail, un autre batracien. Je me prends de pitié pour lui.

Je me dis que s’il est comme ça c’est qu’il n’a rien d’autre dans sa vie, qu’il a besoin de

se défouler et que ça tombe sur ma gueule. Zarma. Je me baisse, j’ai envie de les jeter

les caisses que je dois porter mais je fais bien mon taff malgré tout. Parce que je peux

rien demander de plus. Faut que je paie le matos, que je règle les factures, que je rassure

la daronne. Alors, je me baisse, je ramasse, je range et j’encaisse.

Le batracien, avec son haleine dégueulasse odeur café, il vient parfois se poser

devant moi avec une clope, me regarder en chier. Il savoure. Il a un sous-fifre à son

service. Il exulte. Je suis son larbin. Il n’a presque plus qu’à claquer des doigts. Pendant

sept heures d’affilée je fais. J’obéis. Et puis je rentre me défoncer. Je crois qu’on est

tous dans la même galère. J’ai pas le luxe de pouvoir me lamenter. Je pense à Vincent

sur son bike. Je pense à Margaux au bureau, à Karim au comico. Je pense à eux et je me

tais. On est tous dans la même galère. Notre jour viendra, je me dis. D’ici là, autant la

fermer.

Le seul truc qui me fait tenir c’est de garder le week-end en ligne de mire. Je ne

vis que pour ça. Friday focused. Une mythologie du week-endos totalement éculée. Le

vendredi, c’est le frisson de l’évasion. Malibu passoa. Happy hours à tourner au Blue

lagoon, à fumer des shishas devant des chaînes télé projetant sur écran plasma des clips

en boucle, nan je déconne. Mon délire c’est plus le toncar et le spliff des familles, les

vidéos de skate sur Youtube, les petits plans du Canal Saint Martin, les soirées chez

Jeannette et le chill maximal avec la team. Là je suis partant. Les sorties ciné aussi,

quand je suis déter. Je peux me bouger à la Cinémathèque pour une rétrospective Larry

Clark ou Harmony Korine, ou pour un concert à la Gaîté Lyrique. En dehors de ça, vous

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!
me trouverez dans mon canapé. Sofa XXL maronnasse acheté aux puces de saint Ouen.

Ouais gros. Le vendredi donc, c’est le frisson, la XXXtentacion des nuits parisiennes.

Plan Pigalle. Evasion de nos vies moroses d’esclaves du néolibéralisme managérial.

Seul moment de liberté dans une vie constituée d’oppression, de renoncement et

d’anxiété. Le week-end c’est sacré.

A cette époque, j’ai des tendances klepto. Je ne peux pas m’en empêcher. Ou est-

ce un besoin viscéral de faire planter tous les plans que j’arrive à me dégoter ? Je ne sais

pas. Je me mets à voler. En même temps toutes ces bombes de peintures qui traînent sur

les étalages c’est tentant. Les bombes ne sont pas sous clef. Un soir, j’en prends une,

j’enlève l’étiquette, je la glisse dans mon sac, ni vu ni connu j’t’embrouille et le soir

venu je me barre avec. Je ressens une légère montée d’adrénaline quand je passe le

portique de sécurité. Une décharge dans la nuque qui m’étreint. Miracle. Aucun son ne

sort de ce bout de ferraille satanique. Je poursuis ma route, remplissant mes poumons

d’air en plein kiffe. Le casse du siècle. J’ai eu peur, j’ai tressailli, j’ai aimé ça. Je décide

de remettre ça dès le lendemain.

Je crois que je vole juste pour le principe de voler. Parce que je peux le faire. Ou

bien pour voir jusqu’où je peux aller, si je vais me faire chopper, curiosité malsaine,

besoin de mon shot d’adrénaline comme un camé. La daronne, elle, dirait que je ne suis

pas net. Les bombes de peinture s’accumulent dans ma piaule. Je les écoule sur le

marché noir des skateurs de Répu. Je fais de la vente à la sauvette. Dans ma tête, je me

sens comme un mec déglingué. Je pense à JoeyStarr qui chourave au même âge que moi

des bombes de peinture, en bande. Il raconte qu’il suffit de rentrer avec un sac, de les

fourrer dedans en grande quantité et de se barrer, allant jusqu’à en tirer cent cinquante

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en un après midi. Il débarque même une fois avec des potes en fauteuil roulant pour plus

en faucher.

A côté de lui, je suis un crevard. Je me la raconte grave bien qu’au plus profond

de mon petit coeur de victime de la street j’ai conscience que mon sens de la rébellion

est limité. Mais mon credo c’est l’endurance : une par-ci, une par là, suffisamment peu

pour ne pas éveiller la curiosité. Je n’en prends pas tous les jours, non. Pas folle la

guêpe. Comme ça je crée des « respirations ». Et mon connard de manager peut se dire

« tiens, aujourd’hui on s’en est pas mal tiré niveau pickpocketisme ». De toute façon

c’est moi qui tiens les inventaires. Je peux les trafiquer à ma guise.

Ce job, c’est un taff d’appoint. Pour avoir de quoi grailler. J’y vais un peu la

queue entre les jambes. Le seul avantage c’est que je suis à deux minutes de Répu et que

je peux retrouver les potos à la fin de la journée. Quand je suis derrière la caisse, qu’un

client se met à mal me parler, je me retiens de lui en coller une. Je ne suis pas un violent

mais faut pas déconner. Les connardos qui vivent dans le tiéquar, je les hais. Je pense à

tous les bobos de la rue Vieille du temple, ceux qu’on croise au Marché des Enfants

Rouges, au Carreau du temple, ou à Filles du Calvaire dans les cafés néo-réacs style

Merci. Ces trentenaires à la recherche de l’authenticité, du « savoir-vivre », du « bon

vivant » qui entrent chez Rougier & Plé, me jettent un regard désoeuvré et me balancent

comme à un cabot « c’est où qu’on peut trouver des ramettes de papier ? » sans un

regard, sans un s’il vous plait, sans merci. Je les regarde me toiser et me plaindre

intérieurement d’être un subalterne, un renégat, une petite gens. Parfois une meuf

mignonne me sourit. Elle capte que ma place n’est pas ici. Mais c’est surtout face à un

mur de condescendance que je me heurte. Je suis scotché. Enfin comme dirait l’autre

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c’est ce genre de taff à la noix qui forge le caractère. Ça donne des ailes autant que

Redbull. Ça donne la haine. Et Dieu sait que la haine c’est un peu la base pour pouvoir

se déter dans la vie.

Quand je sors de ce taff de chien, généralement il me faut une heure pour m’en

remettre. Emmagasiner les mauvaises vibes du batracien c’est comme se consumer à

petit feu. Tu ressasses, tu t’énerves, tu t’enfonces dans ce marasme qu’on appelle la vie

professionnelle avec son lot de petit chef, de coups bas et surtout de bêtises. T’allumes

ta clope à la fenêtre de ton minuscule studio de 15 mètres carrés et tu te mets à déprimer

sur ta vie de merde.

A la fin du mois, le connard de la compta vient, tout guilleret, me remettre ma

feuille de paie cachetée. Je la fourre dans mon sac et je zappe. Le soir en déballant mes

affaires chez oim, je la trouve au fond de la poche de ma veste. Je l’ouvre et là keske je

vois ? Que je me suis bien fait niquer. 1 107 euros nets. Je blêmis et manque de

m’effondrer sur le carrelage de la cuisine. Un mois de taff pour gagner milles pauvres

boules. « Dites moi pas qu’c’est pas vrai ? » je me dis. Le capitalisme du XXIe siècle

m’a entubé bien profond. De rage, je dégaine mon poing et l’enfonce dans le mur en

plâtre de la cuisine. Concrètement je me défonce la main. J’ai envie de chialer. Comme

un kiddo de dix piges. J’ai honte. J’ai le poing en feu. L’esprit à feu et à sang. Le feu et

la fureur. Le feu. Le feu. Je pense qu’à ça. Le feu. J’ai envie de tout défoncer. J’appelle

Karim pour lui proposer un p’tit plan marie-jeanne histoire de me changer les idées. Je

lui dis de passer avec son cousin Yassine, notre dealos des familias. Je suis au BDR

comme dirait le frangin. Au bout du rouleau. C’est décidé, demain je claquerai ma

dem’.


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Bong appetit

Karim et moi, on se voit comme ça régulièrement. On a nos petites habitudes.

Tous les jeudis soir, Karim fait un saut chez oim, rue de la Roquette, pour un petit plan

sandwich. C’est notre rituel.

« Tu veux une bière frérot ? » je lui demande tandis que je mets son manteau sur

un cintre. « Yes » répond Karim. Il s’assied sur le canapé. Je lui tends la canette et

m’affale à côté de lui. Il pose les pieds sur la table.« T’as foutu quoi aujourd’hui ? » me

demande-t-il. « Oh tu sais, comme d’habitude, pas grand chose. » « T’es vraiment une

larve, me lance Karim moqueur. T’en fous pas une. » Moi, me défendant : « Je fais ce

taff bidon dans une boutique du Marais. C’est pas folichon. Pour être honnête j’ai plutôt

envie de me buter. Le batracien me brise les burnes. Je sais pas comment tu fais pour

survivre au comico… » je lance comme ça, comme une bouée de secours.

Karim me répond qu’il a développé des techniques de survie en loucedé. Il me

dit « j’apprends mon texte de théâtre le matin en venant au bureau, je le répète dans ma

tête en marchant ou dans le tromé et quand j’en peux plus de mon job de tâcheron, je

déconnecte. Je mets mon cerveau en veille et je récite mon texte dans la tête comme ça.

Les condés pensent que je suis un mec posé, hyper concentré mais en vrai j’ai le

cerveau à 1 000 degrés sur mon texte. Je ne pense à rien et je récite du début à la fin et

je recommence comme ça pendant des heures. » Ebahi, je siffle d’admiration. Karim

feint un geste théâtral de salutation. Il se courbe et fait aller son bras comme à la fin

d’un spectacle. Je suis muet de respect. « Mec, t’as tout compris en fait. T’es un ouf.

Moi je suis une larve, j’en serais pas capable. » Karim rectifie « dis pas n’importe quoi,

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tu fais tes vidéos de skate à Répu. T’es un chef. Un jour tu iras à Sundance pour montrer

tes images ».

J’avoue que sur le moment je fais le modeste. Je hausse les épaules l’air gêné. Je

suis posé dans mon canap’ en train de bader. J’ai aucun plan de carrière. Je suis largué,

dépassé par les évènements. En mode « No future », « on va tous crever », « aucun

espoir », business as usual. Je débranche. je divague. Je m’imagine sur le red carpet

puis en backstage, en train de tchatcher des petites meufs fraîches comme Adèle

Exarchopoulos. Elle me fait bien bander celle là. Karim me ramène sur terre en me

demandant une deuxième binouze. « Au fait, rien à voir, je dis mais t’as raté un plan

sympa la semaine dernière Chez Jeannette. Toute la clique était présente. ». « Je sais

mec, convient Karim, j’étais d’astreinte au comico. »

Ding dong. La sonnerie résonne dans l’appartement. Je me hâte d’aller ouvrir.

« Wessshhh gros ! Ça va ? » je clame guilleret. On se fait un check. « Ba vas-y entre.

Fais comme chez toi ». Yassine s’avance dans l’appartement. Il a sa dégaine de tous les

jours.

Yassine c’est le cousin de Karim. On l’appelle le « galérien ». Il est né au bled,

mais a grandi à Cergy-Pontoise. Yassine c’est un blédard jusqu’au bout des ongles. Il est

le genre à se pointer à un entretien d’embauche avec une gueule de déterré. Il ne connait

pas le look cool et décontracté d’Agnès B qui va bien. Il enchaîne plan foireux sur plan

foireux depuis dix ans, racontant à qui veut l’entendre ses aventures délirantes de ventes

de scooters au bled, de soirées tasspé à Saint Trop’, de voyages à Dubaï. Yassine est

notre cuisinier.

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- Salut cousin, lance Yassine chaleureusement. Se tournant vers moi, sympa la

piaule mec ! Le tiéquar est honnête. Moi, quand je traîne en bas de chez toi je

fais chuter le prix de l’immobilier 7.

Je me marre. Je lui propose une bibine. « Je peux pas frère, c’est haram » me

répond Yassine gêné. Il ouvre son sac à dos et commence à déballer son matos. Il sort

des baguettes, du fromage, salade, tomate, oignons. Karim lui tend un couteau à tartiner.

Pendant qu’il prépare les sandwichs, je m’enquiers : « La famille ça va ? »

« Ça roule dude, rétorque Yassine à l’aise. J’ai eu quelques galères niveau taff

ces derniers mois. Ma mère me prend pour un crevard. J’ai été pris à l’essai chez Le roi

du matelas mais le patron m’a cramé sur sa caméra de surveillance en train de dormir

dans un coin du magasin sur l’un des lits d’exposition. J’ai dû quitter le job sans solde.

La daronne elle pense que j’ai raté le coche, que je ne ferais rien de ma vie. » Je

glousse. « Oui ma mère m’a dit qu’elle l’avait eu au tél récemment. Elle avait l’air

assez vénère, confirme Karim ». « Ouais mais t’sais les jobs plan-plans c’est pas fait

pour moi, reprend Yassine tout en tartinant les sandwichs d’une main experte. Moi je vis

la nuit car elle porte conseil8. » Il s’interrompt pour fignoler le boulot, saupoudre le tout

d’ail et fines herbes. Le mec fait ça bien. Bong appétit.

Karim farfouille dans les placards à la recherche d’un briquet. Il tombe

estomaqué sur ma collection de bombes de peinture. « Tu prépares une rétrospective

frérot ? » il balance hilare. « Commence pas » je le tacle. « Où t’as pécho tout ce

7 Booba, Boulbi
8 Booba, Caesar Palace

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matos ? » renchérit Yassine mort de rire. « J’l’ai chourave gros. J’vais repeindre ta

gueule et tout ce qui va avec ».

Yass’ attrape le sandwich et mord goulument dedans. Il savoure avec délectation

sa bouchée. « Je me demande quand on va enfin légaliser cette merde. » « Ouais c’est

pas demain la veille », réplique Karim.

- Pour nous, ce serait un manque à gagner énorme, affirme Yassine.

Je m’esclaffe :

- Manque à gagner ! Tu parles comme un patron du CAC40 !

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Balek

Je vivote comme ça pendant des mois. Honnêtement je ne sais pas ce qui me fait

tenir. Je me dis qu’il en aura fallu de l’abnégation et de la discipline pour tenir toutes ces

années, à enchaîner des journées à la con, à « perdre son temps » dans des bureaux ou

des magasins, à regarder sur l’horloge les minutes s’écouler lentement. Se lever à 7h du

matin, faire ses 35 heures et raquer 1200 euros par mois. Comme si c’était une vie.

Rêver d’autre chose, mais s’user le cuir dans des impasses. Rentrer chez soi et trouver la

foi de se remettre au charbon pour produire un morceau. Y croire malgré les critiques,

les quolibets, les insultes, le mépris. Avoir suffisamment de confiance en soi pour se dire

« j’en suis capable, je suis légitime » alors que tu n’es rien, que personne ne t’attend,

que ton désir ardent est perçu comme de l’arrogance. « C’est qui celui-là ? Pour qui il se

prend ? ».

Persévérer, c’est la clé. Faire, refaire, pratiquer, avec assiduité et rigueur est le

seul moyen de faire de ce vague projet - de ce « rêve » - quelque chose de crédible. Pour

les autres mais surtout pour soi. Et putain de Jesus ça requiert de l’abnégation. Le matos

coûte une blinde. On n’a pas de studio. Je tourne mes vidéos avec une caméra à

quelques centaines d’euros. On fait tout à l’arrache. C’est brouillon, amateur, spontané.

Mais on y croit. On est chauds bouillants. On fait, on se rétame la gueule, on se relève.

Lopez envoie un jour une maquette à une radio. On ne le rappelle pas. Il se pointe deux

semaines plus tard à l’accueil de la radio en question, avec les morceaux sur une clé

USB, se présente au guichet et demande à rencontrer un journaliste en vue d’une célèbre

émission de rap. La meuf du guichet le toise et le rembarre. Il repart la queue entre les

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jambes. Jambes qui flanchent une fois sur le pavé. Ça ne l’empêche pas de

recommencer. C’est certainement l’insouciance de la jeunesse, la naïveté ou la

maladresse. On retourne au charbon.

Le truc qui nous a sauvé c’est le collectif. C’est grave bidon mais c’est vrai.

Ensemble, Karim, Margaux, Cobra, French, Vince, Lola et moi on y croyait. Le fucking

feu sacré. On trouvait que le jeu en valait la chandelle. Cet entre-soi qu’on a choyé,

préservé, tant que faire se peut, malgré les embrouilles régulières, les petits clash entre

amis, nous a permis de tenir. Sans ça, on aurait tous sombré. Le fait que chacun d’entre

nous ait des projets différents a aussi permis d’éviter une concurrence malsaine comme

cela survient parfois entre des amis dont les projets se télescopent et qui se mettent

brusquement à se jalouser et à se rendre la vie dure jusqu’à atrophier tout ce qui faisait

le sel de leur amitié. Comme Margaux était plus électro, Vincent dans la sappe, Cobra

dans la chansonnette, moi dans la vidéo et les autres autour gravitaient avec leurs désirs,

leurs rêves et leurs ardeurs, on formait un posse de winners, prêts à s’entre-aider. C’est

ça qui a fait notre force. On sait qu’on se doit tout. On s’est soutenus mutuellement, se

complétant, c’était beau et gratuit. On était une famille d’élection.

Moi, je continue de pointer chez Connardland. En désespoir de cause, j’essaie

un peu la technique de Karim. Quand je n’en peux plus, je récite des trucs dans ma tête.

Pas du théâtre, bien évidemment, mais des morceaux de rap, du Booba ou du PNL. Ça

fait passer le temps. Comme ce jour où devant une cliente endimanchée je sors malgré

moi un beau couplet à voix haute :

« Chaque jour c'est la même c'est le biff qui me fait frissoner-ner

Pas honte de leur mettre ces pédés, moi j'leur pisse au nez-nez

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Dans la jungle j'suis sauvage un gros oinj pour m’isoler-ler

Grosses tasses qui déboulent sous mon arbre, bah j'les prend en le-le9 »

La rombière me regarde de travers. Ça défoule mais ça ne règle pas les soucis

cette technique. A chaque fois que je déprime trop, que je me demande ce que je fous là,

je pense à Roméo Elvis qui a officié en tant que caissier pendant six ans avant de percer.

Je me dis que si lui a pu le faire tout en poussant ses morceaux à téco de son job de

larbin, moi, modeste petit Pento, je peux le faire aussi. Alors j’encaisse et je ferme ma

gueule.

Mon indolence masque une anxiété aigüe qui peut me saisir à tout moment et me

terrasser. Quand je stresse, je me ramollis, je souris, j’ai l’air doux alors qu’au fond de

moi la panique me dévore. Le Xanax est mon copain. Je le siffle de temps en temps. Ça

permet de surnager. Plus je me morfonds dans ce taff à la con, plus mes angoisses

prennent le dessus. Sensation de tout rater, de ne pas être à la hauteur, envie de me

comparer aux gens de ma génération qui, à vingt-deux piges sortent déjà leur deuxième

album ou sont depuis dix ans dans le métier. Je les observe et je frémis. Bientôt 29

balais et je ne suis toujours rien. Pas un galon au compteur, pas un film. Un nobody.

Dans cette société qui fait de la reconnaissance publique l’ersatz de la réussite, mon

anonymat me laisse songeur.

Un jour, le batracien se met à m’embrouiller pour une vulgaire histoire de coup

de téléphone au fournisseur. Il s’avance vers moins furibond et il me claque sèchement

« on me dit que tu as passé une commande aujourd’hui en mon nom ». Il me regarde

comme ça, courroucé. Je suis déstabilisé. Je ne comprends pas ce qu’il me reproche. Il

9 PNL, DA

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poursuit des flammes dans les yeux « tu as court-circuité le circuit hiérarchique, c’est

très grave ». Il fulmine. Je ne comprends toujours pas pourquoi il vient me faire chier

celui-là. J’étais ienb jusque-là. Je ne demandais pas mon reste. Je bredouille des excuses

en pensant « cause toujours », histoire de le faire redescendre mais le batracien renchérit

en se frappant le torse « c’est moi le chef ici, t’as compris ? Tu prends pas des décisions

en-mon-nom ». J’ai envie de lui dire que je m’en balek de ses histoires, que j’ai fait ça

machinalement, le téléphone a sonné, j’ai décroché, inutile d’en parler pendant des

heures mais le mec ne redescend pas. Il me fixe et je vois dans ses yeux que la fureur

monte. Je me dis que si j’étais French, je me lèverais et lui collerais un coup de boule

entre les deux yeux, comme ça, à sec, sans avertissement.

Mon p’tit reuf, c’est un sanguin. La daronne, elle en est fière. Elle dit « French il

est scorpion » comme si elle avait enfanté le doux Jésus et ses santons. Il est scorpion.

Dans sa tête de daronne, ça veut dire que le type est combatif, bien armé, malin, tactique

et téméraire. Elle ne voit pas le tocard qu’elle a mis au monde, la daronne. Elle, elle

croit qu’il organise des combats de iench dans des caves, qu’il fait tourner les bizness

sur Panam, qu’il sera amené à devenir un pédégé. Mais en vrai, French, la seule chose

qu’il sait faire tourner c’est son oinj. Je ne donne pas cher de sa peau. Mais le fait est

que French déteste se faire emmerder. Il prend des cours de boxe et un petit connard

comme ça, il le déglingue direct. Il discute pas.

Moi, je ne suis pas sanguin. Je louvoie, je suis plus dans l’évitement. Je biaise.

Je suis du type serpent. Dans la finesse, le geste lent mais efficace. La vengeance

comme plat qui se mange froid. La plupart du temps d’ailleurs je préfère laisser couler,

par flegmatisme ou désintérêt. Je suis adepte du moindre effort. Alors je regarde le

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batracien. Je me concentre pour lui faire le regard le plus vide que je connais, genre mec

demeuré comme ça il se demande s’il y a la lumière au plafond. Je le fixe hagard sans

parler pour le mettre mal à l’aise. Ça ne marche pas trop. Il a l’air de vouloir se fighter.

Il me provoque dans l’espoir que je réponde avec insolence pour pouvoir m’achever. Je

tiens bon, stoïque, sans mot dire. A un moment il a l’air de penser que je me soumets.

Satisfait, il me regarde comme ça, comme la grosse victime que je suis. Il a l’air de se

féliciter de son autorité le con. Je laisse passer. J’aurai sa peau en temps voulu, je ne

m’en fais pas. Il me toise, se lève et lâche « c’est bon comme ça mais tu le sauras pour

la prochaine fois ». J’ai le malheur de relever « la prochaine fois …? », je demande. Là

il saisit la perche à toute volée « Y’aura pas de prochaine fois, t’as compris ? » assène-t-

il violemment et il se barre.

Sur la vie de ma mère, je suis à deux doigts de me lever et de lui défoncer sa

race mais je me ressaisis et me dis « à quoi bon ? ». La flemme de poursuivre cette

embrouille. Il est 17h50 et je dois décrocher dix minutes plus tard. Je range mes affaires

et m’en vais. « Crapaud boy, t’inquiète pas, je t’oublie pas, j’aurai ta peau », je me dis

tout en tâtant mes poches qui contiennent deux bombes de peinture décemment raflées.

Je me casse. En guise de cadeau de départ, je laisse sur l’écran du PC de la

caisse un onglet avec écrit « Rappel fournisseur ». Quand le mec cliquera il sera

renvoyé directement vers la vidéo la plus dégueulasse de l’histoire d’Internet : « Two

girls one cup ». Mange tes morts, petit gitan.

Après mon départ en trompette, je reprends le chemin de la rampe. Sur le terre-

plein de République, je croise des jeunes, pleins de jeunes. On se renifle, on se jauge, on

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se toise avant de se connaître. On développe des affinités. Le skate est une arène où tu te

cherches. Un lieu de convivialité masculine.

Désormais j’ai une pratique du skate en esthète, en aficionado, en fétichiste.

Finies les années Dôme à me viander la gueule, dorénavant je fréquente la planche pour

emmagasiner de l’image, documenter, voir les potos et grossir mon PC de vidéos en tout

genre.

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Bacon deli

La journée va être longue, pense Karim devant la machine à café. Un filet

brunâtre s’écoule lentement dans son gobelet en carton. Il arrose le tout d’une louche de

sucre en poudre pour se donner du courage.

Karim a été mandaté le matin même par ses collègues de la brigade pour

intervenir auprès d’un groupe de punks à chien réunis près de la bourse du commerce, à

l’autre bout de la place ensommeillée. Des jeunes de 17-19 ans déguenillés qui gueulent

à la mort aux alentours de 4 heures du matin des propos anarchistes et anti-capitalistes

avec toute la hargne que procure la jeunesse et la révolte. On les appelle les « angines à

comptoir » chez les condés. Ces connards qui sortent déchirés des bars, titubants, ivres

morts.

Le bâtiment de la bourse du commerce est classé aux monuments nationaux. Il

est déglingos. Les murs sont noircis par le temps. Les colonnes corinthiennes sont

rongées. Des clodos urinent dans un renfoncement. Ça pue la pisse. Une écume

humaine dort dans un coin, la tête reposant sur une pile de cartons. Des cabas en

plastique sont empilés en désordre à côté de lui, formant un assemblage de bric et de

broc. Il a le visage rougeaud. La barbe emmêlée. Les godillots défoncés. Son corps est

couvert d’une couche de crasse noire.

Un mec en costard l’enjambe avec dégoût. Il est en train de prendre les

dimensions du bâtiment avec un acolyte. Ils sont concentrés sur leur tâche. Ils ne prêtent

pas attention aux amas de détritus et de vomissures alentours. Bientôt les indigents

dégageront, du moins ils l’espèrent. Les mecs de la mairie les ont prévenus. Le forum

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des Halles a mauvaise réputation. Les increvables sont incrustés dans le décor. Comme

des cirripèdes sur la coque d’un bateau, ces parasites se fixent aux rochers, s’enchâssent

dans les interstices, s’encastrent dans les replis et pompent toute forme de vie autour

d’eux.

Le jeune gradé hésite un instant devant ce spectacle. « Comme si je n’avais pas

mieux à faire que de déranger ces pauvres hères » pense-t-il pour lui-même. « Tout ça

pour ces conneries de la mairie de Paris qui ne sait plus quoi inventer pour attirer la

sympathie de son électorat bourgeois-bohème décadent. »

C’est la première des opérations de « dératification » des rues que la

municipalité a commanditées. Une semaine plus tôt, l’instruction a été donnée au

commissariat de « nettoyer la zone », comprendre tout ce que le quartier compte de

marginaux, de désoeuvrés, d’anormaux et de non montrables. La crème du showbiz doit

se réunir quelques jours plus tard pour l’inauguration d’un nouveau sanctuaire de l’art

contemporain dans l’ancienne bourse du commerce et il est hors de question qu’elle se

retrouve nez-à-nez avec cette écume de l’humanité.

Karim s’avance avec assurance vers les fauteurs de trouble et débite l’habituel

laïus régurgité dans ces cas là : « Bonjour messieurs, nous avons reçu plusieurs plaintes

des habitants du quartier au sujet du bruit. Pouvez-vous s’il-vous-plait quitter les lieux ?

Je vous rappelle que le tapage nocturne est passible d’une peine d’amende forfaitaire de

68 euros. » Un torrent d’injures s’abat sur lui à la vue de son uniforme. Un des

impétrants, visiblement éméché, se met à beugler tout son soûl « Espèce de keuf de

merde. J’encule l’Etat, tu m’entends ? Toi et ta bande de flicaille à deux balles » avant

de s’effondrer raide sur l’asphalte. Au fond de lui, Karim les comprend. Il est à peine

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plus âgé qu’eux. Lui aussi aimerait pouvoir vider une bouteille de vinasse en paix en

refaisant le monde.

Karim appelle du renfort pour les faire déguerpir. Il revient épuisé au

commissariat. La journée commence bien. Il fait un saut aux cabinets, histoire de se

rafraîchir le visage. Pendant qu’il s’asperge d’eau glacé, Karim lève la tête pour scruter

ses traits. Sous la lumière clignotante du néon que Tony n’a toujours pas réparé malgré

les demandes répétées du commissaire, le miroir au-dessus du lavabo ne laisse rien

transparaître. Aucune image ne lui est renvoyée. Comme si son enveloppe corporelle

était partie en fumée, inconsistante, vide. Karim se reprend. Ça doit être la fatigue, se

dit-il. Il éteint la lumière et s’extirpe hors des cabinets.

A l’accueil du commissariat, Tony gère les demandes pressantes, les inquiétudes

des mamies et les signalements de vol à l’arraché. Le commissariat est quasi désert. Une

jolie jeune femme fait le pied de grue derrière le guichet. Elle est là pour signaler un cas

de harcèlement de rue, témoin à l’appui.

La sylphide lui expose la situation. Sa copine dégaine son téléphone portable.

Elle a tout filmé de la scène. Tony regarde médusé un jeune type faire des gestes

obscènes à destination des deux jeunes femmes avant de dégainer son sexe de son

pantalon et de se frotter à elles. L’horreur. C’est pourtant courant. Il a enregistré une

dizaine de plaintes de cet acabit ce mois-là. Les mecs n’ont pas de limites. Tony oriente

les deux jeunes femmes vers le bureau de Karim pour enregistrer la plainte.

Karim est dans le coltar. Il les accueille d’un sourire timide mais hospitalier. Il

leur indique les deux chaises en skaï devant lui. La fille, à peine assise, fond en larme.

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Ses épaules tressautent sous les sanglots. Malaise. L’autre pépée lui caresse les cheveux

pour l’apaiser.

Karim tapote le clavier de son ordinateur pendant que la fille lui relate les faits.

Sordide, pense-t-il pour lui même. Elles n’ont pas le nom de l’agresseur. Il leur propose

de porter plainte sous X. Maigre dédommagement. D’autant que des mecs salaces dans

le coin, il y en a un paquet. Ça va être difficile de le retrouver. Il prend ensuite la

déposition de sa copine. Il leur tend à chacune une copie pour signature. Les cousines le

remercient et s’en vont cahin-caha en direction des boutiques de fringues.

La fin de matinée s’écoule paisiblement. A 13 heures, Karim s’échappe pour

rejoindre son pote Lopez. Ils ont prévu de déjeuner ensemble. Ça fait un bail qu’ils ne

se sont pas vus. Lopez est en retard. Karim patiente près de la Fontaine des innocents.

Une association de défense des droits de l’homme au Nicaragua manifeste près de là. Il

les suit de loin. Un marmot trépigne. Il hurle, tout rouge « Je veux aller au

MacDoooooo ». Non lui objecte sa mère à bout de nerfs. On a rendez-vous avec mamie.

Elle nous attend. Le moutard freine des quatre fers. Sa maman le tire de la main. Il se

laisse trainer ainsi sur plusieurs mètres fulminant. Ça fait marrer les passants.

Sur un banc public, une vieille dame donne à manger aux oiseaux. Elle leur

lance des miettes de pain sec. Les pigeons tourbillonnent autour d’elle et viennent

s’agglutiner à ses pieds. Ils se délectent du pain rassis. Un prêcheur noir ânonne des

sermons religieux. Il annonce la fin du monde à venir, la déliquescence de la race

humaine et l’avènement du jugement dernier. Il se fait bousculer par un mec en segway

qui ne l’a pas vu. Il a les yeux rivés sur une petite nana en mini short. Le prêcheur

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vitupère. Karim est totalement amoureux de ce lieu. Un condensé de la race humaine.

Un kaléidoscope social unique dans la capitale.

Lopez finit par arriver. Il tourne un peu dans les rues attenantes avant de trouver

où stationner son scoot. Il est affublé de son traditionnel pull à capuche gris à logo sur

un jean brut. Il enlève son casque de moto. Ses cheveux sont gras. Il peste un bon coup

contre les vélos qui roulent à deux à l’heure rue Saint Antoine puis se radoucit. Les deux

pélos se font une accolade. Ils traversent l’esplanade sous le toit de verre en direction de

la rue Montmartre.

Ils s’asseyent à la terrasse d’un troquet. Lopez commande une eau gazeuse.

Karim demande un verre de blanc. Au menu, il hésite entre un avocado toast et un

Bacon Deli, un copieux sandwich au bacon, fêta, aïoli. Lopez prend un bento saumon

gravlax. Je fais attention à ma ligne, lui glisse-t-il.

Pendant le déjeuner, Karim lui parle un peu des ateliers théâtres qu’il anime à la

Chapelle. C’est pas trop mal, lui indique-t-il. On a réussi à rameuter du deums. Yassine,

mon cousin, bat le rappel auprès des jeunes du tiéquar. Pour le moment on y va mollo,

on fait surtout de l’impro, mais notre objectif c’est de monter un spectacle. On a le

soutien du théâtre des Bouffes du Nord. On fait ça là bas.

- Et c’est pas trop chaud de t’occuper de ça en plus du taff ? lui demande Lopez

- Non, assura Karim. Avant je passais mes journées à compter les heures. Je

m’emmerdais sévère. Mais depuis qu’on a monté l’atelier, j’ai trouvé un

« sens » à ma vie. Ces p’tits gosses là, ils n’ont rien, ils ont peu de bonheur au

quotidien. Ce qu’on leur apporte par la scène vaut tout l’or du monde.

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Fils de l’underground

Tous les jeudis soir, Karim se rend au théâtre des Bouffes du Nord, près du

métro La Chapelle de 19h à 21h pour animer des ateliers. La mairie du 10ème

arrondissement a passé un accord avec le théâtre pour réserver la salle deux heures par

semaine à un groupe de jeunes. Karim y va à pied.

Pour se rendre au théâtre, il marche des Halles à la Chapelle. C’est son trajet

préféré : débouler des nervures du coeur de Paris qu’est le quartier Châtelet-Les-Halles,

puis pénétrer dans la réserve animalière des bobos du Sentier, remonter Strasbourg Saint

Denis jusqu’à Gare de l’Est, bifurquer vers Gare du Nord puis se retrouver propulsé à

Islamabad, un quartier pakistanais inattendu qui le mène tout droit vers la Chapelle,

l’autel du crack. On est loin du décor de carte postale de la rive gauche. Ici les rues ont

des odeurs, des sonorités, des ambiances. La vie quoi.

La ville produit dans les battements de son pouls une vitalité maladive, un

souffle décharné. Il est pris d’amour pour les déviants, ceux que la société qualifie de

tarés. C’est pour ça qu’il a choisi ce métier, pour se confronter aux hobos, traîner avec

les voyous, ceux qu’on essaie d’effacer de l’espace public, de réprimer.

Il me dit « tu sais moi j’ai grandi avec le rap. Je fais partie de cette génération là,

bercée avec les sons du hip-hop, la culture street. Les keufs de ma génération, on ne

peut pas rester insensibles à ce qu’on voit. On a de l’empathie. On n’est pas des

RoboCops déterminés à éradiquer la misère », il dit en tirant sur une clope dans mon

salon. Il ajoute « Godard disait : ‘’La marge, c’est ce qui fait tenir les pages ensemble.’’.

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Je suis d’accord. Nous on a besoin des voyous. Sans eux on bosse pas. Et eux, ils ont

besoin de nous aussi, enfin à leur façon ».

Pour Karim, faire de l’animation socio-culturelle en parallèle de son taff c’est

une façon de revendiquer une authenticité, celle de la rue, du mec qui aide les jeunes de

la Chapelle, qui donne de son temps pour la « communauté » à la façon des animateurs

de YMCA aux States. Karim écrit sa propre légende. Il veut prouver aux autres qu’il est

un dur, un vrai, qu’il ne s’ « embeurgeoise » pas, qu’il sait d’où il vient. C’est une façon

aussi de se poser en grand frère, en parrain, de gagner une légitimité auprès des kids

from the block qui se sentiront redevables. Il aurait pu faire ses ateliers dans le Marais

mais non, il a choisi une zone des marges là où son nom pourra être gravé dans la roche.

Le côté bénévole vertueux ça lui plait bien, ça montre qu’il est déter, qu’il est généreux.

Ça participe de sa street cred.

Pour la mairie, cet atelier c’est une façon de prôner la bonne volonté culturelle à

faible coût. Faire oeuvre sociale avec complaisance et une dose de misérabilisme :

éduquer la masse, élever moralement la plèbe docile qui ne demande que ça de sortir de

son marasme. Le mépris de classe carbure à donf. L’action culturelle c’est le même dél’

que le rap.

Jack Lang n’en dit pas moins lorsqu'il déclare en 1990, « cette culture, moi j’y

crois ». Qu’est-ce que le rap alors ? Si ce n’est une musique de « Zulus » auto-

proclamés, une musique des marges, une sous-culture des cités. Une musique

d’individus socialement dominés comparables aux chants des supporters dans les stades

de football anglais. Des hooligans de la plume qui ternissent de leurs rengaines le long

historique de la variété française. Voilà ce que pense Jean Pierre Pernaut lorsqu’il

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prépare son JT. Le Figaro décrit le rap comme des « chants de haine10 ». Les rappeurs

sont considérés comme des voyous, des délinquants, du menu fretin.

« Jack Le Rappeur » est précurseur. En 1997, seuls 5% des Français déclarent

écouter ce genre musical régulièrement. Les médias parlent alors d’un « effet de

mode ». Si le rap est au départ associé à la violence, la vulgarité ou la haine, il est

progressivement apprécié pour sa capacité à constituer un acte engagé de prise de parole

politique, pour sa musicalité et son flow rythmé. Vingt ans après la saillie du ministre de

la culture, le rap apparaît comme une musique populaire, grâce au matraquage des

radios commerciales qui n’hésitent pas à passer 6 à 7 fois par jour les titres les plus

demandés.

Le rap débarque sur la bande FM dans la seconde moitié des années 1990 pour

respecter une obligation légale de diffuser 40% de titres en langue française. Les

programmateurs des stations radio revoient leur ligne éditoriale. Skyrock 96 FM, que

l'on appelle alors le « supermarché de la musique11 », saute sur l’occasion et décide de

se centrer sur le rap. « Premier sur le rap ». L’émission de Sidney déboule sur Radio 7,

tandis que Dee Nasty ambiance Radio Nova tous les dimanches soir. Sur les écrans

cathodiques, Rapline retourne la chaîne hertzienne M6, prenant le relais de l’émission

HIP HOP diffusée par TF1. « Bonjour les frères et soeurs ! »

C’est marrant quand on y pense parce qu’après avoir condamné le rap comme

une musique de barjots, on peut dire que ce sont les pouvoirs publics qui ont le plus

oeuvré à son avènement. La loi sur les quotas oblige les radios à se creuser la cervelle

pour dégoter des sons frenchy qui ne soient pas aussi datés que la vieille pop française

10 Bertrand Dicale, « Chants de haine », Le Figaro, 1er juin 1995


11 Stéphane Davet, « Skyrock version rap », Le Monde, 6 avril 1998

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ravagée qu’on trouve à l’époque - Patricia Kaas ou Patrick Bruel en tête -, musique de

darons qu’aucun jeune de moins de vingt cinq ans ne veut écouter. Obligés de s’adapter

les radios se tournent vers la scène rap, la seule capable d’abreuver les ondes en

morceaux d’expression française.

Pour l’auditeur, amateur de sensations fortes, le rap constitue un exutoire à son

sentiment de révolte contre le système politique français. Sa capacité subversive séduit.

C’est un sursaut pour ces jeunes jusque là abandonnés à une certaine fatalité. « Il y’a

moyen d’ouvrir sa gueule » se disent-ils enjoués.

Comme tout bon filon, le rap est rapidement « récupéré » par les circuits

traditionnels de production et de distribution. Les majors étendent leurs bras

tentaculaires sur ce segment musical de niche bientôt diffusé dans le Hit Parade, la

presse généraliste, chez Drucker ou sur La Voix du Lézard, la chaîne de radio honnie des

rappeurs indépendants. Le rap produit du cash comme une vache à lait. Les annonceurs

se régalent. Le rap devient commercial. C’est un gros mot, un terme infamant. Le rap

mainstream fait tache d’encre. Il souille l’authenticité originelle du hip hop français.

Dans une France qui danse la chenille, le rap progresse à pas de géant hors de

l’espace restreint des banlieues pour atteindre un public plus divers - à rebours des

stéréotypes ressassés sur un rap banlieues pour les enfants d’immigrés. Grâce aux radios

et aux chaînes de clips en continu, la culture hip-hop se déverse auprès des lycéens du

millénaire, targettant avec succès les jeunes gens bien élevés de la classe moyenne ou

des beaux quartiers.

Ces omnivores musicaux viennent s’alimenter aux mamelles insurrectionnelles

du rap français. Ils se nourrissent des musiques populaires parce que c’est devenu cool

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et branché d’aimer les cultures de rue. Ça redore un blason. Ça donne un côté rebelle.

Ça permet d’exprimer sa révolte infantile contre la société. Je crois bien qu’il y a eu une

part d'hypocrisie, au départ, de la part des toubabs comme moi à écouter du rap - un

moyen de se différencier à peu de frais, pour en tirer un prestige social. Mais ces

considérations puériles ont été vite remplacées par un amour universel du rap. Une

passion inextinguible qui nous a tous dévorés.

On est biberonnés au rap. On mange rap. On boit rap. On respire rap. De toute

façon difficile d’y échapper. A cette époque-là, le rap est partout. Chez les p’tits

babtous, sur les plateaux TV, dans les stades, les défilés, chacun y va de son morceau de

peura pour se donner un style « street » qui va bien. Le rap c’est plus qu’une musique,

une culture, une façon de parler, des attitudes qu'on retrouve désormais dans les milieux

les plus branchés, récupéré, rincé, jusqu’à être repris par des politicards de droite dans

leurs campagnes bouseuses pour les élections européennes ou régionales. Le rap

défonce les charts. Il rafle tous les disques : disque d’or, disque de platine, disque de

diamant, disque de feu. Le rap est la bande son de notre jeunesse. Et nous, on est des

Fanatiks.

La génération Foot 2 rue, fans de Zizou, qui danse le MIA, fait tomber la chemise

et entend le loup, le renard et la belette chanter dans la vallée oh oh de Dana lalilala,

c’est nous. La tess’ on l’a connue à la télé, grâce aux tontons Mathieu Kasso,

Kourtrajmé, Vincent Cassel dans la Haine, les émeutes de 2005 à la télé. On a dansé sur

Diam’s comme des foufous. On a appris les paroles de B2O par coeur. On est des

banlieusards dans l’âme, des nantis en réalité. Cette culture-là, paradoxalement on se

l’est appropriée. Des petits babtous pour qui c’est facile de revendiquer une identité de

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la rue, une street cred. C’est certainement pour ça que je me suis mis à taguer, plus tard,

ou à m’accaparer les trottoirs. Pour être un peu plus proches d’eux, un peu plus

authentiquement un prince des villes.

Amateur de rap et keuf, c’est vrai que c’est chelou quand on y pense. Le rap

c’est un peu le discours de défiance vis-à-vis de l’Etat et de ses représentants. On peut

même dire que le rap s’est construit contre les institutions publiques. C’est pas évident

de concilier les deux. C’est pour ça que Karim se revendique de la misère. Histoire de

trouver un point d’équilibre entre ces deux mondes de prime abord diamétralement

opposés.

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Mon blase c’est Cobra

Après le déjeuner avec Karim, Lopez s’installe près d’une fontaine à eau sur la

Canopée des Halles. L’endroit lui semble agréable et propice à l’inspiration. Il dégaine

un stylo plume et se met à griffonner sur un petit carnet noir à couverture rigide en cuir.

Sa plume gratte le papier et vient couvrir d’une encre noire les pages couleur ivoire.

Lopez est en colère. Il repense à la scène humiliante que lui a raconté Karim

pendant le déjeuner. Celui-ci est allé passer une audition pour un petit rôle dans une

série produite par la télévision française. L’annonce de casting était explicite. Le

directeur de casting cherchait un homme jeune 25-35 ans de type maghrébin pour un

rôle de voyou. Déjà ça commençait mal. Jouer l’arabe voleur c’était stéréotypé à mort.

Dans la salle d’attente, l’assistante était venue l’accueillir en lui glissant une

remarque qui se voulait bienveillante « Pour un arabe vous avez la peau claire, ça va,

vous faites pas trop rebeu ». Karim avait préparé quelques lignes extraites de la pièce

Incendies de Wajdi Mouawad. Au bout de quelques minutes, le directeur de casting

l’avait interrompu pour lui demander à brûle pourpoint de prendre un accent qui

corresponde davantage au rôle. Karim lui avait alors demandé de préciser sa demande.

Le type lui avait répondu sans vergogne : « vous savez un truc à la Pascal Légitimus

dans les Inconnus ? Genre ‘’bougnoule de service’’ ? » Karim est tétanisé.

« Bougnoule » c’est une expression d’il y a 50 piges, ça ne se dit plus. Il ne va quand

même pas tourner avec un réal’ aussi has been. Il a tourné les talons et pris la porte

fissa.

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Lopez est en colère. Une colère sourde, aveuglante. Une colère blanche. Une

colère subversive, celle qui vous fait replacer le curseur, tout remettre à plat, interroger

la vie telle qu’elle est. Il faut qu’elle sorte cette rage, qu’elle émerge, qu’elle prenne une

forme, n’importe laquelle pourvu qu’elle ne pourrisse pas en lui, qu’elle ne se répande

pas dans ses veines comme un doux poison.

Alors Lopez prend son stylo et écrit. Il ne lève pas la tête. Ne regarde pas les

enfants qui courent dans le bassin à côté. Ne voit pas le soleil se lever dans le ciel pour

inonder la place de sa chaleur bienveillante. Il n’entend pas les passants qui discutent, se

complimentent, plaisantent entre eux.

Lopez écrit. Il consigne tout dans son petit carnet. Ses doléances, ses misères,

ses regrets, ses chagrins, ses envies, ses désirs. Il en a gros sur le coeur Lopez. Lui qui a

toujours fait comme il faut. Lui qui s’est fondu dans le moule, lui qui a accepté de

suivre les règles. Ne pas dire un mot plus haut que l’autre. Baisser la tête. Marche ou

crève.

Il consigne une première envolée en 16 mesures

Génération PornHub, c’est nous qui nous sommes fait baiser.

Paris, c’est pas l’area 51.

Comme tous les gosses de Barbès,

J’enchaîne les jobs mal payés.

On nous prend pas en sixty nine.

On nous r’tourne et on nous fait douiller

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Moi je viens pas de la tec’, j’ai grandi sur Panam en dehors des quartiers

Fils de l’asphalte, on encaisse. Génération démembrée.

Ta reum bosse à la caisse, ton dar’ retire son dentier.

Tes rêves, tu t’en délestes.

T’acceptes tout, on t’a rien d’mander.

Mimie Mathy m’a dit, ferme ta gueule, wallah va pointer

A la machine à café, je vo-vo-vomis dans son gobelet

Paraît qu’j’suis trop vulgaire

Pas trouvé mieux pour expurger

Ce torrent de colère, qui m’empêche de respirer.

Mécontent, il rectifie.

Panam la nuit

C’est l’area 51

La zone j’te dis

Un bouge infâme

Un lieu sans âme

Les tocards dans mon genre

Font le mur

Ils cavalent

Avec mes adilettes

J’fais le boy

Je m’la raconte

Un cowboy

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Sur l’macadam.

Le style est moins vulgaire, plus poétique, ça lui plait mieux. Cobra enchaîne les

textes comme ça. Il les égrène comme un chapelet. A la fin, épuisé, repus, il persiste et

signe :

Pour toutes les zouz de la Colline

Je vous ai compris.

Mon blase c’est Cobra

Tu peux pas test

Pour Cobra, écrire des textes c’est plus dur qu’il ne le croyait. Il ne veut pas être

bullshit et sait que c’est facile de tomber dans la banalité. Il ne veut pas non plus être

démago, faire du racolage passif de cerveaux. Il se sent souvent illégitime, en tant que

rappeur blanc, à évoquer certains sujets.

« J’évite de parler politique à proprement parler. Je suis plus sur des enjeux

sociaux, des problèmes de classe, d’inégalité », il me dit un jour qu’on est posés au bord

du Canal Saint Martin. « Je ne cherche pas à choquer. Ma radicalité elle réside dans les

situations ordinaires que je dénonce. C’est pas moi qui choque, ni ce que je dis, c’est la

réalité que je décris, t’as compris ? » Et effectivement je suis en phase avec lui.

« Moi j’ai pas une culture militante. J’ai pas fait Sciences Po, il me sort. Mais ça

ne veut pas dire que je ne peux pas aborder ces sujets pour autant. Je veux partir de ce

que moi je vois, de ce que moi je ressens. Je ne vais pas te parler de l’impérialisme

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américain ou de je-ne-sais quoi. Nan. T’as vu. Par contre, les migrants qui dorment sous

des tentes à la Chapelle, les islamistes qui font du racolage à Stalingrad, le crack, les

jobs de merde, je connais, je passe devant tous les jours. C’est ma life. »

Cobra se fait le porte-drapeau d’une « prose combat », d’une écriture au

couteau. Il a saisi la puissance subversive des mots. Cobra écrit en réaction. Réaction à

la vie de ses proches, à ses tourments sentimentaux, à ses ruptures, ses aigreurs, ses

coups de sang. Réaction à l’adversité, à ce qu’il ressent d’injuste et d’inique dans notre

société. Comme beaucoup de rappeurs, Cobra est un hyper-sensible qui ne dit pas son

nom. Il est en permanence à 360 degrés. Mieux que Google Street View, il capte tout,

enregistre tout, souvent par-devers lui il se fait le témoin de situations de violence, qu’il

s’accorde le droit de dénoncer. Cobra en chambre d’écho. C’est ça son crédo.

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Rap Game

Lopez a très tôt compris que la création requérait de lui de s’exposer, de se

mettre à nu, de se montrer. Et je crois bien que sur cette maudite terre, il n’y a rien de

plus flippant que de prendre position et de révéler sa vulnérabilité. Et au lieu de

tergiverser, d’hésiter, il a pris cette mission à bras le corps. Il écrit tout, se faisant le

chroniqueur des situations les plus banales, les plus ordinaires. Ne hiérarchisant rien.

Refusant de trier. Il considère, en esthète, que tout a de l’importance. Que seules les

expériences les plus communes sont capables de nous parler.

Il a beaucoup douté de lui au début, mettant en cause sa légitimité à entrer dans

le rap game. Il n’avait pas les codes, ni le langage ou la tenue vestimentaire qu’il fallait.

Il n’avait surtout pas le background suffisant pour se revendiquer héraut des cités. Il

était fils de militaire, autant dire un paria. Et puis il faisait partie de ce que les ricains

appellent les white trash - la raclure blanche middle class sans espoir, sans projet.

N’empêche que Cobra a fait ses gammes étant enfant. Il a tout écouté. Ministère

Amer, L’école du micro d’argent, Sniper, La Fonky Family, Puccino, côté céfran, Wu

Tang, Public Enemy, NWA, côté gringo. Il a tout saigné. Il a l’oreille affûtée, un sens

aigu des lyrics, un goût de la prose reconnu dès le lycée par ses professeurs de français.

Il a vitaif’ fait de la musique aussi, de la batterie. Ça donne des repères.

J’crois que de toute façon tous les rappeurs ont commencé comme ça, par une

écoute intensive de musique jusqu’à leur déglinguer les tympans. Emmagasiner des

sons, des mots, des tonalités, s’abreuver jusqu’à plus soif. C’est un truc de mec

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passionné. Quand on aime, on ne compte pas, alors on consomme à balle. Cobra était de

ce type là. Toujours à l’affût, toujours aux aguets.

Auditeur Skyrock depuis sa plus tendre enfance, il a fait son éducation avec les

disques comme tous les mecs de l’époque, compulsant comme un dératé les maquettes,

potassant les crédits et les remerciements sur les CDs, enregistrant dans sa tête les noms

des producteurs, pour être sûr de tout connaitre et de ne rien rater. Il a fureté à partir de

12-13 ans dans des spots open mic’ histoire de tâter la concurrence, puis il s’est

retranché et a noirci dans son coin des pages et des pages de textes qu’il ne montrait à

personne.

Je passe rapidement sur le choc de la première écoute parce que cette histoire

tout le monde la connaît. Le moment où, à dix-douze ans, Cobra est dans sa chambre, il

écoute Skyrock à des heures tardives et il entend pour la première fois un morceau de

rap. A Tribe Called Quest. Et il pleure tellement c’est beau. Les soirs qui suivent il

enregistre les émissions sur des cassettes et il les fait écouter à ses potos du collège.

Ensemble, ils découvrent un univers, un style musical, un langage mais aussi une

manière d’être, de se vêtir. Un séisme dans leur tête.

On se demande tous à quel moment un petit fan comme Cobra décide de sauter

le pas et de passer d’auditeur à pratiquant amateur ? Je crois qu’on sacralise trop ces

étapes-là. It’s not a big deal. Un jour, t’en as marre d’écouter des morceaux de merde à

la radio, tu te dis que tu peux mieux faire et t’essaies, sans demander ton reste. Juste tu

prends un stylo et tu fais tes propres sons, pour oit. Pour te prouver que tu peux le faire.

Et après, comme t’es pas mécontent du haïku que t’as pondu, tu le montres autour de toi

et tu te fais rembarrer par tes potes ou ton grand frère qui te demandent pour qui tu te

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prends. Ça te donne la haine, une haine suffisante pour avoir envie de recommencer,

pour leur montrer à ces crevards de quoi t’es capable. Je crois qu’on leur doit tout aux

haters. Sans eux on ne serait pas là. Ils nous ont donné l’énergie requise pour avoir

envie de casser la baraque.

La daronne de Cobra suit ses débuts dans le rap avec une attitude bienveillante

en se disant que « ça lui passera » que c’est un « truc d’ado ». Elle dit « si tu connaissais

tes cours aussi bien que les chansons de rap, tu serais le premier de la classe ! » et Lopez

sourit, un sourire de fouine en coin parce que sa daronne le fait trop golri. Son daron en

revanche ne sait rien et hors de question qu’il l’apprenne. Ce n’est que des années plus

tard, par un pur hasard, qu’il tombera dans la rue sur des affiches annonçant un concert

de son fiston qu’il découvrira éberlué que son rejeton pèse dans le rap game. En

attendant, Cobra fait ses trucs en scred.

Cobra a commencé en écrivant, en prenant le crayon comme mode d’expression

d’un trop plein de sensations qu’il n’arrivait pas à canaliser autrement. On peut dire que

le stylo l’a sauvé. Sans ça, il n'aurait pas su gérer l’époque de merde dans laquelle on

vivait. Puis à l’écriture solitaire a succédé l’improvisation orale sous la forme de

freestyles, d’abord entre nous, puis dans des petites salles. Toujours à la bonne

franquette. J’peux vous dire que les freestyle en open mic’ ça vous endurcit un homme.

Le public n’est pas tendre.

Cobra a fait irruption sur la scène musicale à un moment où les injustices se sont

mises à toucher non pas des segments distincts de la société mais bien l’intégralité de la

classe d’âge jeune. Lopez n’avait plus besoin de devenir le porte-parole d’un groupe ou

d’une communauté à part entière comme ce fut longtemps le cas du rap étiqueté

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« banlieues » parce que passé 2007, la crise économique nous a tous mis sur le carreau.

Désormais, c’était la jeunesse tout entière qui se trouvait lésée et ça ouvrait un

boulevard à Cobra pour parler des difficultés que nous rencontrions.

On était un peu la génération Xanax, cherchant à tout prix à nous évader de nos

petites vies de merde en nous réfugiant dans la rêverie, la défonce ou le travail acharné.

Génération pour laquelle la dépression était de bon ton, où la consommation de

psychotropes atteignait des sommets, où l’on avait la passion des lolcats, des arcs en

ciel et des licornes comme palliatifs à une vie banale, apathique et décevante. Paradis

artificiel du net qui nous engourdissait. Déni de réalité. Filtre insta qui déforme, modèle

et transforme à volonté. Jeunes filles bohèmes qui se réinventent sur les réseaux

sociaux. Mise en scène de soi résultant d’une frustration face à ce que la vraie vie a à

nous proposer.

On dit qu’aux USA les gamins se droguent avec du Xanax. C’est devenu un

stupéfiant comme un autre. Les rappeurs en parlent dans leurs chansons. Moi le Xanax,

je connais ça par coeur. J’en ai tellement pris. C’est devenu un ami. Je l’ai apprivoisé.

Le Xanax, tu le mets sous la langue et tu le fais fondre jusqu’à ce que son goût

dégueulasse empeste ton palais. Après tu attends dix-quinze-vingt-trente minutes qu’il

fasse effet et tu te sens devenir mou comme un nuage. Comme dans les Bisounours.

D’ailleurs, le dessin-animé Bisounours est le récit d’un mec sous Xanax, j'en suis sûr.

Le Xanax c’est une bouée de sauvetage. Quand je le prends, c’est que j’halète déjà. Il

arrive toujours trop tard. Il sauve in extremis. Je le prends et comme je panique et qu’il

tarde à faire effet, j’en prends un autre, et parfois encore un autre et alors là, trente

minutes plus tard je suis complètement défoncé, somnolent et deux de tens’. Et alors là,

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!
là, ça va mieux en effet mais je suis bien avancé parce que si je peux à nouveau vaquer à

mes occupations, mon corps lui s’est barré et mon esprit lui aussi a emprunté des

chemins vicinaux.

Je me suis toujours dit que c’était bizarre de se droguer avec du Xanax parce que

pour moi le Xanax est associé à la maladie, à la souffrance, aux visites impromptues

chez le médecin, quand la boîte est vide et que je dois aller quémander. J’ai toujours

vécu le fait de demander une prescription comme un avilissement, une sollicitation

honteuse, une faiblesse inavouable. « Bonjour docteur, je ne me sens pas capable

d’affronter la semaine qui arrive, pourriez-vous me donner un psychotrope susceptible

de rendre la vie moins difficile ? ». Toujours devoir se justifier, pleurer, dramatiser, faire

un cirque. Expliquer que l’on souffre, que l’on y arrive pas. Rappeler des souvenirs

douloureux. Jouer la comédie. J’avais horreur de ça. J’avais l’impression de demander

la charité. Le médecin prenant des yeux compatissants. Certains me plaignant tout à fait,

le pauvre homme, tandis que d’autres me jaugeaient à distance, estimant de loin la

véracité de mes propos.

Xanax mon amour. Je t’ai pris matin, midi et soir pendant des années. Je t’ai

consommé une fois, deux fois, trois fois, jusqu’à cinq fois par jour. Jusqu’à tomber

d’épuisement. Je t’ai parfois remplacé, trompé. Imposture de l’anxiolytique. Je t’ai

caché. Je t’ai trahi. Mais je suis toujours revenu à toi.

Cobra, il utilise ça. Ce qu’on lui dit. Il part de ces petits détails de la vie, ces

anecdotes, ces petits riens microscopiques qu’il relève au gré des marées. Il nous écoute.

Il est malin. Parfois on est ensemble, posés, pépères et je le soupçonne d’écrire des

rimes dans sa tête. Il porte sur son visage un air particulier, pseudo-songeur, pseudo-

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!
taiseux, pseudo-poète maudit. On a beau discuter, je capte que le type est chéper à 1 000

degrés de la soirée, qu’il rôde des lyrics dans la tête. Il est dans la « bande passante ».


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!
Jimmy

Quand Karim entre dans la salle, la chaleur est étouffante. C’est un four, gueule

un gosse de dix ans, Jalil, en s’éventant théâtralement le visage avec la main. Arnaud,

petit bonhomme d’un mètre trente, va chercher des chaises et les dispose en cercle au

centre de la pièce. Sacha s’empresse de l’aider. Les douze moineaux s’installent dans

l’espace.

Pour Karim, être animateur c’est un projet à la coule. Il se fait plaiz’, essaye

avec eux des activités, rôde ses techniques de jeu en potassant Stanislavski, s’amuse et

fait en sorte que ce soit réciproque. Ambiance laid back. Décontractée. Il leur fait faire

de l’impro et prépare un petit spectacle de fin d’année - souvent du Molière parce que

c’est accessible et que ça fait rigoler les kiddos.

Le cours commence. Karim tape dans ses mains pour rétablir le calme. Les

gosses rigolent comme des baleines. Karim demande à Jimmy de se placer au milieu du

cercle. A chaque fois que Jimmy prend la lumière, c’est un cataclysme. Jimmy a les

yeux vairons - l’un marron, l’autre vert. Ce regard si singulier le rend magnétique. C’est

immanquable. A chaque fois que Jimmy se positionne au milieu des autres mômes, il

crée autour de lui une aura magnétique. Karim l’a su dès le premier jour, il lui donnera

le premier rôle. Il le sait, Jimmy sera acteur. Il le sent.

Jimmy, lui, n’a absolument pas conscience de l’effet que ses yeux-aimants

produisent sur les autres. Il s’avance timidement. « M’sieur, j’ai pas eu le temps

d’apprendre mon texte, je suis désolé », il bredouille et Karim de le rassurer en lui

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!
soufflant les répliques de la première scène où il est seul. C’est L’Avare et Jimmy joue

l’avare en personne qui cache son trésor dans le jardin.

Jalil et Enzo se marrent. Karim leur intime le silence en plaçant son doigt devant

sa bouche, comme un vieux prof des années 80. Enzo baisse la tête en signe

d’acquiescement et de connivence. Jimmy ne s’en sort pas mal. Karim explique aux

autres qu’il faut « occuper l’espace » et ne pas se contenter de son petit bout de scène à

soi sinon les spectateurs éloignés ne verront rien. Il dit « Enzo va t’installer là-bas, à

gauche, au troisième rang et dis moi si tu entends ce que dit Jimmy » et Enzo obtempère

et il crie « j’entends rien Monsieur ». Et Karim de demander « maintenant Jimmy parle

plus fort » et Jimmy crie et Karim lui explique qu’il doit « poser sa voix et utiliser sa

respiration pour la faire porter » et il demande aux enfants de se mettre debout en cercle

pour s’entraîner.

A la nuit tombée, les mômes rangent leurs affaires. Ils chahutent. Les parents

sont déjà là à projeter leur regard bienveillant sur cet atelier et le saint sauveur Karim

Daoudi, patron des profs de théâtre franciliens.

Sacha, ce petit chat d’un mètre dix, vient voit Karim et plante ses grands yeux

bleus dans les siens. Elle dit « Monsieur Karim, je suis désolée mais le jour du spectacle

y'a le goûter d’anniversaire de Zoé ma copine et je sais pas si je vais pouvoir venir ». Et

Karim, il a beau faire le malin avec ses trucs socio-culturels, il fond parce qu’au fond les

mômes comme ça il adore ça et il n’y a rien au monde qui ne le rende plus heureux que

leurs petites gueules de babouins déterrés. Il lui sourit et lui glisse conciliant « on

s’arrangera, t’inquiète pas ».

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!
Rap de iencli

Je retrouve Karim dans le 10ème. On se promène, en quête de feuilles à rouler.

Karim me parle du rêve de sa vie - interpréter un jour La nuit devant les forêts de

Koltès, un monologue lancé dans la nuit à un inconnu rencontré au coin d’une rue.

On atterrit à Château d’Eau. Karim m’explique qu’il ne comprend pas pourquoi

Koltès a ressenti le besoin de partir si loin, dans le magma new yorkais, au bord de

l’Hudson River pour écrire Quai Ouest alors que « la vie, l’intensité de la vie, tu vois,

elle gît juste ici, sous nos yeux, à Château d’Eau ou SSD ».

Quai Ouest, c’est une histoire de rencontre - comme souvent chez Koltès. Un type

bourgeois fortuné, déterminé à se suicider, se rend en jaguar dans les faubourgs de la

ville. Il y croise une bande d’hurluberlus désoeuvrés qui le raccrochent à la vie.

« Quai Ouest, c’est la rencontre de deux mondes. Un texte d’une intensité sublime

et d'une densité infinie, comme toujours chez Koltès, me dit Karim. Mais cette réalité

qu'il décrit. La stupéfaction des différences, elle est juste sous nos yeux. Et lui le savait

qui a vécu à Paris. Pourquoi partir si loin pour décrire des personnages si proches ? »,

ajoute Karim balayant de son bras les alentours à mon intention.

Devant le Liddl, un canapé sur lequel un type usé par la vie fait confesse à des

amis imaginaires, depuis longtemps disparus. Les théâtres du quartier font la réclame

pour des spectacles grand public. Des groupes de rabatteurs ivoiriens ou sénégalais

stationnent devant les salons de coiffure afro. Salon de la tresse, Palais de la mèche,

Prestige Beauté, Saint Esprit Cosmétique, Gloire à Dieu coiffure. Les devantures se

dressent, porteuses du mystère étrange de leurs noms. Des indiens côtoient des

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!
pakistanais. Un siège de toilette usé, abandonné sur le pavé, se gorge de détritus -

poubelle de substitution.

Ici, on tient boutique sur un coin de rue. On alpague. Dans les brancards, on rue.

Des femmes en boubous assises sur des sièges de camping vendent des bouteilles

trafiquées disposées dans des glacières. Devant le théâtre Antoine, Karim tend le bras et

lance, provocateur, « Un jour tu verras, ce sera ma gueule qui sera là ». Et je le crois sur

parole.

Avec la team, on se retrouve chez Jeannette, Lopez se pointe. « Ça avance les

business ? », lui demande French. « Ouais gros. Je suis HS mec. J’ai passé l’aprem’ au

studio. J’ai pas arrêté ». », réplique Lopez laconiquement. « Tu veux pas nous en dire

plus ? » suggère timidement French. « Nan mec, c’est top secret, tacle Vincent. Tu

connais notre Lopez national. C’est une taupe. Le mec ne parlera pas. Même sous la

torture. Même pour un cheeseburger, le mec ne lâchera rien. » Lopez ricane.

French avance « en fait ça parle de quoi tes textes ? Ba ouais quoi, je suis

curieux ». Il rougit. Lopez leur explique en quelques mots ses influences du moment. Il

fait du name dropping. Ça agace un peu les copains. Vincent le tacle : « en fait tu fais du

rap de iencli ». La moutarde monte au nez de Lopez.

Rap de « iencli » c’est le dernier débat à la mode dans le milieu du rap. C’est le

terme qu’on utilise pour fustiger les petits blancs proprets des beaux quartiers qui se

lancent dans l’art du slam, ceux qui usurpent la souffrance des autres pour se constituer

une « street cred ». Rap de iencli, rap de shisha, rap de blanc. C’est le rap qui désigne

les consommateurs de weed, ceux qui lâchent un billet bien au chaud dans leurs

quartiers dorés, par opposition au rap de dealer, au rap de cité, le vrai, l’authentique.

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!
Lopez s’emporte un peu « et alors ? T’as l’impression qu’en dehors de la guedro

et du fait de bicrave, on peut pas s’en sortir quoi ? On peut pas faire du rap sans parler

de la rue et des dealos ? Ouais je viens de la classe moyenne et j’ai pas connu les

galères des mecs des téc’ mais figure toi que j’ai des trucs à dire moi aussi ». « Et vlan

dans ta gueule ! » siffle French amusé par leur dispute. « Relax man, lui rétorque

Vincent pour calmer le jeu. Je déconne. Je suis sûr que t’es réglo. »

Lopez est un toubab. Il le sait. Il n’a pas grandi dans le 9-3. Il vient plutôt de

Marly-Gomont. Tous les ans, ses darons lui achetaient un beau cartable pour la rentrée.

A 13 ans, il avait lu tout ce que compte le who’s who de la littérature française : Balzac,

Hugo, Flaubert et cie. Il est un blanco. Un babtou. Un fragile. Il n’est pas straight outta

compton. Mais il s’en bat la race. Il a un cerveau pour penser, des yeux pour observer,

une main pour écrire et une bouche pour rapper. C’est tout ce qui compte. Des idées il

en a par rasades. Et puis il n’est pas le premier blanc à écrire des rimes. C’est même tout

le contraire. Ils sont légions, les céfrans, à kicker dans le milieu. Les gosses venus de la

France où on danse la chenille12 ont aussi leur mot à dire.

Pendant que Lopez parle, French a les yeux rivés sur son écran tactile. Il est en

train de tchatcher une midinette au doux nom de Justine. « Ça va, loverboy ? »,

l’interrompt Lopez. « Attends mec, je suis à deux doigts de conclure », rétorque French

concentré. Il est comme ça le French, toujours en train de forcer. 


12 Orelsan (feat Stromae), La pluie

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!
Rap Genius

Un jour, French s’est auto-proclamé manager de Lopez. Ça l’a pris comme ça,

un soir qu’il se faisait chier. Il était posé chez lui. Il était censé chercher du boulot. En

vérité, il glandait. Il était dans sa bulle. Il s’aperçut que Lopez lui avait envoyé quelques

démos en WeTransfer. French enfonça son casque sur ses oreilles et mit play. Il finit par

envoyer un SMS à Lopez « on peut se tél’ gros ? » Lopez approuva et l’appela direct :

« Hello man ». French : « Hello, is it me you're looking for ? » Lopez pouffa. « Sacré

farceur » French poursuivit en poussant la voix « Cause I wonder where you are and I

wonder what you do. Are you somewhere feeling lonely, or is someone loving you? 13 »

- J’ai écouté tes maquettes, reprenant son sérieux. C’est chanmax ! Et j’adore

ton blase. « Cobra ». C’est stylé !!

Lopez se réjouit. :

- C’est une référence mec !

- A DJ Snake ? demanda French, invoquant le notoire DJ et producteur

français.

13 Hello, Lionel Richie

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!
- Pas exactement. Je pensais plutôt à The Cobra Snake. Tu te souviens de ce

type ? Il faisait des photos de soirée qu’il postait sur MySpace au début des

années 2000. Il traînait avec le gratin des gens cool de l’époque: Uffie, Kanye,

Paris Hilton, Steve Aoki, Cory Kennedy, Kid Cudi … Tu te souviens ? On peut

dire que c’est lui qui a inventé la hype d’une certaine façon. C’était bien avant

le mouvement hipster. Insta n’existait pas. Ni Facebook d’ailleurs. Ses clichés

étaient colorés, festifs. Pour les petits frenchies comme moi, c’était une vitrine

sur le monde de la teuf, des résoi, de la guedro, des people. Ambiance Terry

Richardson.

- Aaaaaah okayyy. Ça me dit confusément quelque chose. Tu sais MySpace,

c’est déjà ancien. Je ne me rappelle plus bien. Je regarderai ! Anyway, les

démos que tu m’as envoyées sont top mais je pense sincèrement que tu peux

progresser, poursuivit French, revenant au sujet initial.

- I know, rétorqua Lopez. J’ai fait ça à l’arrache. Les intrus sont une face B.

J’ai rien mixé. C’était juste pour tester le kick sur du son. Voir ce que mes

mots donnaient.

« L’avantage c’est que t'as un flow. Ça balance bien. On sent que t’as un rythme,

que t’es vénère. Le bail en 16 mesures, c’est bien joué. Maintenant, je pense que tu peux

retravailler les textes pour leur donner plus de contenu. Le fond est là. On voit bien que

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!
tu as des vrais messages à faire passer. Et c’est pas des textes bidons du style ‘’Pute,

pute, pute’’. T’as du vocabulaire. C’est cool.

Mais je pense que tu peux améliorer l’histoire que tu racontes. Ecrire de façon

plus imagée, avec des métaphores. Ça plaît toujours au public les métaphores. Tu peux

essayer d’invoquer des références tirées de la culture populaire comme Oncle Picsou ou

Forrest Gump comme le font Caballero et JeanJass. Le bail de Mimie Mathy, c’était

ienb par exemple !

Ou tu peux partir de sensations très concrètes du quotidien, un peu à l’image de

ce que fait Mc Solaar dans ses textes. Ce qui nous intéresse c’est pas seulement ce que

tu dénonces ou contestes, c’est plus ta manière perso à toi de ressentir ces choses là.

Comme Solaar ou Orelsan, tu prends un personnage et tu racontes son histoire, et à

travers cette histoire anecdotique tu nous donnes un aperçu de ta vision perso de la

société, t’sais. Tu lâches des textes intimistes. Ou alors tu passes full second degré, en

mode ironie, humour comme Vald.

Ce qui compte, c’est pas de dire des trucs inédits. Franchement on vit à une

époque où tout a déjà été dit, quasiment. Nan ce qui compte c’est l’originalité de ton

point de vue ou de la façon dont tu l’exprimes.

Faut que tu t’apprivoises, que tu apprennes à te connaitre pour développer ta

propre musicalité, enfin je sais pas si je suis clair …. »

Le mec se prenait clairement pour un initié.

« Ouais mec, t’as raison, dit Lopez. Faut que j’y réfléchisse. T’es vachement

calé en fait. Rap genius ! On dirait Le Règlement. Tu veux pas me manager ? »,

plaisanta Lopez.

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!
« Vas-y ! Non mais je suis comme toi, j’écoute du rap non stop, à force tu te

mets à cogiter et à décortiquer avec minutie ce que t’entends. Enfin ça c’est aussi parce

que j’ai un cerveau malade qui me pousse à tout analyser en permanence, ironisa

French. En plus pour moi les lyrics, c’est hyper important. Ça dit tout de la solidité d'un

artiste »

Cet appel scella le début de leur collaboration. La même collaboration qui

conduisit Cobra, huit ans plus tard, à enchaîner les tournées et à remplir des Zénith tout

entier. 


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Studio

Lopez a.k.a. Cobra a longtemps hésité pour savoir dans quel genre s’insérer.

Quand t’es fan de NTM, Kerry James, La Rumeur, même Diam’s, t’as envie de tenir un

discours engagé, de dénoncer le capitalisme, les inégalités, les problèmes sociaux. Tu te

dis que pour une fois qu’on t’écoute, c’est l’occas’ d’aborder des sujets de fond, de faire

en sorte de faire bouger les choses. T’es dans le rap conscient, le rap militant, politisé

mais pas partisan.

Le truc c’est qu’à cette époque là a commencé à déferler sur la scène française

une génération de nouveaux artistes plus « branchés », fils de bonnes familles, la peau

pâle, vêtus de pieds en cap par les créateurs de mode du Marais. Eux ils étaient plus

dans un délire festif, humoristique, en distance vis-à-vis du discours du rap traditionnel.

Ils lui empruntaient seulement ses modalités. Ces artistes là, ce sont les kids de la pop

génération. Ils ont grandi avec Britney Spears, les 2Be3, Madonna, alors forcément

leurs repères musicaux sont plus chiadés, produits en studio, des trucs électro, rock ou

R&B et ils veulent insuffler ça dans leur son.

Ça donne le rap de iencli qu’on connait. Ne vous détrompez pas, j’adore. Mais

Lopez il a longtemps hésité. Il ne voulait pas être comme eux. Il cherchait l’authenticité,

un style pur, des instrus simples, des paroles basiques mais percutantes. Il ne voulait pas

être le bouffon du roi. Amuser la galerie, ce n’était pas son délire.

Et puis Cobra il savait que se proclamer porte-parole des désoeuvrés c’était un

peu chaud pour sa gueule. Le mec était un privilégié. Il n’a pas connu les galères. Il n’a

pas manqué d’argent. Il n’a pas vraiment de revanche à prendre sur la vie. Il n’est pas

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un thug. Un H.U.S.T.L.E.R. C’est chaud pour lui parce qu’il ne sait pas sur quel pied

danser. On en parle. Il hésite. Il écrit dans un registre, rectifie le tir, efface, recommence.

Il s’essaie ainsi dix fois, vingt fois, cent fois. On se fait des sessions dans son studio, lui,

French et moi. Je dis « studio » mais il ne faut pas déconner. C’est plutôt un bureau où il

fout son matos et où il peut travailler. Lopez, ça lui va bien de bosser comme ça. Ça lui

permet de se cloîtrer dans un endroit isolé, sans avoir à louer un vrai studio

d’enregistrement, sans être contraint par la thune ou les délais.

Il nous fait des freestyles. On l’écoute et on lui donne vaguement des conseils.

French est calé. Il écoute beaucoup de rap et il est plus à même que moi de juger. Moi je

prête plus attention aux sonorités, au rythme, au débit. Les paroles ça me dépasse un

peu. Mais grâce au skate, j’ai développé une culture musicale assez poussée. Les vidéos

de skate sont toutes accompagnées de sons West Coast. Cette vibe me colle à la peau.

Une fois, Lola nous organise au pied levé une interview avec un journaliste

spécialisé rap de Yard, un média online tourné street culture, où elle fait un stage. Lopez

le reçoit dans son 20 m2 :

« J’crois qu’au fond cette histoire de message, c’est une histoire d’appartenance

sociale, juge Cobra. Quand tu viens d'un milieu populaire, t’as plutôt tendance à

chercher dans le rap une retranscription des difficultés que tu rencontres au quotidien.

T’es dans le réalisme - genre Zola. L’écrivain hein, pas le rappeur », il s’empresse

d’ajouter. « Genre Moha La Squale. Ses histoires de zonzon, de la Banane, des tiéquars

etc ça me parle ap’ ou alors vitaif à un niveau cathartique, genre ça me parle à un niveau

symbolique. J’ai d’jà vu ça aux infos - je situe plus ou moins ce que ça veut dire de la

société. Mais si t’es un geois-bour, tu vas avoir du mal à t’identifier avec les Lascars de

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Belleville donc t’adoptes une posture plus distanciée vis-à-vis des textes et tu te

focalises plutôt sur les aspects esthétiques, la forme de l’oeuvre, le flow, le rythme, et

moins les paroles - ou alors des paroles qui te font marrer comme Vald ou Orelsan si ça

parle de oit, de tes problèmes de zonard, ou si c’est symbolique quoi, pas des histoires

de téc’, de mecs qui bicravent en bas des tours ou ce genre de bails que tu n’as vu qu’à

la télé t’sais. »

- En gros pour oit le fait que le rap soit devenu le genre musical le plus écouté

en France c’est parce que des p’tits babtous s’y sont mis et ont commencé à

diversifier les sujets abordés en ne parlant plus seulement des banlieues mais

des problèmes de blancos ?, demande le gonzo.

- Exact. Lomepal, Nekfeu, Roméo Elvis, Orel, etc, ils ont ouvert la voie et

« désenclavé » le rap qui n’est plus une musique « de niche » même si ça

paraît condescendant et réducteur comme ça - enfin Doc Gynéco, Solaar et

compagnie ils faisaient déjà ça avant hein - don’t get me wrong… Je parle

juste de maintenant en fait, au niveau des paroles. Doc Gynéco, par exemple,

il parle presque que de nanas - forcément ça va toucher plus de gens que

« Nique la Police ». TTC idem, c’est une musique de bourge plutôt.

Pour Cobra, l’ascension fulgurante du rap dans le hit parade tient aussi à

l’évolution des instrus. Alors qu’initialement le rap français s’inspire de sonorités afro-

américaines en imitant le rap US, il va progressivement s’ouvrir à d’autres univers

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musicaux, à partir de la seconde moitié des années 90 sous l’influence notamment de

Mc Solaar dont les références musicales sont plus électro. « Tu te rends compte que

c’est le ponte de la French Touch, Philippe Zdar, qui a produit les premiers morceaux de

Solaar ? » lance Cobra sur-excité.

- Ouais j’ai lu une étude qui dit que les classes populaires sont plus sensibles

aux sonorités R’n'B, ajoute le pigiste, studieux, tandis que les publics ayant

fait des études supérieures sont plus sensibles aux musiques électroniques, aux

musiques du monde, au jazz, au funk. Ça peut expliquer aussi, au niveau

musical, l’expansion du rap. Plus tu hybrides les styles musicaux, plus ça

racole du public.

Margaux baille aux corneilles devant ces explications sociologisantes qui

l’ennuient. Elle passe de temps en temps au studio, après le boulot. Elle aide Cobra pour

les instrus. Ils ont passé une sorte de deal. Elle, est d’accord pour réaliser des prods

carrées, mettant à profit ses qualités d’écoute musicale pour le guider dans le choix des

samples, la composition, le montage et le layering. En échange, Cobra accepte que

Margaux modifie un peu son horizon d’attente en élargissant la variété des prods à des

univers musicaux différents, plus inspirés de l’électro ou du disco, ce que Cobra n’aurait

pas fait spontanément. Le résultat est super fat.


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GarageBand

C’est à cette époque-là que je me rapproche de Margaux. Elle voit en moi un

grand frère. Moi je suis plus dans le registre de l’inceste. On a une relation fusionnelle

un peu baisée. Elle m’appelle dès qu’elle a une tuile. Elle me confie ses bails. Je la

conseille. J’essaie de la protéger au mieux, de l’épauler dans la vie. Mais en vrai, j’ai

trop envie d’elle. Ça m’affole. Pourtant elle est l’ex du pote de mon frère. J’ai pas le

droit de toucher.

Je sais que Vincent essaie encore de la chiner. Il lui envoie des textos bidons, lui

balance des chansons via des applications de streaming musical. Quand ils se croisent

en soirée, Chez Jeannette, il tente vainement de l’approcher. Il lui demande si ça va.

Margaux, avec ses longs cheveux blonds doux comme la peau d’un phoque, et son

sourire de ouistiti, elle le regarde et ne le calcule pas. Elle est aimable, polie et bien

élevée mais elle éteint instamment le feu de ses ardeurs par son attitude désintéressée.

Coup dur. C’est terrible pour Vincent mais j’ai envie de lui dire « c’est la vie man ». Et

puis, j’ai longtemps eu du mal à me l’avouer mais si je pouvais la Margaux je la

garderais pour oim.

Je sors de mon taff et Margaux m’appelle. Elle me confie qu’elle est désespérée

par son boulot de merde. Elle voudrait que ça cesse. Elle ne se sent pas suffisamment

valorisée. Je lui demande où elle en est de ses prod’. Ça la rassérène. J’essaie de l’aider

à se concentrer sur l’essentiel. Le reste c’est peanuts. J’ai un peu plus de recul. J’essaie

de ne pas me laisser engluer dans les kitchen sink dramas, les drames de la vie

quotidienne. Parce que mine de rien ce sont ces petits riens qui nous bouffent le plus.

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On est tellement vulnérables et sensibles. Une génération de fragiles, dit le daron de

Karim.

Margaux, elle capte ça avec la musique. Elle fait ça parce qu’elle ne peut rien

faire d’autre. Sa vie est rythmée par ces moments rares d’euphorie durant lesquels elle

est tout entière tournée vers la création. Elle bricole des sons dans son coin. Avec l’ouïe

d’un dauphin, elle produit de la musique pour son propre plaisir, sans prétention, sans

calcul, sans ambition. Pour le seul bonheur de créer quelque chose qui en vaille la peine,

qui ait un sens. Ça compense ses journées passées à s’ennuyer ferme, cette vie à

reculons.

Pour Margaux, le problème, ce n’est pas tant la routine, la contrainte des

horaires ni la monotonie des journées. Ça, elle aurait pu s’en accommoder. Ce qu’elle ne

supporte pas, c’est l’absence d’utilité du travail pour lequel elle est payée. Son chef la

staffe sur des missions ponctuelles en lui indiquant des tâches précises à effectuer.

Margaux se retrouve à manipuler des fragments d’information, à intervenir à la marge,

sur des points déliés et segmentés sans prise sur le contenu réel qui reste concentré aux

mains du management. Dans une pure logique de travail à la chaîne, les tâches à

caractère cognitif, celles-là mêmes qui auraient pu la stimuler, lui échappent. Ne lui

reste plus qu’à gérer les aspects pratiques, quotidiens, les questions courantes, enfermée

dans un bureau à cloisons dont elle rêve de s’échapper.

De temps en temps, le Boss lui confie une note à rédiger, l’incitant à « se

lâcher », à « se faire plaisir » en « donnant le meilleur d’elle-même », flattant ainsi ses

pulsions narcissiques, lui faisant accroire que sa plus-value sera appréciée. Mais ces

rares moments d’incitation à la créativité ne sont que simulacre.

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Le matin il passe la tête dans son bureau. « Ba alors Margaux ! Ça va pas ? Tu

nous couverais pas un petit burn-out par hasard ? ». Margaux est à deux doigts de lui

balancer le gros classeur qui traîne sur son bureau in da face. « J’ubérise mes process »

répond-t-elle tout sourire. « C’est bien ça » rétorque l’imbécile heureux. « On se fait un

briefing demain ? » « C’est cela oui ». Il est grand temps que je me casse d’ici, estime-t-

elle sentencieuse.

Margaux a passé des mois à enquiller deux journées de boulot : aux activités

diurnes succédaient ses loisirs privés. Sa vie s’était inversée. Margaux trimait la journée

pour des instants fugaces de plaisir une fois son taff terminé.

Elle crèche dans le Sentier. Un appartement dégoté par un ami d’ami dont la

mère voulait mettre en location ce vieux studio laissé inoccupé. Margaux adore l’endroit

à deux pas de la Place d’Aboukir, et à quelques encablures de SSD.

L’ancienne cour des miracles, avec ses enchevêtrements de passages, ses

successions de cours intérieures reliées par d’étroits corridors, et ses immeubles

entassés, certains remontant à l’Ancien Régime, a fait place aux sièges sociaux, aux

incubateurs et aux espaces de coworking d’entrepreneurs 2.0. L’ensemble a été baptisé

« silicon sentier » en référence à la « silicon valley » californienne. La nouvelle

pépinière des PME françaises.

Là où l’on trouvait auparavant tisserands, couturiers, fabricants de textiles,

semeliers, cordonniers, liciers. Le quartier historique du Sentier, fief de la sape, du

vêtement, des fripes et des guenilles en tout genre a vu décroitre son activité au début

des années 1990 avec la montée en puissance des pays émergents. Très vite, la

concurrence internationale a fragilisé le secteur, menant les grossistes à la faillite. Les

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locaux restés vacants et dont le loyer était modéré attirent une dizaine d’années plus tard

les pionniers de l’économie d’Internet. Entre la Place du Caire et la rue d’Aboukir,

Margaux observe le quartier changer.

Tous les soirs, elle a la même routine. Cap sur le traiteur chinois. Les néons de la

vitrine éclairent mollement les étalages de nems recouverts de cellophane. Margaux

commande invariablement des nouilles et du canard laqué. Une fois chez elle, elle pose

les sacs plastiques sur la table, se déshabille en despi, enfile un jogging Adidas et se

pose devant son ordinateur portable. Elle extirpe les barquettes en aluminium, les

baguettes et mange à même l’emballage devant un épisode de Narcos. Le repas est

englouti en deux-deux. Elle saisit dans le frigo un fond de bouteille de vin blanc qui

traine. Elle s’en sert une fois l’épisode terminé. Puis, elle fait de la place sur la table à

manger, s’installe confortablement, allume le logiciel GarageBand et écoute les

morceaux qu’elle a enregistrés la veille.

Puis, pendant deux heures, Margaux travaille sur le rythme et les accords. Elle

ajuste le volume des pistes, rajoute une basse et mixe le tout. Elle s’inspire de ce que

fait Nina Kraviz, la DJ russe que tout le monde s’arrache, d’Amelie Lens, de Charlotte

de Witte, de Louise Chen et de Peggy Gou, une génération de meufs DJ qui tabasse. A

23 heures, Margaux s’arrête exténuée. Elle recule dans son fauteuil. Prend une

inspiration profonde. Elle est en paix.

Forcément Margaux et Cobra, ça a immédiatement matché. Elle taffait gratos

pour lui. En retour Lopez lui prêtait son matos. Rapidement Margaux s’est mise à bosser

là bas pour ses propres sons. Ils bidouillaient des maquettes. De l’extérieur, j’avais la

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sensation de les voir tirer une vraie jouissance de ce travail itératif fait d’erreurs,

d’essais, de rectifications.

Les choses se sont organisées petit à petit. Lopez avait écrit un superbe morceau

qui s’appelait « Maggie Cassidy ». Il me l’avait fait écouter. On a décidé de le clipper.

C’est comme ça qu’un samedi soir on s’est retrouvés au bord du Canal de l’Ourcq à la

nuit tombée.

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Stardust

Pour le tournage du clip, Lopez a décidé de mener un casting sauvage. On s’est

donnés rendez-vous au Centquatre, haut lieu du breakdance de la capitale, histoire de

tâter le terrain. French est accompagné de Vincent et Sam, son collègue de corvée

motocyclée.

Le Centquatre, c’est un lieu particulier. Installé dans d’anciens abattoirs, la

structure chapeaute des espaces gigantesques aux sols bétonnés, lumineux et

accueillants où de nombreux jeunes se pressent en bandes pour breaker. Avec la team,

on se met à arpenter l’espace. Lopez va faire un tour à la librairie jeter un oeil aux

bouquins de bobos et aux fanzines sophistiqués. Vincent s’installe dans un coin avec

Sam pour faire du repérage. Moi je me balade, j’arpente l’espace, l’esprit aux aguets. Je

suis plusieurs danseurs sur les réseaux sociaux où ils postent de courtes vidéos de leurs

performances. Les regarder se mouvoir comme des serpents, le corps électrisé, des piles

électriques au contact de l’eau, la fluidité des gestes, le naturel des mouvements, le

corps qui se meut comme une caresse, j’adore. Je regarde certaines vidéos en boucle,

comme hypnotisé.

Parmi les stars du break, il y en a un en particulier qui m’obsède. Un B-boy qui

s’appelle Stardust. Il a 22 ans. Il est beau comme un Dieu. Il respire la vitalité. Je ne

suis pas une baltringue mais ce mec-là est captivant, incroyablement charismatique,

séduisant. Je l’envie. Je voudrais être dans son corps pendant vingt-quatre heures juste

pour connaître une fois dans ma vie la douce sensation d’être aussi bien dans sa peau.

Chance inouïe, ce jour là, Stardust est au Centquatre. Je l’aperçois de loin au milieu de

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!
sa cour de groupies. Il danse sur du Billy Crawford. Je m’approche délicatement, sans

détourner le regard de ses mouvements. Lopez passe non loin de là. Je lui fais signe de

s’approcher. C’est Stardust qu’il nous faut. J’en suis sûr. Une vidéo avec lui ça tape

dans les centaines de milliers de vue direct. On va faire le buzz. J’en suis persuadé. On

la tient notre collab’ de rêve.

Stardust finit de danser. Il nous salue et s’écarte un peu du groupe pour aller

boire de l’eau et s’éponger le visage. Des grappes de nanas se pressent autour de lui. Je

me dis que ça va être difficile de s’approcher. Elles sont toutes là moites, en chaleur, j’ai

envie de les pousser ces connasses. « Dégagez les selfiegirls, faut qu’on parle

business ». Mais j’attends gentiment mon tour parce que je suis un mec comme ça.

Pendant ce temps là, je tâte le terrain avec Lopez. « T’as vu man ? C’est Stardust ! Tu le

connais ? Le mec est une reusta. Il a dansé pour Madonna et fait les chorégraphies

d’Orelsan dans son dernier clip ». Lopez opine de la tête. Je négocie le virage dans cette

négociation. Pour le moment il est acquis à ma cause à 50%. Le name dropping ça

marche à tous les coups.

Je poursuis « il nous le faut dans le clip ! Il va tout déchirer ». Lopez est

d’accord mais il objecte que ça va certainement nous coûter de la thune, et qu’on en a

pas, justement du zeillo. Je le rassure « t’inquiète man, c’est donnant-donnant ce deal.

Lui il nous rend ce service mais toi quand tu seras une rap star il sera reconnaissant

d’avoir fait ça pour oit ». Et j’ajoute dans un sourire « on a un argument de maître en

plus de ça : Stardust, son symbole c’est un serpent. Stardust le serpent featuring Lopez

Le Cobra. T’as compris gros ?? Vous êtes faits pour matcher ». Lopez sourit. Il me lance

« ba vas-y démerde toi pour aller lui parler, je t’attends là ».

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!
Je m’infiltre entre les zouzs, me glissant entre les boobs pour me frayer un

chemin jusqu’au Snake. J’ai du mal à passer. Une meuf essaie de me griffer avec ses

faux ongles de tepu mais je m’en sors in extremis et arrive à la hauteur de Stardust qui

lève les yeux sur moi, interrogatif. « Salut, on se connaît ? » il me lâche comme ça.

D’un naturel gouailleur, je saisis la balle au bond et lui vend mon projet comme un

commercial rôdé à la tâche qui vend des piscines sur les nationales départementales

depuis vingt cinq ans. Je lui dis « mec, ce que j’ai à te proposer, c’est un projet qui va

changer ta vie ». J’y vais au culot. Je mythone un peu. Mais in fine Stardust accepte de

me revoir au calme pour en parler. Il me file son numéro. Les go autour de nous me

regardent éberluées. Je leur tire la langue discrètement avant de lui faire un check et de

me barrer. « Et ouais les girlzzz c’est à moi qu’il a donné son 06 ».

On se retrouve deux jours plus tard dans un café. Stardust est en retard. Je

commande une bière en l’attendant. Le mec débarque. Il ne marche pas, non, il lévite.

J’en reviens pas tellement le keum est stylé. Il se pose. La serveuse lui sourit toutes

dents dehors. Il commande un thé glacé. « Je ne bois pas avant un gros gig. Je dois

danser pour un défilé à New-York ». J’ai chaud aux fesses. Ça s’annonce plus

compliqué que prévu. Stardust me rassure.

- J’ai écouté les maquettes de ton pote. C’est chanmé. Tu veux faire ça quand ?

Le rose me monte aux joues.

- On pensait tourner dans trois semaines, je bredouille comme un tocard. Ça

irait pour oit ?

- No souc’. Faut juste caler l’heure et l’endroit. Je te laisse m’envoyer ça par

message.

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!
Je suis soulagé.

- Ça fait longtemps que tu filmes ? J’ai checké ton Insta. Ça déchire.

Je ne m’y attendais pas.

- Je bidouille comme ça dans mon coin. Les vidéos que t’as vues elles sont

anciennes. Je fais mon timide.

- Mec ça déchire j’te dis. Tu vas cartonner. T’as juste besoin de thunes et de

relation. J’peux te présenter des gens si tu veux.

La crevette devant moi a presque dix ans de moins mais j’ai l’impression d’avoir

affaire à un routier du métier. « Chui chaud » je dis comme ça. « Deal ». Il avale cul sec

le thé, fait mine de vouloir régler mais je stoppe son geste. « Cimer man. On se cale le

rdv. Keep in touch » il dit et il se taille mi-sautillant mi-ondulant, me laissant sur le

pavé. Je m’empresse d’appeler Cobra pour lui annoncer la bonne nouvelle.

Le Jour J, je suis en retard. Forcément. Je fais le pied de grue à Bastille. Mon

pote Marco avait promis de me déposer le matos à 15 heures. Mais comme à

l’accoutumé, Marco est en retard. Je dois être à Stalingrad vingt minutes plus tard.

Mission Impossible. Marco finit par arriver. Il me file un grand sac de sport contenant la

caméra, le matériel de prise de son, le trépied et des bails pour l’éclairage. Il me briefe

avant de se barrer retrouver sa copine. Chargé comme un boeuf, je m’engouffre dans le

métro. Ligne 5. Direction les copains.

Lopez trépigne. Avec mon retard, rien ne se passe comme prévu. Ça fait une

demi-heure qu’il essaye de calmer les nanas qu’il a fait venir pour la vidéo. Il leur paye

des verres au bar de la Rotonde pour patienter. Je finis par arriver. Lopez m’explique

que ça va être compliqué. Stardust n’est pas encore là et les quais sont bondés. Lui qui

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!
voulait avoir le spot rien que pour nous, c’est raté. Entre les groupes de jeunes venus se

poser pour boire des bières, les couples qui dansent la salsa dans des gargotes colorées

et les activités organisées par la municipalité, on se croirait plus à Coney Island qu’à

Bondy Beach. Heureusement j'ai un plan comme Keyser Söze14, je tente de le rassurer.

On a attendu la nuit tombée. La team a débarqué en cagoule au bord du Canal.

Le ciel était violacé. Stardust nous a fait le show. A la fin du clip, il lève son t-shirt et

nous montre un tatouage de serpent total chanmé. Lopez est extatique. Les zouz qu’on a

racolées complètent le tableau. Ça donne une vidéo pépère, soignée et très esthétique. Je

m’inspire de Fatih Akin et de Romain Gavras. Trois jours après je poste la vidéo.


14 Lomepal, Un peu de sang

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Traînée de poudre

Ce soir-là, Lopez est fébrile. Il refresh la page toutes les deux minutes. Il attend

une réaction. C’est le grand soir. N’y tenant plus, il enfile un jogging, des baskets et part

faire un footing dans la nuit.

Rue Saint Jean à Niort. Extérieur nuit. La bâtisse est dans le noir. Elle semble

inhabitée. Soudain une lueur chétive apparait à la fenêtre du 2ème étage. La lumière

bleue de l’écran 13 pouces éclaire faiblement la pièce. Romain, 12 ans, est sur son

ordinateur. Comme tous les soirs, il arpente la toile à la recherche d’un truc nouveau, un

sketch, un son qui le fasse réagir. Son petit frère dort dans le lit d’à côté. Il entend le

souffle léger de sa respiration. Un insecte nocturne volette autour de son écran.

Romain se balade de sites en sites, écouteurs dans les oreilles. Il pouffe

silencieusement devant une vidéo humoristique sur Youtube. Il retourne sur la page

d’accueil et voit apparaître sur la fenêtre de l’écran une nouvelle vidéo. Il clique.

Romain retient sa respiration. Il est secoué. La vidéo de 2 minutes 50 le bouleverse. Il

like immédiatement en guise d’applaudissement et poste la vidéo sur son wall

Facebook.

A Lyon, dans un petit pavillon de banlieue, Ludo, 14 ans, est dans sa cuisine. Sa

playlist youtube est en « auto-play ». Les morceaux défilent aléatoirement suivant

l’algorithme de répartition. Il ne prête pas trop attention à ce qu’il écoute. Quand

soudain, il entend un beat intéressant. Sa mère l’appelle de la salle à manger. Ludo ne

répond pas. Il a le regard rivé sur l’écran. Il n’en revient pas. Le flow est incisif,

percutant. Il n’a jamais vu ça. Il envoie la vidéo à deux copains.

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!
Marie zone sur Insta. Elle fait défiler les posts de son newsfeed négligemment.

Une vidéo attire son attention. On y voit un jeune type en jogging, danser dans une

lumière rougeâtre. Les images sont entrecoupées d’extraits de films. Il débite à toute

vitesse des lyrics poétiques. Elle craque. Like direct.

Des premiers commentaires sont postés :

Trist_an il y a 5 minutes :

Tu gère poto.

Pawn il y a 6 minutes :

Le refrain m'ambiance trop (emoji)

Lili 2432 il y a 15 minutes :

J’adore tellement (emoji, emoji, emoji)

dieu du village il y a 16 minutes :

Je t’aimeeee Cobra

JeanMich il y a 18 minutes :

T’es ouf fréro, tu déchiiiires.

Partout en France, dans les chaumières, à travers les lucarnes, sous les vasistas,

dans les mansardes, dans l’obscurité, des petits écrans bleus s’allument. Des gamins à

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!
demi-endormis cliquent sur la vidéo. On imagine, depuis l’espace, l’Hexagone se

consteller de petits points de lumière qui luisent frêlement dans le noir de la nuit.

La vidéo se propage. Elle circule à haut débit dans l’Hexagone à travers un

réseau dense de fibre optique. Elle se répand comme une traînée de poudre dans les

logis, derrières les rideaux tirés, sur les écrans de smartphone. Le morceau de Lopez

circule par satellite dans la stratosphère.

Lopez rentre chez lui en sueur. Il est claqué. Il s’est bien défoulé. Il file sous la

douche. Puis, encore trempé, une serviette négligemment jetée sur ses épaules, une autre

nouée à la taille, il allume son ordinateur.

Il vacille. La réponse est au-delà de ses espérances. Une déferlante. Un tsunami

de comments, de likes, de reposts.

En une heure, la vidéo a fait 250 000 vues.

Stardust l’a partagée sur son profil. Avec sa fanzouz de base, on a une force de

frappe inespérée. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, on tape dans les milliers

de vue. Même Orelsan like la vidéo. Je ne respire plus. On break the Internet.


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QLF

C’est seulement après le clip que les vrais bizness ont commencé. Margaux

propose à Cobra d’assurer la première partie de son gig au Point Ephémère. Lopez

panique comme un ouf. Il n’a que 6-7 morceaux de terminés. Margaux le rassure. « Ça

suffira, t’inquiète. Tu dois juste mettre le feu sur trente minutes ». Lopez se liquéfie. Il

n’est pas prêt.

Le téléphone n’arrête pas de sonner. Des producteurs, des maisons de disque,

des publicitaires l’appellent sans relâche pour le démarcher. Et je ne sais pas pourquoi

mais le mec dit non. Purement et simplement.

- On a fait le buzz bro. Faut en profiter. Des occaz’ comme ça, ça ne se

représentera pas. Il faut surfer sur la vague.

Mais Lopez me débite le speech du puriste, du mec désintéressé. Il m’explique

qu’il est intègre, qu’il ne fait pas ça pour le bizness. Qu’il veut rester dans la qualité. Il

ne veut pas être marketé. Franchement sur ce coup là, je ne le suis pas. Pourquoi rester à

la marge quand on peut rafler les billets ?

- Je ne suis pas dans le rap à l’eau, le peura commercial. C’est mort. Ça prendra

le temps que ça prendra mais on va rester dans le créneau indé.

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J’ai envie de pleurer tellement je trouve ça con comme raisonnement. Mon reuf

pourtant acquiesce. Il me dit que ce n’est pas un mauvais calcul si Cobra veut durer

dans le métier.

- Percer c’est pas tout. Faut qu’il fasse ses preuves. La thune, le succès c’est

peanuts. On vise plus haut.

Et Cobra d’enfoncer le clou :

- L’argent est une cage. Sans argent, on va y arriver, t’inquiète. On peut pas

nous museler. Faut qu’on reste en dehors des canaux, à la marge, hors système.

Si on transige, on se fait bouffer.

Je ferme ma gueule mais intérieurement je les maudis. Pourtant les années

m’apprendront que j’ai eu tort. Les kiddos étaient des pros. Ils avaient tout compris. Le

coup de poker a porté. Les rappeurs français qui ont réussi à durer se comptent sur le

doigt de la main. On en a vu des ascensions fulgurantes venir aussi rapidement

s’emplâtrer.

- Moi je veux payer des impôts mecs. Je veux acheter une maison. Creuser mon

trou dans le rap game. Je ne suis pas une raclure.

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Comme si gagner de l’oseille était une tannée. Mais Cobra, il est comme ça. Il

vise la longévité, le style, la dégaine. Il est intègre. Et pour ça il faut une morale dure

comme fer, un credo, et une foi incroyable en son destin.

S’en battre les couilles de l’argent c’est une posture. Ça donne un côté

underground-rebelle-je-m’en-foutiste qui va bien. Cobra est méfiant vis-à-vis du succès

rapide, refuse le copinage et la cooptation, a peur que sa démarche soit « corrompue »

par le cash. Autrement dit, il casse les couilles.

Moi je suis plus dans une logique pragmatique de professionnalisation. Mon

objectif number one c’est mettre un terme à ma précarité d’assisté et ne plus avoir à me

lever le matin pour aller faire des petits boulots à la con. Alors les esthètes en carton là,

qui me parlent « beauté de l’art pour l’art », « geste artistique pur » et je ne sais pas

quoi, franchement je ne capte pas. A mes yeux, la Warner t’appelle pour te proposer un

deal, tu signes direct. Tu ne fais pas la fine bouche à renâcler sur les termes du contrat.

Mais bon chacun son délire… Cobra est subventionné par son daron. Il n’a pas le

couteau sous la gorge alors il peut se permettre de tergiverser.

Les shrabs de mon frangin, les tocardos du téco, les nains de jardins de Panam,

se voient déjà en haut de l’affiche. On est Chez Jeannette un soir et Vincent me sort

qu’il se sentira vraiment arrivé le jour où un de ses fans lui enverra une « piece of fan

artwork », autrement dit un dessin le représentant réalisé par un fan. Le keum me

balance « t’as pas compris frérot ? C’est ça le dream ! Là tu peux dire on y est. On l’a

fait. » Les gavroches sont à la ramasse. Faut les éduquer.

French renchérit : « moi c’est quand j’aurai ma marque de T-shirt gros. French

in Panam je vais l’appeler ». Il a des étoiles dans les yeux. Je me dis que c’est un délire

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ego trip tout droit importé des States : on veut voir son nom étalé en grand comme sur

Madison Avenue, sur les casquettes, les T-shirts, les affiches posées sauvagement dans

la street. « Mais nan man, on veut voir son nom sur les eins des p’tites go !!! » hurle

French. Toujours dans la subtilité le dude.

French et Cobra ont pensé à tout. L’effet buzz sur Internet ne dure qu’un temps.

C’est symbolique. Un pied dans la porte. « Coucou je suis là ». Au mieux tu passes pour

un outsider qui force le passage pour creuser son trou, au pire on te prend pour une

fraude, un fake. Et ça, ça ne sent pas bon.

Cobra veut entrer dans le rap game. Il veut être pris au sérieux. Et le seul moyen

d’y arriver, c’est de charbonner, de gravir les échelons, de faire des concerts, de remplir

des salles et petit à petit l’oiseau fait son nid. French dégote une sorte d’annuaire des

soirées rap style sur Panam, il dégaine son stylo bic et entoure tous les plans qui

pourraient correspondre à la ligne Cobra, puis il sort son GSM et démarche à tour de

bras. Comme on n’a pas de réseau de base, French y va au culot. Il fait un peu de name

dropping, compare Cobra à Vald, à Orelsan, à Roméo Elvis, prétend qu’il a déjà joué

dans des festivals.

C’est aussi à cette époque là que « Première scène » nous contacte pour que

Cobra fasse une apparition dans le stand de la région Ile-de-France à la Fête de l’Huma.

Comme on n’a rien de prévu mi-septembre, on accepte. La Fête de l’Huma c’est

chanmé. J’y vais avec mon daron depuis tout petit. Faire une date là-bas, c’est golri et

puis la région verse une petite rétribution qu’on ne peut pas refuser. On reçoit aussi des

appels de mecs de la Fnac, de la Warner. French décline poliment.

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Le posse a une vision du rap orientée débrouillardise et indépendance à rebours

des mecs à gros moyens qui viennent t’autotuner la gueule. Ils sont QLF - que la

famille. Prônent un rap pur, minimaliste, sobre, simple. Une éthique du DIY - Do It

Yourself. Une esthétique du dépouillement. Bref ils délirent total. 


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La relève

Depuis la fin des années 2000, le rap est à l’état d’arrêt, le hip-hop s’est vu

emporter par la vague Dirty South, un style de rap festif et au message consumériste né

dans le Sud des Etats-Unis, qui a fini d’achever ce mouvement par ses tonalités pop

délavées, son contenu éthéré et son côté Miami beach à la façon des Anges de la télé-

réalité.

Le monde est pop. Florida danse au bord d’une piscine entouré de bimbos

botoxées et la planète rap agonise, Cobra au pinacle de ce monde factice qu’il honnit

pourtant. Tu allumes la radio et tu entends ces sons totalement usés, du Katy Perry qui

atrophie ta céphalée, te débranche les muqueuses, et tu te dis que tu dois être mort, que

l’humanité a sombré. Puis il y a eu le retour du rap conscient. Thank God. La parenthèse

Booba se referme. Cobra est dans les bacs. Prêt à tout dézinguer. C'est lui la relève.

Fin septembre, Cobra sort un EP avec trois morceaux sur les plateformes de

téléchargement de type Deezer/ Spotify - « Regarde ta jeunesse dans les yeux »,

« Mauvaise graine » et « Portrait d’une jeune ville en fleurs » - qui tabassent sa race. La

couverture est signée India, une jeune graphiste qu’on a rencontrée au Ground Control,

lieu de fête installé dans une ancienne gare SNCF du 12ème arrondissement de Paris, un

soir de torchage. C’est Sam, mon pote qui nous l’a présentée. Elle sort tout juste d’une

école de design et a accepté de nous faire ça pour une modique somme.

Un serpent jaune fluo façon dragon japonais sur fond bleu avec le logo

« Cobra » tagué en jaune fluo lui aussi. Ça déglingue. On sort le morceau sur Spotify.

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Le second clip on le tourne dans une laverie. J’ai une obsession depuis toujours

pour les laveries. Margaux a calé un sample de Snoop qui démarre à fond, le début de

The Next Episode avec Dr Dre. Ambiance lascar. On s’est inspirés des premiers

Kourtrajmés. Lopez a.k.a. Cobra déboule dans la laverie à toute vitesse poursuivi par un

livreur de pizza énervé. S’en suit un petit clip pépère avec tout un taff de réf’

savamment disséminées. Je fais des clins d’oeil à Kim Chapiron et à Spike Lee, avec les

moyens du bord, autrement dit sans budget. Lopez fait des tonnes de gestes avec ses

mains. On dirait un macaroni. Il accompagne chaque mot d’une chorégraphie gestuelle

bien orchestrée.

On balance la vidéo. Razzia sur les ondes. Fred de Skyrock nous envoie un MP.

Cobra n’en peut plus, il pense qu’il est arrivé. Fred lui dit de passer à Planet Rap un de

ces quatre. La Gaité Lyrique nous appelle pour nous booker dans le cadre d’un festival

sponso’ par Red Bull je crois. French dégaine l’agenda. On enchaîne les dates comme

ça. French a l’intuition qu’il ne faut pas se limiter aux scènes rap. On tape à la porte

d’endroits plus diversifiés : les Etoiles à Strasbourg Saint Denis, le Badaboum à

Bastille, le Nouveau Casino à Parmentier, La Bellevilloise dans le 20ème, et j’en passe.

On se retrouve dans des lieux totalement pétés, à jouer devant des minets pleins

du cash de leur parent, séparés de la zone par des frontières

Un soir, par exemple, on joue à la Brasserie Barbès, un repaire bobo qui a ouvert

dans un quartier désoeuvré. On s’installe au dernier étage sous une rotonde vitrée. De là

haut, un Tonic à la main, j’observe la rue, les vendeurs à la sauvette, les groupes de

renois rassemblés sous le métro aérien, les gens pressés, une faune étrange. Besbar

demeure un quartier de raseurs, malgré tout ce qu'on essaie de nous faire croire. Malgré

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le Louxor flambant neuf de l’autre côté de la rue, malgré les bobos qui colonisent le

quartier, malgré le prix de l’immobilier qui flambe et déloge les intéressés.

Besbar City c’est un coin authentique. Pendant que nous on prépare un set

destiné à des gamins branchés, qui paieront chèrement leur ticket d’entrée et montreront

pattes blanches devant les videurs à l’entrée, les quidams en contrebas vaquent à leurs

petits trafics, font la réclame pour des marabouts, revendent des clopes trafiquées, des

téléphones volés. A quelques mètres à peine, la consommation de crack atteint des

sommets. C’est la Goutte d’Or. Une zone mi-faubourg mi-taudis. Un bastion populaire

dont les immeubles sont insalubres, où les chambres dortoirs pullulent, qui résiste aux

assauts de la modernité. La Goutte d’Or conserve son côté subversif - délire bagarres de

rue, trafic de stup’, agressions et vols à l’arraché. Et je me dis que nous depuis là-haut,

on les regarde comme dans un zoo et qu’on ne tourne pas rond.

Une autre fois, on se retrouve à la Villette dans un spot que j’adore. « A la

folie ». C’est une terrasse logée dans une guinguette. Ce soir là, concert privé. Videur à

l’entrée. Barrière métallique. Prix d’un ticket : 20 balles. De quoi maintenir dehors les

lascars de l’autre côté du périph’. Alors qu’avant les lieux sélect’ étaient cachés,

désormais on danse à ciel ouvert devant les paroissiens qui peuvent nous stalker à

volonté - nous les p’tits bourges en jean Levi’s - tandis qu’eux sont séparés par des

barrières invisibles.

Et là je prends conscience que Paris est une ville ségréguée qui relègue en

périphérie tous les rebuts de la société. C’est violent. Une violence symbolique, une

barrière invisible séparant les nantis des impuissants.

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Askip

Le taff de Vincent ne se passe pas trop mal. Dans les premiers temps, ce dernier

est comme un chien fou. Il explique à tout va que ce job va l’é-man-ci-per, avec une

respiration entre chacune des syllabes, qu’il n’a plus de patron, que c’est ça l’avenir :

être son propre employé, s’organiser à son gré, être enfin liiiibre !

Je ne suis plus l’esclave d’horaires de bureau harassants, aime-t-il à clamer. Je

suis autonome. Je suis indépendant. Le pied ! Pendant un temps il y a eu cru. Il peut

vaquer à ses occupations à sa guise, passer voir les copains, fumer, traîner. L’argent

n’est pas trop mauvais. Ça paye le dealos, les earpods, les virées dans les bars et le

loyer. Que demander de plus ?

Vincent essaye de se rassurer. Il prétend que tout cela est temporaire, que ce

n’est qu’un moyen facile de mettre de l’argent de côté, en attendant des lendemains qui

chantent. Et ça pour chanter, les lendemains ont chanté.

Faire du vélo, Vincent kiffe. Ça éveille en lieu ses instincts primaires. Le

cerveau reptilien allumé. Aware. Calculant à 360 degrés le piéton qui déboule devant tes

freins, le bus qui vient te serrer sur la chaussée, le fucking taxi qui t’épile la face

tellement il te frôle de près, Vincent se sent maxi combatif. En mode survie. Bear Grylls

in da city.

C’est grisant pour un petit urbain dont la vie n’a par ailleurs rien de palpitant.

Sur la route, il est en tension, investi d’une mission : délivrer ce cheeseburger dans les

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temps. Ça lui donne un but. Il rase les murs, se défonce les mollets, grille des feux

rouges, manque de renverser des poussettes ou de se prendre une de ces maudites

trottinettes électriques. Mais il est on time. Son daron flippe. Quand il voit les mecs en

vélib dans la rue manquer de se faire renverser, il n’est pas rassuré. Il préférerait que son

rejeton taffe dans un bureau au chaud. Mais Vincent s’y refuse. Il végète dans ce job

pendant un an à peu près.

Un jour, Vincent est en faction avec son copain Sam dans les environs du 11ème

arrondissement. Sur le parvis de l’église Saint Ambroise, ils sont assis sur un banc, la

tête baissée, le regard rivé sur leur téléphone portable, se tenant statiques. Le garçon de

café du coin, sorti fumer une cigarette sur le perron, leur jette un regard et se demande

bien ce qu’ils font là sans bouger depuis une dizaine de minutes.

Vincent baille aux corneilles. Les affaires ne sont plus très bonnes depuis

quelques temps. Ils n’ont reçu aucune commande de la journée. A croire que

l’algorithme les a snobés. Il ne comprend pas. Il a livré les courses dans les temps la

dernière fois. Sa note est de 3,5/5 sur l’application. Ce n’est pas mal. Pourtant ce jour-là

les sollicitations sont au point mort.

Sam observe de son côté les camions décharger les livraisons des grossistes du

« Sentier chinois », à l’entrée de la rue Popincourt. Les confins du 11ème

arrondissement, autrefois fief de la communauté auvergnate de Paris, engagée dans le

commerce des meubles au début du XXe siècle ont cédé la place aux espagnols juifs au

tournant des années 1920, avant que les immigrés chinois ne prennent le relais dans les

années 1990. Originaires de la région chinoise du Wenzhou, ces derniers ont envahit les

locaux ayant pignon sur rue, remplaçant les boulangeries, les boucheries et les cafés du

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!
quartier Sedaine-Popincourt par des boutiques de négociants de tissus de gros.

Beaucoup sont des anciens du Sentier, jouant sur le dumping social pour concurrencer

leurs ex-associés.

Dans les arrières-cuisines et les ateliers de confection clandestins, des

travailleurs opprimés triment jusqu’à quinze heures par jour pour produire les

marchandises qui seront ensuite écoulées dans toute l’Europe, l’Afrique et le Moyen

Orient. Ce petit monde s’active en contrebas du cimetière du Père Lachaise, dans une

frénésie indicible. Derrière les rideaux de fer tirés et les portes fermées des commerces

de fortune, on entre-aperçoit une main d’oeuvre non déclarée s’affairer autour des

portants. Les allers et venues sont incessants. Le bruit des machines à coudre est

assourdissant. On dirait une artillerie de guerre.

Vincent lève la tête lorsqu’une musique retentit lourdement. Elle émane de

l’autoradio d’une voiture décapotable arrêtée au feu rouge. Au volant de son cabriolet,

un quinqua fringant, vieux beau, aux cheveux grisonnants, tapote des deux mains sur le

tableau de bord, en rythme. La voix du Doc résonne dans les speakers : « Ma rue est

bourrée de vice. À chacun ses délices, à chacun sa 8.6. Dans ma rue, les Chinois

s'entraident et se tiennent par la main. Les Youpins s’éclatent et font les magasins. Et

tous les lascars fument sur les mêmes joints.15 ». Il s’y croit. Le son est poussé à fond.

Un vieillard peste en traversant le passage piéton. Le feu passe au vert. Le type démarre

en trombe. Le vieillard s’écrie « espèce de gros beauf ! ». Vincent se gausse.

« Je crois qu’on va pouvoir attendre longtemps », avance Sam, une fois le calme

restauré. « Qu’est-ce que tu veux dire ? interroge Vincent ». « La semaine dernière on

15 Doc Gyneco, Dans ma rue

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!
m’a raconté un truc. J’y croyais pas mais je suppose qu’on vient d’en avoir la

confirmation, assène Sam. » « Comment ça ? Je ne comprends pas » répète Vincent.

« Apparemment, les sans papiers se sont fait embaucher et on leur file toutes les

courses ». « Les sans pap’ ? Mais qu’est-ce-que tu racontes mec ?, objecte Vincent.

C’est quoi ces conneries ? » « Askip, des petits malins sous-traitent à des sans pap’. »

affirme Sam

« Faut te donner un bifton pour que tu me tell16 toute l’histoire ? s’emporte

Vincent ». Sam ricane « Ouais déso, je crée du suspens. En fait on m’a dit que des mecs

sans vergogne exploitent les sans pap’ pour les livraisons et leur reversent une partie des

gains. Comme ça ils restent assis le cul bien au chaud pendant que d’autres triment pour

eux. Il paraît que certains créent des comptes sur plusieurs plateformes de livraison en

ligne et font travailler plusieurs keumés en même temps. Certains ont même un vrai job

à côté »

Vincent est sidéré « putain mais c’est de l’esclavage ça ! » « Exactly ». « Y’a

plus de limite à rien ». Sam hoche les épaules et assène, blasé « c’est la loi du marché ».


16 De l’anglais : raconter

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!
Princesse Mononoké

On croit souvent, à tort, que mettre le doigt sur ce qui ne va pas suffit. On se

lève un matin en se disant qu’on n'a pas envie d’aller bosser. On a la nausée en passant

le seuil de la boîte. On est crispés à l’idée d’assister à une énième réunion.

On prétend que lorsqu’on a identifié la cause de nos problèmes, nous avons

effectué 80% du boulot, que le reste est infinitésimale. Je n’y crois pas.

Lorsque Margaux s’est aperçue que quelque chose clochait dans sa vie, les

changements n’ont pas été instantanés. Bien au contraire. Une fois qu’elle s’est rendue

compte que se conformer à un job qui ne l’intéressait pas la faisait souffrir, elle a dû

continuer à pointer tous les matins.

Sauf que désormais, ce qui passait auparavant pour acceptable était devenu

insupportable. Elle avait la gueule du Boss en horreur. Les ragots échangés à la machine

à café lui étaient devenus intolérables. Les mesquineries, invivables et les sourires

entendus, hypocrites. Elle n’arrivait plus à adhérer à la culture de l’entreprise. Ne

trouvait plus en elle l’énergie suffisante pour se conformer à ce qui était attendu d’elle,

un enthousiasme pour la boîte, une curiosité pour les autres, un intérêt pour les dossiers.

Elle s’était en quelque sorte dédoublée. Son enveloppe corporelle était bien là,

les pieds ancrés dans le sol, les mains en train de tapoter le clavier de l’ordinateur, mais

son esprit voguait ailleurs, par delà les marées, en fusion avec le méridien de

Greenwich.

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!
Cet état a duré des semaines. Des semaines d’affolement et de fébrilité. Quand

on se rend compte qu’on est mal quelque part, il devient alors urgent de tout quitter. Or

ça, elle ne le pouvait pas.

La plupart des artistes invoquent un prétendu « déclic », une épiphanie, un

éblouissement. Ils racontent, des trémolos dans la voix, qu’un jour ils ont « tout lâché »

pour se consacrer à leur passion. On aime bien dramatiser les moments de bascule,

comme si prendre des risques et partir à l’aventure ne suffisait pas, il fallait, en sus, que

cela se fasse dans des conditions théâtrales, par des claquements de porte, une mise en

scène exagérée et des sorties de diva. « Ciao les nazes ! » et tout le toutim.

Même quand Margaux a véritablement franchi le cap, elle a continué à douter

pendant des mois du bien-fondé de son projet. Elle avait la sensation d’assouvir un

caprice. Elle culpabilisait. Parfois, elle était prise de tétanie s’invectivant d’avoir quitté

un job bien payé pour une lubie. Devenir DJ ? Non mais quelle idée !

Il a fallu attendre ce soir de décembre 2019 sur la scène de l’Elysée Montmartre

pour que Margaux ait enfin la confirmation qu’elle avait fait le bon choix. Autant dire

que du chemin, elle en avait parcouru.

Un jour, Margaux sort du métro, exténuée. Elle pense à tout arrêter. Elle se dit

qu’elle aimerait bien, elle-aussi, enchaîner les avions pour animer des soirées dans le

monde entier, être jetlag, mixer à Calvi on the Rocks… Devenir une DJ star comme

Peggy Gou. Avoir des T-shirts à son nom… Elle pense à ça quand une meuf l’arrête sur

le quai. Elle lui fait « princesse Mononoké ? ». Margaux tressaute. C’est bien la

première fois qu’on l’appelle comme ça hors du studio. « Ouais » elle bredouille

surprise. « Je t’ai vue jouer l’été dernier au Rosa Bonheur, sur les quais en face du

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!
Grand Palais, dit la nana. J’étais avec des copines. Mon boyfriend de l’époque venait de

me larguer. Franchement heureusement que t’étais là ce soir-là. Ta musique elle m’a

remué la tête. Ça m’a fait du bien. Tu mixes bientôt sur Panam ? » Ça a l’air de rien

mais pour Margaux, ça a fait tilt direct. Le soir elle y a repensé et elle s’est dit qu’au

fond mixer c’était la seule manière qu’elle avait de s’exprimer, et d’apporter des trucs

aux gens, qu’elle ne pouvait vraiment être elle-même que derrière ses platines et c’est

là, juste à ce moment-là, qu’elle a enfin accepté d’entrer dans sa vie d’artiste.

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!
« Nul cas n’est désespéré »

Karim, lui aussi, a bien douillé. Il enchaîne les auditions. Ça ne marche pas. Il se

fait recal’. Il tente à nouveau. On lui dit qu’on le rappelle. Evidemment on ne le rappelle

pas. Il voit des rôles de folie lui passer sous le nez. Des tocards de première, le doubler.

Il n’en peut plus. Mais il ne lâche rien. Il persévère. Il envisage un moment de s’inscrire

au Conservatoire avant d’apprendre que c’est limité au moins de 26 ans. Il a

l’impression d’être « figurant dans l'film de la vie d'un autre17.

Par-dessus le marché, il faut qu’il apprenne que son assoc’ de cours de théâtre

dans le 10e va bientôt être supprimée. Il a été alerté par la mairie du projet de sucrer les

crédits aux associations de pratique artistique subventionnés. « Vous comprenez, en ces

temps de contrainte budgétaire, nous n’avons d’autres choix que de réduire la

voilure… » lui explique plaintivement au téléphone la chargée de mission « culture et

diversité ».

Excédé, il décide de négocier en face to face un effort financier. Forcément

Karim n’obtient pas gain de cause. Il est en dépress. Et il me casse les couilles sévère.

On dirait presque que le frangin prend du plaisir à se lamenter sur son sort. Et puis un

jour, une agence de casting l’appelle pour un petit rôle dans un film. Il doit jouer une

sorte de gigolo. La scène dure quelques minutes et implique de se montrer nu. Karim ne

rechigne pas. Isabelle Huppert joue sa maîtresse d’une nuit. Karim en revient grisé. Il a

aimé l’expérience sur le plateau, le réal’ qui le dirige, le mouvement spontané de

l’acteur devant la caméra. Il veut en être.

17 Orelsan, Zone

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!
Alors il commence à tambouriner aux portes du cinéma, dans l’espoir que

quelqu’un ouvre. Il dégote des mini-rôles, par-ci, par-là. Mais rien de bien engageant.

Ça le fait criser. Pendant des mois, ça dure. Le néant. Karim hésite à enterrer ce rêve

avorté. Puis, il finit par s’inscrire aux cours Florent, en désespoir de cause. Il est admis à

la classe libre, un programme qui offre la scolarité chaque année à une promo de dix

filles, dix garçons. Oppressé par la gouaille des nantis, il ne se sent pas à son aise mais il

persévère. Tous les mardis soir, Karim donne de sa personne et se ragaillardi. Je le vois

changer. Il se met à y croire à nouveau.

Avec la fin des cours de théâtre à la Chapelle, il a plus de temps pour taffer ses

textes. Je lui fais réciter du Koltès, un monologue de 63 pages que Karim essaie

d’apprendre en écrivant son texte sur sa main.

Je demande à Karim pourquoi il aime autant Koltès et Karim m’explique que

Koltès c’est le langage de la vie, qu’il n’a vraiment compris cela qu’en apprenant ses

textes par coeur, parce qu’à ce moment là, en les récitant à voix haute, en en mesurant

pragmatiquement la texture auditive, il a compris ce qu’il y avait de vibrant et donc de

vivant dans le français. Que Koltès c’est comme Gil Scott Heron, c’est comme Léo

Ferré, c’est une langue nouvelle, ni commune, ni ordinaire. Ce ne sont pas des poncifs

ou des figures de style ressassées, c’est bien plus que cela, un langage nouveau, un

parler de la rue, un argot complexe et difficile à saisir, qui ne peut se comprendre que

parlé et que de toute façon Koltès il devait forcément écrire et réciter à voix haute ses

textes pour leurs donner toutes leurs aspérités car ça se sent lorsqu’on le dit.

Et je comprends que Koltès pour Karim, c’est comme le rap pour Cobra. Un

langage exalté, celui qui se fait images, impressions rétiniennes. Une langue qui ne se

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!
raconte pas, qui ne s’explique pas mais simplement qui se dit. Un discours décharge

comme on décharge des balles dans un corps inanimé. Un propos mitraillette. Une prose

combat. Finalement de la poésie. Parce que Cobra quand il écrit, il invente du sens, par

un agencement singulier de mots cacophoniques qui dans leur résonance les uns avec

les autres trouvent toute leur expressivité. Une écriture en cavale, clandestine, louche,

orpheline. Des phrases nomades. Que l’auditeur peut réagencer. Karim me parle de

Koltès et il dit « je croyais apprendre un texte, j’ai ouvert un album de souvenirs, une

vie pleine de chair, de sang et de rugosité ».

Pendant deux ans, Karim suit les cours Florent, le soir après le taff. Et le mec revit

enfin.

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!
GAV

Soirée Sound System à la Villette. Margaux est trop sex. Je la mate de loin. Le

mouvement de sa chute de reins m’émeut. J’aimerais la serrer contre moi et plonger

mon nez dans ses cheveux, les respirer. Mais Vincent guette non loin. Ce n’est pas une

bonne idée de tenter. Lola danse avec Margaux. Elles sourient toutes les deux. Elles

respirent la joie de vivre, un verre de blanc à la main. Il fait bon. Vingt cinq degrés. La

température a baissé. L’air est à nouveau respirable.

Une meuf s’avance vers French et lui tape une bise. « Helloooo » elle susurre de

la voix la plus mélodieuse qu’elle a pu trouver au fond de sa glotte. Devant l’air

stupéfait du frangin, elle questionne : « tu me remets ? Sarah ! » « Ouais bien sûr que

j’te remets » bredouille le raclo, peu sûr de lui. « On s’est embrassés à la soirée de

Tania » elle dit serrant les dents, laissant poindre une pointe d’agressivité. « Mais ouais

bien sûr ! Dans le 13e ! » feint de se remémorer French. « Pas du tout, c’était à

Montreuil, vas-y laisse tomber » et elle trace sa route vénère. Vincent siffle « beau

morceau ». « T’es vraiment trop con », je dis en ajoutant des bruits de bisous

dégueulasses. « Fermez vos gueules, vous » s’emporte French. On éclate de rire. « Tout

vient à point à qui baise trop » tente Vince visiblement taquin. « Qui trop baise, mal se

souvient » je poursuis. French nous fait un doigt d’honneur. Il finit son verre d’une

gorgée genre il fait son bonhomme, cul sec. Puis, ragaillardi, il assène, professoral,

« c’est ça la Fast life mamène ».

Forcément la Sarah en question bosse aux Inrocks. Forcément ce fuckboi de

French ne s’en rappelle pas et forcément celle-ci nous étrille quand le premier EP de

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!
Cobra sort dans les bacs - fustigeant « l’absence de professionnalisme d’un manager qui

ferait mieux de retourner à Pôle emploi plutôt que nous vendre de la merde qui donne

des acouphènes ».

Fuckboi, c’est comme ça que les ricains appellent les fils de putes dont parle

Dalida dans la chanson. Ceux qui débitent paroles sur paroles dans l’espoir de niquer.

Les Ardisson de la sérénade. Les p’tits bâtards responsables de la méfiance des go à

notre égard, ceux qui draguent pleins de meufs à la fois pour être sûrs d’en choper une à

la fin, qui multiplient les subterfuges et les stratagèmes pour les attirer dans leur pieux,

qui ne tarissent pas de compliments, manient avec adresse le boniment, les enculados

des técos. Fuckboi, c’est un terme qui résume très bien French.

Je m’écarte du frangin et de sa team, laissant Karim à sa conversation avec une

jeune femme du nom de Zoé. Depuis vingt minutes elle l’embrouille grave parce qu’il a

eu le malheur de se présenter en tant que policier. Elle l’embrouille mais je la suspecte

d’être attirée par lui. C’est sa vibe à elle : elle se vénère mais au fond elle est douce

comme un agneau. Je les connais ces meufs là. Leurs insultes sont comme de doux

compliments. Je fends la foule en plein air et vient me caler à côté de Lola qui agite la

tête en rythme. Margaux a ce geste ondulant du poignet qu’elle fait se mouvoir au

dessus de sa tête. Je suis envoûté. Son décolleté en V laisse apercevoir une poitrine frêle

et bronzée. Elle porte autour du coup une chaîne dorée. Je suis séduit. Je me trémousse

avec elle, feignant le second degré. On est bien. Je suis un peu bourré. J’apprécie ce

sentiment de l’été.

C’est Margaux qui nous a invités pour fêter sa dem’. Alors elle danse, elle est

heureuse, soulagée même. Elle danse et elle me bouleverse. Je me rapproche doucement

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!
d’elle et me place dans son dos faisant aller mon bassin au rythme de ses hanches mais

je ne la touche pas, je garde une distance réglementaire entre nos deux corps, pour éviter

l’ambiguïté. Le DJ enchaîne les tubes de reggae, dub, soul funky. J’ai envie de l’attirer à

moi violemment et de l’embrasser. Je ne suis pas loin de bander.

Mais soudain je vois la gueule de Lopez paniquée. Il m’aperçoit, fend la foule,

fonce vers moi et m’assène angoissé « c’est French. Ils l’ont pécho ». Sur le coup je ne

capte pas. Je continue de danser. Je me dis que c’est encore un plan foireux habituel.

Mais Lopez ne me lâche pas. Il dit « il est où Karim putain ? » Il le cherche du regard

comme un fou. Puis se tourne vers moi et gueule « putain Pento tu déconnes ! Ton reuf

ils l’ont pécho. Ils l’ont emmené menotté. Il est en GAV ».

Putain. GAV. J’ai l’impression de m’être pris une droite dans la gueule. Je recule

et manque de tomber sur une naine qui se dandine à côté. Passe-partout gémit. Je ne la

regarde même pas. Je demande à Lopez de trouver Karim ASAP et je me taille

téléphoner. A côté du bar je tombe sur Vincent qui me debrief la situation : French qui

vend des ecstas dans la soirée, le mec qui fait un malaise à cause de sa daube, les

pompiers, les flics qui débarquent, le mec qui dénonce French, l’arrestation, la honte.

« Il est où la French? » je demande. « Il est au commissariat du 19e man. C’est la lose ».

Je lui demande de prévenir la team, de dire à Karim de me rejoindre dès que possible et

saute dans le premier taxi venu.

Avec Karim on parlemente pendant des heures au guichet mais le flic d’astreinte

est inflexible. Ce sera comparution immédiate pendant le week-end et French doit

passer la nuit en zonzon. Franchement je suis sidéré. Je ne savais même pas que ce

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!
tocard dealait. Je crois que le pire c’est qu’après notre départ Lola, Margaux, Vincent et

Lopez soient restés danser et que Vincent ait fini par emballer Margaux....

Après la GAV, French est venu habiter chez moi quelques temps. La reum l’a su.

Elle l’a excommunié. Je l’ai recueilli avec mon bâton de pèlerin, lui prêtant mon vieux

canap’ tout défoncé. Il avait beau faire le malin, le French, je pense quand même que

toute cette histoire lui a mis un coup. Le juge a été clément mais il s’est retrouvé avec

une peine d’intérêt général et ça, ça l’a moins fait marrer. Ramasser des détritus au bord

d’une départementale, ça te remet un homme dans le droit chemin. 


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!
Normcore

Pour ceux qui sortent de la fac, qui ont enchaîné les diplômes, rêvé, conçu des

projets, eu des ambitions, le monde du travail c’est la loose totale. Le désenchantement

le plus complet. A affleuré dans leurs petites cervelles une toute autre vision de la vie

tournée vers la satisfaction de projets personnels. Ils n’ont pas enchaîné les prépas, les

écoles de commerce, les diplômes, les stages pour finir assistant d’un connard qui tire

son autorité du fait qu’il a cinq à dix ans de plus qu’eux ou de meilleures relations. La

fac a ouvert un horizon de possibles infini que le monde du travail a immédiatement

grillagé et hérissé de barbelés.

A leur tour, Vincent et French ont décrété qu’ils renonçaient à s’insérer dans des

jobs emmerdants. Leurs dernières expériences les avaient achevés. Ils avaient

l’impudence d’attendre de la vie un peu plus qu’un travail et un toit.

Un mardi - ciel mon mardi -, Vincent et French se donnent rendez vous dans une

friperie du Marais, à la recherche de fringues démodées et particulièrement kitsch.

Vincent exhume d’une caisse un t-shirt Adidas orange fluo et une veste sportswear

oversize. C’est nickel ça mon gars!, frémit French.

Une fois sortis du magasin, les bras chargés, French et Vincent s’acheminent

jusqu’à la terrasse du Pain Quotidien, histoire de reprendre du poil de la bête. Un

serveur prend leur commande. « Deux jus de citron vert du Lima pressés bio et sans

sucre ajouté s’vous plait » lance Vincent sans réfléchir. Ce sera douze euros, répond le

serveur avant de s’éloigner. Putain reuch’ admet Vincent.

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!
« Téma la go qui passe làààà ! » clame French soudainement. Comme toujours

French fait du French. Ce Casanova des chaumières est toujours à l’affût d’une

rencontre inopinée. C’est même un gros obsédé, n’ayons pas peur des mots.

Vincent fredonne une chanson qu’il a dans la tête depuis vingt minutes. C’est

agaçant. Il ne se rappelle plus d’où est extraite cette mélodie. Ça fait : « Money, money,

money, money, money ». Putain mais je l’ai sur le bout de la langue !, s’emporte-t-il.

French a l’air pensif. Il fixe les badauds qui déambulent à proximité du BHV. La

mode est au style pèquenaud. Le mot est lâché. Plus tu as l’air d’un beauf, plus tu es au

top, philosophe Vincent. French opine de la tête. C’est vrai que l’époque a changé.

Quand on était gamins, c’était presque honteux de s’habiller comme ça mais

aujourd’hui les gens sont super décomplexés, avance-t-il. Toutes ces marques de sport

que les mecs des cités portaient au début des années 2000 et qui cataloguaient

« bouffons », « bolosses » ou même « pauvres » sont aujourd’hui endossées par les

gosses du 16ème qui sont prêts à dépenser une fortune pour des pièces.

Ça a commencé avec le style normcore aux States. Les ricains ont remis au goût

du jour l’esthétique de la normalité, le non-style. Etre stylé suppose de s’habiller comme

l’américain moyen, d’enfiler des vieilles tennis New Balance, une polaire râpée et un

jean Levis élimé. Fondu dans la masse, les hipsters cultivent une esthétique du style

moche, du kitsch, de l’attitude loose.

En France, comme pour tout, ça a mis milles ans à arriver. Au début des années

2000, des marques de créateurs parisiens se mettent à vendre des vêtements inspirés des

bleus de travail ouvriers s’inspirant du vestiaire des usines. La toile épaisse a la côte. On

la décline sous toutes les coutures, en salopettes, en veste, en pantalons chino retroussé

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!
aux chevilles. On en oublie que la toile denim est au départ un tissu de pauvre, robuste,

rêche, destiné à durer, qu’il est l’habit des chercheurs d’or désoeuvrés dans le Midwest

au début du XIXe siècle.

Avant, la presse britannique parlait de « prole drift » ou « dérive prolo », soit

l’appropriation d’un bien de consommation de luxe par une classe sociale moins aisée.

Aujourd’hui la situation s’est inversée. On est passés à la mode du moche, du mauvais

goût, du mauvais genre. La mode du pauvre. Les marques se sont mises à vendre des

tennis blanches déjà salies. Pour la modique somme de 200 ou 300 euros, vous pouvez à

présent acheter des pompes à l’aspect « déjà porté ». Vogue a fait sa couverture sur la

tendance des « dirty shoes », ces chaussures pré-salies et vendues à prix d’or par les

couturiers. Vous ne rêvez pas. Bienvenus en 2k19 les amis.

Quand a surgi Eddy de Pretto, un chanteur ovni dans le paysage de la chanson

française, son style a eu l’effet d’un cataclysme. Sous couvert de cultiver le « non

genre », c’est-à-dire l’absence de style, il a sublimé l’allure des jeunes de Créteil où il a

grandi et donné ses lettre de noblesses à la tenue du zonard qui bicrave, celui qui enfile

ses chaussettes au dessus de son pantalon Sergio Tacchini, qui arbore aux pieds le

modèle Requin de chez Nike, qui se trimballe avec un sac banane à la taille et une

casquette toujours vissée sur la tête. C’est le même style que Nicolas Sarkozy avait

promis de passer au kärcher il y a quelques années. Ce style s’affiche désormais

fièrement au Bon marché, dans les pages de Vogue ou dans les armoires des petits

bourgeois.

French s’emporte fou de joie : « Punaise mais mec, c’est ça l’idée ! Faut qu’on

lance notre propre friperie ! On ira dénicher des fringues chez Emmaüs et on les

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revendra à prix d’or !! Je vois déjà le slogan ‘choix de vêtements exigeants et pointus’ !

Ça va cartonner mec ! » Vincent ajoute « on pourra même utiliser Insta pour

promouvoir les nouveaux arrivages ! Mec t’es un génie ! » French glousse. « Money,

money, money, money, money » continue de fredonner Vincent.

Le téléphone de French sonne. C’est Lola ! s’exclame-t-il. Décroche mec répond

Vincent. Ouais Lola ? Ouais on est à Hôtel de Ville là … Ouais on prend un verre….

Vas-y viens. On est à la terrasse du Pain Quotidien .. On t’attend ! Lola débarque dix

minutes plus tard. Elle s’attable et commande un jus de goyave « pour les vitamines ».

Vincent et French s’empressent de lui raconter leur idée. Lola est bluffée. Ça va

cartonner votre affaire !, elle lâche. French sourit. Il fredonne « Du biff, du du du

biff »18. Vincent ajoute « Et tu kiffes ouais tu kiffes, tu tu tu kiffes19 ».

« Cette nouvelle mode du kitsch, je ne sais pas trop quoi en penser, continue

Lola imperturbable. Parfois je me dis que c’est génial. L’autre jour par exemple, j’étais à

une soirée et j’ai vu un gamin avec des chaussettes au logo Ikea ! J’ai trouvé sublime

l’idée du détournement d’une marque populaire. A d’autres moments, je ressens une

forme de cynisme à l’encontre des créateurs qui détourne l’imaginaire populaire pour

faire du business. Et puis il y a un autre truc qui m’interpelle, c’est ce mélange

permanent des genres. Il y a une espèce de posture critique systématique à emprunter

des codes à des sous-cultures différentes de la sienne pour affirmer un message de

distanciation ou d’ironie ». Là Vincent est largué.

Lola continue « Oui je m’explique. Ces gosses sont dans une posture de

distanciation. Quand ils portent un jogging Umbro c’est en référence à la culture

18 Booba, Du biff
19 Ibid

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!
populaire tout en apportant un soin particulier à sublimer quelque chose qui vient de

l’imaginaire du pauvre. C’est la même chose quand ils mettent un polo Ralph Lauren,

vis-à-vis de la bourgeoisie ou bien qu’ils adoptent le mulet. The Medium is the

message ! »

Vincent hausse les épaules. Lola : « Vous ne voyez toujours pas où je veux en

venir ? Auparavant quand tu portais du Ralph Lauren, c’était un symbole de réussite. Tu

signifiais aux autres que tu appartenais à la bourgeoisie. Aujourd’hui, pour un jeune,

porter un polo Ralph Lauren c’est montrer que, même si tu as intégré ces repères, tu t’en

joues. Qu’une marque de haute couture arrive à rendre hype un sac Tati, qu’elle va

vendre 2 000 euros, c’est un peu pour rendre hommage à une marque mais c’est surtout

pour faire un gros doigt d’honneur à la classe populaire. C’est une stratégie. Le

signifiant est devenu le signifié. »

Vincent trouve Lola barbante avec ses explications sociologico-philosophiques à

deux kopecks. Elle est toujours là à donner des grandes leçons sur le sens de la vie, tout

ça parce qu’elle a fait un semestre de socio pendant ses études. Pourtant, il n’en démord

pas. Cette idée de business de friperie est chanmée ! Ça va rapporter un paquet de blé. Il

ne va pas faire coursier toute sa vie. Et puis il y a de quoi s’amuser. « Money, money,

money » gazouille-t-il à voix haute. French, lui, est ébloui par l’intelligence et la

vivacité de Lola. Son analyse le subjugue. Qu’est-ce qu’elle est belle … Il fond.

Dommage qu’elle soit lesbo…

« Eh mais Vincent ce que tu chantes là, c’est le générique de l’émission de télé-

réalité de Donald Trump, non ?, lâche-t-elle finalement. Je sais plus comment ça

s’appelle… Ah si, The Apprentice ! »


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Slide into your DM

En dehors du « management d’artiste », mon frère continue à ne rien glander et à

enchaîner les plans drague foireux. French se prend pour le Bachelor, un séducteur né

qui ferait frémir toutes les nanas par un simple regard. Enfin ça, c’est dans sa tête.

Je repense à French, à dix ans, scotché devant la télé. Il ne rate aucun épisode de

Titeuf et est secrètement amoureux de Nadia. Je crois que c’est à cette époque-là que

son obsession des meufs a débuté. Ou après. Quand j’ai trouvé des magazines de cul

sous son lit et des recherches porno dans l’historique de son PC. Dans la famille c’est

open bar. Les dar sont grave déter pour en parler avec nous mais c’est pas son délire, le

Frenchy, de discuter préservatifs, contraception et sexualité avec les blédards. Il préfère

s’informer seul tout sur Internet. Et pour en savoir des choses, il en sait, le petit

queutard. Je l’ai à l’oeil. J’ai déjà observé son manège avec les filles. Il fignole bien le

bâtard. Le taff est chiadé comme disent les trentenaires qui bossent dans le conseil ou

l’audit. Il peaufine.

En ce qui me concerne, la technique diffère. Je fais plus les choses à l’ancienne,

au feeling. J’y vais en douceur. Je tâte le terrain. Je ne dégaine pas l’artillerie lourde dès

qu’un chaton montre le bout de son nez. L’autre c’est Rambo. Il kékla instantanément.

Je ne pige pas. Pourtant ça marche. Ça me laisse pantois. Il y va au culot. Il les accoste

directement sur les réseaux sociaux. « Ça passe ou ça casse » comme disent les darons.

Faut croire que le frérot c’est un chanceux. Un lucky boy. Il a la baraka.

Slide into your DM, c’est devenu une running joke. Ça veut dire s’infiltrer dans

tes messages privés. « I’m gonna slide into your DM » disent Vincent et Lopez pour

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!
plaisanter. Mais en vrai le forcing, ils n’osent pas trop. Ils se contentent de scroller le

compte d’Emrata, la bombasse des réseaux sociaux, de liker toutes ses photos en silence

et de gerber sur son mari les p’tits crevards. « Wesh comment elle a pu se maquer avec

un mec aussi moche ? » s’interrogent-ils, question qui est sur la bouche des hommes de

toute la planète. Et la réponse gerbante qui va avec « ça donne de l’espoir pour nous ».

On la connaît la chanson. Emrata. Oh la la. Qu’est-ce qu’elle m’affole celle-là. Avec

son ventre plat, ses seins dessinés, ses fesses rebondies et parfaites, sans un pet’ de

graisse, ses jambes harmonieuses et fuselés. Je la baiserais bien. Mais à la place j’ai le

droit au Jessica, Tania, Anita de la ne-zo. Je crève.

French lui, il fonce. Il est connecté en direct live sur toutes les applications Tinder,

Happn, Adopteunmec, Insta, Periscope, Vinted, Leboncoin. Il bouffe à tous les râteliers.

« C’est pour maximiser mes chances de conclure », glisse-t-il affable. « Mon oeil ouais.

C’est parce que t’es en desh bro et que t’as zéro scrupules » je lui objecte.

« Hamdoulilah ferme ta gueule fils de pute » m’enjoint-il hilare entre deux taffes de

narguilés. Ce p’tit narvalo je l’aime.

On a des débats de haute volée du type « Nabilla versus Zahia ». Mon frangin me

surprend à m’expliquer qu’il préfère la seconde à la première. Je lui balance interloqué

« pourquoi ? » Il me répond que Zahia est plus « na-tu-rel-le ». Je ne m’y attendais pas à

celle-là. Je lui demande de détailler. Lui me rétorque que Nabilla est toute refaite, que

c’est pas sexy, qu’elle s’est en quelque sorte abîmée avec le silicone. Je comprends ap’.

Zahia, c’est l’escort girl la plus connue de Paris depuis que les noms de Ribéry et de

Benzema y ont été associés. Zahia, c’est vraiment un physique sensuel, limite un peu

trop. Moi je suis team Nabilla à fond. Une petite sainte nitouche de la télé réalité qui me

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!
fait bien bander. Avec ses allures coquines de bimbo de la tess’. Je la dévore direkt

comme dirait French. En France les seins siliconés ça reste mal vu. Je trouve ça

dommage. Ça donne du relief à une personnalité.

French a des théories à la mords-moi-le-noeud. Il pourrait presque écrire un

bouquin tellement il est calé. On l’appellerait le Nadine de Rothschild des blédards, ou

l’Alain Soral des gentils keumés sophistiqués de centre-ville. Il détaille comme ça

autour d’un cordon bleu. « Tu vois, moi, ce que je fais c’est que je fais en sorte de sous-

chopper ». A chaque fois qu’il place un bon mot je manque de m’étouffer. A force je ne

relève même plus et lui il a bien compris qu’il n’a pas besoin que je le relance pour

approfondir. « Sous-chopper c‘est quand tu pécho une meuf en dessous de ton niveau.

C’est l’inverse de sur-choper. Donc je choisis des meufs un peu moins bien que moi,

comme ça je suis sûr qu’elles sont reconnaissantes que je m’intéresse à elles et elles ne

me la feront pas à l’envers. Alors que si je vise une bombass, là je sais que c’est mort,

qu'elle va me faire la misère, qu’elle va me tromper. Et ça, je ne veux pas ». « Mais c’est

pas un peu dégueulasse ton truc ? », je pose innocemment. « Man c’est la loi du marché

kestu crois ? ». Le keum a cinq ans de moins que moi mais à chaque fois on dirait qu’il

m’explique la vie.

French a une manière très agressive de se comporter avec le nanas. Parfois j’en

reste pantois. On marche dans la rue et il décerne des notes aux filles qui passent. En

rigolant je lui dis que je le trouve un peu cinglé. Il ricane « tu fais pareil, t’assumes juste

pas ». Pour French, draguer une nana consiste à puiser dans un vivier de femmes en âge

de procréer qui sont soit en couple, soit célibataires, une population active en quelque

sorte.

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!
Il m’explique : « tu vois, pour moi il y a deux types de nanas. D’un côté, il y a le

‘’marché primaire’’, où tu trouves les proies de premier choix, celles qui n’ont pas de

mal à se vendre sur le marché, parce qu’elles sont drôles, parce qu’elles sont belles,

parce qu’elles sont désirées.

De l’autre côté, t’as le ‘’marché secondaire’’ où tu trouves des femmes un peu

moins ‘’côtées’’. Ce sont celles qui sont un peu moins recherchées. Elles sont plus

précaires, plus vulnérables. Dans ce paquet-là tu trouves les meufs moches, les chiantes,

les relous, les grosses, et j’en passe. Le marché est polarisé.

Moi je suis là, je fais mon choix. Parmi les relous, tu trouves des célibataires de

longue durée, celles qui ont du mal à rencontrer des hommes, et qui, à partir d’un

certain terme, perdent de leur pouvoir de seductibilité. Ce sont des célibataires

structurelles

Bien sûr il y a toujours une marge d’erreur. Par exemple, la catégorie des

célibataires comporte des célibataires frictionnelles, celles qui ont des moments limités

d’inactivité durant lesquels leurs capacités de reproduction restent inemployées. Ce sont

celles qui sont entre deux relations. Elles enchaînent. Et puis y’a les célibataires

volontaires, celles qui préfèrent rester seules plutôt que de se caser pour des raisons qui

m’échappent complètement, je dois l’avouer. »

Dans l’ensemble, French perçoit le marché des femmes comme une offre stable où

il y a toujours de quoi faire. De ce que j’ai compris il conçoit, les relations amoureuses -

enfin si on peut dire amoureuses - comme une transaction. Ou plutôt sa manière

d’appréhender la chose est prise en étau entre un comportement très prospectif visant à

chasser, à « chiner » sa proie, à la traquer, un processus conflictuel de prospection visant

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!
à éliminer les maillons faibles et à isoler les femmes les plus adaptées (« les insiders »),

et un processus d’appariement qui consiste à faire coïncider une offre et une demande

de sexe sur un marché atomisé où les producteurs et les consommateurs sont nombreux,

substituables, un marché en concurrence pure et parfaite.

Il me dit « toi t’es un ieuv » - à l’époque j’avais 28 ans - « tu es plus dans la partie

appariement. Ton but c’est de te caser et tu cherches la bonne, celle avec qui tu vas

pouvoir fonder une famille. Alors tu ne veux pas te tromper, tu vas en essayer plusieurs,

jusqu’à ce que ça match. Moi je m’en tape de me maquer, je suis plus dans la phase de

la prospection sauvage, je fais mon marché. »

En un mot, French est l’entrepreneur de sa vie sexuelle. Il conçoit ces choses là

comme un investisseur face à des actifs qu’il s’agit de faire fructifier. Si la daronne

savait que les cours particuliers de SES que French a suivis lui ont finalement servi à ça,

à appliquer des concepts économiques de première main sur des théories complètement

chéper, elle irait mettre un cierge à Notre-Dame. « Oh Jesus Marie Joseph, remerciez le

Seigneur de m’avoir offert un fils aussi brillant. Aaaameeeeen ».

Au quotidien, le mec est quand même assez épuisant. Pendant un temps il vient

squatter chez moi. Le mec retourne mon salon. En deux jours c’est Bagdad. Pas le café

hein, la ville après le passage des GIs. Le matin je me lève, j’émerge, groggy, hagard

quand je vois passer mon petit reuf, iPhone dans une main, le bras tendu, musique à

fond ambiance George Michael, se filmant en train de faire le mariole.

« Mais qu’est-ce que tu fous frérot ? », je lâche mi-exaspéré, mi blasé. Concentré,

French ne desserre pas les dents. Il poursuit son play-back en se trémoussant dans le

salon, sourire de crocodile, tout feu tout flamme. Il se tourne finalement vers moi la

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!
mine sérieuse : « je me brand ». « Tu te quoi ? » je questionne étourdi. J’en profite pour

me redresser dans le canapé, pensant avoir mal entendu. Sur le coup je comprends « je

me branle ». Je ne capte pas. « Je me brand » répète-t-il serein. « Holy jésus, je pense.

Le mec est instoppable ». Je me lève tranquillement convaincu que de plus amples

explications ne vont pas tarder.

Et là French me débite un speech sur son projet d’accroître son coefficient de

désidérabilité sur les plateformes, stats à l’appui. Il m’assomme d’infos toutes plus

techniques les unes que les autres, précise qu’il a fait des recherches, a lu L’express et

Capital, a écouté des podcasts sur BFM TV. Le mec est au top of the pops, au sommet

des charts de la débilité. « Mon but gros, c’est devenir le mec le plus baisable de

Paname ». « Comment ça ? », je débite soufflé. « J’veux être dans le top cinquante des

mecs Tinder pour serrer le plus de meufs. Et pour ça, faut que je sois au top, que je

soigne ma présentation, mes photos, ma description, que je lisse mon image, que je me

brand comme un produit de beauté. C’est du marketing gros ! Tu peux pas

comprendre ». Pour une fois que French se déter, c’est pour s’adonner à ce genre

d’âneries. Typique. Désabusé, j’enfile un jean au dessus de mon calbar et je me taille

place de la République rejoindre les copains. J’en ai eu assez pour la journée. Pendant

que je me brosse les dents, je capte l’autre zozo en train de chanter à tue-tête dans la

cuisine « Je peux pas toutes les baiser allez clonez moi. Clonez moi, clonez, clonez,

clonez moooooiiii20 ». JPP.

20 Caballero et JeanJass, Clonez moi

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Idole

Depuis qu’elle a rendu son tablier, Margaux ne sort plus trop de chez elle. Elle

vit cloitrée, traîne dans son deux pièces en pyjama. Les boites de pizza s’amoncellent

dans l’entrée. Un bric à brac indescriptible s’entasse dans le salon / cuisine / salle à

manger - appart’ tout en un. On y trouve des vieux bouquins cornés, des objets

hétéroclites chinés dans des brocantes, des affiches de pop star 80s sur les murs, du

matériel sonore, des cassettes audio, des vinyles, encore des vinyles et une théière

usagée. Margaux a aménagé un coin studio pour bricoler. L’assemblage est chaotique.

On est à la limite de l’éboulis meurtrier.

Margaux passe le plus clair de son temps à produire des sons dans sa chambre.

Tranquillou bilou. A l’ancienne. Elle chine du tosma sur Ebay, prospecte chez les

disquaires, compose des bouts de tracks qu’elle combine et poste sur Soundcloud.

Margaux est une « bedroom DJ ». Quand elle n’est pas fourrée chez les

disquaires, en train de dig in the crates - creuser dans les caisses -, Margaux s’enferme

dans sa piaule en pyjama et produit à domicile. Margaux accumule des vinyles dans son

petit appartement. Elle est accro au vinyle, elle ne peut pas s’en passer. On la surnomme

affectueusement « vinyl junkie ». Quand elle n’est pas occupée à bidouiller les galettes

des autres, Margaux est sur son laptop en train de taffer ses propres sons. Plus

industriels, plus dark, plus minimal berlinoise que les sons disco qu’elle passe en soirée.

Elle se cherche musicalement, veut voir jusqu’où elle est capable d’aller. Son Dieu à

elle c’est Lolo. Laurent Garnier, le Daddy de l’électro frenchy. Elle se dit qu’elle

aimerait bien sauter sur ses genoux un peu.

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!
Margaux fait de l’électro old school. Elle veut rester près du contact du vinyle, et

évite les contenus digitaux pour privilégier l’analogique, comme si elle avait dix piges

de retard sur le reste de ses peeps. C’est une puriste elle aussi à sa façon, comme les

autres gadjos de la team, elle veut garder intacte son image de meuf stylée. Alors elle

décline les invitations à mixer dans les mariages. Elle se dit que quitte à se lancer autant

faire les choses bien. Un mec la repère. Lui propose de mixer au Point Ephémère, en

bordure du Canal Saint Martin. Elle tope là directo presto. C’est l’été, le spot est un peu

désert et les orga’ en profitent pour trouver des nouveaux talents. Princesse Mononoké

est dans leur tracklist.

Le reste de son temps, Margaux le passe à se prendre en photo avec des filtres.

Ça vire à l’obsession. Elle devient fétiche de sa propre image, s’admire à balle, se

contemple comme on observe une image pieuse. Elle est sa propre idole. Les flashs

crépitent. Margaux prend la pose. Tantôt lascive, quasi dénudée, elle se prélasse dans

son lit, se contorsionne pour donner à voir son corps mis en beauté. Tantôt poupée,

Margaux joue à la petite fille, oreilles de lapin, sourire figé. Elle fixe l’objectif d’un air

assuré. Elle ôte négligemment la bretelle de son soutien gorge, joue avec les lumières de

sa chambre pour créer une atmosphère désinhibée, met de la musique, ambiance

Kaytranada. Margaux crâne. Elle frime. Elle provoque. Joue à la Lolita de la toile.

Ajoute des emojis, déci-delà. La tête renversée, les yeux fermés, elle s’abandonne. Elle

s’amuse, se teste, défie la pesanteur. Margaux se grime en star du net.

Elle poste les clichés les plus réussis. Ses fesses rebondies. La tension de ses

seins sous son T-shirt échancré. Des coloris ocres qui mettent en valeur son teint. Sa

bouche rouge, savamment dessinée. Je contemple. Je me languis. J’ai envie d’elle.

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!
Zone

« Ça part pas ce truc », dit un type en costard dans les WC du commissariat. Il

se frotte les mains avec du savon énergiquement comme s’il voulait arracher la peau de

la paume de ses pognes.

Le pingouin, envoyé par la mairie de Paris pour un rapide tour de la zone s’est

retrouvé contraint, quelques minutes plus tôt, par les normes de civilité imposées de

serrer la main à un SDF qui squattait là. Ça l’a rendu zinzin. A peine a-t-il effleuré la

main de son semblable qu’il est pris d’une impression de répugnance vertigineuse.

Certainement dans son esprit étroit la pauvreté est-elle un virus que l’on peut attraper au

toucher. Quelques mètres plus loin il s’emporte sur son adjoint : pourquoi vous n’avez

pas empêché qu’il me touche ? beugle-t-il, la face rougeaude. A peine regagnent-ils le

commissariat que l’enfoiré se rue dans les WCs pour se laver abondamment les pognes.

A 8 heures du matin, alors que son service s’achève, Karim sort fumer une

cigarette sur le parvis du commissariat. Le jour est en train de poindre. Des gens

arpentent le pavé la mine basse. Ils marchent vers la bouche de métro qui les avale par

petites grappes.

Les Halles, haut lieu des tribus parisiennes, vomissent des gens à pleins tubes.

La masse grouillante de salariés et de zonards émerge par vagues de la bouche de métro

à proximité. Un flot incessant de jeunes cadres dynamiques, de pubards à peine pubères,

de petits mecs des cités, et de touristes vient envahir la canopée.

Karim pose son regard sur une jeune femme filiforme qui s’étire non loin de là.

Le cul moulé dans un micro-short rose pétant à trois bandes, elle dodeline de la tête au

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!
rythme des sons diffusés par ses écouteurs sans fil. Ses cheveux bleachés blond platine

sont remontés en chignon sur son crâne. Elle a les lèvres pulpeuses, probablement

botoxées. Sa taille fine contraste avec des hanches affirmées. On peut observer sur son

corps les ravages de la culture Instagram : obsession des corps affermis en salle de

sport, idolâtrie des stars de télé-réalité au derrière proéminent, culte des vedettes

italiennes des années 1960 aux formes voluptueuses et références non dissimulées à la

culture porno.

Un type sordide attire son regard à gauche. Il a l’air tout droit sorti du stylo de

Robert Crumb. Le type louche lourdement sur la jeune pin-up avec un air salace. Il

porte sur une bedaine non dissimulée un sweat-shirt mité et un jean baggy ample. Ses

lunettes sont entourées de scotch adhésif. Il sent mauvais et paraît ne pas s’être lavé

depuis un moment. Il ouvre une canette et en jette l’opercule par terre avec dédain.

Karim le suit du regard pendant une minute. « Qu’est-ce qui a pu si mal tourner pour

qu’on en arrive là ? » se demande-t-il. 


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!
Wajdi

Pour le dernier cours de théâtre de l’année, Karim a apporté des friandises et

disposé des bouteilles de jus de fruit sur un buffet improvisé. Les moineaux s’activent

autour de la table sertie d’une nappe de papier colorée. Avant le goûter, ils ont joué de

courtes saynètes devant leurs parents admiratifs, téléphones portables vissés à la main

pour filmer leurs gosses prodiges sur les smartphones, images qu’ils montreront plus

tard aux voisins, aux connaissances et aux tontons-tantines, expliquant à quel point leurs

rejetons « sont mer-veil-leux ».

La maman de Jimmy, le petit ange aux yeux vairons, vient remercier Karim du

temps qu'il a consacré à son gamin. Elle lui dit combien ce cours de théâtre a changé sa

vie, blablabla et qu’elle envisage de lui faire passer des castings pour tourner dans des

courts-métrages ou des publicités. Karim lui répond que c’est une bonne idée car Jimmy

a beaucoup de potentiel, et qu’elle devrait penser à l’inscrire au conservatoire du

quartier. La maman de Jimmy le salue en le remerciant encore abondamment de sa

générosité.

Seul face au buffet, Karim regarde les kiddos et leurs parents avec une once de

fierté. Zoé s’approche de lui sur la pointe des pieds et vient se blottir contre sa jambe

« Monsieur Karim vous allez nous manquer » elle zozote. Karim baisse les yeux vers

elle. « Toi aussi » répond-t-il en passant une main dans ses cheveux. « Mais on se

reverra ne t’inquiète pas, ajoute-t-il rassurant. On reste en contact ». Le papa de Zoé

s’approche à son tour « c’est vraiment dommage que les cours de théâtre s’arrêtent… ».

« Je ne vous le fais pas dire, dit Karim soucieux. J’ai fait des pieds et des mains auprès

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!
de la mairie mais ils n’ont rien voulu entendre ». « Ces fils de pute, ajoute le daron ».

Karim rigole.

Les familles s’en vont une à une. Resté seul, Karim se met à ranger les gobelets en

plastiques usagés et les paquets de bonbons éventrés. La dame du théâtre vient l’aider.

« Vous allez faire quoi après ?, demande-t-elle. »

- Le cours Florent me prend pas mal de temps, il dit. Après ça j’aimerais passer

des auditions.

- Si vous voulez Wajdi Mouawad fait passer un casting la semaine prochaine,

passez si le coeur vous en dit.

- Oui pourquoi pas … rétorque Karim sans y croire.

- On ne sait jamais, le rassure la dame de l’accueil. Il paraît que c’est une très

belle pièce. Un truc inédit. Les essais sont à 15h mardi. Téléphonez-moi si ça

vous intéresse, ajoute-t-elle avant de s’éloigner.

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!
Y’a R

A quelques encablures du Passage du Désir, French fait le pied de grue. Ça fait

trois jours qu’il tchatche une nana sur une appli de rencontre. Trois jours en langage de

French, c’est une éternité. Il lui a donné rendez-vous au Syndicat, un bar caché de la rue

du Faubourg Saint Denis. Derrière d’épais rideaux dorés molletonnés, les aficionados

sirotent des cocktails aux noms exotiques - « Voyage voyage », « Bahia », « Hôtel de la

plage » - des noms tirés de standards de la variété française.

French est en iench. Ça fait deux semaines qu’il n’a pas baisé. Et le plat de ce

soir a l’air particulièrement appétissant. La mignonne s’appelle Manon. Sur la photo de

son compte virtuel, elle affiche un grand sourire, des dents rangées, un petit nez

retroussé et des tâches de rousseur. French aime bien les tâches de rousseur. Un point de

plus pour la go. Elle fait les Beaux arts, aime la musique classique mais aussi Bob

Sinclar et a la beauté d’une vestale.

Une voiture est à l’arrêt, vitres ouvertes, musique antillaise à fond. Un zonard se

met à danser à côté de la gova. L’automobiliste presse sur la pédale de l'accélérateur. La

voiture avance un peu. L’indigent avance avec elle, les pieds en canards, il poursuit sa

danse de la pluie. Le motorisé fait mine de ne pas le voir. Les deux comparses

poursuivent sur plusieurs mètres ce jeu de chat et de la souris, recréant l’espace d’un

instant une pseudo-boîte de nuit à ciel ouvert. French n’en a cure. Il est tout entier tendu

vers son prochain rencard.

Manon finit par arriver. Ils se dirigent vers le bar où ils boivent quelques verres

sucrés. Rapidement Manon est pompette et lui propose de rentrer chez elle. Elle habite

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!
non loin de là, rue du Faubourg Saint Martin. French accepte. Même pas la peine de

chercher un prétexte bidon du type « prendre un dernier verre » - les kids veulent baiser,

ils n’y vont pas par quatre chemins. French choppe Manon dans l’ascenseur. Il colle son

sexe déjà endurci contre son bassin. Manon lui roule des pelles avec sa langue de petit

chat. Elle est toute mimi avec son petit ventre à l’air, ses formes arrondies, son visage de

poupée. Elle a des pommettes hautes qui lui donne un charme fou. Des paillettes pleins

les yeux. De fausses tâches de rousseur dessinées.

Sur le palier, Manon met son doigt devant sa bouche et chuchote « fais pas de

bruit, il y a des Airbnb dans la chambre de ma coloc’. Elle est partie faire un tour du

Nicaragua en backpack pendant un mois ». Elle glisse la clé dans la serrure, retire ses

chaussures et se faufile sur la pointe des pieds dans l’appartement. French la suit le long

d’un long couloir qui le mène à sa chambre. Manon, sans se faire prier, ferme la porte

derrière lui, enlève son T-shirt et son jean et se pose en sous-vêtements dans son lit.

French s'approche d’elle, enlève son t-shirt à son tour et lui roule des pelles à nouveau,

le torse posé contre sa poitrine, légèrement avachi sur elle. Puis il lui demande

gentiment « tu veux pas me sucer ? » Manon fait un peu la moue, mais obtempère. Elle

prend son sexe dans sa bouche et ça excite French qui pose sa main sur la tête de la

jeune fille et essaie de lui faire bouger les lèvres plus rapidement, ce qui a le don

d’excéder Manon qui lève la tête vers lui et chuchote « doucement ». French lui sourit.

Il est content d’avoir cette petite meuf à ses pieds en train de s’occuper de lui. Il se sent

bien, puissant, maître de lui-même. Manon est gentille et prévenante. Elle couvre son

torse de baisers. French la retourne et la prend en levrette. Il y va fort, essaie de faire

claquer le petit cul de la donzelle. Il plante ses ongles dans son dos et s’appuie sur ses

épaules pour donner plus de cadence à ses gestes. Manon gémit faiblement - on sent

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!
qu’elle se retient de faire du bruit à cause des crevards d’Airbnb qui pioncent à côté.

Elle met sa tête dans le coussin pour ne pas crier. French y va fort. Il la charbonne de

ouf. Puis il vient en elle. Alcoolisés, ils s'endorment un peu comme des merdes dans le

lit défait, la couette même pas relevée.

Le lendemain, Manon lui prépare le petit déjeuner et propose gentiment de lui

repasser sa chemise. French m’envoie par SMS « wesh je suis chez une meuf, elle me

repasse mes fringues » en signe d’accomplissement ultime du mâle dans son process de

domination masculine. Elle lui verse un verre de jus de fruit et lui dit « tu peux te

doucher dans la salle de bain si tu veux. Il y a tout ce qu'il faut. Tu peux prendre la

serviette rose posée sur le panier de linge. Attends je vais te filer une brosse à dent ».

Elle disparaît un instant et reparaît quelques secondes plus tard avec une brosse à dent

encore emballée. « Tiens » elle fait. French n'y croit pas. La go est déjà en train de lui

proposer une brosse à dent. Neuve de surcroît ! Une putain de brosse à dent neuve !

Genre elle veut que le mec s'installe quoi. Pour French, le coup de la brosse à dent c’est

trop. Une meuf qui te file une brosse à dent neuve, c’est une meuf qui a des projets

derrière la tête, qui pense que vous allez vous revoir, que cette brosse à dent, tu vas la

réutiliser quoi. Elle se dit « allez c’est du long-terme relationship en perspective ». Son

coeur fragile s’emballe. La meuf a déjà fait dans son petit cerveau de chaton des steppes

des projets de soirée où elle te présente ses amis. Voire même des projets de vacances

ensemble ? C’en est trop pour French. Il a des palpitations rien que d’y penser. Une

brosse à dent neuve, quelle aliénation.

Le mec quand il me raconte après coup comment il a démonté la meuf sur son

lit, il en fait des tonnes. Il me dit « et là je lui ai fait ça, puis je l’ai retourné. Sa chatte à

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!
la fin c’était de la confiture ». Sa description, on dirait une scène d’accrobranche ou de

rock acrobatique, je ne sais pas. Certainement pas du sexe. Il est dans la surenchère,

l’abus total.

- Mec t’as besoin de te rassurer sur ta virilité ? le claque Lola, maligne. Genre tu

peux pas parler de sexe normalement ?

- Ba si, j’te dis juste qu’à la fin la meuf elle en redemandait encore. Elle a

repassé mon linge. Elle veut mon corps DE OUF.

- P’têt’ qu’elle est juste gentille, suggère Margaux qui prête une oreille distraite à

la conversation…

- Ouais c’est une bouffonne. T’façon je vais la ghoster. Quand je vois comment

elle s'emballe déjà avec la brosse à dent, je me dis qu’à l’heure qu'il est, elle a

déjà choisi le prénom de nos deux futurs enfants.

- Mais t’es un ouf toi, lâche Lola. T’es un gros tocard en fait.

- Tiens ba qu’est ce que je disais, l’interrompt French.

Il nous tend son téléphone. Manon vient de lui écrire « Merci pour hier, c’était

chouette » avec un emoji bonhomme qui fait un bisou. C’est l’emoji de trop. « Wesh

c’est bon je la kéblo », dit French. Et le mec porte son projet à exécution.

On est Chez Jeannette et Margaux lui donne des coups de coude dans les côtes.

French n’aime pas ça. Il hausse le ton. « T’arrêtes maintenant » Margaux continue. Il se

lève. Il est à deux doigts de la cogner. Je m’interpose. « Tu touches pas à Margaux ».

Théo, un zonard de la bande de mon reuf siffle « Ouuuuh Pento il a un crush sur

Margaux ». Je rougis vitaif et lui dis « ferme ta gueule bouffon, Margaux c’est une

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!
gamine. Je ne sors pas avec des gamines. ». Margaux quitte le bar vexée. Elle se pose

devant, allume une cigarette, le regard plongé dans son portable. Je la rejoins.

Dehors il fait encore très chaud bien qu’il soit vingt-trois heures passées. Je me

colle à elle. « T’as pas du feu s’teuplé ? » je dis, comme ça l’air penaud. « Dégage » elle

me fait. Putain elle commence à me les casser « Nan mais j’disais ça comme ça, rapport

à Vincent t’sais. » « Vincent et moi, y’a R. C’est fini. FI-NI-TO, t’as compris ? J’suis

pas sa chose ». Elle est vénère. J’essaie de calmer le jeu mais je suis un tocard alors je

ne sais pas trop comment m’y prendre. « Margaux t’es la plus bonne de mes copines, tu

l’sais » j’lui dis en lui faisant les yeux doux. Elle ne lève même pas la tête de son

téléphone. « FTG » elle articule. J’y crois pas. « Ok » je réponds « J’ai compris, t’as pas

envie de me parler ». Je choppe la première trottinette électrique venue et je me casse.

J’crois qu’elle ne m’a même pas regardé m’en aller.

Margaux c’est Nikita version féline, c’est un chat abandonné. Tu t’approches,

elle te griffe. Dieu qu’elle est belle. Je voudrais l’effleurer.

Karim m’appelle. Il est avec Yass’ au Nouveau Cas’ dans le 11ème. Soirée rap

céfran. Quand je débarque y’a TTC à fond la caisse. Des morveuses de 12 ans qui

gueulent à tue-tête : « J'aime les chattes / Quand je rentre dans la boite / J’ai la trique /

Toutes les chattes des putes sont moites, / C’est pratique / Elles vont frotter toute la

nuit / Pute, je suis ton mac alors suce ma bite gratuit. » J’suis DEAD. La meuf à gauche

remue à fond la tête, ça fait bouger sa queue de cheval. Yass’ me capte. Il les regarde. Il

me regarde. Bref, on ne fait pas un remake de Bref mais le mec me fait un clin d’oeil. Je

me fais la réflexion que ces go ont certainement un problème. Et puis après je me dis

que c’est p’tet moi en fait qui ai un problème, à tout rapporter à ma queue. Genre une

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!
meuf qui mange une banane dans le tromé, j’imagine qu’elle fait ça à ma queue. Une

meuf qui se passe la langue sur les lèvres, j’imagine qu’elle fait ça à ma queue. Quand

elle boit de l’eau, j’imagine qu’elle fait ça à ma queue… Je suis taré. Mais déjà Yass’ me

fait signe de gébou. Les autres ont payé leur ‘teille près du bar. Ils veulent flamber.

J’allais écrire « ils veulent béflam » mais faut que j’me calme, je ne suis pas Booba.

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!
First gig

La date du gig au Point Ephémère se rapproche. On a une promo à assurer. Les

potos font ça à l’ancienne - en mode débrouillardise. Exit la distribution de disques en

grande surface. Grâce à Internet, Cobra et Margaux postent leurs sons directement sur

les plateformes Soundcloud, Youtube et Insta. Côté promo, on bricole des autocollants

et des affiches qu’on va coller dans des lieux à proximité des Halles et de Strasbourg

Saint Denis, là où on a le plus de chance d’être vus par nos potentiels auditeurs.

Forcément parce que notre public a le même âge que nous, qu’il quadrille le

même tiéquar, le triangle de bronze allant des Halles à la Gare de l’Est en passant par

Répu, la Gaîté Lyrique, le Grand Rex, une matrice bien achalandée qui réunit les spots

les plus recherchés de la capitale, notre QG, là où Karim chasse les clandés, là où on se

retrouve pour boire des bières, là où Lopez se cale pour écrire, où on passe à toute

vitesse sur des trottinettes électriques, où on rit, s’amuse, se retourne la tête. Un tiéquar

qui s’étend progressivement vers Barbès, Max Dormoy, Stalingrad, la Chapelle, qui se

répand, s’effrite et se muscle en gagnant les zones périphériques à mesure que les prix

de l’immobilier explosent. Entre le 2ème, le 9ème et le 10ème arrondissement de Paris,

là où à cette époque tout se passe.

Alors pensez bien que les lieux où caler nos flyers de la mano à la mano on les

connaît par coeur. Karim passe dans les spots stylés de la Rue Montorgueil quand il

quitte le taff distribuer des cartons avec nos dates. French et Vincent fabriquent des T-

shirts à logo qu’ils distribuent de façon sélective aux branchés du quartier. On pratique

l’affichage sauvage, la vente à la sauvette, le bizness en survêt’. On se fait courser par

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!
des vigiles mécontents. On trace comme des ours avant de s’arrêter dans un recoin, pliés

en deux, le souffle coupé, morts de rire.

Le jour dit, on investit le spot du canal Saint Martin en meute. Un bar de l’est

parisien les pieds dans l’eau, posté à côté d’une caserne de pompiers, où les sans pap’

dressent parfois leurs tentes dans des piles de déchets, un spot en retrait du quai de

Jemmapes branché, ambiance Gare de l’Est mi-zonard mi-berlin mi-punk. Le Point

Ephémère avec sa devanture recouverte de tags et de stickers conserve sa légitimité

contre-culturelle et résiste aux assauts de la pop culture dans un coin de Paris qui

s’embourgeoise. A l’intérieur, une salle de concert, côtoie un bar haut sous plafond.

Dehors, la terrasse. Un lieu chillax.

Je fume une clope devant la boutique quand la bande débarque. Margaux s’est

fait tresser ses cheveux blonds en arrière, au ras du crâne, mode afro. Elle porte un tank

top rose fluo avec un dessin de dragon type mafia japonaise qui dévoile ses épaules

fines et ciselées, sur un pantalon treillis bien coupé et de grosses pompes à la Spice Girl,

des Buffalo, des chaussures blanches à plateforme qui te font des pieds mi-mutin mi-

chantier. Mon sexe se raidit. Il est au garde-à-vous.

Quant à Lopez, c’est Vincent qui l’a habillé. Il a exercé ses talents de personal

shopper pour lui dégoter un look chanmé, baskets oranges fluo, survêt’ Adidas trois

bandes, petit t-shirt branché d’une marque hollandaise qui a la hype. Cobra et Margaux

sont supa dupa fly.

Karim se poste au bar, prêt à commander les consos. Lopez vocalise dans les

« loges », le cagibi que lui a refilé l’orga’ tandis que Margaux fume clope sur clope dans

l’espoir de se calmer. Les nerfs cognent dur. Cobra se la joue mec solide mais il n’est

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!
pas fier, le louveteau. C’est un peu sa soirée de lancement produit, son « moment de

vérité ». Il a peur de se foirer. Sur scène tu ne peux pas mentir, si tu n’as pas de

charisme ou de prestance scénique, ça se voit tout de suite, tu passes pour un pignouf.

Quand t’es sous les spotlights, t’as intérêt à assurer.

French joue au coach sportif, il le flatte, l’encourage, le cajole. Vincent essaie de

détendre l’atmosphère avec des blagues ratées. Lola temporise « t’inquiètes mon Lopez,

ça va bien se passer. Tu es le best ». Il est blême, à deux doigts de vomir. Il se penche,

courbé en deux, la poitrine comprimée. Lola harangue « reculez, laissez lui de l’espace

pour respirer » et elle nous fait tous sortir de la pièce. Moi je reste dans un coin. Je ne

peux pas laisser Cobra affronter seul l’adversité. Je lui rappelle des délires de quand lui

et French était plus jeunes. Cobra se radoucit. Il esquisse un sourire en coin. Le MC

appelle son nom, à l’ancienne. Cobra bondit, comme saisi d’une énergie soudaine. Il

bombe le torse, lève la tête, le front haut, la mine enjouée. « Je vais les ken ces fils de

pute » et il sort comme ça, sous nos applaudissements.

Il s’élance. En deux temps trois mouvements, il retourne la salle. Des meufs en

délire dansent devant la scène. Une blonde secoue sa chevelure à toute vitesse comme

dans un manège. Margaux, en coulisses, suit du regard l’agitation. Elle est solide

comme un roc, se tient sans flancher. Je suis baba. Cobra enchaîne les morceaux. Il fait

chanter la foule sur les refrains - refrains qu’il joue pour la première fois mais que

pourtant le public arrive déjà à reprendre en coeur. Chapeau bas. French se tient

victorieux à côté. Il surveille son poulain. Un air de fierté se dessine sur son visage. A la

fin de la prestation, Cobra salue son public en sueur, le front trempé, les cheveux collés

sur son crâne, épuisé, heureux, en un mot béat. C’est un triomphe.

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!
Margaux passe après. Le MC scande grandiloquent « et maintenant faites du

bruit pour Princesse Mononoké !!!!! » Margaux entre en piste. Elle commence avec des

classiques hip-hop chillax pour garder l’ambiance du show de Cobra, puis elle y

introduit des sons plus texturés. J’observe la somme des corps s’unir en un mouvement

chaloupé. Les danseurs lèvent les bras. Les mouvements syncopés, ils font corps avec

les basses. J’admire la dextérité avec laquelle Margaux passe les vinyles. Elle s’essaie

au scratch, s’en sort bien la coquine. Elle embraie sur de la soul années 1970. Le public

en liesse se trémousse. C’est beau. Ça groove. Je me laisse moi-même emporter par

l’euphorie. Je me dandine en backstage à côté d’un Cobra lessivé mais comblé. Vincent

regarde Margaux lui aussi. Il est en transe. La voix chaude d’une chanteuse américaine

résonne dans la petite salle bondée. « To be in Love (with you was everything)… ».

Masters At Work feat India. On se croirait dans l’autel d’une église. Les danseurs

communient. Mes poils se hérissent. « C’est quoi ce truc lourd ? » me demande un kid

excité. Je lui fais un clin d’oeil en pointant du doigt Margaux : « Princesse Mononoké,

elle s’appelle. Note bien son nom » je réponds. C’est un strike.

Margaux enchaîne des morceaux house, garage, deep chaleureux. Elle cale des

petits sons perchés qu’elle a savamment chinés comme ce morceau de Stéphanie de

Monaco, remixé par Dimitri from Paris, le célèbre DJ parisien qui tombe à point.

Comme un ouragan, ça s’appelle. Et la foule tressaute, échaudée. Puis vient du Niagara

que j’adore, intercalé entre deux morceaux house chéper. Margaux chauffe son petit

monde avant de nous faire un final magistral avec Désenchantée de Mylène Farmer.

Nous on est derrière elle dans la cabine et on chante à tue tête

« generaaaaaaaatiiiiiooooonnnn déseeenncchaaaantéeeee » Margaux, elle sourit,

s’allume une clope et dodeline du boule comme aç. Je suis en retrait, aux aguets. Elle

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!
est trop canon. Je la filme et poste tout ça en story sur Insta. A la fin, on remballe et le

patron du Point Ephémère vient la congratuler. Un journaliste des Inrocks la salue

également. Margaux a planté son drapeau dans le game. Les cocos ont retourné la salle

comme un gant de toilette.

On se retrouve devant le bar, sur les quais, épuisés mais radieux, bouleversés par

cet événement anodin qui vient pourtant de changer nos vies. La clique au complet.

Cobra, grisé par la scène. Margaux, adulée comme il se doit. Vincent et French

déterminés à tout plaquer pour les accompagner. Lola gaie comme une pinsonne, un peu

pompette. Karim enjoué, taquin. Moi, aux anges, in love, bsahtek.

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!
Oasis

Desireless dans les enceintes en warm-up. Les noceurs sont de sortie. Margaux

mixe au Batofar, célèbre péniche en bordure du Quai d’Austerlitz, en contrebas de la

BNF. Après le gig du Point Ephémère, elle est grave sollicitée. Je la suis à la trace

creuser son trou dans la carrière.

Elle passe après un gamin de 21 piges considéré comme le « génie de sa

génération ». Lewis quelque chose. Un kiddo au look acidulé connu pour avoir produit

tout ce qui se fait de mieux en matière de néo-variété française. Margaux s’en branle.

Elle a préparé une set list qui tient la route. Délire 80’s chanmé. Elle débute son set sur

un remix d’Amour Année Zéro de Chamfort, puis embraie sur du Cerrone, un gros track

de disco. Foxxxxxy Lady nous glisse ensuite un morceau de Grace Jones. Les fêtards

sont en liesse. Margaux est généreuse dans ses sons. Elle danse, ravie de pouvoir

exhiber le tatouage qu’elle s’est fait faire au poignet, un disque vinyle. Chanmé.

Karim s’est ramené avec son pote Tony, collègue képi du 3ème arrondissement.

Tony, gouailleur, essaie de me gratter l’amitié. Il me check. Je ne le calcule pas. Il part

au bar commander une kro. Il croise le chemin de Lola qu'il essaie vainement d’attirer

dans son pieu.

Moi je suis content comme un feu follet, je trépigne parce que Stardust m’a

appelé quelques jours plus tôt pour m’expliquer d'une façon pas claire du tout « qu’en

gros, il a montré à une amie d’amie mes photos de skate et que cette copine par alliance

est intéressée, qu’elle veut monter une expo et que-tu-comprends-que-tu-peux-pas-rater-

ça-donc-je-lu-ai-filé-ton-06-et-elle-t’appellera-demain » et moi je me gausse comme un

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!
panda tellement c’est stylé ce bail. La go en question, Marième, m’a effectivement

appelé quelque jour plus tard et rendez-vous est pris au BAL quelques temps plus tard.

Alors en attendant je me réjouis et je danse en faisant aller mes bras de haut en bas, de

gauche à droite, en faisant virevolter mes doigts devant mes yeux comme un pépé sur le

dancing du Macumba et c’est la folie.

Lola pratique le collé-serré avec sa nouvelle cops - Jade, rencontrée sur Internet.

Elle me salue de la main et pointe du doigt l’entourage qui danse au milieu de la piste.

French a un bob vissé sur la tête, un t-shirt noir XXL et des baskets flambants neuves

qui lui donnent l’allure d’un killeur. Il smurf avec Vincent et deux filles. Lopez est resté

chez lui pour charbonner. Karim me rejoint. On frétille comme des harengs sur du

Giorgio Moroder.

Je retrouve Tony, accoudé au bar, tchatchant une zouz, jolie rousse aux formes

voluptueuse à qui il fait le coup habituel du mec intéressé, opinant à chacune de ses

saillies, l’air passionné par chacune de ses assertions :

- Tu vois moi je me vis un peu comme une transfuge de classe, une rescapée de

mon milieu social populaire, affirme-t-elle.

Tony acquiesce tout en louchant sur sa paire de eins difficilement contenue par

un crop top acheté chez Primark.

- Ma mère est caissière. Mon père travaillait à la chaîne. Moi j’ai réussi à faire

des études de commerce et à intégrer rapidement un poste de chef de projet

chez L’Oréal à la sortie de mon école. C’est une grande fierté dans ma famille,

continue-t-elle.

- Ouais, t’as trop de mérite, reconnaît-il.

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!
- Mais tu vois, mon rêve dans la vie c’est d’être « cré-a ».

- Cré-quoi ?, réagit Tony surpris.

- Créatif quoi. AD. Ou D.A. en français. Directeur artistique. Là je fais ça pour

me faire un réseau. Mais en vrai je gère mon compte Instagram. J’ai 120 000

followers.

- Ah ouais ?! Et tu postes quel genre de photos ?

- Des photos de moi. Des portraits surtout, rétorque-t-elle d’un air suffisant.

Je me commande un gin to’ en suivant de loin le monologue flingué de cette

tasspé. Ça me rappelle mon ex Gina. Elle ne me manque pas cette poufiasse. Karim se

barre au milieu de la soirée avec une pote, Charlotte. Mon frère fait de même avec une

petite minette. Vincent, Tony et moi on reste sur le dancefloor à faire swinguer les

gonzes à base de Kuduro de blancos.

A 3 heures du matin, je raccompagne Margaux à la station de métro en

contrebas. Arrivés devant la station Vélib’, Margaux, hardie, me balance de but en blanc

« tu attends quoi pour m’embrasser ? » Je suis pantois. Je m’avance. elle glisse un bras

derrière ma tête, dans le cou. Il est émouvant ce bras posé négligemment sur mes

épaules. Il est doux. Il sent bon. Elle avance la tête et m’embrasse violemment. « Oh là

doucement » je déclare le coeur battant. Elle réitère le geste. Je ne m’y attends pas. Le

contact de ses lèvres me fait chavirer. Elle est comme ça Margaux. Cash. Elle sait ce

qu’elle veut et elle vient le chercher. Je prolonge son baiser. Nos lèvres s’entremêlent.

C’est onctueux. Pas comme un vieux yaourt de supermarché. Non, suave, sucré, lascif.

Ça me plait. Elle le sent alors elle me mordille avec amusement la lèvre supérieure

avant de me lancer un air de défi dont elle a le secret.

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!
« C’est ça que tu veux ? » je m’enquiers. Son regard vif et hypnotisant en guise

de réponse. Je l’attire à moi, glisse une main dans le bas de son dos, près des reins, la

serre fort, l’autre main remontant le long de sa colonne vertébrale. Le dos d’abord,

l’épine dorsale, les hanches, les côtes palpitantes, allant ainsi de haut en bas, ma main

prospecte avant de venir se caler dans sa nuque de sorte que je la tiens bien, là, contre

moi, et je colle ma bouche contre la sienne et je l’embrase sévère et je glisse ma langue

ardente entre ses dents. Ma main dans le bas de son dos sent son corps se tendre et se

coller et c’est bon. Plaquée à moi, elle ne se débat pas. Ma main s’enfonce dans ses

cheveux, je sens à pleine poigne sa tignasse dorée, je caresse, j’explore, je tâte.

J’inspecte la chose. Et ses spasmes contre mes reins. J’adore. On se bécote comme ça

pendant plusieurs minutes.

Je prends mon temps, fais varier le rythme, j’y vais crescendo pour faire monter

la sauce. Je relâche, puis je charbonne à nouveau. Pento le charo en pleine manoeuvre.

Elle recule la tête, s’échappe un peu, pas tout à fait, parce que je garde ma main sur sa

hanche. Et me regarde de ses yeux profonds et bleutés. « Il faut que j’y aille ». Elle se

dégage, je la retiens, par la main. « On s’appelle ? » je demande. Elle ne répond pas, se

délivre tout à fait, souffle un baiser et s’en va, me laissant sur le carreau, exténué,

rompu.

Une fois chez moi je baisse mon jean, retire mon calbut’ et me caresse comme

un fou. Je pense à ce que mes mains ont touché, à sa bouche, à sa peau, à ses bras. Je me

branle et je viens avec dans la tête l’image de Margaux qui ne me lâche pas, qui me

hante, m’obsède, m’hallucine.

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!
Margaux, c’est une illusion, un mirage, une oasis. Tu marches pendant des heures

dans le désert, tu es assoiffé, tu te mets à délirer. L’horizon se met à trembler. Tes yeux

épuisés n’arrivent plus à stabiliser ton environnement proche. Le monde vacille. Tu

divagues. Tu penses que tu vas perdre pied, que ton corps épuisé va s’effondrer dans le

sable et entrer dans un sommeil éternel. Et soudain tu as une hallucination. Au loin,

dans la chaleur torve, tu aperçois une chimère, un songe, séduisant, qui exerce sur toi

une attraction irrésistible. Cette chimère, cette fantasmagorie, c’est Princesse

Mononoké.


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!
Troisième partie

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!
« Résiste

Prouve que tu existes

Cherche ton bonheur partout, va

Refuse ce monde égoïste »

France Gall, Résiste

« Tu ne peux que gagner quand t'as rien à perdre. »

Booba, Magnifique

« Chaque génération doit dans une relative opacité découvrir sa mission, la remplir ou

la trahir. »

Franz Fanon, Les Damnés de la terre


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!
La poésie de son verso

Margaux est étendue près de moi. Elle me tourne le dos. Son corps torve, la

chaleur, moite, son échine, délassée. J’observe la courbure de sa hanche, ce mouvement

docile qui part de la poitrine, s’affine à la taille, redouble au niveau des flancs, cette

arabesque délicieuse. Avec ma main, je suis la torsion de son dos. Je promène mes

doigts le long de sa cambrure. Sans la toucher, ma main se promène et découvre avec

une once d'étonnement et beaucoup d’allégresse la poésie de son verso.

Mon sexe se tend tandis que j’observe sa croupe, les jambes repliées, de biais, la

courbure de ses fesses. J’y pose la main, je les caresse, doucement, sans me précipiter.

Margaux gémit un peu dans son sommeil. J’attarde mes doigts tout près de l’aine, puis

descends ma main entre ses cuisses où il fait chaud. Je m'y aventure, glisse mes doigts

entre les fesses et me mets tendrement à la caresser tandis que de l'autre main je touche

mon sexe, sans la réveiller. Le souffle de Margaux à côté change de rythme. Il prend un

virage, s’accélère un peu à la fréquence de mes gestes. Son sexe devient moite. Le mien

est excité.

Margaux tourne la tête vers moi et m’embrasse à pleine bouche, glisse sa langue

entre mes lèvres. Je sers mon bassin contre le sien, approche mon sexe de son arrière

train et glisse mon chibre entre ses cuisses. Etourdie par la pénétration, Margaux se

cambre. Mon coeur palpite. Je bouge ma queue délicatement, sans m’affoler, continuant

de ma main droite de lui caresser le flanc, l’autre bras passé derrière son cou. Nous

bougeons en rythme, le corps de Margaux suivant le mien. Mon bassin venant taper

contre ses fesses. Margaux se cambre davantage et accélère ses mouvements de sorte

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!
que nos contacts s’intensifient, deviennent plus rapides et accroissent le plaisir que je

tire du frottement de nos deux sexes. Puis je lui demande en chuchotant « viens sur moi

ma chérie ». Je dégage mon sexe, elle s’extirpe, se tourne, se redresse, écarte les cuisses

qu'elle dispose d’un côté et de l’autre de mon corps. Je l’aide à glisser mon sexe en elle.

Elle se colle à moi et fait aller ses reins de manière lente et calibrée. Je la regarde fermer

les yeux et s’engager dans ces mouvements qui semblent lui procurer du plaisir.

Margaux s’abandonne tandis que ses gestes se font plus ardents. Elle se meut sur mon

sexe. De mes doigts, je lui caresse les seins. Avec mon bassin, j’accompagne ses

mouvements. Elle se rapproche de mon visage et glisse sa langue dans ma bouche,

m’emballant chaudement tandis que son corps se crispe et que je sens son sexe devenir

embué. Elle a comme des spasmes, se raidit, se relâche, sursaute, hoquette avant de

poser sa tête contre mon torse un instant, son désir assouvi.

Je lui caresse les cheveux, glissant mes doigts entre les mèches dorées, tout en

continuant très délicatement à bouger mon bassin. Elle redresse la tête, pose un baiser

sur mes lèvres, très doux, et me demande « ça va ? » Je me contente de lui sourire, tout

en l’attrapant par mon bras et en la retournant de sorte qu'elle est désormais couchée sur

le lit et que je me tiens au-dessus d'elle. Je prends sa jambe, la passe au dessus de mon

épaule et embrasse ses chevilles et ses pieds tandis que je la pénètre encore,

inlassablement. Le contact de mes baisers la chatouille. Margaux me regarde amusée.

On baise comme ça, comme des enfants, avec tendresse et je viens en elle,

progressivement - je la préviens « est-ce que je peux venir ? » et elle me dit oui -,

glissant sa langue dans ma bouche et je sens mon sexe se gorger de désir éructer en elle,

se gonfler, devenir dur, le rythme de mon pouls battant dans mon organe, le plaisir

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!
envahissant mon corps tout entier, me montant à la tête, mon esprit focalisé sur le désir

qui monte, accélérant le rythme de mes gestes, faisant aller mon chibre plus vite pour

intensifier ce que je ressens et mon sexe de rendre l’âme contre son ventre. 


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!
Mante religieuse

J’entends Margaux chanter sous la douche.

« Si je dois tomber de haut

Que ma chute soit lente

Je n'ai trouvé de repos

Que dans l’indifférence

Pourtant, je voudrais retrouver l’innocence

Mais rien n'a de sens, et rien ne va

Tout est chaos

A côté

Tous mes idéaux des mots

Abîmés…

Je cherche une âme, qui

Pourra m’aider

Je suis

D'une génération désenchantée.

Désenchantée 21 »

Ça me fait sourire. C’est mignon comment elle pousse de la voix, quand elle

croit que je ne l’entends pas. Elle sort de la salle d’eau, une serviette enroulée autour de

la tête en turban, me sourit. Elle a de la crème hydratante sur le bout du nez. « Putain

Pento, c’est dégueulasse là dedans. C’est marrant comment vous les mecs vous ne savez

21 Mylène Farmer, Génération désenchantée

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!
nettoyer vos chiottes. Faut mettre de la javel hein. A chaque fois que je vais chez un mec

on dirait qu’il n’a jamais utilisé de brosse à chiotte de sa vie. ».

Sympa. Moi qui m’attendais à un mot doux. Je bougonne « euh ok, je ferai gaffe

la prochaine fois. » « T’as pas un peigne ? », elle me dit en déroulant la serviette,

laissant retomber ses cheveux mouillés sur ses épaules bronzées. Je me presse d’aller lui

en chercher un avant d’ajouter, « j’ai une brosse à dent aussi si tu veux, elle est presque

neuve, elle n’a servi qu’une fois ». Margaux explose de rire. « T’es un ouf toi ! Bon vas-

y elle est où cette brosse à dent ? » Je lui file l’attirail sanitaire et la regarde démêler sa

tignasse devant la glace. Elle est belle quand elle pense qu’on ne la regarde pas. Je mets

de la musique sur l’ordi, histoire d’égayer l’atmosphère. Elle me devance, me prend le

PC des mains.

« Faut que je te montre un truc ». Elle fouille sur Youtube et tombe sur une

vieille interview « faut que tu voies ça. Ça, c’est une meuf ! C’est une interview où

Mylène Farmer parle des mecs. J’aime bien comment elle parle des mecs. Elle ne se

laisse pas faire. Elle dit qu’elle aurait bien aimé être une mante religieuse pour leur

couper la tête. Je trouve ça cool ». Margaux m’observe, dans l’attente d’une réaction

scandalisée de ma part. Je ne dis mot. Je la dévisage, me demandant si elle est sérieuse.

Elle met la vidéo en mode play et retourne dans la salle d’eau enfiler un jean et un

soutif’ Calvin Klein jaune fluo qui lui donne un genre sporty très sexy. « Oulà tu veux

m’exciter toi », je dis. Elle prend un air mutin malicieux. « Oh non je n’oserais pas »,

elle ajoute un sourire au coin des lèvres. « C’est pas mon genre ».

Elle finit de s’habiller et se pause dans le canap’ à côté de moi « bon qu’est ce

qu’on fait ? »


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!
Le mur des lamentations

En attendant Karim, je me pose en terrasse Chez Jeannette. Je suis en avance. La

terrasse est blindée de groupes de meufs. Entre les grappes, une table exigüe est libre. Je

me faufile, grattant un bout de soleil. Lunettes noires sur le nez, je fais mine de checker

mon GSM pour mieux écouteur leurs conversations.

- Nan mais attends, on est d’accord que le mec a pas dormi ? demande une

brune à fossettes à sa copine, cheveux coupés au carré, total look APC, mise

léchée. Il a posté une story à 14 heures. Il portait la même tenue qu’hier,

poursuit la meuf.

- Ouais grave, acquiesce page-de-mode.

- Il m’a mytho quoi. Il avait dit qu'il sortait pas. Là on voit bien qu'il est encore

bourré de la veille, s’emporte Farah fossettes.

- Ouais grave, bourré de la veille, répète sa copine.

- J’hallucine.

Un ange passe.

- Oh putain, y’a Kemar qui m’écrit !, exclame la meuf.

- Ah ouais, il dit quoi ?

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!
- Il dit ‘’tu fais quoi ?’’ Tu crois que ça veut dire qu’il veut me voir. Attends… Y’a

trois petits points. Il écrit encore…

Les deux biatchs attendent que Kemar finisse sa tirade. Fossettes girl sirote

tranquillement son verre de rosé pendant que sa frangine s’agite sur sa chaise. Plusieurs

secondes s’écoulent. Rien ne se passe. La meuf fait genre elle est détachée mais derrière

ses sunglasses elle check ardemment son phonetél.

- Putain les petits points ont disparu !, elle gémit.

- Il est malin le Kemar hein, conclut Fossettes. Chui sûr qu’il va te proposer de

te voir. Il te fait mariner.

- Ouais, ba ça marche. Je le kiffe…, l’autre meuf sourit d’un tic nerveux.

Un serveur vient prendre ma commande. Soulagé que l’attente intenable du texto

de Kemar se soit abrégée, j’étale mes jambes devant moi, donnant malencontreusement

un coup de pied dans les sacs en papier à logo des meufs d’à côté. Une des deux bimbos

lève les yeux vers moi, me sourit et tandis que je m’excuse mollement elle dit :

- T’inquiète, y’a rien de fragile là-dedans. Que du latex.

Je ne relève pas et tourne la tête. Une mamie avec un caddie à roulettes passe

devant mes yeux. En face, le Passage Brady. A côté, un bar, le Mauri7. Deux jeunes,

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!
16-17 ans, se tiennent debout sur une trottinette électrique filant à travers la chaussée.

Les autochtones vaquent à leurs occupations. Le regard vide, je fixe un point indistinct

de la rue. Autour de moi, les conversations de filles se poursuivent. Mes voisines sont

parties régler l’addition, bientôt remplacées par deux autres meufs. L’une a les cheveux

bleus, lisses au carré, un T-shirt de basketteur oversized, les bras tatoués. L’autre,

d’allure banale, insignifiante.

- Tu crois qu’il pense à moi ? Genre à ton avis, pourquoi il m’écrit pas ?

Sa comparse essaie vaguement de la rassurer.

- Mais genre le mec lit mes messages. C’est marqué ‘’lu’’ en bleu sur Whatsapp.

Ça veut dire qu’il les lit mais qu’il ne répond pas.

- Il est sûrement occupé…, esquisse sa pote sans y croire.

- Ouais j’sais pas, elle fait en aspirant un peu de jus de goyave à la paille. Je

pense qu’il le fait exprès.

- Le calcule pas. Fais comme lui, genre t’en as R.A.F.

- Ouais t'as raison.

- On verra bien qui gagne à ce jeu là…

A ma gauche, ibidem. Deux blondes volubiles pinaillent. Ça parle mecs. Les

meufs se creusent la cervelle pour analyser leurs comportements et se plaignent

abondamment en mode misérabilisme que les pékins du toncar ne les rappellent pas.

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!
Total mur des lamentations le spot. Ça bruisse de leurs gémissements dans tous les sens.

Mes oreilles crissent.

Il est quatre heures de l’après midi, rue du Faubourg Saint Denis et on est en

pleine Guerre froide. Les stratégies déployées par ces meufs pour récupérer un semblant

de pouvoir dans les rapports de domination hommes-femmes me font grave penser à des

négociations géopolitiques à l’ONU, le swag de Kofi Annan en moins.

C’est à qui réussira le mieux à feindre qu'il s’en bat les couilles. Parce que ces

meufs, elles partent du principe que les mecs en face d’elles s’en battent les reins. Et les

mecs, ba ils font pareils. Donc tout le monde considère que tout le monde s’en fout. Ce

qui veut dire que personne ne s’en fout ? Je ne sais pas. En tout cas l’équilibre bidon de

ces stratégies de je-m’en-foutisme organisé est bien précaire. A force de feindre le

détachement, on se détache de l’attachement mais au fond je me dis que c’est sûrement

parce que tout le monde a peur.

On est tous là dans notre coin à flipper nos races de souffrir, de se montrer

faibles, car humains, minables car vulnérables. Alors on redouble de formules toutes

plus bidons du style « I'm a fucking queen, bitch », la vibe de la bad bitch qui n’a besoin

de personne pour shine bright like a diamond, mais qui ne leurre personne. Comme si

feindre la détestation mutuelle et l’ignorance réglait quelque chose à ce bordel.

Les mecs eux, sur-jouent la victimisation du type forcé à contre-coeur à

s’engager, du type qu’on poursuit à son corps défendant, qu’on harcèle - « la meuf veut

mon corps » -, sur lequel on s’acharne et qui ne sait plus où donner de la tête - « depuis

que j’ai ajouté une nouvelle photo à mon compte Tinder, j’ai tellement de sollicitations

que je n’arrive pas à répondre à tous les messages ». C’est à vous niquer la cervelle.

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!
En pleine guerre froide, on se fait donc stratèges. Des stratégies toutes plus

claquées à base de « tu attends cinq heures pour répondre, au moins quand un mec te

text », « tu dis que tu es occupé s'il te propose un truc », « tu postes une story sur Insta

avec un mec pour voir s’il la regarde »… Tout ça pour ne pas paraître trop needy - en

demande. Ma théorie c’est que Sex and the city a flingué notre génération en nous

transmettant une vision des relations hommes femmes totalement pétée. Ne vous

détrompez pas, j’aime bien SETC mais quand même, faut pas déconner….

Oppressé par ces atermoiements pathétiques, je me lève, choppe mon verre et

vais me poser au comptoir, à l’intérieur, entre couilles. Je respire à nouveau. Je saisis un

journal qui traîne sur le zinc et le feuillette négligemment dans l’espoir que Karim

rapplique instamment. Les hanches appuyées sur l’imposant bar en formica, je fais le

boy. Les putes m’ont cassé la tête. 


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!
Clique

Karim fou de joie m’annonce qu’il a été retenu pour un petit rôle dans la pièce

de Wajdi Mouawad. Il m’a rejoint Chez Jeannette et se tient accoudé au comptoir en

face du papier-peint Toulouse Lautrec qui recouvre le mur de droite. Il porte un manteau

aviateur marron qui lui donne une allure très Marlon Brando. Les danseuses de cabaret

début de siècle l’auréolent, conférant au moment une grâce un peu particulière.

Je suis excité - le genre de sensation que tu ressens quand tu prends un verre en

plein milieu de l’après midi, comme si t’avais séché l’école et que tu te trouvais projeté

dans le film Les 400 coups de François Truffaut, un peu coupable, un peu échaudé par

l’incongruité du moment.

Karim poursuit sur son futur rôle : « Rien de délirant, il dit, mais quand même !

Je vais être dans la putain de pièce de Wajdi Mouawad gros ! C’est ouf ! » Je le

congratule. On commande des bières et on trinque.

- Tu vas faire comment pour ton taff ?, je demande.

- Je vais me mettre en disponibilité je pense, quelques temps histoire de tenter

ma chance. Au pire je redeviendrai flic, …fin si ça marche pas quoi dit-il tandis

que sa mine s’assombrit. On verra bien…

- C’que la vie nous réserve hein hein, je lâche instinctivement, genre Nekfeu a

pris le contrôle de mon cerveau. N’empêche c’est un truc de ouf. Le feu !!!,

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!
j’ajoute. Un jour tu seras à Cannes man, et je pourrai dire '‘lui c’est mon

pote !’‘

- Et ouais, ça y est, on est des reustas. Va falloir s’habituer, admoneste Karim.

On observe un silence pieux quelques instants, genre recueillement demi-

mondain de l’artiste torturé.

- Du coup, c’est quoi pour toi la définition d’une ‘’clique’’ ?, je demande taquin

et provocateur à la fois, interrompant cet instant d’accalmie.

Karim est plié de rire.

- Ba ouais gros faut que tu sois prêt à passer chez Mouloud Achour, sur Clique

TV et à répondre à sa fameuse question ! Ça peut survenir d’un jour à l’autre

maintenant que t’as troué le décor.

- T’as raison mec. Karim se racle la gorge et professe une réponse super chiadée.

- En fait tu t’es entraîné nan ?, je me marre.

« C’est quoi ta définition d’une clique ? », c’est un peu la question à laquelle

tous les artistes undergrounds rêvent de répondre. Ça veut dire que t’as réussi, que t’es

arrivé, que t’es suffisamment bankable pour être invité dans la célèbre émission de

Canal plus qui regroupe tout ce que la France compte de talents et de gens en vue.

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!
« C’est quoi ta définition d’une clique ? », tous ces petits gars y pensent nuit et

jour, jour et nuit. T’inquiète pas que la réponse elle est bien rodée.

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!
Maquette

Galvanisé par le succès de son EP et les messages d’amour de ses fans, Cobra a

repris le chemin du studio au début de l’automne pour élaborer son premier album. Mais

l’élaboration du disque s’éternise. Cobra est usant. Il répète à qui veut l’entendre qu’il a

peur de finir comme Franck Ocean, à bosser dix ans sur son album, sans jamais

s’estimer satisfait. Il me fait « tu te rends compte que le mec il a produit neuf maquettes

avant de sortir le disque qu’on sait ? Neuf ?! Les morceaux qu’il n’aimait pas il les a

juste téj’. Truc de ouf ! » Margaux prie dans son coin pour que Cobra soit moins

dispendieux, lui, et qu’il ne mette pas autant de temps à pondre un disque.

Heureusement que le beatmaker, Sam, avec lequel ils bossent leur met la

pression avec des deadlines. Sam, Cobra l’a fait venir sur le projet pour peaufiner le

rendu final. Margaux, elle, est propulsée à la réal’. Cobra reste maître de tout. Il suit la

prod’ de A à Z.

La première maquette du LP est enregistrée en une semaine. Cobra l’écoute, la

trouve sympa. Deux jours après, il est en total dépress’, dans le creux de la vague, il

m’explique que c’est nul à chier.

Supporter ses ups and downs c’est franchement pénible. J’essaie vite fait de le

rassurer en lui rappelant que tant de boulot ça ne peut pas, par définition, accoucher sur

de la merde mais le keum n’écoute pas. Il s’enferme, reprend tout cinquante fois.

Margaux en a marre. Elle me raconte les sessions détresse avec Cobra qui a peur de

foirer son premier jet comme si c’était une question de vie ou de mort. Elle lui dit que

franchement on s’en bat les couilles parce qu’en art rien n’est jamais parfait, qu’il va

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!
progresser mais visiblement ça lui passe par dessus la tête. Plusieurs fois j’interviens

pour désamorcer leurs embrouilles. Le keum est perfectionniste, certes, mais j’avoue

qu’il casse un peu les couilles.

Certains morceaux, Cobra les a écrits a capella, sur l’instant, et il a pensé à la

musique après. Mais la plupart, il les a conçus avec Margaux et Sam, en studio,

s’inspirant de la mélodie pour composer. Parmi les 16 morceaux que Cobra a élaborés,

il en sélectionne 12 particulièrement touchants, douze apartés oniriques émaillés d’une

mélodie bien bandante, je dois le reconnaître. Ces douze morceaux, ça a donné

Chanmax. « Un petit bijou » dit la daronne. Moi je dirais plutôt un bon gros LP qui

nique bien sa reum.

Un mois avant la sortie, Cobra pète un câble, s’enferme seul tout dans le studio

et retravaille le bail à fond comme un madmen. Il rechiade les lyrics, modifie certains

passages des instrus avec Margaux. Les deux frangins bossent toute la nuit, dar dar,

carburant au Redbull soda et aux chips de légumes.

Cobra fait comme Dr Dre, pendant les sessions studio, il enregistre en continu ce

qui se passe autour de lui, les bruits de pas, les respirations, les rires, les murmures, les

cris parfois, qu'il recycle ensuite dans les chansons, ou en interlude. On entend le rire

dément de French, les éclats de voix de Princesse Mononoké, les aller-retours de

l’entourage, Yassine qui débarque, Karim qui répète, Lola qui se moque, moi, aussi,

dont la voix enregistrée me parait si étrange, si lointaine.

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!
Itinéraire d’une goutte d’eau

On a remis ça et Margaux s’est endormie. Dans son sommeil, son corps lové

grimace, se contorsionne, il s’échoue à côté de moi, dans un souffle prononcé. Je

regarde sa poitrine se soulever au rythme des marées de sa respiration impavide, son

torse soulevé, projeté puis relâché. Stromboli dans la poitrine. Ses bras abandonnés. Sa

tête dans le coussin, sa bouche tel un bourgeon, qui se darde et se gorge d’un air

lentement aspiré, ses paupières fermement amarrées, la peau nacrée, les pommettes

sucrées, un ensemble délicieux qui se meut à quelques centimètres moi.

Une goutte de sueur se fraie un chemin depuis sa nuque, s’aventure le long du

larynx et vient se loger dans le creux de sa gorge, entre les os saillants qui couvrent sa

trachée. Je suis l’itinéraire de cette goutte d’eau le long de la gorge de la belle endormie.

Secret trouvère, observant ce prodige, je prends un stylo et me mets à noter ce que je

vois.

Itinéraire d’une goutte d’eau

Plonge dans la gorge

De la belle endormie

S’aventure dans les contrées de sa poitrine dégagée

Arpente, languide, le chemin pavé

De baisers éteints, d’étreintes embrasées.

Goutte d’eau suave

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!
Caresse, excite, lèche, vacille

Gorge de sa pureté, le décolleté impassible.

Femme couchée, éclat humide.

Baptise le sein, attise à dessein

Fait luire le buste, promène, déroute

Perle nacrée poursuit sa route.

J’ai montré mon texte à Cobra et il a trouvé ça tellement poétique qu’il m’a

demandé s’il pouvait en faire un morceau. J’ai bien évidemment accepté. C’est une

sorte de slam lancé à la vie, comme du Gil Scott Heron. Ça s’appelle « Itinéraire d’une

goutte d’eau ». C’est un prélude onirique, une virgule amoureuse, dans un album plein

de verve.

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!
Le chant du tigre

La sortie du disque c’est l’épreuve de vérité. « Et si ça foire et que personne

n’aime mon disque … ? » commence à demander Cobra soûlant comme d’hab’. Je lui

coupe la parole « Stop. Maintenant c'est fait, on verra bien. C’est trop tard pour te

demander si c’est une bonne idée. Tu te détends et t’arrêtes de péter les couilles ».

Le mec renchérit en me parlant de Doc Gynéco « tu te rends compte que lui, il a

sorti son premier album ‘’Première consultation’’ à vingt-deux ans ! C’est un chef

d’oeuvre ! L’album était tellement bon qu’il n’a rien fait de mieux depuis. Du premier

coup, le mec a fait un strike. Ça fout la pression de ouf ! »

Cobra se prend la tête entre les mains en peine. « Putain j’y arriverai jamais. On

va me taillader… Ils vont écouter mon truc et se dire ‘’c’est qui ce trou du cul qui se

prétend rappeur ?’’ Je suis dans la demer ». Man, je le comprends le gadjo. Il est en

galère de ouf et rien ne parvient à le rassurer. Je comprends qu’il balise. Les journalistes

sont des brutasses, le public n’a aucun filtre, l’entourage l’attend au tournant. La

vindicte populaire est prête à sévir, cette fille de pute. Cloué au pilori dès la sortie,

martyrisé par la presse, démoli sur Twitter par des twittos dégénérés, ou pire, attaqué par

la fachosphère, tout est possible à ce stade, dans ce pays où les gens sont extrêmement

tarés. Mais Cobra a bossé comme un fou, il est solide, constant, intelligent et doué et on

s’acharne à le lui dire depuis des mois.

« Mec je crois en toi », j’amorce, sortant de ma réflexion. « Je te connais, je sais

de quoi tu es capable. Je sais que tu n’arrives pas à te rendre compte de ce que tu es. Tu

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!
ne vois pas la fraîcheur de tes textes, l’énergie communicative de ta musique, le flow, le

talent. Tu te compares aux plus grands, ceux qui ont réussi, et c’est naturel.

Mais dis toi que là si tu parviens juste à dire un truc censé, avec intelligence, un

truc qui parle aux gens en dehors de ton cercle d’amis, dis toi que si deux jours après

avoir écouté ton morceau les gens se mettent à repenser à ce que tu as dit, que cela

change, même infimement leur quotidien, alors tu auras réussi. C’est aussi simple que

ça. Je veux dire… Tu n’es pas Greta Thunberg. Ton album, soyons honnête, il ne va pas

mettre fin aux guerres dans le monde. Mais il est honnête, comme toi, il est authentique,

beau car il est pur. Il t’a servi à un moment donné à canaliser tes idées, ton énergie et à

les transformer en un projet ovni, à t’exprimer, à affiner ton identité, à apprendre à te

connaître, ce qui est déjà énorme.

Maintenant tu vas le lâcher dans la nature et tu verras les réactions. N’attends

rien des autres. Peut-être que ça leur parlera, peut-être que ça ne leur parlera pas. Peut-

être que les gens trouveront qu’ils ont déjà entendu ça ailleurs, mais que toi tu le dis

mieux. Peut-être que ton style égaiera une ou deux soirées sur des enceintes bluetooth

posées dans un appart’. Tu ne sais pas. Peut-être que tu ne trouveras pas le public que tu

cherches sur ce coup-là mais que le prochain album te permettra d’être plus reconnu. Je

ne suis pas devin. Mais il est temps que tu offres ce projet aux autres, que tu t’en

délestes. Il ne t’appartient déjà plus. »

Margaux, assise sur le tabouret du synthé, me regarde avec des grands yeux

pendant que je parle, se lève, se poste derrière moi et entoure mes épaules de ses bras,

posant un baiser tendre sur ma joue lorsque je finis de parler. « Je t’adore mon Pento,

quel génie ! » Lola ricane à côté de tant de niaiseries entre nous deux. De la pure

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!
canardise. Cobra se rassérène « ouais t’as raison ». Margaux ajoute « tu te rends compte

qu’on a la chance d’avoir un album à nos noms ? Des gens nous font suffisamment

confiance pour investir de l’argent en nous. Des graphistes ont passé du temps à créer

des dessins s’inspirant de notre univers ! Sam là-bas - et elle montre Sam du doigt,

casque sur les oreilles, occupé à bidouiller sur son Macbook - a mis en stand-by ses

projets pour nous aider. Il y croit lui aussi. On y croit tous Lopez. Faut arrêter de se

poser des questions à un moment donné. Le bail il est là, c’est fait. Maintenant c’est que

du kiff ! ».

Sur les conseils de French, on a choisi le morceau « Le chant du tigre » comme

single pour la promo. Le texte apparaît comme un crachat. Cobra l’a écrit sur un coin de

table entre deux sessions d’enregistrement sur l’impulse. Un truc irréfléchi qui est sorti

spontanément, comme de l’écriture mécanique. Enfant Prodige a accepté, sur la

demande de Léa, de nous prêter des toiles pour faire la vidéo. On s’est posés trois jours

dans une maison abandonnée dans la forêt, un lieu gigantesque, entre les herbes folles et

le sol de marbre. Stardust ondule devant des tableaux oniriques et colorés représentant

des tigres loufoques, un peu cubistes, un peu naïfs. Je capture le tout sur ma caméra

super 8.

Le beat est puissant. Sam, notre beatmaker a fait du bon boulot. French

s’enjaille en attendant le montage. On trinque, on fait la fête à la nuit tombée puis on

sort la vidéo après avoir fait un peu de teasing sur les réseaux sociaux. La maison de

disque ne s’occupe que de la promo via les médias nationaux et de la distribution - en

mode low cost. Après sa sortie, le morceau fait sa vie sur les plateformes de streaming.

Lola négocie avec Yard de le mettre en playlist - le nerf de la guerre pour un artiste qui

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!
veut arriver à être écouté sur des plateformes qui comptent désormais des milliards de

morceaux. On atterrit sur la Yard Playlist et ça fait grimper les écoutes qui se traduisent

rapidement en dollars dans les poches du frangin. Parallèlement, la vidéo sur Youtube,

relayée sur Insta et les sites de musique spécialisés, connaît une progression stable en

termes de vues. On n’est pas dans le delirium tremens. Les premiers jours sont mêmes

assez modestes, ce qui a le don de stresser Cobra et French qui se demandent si le pari

n’était finalement pas trop risqué mais très rapidement la proportion s'inverse et la vidéo

décolle sur le net.

Lola a l’idée de sortir des affiches et des T-shirts inspirés de l’univers de Cobra.

Ils partent comme des petits pains. Ça fait rentrer de l’oseille, de quoi payer Sam et

Margaux qui bossaient jusque là gratos. Sam est confiant. Il a l’habitude de produire de

jeunes artistes et sait que le bouche-à-oreille est important, que ça peut mettre un peu de

temps avant que la sauce ne prenne mais qu’il ne faut pas s’inquiéter. Pendant ce temps

là, Cobra décide de partir quelques jours en vacances avec les boys, à Bruxelles chez un

pote, histoire de décompresser.

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!
Enfant Prodige

Dans une arrière-cour, le dos courbé, un kiddo dessine sur une toile immense une

oeuvre colorée, entouré de plantes bizzaroïdes, des ficus dans des pots en verre ornés

d’images de jeunes femmes dénudées, des cactus, d’autres types de plantes dont je ne

connais pas le nom avec des feuilles qui tombent, de la mousse, de la verdure qui

pousse dans des pots en terre fumée.

L’endroit, prêté par un néo-herboriste de 23 piges, est garni d’une jungle

tropicale en plein coeur de la grisaille parisienne. Lola y a été envoyée par Yard, le

media online qui l’a finalement embauchée, pour réaliser un reportage sur un artiste de

rue, néo-Bastiat, enfant terrible ou hors la loi, qui colore ses toiles de dessins naïfs

éclatants de vitalité. Enfant prodige qu'il s’appelle. Un nom qu’il a choisi à souhait.

Contre les vitres de la véranda sont entreposées les toiles d'une énergie

magnétique de l’Enfant Prodige tandis que celui-ci s’active sur un tableau de deux

mètres par deux dont le fond est rouge. Au coeur du tableau, un imbroglio de formes

rappelant le cubisme d’un Picasso conduit le regard à distinguer une forme humaine,

une fleur, un vase, des objets. Les traits sont naïfs, l’ensemble est d’une pureté infinie.

Enfant Prodige s’est fait connaître sur les réseaux sociaux par une campagne de

communication menée avec brio. On le suit posant, regard d’enfant, peau d’ébène, look

étudié, dans des lieux de passage - entre les voitures sur les Champs Elysées, devant le

centre Pompidou, sur des ponts, ou devant le Moulin Rouge, assis sur un tabouret, l’air

d’attendre dilettante, tandis qu'une de ses toiles à l’aura indescriptible trône à côté et

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!
rompt la monotonie de la grisaille parisienne des couleurs éclatantes que l’Enfant

Prodige y a jeté. Au pied de la toile, un simple carton « Exposez moi ».

L’ensemble, bien que très recherché, donne un ton enfantin à une démarche de

mise en valeur de l’artiste qui n’est pas s'en rappeler les peintres de rue de Montmartre,

vendeurs diurnes de tableaux aux touristes, peintre qui attend à côté de ses réalisations,

fume une cigarette, bavarde avec la concurrence, fait mine d’appeler les passants.

L’artiste qui attend, son oeuvre terminée, qu’une bonne âme accepte de l’en

délester pour quelques sous, juste de quoi manger. On y retrouve l’écho lointain des

peintres du Salon des Refusés. « Exposez moi ». La pancarte est tellement modeste

qu’on croirait presque une supplique enfantine.

Lola prend quelques photos, arpentant les lieux, tandis que l’Enfant Prodige

termine de dessiner. Puis celui-ci l’invite à boire un thé à l’intérieur. Plus tard, Lola

retranscrira avec plaisir les détails de cet entretien, tâchant de restituer le plus

fidèlement possible les impressions dégagées par ce peintre hors-norme.

Depuis qu’elle bosse chez Yard, Lola n’a pas arrêté. Elle multiplie les interviews

pour réaliser des portraits de ce que la scène artistique parisienne a de plus intéressant.

Elle travaille d’arrache pied, note, griffonne, écrit et pendant quelques temps elle

disparaît totalement de la circulation. Lola veut faire ses preuves et être acceptée par ses

nouveaux boss alors elle redouble de travail.

Elle nous envoie toute guillerette son premier papier. La classe. « Le prochain,

elle dit, c’est sur Cobra. Je ne vous oublie pas les soces. »

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!
Block party

Vincent s’est renseigné sur Internet pour savoir comment trouver un local, ouvrir

un magasin, et déposer sa marque. Phobiques administratifs, French et lui galèrent à

tout organiser. Leur truc c’est plus la chine. En archéologues, ils passent des journées à

sélectionner la marchandise dans d’immenses entrepôts. On peut tomber sur de vraies

merveilles enfouies sous des montagnes de cartons. Ils prospectent chez Emmaüs ou

aux puces de Clichy.

Au bout de quelques mois, French et lui parviennent à monter une machine bien

rodée. Les vêtements sont lavés dans un stock en banlieue parisienne, repassés et

entreposés. Ensuite ils les trient dans le magasin, rue du Faubourg Saint Denis. Ils ont

appelé leur échoppe « Retour vers le turfu ». Original.

La devanture est blanche et minimaliste. En vitrine, les soces exposent des

assemblages de tenues du feu de Dieu. Ils créent un compte Insta où ils postent des

clichés des plus beaux articles. Ils collent aussi des stickers un peu partout dans

Strasbourg Saint Denis avec le logo de la boutique. French a l’air tellement heureux. Je

le vois courir partout, organiser, planifier, ranger les cartons. De leurs visages suinte une

satisfaction réelle, sincère. Ils ont trouvé leur truc, un truc qui leur donne envie de se

lever le matin, de se déter, de transpirer, qui les rendent fiers et utiles.

On organise une block party pour fêter ça. Tout ce que le quartier compte de

mecs branchés se pointe ce soir là. Des journalistes pour Lebonbon ou Time Out, des

autochtones, des gosses surtout sont là en masse pour chiner de la sappe. Les frangins

ont fait monter la sauce sur Insta en promettant de mettre en vente les cinquante plus

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!
belles pièces le soir du lancement, des modèles de baskets collectors, des vestes chinées

style bomber US ou manteaux de l’armée allemande. C’est la débandade, l’opé

fonctionne à merveille. Il y a pas mal de filles et j’observe French les épier du coin de

l’oeil tandis qu’il explique le concept du magasin à un commerçant d’à côté venu les

saluer et leur souhaiter la bienvenue.

On trinque sur le trottoir. Fierté. Les darons sont passés boire un coup avec nous.

French parade. Il est heureux. Cette petite crémerie, elle est à lui. Lui et Vincent y ont

investi toutes leurs économies. Chaque centimètre des murs a été poncé, peint, fignolé

par leurs soins. Un boulot énorme abattu en quelques mois.

Margaux a installé des platines dans un coin. Elle mixe gracieusement pour

ambiancer. On entend des sons discos. C’est beau. On s’époumone sur Niagara. Quand

la ville dort. Je danse avec Lola.

« Mais si le ciel ne me tombe pas sur la tête. Si la lune a comme un air de fête.

Si la neige ne fond pas au printemps. Alors j'aurais peut-être le temps22…. » Vincent a

envie de chialer. Il est ému. Lopez le prend dans ses bras. Effusions. La fraternité à

l’état pur.

Le monde est à eux. C’est ce que je me dis quand je les vois. Le monde est à

eux, putain! Je me mets un peu à l’écart sur le trottoir tandis que Margaux me rejoint

pour fumer une cigarette. Je glisse un bras autour de sa taille souple et la serre contre

mes hanches. Margaux me sourit de ses petites dents de dauphin. Je sens le contact de

ses cheveux blonds frôler mon cou et je pose un baiser sur sa joue, dans le recoin de sa

fossette gauche. Elle sourit. « T’es bien émotif ce soir Pento ! Qu’est-ce qui t’arrive ?

22 Niagara. Quand la ville dort

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!
C’est de voir ton reuf devenir grand qui te met dans cet état-là ? » J’approche ma

bouche de son oreille et mordille d’un geste furtif le lobe pour la faire taire,

amicalement bien sûr. Margaux se dégage un peu et me regarde amoureusement. Elle

tire sur sa clope. « Ils ont bien géré quand même les frelots, ça a d’la gueule ». « Ouais.

Quand il veut le French il est capable de se bouger, je concède. »

Ma daronne s’approche de nous. Elle tape la bise à Margaux et me dit qu’elle ne

va pas tarder parce que le daron veut voir son match de foot à 20h30. Elle me dit « tu

diras encore bravo à François hein ! Et vous venez déjeuner dimanche à la maison ? »

Elle se tourne vers Margaux « j’espère que je vous compterai parmi nous aussi …? »

Margaux dodeline de la tête en signe d’acquiescement et lui sourit. Je vois la daronne

rejoindre le daron et s’éloigner dans la rue en direction du métro Château d’Eau, leurs

corps légèrement inclinés l’un vers l’autre tandis qu’ils claudiquent au loin.

Pendant que Margaux part retrouver ses platines, je me faufile entre les gens à la

recherche de Karim. Sur un banc en bois massif devant le magasin, je capte French, une

roulée à la main, en train de tchatcher une artiste graffeuse aux yeux bridés, une ricaine

qui se fait appeler Mei dans le milieu. Il lui dit « holy fuck it’s so dope !!! » quand elle

lui montre sur son phonetél ses dernières oeuvres, taguées de nuit sur les boulevards

périphériques de la petite couronne.

- It’s fucking chanmax man.

- What do you mean ? elle dit.

- In Paris, everyone says ‘’Chanmé’’ instead of ‘’méchant’’ - to say ‘’dope’’. And

Chanmax is like ‘’chanmé’’ but even better you know. It’s slang.

- Slang for Ultra Hype, elle répond.

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!
- Yes, rétorque le frangin.

Et Mei lui sourit.

On a décidé de continuer la fiesta chez Karim, en petit comité. Ambiance after

Porte de la Chapelle. Une soirée arrosée. Le ciel rosé. Bruit d’une bouteille de

champagne débouchée. L’euphorie d’avoir enfin réussi quelque chose pour French et

Vincent. Une immense satisfaction.

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Apnée

Je n’arrive pas à respirer. Quand je me réveille, j’ai la tête plongée dans la

crinière de Margaux. Ses veuch’ m’étouffent. J’ai le torse trempé de sueur. Un halo de

lumière filtre par les stores en bois. Je mets ma main devant mes yeux pour retrouver un

semblant d’obscurité. Sur la table de chevet, mon portable. Je l’attrape. Ça réveille

Margaux qui se dandine un peu à côté. Elle garde les yeux fermés et gémit doucement.

J’allume l’écran. 34 appels en absence. Je ne comprends pas. Devant mes yeux, des

SMS. « Pento, appelle moi ».

Je me redresse. A côté de moi, Margaux tient elle aussi son téléphone. Elle me

tourne le dos. Je passe ma main sur son visage. Cheveux mouillés. Visage noyé. Je lui

demande ce qu’il y a. Pose un baiser sur ses tempes rosées. Margaux sanglote. Me prend

la main. Me dit « Pento ». Se tourne vers moi. M’embrasse le front. Vient dans mes bras

noyer ses cheveux, mouiller mon buste, m’inonder. « Oh mon Pento » elle dit. Son

corps s’agite dans un sanglot. Ses larmes abreuvent mon thorax, me noient. Elle pleure.

On est rentrés tôt la veille de chez Karim. On était heureux. Mais Margaux était

crevée alors on n’a pas traîné. Vers deux heures du matin, on est partis. Je savais pas.

Oh putain.

Larmes de Margaux sur ma joue. Regard embué. Cheveux baignés. Auréole de

chagrin. La douleur transperce ma poitrine. Elle me poignarde. Je ne peux plus respirer.

Panique. Violence. Malheur. Mélangés. Déflagration. Ma chair. Mon sang. M’ont. Eté.

Otés. Coeur fendu. Poitrine en lambeau.

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!
Margaux « Il va falloir être fort mon Pento ». Elle me tient la main tellement fort

que j’en éprouve un tressaillement. « French a eu un accident. Il est tombé ». Je la

regarde en apnée. Incapacité d’intégrer l’information. Visage figé. Cerveau à l’arrêt. « Il

est parti Pento … » Je m’effondre.


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!
Taxi Girl

French est parti et je suis mort avec lui.

J’ai écrit ces lignes et je me suis retrouvé incapable de continuer. Tout cela est

vieux aujourd’hui. Huit ans… Ça fait huit ans que French est parti. Et pas un jour n’a

passé sans que je ne pense à lui.

Je me souviens du bras de Karim autour de mes épaules, de Margaux à mes

côtés, de ma mère effondrée. Je me souviens des lunettes teintées qui filtrent pour moi

l’inacceptable réalité. Lopez et Vincent qui marchent à proximité. Lola et son châle

foncé. La pluie de merde qui nous tombe sur la gueule et nos pas traînés comme ça dans

les allées. J’ai envie de crever tellement j’ai mal. Chaque avancée me fracasse le coeur.

Dans le cercueil, mon frère. Tombé trop tôt. Tombé pour rien.

Une balustrade. Lui qui fait le guignol. Un geste de trop. Son pas, glissé.

Tressaille. Tombe. S’effondre sur le pavé. Et nos vies englouties avec. Margaux les

cheveux mouillées « Oh mon Pento ». Son regard. Mes yeux apeurés. La stupeur et

aussitôt l’oubli. Le cerveau bloqué. Incompréhension. Rejet. Des semaines de trou noir.

Un ensevelissement progressif de mes sens. Paralysie. Anesthésie morale. Incapacité

d’avancer. Plus rien. Le noir. French parti. Moi plus là. Fatalité.

Un été entier à me demander « Pourquoi ? ».

« French était l’être le plus vibrant que je connaisse, le plus marrant, le plus

généreux, Karim gémit. Il était à l’aube de sa vie. Le magasin venait d’ouvrir. Ça n’a

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!
pas de sens ! », il rugit, frappant de son poing la table devant lui. Je sursaute, les nerfs à

vifs.

On a passé « Je suis déjà parti » de Taxi Girl à l’enterrement. Quand Daniel Darc

a commencé à chanter, j’ai été pris de sueurs froides - obligé de sortir m’allumer une

cigarette. Je suffoque. L’impossibilité d’être là. L’inconcevabilité de la chose. Le refus.

Je suis déjà parti

Fais comme si tu

Ne m’avais jamais connu

Tout est foutu…

Après ça, tout était pareil mais plus rien n’était comme avant.

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!
Pay your tribute

Mardi soir, rue du Faubourg Saint Denis, dernier au revoir à un ange parti trop

tôt. Il y a des pigeons partout, une pluie fine insidieuse dégueulasse et ce ciel blanchâtre

aveuglant si emblématique de Paris. Dans ma tête j’ai P.A.R.I.S. de Taxi Girl qui

résonne.

Eh mec! , c'est Paris.

Tu m'entends ?

P-A-R-I-S, Paris.

Respires le bon air,

Mais fais gaffe quand même.

Tous les jours des mômes meurent

D'en avoir respiré un peu trop.

Alors fais attention et

Marches dans les rues, vas au hasard.

Le ciel est gris. La nuit est proche. Et nous, on est tous là, debout, de l’autre côté

du trottoir à observer Mei s’activer sur le rideau de fer tiré, la mine renfrognée, au début

de la rue Saint Denis, près des showrooms du Sentier. La rue est déserte à l’exception de

quelques prostituées dans les encablures de portes faisant le tapin, des clients d’un bar

agglutinés sous les gouttières pour échapper à la pluie tout en fumant une cigarette et

d’éventuels badauds qui traversent la rue à pied ou à vélo en direction des Halles.

Je suis sapé comme un clodo, avec un manteau « sac-poubelles » kaki comme

French et Vincent aimaient à appeler ces espèces de parkas berlinoises longues et

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!
oversizes qui font bien quand c’est l’hiver à Paris. Je ne me suis pas rasé depuis des

semaines. J’ai la mine hagarde, les traits tirés, des cernes et les joues creusées. Ça me

donne un air de mec qui veut en découdre. Karim me fait une accolade pour me

réconforter.

Sur le trottoir à côté de moi, il y a Tony, Lola, Margaux, Yassine aussi, ainsi que

des gens que je ne connais que de vue. C’est Lola qui les a invité. Je ne me suis occupé

de rien. Pas la force. Cette clique hétérogène se tient serrée sur le remblai, comme un

assemblage hétéroclite de kids, aux cheveux verts ou décolorés, les oreilles percées, les

bras tatoués, vêtements achetées en friperie, bizarroïdes, parisiens. Il y a quelques

serveurs de Chez Jeannette aussi qui sont passés faire leurs adieux au frérot, des gens du

quartier, des inconnus, des visages qui me disent vaguement quelque chose, un

attroupement chelou dont l’étrangeté est aiguisée par la météo dégueulasse. Un mec

dont je ne connais pas le nom mais que j’ai déjà croisé plusieurs fois filme la scène avec

son téléphone portable. Le silence est religieux. Les mines déconfites. Ça pue la défaite.

Mei met un masque en papier sur son visage d’où ne dépassent que ses jolis

yeux bridés. Les cheveux relevés en un chignon déstructuré, une bombe de peinture à la

main, elle s’active et dessine sur le rideau de fer tiré de la boutique. Les traits prennent

progressivement forme, la forme du portrait de French. Mei m’avait demandé une photo

de lui à reproduire. C’était son idée. Dans le micmac de mon ordinateur, j’ai retrouvé

une photo que j’aimais bien, un instantané plein de douceur d’un jeune homme vivant,

apaisé et radieux. Le graffiti reproduit peu à peu ce cliché. La ressemblance est

flagrante. Ça me crucifie. Sous son visage, Mei écrit « Chanmax » dans un style

iconographique emprunté au graffiti.

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!
Bientôt, la pluie délavera le dessin, amenuisera les traits, fera disparaître le

souvenir presque effacé. Je m’empresse de prendre des photos avec l’aide de Margaux

qui me soutient, m’épaule, me retient. Eh mec c’est Paris. P.A.R.I.S. Paris.

Noyés dans l’asphalt jungle, on se tient là, sous la pluie tandis que Mei range

son matériel et s’en va. Les pélos se barrent progressivement. Ils viennent me saluer, me

glisser un mot de commisération et pay their tribute, rendre un dernier hommage au

frangin. Je note qu’il y a beaucoup de filles. On se croirait dans L’homme qui aimait les

femmes de Truffaut, lorsque le film commence par les images de l’enterrement du

personnage principal où se succèdent toutes les femmes qu’il a aimées et qui ont été

aimées par lui. Toutes ses amantes d’un soir, ses filles-baisers que French a frôlé

l’espace d’une soirée, tous ces gens frappés par sa grâce, marqués à vie par sa candeur,

sa bonhommie, sa lumière sont venus. Ça ne me laisse pas indifférent. Cobra pleurniche

à côté de moi. Ses épaules tressautent. Vincent lui tape dans le dos. C’est un moment

gracieux mais également très pénible pour nous. J’ai l’impression qu’après la cérémonie

d’enterrement et le deuil, ce dernier hommage marque définitivement la disparition du

frangin, comme si je devais brutalement en prendre conscience et l’accepter.

Les gens s’éloignent. Margaux me propose de rentrer avec moi mais je refuse,

prétextant que j’ai besoin d’être seul. Lola me dit de l’appeler quand je veux. Karim me

tape une bise et me passe une main amicale sur les épaules pour me donner du courage.

Je vois Vincent et Cobra monter sur un scooter plus bas dans la rue et s’en aller. Et plus

tard, bien plus tard encore, debout, tout droit, alors que je suis seul et dévasté, mon

esprit restera rivé à ce bout de pavé où demeure encore l’âme de mon frère, amarrée à la

mienne, inconsolée. 


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!
Phoenix

Je n’ai plus le souvenir exact des mois qui ont suivi. Un imbroglio d’impressions

difficiles, pénibles, indigestes. Je ne sors plus, je ne me lave plus. Je reste cloîtré. Plus

envie de rien. Les potes m’appellent. Je ne réponds pas. Margaux essaie de me tirer à

elle, vers la vie, je n’y arrive pas, je n’y arrive plus. Je culpabilise que French soit parti

avant moi. Je perds espoir en la vie. Elle qui est capable d’ôter quelqu’un de si vibrant,

de si spontané, de si jeune, quelqu’un qui n’en était qu’à ses débuts, à qui tout souriait.

Je ne trouve plus de sens. Je reste prostré. En colère. Foudroyé.

La sortie de l’album de Cobra est évidemment impactée par la disparition de

French. On négocie avec le distributeur pour reporter la promotion. Cobra s’enferme,

écrit, seul moyen qu’il ait trouvé pour exprimer ses émotions. Moi je passe mes

journées sur mon ordinateur à parcourir les photos. French et moi petits sur les

forteresses de Carcassonne, une vidéo de French qui court après un chat à 5 ans, des

photos de lui au collège en plein dans sa période Linkin Park, cheveux gras, Vans à

damier aux pieds, French à 18 ans dans une boîte de nuit qui fait le fou, French la

semaine précédant sa mort en train de ranger le magasin… Je parcours et je chiale.

Prostré, sous ma couette, vulnérable, je me sens nu, vide, lessivé. Mes neurones ont

depuis longtemps arrêté d’être irrigués. Je ne mange plus. Je me laisse en quelque sorte

mourir. Je n’arrive même pas à réconforter mes parents qui ont perdu un fils, leur sang,

si jeune. J’évite de les voir. Trop difficile après. Je reste seul, anéanti. Ça dure des mois.

Margaux m’emmène voir un psy. J'y vais à contre-coeur. On parle de ma colère

parce que je suis putain d’en colère, en colère contre la vie, en colère contre les potes,

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!
en colère contre moi-même surtout de ne pas avoir été là, de ne pas avoir su le protéger,

alors que c’était mon rôle de grand frère. D’avoir failli. J’aurais dû mourir moi, pas lui.

Je remonte la pente comme ça, tout doucement, à force de larmes, de cris, de sanglots.

Lola vient m’aider à faire quelques cartons histoire de mettre ses affaires de côté. Je ne

peux plus les voir. Chaque fois que mon regard les frôle, c’est l’effondrement.

Cobra écrit une chanson qui s’appelle Khey. Il veut la rajouter à l’album mais la

maison de production refuse, dit que ce n’est pas possible, que l’album est terminé, déjà

prêt à sortir. Cobra s'obstine et puis abdique. Il fera un ré-edit, une ré-édition de l’album

quelques mois après la sortie pour y intégrer de nouveaux titres.

Moi je n’ai plus rien à perdre. La vie pour moi, l’espoir, l’attente, c’est terminé.

Enfin je crois, je ne sais plus. Je suis parcouru de toutes ces émotions que je ne pensais

pas être capable de ressentir. Elles me prennent à la gorge. Je ne parviens pas à les

réfréner, ni à les juguler. Elles m’explosent en pleine figure. Tout mon être est changé

par ce chagrin, cette sensation de vacuité, l’esprit troué, vide et éreinté par tant de

douleur. Les larmes gonflent mes paupières. J’ai l’esprit embué, empâté, amorphe. Je

ressens les choses plus intensément. Chaque choc, chaque accroc se répercute puissance

mille. Je suis devenu hypersensible, comme un écorché vif dont le simple contact d’une

plume ferrait flancher l’intégralité de son système nerveux. C’est dans cet état précis de

grand brûlé, de supplicié que je rampe pendant des semaines et des mois, trop abattu

pour envisager quoique ce soit.

Cette période me change. Elle me fait prendre conscience que ce que j’aurai

jamais est là devant moi et que si je ne le saisis pas, maintenant, et bien c’est foutu tout

simplement. La vie n’a rien d’autre à m’offrir que ça, là, ce que je possède, ces potes,

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!
cette vie, ce corps là qui m’embarrasse aussi. Alors il faut que je fasse quelque chose de

tout ça, que je me sorte les doigts du cul. Je prends du recul, passe en revue tout ce que

je possède. Je pense à Margaux que je ne veux pas perdre. Je pense à mes darons. Je

pense à Karim, à Cobra, à Vince, Lola et les autres. Je pense à moi, à ce que je suis,

bientôt trentenaire, glandu, merdique, raté. Je me dis que si je dois disparaître, je n’ai

rien à laisser derrière moi, qu’on m’oubliera, que je n’ai rien fait de ma putain de vie et

ça me fout encore plus le seum. Je pense à ce que j’aime, à Paris, au skate, aux potos du

ter-ter, aux photos que j’ai accumulées. Il faut bien en faire quelque chose putain !, je

m’insurge. Je pense à Stardust qui m’avait proposé de me présenter des gens pour

exposer mes clichés. Je me dis qu’il faut que je le fasse. Que j’ai tout perdu donc que je

n’ai plus rien à perdre.

Je passe des heures étendu sur mon pieu à passer tout ça en revue. A faire une

sorte de bilan, dans le brouillard. A me remettre en question, à me demander comment

fonctionner à nouveau, comment retrouver un sens, quelque chose qui me donne envie

de sortir de ce marasme, qui m’anime, que je sois capable de faire. Je contacte Stardust

au sujet du projet d’expo. Je lui envoie un simple texto auquel il répond qu’il est désolé

pour le décès du frangin, qu’il ne le connaissait qu’un peu mais qu’il le trouvait super

nice et qu’il m’arrange ça ASAP. Le téléphone dans la main, je fixe l’écran de longues

secondes pensif. C’est peut-être ça qu’il me faut, juste ça, ce projet, auquel me rattacher.

Après la sidération, ces sensations m’étreignent violemment, me poignardent

l’esprit, me transforment et je me laisse porter par elles parce que je ne suis pas capable

de mieux. Malgré moi, je sors de l’impasse et je me relève comme un oiseau maudit, qui

renaît de ses cendres. 


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!
Exposition

Marième, la pote de pote de Stardust m’a reçu un jeudi soir d’octobre au BAL,

impasse de la Défense, dans le 18ème arrondissement, près de la Place de Clichy. Dans

les milieux arty, le BAL est considéré comme un lieu indé.

Marième est chaleureuse. Elle sort à peine d’une école d’art à Bruxelles. Elle me

dit qu’elle a été vraiment marquée par le film Mid90s de Jonah Hill, que ça lui a donné

envie de se replonger dans les films de Larry Clark et dans la culture skate qu’on ne met

pas suffisamment en avant selon elle. Elle me dit « quand Stardust m’a parlé de tes

photos, je me suis dit qu’il fallait que tu sois dans cette expo. Jean-Yves, le directeur du

BAL, était d’accord avec moi. C’est pour ça qu’on t’a contacté ».

Je la remercie et lui explique que c’est un honneur pour moi d’être associé à une

expo sur la culture skate. On se pose sur une table en bois brut, je sors mon MacBook

de mon sac et lui montre une dizaine de clichés que j’ai sélectionnés au préalable. « Ce

qui serait bien c’est que figurent aussi des vidéos dans l’exposition », elle me dit.

Putain. Rendre hommage à la culture skate c’est mon rêve depuis toujours. Je lui

parle de Spike Jonze, du retour de la marque Trasher auprès des gosses de douze ans,

des gens qui collectionnent des planches de skate comme d’aucuns collectionnaient des

tableaux autrefois. On discute comme ça pendant des heures, de ce qu’elle veut mettre

dans l’expo, de sa manière de voir les choses et je me sens bien, apaisé.

Elle me fait : « on va certainement installer une rampe de skate au milieu de la

salle principale et coller des stickers sur les murs pour rendre hommage aux marques

phares de la culture de la rampe genre Thrasher, Etnies, Element, Santa Cruz. On va

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aussi inviter l’artiste graphiste John Hamon à faire une collab’. Les anciens de la revue

Clark seront associés à l’évènement. Jean-Yves propose que le thème de l’expo soit

‘’comment la sous-culture du skate est restée underground ?’’, ou quelque chose dans ce

ton-là. On pense même à demander à Pedro Winter de venir mixer. » « Chan-mé, je

fais ».

Les mois qui suivent, je m’investis à fond. Je dis à Marième qu’elle n’hésite pas

à me solliciter pour faire les petites mains et je me retrouve à participer à toutes les

étapes de l’organisation. Ça m’occupe la tête et d’une certaine façon ça me soulage. On

sélectionne les photos et vidéos qui seront exposés. Marième me consulte sur les choix

d’emplacements. Je prends un réel plaisir à m’investir là-dedans.

Toutes ces années de glande semblent soudain prendre un sens. Elles aboutissent

naturellement dans ce projet qui donne vie à nos espoirs, nos réussites, nos essais, nos

échecs et nos rêves. Quand je retourne à Répu, je bats la réclame pour l’expo à venir

autour des copains. Tout le monde est vachement fier qu’on s’intéresse à nous, les

tocards de l’asphalt jungle. Pour une fois, on nous voit, on nous entend, on nous estime.

L’expo est d’ailleurs un franc succès. Ça réhabilite les skateurs auprès du milieu

artistique. On salue mon travail, mes photos, mon investissement dans l’event.

Après ça, les propositions se sont succédé. J’ai tourné quelques courts métrages,

puis j’ai été contacté pour des clips, quelques pubs aussi. J’ai connu un succès d’estime

auprès de la communauté underground pour mes vidéos. On m’a invité à donner des

conférences, à animer des cours dans des écoles de communication. Les journalistes se

sont mis à me contacter en tant qu’expert des cultures urbaines pour me prononcer sur

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!
telle ou telle tendance. Je me suis fait un nom. C’est comme ça que je me suis retrouvé

un soir à croiser le chemin d’André à l’issue d’une conférence à la Gaîté Lyrique.

Les débuts ont été laborieux mais ça a fini par marcher parce que je n’étais guidé

ni par l’ambition, ni par la rapacité. Je n’ai jamais eu que mes passions pour me donner

de la force. Je ne croyais pas en grand chose. Je vous l’ai dit, je n’étais qu’un modeste

mec du tiéquar, le mec en bas de votre immeuble, celui qui fait ce qu’on lui demande,

qui baisse la tête, qui ferme sa gueule, celui qui n’attend rien, qui subit de ouf, le mec

paumé par excellence, un jeune quoi.

Huit ans plus tard, alors que j’écris ces lignes, je me dis que l’un dans l’autre les

choses se font naturellement. Je n’ai pas forcé. Quand t’aimes un truc, que t’y crois, ça

finit par marcher, c’est genre inéluctable. Dans ma vie, il n’y avait que le skate et même

si au début c’était purement gratuit, ça a fini par prendre un sens, par se matérialiser en

un projet.

« Si on m’avait dit ça il y a dix ans, que je gagnerais ma vie grâce au skate, je ne

l’aurais jamais cru, je dis à André. Même Cobra, tu vois, il n’aurait jamais cru qu’il

vivrait de sa musique. On en parle souvent et on est assez surpris quand même d’avoir

‘’réussi’’ nos vies, même si c’est un bien grand mot. On a eu de la chance, c’est tout…

Une chance que French, mon frère, n’a pas eu lui…. C’est la vie, j’ajoute rapidement

pour ne pas céder à la mélancolie ».

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Mélopée du serpent

Dans les pages de Libé, un encart discret signé d’un jeune journaleux, Martin

Pagès, docteur ès-musiques urbaines, passerait presque inaperçu. C’est Lola qui est

tombée dessus par hasard. Elle l’a pris en photo et nous l’a immédiatement envoyé.

La pige est titrée « Mélopée du serpent ». Cobra fonce illico presto acheter une

dizaine d’exemplaires de Libé, découpe le bout de papier et l’encadre près de la télé.

Une musique savamment agencée, pleine de vie, tenace, rêche, anguleuse,

de sonorités concaves produites par une jeune DJ prodige de 24 ans,

Princesse Mononoké.

Les compositions empruntent des directions imprévues. Elles nous perdent,

nous sèment, nous distancent, nous obsèdent. Le beat est massif. Le rythme,

copieux. On en sort rassasié. L’ensemble irradie d’une transe colorée.

Les mots tressautent dans la tête. Des mélodies planantes fourmillant

d’idées. On y découvre un Paris interlope, exsangue, profané. On y retrouve

la vraisemblance d’impressions refoulées, un amas de mots qui transcende

et prend sens à une époque où le verbe est dévoyé.

Cobra se grime en poète et parsème ses morceaux d’un lyrisme timide mais

affiné, avec un zeste de références aux pères du rap, juste ce qu'il faut pour

s’inscrire dans la lignée de ses pairs. En évoquant les thématiques de la

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!
jeunesse, de la pauvreté, de la dureté de la vie, Cobra réconcilie le peuple

de la rue avec lui-même

Il faut se rendre à l’évidence : sous la plume de Cobra quelque chose se

passe. Le verbe tressaille. La mélopée tourmente. Une seule chose à

retenir : on n’en sort pas indemne. Ce double maxi est un des plus beaux

disques du nouveau rap français.

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!
Epilogue

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« Un peu plus de minutes avant jamais ».

Brutalisme, Flavien Berger

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!
Tuer la concurrence

Dans les locaux de Planète Rap, l’émission de rap freestyle de la radio Skyrock,

l’ambiance est électrique. Lopez s’apprête à réaliser son premier freestyle. Il a choisi de

faire un « featuring » avec Tonio pour le premier soir, un rouquin qui kick comme un

Dieu. Tout son crew est derrière lui. On fait passer un petit spliff sur le plateau.

Vingt piges que Planète Rap fait découvrir aux auditeurs du 96 FM des

morceaux une semaine avant la sortie de l’album. L’émission emblématique de Fred

Musa c’est un délire à part entière. On voit les posses défiler en bande, faire monter la

sauce dans une ambiance improvisée qui déchire sa race.

Avant de nous programmer, Laurent Bouneau a organisé un rendez-vous

d’écoute dans son bureau. Je m’en souviens bien, c’était un vendredi, en fin de journée.

Cobra m’a demandé de l’accompagner avec Lola, propulsée négociante en chef de la

dream team. On se cale autour de la table ronde. Du sol au plafond, des disques d’or et

de platine ornent le bureau. Laurent nous met à l’aise. On discute du concept de

l’album, de nos projets.

Lopez est anxieux. Il n’a qu’une envie, savoir si Laurent Bouneau va le jouer ou

pas. Passer sur Sky c’est le meilleur moyen de taper dans les 4 millions d’auditeurs. Une

opportunité comme ça, ça ne se foire pas. Sans parler des ventes de disque qui peuvent

en découler.

Le boss du rap nous explique qu’il a étudié l’image de marque de Cobra,

comment il se comporte sur les réseaux sociaux, il a tâté le terrain de sa fanbase sur

Insta, mesuré son nombre de followers, éclusé ses posts online, étudié ses résultats dans

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!
les charts. Cobra a la chance d’avoir fait un démarrage en flèche sur iTunes grâce à son

premier EP. Ça rassure le directeur de la programmation en face de nous qui nous fait

des yeux doux.

- Je pense que vous avez le potentiel de toucher un max d’auditeurs, il nous dit.

Vous rentrez dans ma politique éditoriale

Et moi je tressaille en entendant ce vocable de business man totalement décalé.

Le mec pense trop annonceurs, commercialisation, thunes thunes thunes. Cobra

relativise. Il se dit que c’est comme ça, qu’on peut pas y échapper.

Laurent a l’impression de nous faire une fleur en nous programmant.

Franchement ça me rend ouf. J’ai envie de lui claquer que c’est nous qui lui offrons sur

un plateau l’opportunité de sa vie. Mais je moucave. Je ferme ma bouche. Lopez a été

clair avant qu’on y aille. Il a dit « tu te tiens tranquille. » Alors j’obtempère.

Passer dans Planète Rap, c’est s’inscrire dans la lignée des plus grands parce que

tout ce que la planète rap compte d’artistes surdoués y a foutu les pieds depuis que

l’émission a décollé sur les ondes en janvier 1998, de La Fouine à Kaaris en passant par

Rohff, Booba et Aaliyah. Big deal. C’est une rampe de lancement. Un passage obligé

pour en être.

Et pour Cobra c’est une sorte de test. C’est là qu’on va pouvoir apprécier sa

capacité à kicker, où on va mesurer son envie, sa détermination. Parce qu’une semaine

d’impro, c’est du taff, beaucoup de préparation. Tu ne peux pas mentir surtout quand

c’est en direct. Tous les soirs pendant une semaine, de 20h à 21h, Cobra va foutre le feu

à l’antenne en dévoilant ses morceaux avant la sortie dans les bacs de son album

Chanmax.

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En ce mois de novembre 2019, le crew investit donc les studios de Skyrock et

franchement les pélos ne sont pas peu fiers. On est venus en famille comme le veut la

coutume - même si on est loin du crew de 140 personnes que 113 avait trimballé.

Le posse s’agite. Dans la grande salle vitrée surmontée de l’affiche Urban Peace,

on danse agglutinés. On tire des lattes pendant que Cobra kick à toute allure des lyrics

qu’il a enregistrés dans les notes de son GSM. Un tél dans une main, une clope dans

l’autre, les yeux rivés sur son écran, le Master of Ceremony caillasse les lyrics à toute

vitesse, il nous martèle ses textes pleins de poésie, nous explose la gueule à base de

mots bien chinés. Je ressens ça dans mes tripes. C’est tribal, instinctif. Ses mots à lui

parlent à mon intellect, à mon coeur, à mon beat. Mon tempo intérieur qui tressaille à

chaque mot que Cobra égrène au micro.

Margaux et Lola font le show derrière lui. Elles dansent, s’amusent de la

situation, miment les video girlz des clips de rap US, les petites bimbos à la peau dorée

et aux dimensions sculpturales qui dansent lascivement devant des Lamborghini en

tenues rikikis. On s’amasse la tête coiffée de casquettes griffées. On filme aussi - surtout

moi qui ne lâche pas mon tél une seconde, même pas pour aller pisser. Je veux garder un

souvenir de ce moment magique. Le boss du rap passe nous faire un check. Les ingé son

stationnent dans le couloir. C’est le dawa. Cobra a faire venir des guests - des jeunots de

son écurie : Rimca, Topor, Fiji et d’autres dont je ne me souviens plus le nom. Les bébés

rappeurs de l'école des fans bastonnent.

Karim est en kiff. Je vois sa gueule de tocard les yeux teintées de petites lunettes

de soleil ovales rouges. Il se dit que Cobra « tue la concurrence », qu’il déchire. On

s’ambiance, on danse, je ne twerk pas parce que je ne suis pas champion de tennis mais

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!
mon boule sursaute malgré tout à chaque envolée de lyrics. C’est le feu. La miffa

retourne Planète Rap. Rimca achève son freestyle. Il drop le mic’. Le silence envahit le

studio trente secondes, juste le temps que tout le monde reprenne son souffle et puis une

giclée de notes envahit la pièce et Fiji nous déboite à nouveau. Une heures d’antenne

chauffée à blanc, avec des kids surexcités. Je filme tout. J’adore.

Et puis Cobra prend le micro. Le silence se fait. Solennel, son phonetél dans la

main, il se met à déclamer un texte mi-chanté, mi-déclamé à la manière d’un slam, sur

une mélodie au piano. Cobra interprète son morceau Khey à la mémoire de French et

tout le monde a soudain les larmes aux yeux et on chiale sa mère. Moi je suis au fond du

gouffre. Margaux se poste derrière moi et me prend discrètement la main tandis que

Lola me cajole en passant un bras par dessus mon épaule.

Khey, petit frère

Tu es parti, retourné kho poussière

Ad eternae de la misère

Tu m’as tiré, fais de moi un trouvère

T’étais un vrai, frère,

Si vivant, si déter

Tu m’as tout donné

Le courage, l’énergie, et l’envie d’en être, d’être fier

La vie sans toi, khey, disons-le, c’est devenu un calvaire

De là haut, si tu nous entends, j’espère que tu as trouvé la paix,

Entouré de zouz, avec à la main un p’tit verre

Ici on t’oublie pas car ton énergie solaire continue d’illuminer le cimetière.

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Skit French

Reproduire le graff de la rue Saint Denis sur la pochette du disque, ça ne se

discutait même pas. Immortaliser notre frérot pour toujours, faire en sorte qu’il ne soit

pas oublié, bien après que le tag ait été effacé, délavé par la pluie, blanchi, disparu, il

n’y avait pas de débat.

French aurait été fier de tout ce qu’on a accompli, de là où on en est arrivé. Il n’a

malheureusement pas eu le temps… Il ne saura jamais que Cobra est devenu une star

dans toute la France comme il en avait toujours rêvé, que Margaux et moi sommes

restés ensemble toutes ces années, que Lola est devenue une grande journaliste musicale

aux Inrocks, que Karim, après avoir débuté chez Wajdi Mouawad, est devenu un

comédien français reconnu. Il ne saura jamais.

Il ne sait pas que sa disparition a laissé une trace indélébile, huit ans après. Que

chacun de mes choix, je les ai faits pour lui, pour le rendre fier.

Sur l’album Chanmax, Cobra a inséré des skits - des intermèdes parlés entre

chaque morceau. Et quand je découvre ça, c’est la grosse pleurade. Skit French, la voix

de mon frérot, gravée à tout jamais dans l’album. C’est le truc qui me brise le coeur en

mille morceaux et en même temps le plus bel hommage qu’on aurait jamais pu lui faire.

Après le morceau Turfu, on entend mon frangin faire le zouave dans les studios, parler

de la vie et des nanas. Et ce concentré de French en une minute trente, posé là, c’est

vibrant. Comme Lomepal a enregistré sa maman, Cobra a décidé de la jouer QLF et

d’utiliser cet album pour rendre un dernier adieu à French.

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« Chanmax », French avait toujours ce mot à la bouche. C’était à son image, un

mot bizarroïde, un néologisme exsangue, mi-argot mi-n’importe quoi, dans lequel

French projetait toute sa verve, son énergie, son désir de vivre, ce qu’il était en somme.

Chanmax, l’album de Cobra, c’est un condensé de tout cela, de notre envie infernale

d’exister, de se battre, d’exprimer ce que l’on est pour que cela soit reconnu, entendu,

que l’espace d’un instant cette réalité-là crève les yeux. Nous, les small-timers, les

gosses invisibles, les babtous fragiles, trop nantis pour avoir le droit de se plaindre, trop

jeunes pour avoir le droit de donner notre avis, trop cons, sûrement, pour avoir envie de

le faire d’ailleurs, trop naïfs et trop isolés pour avoir le sentiment d’exister, on y est

arrivés par un simple petit album, par un peu de temps, beaucoup d’envie, un désir d’en-

être excessif et une soif de réussir farouchement ferraillée. On a fait de l’art parce qu’on

ne savait pas quoi faire d’autre. Il faut croire que cela nous a réussi… 


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Illustration originale réalisée par Madame Buraka ©

Paris, 2019

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