Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
1 sur 235
!
Chanmax
Julia Pialat
Il n’y a plus d’idées sur la terre que ne l’imaginent les intellectuels. Et ces
idées sont plus actives, plus fortes, plus résistantes, plus passionnées que ne
le pensent les « politiques ».
Ce ne sont pas les idées qui mènent le monde. Mais c’est parce que le
monde a des idées (et parce qu’il en produit continuellement) qu’il n’est pas
mené passivement par ceux qui le dirigent ou ceux qui voudraient lui
enseigner ce qu’il faut penser une fois pour toutes ».
Alexis de Tocqueville
Je crois que s’il n’y avait qu’une seule chose à retenir de toute cette histoire,
c’est que « la vie n’appartient qu’à ceux qui ont le feu sacré ». Voilà, c’est dit. J’ai eu
beau tourner ce qui s’est passé dans tous les sens, je n’avais rien d’autre à ajouter. « Le
feu sacré ». C’est tout ce qu'il faut retenir de cette putain d'histoire.
Si j’ai décidé de prendre la plume aujourd’hui, c’est sur les conseils de mon ami
André. André est connu dans le milieu du graff parisien. J’avais croisé plusieurs fois ce
petit brun à l’allure de skateur, les cheveux coupés courts, bomber sur les épaules, Stan
Smith aux pieds, dans le cadre de conférences sur les cultures urbaines et le skate. Ayant
fait ses armes dans la rue, comme moi, André est souvent sollicité pour parler des
débuts du hip-hop français. A la fin d’une conférence que je venais de donner à la Gaîté
Lyrique, et à force de se croiser dans pleins d’events parisiens, on est allés prendre un
pot et on a sympathisé.
chanteur culte de notre génération. André se plaignait de ne pas pouvoir faire un pas
dans la rue sans entendre son dernier morceau à fond. « Ce mec me gave » dit-il en
Amusé, je lui explique que Cobra est un vieux pote à moi et que j’ai contribué
activement à ses débuts. J’ajoute que je suis aussi pote avec la DJ Princesse Mononoké
et Karim Daoudi, que dans le temps on a formé une sorte de collectif d’artistes et que
juste relou que tu ne puisses pas aller acheter une baguette de pain sans entendre un de
ses morceaux passer sur un vieux transistor pourri ». « T’inquiète mec, je ne le prends
pas pour oim », je le rassure. André s’est ensuite mis à me poser pleins de questions et je
Quand j’ai fini par fermer ma gueule, sur les coups de onze heures du soir,
André m’a suggéré d’écrire tout ça et pourquoi pas d’en faire un livre. Et j’avoue que
sur le moment je trouvais l’idée absurde. Qui ça pouvait bien intéresser, franchement ?
Mais le soir même, en rentrant chez moi, agité, incapable de m’endormir, j’y ai repensé
et je me suis dit que ce n’était pas si con que ça, finalement. C’est vrai que pleins de
gens se sont intéressés à notre parcours. André n’était pas le premier à me poser des
Dans cette histoire, il n'y a aucune frime, aucune exagération. Je n’ai pas
cherché à enjoliver nos situations. C’est l’histoire du mec que tu croises tous les matins
en bas de ton immeuble. Parce que je me suis dit qu’on ne s’intéressait pas assez à la
destinée du petit michto derrière la caisse, celui qui te tend ton burger encore fumant,
celui qui pédale comme un fou pour te l’apporter, celui qui te tend ton ticket de caisse,
présenté. Donc voilà, je m’appelle Guillaume, mais tout le monde m’appelle Pento, en
référence à la gomina que je mets dans mes cheveux pour les faire briller. Aujourd’hui,
j’ai 36 ans. Je suis réalisateur de films indépendants. J’ai tourné pas mal de clips que
immeuble d’artistes brillants mais fauchés. Mon père était metteur en scène de théâtre.
Quand j’étais gosse, je côtoyais les plus grands à la table du diner. J’ai vu passer Costa-
Gavras, ce bon vieux Houellebecq, la sublime Carole Bouquet, et bien d’autres encore
dont je connaissais à peine le nom mais qui était des amis de mon père.
Moi et mon petit frère François, French pour les intimes, on gazouillait dans ce
milieu de starlettes et de génies, comme des poissons dans l’eau. Grandir dans un milieu
artiste, ça a forcément joué sur ce qu’on est devenus par la suite. On vivait dans ce
gamins, papa avait fait deux ou trois pièces qui avait marché. On avait même connu une
période d’opulence, que le salaire fixe de ma mère chez Gallimard avait prolongé
société. Je vivais au crochet de mes parents en n'en foutant pas une. Plusieurs fois ma
mère avait menacé de me virer de la maison. Mais elle avait trop d’amour pour moi
avant de tout plaquer. Les études, c’était pas trop mon truc. Alors, au début, pour me
sustenter j’ai enchaîné les petits jobs à la con. Les temps étaient durs pour les artistes.
J’étais pas prêt, moi, à vendre mon corps à des vieillards séniles, comme les gamins du
dernier film de Larry Clark, pour pouvoir fliper devant le Palais de Tokyo.
Bon j’en ai déjà trop dit. Il est temps que je leur laisse la parole. J’ai
délibérément choisi de ne raconter que nos débuts. Parce que je me suis dit que c’était
ce qui vous intéresserait le plus. Que le reste avait déjà suffisamment été relaté dans des
reportages bidons sur Soir 3, dans notre bio wikipedia ou dans des interviews pour
Télérama. Je me suis contenté de l’essentiel - car la suite tout le monde la connaît. Une
Au départ, on était juste une petite bande de copains passionnés. Voilà, c’est par
vivait que pour ça. Franchement, aucun d’entre nous, à l’époque, n’aurait pu imaginer
qu’on écrirait des livres un jour pour raconter nos parcours et nos « exploits ». Rien n’a
été facile. On en a chié. Mais on y a cru jusqu’au bout. Parce qu’on avait le feu sacré.
Ce livre, je l’écris pour tous les petits mecs qui, comme nous, ont un jour rêvé de
tenter leur chance. Grand bien leur fasse. Ne doutez plus. Ayez confiance en vous.
J’espère que cette histoire saura vous donner envie de franchir le cap et de tenter, à votre
tour, l’aventure. Car sachez que si nous, nous y sommes arrivés, vous pouvez le faire
aussi.
Page 10
! sur 235
!
Cette histoire, je la dédie aussi à tous ceux qui n’ont pas cru en
nous, à ceux qui nous ont critiqués, moqués, par moments humiliés. A ceux
qui nous ont mis des bâtons dans les roues, ceux qui nous ont entravés, ceux
A tous les journalistes à deux balles qui nous ont défoncés, à nos
parents qui ont douté de nos capacités, à nos potes qui nous ont raillés, aux
commentateurs anonymes des réseaux sociaux qui ont ricané, aux inconnus
dans la rue qui ont pointé leurs doigts sur nous. A toutes les meufs qui nous
A vous tous, les haineux, je vous adresse un grand merci. Parce que
sans ces échecs successifs, sans vos réprobations, vos affronts, vos
A French, évidemment …
Page 12
! sur 235
!
Première partie
Page 13
! sur 235
!
« Si c'était si facile, tout le monde le ferait
« Évidemment que je veux briller comme l’or. J’ai passé ma vie invisible
comme l’air »
Lomepal, Evidemment
Mc Solaar
Page 14
! sur 235
!
Liberta
viande grillée qui embaume les allées et assaille mes narines. C’est le mouton de l’Aïd
el-kébir qu’on fait rôtir. Je mets un bandana devant mon nez pour masquer l’odeur de
graillon.
A deux mètres de moi, un groupe de jeunes renois danse à côté de leurs vélos sur
du son West Coast ricain diffusé par des enceintes bluetooth. Un bulldog promène son
connard, les crocs acérés. Une mamie s’acharne sur un jeu à gratter de ses ongles vernis.
lui souris. Plus bas, les travailleuses du sexe chinoises font le pied de grue tandis que les
pigeons s’amassent sous la Porte Saint Denis. Rue Saint-Denis, sex shop et godemichés
côtoient les showrooms et les passages secrets. Regards salaces, air tendancieux, au
fonds de la cour, des bureaux, des passes. Femmes rouge à lèvre. Matelas crevés.
Sentier.
Une nuée de manga girls en crop tops fluos, boots en daim et jupes vinyles
prend la rue. Une meuf dont les seins gonflés à bloc sursautent à chaque pas, en tête -
elle ne porte pas de soutif’. Ma rétine vrille. Un type se gratte l’entre-jambe. Des Nike
requins par centaines. Des Queens afros au look étudié. Des trentenaires en bombers.
Des bruns ténébreux les yeux masqués par des lunettes teintées. Casquettes NYC
vissées sur la tête. Trottinettes qui galopent. Motocyclettes. SSD frémit. Et au milieu de
Page 15
! sur 235
!
Le troquet de la rue du Faubourg Saint-Denis, avec son esthétique « à
l’ancienne », son comptoir en formica orange, son papier peint défraîchi et ses
banquettes en moleskine rouge que je trouve très chic, est notre repaire depuis le lycée.
Chez Jeannette pour que vous puissiez vous faire une idée c’est un bar du haut de la rue,
côté bobo. Le spot est un repère mods par excellence. Certainement un de ses derniers
remparts à Paris. Les mods, ces jeunes gens au look vestimentaire soigné, adeptes de la
La musique penche vers le rock indé. En ce temps là, j’écoute beaucoup La Femme, des
Strasbourg Saint Denis est scindé en deux: au début les spots de blédards, le
Mouton blanc, les tabacs avec les chaises en plastique en terrasse et les boucheries halal,
en haut les petits spots dans le vent. Plus tu montes, plus tu accèdes aux endroits
branchés. Chez Jeannette est de ceux là. Population 100% WASP, qui sort des bureaux
des tatouages « Liberta », casquette fluo sur la tête, look street wear savamment étudié,
cheveux bleachés pour les mecs, barbes hipster ou tempes rasées, venus là s’encanailler
dans l’un des seuls tiéquars qui conserve intacte sa street cred.
Tandis que je me fraie un chemin entre les grappes d’amis pour retrouver mon
petit reuf et ses potes, les pignoufs discourent volubilement de la nouvelle meuf de
French. Une fille qui s’appelle Linda ou Laeticia ou Lila, je ne sais plus. J’en vois
tellement passer que je ne prends plus la peine de retenir leurs prénoms. A part parler
musique, il n’y a que les ladies qui les intéressent. Ce sont tellement des tocards que je
les soupçonne de n’agir que dans cette visée. Vincent par exemple, qui se prend soudain
Page 16
! sur 235
!
de passion pour la salsa parce qu’il a entendu dire que les meufs qui dansent sur les
quais en face d’Austerlitz sont super fraîches. French, mon frérot, qui ne vit
exclusivement que pour les nanas. Lopez, même s'il est taiseux à ce sujet. Et Lola, qui
serre des meufs, elle aussi, et qui peut en discourir pépouz’ avec eux. Je rejoins le posse
moment là, une métisse de 18 ans, de ce que je comprends, qui veut se lancer dans le
mannequinat et qui alimente son compte Insta de clichés tous plus affriolants.
Depuis quelques temps, les gadjos ont arrêté de regarder les filles dans la rue.
Comme ça subitement. Par peur de se prendre une amende pour harcèlement sexuel. Les
oeillades se sont reportées sur Insta. Ils se sont mis à parler des « meufs d’Insta », H24,
sans relâche. « Elle c’est une meuf d’Insta » avec des théories toutes plus bidons les
unes que les autres. « Elle a un boule de meuf d’Insta ». Ils se posent sur leurs chiottes
au réveil et scrollent l’application pour mater des nanas. Ils regardent leurs story, likent
leurs photos, coeur coeur coeur. Ils mettent des coeurs partout les enfoirés.
observations.
Margaux aussi elle les téma, les « meufs d’Insta ». Entre deux piles de dossier,
dans le tromé, le soir chez elle, dès qu’elle a un moment, elle ouvre l’application, et elle
y plonge la tête la première. Elle fait défiler les photos de petites minettes toutes plus
Margaux a développé une obsession pour Instagram qui se traduit par l’envoi
frénétique de photos avec filtres, la publication de courtes vidéos dans lesquelles elle se
met en scène et une fascination exacerbée pour la culture du corps. Elle y passe
Page 17
! sur 235
!
énormément de temps, un temps qu’elle préférerait consacrer à ses sons. Mais elle est
comme happée par les réseaux sociaux qui lui font perdre la raison. Margaux est très
jolie et elle le sait. Une belle blonde à la moue rieuse et aux yeux revolvers. Elle a le
regard qui tue. Quand je la regarde comme ça, j’ai l’impression qu’elle est la fille
Lola se moque gentiment de la bande. Elle est plutôt misandre, de base. Ça veut
dire qu’elle déteste les mecs. Elle les trouve cons avec leurs stratégies de drague à deux
balles. Eux sont verts de jalousie parce qu’ils la voient choper des meufs toutes plus
canons les unes que les autres. Lola a commencé à sortir avec des filles à l’âge de 16
ans. Elle a mis un peu de temps à nous avouer que c’était son délire. Mais après on a
rapidement compris. C’était plutôt marrant de la voir chasser sur le même terrain que les
French, à deux pas de là, fait son boy avec son pote Nico, bras tatoués, piercings,
T-shirt fluo.
- Elle me tape des phases en mode ‘’tu vas jamais grandir lalala’'. Mais t’es qui
- Quand c’est comme ça je lui dis ‘’vas-y passe une bonne journée’’ et elle me
Page 18
! sur 235
!
Deux influenceuses passent en scooter - Angelina machin et la fille d’un célèbre
real’. Les deux mecs se dévissent la tête pour les suivre des yeux. French poursuit sur sa
copine : « Faudrait que je mette les choses au clair parce que ça m’a soûlé. De toute
Nico enchaînant :
- Qu’est ce qu’elle fait Elena ce soir d’ailleurs ? Je devais la voir à Ibiza cet été
Une meuf roule une clope à côté. Un pote arrive et pose des verres devant eux
« Santé ». « Ça a le goût de cannelle un peu » dit Nico faisant claquer sa langue contre
son palais - connaisseur, puis ajoute, « Ouais Ibiza c’était un peu chelou un peu
Gaspard Noé passe et les salue. Il lâche : « Ils vont sûrement faire une redif’
d’Irréversible à Venise ». A quoi Nico répond : « Ouais vas-y je suis chaud je savais pas
quoi faire ce week end en plus ». Gaspard Noé s’en va. French reprend : « Y’a rien de
pire que ça, s’embrouiller avec sa zouz parce que le lendemain tu regrettes. Tu regrettes
Page 19
! sur 235
!
Sk8
En ces temps-là, je passe pas mal de temps à ne pas foutre grand chose. J’essaye
procrastination. J’ai déployé un certain raffinement dans l’art de ne rien glander. Je suis
Je viens de me séparer de Gina, une meuf totalement tarée que j’ai rencontré sur
Tinder et je suis au fond du trou. La meuf m’a mis la hess pendant des semaines, m’a
trompé, m’a menti sur ce qu’elle faisait de ses soirées, m’a baladé comme un iench,
jusqu’à finir par me lourder pour un p’tit con du nom de Ludo. Faut que je me reprenne.
A cette époque-là, j’ai le seum et pas vraiment de but dans la vie. Hormis un
caméscope que je ne lâche pas et avec lequel je filme tout, tout le temps, en mode
Avec les potos du lycée, j’ai tout appris. Du simple saut, le ollie, à des tricks plus
sophistiqués. Le skate c’est notre dél’, une activité de groupe fondée sur l’émulation.
par la vitesse, on apprend les gestes à tâtons, sautant trois marches, puis quatre, ajoutant
une rotation par-ci, un saut par là. En communion avec l’asphalte, on multiplie les
prouesses, pour épater la galerie ou pour briller dans des vidéos qui seront plus tard
saisis du frisson du risque, on entre en flottement. Répéter les gestes, tomber, se relever,
avec patience, adresse et dextérité, pour réaliser une figure, c’est ça la beauté du skate.
Page 20
! sur 235
!
Alors que certains vont à l’université, multiplient les diplômes, font des MBA,
des Master Pro, des doctorats, moi j’ai décidé de faire l’école de la vie. J’ai réussi à
développer un regard particulier sur les choses que dix ans d’études ne m’auraient
jamais permis d’acquérir. J’ai appris à observer ces petits riens qui nous échappent au
quotidien, à prêter attention, à perdre mon temps. Je suis chanceux en quelque sorte.
Notre spot préféré est Répu bien sûr. Mais parfois, quand on se chauffe, on peut
aller jusqu’au Dôme, dans le 8ème, en contrebas du Palais de Tokyo, pour rentrer1.
Une fois, je me souviens que je suis allé faire des photos Place de la République.
J’ai rejoint les soces qui traînaient là, Léo, Marco, Victor, Tonio. Les habitués. J’étais en
train d’installer mon matos quand j’ai surpris une conversation entre Léo et le petit
Victor. « Tu te souviens l’émission Jackass à la télé, sur MTV ? » plaisanta Léo. « Nan,
c’est quoi MTV ? » rétorqua Victor. « Mais t’as quel âge mec ? T’as douze ans ? »
Ce n’était pas la première fois que Léo réalisait que chaque conversation avec
les kids des années 2000 se transformait en cours d’histoire, voire même d’archéologie.
Ces mômes n’avaient même pas connu le 11 septembre. C’est dire. Il lui expliqua
qui s’appelait ‘’Jackass’’ dans laquelle on suivait les pérégrinations de mecs faisant des
Page 21
! sur 235
!
passes l’expression de darons et en même temps ‘’jackass’’ est un mot qu’on emploie
pour désigner les tocards, les cas soc’ quoi. C’était une sorte de vidéo gag mais en
mieux »
« Je ne connais pas vidéo gag » objecta Victor. Malaise. Léo se racla la gorge,
déstabilisé. Il était en train de se prendre un sacré coup de vieux là. Il le vivait mal.
« Humm vidéo gag, c’est l’ancêtre de 9GAG si on peut dire. Tu vois ce que c’est
son explication. « Humm 9GAG c’est l’ancêtre des meme sur Internet. Là c’est plus
tibétains qui coloraient la place de tons orangés, et des stands de « free hugs », derniers
remparts de la culture baba, les skateurs occupaient la zone. Moi j’étais sur le côté, en
retrait, l’appareil photo vissé à la main. Je mitraillais. Les kids gapaient 2 les marches.
Ils backsidaient. Ils frontsidaient. Ils faisaient peur aux pigeons qui s’envolaient affolés.
Sur les rampes, les bancs et les rebords, ils alternaient les tricks. Un jeunot fit un face
plant. Il tomba la tête la première sur le pavé. Stoïque, il se releva et traça sa route. Ils
allaient et venaient sur l’esplanade, en tous sens. C’était à vous donner le tournis.
le plus de clichés possibles, d’enregistrer des heures d’images filmées en vue d’en faire..
en vue d’en faire quoi au juste ? Je ne savais pas. Mais j’étais dans ma période de total
bad sur la brièveté de la vie. Je ressentais une impulsion forte de documenter, histoire
Page 22
! sur 235
!
d’en garder une trace, de peur que tout cela ne disparaisse ou ne soit happé par la
Caméra au poing, je me mis à filmer. Deux gugusses faisaient les malins sur ma
gauche. Je dégainais le fish eye. L’effet grossissant permettait de les capter en gros plan.
L’un des kids fit un flip, faisant tourner sa planche sur un axe longitudinal. Le pied
gauche appuyé sur l’arrière de la planche, l’autre légèrement de biais, il sauta, donnant
une inflexion - le « pop » - sur le skate qui bondit, tournoya sur lui même avant de
doubla par la droite, prit son élan et lança son skate à toute allure sur un muret sur
constatais-je.
De temps à autre, je m’allumais une clope pour passer le temps. « On est pas bien là ?
Je poursuivis mon entreprise de canardage en règle. Léo était parti à l’autre bout
de la place prendre de l’élan pour son saut de l’ange. Je plaçais la focale de mon
observant dans des jumelles sa proie, je le suivis des yeux à l’aide du zoom. Léo bondit
sur sa planche et se mit à pousser comme un forcené du pied gauche sur le sol.
Page 23
! sur 235
!
prêter attention aux voitures qui l’esquivèrent de peu. Autour de lui, personne ne faisait
attention à l’énergumène qui poursuivit son chemin, grommelant dans sa barbe. Chacun
dans sa bulle, les yeux rivés sur leurs téléphones portables ou plongés dans leurs
pensées, les badauds paraissaient coupés du monde alentour, trop occupés à anticiper le
dîner du soir, à planifier leur week-end ou à répéter ce qu’ils diraient à leur copine au
moment de la rupture. Un bus manqua d’écraser le forcené qui se mit à taper du plat de
la main les vitres du véhicule comme un fou. Un embouteillage spontané vit le jour. Les
klaxons fusèrent dans tous les sens. Un automobiliste cria « salaud de pauvre ! ».
Depuis quelques temps, les misfits étaient de plus en plus tricards, mis à
l’amende. Tout était fait pour les maintenir en position de soumission. Un peu comme
moi avec Gina. Elle m’avait bien baisé la salope. C’est pour ça qu’avec Karim, on avait
décidé d’avoir sa peau. Avec un petit marqueur indélébile, on avait noté son numéro
dans les chiottes des mecs sur la péniche de la Concrete. « Salope du 75. Call me ». A la
one again.
Page 24
! sur 235
!
Tu seras viril mon kid
Karim et moi, on s’est rencontrés il y a dix ans dans une fête d’appartement.
Comme toujours dans ces cas là, une petite bande menait une contre-soirée dans la
cuisine. Karim était invité par sa copine Charlotte. Il ne connaissait pas grand monde. Il
s’était assis sur le plan de travail, une bière à la main. A sa gauche, un grand type à
l’allure carrée, plutôt beau, aux cheveux bruns, amusait la galerie. Ce type, c’était moi.
m’amusais à aspirer un peu de bière que je crachais délicatement sur les convives tel un
Le keum était mort de rire. Il s’était dit que tant d’impudence, c’était mortel. Je
me souviens que j’avais fait ça un peu pour le faire marrer, un peu aussi pour
l’impressionner. Ça avait tout de suite matché entre nous. Très vite j’étais entré dans sa
clique. On était devenus inséparables. BFF. Best friend forever. On se faisait des soirées
fifa. On allait boire des pintes, et on refaisait le monde ivres morts dans le quartier de la
Ce qu’il faut bien que vous compreniez au sujet de Karim c’est qu’il était un
michto en or, un battant, un courageux, de ceux qui ont une foi démesurée en la vie. Pas
un nigaud, ni un naïf. Non un pur. Il avait un regard particulier sur la vie que j’ai
toujours admiré. Toujours optimiste, mais pas de cet optimisme forcené qui éreinte les
coins de la bouche à force d’adopter un sourire niais. Non je parle plutôt d’une attitude
positive envers la vie, de la certitude que les choses ne pouvaient que s’améliorer. Il
avait la gniaque, comme disent les occitans. Il était combattant, motivé, en un mot déter.
Page 25
! sur 235
!
Et il faut dire que la vie ne lui avait pas fait de cadeau. Depuis tout petit, il
adorait le théâtre. Il passait des heures devant les films de Louis de Funès à singer ses
mimiques. Il était le petit rigolo de la famille. Celui qu’on sollicite aux repas de famille
Enfant, il aimait se grimer, revêtir les sapes de sa soeur. Ça ne faisait pas trop
marrer le daron. Une fois, ce dernier était entré dans sa brecham sans frapper et l’avait
trouvé équipé d’une toge de fortune, faisant la diva devant le miroir. Il avait poussé une
gueulante. L’avait puni, lui interdisant la console pendant un mois. Karim avait compris
la leçon. Désormais, il s’assurait que son père n’était pas à la maison avant de s’affubler
de tenues loufoques.
Au collège, Karim avait rejoint, sur les conseils de son prof de français, la petite
troupe de théâtre sous la houlette du prof d’histoire, Monsieur Blanchot. Chaque année,
le collège montait un petit spectacle présenté en juin devant les parents. Cette année là,
Blanchot avait créé la surprise en montant un texte de Koltès. La nuit avant les forêts,
ça s’appelait. Une histoire de mec qui donne à boire à son zizi. Karim n’avait pas tout
compris. Blanchot avait découpé le long monologue en petites saynètes pour faire
deux heures. Blanchot leur faisait faire de l’impro puis enchaînait avec des exercices. Il
leur avait tout appris : la gestuelle, les intonations, l’art et la manière d’occuper
l’espace, les exercices de diction. C’était un pro le Blanchot. Avec lui, Lila, Kevin et les
Page 26
! sur 235
!
Corneille, mais aussi des pièces plus pointues. Blanchot leur parlait pendant des heures
Le jour J, c’est la gorge nouée que Karim était monté sur scène. La salle était
plongée dans le noir. Un halo éclairait faiblement le comédien. La mise en scène était
minimaliste. Karim avait déclamé son passage avec une conviction et une fougue qui lui
étaient jusqu’alors inconnues. Ce fut un coup de foudre. Karim avait trouvé sa vocation.
Pour le daron, c’était une toute autre histoire. Refus catégorique pour Karim de
poursuivre dans cette voie. « J’ai eu honte de te voir jouer ce clochard sur scène, lui
avait-il dit en sortant du spectacle ». Tu seras viril mon kid 4 semblait-il vouloir lui
enjoindre à travers ses hurlements. La daronne était effondrée. Elle demandait pardon à
Karim du regard. « Ne l’écoute pas mon chéri, tu as un grand talent », avait-elle précisé
une fois à la maison. Elle n’avait pas ajouté qu’il deviendrait ambassadeur de France ou
Le daron voulait qu’il fasse un métier « sérieux ». Qu’il aille à l’université. Lui
n’en avait pas eu la chance et projetait sur son fils ses propres espérances de réussite. Le
daron souffrait d’un mal récurrent de notre société que les apôtres du néo-libéralisme
substituée la peur.
Leïla, la grande soeur de Karim était partie deux ans plus tôt faire des études de
commerce à Reims, à Sup de co. Quand elle rentrait à la maison les week-ends, elle
n’était plus la même. Michto, elle parlait de projets de vacances à l’Ile de Ré dans la
maison des parents de sa copine Nathalie. Elle harcelait sa mère pour qu’elle lui achète
Page 27
! sur 235
!
des sappes, se plaignant d’être toujours à la traîne question tendance. Leïla se sentait
« ringarde ». Elle pétait les plombs contre ses vieux, leur rappelait leur condition
minable de prolétaires.
reconnaissante ! Elle ne voit pas qu’on se sacrifie, que j’ai accepté de faire des heures
sup’ pour lui payer son école de fils à papa. Elle est ingrate ». La daronne ne comprenait
pas la légèreté avec laquelle ses propres enfants prenaient le fait de pouvoir faire des
études aux frais de la princesse. Mais bon, Karim était son préféré. Elle était prête à tout
avait pris Karim entre quatre yeux et lui avait conseillé d’intégrer une fac de droit.
Karim, un peu paumé, avait donc opté pour une licence de droit à la faculté de Nanterre,
remisant à plus tard ses rêves de devenir comédien et se demandant, au fond, qui avait
Faire le Conservatoire, c’était un luxe auquel il n’avait pas accès. Quand on est
fils de la classe moyenne, qu’on n’a pas de connexion, qu’on doit rapidement se ranger
pour payer les traites, on ne raisonne pas tout à fait en termes d’épanouissement
Karim avait fait droit comme il aurait pu faire comptabilité ou éco-gestion. Cela
l’intéressait peu, en vérité. Dès sa première année à la fac, il était entré dans une forme
5 Nefkeu, Humanoïde
Page 28
! sur 235
!
de léthargie. Il allait en cours passivement, prenait des notes, sans s’impliquer trop, sans
participer, en retrait.
Il avait très tôt compris que ce que la société avait à lui offrir n’était pas très
reluisant. C’était une drôle d’époque. Pendant 20 ans, les sociologues avaient présagé la
« mort du travail », c’était désormais chose faite. L’état de désarroi dans lequel cette
génération était plongée tenait au constat d’un manque de sens, d’une carence d’utilité
sociale. Les « Bullshit jobs », ces « jobs à la con », nous rendaient serviles, inutiles,
désarmés.
« Grandis ! » lui avait dit son daron quand Karim s’en était ouvert à lui. « Tu ne
croyais quand même pas que la vie c’était rester toute la journée dans son canap' à jouer
à la play ? » Karim, penaud, avait hoché la tête. Pourtant, autour de lui, les jobs bidons
s’étaient multipliés, aurait-il aimé lui rétorquer. Les stratégies d’évitement devenaient de
plus en plus courantes. On pouvait gagner sa vie en répondant à des sondages, en testant
des produits, en rechargeant les batteries des trottinettes électriques la nuit. Il était
révolu le temps du salariat !, aurait-il aimé lui hurler à la figure. Mais Karim avait
fermé sa gueule parce que son daron l’aurait fusillé du regard. Pourquoi se plaignaient-
ils ces kids ? Pour les darons, le fait de poser son cul sept à huit heures par jour dans un
bureau chauffé à faire semblant de travailler, ce n’était pas si terrible que ça.
Peu après les attentats de Charlie Hebdo, alors que des milliers de jeunes
s’étaient rués sur le service civique, un recruteur de la police nationale était venu faire
une présentation à la fac dans un amphi comble. Karim avait été séduit par son discours
rassurant et volontaire. Il avait attendu la fin de la présentation pour aller lui poser
quelques questions. Le keuf lui avait proposé de faire un saut au commissariat du coin
Page 29
! sur 235
!
pour avoir un aperçu IRL. In real life. Et c’est comme ça que Karim avait passé le
concours de la police nationale. Reçu, il avait suivi les stages de l’Ecole nationale
Quand on s’est rencontrés lui et moi, il venait tout juste d’entrer dans la police.
Je lui ai proposé de parler avec mon père pour voir s’il ne pouvait pas lui trouver un
petit rôle, ou l’aider à passer quelques auditions. Mais Karim s’était déjà résigné. Il
disait que le train était passé, qu’il fallait qu’il soit sérieux, qu’il devait arrêter de rêver.
Il avait désormais un job et il était bien décidé à assurer. Moi je trouvais ça un peu con
d’abdiquer aussi facilement mais bon, j’étais plutôt mal placé pour parler.
Page 30
! sur 235
!
Les temps modernes
Quand je prends le métro, je vous observe. Je vois les midinettes, earpods dans
les oreilles, allumer Spotify et cliquer sur le dernier album de Cobra. J’observe les
affiches dans le tromé faisant la réclame pour les prochains concerts de Princesse
J’ai aussi une vague idée de l’effet que ça vous fait, lorsqu’à force d’écouter
leurs morceaux, de visionner leurs vidéos, vous croyez savoir ce qu’ils ont dans la tête.
Vous stalkez leurs biographies sur Wikipedia, vous recoupez les éléments, vous regardez
permettant de vous assimiler à eux. Vous vous dites que les dés étaient jetés, qu’au fond,
ils avaient tout pour percer. Que ce n’était qu’une question de temps. Vous pensez qu’il
y a des gens qui sont faits pour devenir des rapstars, que c’est leur destinée. Laissez
moi vous dire que vous vous foutez le doigt dans l’oeil.
Nous, nous avons commencé au bas de l’échelle. On était des salariés randoms.
On se faisait exploiter comme vous, dans des boulots à la con. Devenir des artistes
n’était absolument pas une certitude. On peut même dire que tout, dans nos parcours, y
faisait obstacle. On subissait le manque de lové, la dèche vénère. On grattait les pavés.
Vincent, le meilleur pote de mon frère, officiait en tant que livreur Deliveroo
dans le quartier République. Tandis que mon frère lui, papillonnait à droite à gauche
Vincent avait commencé un jeudi soir sous le haut patronage de son pote Sam
qui s’était auto-proclamé « mentor » pour l’occasion. Son shift devait débuter à 18h. Il
Page 31
! sur 235
!
s’était posté Place verte, près de Parmentier, dans le 11ème. A l’angle du Nouveau
casino, des tétards buvaient des Monaco pépouz. Ils racontaient leur journée au lycée, la
barre de rire qu’ils avaient eue lorsque la prof de français les avait appelés des
- Non mais c’est pas un métier ça ! Tu te fais exploiter. Tu ne vas pas gagner ta
lieu de socialisation pour les immigrés maghrébins de première génération. Les chefs
d’entreprises mettaient même à disposition des OS des salles de prières, c’est dire !
On ne s’est pas battus pour que toi et tes petits copains nous fassiez un remake
Page 32
! sur 235
!
« Dialogue de sourds pensa-t-il. Ça fait des années que plus personne n’a envie
d’aller faire le pingouin à l’Est de Paris dans des tours d’un autre âge. »
« Ce job c’est une occasion de rêve », lui avait dit Sam. Au départ Vincent était
dubitatif. Il était plutôt peinard chez Starbucks à faire le barrista. Des horaires
planplans, une petite routine rassurante. Pas le temps de penser. Ça aurait suffi s’il n’y
avait pas eu l’autre tocard de Matthieu. Ce petit con avait été promu manager l’été
Matthieu, c’était le genre petit chef, mec qui se vengeait de toutes les injustices
qu’il avait eu à subir dans sa petite vie minable sur ses subalternes. Il humiliait gratos,
c’était offert par la maison. Il avait pris en grippe Vincent et depuis c’était une litanie de
mots doux qui s’abattaient sur lui. Matthieu en profitait et se disait qu’au fond c’était
normal. Un petit chef en chassant l’autre, c’était aujourd’hui son tour d’écraser ses
sbires. C’était un peu le rêve de toute sa vie. Un jour Vincent n’en avait plus pu. Il
s’était retourné vers Matthieu, l’oeil mauvais, et lui en avait collé une bien sentie dans la
gueule. Licenciement direct, sans passer par la case départ. Ne touchez pas les 20 000
francs.
Ce jour-là, ils étaient donc 6-7 mecs à attendre assis sur le pavé. On les
reconnaissait à leur blouson gris et vert. Les bikes étaient empilés par terre, laissés à
l’abandon ou posés négligemment. A côté d’eux, on retrouvait des sacs réfrigérés carrés
journée touchait à sa fin mais pour eux le travail ne faisait que commencer. Certains
faisaient ça en parallèle de leurs études pour mettre du beurre dans les épinards.
D’autres avaient longtemps enchaîné les emplois précaires avant de sauter le pas et de
Page 33
! sur 235
!
se mettre à leur compte. Ils étaient les enfants de la nouvelle génération, celle qui
n’aime pas les patrons, qui récuse toute forme de hiérarchie, qui fuit les horaires, les
Seuls sur leurs bikes, ils étaient maîtres de leur destin. La ville était leur terrain
de jeu. Ils la connaissaient par coeur. Ils la sillonnaient dans tous les sens. La
« Bloqués »,6 :
Gringe : Parce que la RH elle voulait pas coucher avec moi pour que j’aie
une augmentation.
Gringe : Parce que leurs pots de départs sont mortels et je voulais qu’ils
m’en organisent un.
6Extrait de « Bloqués », « Pourquoi t’as démissionné ? », série télévisée produite par My Box
Productions et diffusée par Canal +
Page 34
! sur 235
!
Orelsan : Les mecs voulaient que je travaille aussi.
Gringe : Je crois pas que ce soit la raison pour laquelle on ait été envoyés
sur terre : trimer pour un patron qui t’oblige à faire des tâches ingrates. Je
suis pas le genre de mec qui s’adapte à un environnement sous pression…
Gringe : Ouais.
Gringe : Non mais je fais juste le pont entre le 1er mai et le 14 juillet, c’est
tout. »
Soudain, son téléphone vibra. L’application lui signala une première commande.
L’algorithme en avait décidé ainsi. Vincent démarra en trombe. Rendez-vous à deux pas
la caisse du troquet. Une jeune asiatique lui tendit un paquet et lui fit signer un reçu sur
son boîtier électronique. Elle le gratifia d’un « bonsoir » et passa au livreur suivant.
enfourcha son bike, brancha ses écouteurs sur un morceau de rap cain-ri, pianota sur son
prit la route.
Il pédalait à toute allure, slalomant entre les véhicules motorisés, évitant de peu
un kid qui traversait la rue n’importe comment. Il embraya rue de la Folie Méricourt,
dépassa l’église Saint Ambroise, bifurqua Boulevard Voltaire. Il pédalait comme un fou,
Page 35
! sur 235
!
récupéra la rue Popincourt, tourna avenue Ledru-Rollin. L’appli lui signala qu’il était
presque arrivé. Devant un vieil immeuble de six étages, une nana faisait le pied de grue.
Il se gara, extirpa le paquet et le lui tendit. Pas de sourire. Le contact humain était
limité. Elle lui fit un signe de la tête et s’engouffra dans le bâtiment. La transaction avait
Vincent était épuisé. Il avait tout donné pendant les 6 minutes qui avaient séparé
la réception de la commande. Il s’assit pour reprendre son souffle quand déjà son
téléphone se mit à vibrer, lui indiquant une nouvelle livraison. Ni une ni deux, il sauta
sur son vélo et repartit de plus belle, cette fois en direction de la rue d’Aligre.
arrondissement d’un bout à l’autre. Il se rendit chez des traiteurs japonais, dans un
couscous, chez un bistro français bien tradi. Il enchaîna les bouis-bouis. Mit son esprit
restaurateurs étaient compatissants. Les consommateurs eux, un peu moins. Affamés, ils
se jetaient sur les paquets. Certains le remercièrent. D’autres n’en prirent même pas la
peine.
La pression était excessive. Les livreurs devaient livrer le repas dans un délai de
l’intégrait à l’algorithme de « dispatchage ». Si vous étiez trop lents, elle vous proposait
moins de taff. Les coursiers étaient placés en concurrence les uns par rapport aux autres.
Sur le dernier tronçon, un scooter frôla Vincent de près. Un accident fut évité de
peu. Dans le trafic dense du centre de Paris, il n’était pas bon faire du vélo. Il fallait être
vigilant, le regard à 360° pour anticiper le mec qui bifurque à la dernière minute sans
Page 36
! sur 235
!
mettre son clignotant, les queues de poisson, les coups de klaxons, les chauffeurs de bus
qui viennent t’écraser contre le trottoir. Le job était clairement dangereux. Il fallait être
aux aguets.
22h02. La course se finit. Vincent se posa pour fumer une cigarette. Il était
satisfait. Ça ne s’était pas si mal passé que ça. Il avait les cuisses en feu. Le souffle
Son téléphone vibra à nouveau. Putain mais c’est bon là, j’ai fini, pesta-t-il.
C’était Nico qui lui demandait ce qu’il foutait. Tout le monde l’attendait à Répu.
Ils étaient postés au spot habituel, sur les marches en face du magasin Habitat,
près de la sortie du métro. Ils buvaient des binouzes. Vincent leur raconta sa première
journée de taff. Ils avaient entre 18 et 25 ans. Ils étaient les dignes représentants de ce
qu’était la génération X qui l’a précédée. Et tout le monde était en stress parce qu’après
Les américains ont été plus malins en les baptisant « millennials », c’est-à-dire
Page 37
! sur 235
!
Forcing
Mon frérot lui est fait du même bois que moi. Un cagnard pur jus, un engourdi,
French est un bourreau des coeurs. Toujours ready pour les plans dragues à deux
balles. Il consomme des meufs comme certains des pizzas. C’est compulsif. Il a besoin
de balnave. Son but c’est de chiner les go, de leur faire la cour, de fleurter. Il ne recule
devant aucun stratagème pour faire plier ses targets. Le forcing est même sa spécialité.
Le forceur est celui qui insiste quitte à être lourd, qui persévère quitte à être ridicule.
Mais comme la drague ne le nourrit pas, qu’il s’est déjà fait virer deux fois pour
avoir trop fricoté avec ses collègues, que l’une d’elles l’a dénoncé auprès des RH pour
harcèlement sexuel après un envoi appuyé d’une volée de SMS lourdingues et qu’il est
incapable de se prendre en main tout seul, comme un grand, il enchaîne les rendez-vous
« Il faut que vous soyez autonome ». Ça fait quinze fois que la nana lui martèle
French est venu s’inscrire après que son CDD soit arrivé à échéance. Il n’est pas
rombière lui débiter son speech. Elle lui parle « mise en valeur de soi », « image de
Page 38
! sur 235
!
marque personnelle », « personal branding », « storytelling », « autopromotion » pour
améliorer son « employabilité ». French ne comprend pas tout et ne voit pas bien où elle
veut en venir. La nana lui dit qu’il doit déterminer ce qui le distingue des autres et qui
fait sa singularité, ce qui le rend authentique, ses vertus intrinsèques. En vérité, French
s’en branle un peu. Il veut juste récupérer un peu de thune pour pouvoir grailler. Ils
examinent ensemble son CV. Ça fait partie des étapes obligatoires du rendez-vous. Une
case à cocher. French aimerait lui expliquer que désormais tout se passe sur Internet.
Que son compte LinkedIn est plus important qu’un bout de papier. Mais il a lâché
La nana lui demande s’il a une idée précise de ce qu’il veut faire de sa vie, s’il a
un plan de carrière. La période est à l’incertitude. Alors se projeter dans dix ans, la belle
affaire ! Mais bon, pour l’occasion, il invente une histoire bien rodée. Ça fait propre sur
le papier.
« Oui j’aimerais bien bosser dans la sape. Mon CDD en tant que vendeur m’a
donné pas mal d’insights sur le métier. Je réfléchis à monter ma boîte et à me lancer en
tant qu’auto-entrepreneur. » Ce mot fait tressaillir la drôlesse. « Oui c’est une bonne
idée. Mais avez-vous déjà construit un business plan ? C’est important un business plan
pour trouver des financements. Le business plan vous rendra crédible. Il vous permettra
de vous struc-tu-rer ». Elle répète le mot « business plan » quatre ou cinq fois. On dirait
qu’elle y trouve un certain plaisir. Ça doit faire bien dans la tête d’une conseillère Pôle
Emploi. « Business plan » ça fait très libéral, très déterminé, très organisé. « Oui oui
oui, avance French pour la rassurer. Je bosse dessus » Bien sûr qu’il mythone. Il n’a
Page 39
! sur 235
!
« Je vous propose un suivi individualisé avec des échéances et des deadlines »,
continue Martine, mettant bout à bout des mots de façon random. Son cerveau doit lui
faire des suggestions aléatoires de phonèmes à articuler les uns avec les autres. On dit
que c’est comme ça que le dernier Président de la République a écrit ses discours. « On
peut se rencontrer à nouveau le 2 dans une quinzaine. » Whaaaaat pense French. Son
problemo » il répond. Il aura bien le temps de trouver une excuse d’ici là.
Page 40
! sur 235
!
Fuck me I’m famous
« poste à responsabilités ». Après un bac plus quinze option « embauchez moi s’vous
plaît », cette petite bae de 25 ans aux yeux de velours a atterri dans une boîte de conseil
comme juriste. Bsahtek. Son job ne la passionne pas, obviously, mais ça lui laisse du
temps à côté pour mixer. Et c’est vrai que Margaux a toujours aimé ça, mixer. Je me
souviens des résois étudiantes de mon frère où Margaux s’improvisait DJ. Elle était
Lola, elle, a terminé une école de journalisme mais enchaîne galères sur galères
pour trouver un boulot. On lui fait faire des piges pour le Parisien ambiance fête à la
saucisse dans l’Essonne. Son rêve c’est de devenir journaliste musicale pour Les
Inrocks, Nova ou Trax. Mais c’est pas gagné. Elle est kéblo sur une journaliste de Nova
cette pute fait pour avoir un poste pareil ?? Elle est super conne, je serais tellement
mieux qu’elle, en vrai. ». Lola a le seum de rester sur le banc pendant que le terrain est
occupé par des poufiasses dont le seul mérite est d’avoir un entregent long comme le
bras.
Lopez quant à lui, écrit toute la sainte journée. Il n’est pas encore Cobra, juste un
petit mec vénère, écrivant sans cesse, comme saisi par une urgence à dire, une
injonction à verbaliser. Ce sentiment impératif d’inscrire sur le papier son ressenti, ses
colères, ses frustrations, c’est selon moi le fruit d’années de privations, de sacrifices, de
Page 41
! sur 235
!
Lopez est né dans le sud de la France, à Carcassonne. Son père est militaire.
affectations. Lopez, ça l’a pas mal soulé ces histoires de déménagements répétés. A
chaque fois qu’il se faisait des copains, il devait les quitter un ou deux ans après. Quand
s’est fait détacher. Il a pris un poste de civil au Ministère de la Défense. Lopez lui, a
emménagé dans un studio tout pourri à côté de Stalingrad, pas loin du canal de l’Ourcq.
C’était plutôt mal famé, ce qui expliquait les prix cassés. Son daron lui virait
Mon frère, Lopez et ses copains étaient comme tous les jeunes de leur âge. Ils
avaient grandi devant la Star Ac’. Ils étaient les résidus de la télé-réalité. Ils rêvaient
succès. Ils mangeaient succès. Ils dormaient succès. Ils ne vivaient que pour ça. La
gloire rapide. L’ascension fulgurante. Etre reçus sur un plateau télé. Epater leur grand-
mère. Montrer à leurs copains du collège Jean Monnet qu’ils valaient mieux que ça.
« F*** me I’m famous ». Ils avaient un rapport à l’effort ambigu. Ne pensaient qu’en
termes de plan de carrière et de réseau. Ils se voyaient déjà en haut de l’affiche. Ils
C’était une époque grisante, pleine d’espoir. Celle des artistes qui « s’étaient fait tout
l’essor de la première génération de youtubeurs. Les petits mecs qui faisaient des vidéos
Page 42
! sur 235
!
dans leur chambre pour décrire les situations loufoques de la vie, en cumulant les likes.
Ils utilisaient les nouvelles technologies de partage pour émerger. Au début c’était très
s’était mis à les voir partout, dans les pubs pour dentifrices, dans des soap-opéras et
même au cinéma.
French, Lopez, Vincent avaient envie de percer. Ils n’avaient que ce mot à la
bouche. « Per-cer ». Ils voulaient trouer le décor. Etre reconnus. Prouver ce qu’ils
valaient. Exister. Les kids rêvaient la vie. Bigger than life comme disent les ricains.
C’était la folie des grandeurs. Ils voulaient devenir immortels et puis mourir.
Page 43
! sur 235
!
Canopée
Lopez aimait bien écrire dans des lieux animés. Il avait un endroit fétiche : le
Forum des Halles et sa « Canopée ». Dans le jargon blouse blanche, la canopée désigne
la partie qui surplombe les forêts tropicales, la cime des arbres, la corolle ensoleillée.
C’est plutôt bien trouvé. On a baptisé ainsi l’espace nouvellement créé en plein coeur de
Après sa titularisation, Karim a été affecté dans le quartier des Halles. D’aussi
loin qu’il se souvenait, Karim a toujours aimé les Halles. Sa foule bigarrée, son flux
par les lignes de métro et de trains de banlieues. Ceux du matin. Ceux qui triment,
s’épuisent, se tuent à la tâche. Les étudiants qui regagnent le centre de Paris. Les
touristes qui débouchent là, un peu surpris, hagards et qui cherchent, un plan à la main,
le Centre Pompidou tout proche. Les noctambules coiffés de leur oripeaux. Les victimes
de la mode. Tel est leur nom de code. Les cinéphiles qui rejoignent en toute hâte le
Forum des Halles. « Vite, dit leur regard, on va rater la séance ». Les flâneurs, qui
arpentent seuls ou accompagnés les allées du centre commercial. Les dépensiers. Les
lécheurs de vitrine. Les copains qui se sont donnés rendez-vous au Pied de Cochon, au
Chien qui Fume, au Jambon beurre ou chez Odette, dans les brasseries, dans les bistrots,
dans les guinguettes ou les cafés pour boire un dernier verre, fumer une cigarette. Un
Page 44
! sur 235
!
C’est dans cet endroit précieux, cet écrin de vivacité que Lopez aime se poser.
L’endroit est pénétré d’une atmosphère singulière. Assis par terre, adossé à la dalle de
béton, ou sur les chaises en fer disposées en quinconce, à la roots, il gribouille des
lambeaux de phrases. Son flot est saccadé. Les mots sont épars sur la feuille. Lopez est
saisi d’une urgence d’écrire. Par bribes, il produit un discours ciselé. Les termes
Les Halles sont depuis le début des années 1990 le hub hip-hop de la capitale,
Citadium. Ünkut, Wati Boutique ont pignon sur rue, rue de la Ferronnerie. Lieu de
breakdance. Les Halles, siège historique de la radio Skyrock. Ce n’est pas un hasard si
Karim lui, enchaîne les journées. Il est régulièrement mandaté pour déloger un
groupe de SDF rassemblés sur les marches de l’Eglise Saint Eustache. Ils sont cinq ou
six, tous les soirs, à picoler tranquillement des canettes de bières et à s’haranguer
chien moribond est couché au pied de l’un d’eux, l’air penaud. Il respire avec difficulté.
Sa pauvre carcasse est secouée à chaque inspiration. Il halète sans succès pour attirer
déchets humains. Les marginaux. Les squatteurs. Les vagabonds. Les indigents. Les
précaires. Les miteux. Les malpropres. Les écorchés. Ils sont légions sur le forum des
Halles, à zoner, à tourner en rond, à attendre que le temps passe. Les ivrognes qui
braillent un peu trop fort. Les gamins qui font la manche. Les skinheads qui complotent.
Page 45
! sur 235
!
Les déments qui psalmodient. Cet étrange rassemblement de circonstances qui mêle des
parcours accidentés, des vies en dents de scie, des trajectoires obliques. Ils ont tous une
histoire, une raison de se trouver là. Au fond Karim les aimait bien. Il les trouvait
touchants.
commença par supprimer les bancs. On s’ingénia à trouver des stratagèmes. On plaça
des caméras de surveillance dans tous les recoins. On organisa des rondes. On planifia
des contrôles d’identité. On alla même jusqu’à asperger d’eau les marches pour les
décourager de s’y installer. Tous les procédés les plus abjects furent employés. Il faut
croire que pour ce genre de raffinement l’être humain ne manquait pas d’ingéniosité,
l’infâme !
« Parasites », c’est le mot qu’avait choisi le journal France Soir pour les désigner
en gros titre en 1981. Paris Match avait été plus sobre, lorsqu’il avait élusivement
d’alors, dégoûté, meurtri de devoir entrer dans ce gouffre abject pour écrire une pige
ordurière.
comme aimantés à l’endroit. Le point névralgique de la capitale était leur territoire, leur
Page 46
! sur 235
!
Sneakers
l’esplanade. A l’époque, les pompes étaient notre talon d’Achille. Tout notre argent
durement gagné y passait. La sappe, l’apparence, il n’y avait que ça qui importait. On
multipliait les subterfuges pour arborer les derniers modèles. On spéculait sur les sites
s’arrachait les sneakers, les tennis, les baskets. Le nom des modèles avait peu
d’importance. Dans deux mois, la mode aurait changé. Ce n’était pas tant de posséder
Les addicts spéculaient, émettaient des conjectures sur les prochaines tendances,
modèle de chaussures amené à rester iconique, à entrer dans la mecque des baskets. Et
puis il y avait les erreurs de casting. Les modèles qui se fanaient en quelques mois,
périclitaient et tombaient dans l’oubli. A cette époque là, le cours de la Stan Smith, qui
avait connu un pic ahurissant, était flottant. Il n’était pas loin de dévisser. Il fallait tout
matérialistes, voilà la vérité. Surtout quand tu vois comment Lola a changé de cap par la
suite. Elle est devenue une adepte du low-life, de la consommation povera, de l’écologie
Page 47
! sur 235
!
et tutti quanti. Mais bon à cette époque là, elle était comme tout le monde. Elle aussi,
elle consommait.
Une fois, je me souviens que mon reuf François avait débarqué à Répu. Il
trottinait allègrement pour rejoindre notre crew. Les regards étaient rivés sur lui, ou
plutôt sur ses pieds. Il arborait une paire flambant neuve du modèle Yeezy Boost 350 V2
pensé toute la journée. Ses copains lui demandèrent s’ils pouvaient les toucher. French
le permit. Il posa ses pieds sur le rebord de la fontaine et ses compères s’approchèrent
gomme, le coloris subtil alliant une gamme de crème avec des tons d’ivoire. Ils
sur la tête, des écouteurs sans fils dans les oreilles. Il portait le modèle « Speed
Page 48
! sur 235
!
Trainer » de chez Balenciaga. Sur une semelle blanche texturée dotée d’un amortisseur
de choc, le pied était glissé dans une chaussette noire en maille sur laquelle était
Lopez se pavana à son tour avec ses souliers de collection. Il était au sommet de
la « hype ». French était remisé aux oubliettes. La bande s’agenouilla au pied de Lopez.
modèle qui fleurit dans la capitale. Sur Instagram, de nombreux clichés créèrent un effet
engouement se créa. Pour les obtenir, il fallait s’inscrire sur liste d’attente. Le modèle
coûtait 565 €. Une véritable hystérie collective s’empara de ces godillots que l’on
croisait à tous les coins de rue. Oui vous avez bien lu, on croisait à tous les coins de rue
des personnes portant des chaussures d’une valeur de 565€. Le modèle était décliné en
Quand surgit Lola, une jolie brune aux cheveux bouclés en cascade. La tension
était à son comble. Lola avait l’air de rien avec son sweat à capuche, son jean brut APC
et son sac banane fluo pensèrent les mecs attroupés là. « Mais que vois-je ? s’étouffa
chaussures qui trônait à ses pieds. « Mais elles viennent à peine de sortir ?! Comment a-
Page 49
! sur 235
!
Lola chaussait avec fierté une paire de LV Archlight de chez Louis Vuitton.
Montée sur une semelle oversize en gomme, la basket était conçue à partir de matières
dites techniques déclinées en différents coloris. Elles avaient une grande languette à
l’arrière. Elles coûtaient 790€. La presse les décrivait comme un modèle « rétro-
chaussures orthopédiques ou à des « dad shoes », les chaussures que portent les pères de
privilégiait des couleurs ternes (des gris, des marrons) et on les portait de préférence
sales.
On la salua dignement. Lola avait gagné pour aujourd’hui la battle. Elle avait
acquis leur respect. « A charge de revanche », pensèrent les autres. François et Lopez
étaient déconfits. Eux qui pensaient faire impression. French rumina. Il avait le regard
sombre. « Qu’est ce que tu as French ? lui demanda Vincent. Ça n’a pas l’air d’aller. Tu
Page 50
! sur 235
!
Mektoub
Un matin, j’étais dans ma salle de bain en train d’écouter des podcasts vidéos sur
Youtube et là j’entends la voix de ce bon vieux Lopez résonner dans la pièce. Au cas où
vous n’auriez toujours pas pigé Lopez est le vrai nom de Cobra.
combo baskets, petit jean des familles, et chemise à fleurs l’introduisit d’une voix
« Cobra a sorti il y a quelques mois son troisième album avant d’entamer une
énorme tournée des festivals français et européens. Il y a deux semaines, il s’est produit
passage à Paris, nous l’avons rencontré dans un bar qu’il a l’habitude de fréquenter.
Bonjour Cobra »
La vidéo a été tournée dans un bar du 10e arrondissement. Cobra porte sous un
bonnet flashy des cheveux bruns mi-long. Son visage émacié est légèrement bruni par le
soleil. A l’aise, la moue rieuse, il est assis confortablement dans un canapé en cuir
chesterfield, le dos bien enfoncé sur la banquette, un smoothie poire carotte gingembre à
Page 51
! sur 235
!
- De rien mec, c’est naturel, répond Cobra jovial.
- Ton nouvel album « Mektoub » est sorti depuis une semaine et les ventes ont
décollé puisque 40 000 exemplaires ont déjà été écoulés en à peine sept jours,
- Oui je suis très satisfait. C’est une prouesse d’autant qu’avec mon manager
indépendant.
parents, des années 90 que tu décris comme un tournant. Tes textes sont très
fois sombre, désabusée mais tu gardes une fraîcheur et une forme d’optimisme
- Cimer ! C’est vrai que j’essaie d’être lucide par rapport au monde dans lequel
je vis. J’essaie de ne pas me mettre d’œillères et d’être au plus près des enjeux
qui me touchent.
Page 52
! sur 235
!
- Il y a très peu de rappeurs qui parlent de la pauvreté, souligne Azzedine. Toi tu
le problème de notre époque. Il reste des inégalités. Ça n’a pas de sens. D’un
côté t’as des riches qui sont toujours plus riches, qui se font construire des îles
privées, qui bâtissent des bunkers, des panic rooms et qui se préparent pour la
fin du monde. Ces riches là je les appelle le « richistan ». Ils forment une
De l’autre côté, il y a des gens qui meurent de faim. Ça n’a pas de sens.
Azzedine.
- Les riches ont verrouillé le game. Ils profitent du système qu’ils ont mis en
place. Ils se sont battus pour arriver là où ils sont. Ils veulent que tout change
pour que rien ne change. Je crois que c’est dans le film Le Guépard qu’ils
disent ça. Ils ont intérêt à ce que rien ne change. Mais c’est pas très humaniste
comme démarche.
Page 53
! sur 235
!
- En même temps t’assumes le fait que tu viennes de la classe moyenne, fait
valoir Azzedine.
- Ouais c’est vrai mais la classe moyenne n’est plus ce qu’elle était. Et puis il y a
classe moyenne et classe moyenne. Je suis pas un geois-bour. J’ai pas non plus
eu une vie misérable. J’ai grandi en Province dans un pavillon. Mes parents se
sont battus pour me donner une éducation, pour que je fasse des études, que
évident.
- Oui toujours. Tu sais la musique c’est une addiction pour moi. En fait, c’est la
- Les prod' sur l’album sont chan-mées. Tu bosses beaucoup avec Princesse
Mononoké. Elle était déjà présente sur tes deux premiers albums. C’est comme
Page 54
! sur 235
!
- Vincent, Pento, Mononoké, on s’est connus au lycée en gros. On traînait dans
la même bande. On bossait chacun de notre côté sur nos projets. A un moment
on a décidé d’unir nos forces. Le collectif c’est super important pour nous. On
se fait confiance. Mononoké, j’ai une confiance absolue en elle. Parfois je lui
fais écouter un son que personne n’a jamais entendu. Elle est la seule capable
- Tu as fait des concerts pleins à craquer. Tu as rempli des festivals avec 15-20
000 personnes où les gens connaissaient par coeur les paroles. Je t’ai vu à
- Il y a eu un vrai truc générationnel qui nous a un peu dépassé, qu’on avait pas
anticipé, qu’on avait pas mesuré. A un moment donné on s’est rendus compte
qu’on mettait en lumière une jeunesse dont on parle peu. Avant, peu de gens
Page 55
! sur 235
!
mentors, évidemment, Orelsan, Gringe, puis Nekfeu, L’entourage, Vald, Roméo
- Ouais c’est vrai que tu t’inscris dans la veine d’Orelsan, de Gringe, des
- Avant tu voyais des films sur des mecs ou des meufs de cité ou des bourgeois
dans des apparts’ haussmanniens, des trucs très parisiens. Il n’y avait pas
l’entre deux. Les provinciaux, les mecs qui sont dans des zones industrielles, en
vivent ? C’est un peu ce que j’ai mis en lumière malgré moi. Mais en même
interroge le journaliste.
- Parce qu’il y a un manque de perspectives. Pour trouver du boulot, soit t’as les
diplômes qu’il faut, tu fais des études en croisant les doigts pour trouver un job
à l’arrivée, soit t’as des leviers que t’actives, t’as du piston, des gens que tu
connais, soit tu fais partie de tout ce pan de la jeunesse qui se retrouve sur des
Page 56
! sur 235
!
beaucoup moins en Province ou en banlieue. Donc nous, si on n’avait pas
exporte notre musique pour essayer de faire notre trou, le délire aurait vite
tourné en rond.
- Toi, c’est ta passion qui t’a un peu sauvé finalement ? lui demande le
journaliste.
- C’est nos passions qui nous ont sauvés, bien sûr. Nos passions nous ont sauvés
Cobra avait tout dit. J’étais ému et bluffé. Si on s’était autant donnés, si on
s’était autant battus, c’est parce qu’au plus profond de nous couvait une forme de rage,
une volonté de prendre notre revanche sur la vie. Et cette rage, et bien, elle ne nous a
jamais quittés.
Page 57
! sur 235
!
Deuxième partie
Page 58
! sur 235
!
« T'as juste besoin d'une passion
Donc écoute bien les conseillers d'orientation
En gros, tous les trucs où les gens disent « tu perds ton temps »
Si tu veux faire des films t’as juste besoin d’un truc qui filme
Booba, Magnifique
Page 59
! sur 235
!
Homélie à l’asphalte
Strasbourg Saint Denis, vendredi soir, les lumières des néons au fronton des bars
répandent leur lumière tremblante sur les visages des jeunes gens attablés. La foule est
compacte sur les trottoirs. Ils fument, ils plaisantent. De la musique s’étend sur le pavé.
Vincent arpente entre les grappes de gens pour regagner la rue Saint Denis. Là, il
observe les travailleuses du sexe stratégiquement postées près des portes cochères. Des
Africaines en tenue latex. Des Chinoises aux vêtements bon marché. Elles font le pied
de grue. Appâtent le chaland. Tandis que des badauds titubent sur le pavé. Vincent
pédale, esquive, klaxonne, regagne les Halles par les rues tangentes. Boyau de Paris qui
se secoue et s’agite, jamais endormi, jamais arrêté. Vincent slalome, le sac chargé. Evite
un homme visiblement beurré. Bifurque à droite, vers Montorgueil. Grille un feu, n’a
peur de personne.
contrôle. Il circule dans Paris, témoin invisible de la vie des autres. Pédale, navigue, sur
son vélo, il découvre les yeux ébahis des recoins méconnus, des cuisines, des restaus,
des apparts’, des studios, il voit tout, emmagasine dans la tête toutes ces images de
Un autre soir, vers Gare de l’Est, il prend le pont, au-dessus de la gare. Médusé,
s’arrête, saisi par la beauté de cet endroit bizarre, entre les arcanes, au-dessus des trains,
il a soudain la vision d’une ville éteinte, d’une ville d’acier, d’une ville de rouille, d’une
cité où l’on déboule. Un peu plus loin, Porte de la Chapelle, des groupes de jeunes
Page 60
! sur 235
!
traînent dans un square. Ça deale. Ça zone. Ça tient le comptoir. Stalingrad, Jaurès, Gare
balade, ou une épitre, qu’il susurre sur un vieil air jazzy abîmé. Un hommage relevé à la
ville, un cri d’amour pour le pavé. « Homélie à l’asphalte ». Cobra enregistre au jour
levé. Ces textes là grossissent les carnets qui s’amoncellent dans sa chambrette. C’est
Homélie à l’asphalte
Bientôt minuit
Un ange, maybe
Un homme, un as
Il s’aventure
A vive allure
Lâche un molard
Baisse la tête
Page 61
! sur 235
!
Brise son tympan
Ville brutale
Amas de rouille
Femme fatale
Sur la chaussée
Homme se poste
Pour observer
Le ciel, défait
Paris, sa morgue
Je ne sais quoi
Le bruit du vent
Emane de là
Reprend sa route
Pour s’éloigner
Bientôt le jour
Page 62
! sur 235
!
Ceux que ça gêne
Jamais l’béton
Que de si loin
Laissa sa trace
Partit, tréfonds.
Quand il écrit comme ça, j’ai la rétine qui suinte. Des images surgissent, me
poursuivent, m’éreintent. Ses textes dégagent des impressions sensorielles que je serais
bien incapable d’exprimer. Elles gravent dans ma cornée des visions anciennes, glanent
dans mon esprit des souvenirs éculés. Il est fort Cobra pour ça, pour taper là où ça
Page 63
! sur 235
!
Zarma
Small timers, c’est comme ça qu’on appelle les trous du cul dans mon genre aux
Les p’tits keums, les p’tites nanas, en galère comme moi, tout en bas de l’échelle
alimentaire. J’en vois pleins. Derrière les comptoirs, en train de renseigner les usagers,
sur les trottoirs en train de fumer des clopes à toute vitesse en tirant sur le filtre comme
aç, la clope coincée entre deux doigts. L’air blasé. Déjà fatigués par la vie. Ne faisant le
taff qu’à moitié, pianotant sur leur téléphone portable dès qu’ils ont un instant de libre,
fumant des clopes près des portes cochères, leurs poumons débraillés. Une armée avec
ses désirs, ses peines, ses rêves. Qui désespère de ces impasses dans lesquelles on essaie
de la faire rentrer
Les Deliveroos, les caissiers, les guichetiers, les statiques sont mes frères. Ceux
qui tiennent les vestiaires dans les soirées, ceux qui sont derrière le bar à se faire
harceler par des connards bourrés, celles qui replient les vêtements chez Zara après
votre passage, ceux qui sont perpétuellement penchés, le dos courbé, les serveurs dans
les bars, les informaticiens dans les boîtes, ceux qui doivent trop souvent dire oui alors
qu’ils ont juste envie de se barrer, ceux qui courbent l’échine, qui ferment leurs gueules,
qui prennent sur eux. Moi je suis de ce cuir-là, malgré moi. J’ai pas choisi. J’suis un
schleu. J’attends que le temps passe, que le Mont dort, que l’argent dine. J’attends que
les choses se bougent, que tu fermes ta gueule de radine. Je suis pas un forceur. Moi
j’suis pas un violeur, à peine un raté. J’ai confiance en la vie, j’ai confiance en Ladj Ly
Page 64
! sur 235
!
Pendant une période, je travaille à Répu dans un magasin d’articles de peinture.
A Oberkampf pour être précis. Je passe mes journées à décharger des cartons, à ranger
les rayons, à poireauter derrière la caisse, à faire des sourires affables à des clients qui
bouger parce que quand je vois mes collègues, je me dis que je ne peux pas stagner
comme ça, j’ai trop de respect pour ma personne, nan mais sans déconner. Je les regarde
bavasser, bitcher sur untel, raconter leur quotidien minable et je bénis le ciel d’être là
seulement temporairement, d’avoir d’autres projets. C’est cette hargne qui me fait tenir.
Taffer là, c’est purement alimentaire. Leurs vies de tocards, très peu pour moi. Sans
parler de mon chef, Hervé, le scout de la bande, un vieux chauve mal luné qui a un
pas le mec. Il a son job, il fait sa vie. Mais si seulement il pouvait fermer sa gueule de
temps en temps. Parce que ses histoires puantes, ses sifflements, son air de péquenaud
dans nos vies. Le mien est flasque, et laid. Je le hais. Il me fait ranger les palettes. Il fait
trente degrés dehors. J’ai chaud. Je ne suis pas bien et le mec me dit « va me ranger les
deux palettes devant le magasin ». Et intérieurement je le maudis parce que dehors l’air
est moite et saturé. Je respire mal à cause des gaz d’échappement. Je suis obligé de me
messire » et j’y vais, comme un esclave des temps modernes que je suis et je ramasse, et
je me baisse et je les range ses putains de palettes. Mon T-shirt colle à mon torse.
J’aimerais l’envoyer bouler le batracien, mais malgré tout je le fais, par fainéantise,
Page 65
! sur 235
!
flemme de chercher un autre travail, un autre batracien. Je me prends de pitié pour lui.
Je me dis que s’il est comme ça c’est qu’il n’a rien d’autre dans sa vie, qu’il a besoin de
se défouler et que ça tombe sur ma gueule. Zarma. Je me baisse, j’ai envie de les jeter
les caisses que je dois porter mais je fais bien mon taff malgré tout. Parce que je peux
rien demander de plus. Faut que je paie le matos, que je règle les factures, que je rassure
Le batracien, avec son haleine dégueulasse odeur café, il vient parfois se poser
devant moi avec une clope, me regarder en chier. Il savoure. Il a un sous-fifre à son
service. Il exulte. Je suis son larbin. Il n’a presque plus qu’à claquer des doigts. Pendant
sept heures d’affilée je fais. J’obéis. Et puis je rentre me défoncer. Je crois qu’on est
tous dans la même galère. J’ai pas le luxe de pouvoir me lamenter. Je pense à Vincent
sur son bike. Je pense à Margaux au bureau, à Karim au comico. Je pense à eux et je me
tais. On est tous dans la même galère. Notre jour viendra, je me dis. D’ici là, autant la
fermer.
Le seul truc qui me fait tenir c’est de garder le week-end en ligne de mire. Je ne
vis que pour ça. Friday focused. Une mythologie du week-endos totalement éculée. Le
vendredi, c’est le frisson de l’évasion. Malibu passoa. Happy hours à tourner au Blue
lagoon, à fumer des shishas devant des chaînes télé projetant sur écran plasma des clips
en boucle, nan je déconne. Mon délire c’est plus le toncar et le spliff des familles, les
vidéos de skate sur Youtube, les petits plans du Canal Saint Martin, les soirées chez
Jeannette et le chill maximal avec la team. Là je suis partant. Les sorties ciné aussi,
quand je suis déter. Je peux me bouger à la Cinémathèque pour une rétrospective Larry
Clark ou Harmony Korine, ou pour un concert à la Gaîté Lyrique. En dehors de ça, vous
Page 66
! sur 235
!
me trouverez dans mon canapé. Sofa XXL maronnasse acheté aux puces de saint Ouen.
Ouais gros. Le vendredi donc, c’est le frisson, la XXXtentacion des nuits parisiennes.
A cette époque, j’ai des tendances klepto. Je ne peux pas m’en empêcher. Ou est-
ce un besoin viscéral de faire planter tous les plans que j’arrive à me dégoter ? Je ne sais
pas. Je me mets à voler. En même temps toutes ces bombes de peintures qui traînent sur
les étalages c’est tentant. Les bombes ne sont pas sous clef. Un soir, j’en prends une,
venu je me barre avec. Je ressens une légère montée d’adrénaline quand je passe le
portique de sécurité. Une décharge dans la nuque qui m’étreint. Miracle. Aucun son ne
d’air en plein kiffe. Le casse du siècle. J’ai eu peur, j’ai tressailli, j’ai aimé ça. Je décide
Je crois que je vole juste pour le principe de voler. Parce que je peux le faire. Ou
bien pour voir jusqu’où je peux aller, si je vais me faire chopper, curiosité malsaine,
besoin de mon shot d’adrénaline comme un camé. La daronne, elle, dirait que je ne suis
pas net. Les bombes de peinture s’accumulent dans ma piaule. Je les écoule sur le
marché noir des skateurs de Répu. Je fais de la vente à la sauvette. Dans ma tête, je me
sens comme un mec déglingué. Je pense à JoeyStarr qui chourave au même âge que moi
des bombes de peinture, en bande. Il raconte qu’il suffit de rentrer avec un sac, de les
fourrer dedans en grande quantité et de se barrer, allant jusqu’à en tirer cent cinquante
Page 67
! sur 235
!
en un après midi. Il débarque même une fois avec des potes en fauteuil roulant pour plus
en faucher.
A côté de lui, je suis un crevard. Je me la raconte grave bien qu’au plus profond
de mon petit coeur de victime de la street j’ai conscience que mon sens de la rébellion
est limité. Mais mon credo c’est l’endurance : une par-ci, une par là, suffisamment peu
pour ne pas éveiller la curiosité. Je n’en prends pas tous les jours, non. Pas folle la
guêpe. Comme ça je crée des « respirations ». Et mon connard de manager peut se dire
« tiens, aujourd’hui on s’en est pas mal tiré niveau pickpocketisme ». De toute façon
c’est moi qui tiens les inventaires. Je peux les trafiquer à ma guise.
Ce job, c’est un taff d’appoint. Pour avoir de quoi grailler. J’y vais un peu la
queue entre les jambes. Le seul avantage c’est que je suis à deux minutes de Répu et que
je peux retrouver les potos à la fin de la journée. Quand je suis derrière la caisse, qu’un
client se met à mal me parler, je me retiens de lui en coller une. Je ne suis pas un violent
mais faut pas déconner. Les connardos qui vivent dans le tiéquar, je les hais. Je pense à
tous les bobos de la rue Vieille du temple, ceux qu’on croise au Marché des Enfants
Rouges, au Carreau du temple, ou à Filles du Calvaire dans les cafés néo-réacs style
vivant » qui entrent chez Rougier & Plé, me jettent un regard désoeuvré et me balancent
comme à un cabot « c’est où qu’on peut trouver des ramettes de papier ? » sans un
regard, sans un s’il vous plait, sans merci. Je les regarde me toiser et me plaindre
intérieurement d’être un subalterne, un renégat, une petite gens. Parfois une meuf
mignonne me sourit. Elle capte que ma place n’est pas ici. Mais c’est surtout face à un
mur de condescendance que je me heurte. Je suis scotché. Enfin comme dirait l’autre
Page 68
! sur 235
!
c’est ce genre de taff à la noix qui forge le caractère. Ça donne des ailes autant que
Redbull. Ça donne la haine. Et Dieu sait que la haine c’est un peu la base pour pouvoir
Quand je sors de ce taff de chien, généralement il me faut une heure pour m’en
petit feu. Tu ressasses, tu t’énerves, tu t’enfonces dans ce marasme qu’on appelle la vie
professionnelle avec son lot de petit chef, de coups bas et surtout de bêtises. T’allumes
feuille de paie cachetée. Je la fourre dans mon sac et je zappe. Le soir en déballant mes
vois ? Que je me suis bien fait niquer. 1 107 euros nets. Je blêmis et manque de
m’effondrer sur le carrelage de la cuisine. Un mois de taff pour gagner milles pauvres
boules. « Dites moi pas qu’c’est pas vrai ? » je me dis. Le capitalisme du XXIe siècle
m’a entubé bien profond. De rage, je dégaine mon poing et l’enfonce dans le mur en
un kiddo de dix piges. J’ai honte. J’ai le poing en feu. L’esprit à feu et à sang. Le feu et
la fureur. Le feu. Le feu. Je pense qu’à ça. Le feu. J’ai envie de tout défoncer. J’appelle
Karim pour lui proposer un p’tit plan marie-jeanne histoire de me changer les idées. Je
lui dis de passer avec son cousin Yassine, notre dealos des familias. Je suis au BDR
dem’.
Page 69
! sur 235
!
Bong appetit
Tous les jeudis soir, Karim fait un saut chez oim, rue de la Roquette, pour un petit plan
« Tu veux une bière frérot ? » je lui demande tandis que je mets son manteau sur
un cintre. « Yes » répond Karim. Il s’assied sur le canapé. Je lui tends la canette et
m’affale à côté de lui. Il pose les pieds sur la table.« T’as foutu quoi aujourd’hui ? » me
demande-t-il. « Oh tu sais, comme d’habitude, pas grand chose. » « T’es vraiment une
larve, me lance Karim moqueur. T’en fous pas une. » Moi, me défendant : « Je fais ce
taff bidon dans une boutique du Marais. C’est pas folichon. Pour être honnête j’ai plutôt
envie de me buter. Le batracien me brise les burnes. Je sais pas comment tu fais pour
dit « j’apprends mon texte de théâtre le matin en venant au bureau, je le répète dans ma
tête en marchant ou dans le tromé et quand j’en peux plus de mon job de tâcheron, je
déconnecte. Je mets mon cerveau en veille et je récite mon texte dans la tête comme ça.
Les condés pensent que je suis un mec posé, hyper concentré mais en vrai j’ai le
cerveau à 1 000 degrés sur mon texte. Je ne pense à rien et je récite du début à la fin et
feint un geste théâtral de salutation. Il se courbe et fait aller son bras comme à la fin
d’un spectacle. Je suis muet de respect. « Mec, t’as tout compris en fait. T’es un ouf.
Moi je suis une larve, j’en serais pas capable. » Karim rectifie « dis pas n’importe quoi,
Page 70
! sur 235
!
tu fais tes vidéos de skate à Répu. T’es un chef. Un jour tu iras à Sundance pour montrer
tes images ».
J’avoue que sur le moment je fais le modeste. Je hausse les épaules l’air gêné. Je
suis posé dans mon canap’ en train de bader. J’ai aucun plan de carrière. Je suis largué,
puis en backstage, en train de tchatcher des petites meufs fraîches comme Adèle
Exarchopoulos. Elle me fait bien bander celle là. Karim me ramène sur terre en me
demandant une deuxième binouze. « Au fait, rien à voir, je dis mais t’as raté un plan
sympa la semaine dernière Chez Jeannette. Toute la clique était présente. ». « Je sais
Fais comme chez toi ». Yassine s’avance dans l’appartement. Il a sa dégaine de tous les
jours.
mais a grandi à Cergy-Pontoise. Yassine c’est un blédard jusqu’au bout des ongles. Il est
pas le look cool et décontracté d’Agnès B qui va bien. Il enchaîne plan foireux sur plan
foireux depuis dix ans, racontant à qui veut l’entendre ses aventures délirantes de ventes
de scooters au bled, de soirées tasspé à Saint Trop’, de voyages à Dubaï. Yassine est
notre cuisinier.
Page 71
! sur 235
!
- Salut cousin, lance Yassine chaleureusement. Se tournant vers moi, sympa la
piaule mec ! Le tiéquar est honnête. Moi, quand je traîne en bas de chez toi je
Je me marre. Je lui propose une bibine. « Je peux pas frère, c’est haram » me
répond Yassine gêné. Il ouvre son sac à dos et commence à déballer son matos. Il sort
des baguettes, du fromage, salade, tomate, oignons. Karim lui tend un couteau à tartiner.
« Ça roule dude, rétorque Yassine à l’aise. J’ai eu quelques galères niveau taff
ces derniers mois. Ma mère me prend pour un crevard. J’ai été pris à l’essai chez Le roi
du matelas mais le patron m’a cramé sur sa caméra de surveillance en train de dormir
dans un coin du magasin sur l’un des lits d’exposition. J’ai dû quitter le job sans solde.
La daronne elle pense que j’ai raté le coche, que je ne ferais rien de ma vie. » Je
glousse. « Oui ma mère m’a dit qu’elle l’avait eu au tél récemment. Elle avait l’air
assez vénère, confirme Karim ». « Ouais mais t’sais les jobs plan-plans c’est pas fait
pour moi, reprend Yassine tout en tartinant les sandwichs d’une main experte. Moi je vis
la nuit car elle porte conseil8. » Il s’interrompt pour fignoler le boulot, saupoudre le tout
7 Booba, Boulbi
8 Booba, Caesar Palace
Page 72
! sur 235
!
matos ? » renchérit Yassine mort de rire. « J’l’ai chourave gros. J’vais repeindre ta
Je m’esclaffe :
Page 73
! sur 235
!
Balek
Je vivote comme ça pendant des mois. Honnêtement je ne sais pas ce qui me fait
tenir. Je me dis qu’il en aura fallu de l’abnégation et de la discipline pour tenir toutes ces
années, à enchaîner des journées à la con, à « perdre son temps » dans des bureaux ou
des magasins, à regarder sur l’horloge les minutes s’écouler lentement. Se lever à 7h du
matin, faire ses 35 heures et raquer 1200 euros par mois. Comme si c’était une vie.
Rêver d’autre chose, mais s’user le cuir dans des impasses. Rentrer chez soi et trouver la
foi de se remettre au charbon pour produire un morceau. Y croire malgré les critiques,
les quolibets, les insultes, le mépris. Avoir suffisamment de confiance en soi pour se dire
« j’en suis capable, je suis légitime » alors que tu n’es rien, que personne ne t’attend,
que ton désir ardent est perçu comme de l’arrogance. « C’est qui celui-là ? Pour qui il se
prend ? ».
Persévérer, c’est la clé. Faire, refaire, pratiquer, avec assiduité et rigueur est le
seul moyen de faire de ce vague projet - de ce « rêve » - quelque chose de crédible. Pour
les autres mais surtout pour soi. Et putain de Jesus ça requiert de l’abnégation. Le matos
coûte une blinde. On n’a pas de studio. Je tourne mes vidéos avec une caméra à
quelques centaines d’euros. On fait tout à l’arrache. C’est brouillon, amateur, spontané.
Lopez envoie un jour une maquette à une radio. On ne le rappelle pas. Il se pointe deux
semaines plus tard à l’accueil de la radio en question, avec les morceaux sur une clé
émission de rap. La meuf du guichet le toise et le rembarre. Il repart la queue entre les
Page 74
! sur 235
!
jambes. Jambes qui flanchent une fois sur le pavé. Ça ne l’empêche pas de
Le truc qui nous a sauvé c’est le collectif. C’est grave bidon mais c’est vrai.
Ensemble, Karim, Margaux, Cobra, French, Vince, Lola et moi on y croyait. Le fucking
feu sacré. On trouvait que le jeu en valait la chandelle. Cet entre-soi qu’on a choyé,
préservé, tant que faire se peut, malgré les embrouilles régulières, les petits clash entre
amis, nous a permis de tenir. Sans ça, on aurait tous sombré. Le fait que chacun d’entre
nous ait des projets différents a aussi permis d’éviter une concurrence malsaine comme
cela survient parfois entre des amis dont les projets se télescopent et qui se mettent
brusquement à se jalouser et à se rendre la vie dure jusqu’à atrophier tout ce qui faisait
le sel de leur amitié. Comme Margaux était plus électro, Vincent dans la sappe, Cobra
dans la chansonnette, moi dans la vidéo et les autres autour gravitaient avec leurs désirs,
leurs rêves et leurs ardeurs, on formait un posse de winners, prêts à s’entre-aider. C’est
ça qui a fait notre force. On sait qu’on se doit tout. On s’est soutenus mutuellement, se
un peu la technique de Karim. Quand je n’en peux plus, je récite des trucs dans ma tête.
Pas du théâtre, bien évidemment, mais des morceaux de rap, du Booba ou du PNL. Ça
fait passer le temps. Comme ce jour où devant une cliente endimanchée je sors malgré
Pas honte de leur mettre ces pédés, moi j'leur pisse au nez-nez
Page 75
! sur 235
!
Dans la jungle j'suis sauvage un gros oinj pour m’isoler-ler
Grosses tasses qui déboulent sous mon arbre, bah j'les prend en le-le9 »
cette technique. A chaque fois que je déprime trop, que je me demande ce que je fous là,
je pense à Roméo Elvis qui a officié en tant que caissier pendant six ans avant de percer.
Je me dis que si lui a pu le faire tout en poussant ses morceaux à téco de son job de
larbin, moi, modeste petit Pento, je peux le faire aussi. Alors j’encaisse et je ferme ma
gueule.
Mon indolence masque une anxiété aigüe qui peut me saisir à tout moment et me
terrasser. Quand je stresse, je me ramollis, je souris, j’ai l’air doux alors qu’au fond de
moi la panique me dévore. Le Xanax est mon copain. Je le siffle de temps en temps. Ça
permet de surnager. Plus je me morfonds dans ce taff à la con, plus mes angoisses
comparer aux gens de ma génération qui, à vingt-deux piges sortent déjà leur deuxième
album ou sont depuis dix ans dans le métier. Je les observe et je frémis. Bientôt 29
balais et je ne suis toujours rien. Pas un galon au compteur, pas un film. Un nobody.
Dans cette société qui fait de la reconnaissance publique l’ersatz de la réussite, mon
9 PNL, DA
Page 76
! sur 235
!
poursuit des flammes dans les yeux « tu as court-circuité le circuit hiérarchique, c’est
très grave ». Il fulmine. Je ne comprends toujours pas pourquoi il vient me faire chier
celui-là. J’étais ienb jusque-là. Je ne demandais pas mon reste. Je bredouille des excuses
en se frappant le torse « c’est moi le chef ici, t’as compris ? Tu prends pas des décisions
en-mon-nom ». J’ai envie de lui dire que je m’en balek de ses histoires, que j’ai fait ça
machinalement, le téléphone a sonné, j’ai décroché, inutile d’en parler pendant des
heures mais le mec ne redescend pas. Il me fixe et je vois dans ses yeux que la fureur
monte. Je me dis que si j’étais French, je me lèverais et lui collerais un coup de boule
Mon p’tit reuf, c’est un sanguin. La daronne, elle en est fière. Elle dit « French il
est scorpion » comme si elle avait enfanté le doux Jésus et ses santons. Il est scorpion.
Dans sa tête de daronne, ça veut dire que le type est combatif, bien armé, malin, tactique
et téméraire. Elle ne voit pas le tocard qu’elle a mis au monde, la daronne. Elle, elle
croit qu’il organise des combats de iench dans des caves, qu’il fait tourner les bizness
sur Panam, qu’il sera amené à devenir un pédégé. Mais en vrai, French, la seule chose
qu’il sait faire tourner c’est son oinj. Je ne donne pas cher de sa peau. Mais le fait est
que French déteste se faire emmerder. Il prend des cours de boxe et un petit connard
Moi, je ne suis pas sanguin. Je louvoie, je suis plus dans l’évitement. Je biaise.
Je suis du type serpent. Dans la finesse, le geste lent mais efficace. La vengeance
comme plat qui se mange froid. La plupart du temps d’ailleurs je préfère laisser couler,
Page 77
! sur 235
!
batracien. Je me concentre pour lui faire le regard le plus vide que je connais, genre mec
parler pour le mettre mal à l’aise. Ça ne marche pas trop. Il a l’air de vouloir se fighter.
Il me provoque dans l’espoir que je réponde avec insolence pour pouvoir m’achever. Je
tiens bon, stoïque, sans mot dire. A un moment il a l’air de penser que je me soumets.
Satisfait, il me regarde comme ça, comme la grosse victime que je suis. Il a l’air de se
féliciter de son autorité le con. Je laisse passer. J’aurai sa peau en temps voulu, je ne
m’en fais pas. Il me toise, se lève et lâche « c’est bon comme ça mais tu le sauras pour
il saisit la perche à toute volée « Y’aura pas de prochaine fois, t’as compris ? » assène-t-
il violemment et il se barre.
embrouille. Il est 17h50 et je dois décrocher dix minutes plus tard. Je range mes affaires
et m’en vais. « Crapaud boy, t’inquiète pas, je t’oublie pas, j’aurai ta peau », je me dis
tout en tâtant mes poches qui contiennent deux bombes de peinture décemment raflées.
caisse un onglet avec écrit « Rappel fournisseur ». Quand le mec cliquera il sera
Page 78
! sur 235
!
se toise avant de se connaître. On développe des affinités. Le skate est une arène où tu te
Finies les années Dôme à me viander la gueule, dorénavant je fréquente la planche pour
emmagasiner de l’image, documenter, voir les potos et grossir mon PC de vidéos en tout
genre.
Page 79
! sur 235
!
Bacon deli
brunâtre s’écoule lentement dans son gobelet en carton. Il arrose le tout d’une louche de
Karim a été mandaté le matin même par ses collègues de la brigade pour
intervenir auprès d’un groupe de punks à chien réunis près de la bourse du commerce, à
l’autre bout de la place ensommeillée. Des jeunes de 17-19 ans déguenillés qui gueulent
avec toute la hargne que procure la jeunesse et la révolte. On les appelle les « angines à
comptoir » chez les condés. Ces connards qui sortent déchirés des bars, titubants, ivres
morts.
est déglingos. Les murs sont noircis par le temps. Les colonnes corinthiennes sont
rongées. Des clodos urinent dans un renfoncement. Ça pue la pisse. Une écume
humaine dort dans un coin, la tête reposant sur une pile de cartons. Des cabas en
broc. Il a le visage rougeaud. La barbe emmêlée. Les godillots défoncés. Son corps est
dimensions du bâtiment avec un acolyte. Ils sont concentrés sur leur tâche. Ils ne prêtent
pas attention aux amas de détritus et de vomissures alentours. Bientôt les indigents
dégageront, du moins ils l’espèrent. Les mecs de la mairie les ont prévenus. Le forum
Page 80
! sur 235
!
des Halles a mauvaise réputation. Les increvables sont incrustés dans le décor. Comme
des cirripèdes sur la coque d’un bateau, ces parasites se fixent aux rochers, s’enchâssent
dans les interstices, s’encastrent dans les replis et pompent toute forme de vie autour
d’eux.
mieux à faire que de déranger ces pauvres hères » pense-t-il pour lui-même. « Tout ça
pour ces conneries de la mairie de Paris qui ne sait plus quoi inventer pour attirer la
se réunir quelques jours plus tard pour l’inauguration d’un nouveau sanctuaire de l’art
Karim s’avance avec assurance vers les fauteurs de trouble et débite l’habituel
laïus régurgité dans ces cas là : « Bonjour messieurs, nous avons reçu plusieurs plaintes
des habitants du quartier au sujet du bruit. Pouvez-vous s’il-vous-plait quitter les lieux ?
Je vous rappelle que le tapage nocturne est passible d’une peine d’amende forfaitaire de
68 euros. » Un torrent d’injures s’abat sur lui à la vue de son uniforme. Un des
impétrants, visiblement éméché, se met à beugler tout son soûl « Espèce de keuf de
merde. J’encule l’Etat, tu m’entends ? Toi et ta bande de flicaille à deux balles » avant
de s’effondrer raide sur l’asphalte. Au fond de lui, Karim les comprend. Il est à peine
Page 81
! sur 235
!
plus âgé qu’eux. Lui aussi aimerait pouvoir vider une bouteille de vinasse en paix en
refaisant le monde.
rafraîchir le visage. Pendant qu’il s’asperge d’eau glacé, Karim lève la tête pour scruter
ses traits. Sous la lumière clignotante du néon que Tony n’a toujours pas réparé malgré
transparaître. Aucune image ne lui est renvoyée. Comme si son enveloppe corporelle
était partie en fumée, inconsistante, vide. Karim se reprend. Ça doit être la fatigue, se
des mamies et les signalements de vol à l’arraché. Le commissariat est quasi désert. Une
jolie jeune femme fait le pied de grue derrière le guichet. Elle est là pour signaler un cas
Elle a tout filmé de la scène. Tony regarde médusé un jeune type faire des gestes
obscènes à destination des deux jeunes femmes avant de dégainer son sexe de son
dizaine de plaintes de cet acabit ce mois-là. Les mecs n’ont pas de limites. Tony oriente
les deux jeunes femmes vers le bureau de Karim pour enregistrer la plainte.
Karim est dans le coltar. Il les accueille d’un sourire timide mais hospitalier. Il
leur indique les deux chaises en skaï devant lui. La fille, à peine assise, fond en larme.
Page 82
! sur 235
!
Ses épaules tressautent sous les sanglots. Malaise. L’autre pépée lui caresse les cheveux
pour l’apaiser.
Karim tapote le clavier de son ordinateur pendant que la fille lui relate les faits.
Sordide, pense-t-il pour lui même. Elles n’ont pas le nom de l’agresseur. Il leur propose
de porter plainte sous X. Maigre dédommagement. D’autant que des mecs salaces dans
déposition de sa copine. Il leur tend à chacune une copie pour signature. Les cousines le
rejoindre son pote Lopez. Ils ont prévu de déjeuner ensemble. Ça fait un bail qu’ils ne
se sont pas vus. Lopez est en retard. Karim patiente près de la Fontaine des innocents.
Une association de défense des droits de l’homme au Nicaragua manifeste près de là. Il
les suit de loin. Un marmot trépigne. Il hurle, tout rouge « Je veux aller au
MacDoooooo ». Non lui objecte sa mère à bout de nerfs. On a rendez-vous avec mamie.
Elle nous attend. Le moutard freine des quatre fers. Sa maman le tire de la main. Il se
laisse trainer ainsi sur plusieurs mètres fulminant. Ça fait marrer les passants.
Sur un banc public, une vieille dame donne à manger aux oiseaux. Elle leur
lance des miettes de pain sec. Les pigeons tourbillonnent autour d’elle et viennent
s’agglutiner à ses pieds. Ils se délectent du pain rassis. Un prêcheur noir ânonne des
qui ne l’a pas vu. Il a les yeux rivés sur une petite nana en mini short. Le prêcheur
Page 83
! sur 235
!
vitupère. Karim est totalement amoureux de ce lieu. Un condensé de la race humaine.
Lopez finit par arriver. Il tourne un peu dans les rues attenantes avant de trouver
où stationner son scoot. Il est affublé de son traditionnel pull à capuche gris à logo sur
un jean brut. Il enlève son casque de moto. Ses cheveux sont gras. Il peste un bon coup
contre les vélos qui roulent à deux à l’heure rue Saint Antoine puis se radoucit. Les deux
pélos se font une accolade. Ils traversent l’esplanade sous le toit de verre en direction de
la rue Montmartre.
Ils s’asseyent à la terrasse d’un troquet. Lopez commande une eau gazeuse.
Bacon Deli, un copieux sandwich au bacon, fêta, aïoli. Lopez prend un bento saumon
Pendant le déjeuner, Karim lui parle un peu des ateliers théâtres qu’il anime à la
Chapelle. C’est pas trop mal, lui indique-t-il. On a réussi à rameuter du deums. Yassine,
mon cousin, bat le rappel auprès des jeunes du tiéquar. Pour le moment on y va mollo,
- Et c’est pas trop chaud de t’occuper de ça en plus du taff ? lui demande Lopez
- Non, assura Karim. Avant je passais mes journées à compter les heures. Je
« sens » à ma vie. Ces p’tits gosses là, ils n’ont rien, ils ont peu de bonheur au
quotidien. Ce qu’on leur apporte par la scène vaut tout l’or du monde.
Page 84
! sur 235
!
Fils de l’underground
Tous les jeudis soir, Karim se rend au théâtre des Bouffes du Nord, près du
métro La Chapelle de 19h à 21h pour animer des ateliers. La mairie du 10ème
arrondissement a passé un accord avec le théâtre pour réserver la salle deux heures par
Pour se rendre au théâtre, il marche des Halles à la Chapelle. C’est son trajet
puis pénétrer dans la réserve animalière des bobos du Sentier, remonter Strasbourg Saint
Denis jusqu’à Gare de l’Est, bifurquer vers Gare du Nord puis se retrouver propulsé à
Islamabad, un quartier pakistanais inattendu qui le mène tout droit vers la Chapelle,
l’autel du crack. On est loin du décor de carte postale de la rive gauche. Ici les rues ont
La ville produit dans les battements de son pouls une vitalité maladive, un
souffle décharné. Il est pris d’amour pour les déviants, ceux que la société qualifie de
tarés. C’est pour ça qu’il a choisi ce métier, pour se confronter aux hobos, traîner avec
Il me dit « tu sais moi j’ai grandi avec le rap. Je fais partie de cette génération là,
bercée avec les sons du hip-hop, la culture street. Les keufs de ma génération, on ne
peut pas rester insensibles à ce qu’on voit. On a de l’empathie. On n’est pas des
RoboCops déterminés à éradiquer la misère », il dit en tirant sur une clope dans mon
salon. Il ajoute « Godard disait : ‘’La marge, c’est ce qui fait tenir les pages ensemble.’’.
Page 85
! sur 235
!
Je suis d’accord. Nous on a besoin des voyous. Sans eux on bosse pas. Et eux, ils ont
une façon de revendiquer une authenticité, celle de la rue, du mec qui aide les jeunes de
la Chapelle, qui donne de son temps pour la « communauté » à la façon des animateurs
de YMCA aux States. Karim écrit sa propre légende. Il veut prouver aux autres qu’il est
un dur, un vrai, qu’il ne s’ « embeurgeoise » pas, qu’il sait d’où il vient. C’est une façon
aussi de se poser en grand frère, en parrain, de gagner une légitimité auprès des kids
from the block qui se sentiront redevables. Il aurait pu faire ses ateliers dans le Marais
mais non, il a choisi une zone des marges là où son nom pourra être gravé dans la roche.
Le côté bénévole vertueux ça lui plait bien, ça montre qu’il est déter, qu’il est généreux.
Pour la mairie, cet atelier c’est une façon de prôner la bonne volonté culturelle à
faible coût. Faire oeuvre sociale avec complaisance et une dose de misérabilisme :
éduquer la masse, élever moralement la plèbe docile qui ne demande que ça de sortir de
son marasme. Le mépris de classe carbure à donf. L’action culturelle c’est le même dél’
que le rap.
Jack Lang n’en dit pas moins lorsqu'il déclare en 1990, « cette culture, moi j’y
crois ». Qu’est-ce que le rap alors ? Si ce n’est une musique de « Zulus » auto-
proclamés, une musique des marges, une sous-culture des cités. Une musique
d’individus socialement dominés comparables aux chants des supporters dans les stades
de football anglais. Des hooligans de la plume qui ternissent de leurs rengaines le long
historique de la variété française. Voilà ce que pense Jean Pierre Pernaut lorsqu’il
Page 86
! sur 235
!
prépare son JT. Le Figaro décrit le rap comme des « chants de haine10 ». Les rappeurs
écouter ce genre musical régulièrement. Les médias parlent alors d’un « effet de
politique, pour sa musicalité et son flow rythmé. Vingt ans après la saillie du ministre de
la culture, le rap apparaît comme une musique populaire, grâce au matraquage des
radios commerciales qui n’hésitent pas à passer 6 à 7 fois par jour les titres les plus
demandés.
Le rap débarque sur la bande FM dans la seconde moitié des années 1990 pour
respecter une obligation légale de diffuser 40% de titres en langue française. Les
programmateurs des stations radio revoient leur ligne éditoriale. Skyrock 96 FM, que
se centrer sur le rap. « Premier sur le rap ». L’émission de Sidney déboule sur Radio 7,
tandis que Dee Nasty ambiance Radio Nova tous les dimanches soir. Sur les écrans
C’est marrant quand on y pense parce qu’après avoir condamné le rap comme
une musique de barjots, on peut dire que ce sont les pouvoirs publics qui ont le plus
oeuvré à son avènement. La loi sur les quotas oblige les radios à se creuser la cervelle
pour dégoter des sons frenchy qui ne soient pas aussi datés que la vieille pop française
Page 87
! sur 235
!
ravagée qu’on trouve à l’époque - Patricia Kaas ou Patrick Bruel en tête -, musique de
darons qu’aucun jeune de moins de vingt cinq ans ne veut écouter. Obligés de s’adapter
les radios se tournent vers la scène rap, la seule capable d’abreuver les ondes en
C’est un sursaut pour ces jeunes jusque là abandonnés à une certaine fatalité. « Il y’a
Comme tout bon filon, le rap est rapidement « récupéré » par les circuits
tentaculaires sur ce segment musical de niche bientôt diffusé dans le Hit Parade, la
presse généraliste, chez Drucker ou sur La Voix du Lézard, la chaîne de radio honnie des
rappeurs indépendants. Le rap produit du cash comme une vache à lait. Les annonceurs
se régalent. Le rap devient commercial. C’est un gros mot, un terme infamant. Le rap
mainstream fait tache d’encre. Il souille l’authenticité originelle du hip hop français.
Dans une France qui danse la chenille, le rap progresse à pas de géant hors de
l’espace restreint des banlieues pour atteindre un public plus divers - à rebours des
stéréotypes ressassés sur un rap banlieues pour les enfants d’immigrés. Grâce aux radios
et aux chaînes de clips en continu, la culture hip-hop se déverse auprès des lycéens du
millénaire, targettant avec succès les jeunes gens bien élevés de la classe moyenne ou
du rap français. Ils se nourrissent des musiques populaires parce que c’est devenu cool
Page 88
! sur 235
!
et branché d’aimer les cultures de rue. Ça redore un blason. Ça donne un côté rebelle.
Ça permet d’exprimer sa révolte infantile contre la société. Je crois bien qu’il y a eu une
part d'hypocrisie, au départ, de la part des toubabs comme moi à écouter du rap - un
moyen de se différencier à peu de frais, pour en tirer un prestige social. Mais ces
considérations puériles ont été vite remplacées par un amour universel du rap. Une
On est biberonnés au rap. On mange rap. On boit rap. On respire rap. De toute
façon difficile d’y échapper. A cette époque-là, le rap est partout. Chez les p’tits
babtous, sur les plateaux TV, dans les stades, les défilés, chacun y va de son morceau de
peura pour se donner un style « street » qui va bien. Le rap c’est plus qu’une musique,
une culture, une façon de parler, des attitudes qu'on retrouve désormais dans les milieux
les plus branchés, récupéré, rincé, jusqu’à être repris par des politicards de droite dans
défonce les charts. Il rafle tous les disques : disque d’or, disque de platine, disque de
diamant, disque de feu. Le rap est la bande son de notre jeunesse. Et nous, on est des
Fanatiks.
La génération Foot 2 rue, fans de Zizou, qui danse le MIA, fait tomber la chemise
c’est nous. La tess’ on l’a connue à la télé, grâce aux tontons Mathieu Kasso,
Kourtrajmé, Vincent Cassel dans la Haine, les émeutes de 2005 à la télé. On a dansé sur
Diam’s comme des foufous. On a appris les paroles de B2O par coeur. On est des
l’est appropriée. Des petits babtous pour qui c’est facile de revendiquer une identité de
Page 89
! sur 235
!
la rue, une street cred. C’est certainement pour ça que je me suis mis à taguer, plus tard,
ou à m’accaparer les trottoirs. Pour être un peu plus proches d’eux, un peu plus
Amateur de rap et keuf, c’est vrai que c’est chelou quand on y pense. Le rap
même dire que le rap s’est construit contre les institutions publiques. C’est pas évident
de concilier les deux. C’est pour ça que Karim se revendique de la misère. Histoire de
trouver un point d’équilibre entre ces deux mondes de prime abord diamétralement
opposés.
Page 90
! sur 235
!
Mon blase c’est Cobra
Après le déjeuner avec Karim, Lopez s’installe près d’une fontaine à eau sur la
Canopée des Halles. L’endroit lui semble agréable et propice à l’inspiration. Il dégaine
un stylo plume et se met à griffonner sur un petit carnet noir à couverture rigide en cuir.
Sa plume gratte le papier et vient couvrir d’une encre noire les pages couleur ivoire.
Lopez est en colère. Il repense à la scène humiliante que lui a raconté Karim
pendant le déjeuner. Celui-ci est allé passer une audition pour un petit rôle dans une
directeur de casting cherchait un homme jeune 25-35 ans de type maghrébin pour un
rôle de voyou. Déjà ça commençait mal. Jouer l’arabe voleur c’était stéréotypé à mort.
Dans la salle d’attente, l’assistante était venue l’accueillir en lui glissant une
remarque qui se voulait bienveillante « Pour un arabe vous avez la peau claire, ça va,
vous faites pas trop rebeu ». Karim avait préparé quelques lignes extraites de la pièce
l’avait interrompu pour lui demander à brûle pourpoint de prendre un accent qui
corresponde davantage au rôle. Karim lui avait alors demandé de préciser sa demande.
Le type lui avait répondu sans vergogne : « vous savez un truc à la Pascal Légitimus
même pas tourner avec un réal’ aussi has been. Il a tourné les talons et pris la porte
fissa.
Page 91
! sur 235
!
Lopez est en colère. Une colère sourde, aveuglante. Une colère blanche. Une
colère subversive, celle qui vous fait replacer le curseur, tout remettre à plat, interroger
la vie telle qu’elle est. Il faut qu’elle sorte cette rage, qu’elle émerge, qu’elle prenne une
forme, n’importe laquelle pourvu qu’elle ne pourrisse pas en lui, qu’elle ne se répande
Alors Lopez prend son stylo et écrit. Il ne lève pas la tête. Ne regarde pas les
enfants qui courent dans le bassin à côté. Ne voit pas le soleil se lever dans le ciel pour
inonder la place de sa chaleur bienveillante. Il n’entend pas les passants qui discutent, se
Lopez écrit. Il consigne tout dans son petit carnet. Ses doléances, ses misères,
ses regrets, ses chagrins, ses envies, ses désirs. Il en a gros sur le coeur Lopez. Lui qui a
toujours fait comme il faut. Lui qui s’est fondu dans le moule, lui qui a accepté de
suivre les règles. Ne pas dire un mot plus haut que l’autre. Baisser la tête. Marche ou
crève.
Page 92
! sur 235
!
Moi je viens pas de la tec’, j’ai grandi sur Panam en dehors des quartiers
Mécontent, il rectifie.
Panam la nuit
C’est l’area 51
Un bouge infâme
Font le mur
Ils cavalent
J’fais le boy
Je m’la raconte
Un cowboy
Page 93
! sur 235
!
Sur l’macadam.
Le style est moins vulgaire, plus poétique, ça lui plait mieux. Cobra enchaîne les
textes comme ça. Il les égrène comme un chapelet. A la fin, épuisé, repus, il persiste et
signe :
Je vous ai compris.
Pour Cobra, écrire des textes c’est plus dur qu’il ne le croyait. Il ne veut pas être
bullshit et sait que c’est facile de tomber dans la banalité. Il ne veut pas non plus être
démago, faire du racolage passif de cerveaux. Il se sent souvent illégitime, en tant que
« J’évite de parler politique à proprement parler. Je suis plus sur des enjeux
sociaux, des problèmes de classe, d’inégalité », il me dit un jour qu’on est posés au bord
du Canal Saint Martin. « Je ne cherche pas à choquer. Ma radicalité elle réside dans les
situations ordinaires que je dénonce. C’est pas moi qui choque, ni ce que je dis, c’est la
réalité que je décris, t’as compris ? » Et effectivement je suis en phase avec lui.
« Moi j’ai pas une culture militante. J’ai pas fait Sciences Po, il me sort. Mais ça
ne veut pas dire que je ne peux pas aborder ces sujets pour autant. Je veux partir de ce
que moi je vois, de ce que moi je ressens. Je ne vais pas te parler de l’impérialisme
Page 94
! sur 235
!
américain ou de je-ne-sais quoi. Nan. T’as vu. Par contre, les migrants qui dorment sous
des tentes à la Chapelle, les islamistes qui font du racolage à Stalingrad, le crack, les
jobs de merde, je connais, je passe devant tous les jours. C’est ma life. »
couteau. Il a saisi la puissance subversive des mots. Cobra écrit en réaction. Réaction à
la vie de ses proches, à ses tourments sentimentaux, à ses ruptures, ses aigreurs, ses
coups de sang. Réaction à l’adversité, à ce qu’il ressent d’injuste et d’inique dans notre
société. Comme beaucoup de rappeurs, Cobra est un hyper-sensible qui ne dit pas son
nom. Il est en permanence à 360 degrés. Mieux que Google Street View, il capte tout,
enregistre tout, souvent par-devers lui il se fait le témoin de situations de violence, qu’il
Page 95
! sur 235
!
Rap Game
mettre à nu, de se montrer. Et je crois bien que sur cette maudite terre, il n’y a rien de
tergiverser, d’hésiter, il a pris cette mission à bras le corps. Il écrit tout, se faisant le
chroniqueur des situations les plus banales, les plus ordinaires. Ne hiérarchisant rien.
Refusant de trier. Il considère, en esthète, que tout a de l’importance. Que seules les
le rap game. Il n’avait pas les codes, ni le langage ou la tenue vestimentaire qu’il fallait.
Il n’avait surtout pas le background suffisant pour se revendiquer héraut des cités. Il
était fils de militaire, autant dire un paria. Et puis il faisait partie de ce que les ricains
appellent les white trash - la raclure blanche middle class sans espoir, sans projet.
N’empêche que Cobra a fait ses gammes étant enfant. Il a tout écouté. Ministère
Amer, L’école du micro d’argent, Sniper, La Fonky Family, Puccino, côté céfran, Wu
Tang, Public Enemy, NWA, côté gringo. Il a tout saigné. Il a l’oreille affûtée, un sens
aigu des lyrics, un goût de la prose reconnu dès le lycée par ses professeurs de français.
J’crois que de toute façon tous les rappeurs ont commencé comme ça, par une
écoute intensive de musique jusqu’à leur déglinguer les tympans. Emmagasiner des
sons, des mots, des tonalités, s’abreuver jusqu’à plus soif. C’est un truc de mec
Page 96
! sur 235
!
passionné. Quand on aime, on ne compte pas, alors on consomme à balle. Cobra était de
Auditeur Skyrock depuis sa plus tendre enfance, il a fait son éducation avec les
disques comme tous les mecs de l’époque, compulsant comme un dératé les maquettes,
potassant les crédits et les remerciements sur les CDs, enregistrant dans sa tête les noms
des producteurs, pour être sûr de tout connaitre et de ne rien rater. Il a fureté à partir de
12-13 ans dans des spots open mic’ histoire de tâter la concurrence, puis il s’est
retranché et a noirci dans son coin des pages et des pages de textes qu’il ne montrait à
personne.
Je passe rapidement sur le choc de la première écoute parce que cette histoire
tout le monde la connaît. Le moment où, à dix-douze ans, Cobra est dans sa chambre, il
écoute Skyrock à des heures tardives et il entend pour la première fois un morceau de
rap. A Tribe Called Quest. Et il pleure tellement c’est beau. Les soirs qui suivent il
enregistre les émissions sur des cassettes et il les fait écouter à ses potos du collège.
Ensemble, ils découvrent un univers, un style musical, un langage mais aussi une
On se demande tous à quel moment un petit fan comme Cobra décide de sauter
le pas et de passer d’auditeur à pratiquant amateur ? Je crois qu’on sacralise trop ces
étapes-là. It’s not a big deal. Un jour, t’en as marre d’écouter des morceaux de merde à
la radio, tu te dis que tu peux mieux faire et t’essaies, sans demander ton reste. Juste tu
prends un stylo et tu fais tes propres sons, pour oit. Pour te prouver que tu peux le faire.
Et après, comme t’es pas mécontent du haïku que t’as pondu, tu le montres autour de toi
et tu te fais rembarrer par tes potes ou ton grand frère qui te demandent pour qui tu te
Page 97
! sur 235
!
prends. Ça te donne la haine, une haine suffisante pour avoir envie de recommencer,
pour leur montrer à ces crevards de quoi t’es capable. Je crois qu’on leur doit tout aux
haters. Sans eux on ne serait pas là. Ils nous ont donné l’énergie requise pour avoir
La daronne de Cobra suit ses débuts dans le rap avec une attitude bienveillante
en se disant que « ça lui passera » que c’est un « truc d’ado ». Elle dit « si tu connaissais
tes cours aussi bien que les chansons de rap, tu serais le premier de la classe ! » et Lopez
sourit, un sourire de fouine en coin parce que sa daronne le fait trop golri. Son daron en
revanche ne sait rien et hors de question qu’il l’apprenne. Ce n’est que des années plus
tard, par un pur hasard, qu’il tombera dans la rue sur des affiches annonçant un concert
de son fiston qu’il découvrira éberlué que son rejeton pèse dans le rap game. En
d’un trop plein de sensations qu’il n’arrivait pas à canaliser autrement. On peut dire que
le stylo l’a sauvé. Sans ça, il n'aurait pas su gérer l’époque de merde dans laquelle on
freestyles, d’abord entre nous, puis dans des petites salles. Toujours à la bonne
franquette. J’peux vous dire que les freestyle en open mic’ ça vous endurcit un homme.
Cobra a fait irruption sur la scène musicale à un moment où les injustices se sont
mises à toucher non pas des segments distincts de la société mais bien l’intégralité de la
classe d’âge jeune. Lopez n’avait plus besoin de devenir le porte-parole d’un groupe ou
d’une communauté à part entière comme ce fut longtemps le cas du rap étiqueté
Page 98
! sur 235
!
« banlieues » parce que passé 2007, la crise économique nous a tous mis sur le carreau.
On était un peu la génération Xanax, cherchant à tout prix à nous évader de nos
petites vies de merde en nous réfugiant dans la rêverie, la défonce ou le travail acharné.
psychotropes atteignait des sommets, où l’on avait la passion des lolcats, des arcs en
ciel et des licornes comme palliatifs à une vie banale, apathique et décevante. Paradis
artificiel du net qui nous engourdissait. Déni de réalité. Filtre insta qui déforme, modèle
et transforme à volonté. Jeunes filles bohèmes qui se réinventent sur les réseaux
sociaux. Mise en scène de soi résultant d’une frustration face à ce que la vraie vie a à
nous proposer.
On dit qu’aux USA les gamins se droguent avec du Xanax. C’est devenu un
stupéfiant comme un autre. Les rappeurs en parlent dans leurs chansons. Moi le Xanax,
je connais ça par coeur. J’en ai tellement pris. C’est devenu un ami. Je l’ai apprivoisé.
Le Xanax, tu le mets sous la langue et tu le fais fondre jusqu’à ce que son goût
fasse effet et tu te sens devenir mou comme un nuage. Comme dans les Bisounours.
D’ailleurs, le dessin-animé Bisounours est le récit d’un mec sous Xanax, j'en suis sûr.
Le Xanax c’est une bouée de sauvetage. Quand je le prends, c’est que j’halète déjà. Il
arrive toujours trop tard. Il sauve in extremis. Je le prends et comme je panique et qu’il
tarde à faire effet, j’en prends un autre, et parfois encore un autre et alors là, trente
minutes plus tard je suis complètement défoncé, somnolent et deux de tens’. Et alors là,
Page 99
! sur 235
!
là, ça va mieux en effet mais je suis bien avancé parce que si je peux à nouveau vaquer à
mes occupations, mon corps lui s’est barré et mon esprit lui aussi a emprunté des
chemins vicinaux.
Je me suis toujours dit que c’était bizarre de se droguer avec du Xanax parce que
pour moi le Xanax est associé à la maladie, à la souffrance, aux visites impromptues
chez le médecin, quand la boîte est vide et que je dois aller quémander. J’ai toujours
de rendre la vie moins difficile ? ». Toujours devoir se justifier, pleurer, dramatiser, faire
un cirque. Expliquer que l’on souffre, que l’on y arrive pas. Rappeler des souvenirs
la charité. Le médecin prenant des yeux compatissants. Certains me plaignant tout à fait,
Xanax mon amour. Je t’ai pris matin, midi et soir pendant des années. Je t’ai
consommé une fois, deux fois, trois fois, jusqu’à cinq fois par jour. Jusqu’à tomber
Cobra, il utilise ça. Ce qu’on lui dit. Il part de ces petits détails de la vie, ces
anecdotes, ces petits riens microscopiques qu’il relève au gré des marées. Il nous écoute.
Il est malin. Parfois on est ensemble, posés, pépères et je le soupçonne d’écrire des
rimes dans sa tête. Il porte sur son visage un air particulier, pseudo-songeur, pseudo-
degrés de la soirée, qu’il rôde des lyrics dans la tête. Il est dans la « bande passante ».
Quand Karim entre dans la salle, la chaleur est étouffante. C’est un four, gueule
un gosse de dix ans, Jalil, en s’éventant théâtralement le visage avec la main. Arnaud,
petit bonhomme d’un mètre trente, va chercher des chaises et les dispose en cercle au
centre de la pièce. Sacha s’empresse de l’aider. Les douze moineaux s’installent dans
l’espace.
Pour Karim, être animateur c’est un projet à la coule. Il se fait plaiz’, essaye
avec eux des activités, rôde ses techniques de jeu en potassant Stanislavski, s’amuse et
fait en sorte que ce soit réciproque. Ambiance laid back. Décontractée. Il leur fait faire
de l’impro et prépare un petit spectacle de fin d’année - souvent du Molière parce que
Le cours commence. Karim tape dans ses mains pour rétablir le calme. Les
gosses rigolent comme des baleines. Karim demande à Jimmy de se placer au milieu du
cercle. A chaque fois que Jimmy prend la lumière, c’est un cataclysme. Jimmy a les
yeux vairons - l’un marron, l’autre vert. Ce regard si singulier le rend magnétique. C’est
immanquable. A chaque fois que Jimmy se positionne au milieu des autres mômes, il
crée autour de lui une aura magnétique. Karim l’a su dès le premier jour, il lui donnera
Jimmy, lui, n’a absolument pas conscience de l’effet que ses yeux-aimants
produisent sur les autres. Il s’avance timidement. « M’sieur, j’ai pas eu le temps
Jalil et Enzo se marrent. Karim leur intime le silence en plaçant son doigt devant
sa bouche, comme un vieux prof des années 80. Enzo baisse la tête en signe
d’acquiescement et de connivence. Jimmy ne s’en sort pas mal. Karim explique aux
autres qu’il faut « occuper l’espace » et ne pas se contenter de son petit bout de scène à
soi sinon les spectateurs éloignés ne verront rien. Il dit « Enzo va t’installer là-bas, à
gauche, au troisième rang et dis moi si tu entends ce que dit Jimmy » et Enzo obtempère
plus fort » et Jimmy crie et Karim lui explique qu’il doit « poser sa voix et utiliser sa
respiration pour la faire porter » et il demande aux enfants de se mettre debout en cercle
pour s’entraîner.
A la nuit tombée, les mômes rangent leurs affaires. Ils chahutent. Les parents
sont déjà là à projeter leur regard bienveillant sur cet atelier et le saint sauveur Karim
Sacha, ce petit chat d’un mètre dix, vient voit Karim et plante ses grands yeux
bleus dans les siens. Elle dit « Monsieur Karim, je suis désolée mais le jour du spectacle
y'a le goûter d’anniversaire de Zoé ma copine et je sais pas si je vais pouvoir venir ». Et
Karim, il a beau faire le malin avec ses trucs socio-culturels, il fond parce qu’au fond les
mômes comme ça il adore ça et il n’y a rien au monde qui ne le rende plus heureux que
leurs petites gueules de babouins déterrés. Il lui sourit et lui glisse conciliant « on
Karim me parle du rêve de sa vie - interpréter un jour La nuit devant les forêts de
Koltès, un monologue lancé dans la nuit à un inconnu rencontré au coin d’une rue.
Koltès a ressenti le besoin de partir si loin, dans le magma new yorkais, au bord de
l’Hudson River pour écrire Quai Ouest alors que « la vie, l’intensité de la vie, tu vois,
elle gît juste ici, sous nos yeux, à Château d’Eau ou SSD ».
Quai Ouest, c’est une histoire de rencontre - comme souvent chez Koltès. Un type
« Quai Ouest, c’est la rencontre de deux mondes. Un texte d’une intensité sublime
et d'une densité infinie, comme toujours chez Koltès, me dit Karim. Mais cette réalité
qu'il décrit. La stupéfaction des différences, elle est juste sous nos yeux. Et lui le savait
qui a vécu à Paris. Pourquoi partir si loin pour décrire des personnages si proches ? »,
Devant le Liddl, un canapé sur lequel un type usé par la vie fait confesse à des
amis imaginaires, depuis longtemps disparus. Les théâtres du quartier font la réclame
pour des spectacles grand public. Des groupes de rabatteurs ivoiriens ou sénégalais
stationnent devant les salons de coiffure afro. Salon de la tresse, Palais de la mèche,
Prestige Beauté, Saint Esprit Cosmétique, Gloire à Dieu coiffure. Les devantures se
dressent, porteuses du mystère étrange de leurs noms. Des indiens côtoient des
poubelle de substitution.
Ici, on tient boutique sur un coin de rue. On alpague. Dans les brancards, on rue.
Des femmes en boubous assises sur des sièges de camping vendent des bouteilles
trafiquées disposées dans des glacières. Devant le théâtre Antoine, Karim tend le bras et
lance, provocateur, « Un jour tu verras, ce sera ma gueule qui sera là ». Et je le crois sur
parole.
business ? », lui demande French. « Ouais gros. Je suis HS mec. J’ai passé l’aprem’ au
studio. J’ai pas arrêté ». », réplique Lopez laconiquement. « Tu veux pas nous en dire
plus ? » suggère timidement French. « Nan mec, c’est top secret, tacle Vincent. Tu
connais notre Lopez national. C’est une taupe. Le mec ne parlera pas. Même sous la
French avance « en fait ça parle de quoi tes textes ? Ba ouais quoi, je suis
curieux ». Il rougit. Lopez leur explique en quelques mots ses influences du moment. Il
fait du name dropping. Ça agace un peu les copains. Vincent le tacle : « en fait tu fais du
Rap de « iencli » c’est le dernier débat à la mode dans le milieu du rap. C’est le
terme qu’on utilise pour fustiger les petits blancs proprets des beaux quartiers qui se
lancent dans l’art du slam, ceux qui usurpent la souffrance des autres pour se constituer
une « street cred ». Rap de iencli, rap de shisha, rap de blanc. C’est le rap qui désigne
les consommateurs de weed, ceux qui lâchent un billet bien au chaud dans leurs
quartiers dorés, par opposition au rap de dealer, au rap de cité, le vrai, l’authentique.
et du fait de bicrave, on peut pas s’en sortir quoi ? On peut pas faire du rap sans parler
de la rue et des dealos ? Ouais je viens de la classe moyenne et j’ai pas connu les
galères des mecs des téc’ mais figure toi que j’ai des trucs à dire moi aussi ». « Et vlan
dans ta gueule ! » siffle French amusé par leur dispute. « Relax man, lui rétorque
Vincent pour calmer le jeu. Je déconne. Je suis sûr que t’es réglo. »
Lopez est un toubab. Il le sait. Il n’a pas grandi dans le 9-3. Il vient plutôt de
Marly-Gomont. Tous les ans, ses darons lui achetaient un beau cartable pour la rentrée.
A 13 ans, il avait lu tout ce que compte le who’s who de la littérature française : Balzac,
Hugo, Flaubert et cie. Il est un blanco. Un babtou. Un fragile. Il n’est pas straight outta
compton. Mais il s’en bat la race. Il a un cerveau pour penser, des yeux pour observer,
une main pour écrire et une bouche pour rapper. C’est tout ce qui compte. Des idées il
en a par rasades. Et puis il n’est pas le premier blanc à écrire des rimes. C’est même tout
le contraire. Ils sont légions, les céfrans, à kicker dans le milieu. Les gosses venus de la
Pendant que Lopez parle, French a les yeux rivés sur son écran tactile. Il est en
l’interrompt Lopez. « Attends mec, je suis à deux doigts de conclure », rétorque French
Un jour, French s’est auto-proclamé manager de Lopez. Ça l’a pris comme ça,
un soir qu’il se faisait chier. Il était posé chez lui. Il était censé chercher du boulot. En
vérité, il glandait. Il était dans sa bulle. Il s’aperçut que Lopez lui avait envoyé quelques
démos en WeTransfer. French enfonça son casque sur ses oreilles et mit play. Il finit par
envoyer un SMS à Lopez « on peut se tél’ gros ? » Lopez approuva et l’appela direct :
« Hello man ». French : « Hello, is it me you're looking for ? » Lopez pouffa. « Sacré
farceur » French poursuivit en poussant la voix « Cause I wonder where you are and I
wonder what you do. Are you somewhere feeling lonely, or is someone loving you? 13 »
- J’ai écouté tes maquettes, reprenant son sérieux. C’est chanmax ! Et j’adore
Lopez se réjouit. :
français.
type ? Il faisait des photos de soirée qu’il postait sur MySpace au début des
années 2000. Il traînait avec le gratin des gens cool de l’époque: Uffie, Kanye,
Paris Hilton, Steve Aoki, Cory Kennedy, Kid Cudi … Tu te souviens ? On peut
dire que c’est lui qui a inventé la hype d’une certaine façon. C’était bien avant
étaient colorés, festifs. Pour les petits frenchies comme moi, c’était une vitrine
sur le monde de la teuf, des résoi, de la guedro, des people. Ambiance Terry
Richardson.
démos que tu m’as envoyées sont top mais je pense sincèrement que tu peux
- I know, rétorqua Lopez. J’ai fait ça à l’arrache. Les intrus sont une face B.
J’ai rien mixé. C’était juste pour tester le kick sur du son. Voir ce que mes
mots donnaient.
« L’avantage c’est que t'as un flow. Ça balance bien. On sent que t’as un rythme,
que t’es vénère. Le bail en 16 mesures, c’est bien joué. Maintenant, je pense que tu peux
retravailler les textes pour leur donner plus de contenu. Le fond est là. On voit bien que
Mais je pense que tu peux améliorer l’histoire que tu racontes. Ecrire de façon
plus imagée, avec des métaphores. Ça plaît toujours au public les métaphores. Tu peux
essayer d’invoquer des références tirées de la culture populaire comme Oncle Picsou ou
Forrest Gump comme le font Caballero et JeanJass. Le bail de Mimie Mathy, c’était
ce que fait Mc Solaar dans ses textes. Ce qui nous intéresse c’est pas seulement ce que
tu dénonces ou contestes, c’est plus ta manière perso à toi de ressentir ces choses là.
société, t’sais. Tu lâches des textes intimistes. Ou alors tu passes full second degré, en
Ce qui compte, c’est pas de dire des trucs inédits. Franchement on vit à une
époque où tout a déjà été dit, quasiment. Nan ce qui compte c’est l’originalité de ton
« Ouais mec, t’as raison, dit Lopez. Faut que j’y réfléchisse. T’es vachement
plaisanta Lopez.
mets à cogiter et à décortiquer avec minutie ce que t’entends. Enfin ça c’est aussi parce
que j’ai un cerveau malade qui me pousse à tout analyser en permanence, ironisa
French. En plus pour moi les lyrics, c’est hyper important. Ça dit tout de la solidité d'un
artiste »
conduisit Cobra, huit ans plus tard, à enchaîner les tournées et à remplir des Zénith tout
entier.
Lopez a.k.a. Cobra a longtemps hésité pour savoir dans quel genre s’insérer.
Quand t’es fan de NTM, Kerry James, La Rumeur, même Diam’s, t’as envie de tenir un
dis que pour une fois qu’on t’écoute, c’est l’occas’ d’aborder des sujets de fond, de faire
en sorte de faire bouger les choses. T’es dans le rap conscient, le rap militant, politisé
Le truc c’est qu’à cette époque là a commencé à déferler sur la scène française
une génération de nouveaux artistes plus « branchés », fils de bonnes familles, la peau
pâle, vêtus de pieds en cap par les créateurs de mode du Marais. Eux ils étaient plus
Ils lui empruntaient seulement ses modalités. Ces artistes là, ce sont les kids de la pop
génération. Ils ont grandi avec Britney Spears, les 2Be3, Madonna, alors forcément
leurs repères musicaux sont plus chiadés, produits en studio, des trucs électro, rock ou
Ça donne le rap de iencli qu’on connait. Ne vous détrompez pas, j’adore. Mais
Lopez il a longtemps hésité. Il ne voulait pas être comme eux. Il cherchait l’authenticité,
un style pur, des instrus simples, des paroles basiques mais percutantes. Il ne voulait pas
peu chaud pour sa gueule. Le mec était un privilégié. Il n’a pas connu les galères. Il n’a
pas manqué d’argent. Il n’a pas vraiment de revanche à prendre sur la vie. Il n’est pas
danser. On en parle. Il hésite. Il écrit dans un registre, rectifie le tir, efface, recommence.
Il s’essaie ainsi dix fois, vingt fois, cent fois. On se fait des sessions dans son studio, lui,
French et moi. Je dis « studio » mais il ne faut pas déconner. C’est plutôt un bureau où il
fout son matos et où il peut travailler. Lopez, ça lui va bien de bosser comme ça. Ça lui
permet de se cloîtrer dans un endroit isolé, sans avoir à louer un vrai studio
Il nous fait des freestyles. On l’écoute et on lui donne vaguement des conseils.
French est calé. Il écoute beaucoup de rap et il est plus à même que moi de juger. Moi je
prête plus attention aux sonorités, au rythme, au débit. Les paroles ça me dépasse un
peu. Mais grâce au skate, j’ai développé une culture musicale assez poussée. Les vidéos
de skate sont toutes accompagnées de sons West Coast. Cette vibe me colle à la peau.
Une fois, Lola nous organise au pied levé une interview avec un journaliste
spécialisé rap de Yard, un média online tourné street culture, où elle fait un stage. Lopez
« J’crois qu’au fond cette histoire de message, c’est une histoire d’appartenance
sociale, juge Cobra. Quand tu viens d'un milieu populaire, t’as plutôt tendance à
chercher dans le rap une retranscription des difficultés que tu rencontres au quotidien.
T’es dans le réalisme - genre Zola. L’écrivain hein, pas le rappeur », il s’empresse
d’ajouter. « Genre Moha La Squale. Ses histoires de zonzon, de la Banane, des tiéquars
etc ça me parle ap’ ou alors vitaif à un niveau cathartique, genre ça me parle à un niveau
symbolique. J’ai d’jà vu ça aux infos - je situe plus ou moins ce que ça veut dire de la
société. Mais si t’es un geois-bour, tu vas avoir du mal à t’identifier avec les Lascars de
focalises plutôt sur les aspects esthétiques, la forme de l’oeuvre, le flow, le rythme, et
moins les paroles - ou alors des paroles qui te font marrer comme Vald ou Orelsan si ça
parle de oit, de tes problèmes de zonard, ou si c’est symbolique quoi, pas des histoires
de téc’, de mecs qui bicravent en bas des tours ou ce genre de bails que tu n’as vu qu’à
la télé t’sais. »
- En gros pour oit le fait que le rap soit devenu le genre musical le plus écouté
en France c’est parce que des p’tits babtous s’y sont mis et ont commencé à
diversifier les sujets abordés en ne parlant plus seulement des banlieues mais
- Exact. Lomepal, Nekfeu, Roméo Elvis, Orel, etc, ils ont ouvert la voie et
compagnie ils faisaient déjà ça avant hein - don’t get me wrong… Je parle
juste de maintenant en fait, au niveau des paroles. Doc Gynéco, par exemple,
Pour Cobra, l’ascension fulgurante du rap dans le hit parade tient aussi à
l’évolution des instrus. Alors qu’initialement le rap français s’inspire de sonorités afro-
Mc Solaar dont les références musicales sont plus électro. « Tu te rends compte que
c’est le ponte de la French Touch, Philippe Zdar, qui a produit les premiers morceaux de
- Ouais j’ai lu une étude qui dit que les classes populaires sont plus sensibles
aux sonorités R’n'B, ajoute le pigiste, studieux, tandis que les publics ayant
fait des études supérieures sont plus sensibles aux musiques électroniques, aux
racole du public.
l’ennuient. Elle passe de temps en temps au studio, après le boulot. Elle aide Cobra pour
les instrus. Ils ont passé une sorte de deal. Elle, est d’accord pour réaliser des prods
carrées, mettant à profit ses qualités d’écoute musicale pour le guider dans le choix des
Margaux modifie un peu son horizon d’attente en élargissant la variété des prods à des
univers musicaux différents, plus inspirés de l’électro ou du disco, ce que Cobra n’aurait
grand frère. Moi je suis plus dans le registre de l’inceste. On a une relation fusionnelle
un peu baisée. Elle m’appelle dès qu’elle a une tuile. Elle me confie ses bails. Je la
conseille. J’essaie de la protéger au mieux, de l’épauler dans la vie. Mais en vrai, j’ai
trop envie d’elle. Ça m’affole. Pourtant elle est l’ex du pote de mon frère. J’ai pas le
droit de toucher.
Je sais que Vincent essaie encore de la chiner. Il lui envoie des textos bidons, lui
balance des chansons via des applications de streaming musical. Quand ils se croisent
Margaux, avec ses longs cheveux blonds doux comme la peau d’un phoque, et son
sourire de ouistiti, elle le regarde et ne le calcule pas. Elle est aimable, polie et bien
élevée mais elle éteint instamment le feu de ses ardeurs par son attitude désintéressée.
Coup dur. C’est terrible pour Vincent mais j’ai envie de lui dire « c’est la vie man ». Et
Je sors de mon taff et Margaux m’appelle. Elle me confie qu’elle est désespérée
par son boulot de merde. Elle voudrait que ça cesse. Elle ne se sent pas suffisamment
valorisée. Je lui demande où elle en est de ses prod’. Ça la rassérène. J’essaie de l’aider
à se concentrer sur l’essentiel. Le reste c’est peanuts. J’ai un peu plus de recul. J’essaie
de ne pas me laisser engluer dans les kitchen sink dramas, les drames de la vie
quotidienne. Parce que mine de rien ce sont ces petits riens qui nous bouffent le plus.
Karim.
Margaux, elle capte ça avec la musique. Elle fait ça parce qu’elle ne peut rien
faire d’autre. Sa vie est rythmée par ces moments rares d’euphorie durant lesquels elle
est tout entière tournée vers la création. Elle bricole des sons dans son coin. Avec l’ouïe
d’un dauphin, elle produit de la musique pour son propre plaisir, sans prétention, sans
calcul, sans ambition. Pour le seul bonheur de créer quelque chose qui en vaille la peine,
qui ait un sens. Ça compense ses journées passées à s’ennuyer ferme, cette vie à
reculons.
horaires ni la monotonie des journées. Ça, elle aurait pu s’en accommoder. Ce qu’elle ne
supporte pas, c’est l’absence d’utilité du travail pour lequel elle est payée. Son chef la
staffe sur des missions ponctuelles en lui indiquant des tâches précises à effectuer.
sur des points déliés et segmentés sans prise sur le contenu réel qui reste concentré aux
mains du management. Dans une pure logique de travail à la chaîne, les tâches à
caractère cognitif, celles-là mêmes qui auraient pu la stimuler, lui échappent. Ne lui
reste plus qu’à gérer les aspects pratiques, quotidiens, les questions courantes, enfermée
pulsions narcissiques, lui faisant accroire que sa plus-value sera appréciée. Mais ces
nous couverais pas un petit burn-out par hasard ? ». Margaux est à deux doigts de lui
balancer le gros classeur qui traîne sur son bureau in da face. « J’ubérise mes process »
briefing demain ? » « C’est cela oui ». Il est grand temps que je me casse d’ici, estime-t-
elle sentencieuse.
Margaux a passé des mois à enquiller deux journées de boulot : aux activités
diurnes succédaient ses loisirs privés. Sa vie s’était inversée. Margaux trimait la journée
pour des instants fugaces de plaisir une fois son taff terminé.
Elle crèche dans le Sentier. Un appartement dégoté par un ami d’ami dont la
mère voulait mettre en location ce vieux studio laissé inoccupé. Margaux adore l’endroit
entassés, certains remontant à l’Ancien Régime, a fait place aux sièges sociaux, aux
vêtement, des fripes et des guenilles en tout genre a vu décroitre son activité au début
des années 1990 avec la montée en puissance des pays émergents. Très vite, la
Tous les soirs, elle a la même routine. Cap sur le traiteur chinois. Les néons de la
commande invariablement des nouilles et du canard laqué. Une fois chez elle, elle pose
les sacs plastiques sur la table, se déshabille en despi, enfile un jogging Adidas et se
pose devant son ordinateur portable. Elle extirpe les barquettes en aluminium, les
englouti en deux-deux. Elle saisit dans le frigo un fond de bouteille de vin blanc qui
traine. Elle s’en sert une fois l’épisode terminé. Puis, elle fait de la place sur la table à
Puis, pendant deux heures, Margaux travaille sur le rythme et les accords. Elle
ajuste le volume des pistes, rajoute une basse et mixe le tout. Elle s’inspire de ce que
fait Nina Kraviz, la DJ russe que tout le monde s’arrache, d’Amelie Lens, de Charlotte
de Witte, de Louise Chen et de Peggy Gou, une génération de meufs DJ qui tabasse. A
23 heures, Margaux s’arrête exténuée. Elle recule dans son fauteuil. Prend une
pour lui. En retour Lopez lui prêtait son matos. Rapidement Margaux s’est mise à bosser
là bas pour ses propres sons. Ils bidouillaient des maquettes. De l’extérieur, j’avais la
d’essais, de rectifications.
Les choses se sont organisées petit à petit. Lopez avait écrit un superbe morceau
C’est comme ça qu’un samedi soir on s’est retrouvés au bord du Canal de l’Ourcq à la
nuit tombée.
tâter le terrain. French est accompagné de Vincent et Sam, son collègue de corvée
motocyclée.
on se met à arpenter l’espace. Lopez va faire un tour à la librairie jeter un oeil aux
bouquins de bobos et aux fanzines sophistiqués. Vincent s’installe dans un coin avec
Sam pour faire du repérage. Moi je me balade, j’arpente l’espace, l’esprit aux aguets. Je
suis plusieurs danseurs sur les réseaux sociaux où ils postent de courtes vidéos de leurs
performances. Les regarder se mouvoir comme des serpents, le corps électrisé, des piles
corps qui se meut comme une caresse, j’adore. Je regarde certaines vidéos en boucle,
comme hypnotisé.
suis pas une baltringue mais ce mec-là est captivant, incroyablement charismatique,
séduisant. Je l’envie. Je voudrais être dans son corps pendant vingt-quatre heures juste
pour connaître une fois dans ma vie la douce sensation d’être aussi bien dans sa peau.
Chance inouïe, ce jour là, Stardust est au Centquatre. Je l’aperçois de loin au milieu de
détourner le regard de ses mouvements. Lopez passe non loin de là. Je lui fais signe de
s’approcher. C’est Stardust qu’il nous faut. J’en suis sûr. Une vidéo avec lui ça tape
dans les centaines de milliers de vue direct. On va faire le buzz. J’en suis persuadé. On
Stardust finit de danser. Il nous salue et s’écarte un peu du groupe pour aller
boire de l’eau et s’éponger le visage. Des grappes de nanas se pressent autour de lui. Je
me dis que ça va être difficile de s’approcher. Elles sont toutes là moites, en chaleur, j’ai
envie de les pousser ces connasses. « Dégagez les selfiegirls, faut qu’on parle
business ». Mais j’attends gentiment mon tour parce que je suis un mec comme ça.
Pendant ce temps là, je tâte le terrain avec Lopez. « T’as vu man ? C’est Stardust ! Tu le
connais ? Le mec est une reusta. Il a dansé pour Madonna et fait les chorégraphies
d’Orelsan dans son dernier clip ». Lopez opine de la tête. Je négocie le virage dans cette
Lui il nous rend ce service mais toi quand tu seras une rap star il sera reconnaissant
plus de ça : Stardust, son symbole c’est un serpent. Stardust le serpent featuring Lopez
Le Cobra. T’as compris gros ?? Vous êtes faits pour matcher ». Lopez sourit. Il me lance
chemin jusqu’au Snake. J’ai du mal à passer. Une meuf essaie de me griffer avec ses
faux ongles de tepu mais je m’en sors in extremis et arrive à la hauteur de Stardust qui
lève les yeux sur moi, interrogatif. « Salut, on se connaît ? » il me lâche comme ça.
D’un naturel gouailleur, je saisis la balle au bond et lui vend mon projet comme un
commercial rôdé à la tâche qui vend des piscines sur les nationales départementales
depuis vingt cinq ans. Je lui dis « mec, ce que j’ai à te proposer, c’est un projet qui va
changer ta vie ». J’y vais au culot. Je mythone un peu. Mais in fine Stardust accepte de
me revoir au calme pour en parler. Il me file son numéro. Les go autour de nous me
regardent éberluées. Je leur tire la langue discrètement avant de lui faire un check et de
On se retrouve deux jours plus tard dans un café. Stardust est en retard. Je
commande une bière en l’attendant. Le mec débarque. Il ne marche pas, non, il lévite.
J’en reviens pas tellement le keum est stylé. Il se pose. La serveuse lui sourit toutes
dents dehors. Il commande un thé glacé. « Je ne bois pas avant un gros gig. Je dois
danser pour un défilé à New-York ». J’ai chaud aux fesses. Ça s’annonce plus
- J’ai écouté les maquettes de ton pote. C’est chanmé. Tu veux faire ça quand ?
message.
- Je bidouille comme ça dans mon coin. Les vidéos que t’as vues elles sont
- Mec ça déchire j’te dis. Tu vas cartonner. T’as juste besoin de thunes et de
La crevette devant moi a presque dix ans de moins mais j’ai l’impression d’avoir
affaire à un routier du métier. « Chui chaud » je dis comme ça. « Deal ». Il avale cul sec
le thé, fait mine de vouloir régler mais je stoppe son geste. « Cimer man. On se cale le
l’accoutumé, Marco est en retard. Je dois être à Stalingrad vingt minutes plus tard.
Mission Impossible. Marco finit par arriver. Il me file un grand sac de sport contenant la
caméra, le matériel de prise de son, le trépied et des bails pour l’éclairage. Il me briefe
Lopez trépigne. Avec mon retard, rien ne se passe comme prévu. Ça fait une
demi-heure qu’il essaye de calmer les nanas qu’il a fait venir pour la vidéo. Il leur paye
des verres au bar de la Rotonde pour patienter. Je finis par arriver. Lopez m’explique
que ça va être compliqué. Stardust n’est pas encore là et les quais sont bondés. Lui qui
poser pour boire des bières, les couples qui dansent la salsa dans des gargotes colorées
et les activités organisées par la municipalité, on se croirait plus à Coney Island qu’à
Bondy Beach. Heureusement j'ai un plan comme Keyser Söze14, je tente de le rassurer.
Le ciel était violacé. Stardust nous a fait le show. A la fin du clip, il lève son t-shirt et
nous montre un tatouage de serpent total chanmé. Lopez est extatique. Les zouz qu’on a
racolées complètent le tableau. Ça donne une vidéo pépère, soignée et très esthétique. Je
m’inspire de Fatih Akin et de Romain Gavras. Trois jours après je poste la vidéo.
Ce soir-là, Lopez est fébrile. Il refresh la page toutes les deux minutes. Il attend
une réaction. C’est le grand soir. N’y tenant plus, il enfile un jogging, des baskets et part
Rue Saint Jean à Niort. Extérieur nuit. La bâtisse est dans le noir. Elle semble
inhabitée. Soudain une lueur chétive apparait à la fenêtre du 2ème étage. La lumière
bleue de l’écran 13 pouces éclaire faiblement la pièce. Romain, 12 ans, est sur son
ordinateur. Comme tous les soirs, il arpente la toile à la recherche d’un truc nouveau, un
sketch, un son qui le fasse réagir. Son petit frère dort dans le lit d’à côté. Il entend le
silencieusement devant une vidéo humoristique sur Youtube. Il retourne sur la page
d’accueil et voit apparaître sur la fenêtre de l’écran une nouvelle vidéo. Il clique.
Facebook.
A Lyon, dans un petit pavillon de banlieue, Ludo, 14 ans, est dans sa cuisine. Sa
répond pas. Il a le regard rivé sur l’écran. Il n’en revient pas. Le flow est incisif,
Une vidéo attire son attention. On y voit un jeune type en jogging, danser dans une
lumière rougeâtre. Les images sont entrecoupées d’extraits de films. Il débite à toute
Trist_an il y a 5 minutes :
Tu gère poto.
Pawn il y a 6 minutes :
Je t’aimeeee Cobra
JeanMich il y a 18 minutes :
Partout en France, dans les chaumières, à travers les lucarnes, sous les vasistas,
dans les mansardes, dans l’obscurité, des petits écrans bleus s’allument. Des gamins à
consteller de petits points de lumière qui luisent frêlement dans le noir de la nuit.
réseau dense de fibre optique. Elle se répand comme une traînée de poudre dans les
logis, derrières les rideaux tirés, sur les écrans de smartphone. Le morceau de Lopez
Lopez rentre chez lui en sueur. Il est claqué. Il s’est bien défoulé. Il file sous la
douche. Puis, encore trempé, une serviette négligemment jetée sur ses épaules, une autre
Stardust l’a partagée sur son profil. Avec sa fanzouz de base, on a une force de
frappe inespérée. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, on tape dans les milliers
de vue. Même Orelsan like la vidéo. Je ne respire plus. On break the Internet.
C’est seulement après le clip que les vrais bizness ont commencé. Margaux
propose à Cobra d’assurer la première partie de son gig au Point Ephémère. Lopez
panique comme un ouf. Il n’a que 6-7 morceaux de terminés. Margaux le rassure. « Ça
suffira, t’inquiète. Tu dois juste mettre le feu sur trente minutes ». Lopez se liquéfie. Il
des publicitaires l’appellent sans relâche pour le démarcher. Et je ne sais pas pourquoi
qu’il est intègre, qu’il ne fait pas ça pour le bizness. Qu’il veut rester dans la qualité. Il
ne veut pas être marketé. Franchement sur ce coup là, je ne le suis pas. Pourquoi rester à
- Je ne suis pas dans le rap à l’eau, le peura commercial. C’est mort. Ça prendra
pourtant acquiesce. Il me dit que ce n’est pas un mauvais calcul si Cobra veut durer
dans le métier.
- Percer c’est pas tout. Faut qu’il fasse ses preuves. La thune, le succès c’est
- L’argent est une cage. Sans argent, on va y arriver, t’inquiète. On peut pas
nous museler. Faut qu’on reste en dehors des canaux, à la marge, hors système.
m’apprendront que j’ai eu tort. Les kiddos étaient des pros. Ils avaient tout compris. Le
coup de poker a porté. Les rappeurs français qui ont réussi à durer se comptent sur le
s’emplâtrer.
- Moi je veux payer des impôts mecs. Je veux acheter une maison. Creuser mon
vise la longévité, le style, la dégaine. Il est intègre. Et pour ça il faut une morale dure
S’en battre les couilles de l’argent c’est une posture. Ça donne un côté
objectif number one c’est mettre un terme à ma précarité d’assisté et ne plus avoir à me
lever le matin pour aller faire des petits boulots à la con. Alors les esthètes en carton là,
qui me parlent « beauté de l’art pour l’art », « geste artistique pur » et je ne sais pas
quoi, franchement je ne capte pas. A mes yeux, la Warner t’appelle pour te proposer un
deal, tu signes direct. Tu ne fais pas la fine bouche à renâcler sur les termes du contrat.
Mais bon chacun son délire… Cobra est subventionné par son daron. Il n’a pas le
Les shrabs de mon frangin, les tocardos du téco, les nains de jardins de Panam,
se voient déjà en haut de l’affiche. On est Chez Jeannette un soir et Vincent me sort
qu’il se sentira vraiment arrivé le jour où un de ses fans lui enverra une « piece of fan
balance « t’as pas compris frérot ? C’est ça le dream ! Là tu peux dire on y est. On l’a
French renchérit : « moi c’est quand j’aurai ma marque de T-shirt gros. French
in Panam je vais l’appeler ». Il a des étoiles dans les yeux. Je me dis que c’est un délire
Madison Avenue, sur les casquettes, les T-shirts, les affiches posées sauvagement dans
la street. « Mais nan man, on veut voir son nom sur les eins des p’tites go !!! » hurle
French et Cobra ont pensé à tout. L’effet buzz sur Internet ne dure qu’un temps.
C’est symbolique. Un pied dans la porte. « Coucou je suis là ». Au mieux tu passes pour
un outsider qui force le passage pour creuser son trou, au pire on te prend pour une
Cobra veut entrer dans le rap game. Il veut être pris au sérieux. Et le seul moyen
d’y arriver, c’est de charbonner, de gravir les échelons, de faire des concerts, de remplir
des salles et petit à petit l’oiseau fait son nid. French dégote une sorte d’annuaire des
soirées rap style sur Panam, il dégaine son stylo bic et entoure tous les plans qui
pourraient correspondre à la ligne Cobra, puis il sort son GSM et démarche à tour de
bras. Comme on n’a pas de réseau de base, French y va au culot. Il fait un peu de name
dropping, compare Cobra à Vald, à Orelsan, à Roméo Elvis, prétend qu’il a déjà joué
C’est aussi à cette époque là que « Première scène » nous contacte pour que
Cobra fasse une apparition dans le stand de la région Ile-de-France à la Fête de l’Huma.
chanmé. J’y vais avec mon daron depuis tout petit. Faire une date là-bas, c’est golri et
puis la région verse une petite rétribution qu’on ne peut pas refuser. On reçoit aussi des
des mecs à gros moyens qui viennent t’autotuner la gueule. Ils sont QLF - que la
famille. Prônent un rap pur, minimaliste, sobre, simple. Une éthique du DIY - Do It
Depuis la fin des années 2000, le rap est à l’état d’arrêt, le hip-hop s’est vu
emporter par la vague Dirty South, un style de rap festif et au message consumériste né
dans le Sud des Etats-Unis, qui a fini d’achever ce mouvement par ses tonalités pop
délavées, son contenu éthéré et son côté Miami beach à la façon des Anges de la télé-
réalité.
Le monde est pop. Florida danse au bord d’une piscine entouré de bimbos
botoxées et la planète rap agonise, Cobra au pinacle de ce monde factice qu’il honnit
pourtant. Tu allumes la radio et tu entends ces sons totalement usés, du Katy Perry qui
atrophie ta céphalée, te débranche les muqueuses, et tu te dis que tu dois être mort, que
Booba se referme. Cobra est dans les bacs. Prêt à tout dézinguer. C'est lui la relève.
Fin septembre, Cobra sort un EP avec trois morceaux sur les plateformes de
« Mauvaise graine » et « Portrait d’une jeune ville en fleurs » - qui tabassent sa race. La
couverture est signée India, une jeune graphiste qu’on a rencontrée au Ground Control,
lieu de fête installé dans une ancienne gare SNCF du 12ème arrondissement de Paris, un
soir de torchage. C’est Sam, mon pote qui nous l’a présentée. Elle sort tout juste d’une
Un serpent jaune fluo façon dragon japonais sur fond bleu avec le logo
« Cobra » tagué en jaune fluo lui aussi. Ça déglingue. On sort le morceau sur Spotify.
pour les laveries. Margaux a calé un sample de Snoop qui démarre à fond, le début de
The Next Episode avec Dr Dre. Ambiance lascar. On s’est inspirés des premiers
Kourtrajmés. Lopez a.k.a. Cobra déboule dans la laverie à toute vitesse poursuivi par un
livreur de pizza énervé. S’en suit un petit clip pépère avec tout un taff de réf’
savamment disséminées. Je fais des clins d’oeil à Kim Chapiron et à Spike Lee, avec les
moyens du bord, autrement dit sans budget. Lopez fait des tonnes de gestes avec ses
bien orchestrée.
On balance la vidéo. Razzia sur les ondes. Fred de Skyrock nous envoie un MP.
Cobra n’en peut plus, il pense qu’il est arrivé. Fred lui dit de passer à Planet Rap un de
ces quatre. La Gaité Lyrique nous appelle pour nous booker dans le cadre d’un festival
sponso’ par Red Bull je crois. French dégaine l’agenda. On enchaîne les dates comme
ça. French a l’intuition qu’il ne faut pas se limiter aux scènes rap. On tape à la porte
On se retrouve dans des lieux totalement pétés, à jouer devant des minets pleins
Un soir, par exemple, on joue à la Brasserie Barbès, un repaire bobo qui a ouvert
dans un quartier désoeuvré. On s’installe au dernier étage sous une rotonde vitrée. De là
haut, un Tonic à la main, j’observe la rue, les vendeurs à la sauvette, les groupes de
renois rassemblés sous le métro aérien, les gens pressés, une faune étrange. Besbar
demeure un quartier de raseurs, malgré tout ce qu'on essaie de nous faire croire. Malgré
Besbar City c’est un coin authentique. Pendant que nous on prépare un set
destiné à des gamins branchés, qui paieront chèrement leur ticket d’entrée et montreront
pattes blanches devant les videurs à l’entrée, les quidams en contrebas vaquent à leurs
petits trafics, font la réclame pour des marabouts, revendent des clopes trafiquées, des
sommets. C’est la Goutte d’Or. Une zone mi-faubourg mi-taudis. Un bastion populaire
dont les immeubles sont insalubres, où les chambres dortoirs pullulent, qui résiste aux
assauts de la modernité. La Goutte d’Or conserve son côté subversif - délire bagarres de
rue, trafic de stup’, agressions et vols à l’arraché. Et je me dis que nous depuis là-haut,
folie ». C’est une terrasse logée dans une guinguette. Ce soir là, concert privé. Videur à
l’entrée. Barrière métallique. Prix d’un ticket : 20 balles. De quoi maintenir dehors les
lascars de l’autre côté du périph’. Alors qu’avant les lieux sélect’ étaient cachés,
désormais on danse à ciel ouvert devant les paroissiens qui peuvent nous stalker à
volonté - nous les p’tits bourges en jean Levi’s - tandis qu’eux sont séparés par des
barrières invisibles.
Et là je prends conscience que Paris est une ville ségréguée qui relègue en
périphérie tous les rebuts de la société. C’est violent. Une violence symbolique, une
Le taff de Vincent ne se passe pas trop mal. Dans les premiers temps, ce dernier
est comme un chien fou. Il explique à tout va que ce job va l’é-man-ci-per, avec une
respiration entre chacune des syllabes, qu’il n’a plus de patron, que c’est ça l’avenir :
être son propre employé, s’organiser à son gré, être enfin liiiibre !
vaquer à ses occupations à sa guise, passer voir les copains, fumer, traîner. L’argent
n’est pas trop mauvais. Ça paye le dealos, les earpods, les virées dans les bars et le
Vincent essaye de se rassurer. Il prétend que tout cela est temporaire, que ce
n’est qu’un moyen facile de mettre de l’argent de côté, en attendant des lendemains qui
cerveau reptilien allumé. Aware. Calculant à 360 degrés le piéton qui déboule devant tes
freins, le bus qui vient te serrer sur la chaussée, le fucking taxi qui t’épile la face
tellement il te frôle de près, Vincent se sent maxi combatif. En mode survie. Bear Grylls
in da city.
C’est grisant pour un petit urbain dont la vie n’a par ailleurs rien de palpitant.
Sur la route, il est en tension, investi d’une mission : délivrer ce cheeseburger dans les
trottinettes électriques. Mais il est on time. Son daron flippe. Quand il voit les mecs en
vélib dans la rue manquer de se faire renverser, il n’est pas rassuré. Il préférerait que son
rejeton taffe dans un bureau au chaud. Mais Vincent s’y refuse. Il végète dans ce job
Un jour, Vincent est en faction avec son copain Sam dans les environs du 11ème
arrondissement. Sur le parvis de l’église Saint Ambroise, ils sont assis sur un banc, la
tête baissée, le regard rivé sur leur téléphone portable, se tenant statiques. Le garçon de
café du coin, sorti fumer une cigarette sur le perron, leur jette un regard et se demande
Vincent baille aux corneilles. Les affaires ne sont plus très bonnes depuis
quelques temps. Ils n’ont reçu aucune commande de la journée. A croire que
l’algorithme les a snobés. Il ne comprend pas. Il a livré les courses dans les temps la
dernière fois. Sa note est de 3,5/5 sur l’application. Ce n’est pas mal. Pourtant ce jour-là
Sam observe de son côté les camions décharger les livraisons des grossistes du
commerce des meubles au début du XXe siècle ont cédé la place aux espagnols juifs au
tournant des années 1920, avant que les immigrés chinois ne prennent le relais dans les
années 1990. Originaires de la région chinoise du Wenzhou, ces derniers ont envahit les
locaux ayant pignon sur rue, remplaçant les boulangeries, les boucheries et les cafés du
Beaucoup sont des anciens du Sentier, jouant sur le dumping social pour concurrencer
leurs ex-associés.
travailleurs opprimés triment jusqu’à quinze heures par jour pour produire les
marchandises qui seront ensuite écoulées dans toute l’Europe, l’Afrique et le Moyen
Orient. Ce petit monde s’active en contrebas du cimetière du Père Lachaise, dans une
frénésie indicible. Derrière les rideaux de fer tirés et les portes fermées des commerces
de fortune, on entre-aperçoit une main d’oeuvre non déclarée s’affairer autour des
portants. Les allers et venues sont incessants. Le bruit des machines à coudre est
l’autoradio d’une voiture décapotable arrêtée au feu rouge. Au volant de son cabriolet,
un quinqua fringant, vieux beau, aux cheveux grisonnants, tapote des deux mains sur le
tableau de bord, en rythme. La voix du Doc résonne dans les speakers : « Ma rue est
bourrée de vice. À chacun ses délices, à chacun sa 8.6. Dans ma rue, les Chinois
s'entraident et se tiennent par la main. Les Youpins s’éclatent et font les magasins. Et
tous les lascars fument sur les mêmes joints.15 ». Il s’y croit. Le son est poussé à fond.
Un vieillard peste en traversant le passage piéton. Le feu passe au vert. Le type démarre
« Je crois qu’on va pouvoir attendre longtemps », avance Sam, une fois le calme
« Apparemment, les sans papiers se sont fait embaucher et on leur file toutes les
courses ». « Les sans pap’ ? Mais qu’est-ce-que tu racontes mec ?, objecte Vincent.
C’est quoi ces conneries ? » « Askip, des petits malins sous-traitent à des sans pap’. »
affirme Sam
Vincent ». Sam ricane « Ouais déso, je crée du suspens. En fait on m’a dit que des mecs
sans vergogne exploitent les sans pap’ pour les livraisons et leur reversent une partie des
gains. Comme ça ils restent assis le cul bien au chaud pendant que d’autres triment pour
eux. Il paraît que certains créent des comptes sur plusieurs plateformes de livraison en
ligne et font travailler plusieurs keumés en même temps. Certains ont même un vrai job
à côté »
plus de limite à rien ». Sam hoche les épaules et assène, blasé « c’est la loi du marché ».
16 De l’anglais : raconter
On croit souvent, à tort, que mettre le doigt sur ce qui ne va pas suffit. On se
lève un matin en se disant qu’on n'a pas envie d’aller bosser. On a la nausée en passant
effectué 80% du boulot, que le reste est infinitésimale. Je n’y crois pas.
Lorsque Margaux s’est aperçue que quelque chose clochait dans sa vie, les
changements n’ont pas été instantanés. Bien au contraire. Une fois qu’elle s’est rendue
compte que se conformer à un job qui ne l’intéressait pas la faisait souffrir, elle a dû
Sauf que désormais, ce qui passait auparavant pour acceptable était devenu
insupportable. Elle avait la gueule du Boss en horreur. Les ragots échangés à la machine
à café lui étaient devenus intolérables. Les mesquineries, invivables et les sourires
trouvait plus en elle l’énergie suffisante pour se conformer à ce qui était attendu d’elle,
un enthousiasme pour la boîte, une curiosité pour les autres, un intérêt pour les dossiers.
Elle s’était en quelque sorte dédoublée. Son enveloppe corporelle était bien là,
les pieds ancrés dans le sol, les mains en train de tapoter le clavier de l’ordinateur, mais
son esprit voguait ailleurs, par delà les marées, en fusion avec le méridien de
Greenwich.
on se rend compte qu’on est mal quelque part, il devient alors urgent de tout quitter. Or
éblouissement. Ils racontent, des trémolos dans la voix, qu’un jour ils ont « tout lâché »
pour se consacrer à leur passion. On aime bien dramatiser les moments de bascule,
comme si prendre des risques et partir à l’aventure ne suffisait pas, il fallait, en sus, que
cela se fasse dans des conditions théâtrales, par des claquements de porte, une mise en
scène exagérée et des sorties de diva. « Ciao les nazes ! » et tout le toutim.
pendant des mois du bien-fondé de son projet. Elle avait la sensation d’assouvir un
caprice. Elle culpabilisait. Parfois, elle était prise de tétanie s’invectivant d’avoir quitté
un job bien payé pour une lubie. Devenir DJ ? Non mais quelle idée !
pour que Margaux ait enfin la confirmation qu’elle avait fait le bon choix. Autant dire
Un jour, Margaux sort du métro, exténuée. Elle pense à tout arrêter. Elle se dit
qu’elle aimerait bien, elle-aussi, enchaîner les avions pour animer des soirées dans le
monde entier, être jetlag, mixer à Calvi on the Rocks… Devenir une DJ star comme
Peggy Gou. Avoir des T-shirts à son nom… Elle pense à ça quand une meuf l’arrête sur
le quai. Elle lui fait « princesse Mononoké ? ». Margaux tressaute. C’est bien la
première fois qu’on l’appelle comme ça hors du studio. « Ouais » elle bredouille
surprise. « Je t’ai vue jouer l’été dernier au Rosa Bonheur, sur les quais en face du
remué la tête. Ça m’a fait du bien. Tu mixes bientôt sur Panam ? » Ça a l’air de rien
mais pour Margaux, ça a fait tilt direct. Le soir elle y a repensé et elle s’est dit qu’au
fond mixer c’était la seule manière qu’elle avait de s’exprimer, et d’apporter des trucs
aux gens, qu’elle ne pouvait vraiment être elle-même que derrière ses platines et c’est
là, juste à ce moment-là, qu’elle a enfin accepté d’entrer dans sa vie d’artiste.
Karim, lui aussi, a bien douillé. Il enchaîne les auditions. Ça ne marche pas. Il se
fait recal’. Il tente à nouveau. On lui dit qu’on le rappelle. Evidemment on ne le rappelle
pas. Il voit des rôles de folie lui passer sous le nez. Des tocards de première, le doubler.
Il n’en peut plus. Mais il ne lâche rien. Il persévère. Il envisage un moment de s’inscrire
Par-dessus le marché, il faut qu’il apprenne que son assoc’ de cours de théâtre
dans le 10e va bientôt être supprimée. Il a été alerté par la mairie du projet de sucrer les
diversité ».
Karim n’obtient pas gain de cause. Il est en dépress. Et il me casse les couilles sévère.
On dirait presque que le frangin prend du plaisir à se lamenter sur son sort. Et puis un
jour, une agence de casting l’appelle pour un petit rôle dans un film. Il doit jouer une
sorte de gigolo. La scène dure quelques minutes et implique de se montrer nu. Karim ne
rechigne pas. Isabelle Huppert joue sa maîtresse d’une nuit. Karim en revient grisé. Il a
17 Orelsan, Zone
quelqu’un ouvre. Il dégote des mini-rôles, par-ci, par-là. Mais rien de bien engageant.
Ça le fait criser. Pendant des mois, ça dure. Le néant. Karim hésite à enterrer ce rêve
avorté. Puis, il finit par s’inscrire aux cours Florent, en désespoir de cause. Il est admis à
la classe libre, un programme qui offre la scolarité chaque année à une promo de dix
filles, dix garçons. Oppressé par la gouaille des nantis, il ne se sent pas à son aise mais il
persévère. Tous les mardis soir, Karim donne de sa personne et se ragaillardi. Je le vois
Avec la fin des cours de théâtre à la Chapelle, il a plus de temps pour taffer ses
textes. Je lui fais réciter du Koltès, un monologue de 63 pages que Karim essaie
Koltès c’est le langage de la vie, qu’il n’a vraiment compris cela qu’en apprenant ses
textes par coeur, parce qu’à ce moment là, en les récitant à voix haute, en en mesurant
vivant dans le français. Que Koltès c’est comme Gil Scott Heron, c’est comme Léo
Ferré, c’est une langue nouvelle, ni commune, ni ordinaire. Ce ne sont pas des poncifs
ou des figures de style ressassées, c’est bien plus que cela, un langage nouveau, un
parler de la rue, un argot complexe et difficile à saisir, qui ne peut se comprendre que
parlé et que de toute façon Koltès il devait forcément écrire et réciter à voix haute ses
textes pour leurs donner toutes leurs aspérités car ça se sent lorsqu’on le dit.
Et je comprends que Koltès pour Karim, c’est comme le rap pour Cobra. Un
langage exalté, celui qui se fait images, impressions rétiniennes. Une langue qui ne se
comme on décharge des balles dans un corps inanimé. Un propos mitraillette. Une prose
combat. Finalement de la poésie. Parce que Cobra quand il écrit, il invente du sens, par
un agencement singulier de mots cacophoniques qui dans leur résonance les uns avec
les autres trouvent toute leur expressivité. Une écriture en cavale, clandestine, louche,
orpheline. Des phrases nomades. Que l’auditeur peut réagencer. Karim me parle de
Koltès et il dit « je croyais apprendre un texte, j’ai ouvert un album de souvenirs, une
Pendant deux ans, Karim suit les cours Florent, le soir après le taff. Et le mec revit
enfin.
Soirée Sound System à la Villette. Margaux est trop sex. Je la mate de loin. Le
mon nez dans ses cheveux, les respirer. Mais Vincent guette non loin. Ce n’est pas une
bonne idée de tenter. Lola danse avec Margaux. Elles sourient toutes les deux. Elles
respirent la joie de vivre, un verre de blanc à la main. Il fait bon. Vingt cinq degrés. La
Une meuf s’avance vers French et lui tape une bise. « Helloooo » elle susurre de
stupéfait du frangin, elle questionne : « tu me remets ? Sarah ! » « Ouais bien sûr que
j’te remets » bredouille le raclo, peu sûr de lui. « On s’est embrassés à la soirée de
Tania » elle dit serrant les dents, laissant poindre une pointe d’agressivité. « Mais ouais
bien sûr ! Dans le 13e ! » feint de se remémorer French. « Pas du tout, c’était à
Montreuil, vas-y laisse tomber » et elle trace sa route vénère. Vincent siffle « beau
morceau ». « T’es vraiment trop con », je dis en ajoutant des bruits de bisous
dégueulasses. « Fermez vos gueules, vous » s’emporte French. On éclate de rire. « Tout
vient à point à qui baise trop » tente Vince visiblement taquin. « Qui trop baise, mal se
souvient » je poursuis. French nous fait un doigt d’honneur. Il finit son verre d’une
gorgée genre il fait son bonhomme, cul sec. Puis, ragaillardi, il assène, professoral,
French ne s’en rappelle pas et forcément celle-ci nous étrille quand le premier EP de
ferait mieux de retourner à Pôle emploi plutôt que nous vendre de la merde qui donne
des acouphènes ».
Fuckboi, c’est comme ça que les ricains appellent les fils de putes dont parle
Dalida dans la chanson. Ceux qui débitent paroles sur paroles dans l’espoir de niquer.
notre égard, ceux qui draguent pleins de meufs à la fois pour être sûrs d’en choper une à
la fin, qui multiplient les subterfuges et les stratagèmes pour les attirer dans leur pieux,
qui ne tarissent pas de compliments, manient avec adresse le boniment, les enculados
des técos. Fuckboi, c’est un terme qui résume très bien French.
jeune femme du nom de Zoé. Depuis vingt minutes elle l’embrouille grave parce qu’il a
d’être attirée par lui. C’est sa vibe à elle : elle se vénère mais au fond elle est douce
comme un agneau. Je les connais ces meufs là. Leurs insultes sont comme de doux
compliments. Je fends la foule en plein air et vient me caler à côté de Lola qui agite la
dessus de sa tête. Je suis envoûté. Son décolleté en V laisse apercevoir une poitrine frêle
et bronzée. Elle porte autour du coup une chaîne dorée. Je suis séduit. Je me trémousse
avec elle, feignant le second degré. On est bien. Je suis un peu bourré. J’apprécie ce
sentiment de l’été.
C’est Margaux qui nous a invités pour fêter sa dem’. Alors elle danse, elle est
je ne la touche pas, je garde une distance réglementaire entre nos deux corps, pour éviter
l’ambiguïté. Le DJ enchaîne les tubes de reggae, dub, soul funky. J’ai envie de l’attirer à
fonce vers moi et m’assène angoissé « c’est French. Ils l’ont pécho ». Sur le coup je ne
capte pas. Je continue de danser. Je me dis que c’est encore un plan foireux habituel.
Mais Lopez ne me lâche pas. Il dit « il est où Karim putain ? » Il le cherche du regard
comme un fou. Puis se tourne vers moi et gueule « putain Pento tu déconnes ! Ton reuf
Putain. GAV. J’ai l’impression de m’être pris une droite dans la gueule. Je recule
et manque de tomber sur une naine qui se dandine à côté. Passe-partout gémit. Je ne la
téléphoner. A côté du bar je tombe sur Vincent qui me debrief la situation : French qui
vend des ecstas dans la soirée, le mec qui fait un malaise à cause de sa daube, les
pompiers, les flics qui débarquent, le mec qui dénonce French, l’arrestation, la honte.
Je lui demande de prévenir la team, de dire à Karim de me rejoindre dès que possible et
Avec Karim on parlemente pendant des heures au guichet mais le flic d’astreinte
passer la nuit en zonzon. Franchement je suis sidéré. Je ne savais même pas que ce
Lopez soient restés danser et que Vincent ait fini par emballer Margaux....
Après la GAV, French est venu habiter chez moi quelques temps. La reum l’a su.
Elle l’a excommunié. Je l’ai recueilli avec mon bâton de pèlerin, lui prêtant mon vieux
canap’ tout défoncé. Il avait beau faire le malin, le French, je pense quand même que
toute cette histoire lui a mis un coup. Le juge a été clément mais il s’est retrouvé avec
une peine d’intérêt général et ça, ça l’a moins fait marrer. Ramasser des détritus au bord
Pour ceux qui sortent de la fac, qui ont enchaîné les diplômes, rêvé, conçu des
le plus complet. A affleuré dans leurs petites cervelles une toute autre vision de la vie
tournée vers la satisfaction de projets personnels. Ils n’ont pas enchaîné les prépas, les
écoles de commerce, les diplômes, les stages pour finir assistant d’un connard qui tire
son autorité du fait qu’il a cinq à dix ans de plus qu’eux ou de meilleures relations. La
A leur tour, Vincent et French ont décrété qu’ils renonçaient à s’insérer dans des
jobs emmerdants. Leurs dernières expériences les avaient achevés. Ils avaient
Un mardi - ciel mon mardi -, Vincent et French se donnent rendez vous dans une
Vincent exhume d’une caisse un t-shirt Adidas orange fluo et une veste sportswear
Une fois sortis du magasin, les bras chargés, French et Vincent s’acheminent
serveur prend leur commande. « Deux jus de citron vert du Lima pressés bio et sans
sucre ajouté s’vous plait » lance Vincent sans réfléchir. Ce sera douze euros, répond le
French fait du French. Ce Casanova des chaumières est toujours à l’affût d’une
rencontre inopinée. C’est même un gros obsédé, n’ayons pas peur des mots.
Vincent fredonne une chanson qu’il a dans la tête depuis vingt minutes. C’est
agaçant. Il ne se rappelle plus d’où est extraite cette mélodie. Ça fait : « Money, money,
money, money, money ». Putain mais je l’ai sur le bout de la langue !, s’emporte-t-il.
French a l’air pensif. Il fixe les badauds qui déambulent à proximité du BHV. La
mode est au style pèquenaud. Le mot est lâché. Plus tu as l’air d’un beauf, plus tu es au
top, philosophe Vincent. French opine de la tête. C’est vrai que l’époque a changé.
aujourd’hui les gens sont super décomplexés, avance-t-il. Toutes ces marques de sport
que les mecs des cités portaient au début des années 2000 et qui cataloguaient
gosses du 16ème qui sont prêts à dépenser une fortune pour des pièces.
Ça a commencé avec le style normcore aux States. Les ricains ont remis au goût
l’américain moyen, d’enfiler des vieilles tennis New Balance, une polaire râpée et un
jean Levis élimé. Fondu dans la masse, les hipsters cultivent une esthétique du style
En France, comme pour tout, ça a mis milles ans à arriver. Au début des années
2000, des marques de créateurs parisiens se mettent à vendre des vêtements inspirés des
bleus de travail ouvriers s’inspirant du vestiaire des usines. La toile épaisse a la côte. On
la décline sous toutes les coutures, en salopettes, en veste, en pantalons chino retroussé
rêche, destiné à durer, qu’il est l’habit des chercheurs d’or désoeuvrés dans le Midwest
l’appropriation d’un bien de consommation de luxe par une classe sociale moins aisée.
goût, du mauvais genre. La mode du pauvre. Les marques se sont mises à vendre des
tennis blanches déjà salies. Pour la modique somme de 200 ou 300 euros, vous pouvez à
présent acheter des pompes à l’aspect « déjà porté ». Vogue a fait sa couverture sur la
tendance des « dirty shoes », ces chaussures pré-salies et vendues à prix d’or par les
française, son style a eu l’effet d’un cataclysme. Sous couvert de cultiver le « non
grandi et donné ses lettre de noblesses à la tenue du zonard qui bicrave, celui qui enfile
ses chaussettes au dessus de son pantalon Sergio Tacchini, qui arbore aux pieds le
modèle Requin de chez Nike, qui se trimballe avec un sac banane à la taille et une
casquette toujours vissée sur la tête. C’est le même style que Nicolas Sarkozy avait
fièrement au Bon marché, dans les pages de Vogue ou dans les armoires des petits
bourgeois.
French s’emporte fou de joie : « Punaise mais mec, c’est ça l’idée ! Faut qu’on
lance notre propre friperie ! On ira dénicher des fringues chez Emmaüs et on les
promouvoir les nouveaux arrivages ! Mec t’es un génie ! » French glousse. « Money,
Vincent. Ouais Lola ? Ouais on est à Hôtel de Ville là … Ouais on prend un verre….
Vas-y viens. On est à la terrasse du Pain Quotidien .. On t’attend ! Lola débarque dix
minutes plus tard. Elle s’attable et commande un jus de goyave « pour les vitamines ».
Vincent et French s’empressent de lui raconter leur idée. Lola est bluffée. Ça va
« Cette nouvelle mode du kitsch, je ne sais pas trop quoi en penser, continue
Lola imperturbable. Parfois je me dis que c’est génial. L’autre jour par exemple, j’étais à
une soirée et j’ai vu un gamin avec des chaussettes au logo Ikea ! J’ai trouvé sublime
forme de cynisme à l’encontre des créateurs qui détourne l’imaginaire populaire pour
Lola continue « Oui je m’explique. Ces gosses sont dans une posture de
18 Booba, Du biff
19 Ibid
l’imaginaire du pauvre. C’est la même chose quand ils mettent un polo Ralph Lauren,
message ! »
Vincent hausse les épaules. Lola : « Vous ne voyez toujours pas où je veux en
porter un polo Ralph Lauren c’est montrer que, même si tu as intégré ces repères, tu t’en
joues. Qu’une marque de haute couture arrive à rendre hype un sac Tati, qu’elle va
vendre 2 000 euros, c’est un peu pour rendre hommage à une marque mais c’est surtout
pour faire un gros doigt d’honneur à la classe populaire. C’est une stratégie. Le
deux kopecks. Elle est toujours là à donner des grandes leçons sur le sens de la vie, tout
ça parce qu’elle a fait un semestre de socio pendant ses études. Pourtant, il n’en démord
pas. Cette idée de business de friperie est chanmée ! Ça va rapporter un paquet de blé. Il
ne va pas faire coursier toute sa vie. Et puis il y a de quoi s’amuser. « Money, money,
money » gazouille-t-il à voix haute. French, lui, est ébloui par l’intelligence et la
vivacité de Lola. Son analyse le subjugue. Qu’est-ce qu’elle est belle … Il fond.
enchaîner les plans drague foireux. French se prend pour le Bachelor, un séducteur né
qui ferait frémir toutes les nanas par un simple regard. Enfin ça, c’est dans sa tête.
Je repense à French, à dix ans, scotché devant la télé. Il ne rate aucun épisode de
Titeuf et est secrètement amoureux de Nadia. Je crois que c’est à cette époque-là que
son obsession des meufs a débuté. Ou après. Quand j’ai trouvé des magazines de cul
sous son lit et des recherches porno dans l’historique de son PC. Dans la famille c’est
open bar. Les dar sont grave déter pour en parler avec nous mais c’est pas son délire, le
s’informer seul tout sur Internet. Et pour en savoir des choses, il en sait, le petit
queutard. Je l’ai à l’oeil. J’ai déjà observé son manège avec les filles. Il fignole bien le
bâtard. Le taff est chiadé comme disent les trentenaires qui bossent dans le conseil ou
l’audit. Il peaufine.
au feeling. J’y vais en douceur. Je tâte le terrain. Je ne dégaine pas l’artillerie lourde dès
qu’un chaton montre le bout de son nez. L’autre c’est Rambo. Il kékla instantanément.
directement sur les réseaux sociaux. « Ça passe ou ça casse » comme disent les darons.
Slide into your DM, c’est devenu une running joke. Ça veut dire s’infiltrer dans
tes messages privés. « I’m gonna slide into your DM » disent Vincent et Lopez pour
compte d’Emrata, la bombasse des réseaux sociaux, de liker toutes ses photos en silence
et de gerber sur son mari les p’tits crevards. « Wesh comment elle a pu se maquer avec
un mec aussi moche ? » s’interrogent-ils, question qui est sur la bouche des hommes de
toute la planète. Et la réponse gerbante qui va avec « ça donne de l’espoir pour nous ».
son ventre plat, ses seins dessinés, ses fesses rebondies et parfaites, sans un pet’ de
graisse, ses jambes harmonieuses et fuselés. Je la baiserais bien. Mais à la place j’ai le
French lui, il fonce. Il est connecté en direct live sur toutes les applications Tinder,
Happn, Adopteunmec, Insta, Periscope, Vinted, Leboncoin. Il bouffe à tous les râteliers.
« C’est pour maximiser mes chances de conclure », glisse-t-il affable. « Mon oeil ouais.
C’est parce que t’es en desh bro et que t’as zéro scrupules » je lui objecte.
« Hamdoulilah ferme ta gueule fils de pute » m’enjoint-il hilare entre deux taffes de
On a des débats de haute volée du type « Nabilla versus Zahia ». Mon frangin me
« pourquoi ? » Il me répond que Zahia est plus « na-tu-rel-le ». Je ne m’y attendais pas à
celle-là. Je lui demande de détailler. Lui me rétorque que Nabilla est toute refaite, que
c’est pas sexy, qu’elle s’est en quelque sorte abîmée avec le silicone. Je comprends ap’.
Zahia, c’est l’escort girl la plus connue de Paris depuis que les noms de Ribéry et de
Benzema y ont été associés. Zahia, c’est vraiment un physique sensuel, limite un peu
trop. Moi je suis team Nabilla à fond. Une petite sainte nitouche de la télé réalité qui me
comme dirait French. En France les seins siliconés ça reste mal vu. Je trouve ça
autour d’un cordon bleu. « Tu vois, moi, ce que je fais c’est que je fais en sorte de sous-
chopper ». A chaque fois qu’il place un bon mot je manque de m’étouffer. A force je ne
relève même plus et lui il a bien compris qu’il n’a pas besoin que je le relance pour
approfondir. « Sous-chopper c‘est quand tu pécho une meuf en dessous de ton niveau.
C’est l’inverse de sur-choper. Donc je choisis des meufs un peu moins bien que moi,
comme ça je suis sûr qu’elles sont reconnaissantes que je m’intéresse à elles et elles ne
me la feront pas à l’envers. Alors que si je vise une bombass, là je sais que c’est mort,
qu'elle va me faire la misère, qu’elle va me tromper. Et ça, je ne veux pas ». « Mais c’est
pas un peu dégueulasse ton truc ? », je pose innocemment. « Man c’est la loi du marché
kestu crois ? ». Le keum a cinq ans de moins que moi mais à chaque fois on dirait qu’il
m’explique la vie.
French a une manière très agressive de se comporter avec le nanas. Parfois j’en
reste pantois. On marche dans la rue et il décerne des notes aux filles qui passent. En
rigolant je lui dis que je le trouve un peu cinglé. Il ricane « tu fais pareil, t’assumes juste
pas ». Pour French, draguer une nana consiste à puiser dans un vivier de femmes en âge
de procréer qui sont soit en couple, soit célibataires, une population active en quelque
sorte.
‘’marché primaire’’, où tu trouves les proies de premier choix, celles qui n’ont pas de
mal à se vendre sur le marché, parce qu’elles sont drôles, parce qu’elles sont belles,
moins ‘’côtées’’. Ce sont celles qui sont un peu moins recherchées. Elles sont plus
précaires, plus vulnérables. Dans ce paquet-là tu trouves les meufs moches, les chiantes,
Moi je suis là, je fais mon choix. Parmi les relous, tu trouves des célibataires de
longue durée, celles qui ont du mal à rencontrer des hommes, et qui, à partir d’un
structurelles
Bien sûr il y a toujours une marge d’erreur. Par exemple, la catégorie des
célibataires comporte des célibataires frictionnelles, celles qui ont des moments limités
celles qui sont entre deux relations. Elles enchaînent. Et puis y’a les célibataires
volontaires, celles qui préfèrent rester seules plutôt que de se caser pour des raisons qui
Dans l’ensemble, French perçoit le marché des femmes comme une offre stable où
il y a toujours de quoi faire. De ce que j’ai compris il conçoit, les relations amoureuses -
d’appréhender la chose est prise en étau entre un comportement très prospectif visant à
et un processus d’appariement qui consiste à faire coïncider une offre et une demande
de sexe sur un marché atomisé où les producteurs et les consommateurs sont nombreux,
Il me dit « toi t’es un ieuv » - à l’époque j’avais 28 ans - « tu es plus dans la partie
appariement. Ton but c’est de te caser et tu cherches la bonne, celle avec qui tu vas
pouvoir fonder une famille. Alors tu ne veux pas te tromper, tu vas en essayer plusieurs,
jusqu’à ce que ça match. Moi je m’en tape de me maquer, je suis plus dans la phase de
comme un investisseur face à des actifs qu’il s’agit de faire fructifier. Si la daronne
savait que les cours particuliers de SES que French a suivis lui ont finalement servi à ça,
à appliquer des concepts économiques de première main sur des théories complètement
chéper, elle irait mettre un cierge à Notre-Dame. « Oh Jesus Marie Joseph, remerciez le
Au quotidien, le mec est quand même assez épuisant. Pendant un temps il vient
squatter chez moi. Le mec retourne mon salon. En deux jours c’est Bagdad. Pas le café
hein, la ville après le passage des GIs. Le matin je me lève, j’émerge, groggy, hagard
quand je vois passer mon petit reuf, iPhone dans une main, le bras tendu, musique à
French ne desserre pas les dents. Il poursuit son play-back en se trémoussant dans le
salon, sourire de crocodile, tout feu tout flamme. Il se tourne finalement vers moi la
me redresser dans le canapé, pensant avoir mal entendu. Sur le coup je comprends « je
désidérabilité sur les plateformes, stats à l’appui. Il m’assomme d’infos toutes plus
techniques les unes que les autres, précise qu’il a fait des recherches, a lu L’express et
Capital, a écouté des podcasts sur BFM TV. Le mec est au top of the pops, au sommet
des charts de la débilité. « Mon but gros, c’est devenir le mec le plus baisable de
Paname ». « Comment ça ? », je débite soufflé. « J’veux être dans le top cinquante des
mecs Tinder pour serrer le plus de meufs. Et pour ça, faut que je sois au top, que je
soigne ma présentation, mes photos, ma description, que je lisse mon image, que je me
comprendre ». Pour une fois que French se déter, c’est pour s’adonner à ce genre
place de la République rejoindre les copains. J’en ai eu assez pour la journée. Pendant
que je me brosse les dents, je capte l’autre zozo en train de chanter à tue-tête dans la
cuisine « Je peux pas toutes les baiser allez clonez moi. Clonez moi, clonez, clonez,
Depuis qu’elle a rendu son tablier, Margaux ne sort plus trop de chez elle. Elle
vit cloitrée, traîne dans son deux pièces en pyjama. Les boites de pizza s’amoncellent
dans l’entrée. Un bric à brac indescriptible s’entasse dans le salon / cuisine / salle à
manger - appart’ tout en un. On y trouve des vieux bouquins cornés, des objets
hétéroclites chinés dans des brocantes, des affiches de pop star 80s sur les murs, du
matériel sonore, des cassettes audio, des vinyles, encore des vinyles et une théière
usagée. Margaux a aménagé un coin studio pour bricoler. L’assemblage est chaotique.
Margaux passe le plus clair de son temps à produire des sons dans sa chambre.
Tranquillou bilou. A l’ancienne. Elle chine du tosma sur Ebay, prospecte chez les
disquaires, compose des bouts de tracks qu’elle combine et poste sur Soundcloud.
Margaux est une « bedroom DJ ». Quand elle n’est pas fourrée chez les
disquaires, en train de dig in the crates - creuser dans les caisses -, Margaux s’enferme
dans sa piaule en pyjama et produit à domicile. Margaux accumule des vinyles dans son
petit appartement. Elle est accro au vinyle, elle ne peut pas s’en passer. On la surnomme
affectueusement « vinyl junkie ». Quand elle n’est pas occupée à bidouiller les galettes
des autres, Margaux est sur son laptop en train de taffer ses propres sons. Plus
industriels, plus dark, plus minimal berlinoise que les sons disco qu’elle passe en soirée.
Elle se cherche musicalement, veut voir jusqu’où elle est capable d’aller. Son Dieu à
elle c’est Lolo. Laurent Garnier, le Daddy de l’électro frenchy. Elle se dit qu’elle
évite les contenus digitaux pour privilégier l’analogique, comme si elle avait dix piges
de retard sur le reste de ses peeps. C’est une puriste elle aussi à sa façon, comme les
autres gadjos de la team, elle veut garder intacte son image de meuf stylée. Alors elle
décline les invitations à mixer dans les mariages. Elle se dit que quitte à se lancer autant
faire les choses bien. Un mec la repère. Lui propose de mixer au Point Ephémère, en
bordure du Canal Saint Martin. Elle tope là directo presto. C’est l’été, le spot est un peu
désert et les orga’ en profitent pour trouver des nouveaux talents. Princesse Mononoké
Le reste de son temps, Margaux le passe à se prendre en photo avec des filtres.
contemple comme on observe une image pieuse. Elle est sa propre idole. Les flashs
crépitent. Margaux prend la pose. Tantôt lascive, quasi dénudée, elle se prélasse dans
son lit, se contorsionne pour donner à voir son corps mis en beauté. Tantôt poupée,
Margaux joue à la petite fille, oreilles de lapin, sourire figé. Elle fixe l’objectif d’un air
assuré. Elle ôte négligemment la bretelle de son soutien gorge, joue avec les lumières de
Kaytranada. Margaux crâne. Elle frime. Elle provoque. Joue à la Lolita de la toile.
Ajoute des emojis, déci-delà. La tête renversée, les yeux fermés, elle s’abandonne. Elle
Elle poste les clichés les plus réussis. Ses fesses rebondies. La tension de ses
seins sous son T-shirt échancré. Des coloris ocres qui mettent en valeur son teint. Sa
se frotte les mains avec du savon énergiquement comme s’il voulait arracher la peau de
Le pingouin, envoyé par la mairie de Paris pour un rapide tour de la zone s’est
retrouvé contraint, quelques minutes plus tôt, par les normes de civilité imposées de
serrer la main à un SDF qui squattait là. Ça l’a rendu zinzin. A peine a-t-il effleuré la
main de son semblable qu’il est pris d’une impression de répugnance vertigineuse.
Certainement dans son esprit étroit la pauvreté est-elle un virus que l’on peut attraper au
toucher. Quelques mètres plus loin il s’emporte sur son adjoint : pourquoi vous n’avez
commissariat que l’enfoiré se rue dans les WCs pour se laver abondamment les pognes.
A 8 heures du matin, alors que son service s’achève, Karim sort fumer une
cigarette sur le parvis du commissariat. Le jour est en train de poindre. Des gens
arpentent le pavé la mine basse. Ils marchent vers la bouche de métro qui les avale par
petites grappes.
Les Halles, haut lieu des tribus parisiennes, vomissent des gens à pleins tubes.
Karim pose son regard sur une jeune femme filiforme qui s’étire non loin de là.
Le cul moulé dans un micro-short rose pétant à trois bandes, elle dodeline de la tête au
sont remontés en chignon sur son crâne. Elle a les lèvres pulpeuses, probablement
botoxées. Sa taille fine contraste avec des hanches affirmées. On peut observer sur son
corps les ravages de la culture Instagram : obsession des corps affermis en salle de
sport, idolâtrie des stars de télé-réalité au derrière proéminent, culte des vedettes
italiennes des années 1960 aux formes voluptueuses et références non dissimulées à la
culture porno.
Un type sordide attire son regard à gauche. Il a l’air tout droit sorti du stylo de
Robert Crumb. Le type louche lourdement sur la jeune pin-up avec un air salace. Il
porte sur une bedaine non dissimulée un sweat-shirt mité et un jean baggy ample. Ses
lunettes sont entourées de scotch adhésif. Il sent mauvais et paraît ne pas s’être lavé
depuis un moment. Il ouvre une canette et en jette l’opercule par terre avec dédain.
Karim le suit du regard pendant une minute. « Qu’est-ce qui a pu si mal tourner pour
disposé des bouteilles de jus de fruit sur un buffet improvisé. Les moineaux s’activent
autour de la table sertie d’une nappe de papier colorée. Avant le goûter, ils ont joué de
courtes saynètes devant leurs parents admiratifs, téléphones portables vissés à la main
pour filmer leurs gosses prodiges sur les smartphones, images qu’ils montreront plus
tard aux voisins, aux connaissances et aux tontons-tantines, expliquant à quel point leurs
La maman de Jimmy, le petit ange aux yeux vairons, vient remercier Karim du
temps qu'il a consacré à son gamin. Elle lui dit combien ce cours de théâtre a changé sa
vie, blablabla et qu’elle envisage de lui faire passer des castings pour tourner dans des
courts-métrages ou des publicités. Karim lui répond que c’est une bonne idée car Jimmy
générosité.
Seul face au buffet, Karim regarde les kiddos et leurs parents avec une once de
fierté. Zoé s’approche de lui sur la pointe des pieds et vient se blottir contre sa jambe
« Monsieur Karim vous allez nous manquer » elle zozote. Karim baisse les yeux vers
elle. « Toi aussi » répond-t-il en passant une main dans ses cheveux. « Mais on se
s’approche à son tour « c’est vraiment dommage que les cours de théâtre s’arrêtent… ».
« Je ne vous le fais pas dire, dit Karim soucieux. J’ai fait des pieds et des mains auprès
Karim rigole.
Les familles s’en vont une à une. Resté seul, Karim se met à ranger les gobelets en
plastiques usagés et les paquets de bonbons éventrés. La dame du théâtre vient l’aider.
- Le cours Florent me prend pas mal de temps, il dit. Après ça j’aimerais passer
des auditions.
- On ne sait jamais, le rassure la dame de l’accueil. Il paraît que c’est une très
belle pièce. Un truc inédit. Les essais sont à 15h mardi. Téléphonez-moi si ça
trois jours qu’il tchatche une nana sur une appli de rencontre. Trois jours en langage de
French, c’est une éternité. Il lui a donné rendez-vous au Syndicat, un bar caché de la rue
du Faubourg Saint Denis. Derrière d’épais rideaux dorés molletonnés, les aficionados
sirotent des cocktails aux noms exotiques - « Voyage voyage », « Bahia », « Hôtel de la
French est en iench. Ça fait deux semaines qu’il n’a pas baisé. Et le plat de ce
son compte virtuel, elle affiche un grand sourire, des dents rangées, un petit nez
retroussé et des tâches de rousseur. French aime bien les tâches de rousseur. Un point de
plus pour la go. Elle fait les Beaux arts, aime la musique classique mais aussi Bob
Une voiture est à l’arrêt, vitres ouvertes, musique antillaise à fond. Un zonard se
voiture avance un peu. L’indigent avance avec elle, les pieds en canards, il poursuit sa
danse de la pluie. Le motorisé fait mine de ne pas le voir. Les deux comparses
poursuivent sur plusieurs mètres ce jeu de chat et de la souris, recréant l’espace d’un
instant une pseudo-boîte de nuit à ciel ouvert. French n’en a cure. Il est tout entier tendu
Manon finit par arriver. Ils se dirigent vers le bar où ils boivent quelques verres
sucrés. Rapidement Manon est pompette et lui propose de rentrer chez elle. Elle habite
chercher un prétexte bidon du type « prendre un dernier verre » - les kids veulent baiser,
ils n’y vont pas par quatre chemins. French choppe Manon dans l’ascenseur. Il colle son
sexe déjà endurci contre son bassin. Manon lui roule des pelles avec sa langue de petit
chat. Elle est toute mimi avec son petit ventre à l’air, ses formes arrondies, son visage de
poupée. Elle a des pommettes hautes qui lui donne un charme fou. Des paillettes pleins
Sur le palier, Manon met son doigt devant sa bouche et chuchote « fais pas de
bruit, il y a des Airbnb dans la chambre de ma coloc’. Elle est partie faire un tour du
Nicaragua en backpack pendant un mois ». Elle glisse la clé dans la serrure, retire ses
chaussures et se faufile sur la pointe des pieds dans l’appartement. French la suit le long
d’un long couloir qui le mène à sa chambre. Manon, sans se faire prier, ferme la porte
derrière lui, enlève son T-shirt et son jean et se pose en sous-vêtements dans son lit.
French s'approche d’elle, enlève son t-shirt à son tour et lui roule des pelles à nouveau,
le torse posé contre sa poitrine, légèrement avachi sur elle. Puis il lui demande
gentiment « tu veux pas me sucer ? » Manon fait un peu la moue, mais obtempère. Elle
prend son sexe dans sa bouche et ça excite French qui pose sa main sur la tête de la
jeune fille et essaie de lui faire bouger les lèvres plus rapidement, ce qui a le don
d’excéder Manon qui lève la tête vers lui et chuchote « doucement ». French lui sourit.
Il est content d’avoir cette petite meuf à ses pieds en train de s’occuper de lui. Il se sent
bien, puissant, maître de lui-même. Manon est gentille et prévenante. Elle couvre son
claquer le petit cul de la donzelle. Il plante ses ongles dans son dos et s’appuie sur ses
épaules pour donner plus de cadence à ses gestes. Manon gémit faiblement - on sent
Elle met sa tête dans le coussin pour ne pas crier. French y va fort. Il la charbonne de
ouf. Puis il vient en elle. Alcoolisés, ils s'endorment un peu comme des merdes dans le
repasser sa chemise. French m’envoie par SMS « wesh je suis chez une meuf, elle me
repasse mes fringues » en signe d’accomplissement ultime du mâle dans son process de
domination masculine. Elle lui verse un verre de jus de fruit et lui dit « tu peux te
doucher dans la salle de bain si tu veux. Il y a tout ce qu'il faut. Tu peux prendre la
serviette rose posée sur le panier de linge. Attends je vais te filer une brosse à dent ».
Elle disparaît un instant et reparaît quelques secondes plus tard avec une brosse à dent
encore emballée. « Tiens » elle fait. French n'y croit pas. La go est déjà en train de lui
proposer une brosse à dent. Neuve de surcroît ! Une putain de brosse à dent neuve !
Genre elle veut que le mec s'installe quoi. Pour French, le coup de la brosse à dent c’est
trop. Une meuf qui te file une brosse à dent neuve, c’est une meuf qui a des projets
derrière la tête, qui pense que vous allez vous revoir, que cette brosse à dent, tu vas la
réutiliser quoi. Elle se dit « allez c’est du long-terme relationship en perspective ». Son
coeur fragile s’emballe. La meuf a déjà fait dans son petit cerveau de chaton des steppes
des projets de soirée où elle te présente ses amis. Voire même des projets de vacances
ensemble ? C’en est trop pour French. Il a des palpitations rien que d’y penser. Une
Le mec quand il me raconte après coup comment il a démonté la meuf sur son
lit, il en fait des tonnes. Il me dit « et là je lui ai fait ça, puis je l’ai retourné. Sa chatte à
rock acrobatique, je ne sais pas. Certainement pas du sexe. Il est dans la surenchère,
l’abus total.
- Mec t’as besoin de te rassurer sur ta virilité ? le claque Lola, maligne. Genre tu
- Ba si, j’te dis juste qu’à la fin la meuf elle en redemandait encore. Elle a
- P’têt’ qu’elle est juste gentille, suggère Margaux qui prête une oreille distraite à
la conversation…
- Ouais c’est une bouffonne. T’façon je vais la ghoster. Quand je vois comment
elle s'emballe déjà avec la brosse à dent, je me dis qu’à l’heure qu'il est, elle a
- Mais t’es un ouf toi, lâche Lola. T’es un gros tocard en fait.
Il nous tend son téléphone. Manon vient de lui écrire « Merci pour hier, c’était
chouette » avec un emoji bonhomme qui fait un bisou. C’est l’emoji de trop. « Wesh
c’est bon je la kéblo », dit French. Et le mec porte son projet à exécution.
On est Chez Jeannette et Margaux lui donne des coups de coude dans les côtes.
French n’aime pas ça. Il hausse le ton. « T’arrêtes maintenant » Margaux continue. Il se
Théo, un zonard de la bande de mon reuf siffle « Ouuuuh Pento il a un crush sur
Margaux ». Je rougis vitaif et lui dis « ferme ta gueule bouffon, Margaux c’est une
devant, allume une cigarette, le regard plongé dans son portable. Je la rejoins.
Dehors il fait encore très chaud bien qu’il soit vingt-trois heures passées. Je me
colle à elle. « T’as pas du feu s’teuplé ? » je dis, comme ça l’air penaud. « Dégage » elle
me fait. Putain elle commence à me les casser « Nan mais j’disais ça comme ça, rapport
à Vincent t’sais. » « Vincent et moi, y’a R. C’est fini. FI-NI-TO, t’as compris ? J’suis
pas sa chose ». Elle est vénère. J’essaie de calmer le jeu mais je suis un tocard alors je
ne sais pas trop comment m’y prendre. « Margaux t’es la plus bonne de mes copines, tu
l’sais » j’lui dis en lui faisant les yeux doux. Elle ne lève même pas la tête de son
téléphone. « FTG » elle articule. J’y crois pas. « Ok » je réponds « J’ai compris, t’as pas
Karim m’appelle. Il est avec Yass’ au Nouveau Cas’ dans le 11ème. Soirée rap
céfran. Quand je débarque y’a TTC à fond la caisse. Des morveuses de 12 ans qui
gueulent à tue-tête : « J'aime les chattes / Quand je rentre dans la boite / J’ai la trique /
Toutes les chattes des putes sont moites, / C’est pratique / Elles vont frotter toute la
nuit / Pute, je suis ton mac alors suce ma bite gratuit. » J’suis DEAD. La meuf à gauche
remue à fond la tête, ça fait bouger sa queue de cheval. Yass’ me capte. Il les regarde. Il
me regarde. Bref, on ne fait pas un remake de Bref mais le mec me fait un clin d’oeil. Je
me fais la réflexion que ces go ont certainement un problème. Et puis après je me dis
que c’est p’tet moi en fait qui ai un problème, à tout rapporter à ma queue. Genre une
meuf qui se passe la langue sur les lèvres, j’imagine qu’elle fait ça à ma queue. Quand
elle boit de l’eau, j’imagine qu’elle fait ça à ma queue… Je suis taré. Mais déjà Yass’ me
fait signe de gébou. Les autres ont payé leur ‘teille près du bar. Ils veulent flamber.
J’allais écrire « ils veulent béflam » mais faut que j’me calme, je ne suis pas Booba.
grande surface. Grâce à Internet, Cobra et Margaux postent leurs sons directement sur
les plateformes Soundcloud, Youtube et Insta. Côté promo, on bricole des autocollants
et des affiches qu’on va coller dans des lieux à proximité des Halles et de Strasbourg
Saint Denis, là où on a le plus de chance d’être vus par nos potentiels auditeurs.
Forcément parce que notre public a le même âge que nous, qu’il quadrille le
même tiéquar, le triangle de bronze allant des Halles à la Gare de l’Est en passant par
Répu, la Gaîté Lyrique, le Grand Rex, une matrice bien achalandée qui réunit les spots
les plus recherchés de la capitale, notre QG, là où Karim chasse les clandés, là où on se
retrouve pour boire des bières, là où Lopez se cale pour écrire, où on passe à toute
vitesse sur des trottinettes électriques, où on rit, s’amuse, se retourne la tête. Un tiéquar
qui s’étend progressivement vers Barbès, Max Dormoy, Stalingrad, la Chapelle, qui se
répand, s’effrite et se muscle en gagnant les zones périphériques à mesure que les prix
Alors pensez bien que les lieux où caler nos flyers de la mano à la mano on les
connaît par coeur. Karim passe dans les spots stylés de la Rue Montorgueil quand il
quitte le taff distribuer des cartons avec nos dates. French et Vincent fabriquent des T-
shirts à logo qu’ils distribuent de façon sélective aux branchés du quartier. On pratique
Le jour dit, on investit le spot du canal Saint Martin en meute. Un bar de l’est
parisien les pieds dans l’eau, posté à côté d’une caserne de pompiers, où les sans pap’
dressent parfois leurs tentes dans des piles de déchets, un spot en retrait du quai de
contre-culturelle et résiste aux assauts de la pop culture dans un coin de Paris qui
s’embourgeoise. A l’intérieur, une salle de concert, côtoie un bar haut sous plafond.
Je fume une clope devant la boutique quand la bande débarque. Margaux s’est
fait tresser ses cheveux blonds en arrière, au ras du crâne, mode afro. Elle porte un tank
top rose fluo avec un dessin de dragon type mafia japonaise qui dévoile ses épaules
fines et ciselées, sur un pantalon treillis bien coupé et de grosses pompes à la Spice Girl,
des Buffalo, des chaussures blanches à plateforme qui te font des pieds mi-mutin mi-
Quant à Lopez, c’est Vincent qui l’a habillé. Il a exercé ses talents de personal
shopper pour lui dégoter un look chanmé, baskets oranges fluo, survêt’ Adidas trois
bandes, petit t-shirt branché d’une marque hollandaise qui a la hype. Cobra et Margaux
Karim se poste au bar, prêt à commander les consos. Lopez vocalise dans les
« loges », le cagibi que lui a refilé l’orga’ tandis que Margaux fume clope sur clope dans
l’espoir de se calmer. Les nerfs cognent dur. Cobra se la joue mec solide mais il n’est
vérité ». Il a peur de se foirer. Sur scène tu ne peux pas mentir, si tu n’as pas de
détendre l’atmosphère avec des blagues ratées. Lola temporise « t’inquiètes mon Lopez,
courbé en deux, la poitrine comprimée. Lola harangue « reculez, laissez lui de l’espace
pour respirer » et elle nous fait tous sortir de la pièce. Moi je reste dans un coin. Je ne
peux pas laisser Cobra affronter seul l’adversité. Je lui rappelle des délires de quand lui
appelle son nom, à l’ancienne. Cobra bondit, comme saisi d’une énergie soudaine. Il
bombe le torse, lève la tête, le front haut, la mine enjouée. « Je vais les ken ces fils de
délire dansent devant la scène. Une blonde secoue sa chevelure à toute vitesse comme
dans un manège. Margaux, en coulisses, suit du regard l’agitation. Elle est solide
comme un roc, se tient sans flancher. Je suis baba. Cobra enchaîne les morceaux. Il fait
chanter la foule sur les refrains - refrains qu’il joue pour la première fois mais que
pourtant le public arrive déjà à reprendre en coeur. Chapeau bas. French se tient
victorieux à côté. Il surveille son poulain. Un air de fierté se dessine sur son visage. A la
fin de la prestation, Cobra salue son public en sueur, le front trempé, les cheveux collés
bruit pour Princesse Mononoké !!!!! » Margaux entre en piste. Elle commence avec des
classiques hip-hop chillax pour garder l’ambiance du show de Cobra, puis elle y
introduit des sons plus texturés. J’observe la somme des corps s’unir en un mouvement
chaloupé. Les danseurs lèvent les bras. Les mouvements syncopés, ils font corps avec
les basses. J’admire la dextérité avec laquelle Margaux passe les vinyles. Elle s’essaie
au scratch, s’en sort bien la coquine. Elle embraie sur de la soul années 1970. Le public
l’euphorie. Je me dandine en backstage à côté d’un Cobra lessivé mais comblé. Vincent
regarde Margaux lui aussi. Il est en transe. La voix chaude d’une chanteuse américaine
résonne dans la petite salle bondée. « To be in Love (with you was everything)… ».
Masters At Work feat India. On se croirait dans l’autel d’une église. Les danseurs
communient. Mes poils se hérissent. « C’est quoi ce truc lourd ? » me demande un kid
excité. Je lui fais un clin d’oeil en pointant du doigt Margaux : « Princesse Mononoké,
Margaux enchaîne des morceaux house, garage, deep chaleureux. Elle cale des
Monaco, remixé par Dimitri from Paris, le célèbre DJ parisien qui tombe à point.
que j’adore, intercalé entre deux morceaux house chéper. Margaux chauffe son petit
monde avant de nous faire un final magistral avec Désenchantée de Mylène Farmer.
s’allume une clope et dodeline du boule comme aç. Je suis en retrait, aux aguets. Elle
également. Margaux a planté son drapeau dans le game. Les cocos ont retourné la salle
On se retrouve devant le bar, sur les quais, épuisés mais radieux, bouleversés par
cet événement anodin qui vient pourtant de changer nos vies. La clique au complet.
Cobra, grisé par la scène. Margaux, adulée comme il se doit. Vincent et French
déterminés à tout plaquer pour les accompagner. Lola gaie comme une pinsonne, un peu
Desireless dans les enceintes en warm-up. Les noceurs sont de sortie. Margaux
BNF. Après le gig du Point Ephémère, elle est grave sollicitée. Je la suis à la trace
génération ». Lewis quelque chose. Un kiddo au look acidulé connu pour avoir produit
tout ce qui se fait de mieux en matière de néo-variété française. Margaux s’en branle.
Elle a préparé une set list qui tient la route. Délire 80’s chanmé. Elle débute son set sur
un remix d’Amour Année Zéro de Chamfort, puis embraie sur du Cerrone, un gros track
de disco. Foxxxxxy Lady nous glisse ensuite un morceau de Grace Jones. Les fêtards
sont en liesse. Margaux est généreuse dans ses sons. Elle danse, ravie de pouvoir
exhiber le tatouage qu’elle s’est fait faire au poignet, un disque vinyle. Chanmé.
Karim s’est ramené avec son pote Tony, collègue képi du 3ème arrondissement.
au bar commander une kro. Il croise le chemin de Lola qu'il essaie vainement d’attirer
Moi je suis content comme un feu follet, je trépigne parce que Stardust m’a
appelé quelques jours plus tôt pour m’expliquer d'une façon pas claire du tout « qu’en
gros, il a montré à une amie d’amie mes photos de skate et que cette copine par alliance
appelé quelque jour plus tard et rendez-vous est pris au BAL quelques temps plus tard.
Alors en attendant je me réjouis et je danse en faisant aller mes bras de haut en bas, de
gauche à droite, en faisant virevolter mes doigts devant mes yeux comme un pépé sur le
Lola pratique le collé-serré avec sa nouvelle cops - Jade, rencontrée sur Internet.
Elle me salue de la main et pointe du doigt l’entourage qui danse au milieu de la piste.
French a un bob vissé sur la tête, un t-shirt noir XXL et des baskets flambants neuves
qui lui donnent l’allure d’un killeur. Il smurf avec Vincent et deux filles. Lopez est resté
chez lui pour charbonner. Karim me rejoint. On frétille comme des harengs sur du
Giorgio Moroder.
Je retrouve Tony, accoudé au bar, tchatchant une zouz, jolie rousse aux formes
voluptueuse à qui il fait le coup habituel du mec intéressé, opinant à chacune de ses
- Tu vois moi je me vis un peu comme une transfuge de classe, une rescapée de
Tony acquiesce tout en louchant sur sa paire de eins difficilement contenue par
- Ma mère est caissière. Mon père travaillait à la chaîne. Moi j’ai réussi à faire
chez L’Oréal à la sortie de mon école. C’est une grande fierté dans ma famille,
continue-t-elle.
me faire un réseau. Mais en vrai je gère mon compte Instagram. J’ai 120 000
followers.
- Des photos de moi. Des portraits surtout, rétorque-t-elle d’un air suffisant.
tasspé. Ça me rappelle mon ex Gina. Elle ne me manque pas cette poufiasse. Karim se
barre au milieu de la soirée avec une pote, Charlotte. Mon frère fait de même avec une
petite minette. Vincent, Tony et moi on reste sur le dancefloor à faire swinguer les
contrebas. Arrivés devant la station Vélib’, Margaux, hardie, me balance de but en blanc
« tu attends quoi pour m’embrasser ? » Je suis pantois. Je m’avance. elle glisse un bras
derrière ma tête, dans le cou. Il est émouvant ce bras posé négligemment sur mes
épaules. Il est doux. Il sent bon. Elle avance la tête et m’embrasse violemment. « Oh là
doucement » je déclare le coeur battant. Elle réitère le geste. Je ne m’y attends pas. Le
contact de ses lèvres me fait chavirer. Elle est comme ça Margaux. Cash. Elle sait ce
qu’elle veut et elle vient le chercher. Je prolonge son baiser. Nos lèvres s’entremêlent.
C’est onctueux. Pas comme un vieux yaourt de supermarché. Non, suave, sucré, lascif.
Ça me plait. Elle le sent alors elle me mordille avec amusement la lèvre supérieure
de réponse. Je l’attire à moi, glisse une main dans le bas de son dos, près des reins, la
serre fort, l’autre main remontant le long de sa colonne vertébrale. Le dos d’abord,
l’épine dorsale, les hanches, les côtes palpitantes, allant ainsi de haut en bas, ma main
prospecte avant de venir se caler dans sa nuque de sorte que je la tiens bien, là, contre
ardente entre ses dents. Ma main dans le bas de son dos sent son corps se tendre et se
coller et c’est bon. Plaquée à moi, elle ne se débat pas. Ma main s’enfonce dans ses
J’inspecte la chose. Et ses spasmes contre mes reins. J’adore. On se bécote comme ça
Je prends mon temps, fais varier le rythme, j’y vais crescendo pour faire monter
Elle recule la tête, s’échappe un peu, pas tout à fait, parce que je garde ma main sur sa
hanche. Et me regarde de ses yeux profonds et bleutés. « Il faut que j’y aille ». Elle se
délivre tout à fait, souffle un baiser et s’en va, me laissant sur le carreau, exténué,
rompu.
Une fois chez moi je baisse mon jean, retire mon calbut’ et me caresse comme
un fou. Je pense à ce que mes mains ont touché, à sa bouche, à sa peau, à ses bras. Je me
branle et je viens avec dans la tête l’image de Margaux qui ne me lâche pas, qui me
dans le désert, tu es assoiffé, tu te mets à délirer. L’horizon se met à trembler. Tes yeux
divagues. Tu penses que tu vas perdre pied, que ton corps épuisé va s’effondrer dans le
dans la chaleur torve, tu aperçois une chimère, un songe, séduisant, qui exerce sur toi
Mononoké.
Booba, Magnifique
« Chaque génération doit dans une relative opacité découvrir sa mission, la remplir ou
la trahir. »
Margaux est étendue près de moi. Elle me tourne le dos. Son corps torve, la
docile qui part de la poitrine, s’affine à la taille, redouble au niveau des flancs, cette
arabesque délicieuse. Avec ma main, je suis la torsion de son dos. Je promène mes
Mon sexe se tend tandis que j’observe sa croupe, les jambes repliées, de biais, la
courbure de ses fesses. J’y pose la main, je les caresse, doucement, sans me précipiter.
Margaux gémit un peu dans son sommeil. J’attarde mes doigts tout près de l’aine, puis
descends ma main entre ses cuisses où il fait chaud. Je m'y aventure, glisse mes doigts
entre les fesses et me mets tendrement à la caresser tandis que de l'autre main je touche
mon sexe, sans la réveiller. Le souffle de Margaux à côté change de rythme. Il prend un
virage, s’accélère un peu à la fréquence de mes gestes. Son sexe devient moite. Le mien
est excité.
Margaux tourne la tête vers moi et m’embrasse à pleine bouche, glisse sa langue
entre mes lèvres. Je sers mon bassin contre le sien, approche mon sexe de son arrière
train et glisse mon chibre entre ses cuisses. Etourdie par la pénétration, Margaux se
cambre. Mon coeur palpite. Je bouge ma queue délicatement, sans m’affoler, continuant
de ma main droite de lui caresser le flanc, l’autre bras passé derrière son cou. Nous
bougeons en rythme, le corps de Margaux suivant le mien. Mon bassin venant taper
contre ses fesses. Margaux se cambre davantage et accélère ses mouvements de sorte
tire du frottement de nos deux sexes. Puis je lui demande en chuchotant « viens sur moi
ma chérie ». Je dégage mon sexe, elle s’extirpe, se tourne, se redresse, écarte les cuisses
qu'elle dispose d’un côté et de l’autre de mon corps. Je l’aide à glisser mon sexe en elle.
Elle se colle à moi et fait aller ses reins de manière lente et calibrée. Je la regarde fermer
les yeux et s’engager dans ces mouvements qui semblent lui procurer du plaisir.
Margaux s’abandonne tandis que ses gestes se font plus ardents. Elle se meut sur mon
sexe. De mes doigts, je lui caresse les seins. Avec mon bassin, j’accompagne ses
m’emballant chaudement tandis que son corps se crispe et que je sens son sexe devenir
embué. Elle a comme des spasmes, se raidit, se relâche, sursaute, hoquette avant de
Je lui caresse les cheveux, glissant mes doigts entre les mèches dorées, tout en
continuant très délicatement à bouger mon bassin. Elle redresse la tête, pose un baiser
sur mes lèvres, très doux, et me demande « ça va ? » Je me contente de lui sourire, tout
en l’attrapant par mon bras et en la retournant de sorte qu'elle est désormais couchée sur
le lit et que je me tiens au-dessus d'elle. Je prends sa jambe, la passe au dessus de mon
épaule et embrasse ses chevilles et ses pieds tandis que je la pénètre encore,
On baise comme ça, comme des enfants, avec tendresse et je viens en elle,
glissant sa langue dans ma bouche et je sens mon sexe se gorger de désir éructer en elle,
se gonfler, devenir dur, le rythme de mon pouls battant dans mon organe, le plaisir
qui monte, accélérant le rythme de mes gestes, faisant aller mon chibre plus vite pour
intensifier ce que je ressens et mon sexe de rendre l’âme contre son ventre.
A côté
Abîmés…
Pourra m’aider
Je suis
Désenchantée 21 »
Ça me fait sourire. C’est mignon comment elle pousse de la voix, quand elle
croit que je ne l’entends pas. Elle sort de la salle d’eau, une serviette enroulée autour de
la tête en turban, me sourit. Elle a de la crème hydratante sur le bout du nez. « Putain
Pento, c’est dégueulasse là dedans. C’est marrant comment vous les mecs vous ne savez
Sympa. Moi qui m’attendais à un mot doux. Je bougonne « euh ok, je ferai gaffe
laissant retomber ses cheveux mouillés sur ses épaules bronzées. Je me presse d’aller lui
en chercher un avant d’ajouter, « j’ai une brosse à dent aussi si tu veux, elle est presque
neuve, elle n’a servi qu’une fois ». Margaux explose de rire. « T’es un ouf toi ! Bon vas-
y elle est où cette brosse à dent ? » Je lui file l’attirail sanitaire et la regarde démêler sa
tignasse devant la glace. Elle est belle quand elle pense qu’on ne la regarde pas. Je mets
PC des mains.
« Faut que je te montre un truc ». Elle fouille sur Youtube et tombe sur une
vieille interview « faut que tu voies ça. Ça, c’est une meuf ! C’est une interview où
Mylène Farmer parle des mecs. J’aime bien comment elle parle des mecs. Elle ne se
laisse pas faire. Elle dit qu’elle aurait bien aimé être une mante religieuse pour leur
couper la tête. Je trouve ça cool ». Margaux m’observe, dans l’attente d’une réaction
Elle met la vidéo en mode play et retourne dans la salle d’eau enfiler un jean et un
soutif’ Calvin Klein jaune fluo qui lui donne un genre sporty très sexy. « Oulà tu veux
m’exciter toi », je dis. Elle prend un air mutin malicieux. « Oh non je n’oserais pas »,
elle ajoute un sourire au coin des lèvres. « C’est pas mon genre ».
Elle finit de s’habiller et se pause dans le canap’ à côté de moi « bon qu’est ce
qu’on fait ? »
terrasse est blindée de groupes de meufs. Entre les grappes, une table exigüe est libre. Je
me faufile, grattant un bout de soleil. Lunettes noires sur le nez, je fais mine de checker
- Nan mais attends, on est d’accord que le mec a pas dormi ? demande une
brune à fossettes à sa copine, cheveux coupés au carré, total look APC, mise
poursuit la meuf.
- Il m’a mytho quoi. Il avait dit qu'il sortait pas. Là on voit bien qu'il est encore
- J’hallucine.
Un ange passe.
Les deux biatchs attendent que Kemar finisse sa tirade. Fossettes girl sirote
tranquillement son verre de rosé pendant que sa frangine s’agite sur sa chaise. Plusieurs
secondes s’écoulent. Rien ne se passe. La meuf fait genre elle est détachée mais derrière
- Il est malin le Kemar hein, conclut Fossettes. Chui sûr qu’il va te proposer de
de Kemar se soit abrégée, j’étale mes jambes devant moi, donnant malencontreusement
un coup de pied dans les sacs en papier à logo des meufs d’à côté. Une des deux bimbos
lève les yeux vers moi, me sourit et tandis que je m’excuse mollement elle dit :
Je ne relève pas et tourne la tête. Une mamie avec un caddie à roulettes passe
devant mes yeux. En face, le Passage Brady. A côté, un bar, le Mauri7. Deux jeunes,
Les autochtones vaquent à leurs occupations. Le regard vide, je fixe un point indistinct
de la rue. Autour de moi, les conversations de filles se poursuivent. Mes voisines sont
parties régler l’addition, bientôt remplacées par deux autres meufs. L’une a les cheveux
bleus, lisses au carré, un T-shirt de basketteur oversized, les bras tatoués. L’autre,
- Tu crois qu’il pense à moi ? Genre à ton avis, pourquoi il m’écrit pas ?
- Mais genre le mec lit mes messages. C’est marqué ‘’lu’’ en bleu sur Whatsapp.
- Ouais j’sais pas, elle fait en aspirant un peu de jus de goyave à la paille. Je
abondamment en mode misérabilisme que les pékins du toncar ne les rappellent pas.
Il est quatre heures de l’après midi, rue du Faubourg Saint Denis et on est en
pleine Guerre froide. Les stratégies déployées par ces meufs pour récupérer un semblant
de pouvoir dans les rapports de domination hommes-femmes me font grave penser à des
C’est à qui réussira le mieux à feindre qu'il s’en bat les couilles. Parce que ces
meufs, elles partent du principe que les mecs en face d’elles s’en battent les reins. Et les
mecs, ba ils font pareils. Donc tout le monde considère que tout le monde s’en fout. Ce
qui veut dire que personne ne s’en fout ? Je ne sais pas. En tout cas l’équilibre bidon de
On est tous là dans notre coin à flipper nos races de souffrir, de se montrer
faibles, car humains, minables car vulnérables. Alors on redouble de formules toutes
plus bidons du style « I'm a fucking queen, bitch », la vibe de la bad bitch qui n’a besoin
de personne pour shine bright like a diamond, mais qui ne leurre personne. Comme si
s’engager, du type qu’on poursuit à son corps défendant, qu’on harcèle - « la meuf veut
mon corps » -, sur lequel on s’acharne et qui ne sait plus où donner de la tête - « depuis
que j’ai ajouté une nouvelle photo à mon compte Tinder, j’ai tellement de sollicitations
que je n’arrive pas à répondre à tous les messages ». C’est à vous niquer la cervelle.
claquées à base de « tu attends cinq heures pour répondre, au moins quand un mec te
text », « tu dis que tu es occupé s'il te propose un truc », « tu postes une story sur Insta
avec un mec pour voir s’il la regarde »… Tout ça pour ne pas paraître trop needy - en
demande. Ma théorie c’est que Sex and the city a flingué notre génération en nous
transmettant une vision des relations hommes femmes totalement pétée. Ne vous
détrompez pas, j’aime bien SETC mais quand même, faut pas déconner….
journal qui traîne sur le zinc et le feuillette négligemment dans l’espoir que Karim
rapplique instamment. Les hanches appuyées sur l’imposant bar en formica, je fais le
Karim fou de joie m’annonce qu’il a été retenu pour un petit rôle dans la pièce
face du papier-peint Toulouse Lautrec qui recouvre le mur de droite. Il porte un manteau
aviateur marron qui lui donne une allure très Marlon Brando. Les danseuses de cabaret
plein milieu de l’après midi, comme si t’avais séché l’école et que tu te trouvais projeté
dans le film Les 400 coups de François Truffaut, un peu coupable, un peu échaudé par
l’incongruité du moment.
Karim poursuit sur son futur rôle : « Rien de délirant, il dit, mais quand même !
Je vais être dans la putain de pièce de Wajdi Mouawad gros ! C’est ouf ! » Je le
ma chance. Au pire je redeviendrai flic, …fin si ça marche pas quoi dit-il tandis
- C’que la vie nous réserve hein hein, je lâche instinctivement, genre Nekfeu a
pris le contrôle de mon cerveau. N’empêche c’est un truc de ouf. Le feu !!!,
pote !’‘
- Du coup, c’est quoi pour toi la définition d’une ‘’clique’’ ?, je demande taquin
- Ba ouais gros faut que tu sois prêt à passer chez Mouloud Achour, sur Clique
- T’as raison mec. Karim se racle la gorge et professe une réponse super chiadée.
tous les artistes undergrounds rêvent de répondre. Ça veut dire que t’as réussi, que t’es
arrivé, que t’es suffisamment bankable pour être invité dans la célèbre émission de
Canal plus qui regroupe tout ce que la France compte de talents et de gens en vue.
jour, jour et nuit. T’inquiète pas que la réponse elle est bien rodée.
Galvanisé par le succès de son EP et les messages d’amour de ses fans, Cobra a
repris le chemin du studio au début de l’automne pour élaborer son premier album. Mais
l’élaboration du disque s’éternise. Cobra est usant. Il répète à qui veut l’entendre qu’il a
peur de finir comme Franck Ocean, à bosser dix ans sur son album, sans jamais
s’estimer satisfait. Il me fait « tu te rends compte que le mec il a produit neuf maquettes
avant de sortir le disque qu’on sait ? Neuf ?! Les morceaux qu’il n’aimait pas il les a
juste téj’. Truc de ouf ! » Margaux prie dans son coin pour que Cobra soit moins
Heureusement que le beatmaker, Sam, avec lequel ils bossent leur met la
pression avec des deadlines. Sam, Cobra l’a fait venir sur le projet pour peaufiner le
rendu final. Margaux, elle, est propulsée à la réal’. Cobra reste maître de tout. Il suit la
prod’ de A à Z.
trouve sympa. Deux jours après, il est en total dépress’, dans le creux de la vague, il
Supporter ses ups and downs c’est franchement pénible. J’essaie vite fait de le
rassurer en lui rappelant que tant de boulot ça ne peut pas, par définition, accoucher sur
de la merde mais le keum n’écoute pas. Il s’enferme, reprend tout cinquante fois.
Margaux en a marre. Elle me raconte les sessions détresse avec Cobra qui a peur de
foirer son premier jet comme si c’était une question de vie ou de mort. Elle lui dit que
franchement on s’en bat les couilles parce qu’en art rien n’est jamais parfait, qu’il va
pour désamorcer leurs embrouilles. Le keum est perfectionniste, certes, mais j’avoue
musique après. Mais la plupart, il les a conçus avec Margaux et Sam, en studio,
s’inspirant de la mélodie pour composer. Parmi les 16 morceaux que Cobra a élaborés,
Chanmax. « Un petit bijou » dit la daronne. Moi je dirais plutôt un bon gros LP qui
Un mois avant la sortie, Cobra pète un câble, s’enferme seul tout dans le studio
et retravaille le bail à fond comme un madmen. Il rechiade les lyrics, modifie certains
passages des instrus avec Margaux. Les deux frangins bossent toute la nuit, dar dar,
Cobra fait comme Dr Dre, pendant les sessions studio, il enregistre en continu ce
qui se passe autour de lui, les bruits de pas, les respirations, les rires, les murmures, les
cris parfois, qu'il recycle ensuite dans les chansons, ou en interlude. On entend le rire
l’entourage, Yassine qui débarque, Karim qui répète, Lola qui se moque, moi, aussi,
On a remis ça et Margaux s’est endormie. Dans son sommeil, son corps lové
torse soulevé, projeté puis relâché. Stromboli dans la poitrine. Ses bras abandonnés. Sa
tête dans le coussin, sa bouche tel un bourgeon, qui se darde et se gorge d’un air
lentement aspiré, ses paupières fermement amarrées, la peau nacrée, les pommettes
larynx et vient se loger dans le creux de sa gorge, entre les os saillants qui couvrent sa
trachée. Je suis l’itinéraire de cette goutte d’eau le long de la gorge de la belle endormie.
vois.
De la belle endormie
J’ai montré mon texte à Cobra et il a trouvé ça tellement poétique qu’il m’a
demandé s’il pouvait en faire un morceau. J’ai bien évidemment accepté. C’est une
sorte de slam lancé à la vie, comme du Gil Scott Heron. Ça s’appelle « Itinéraire d’une
goutte d’eau ». C’est un prélude onirique, une virgule amoureuse, dans un album plein
de verve.
n’aime mon disque … ? » commence à demander Cobra soûlant comme d’hab’. Je lui
coupe la parole « Stop. Maintenant c'est fait, on verra bien. C’est trop tard pour te
demander si c’est une bonne idée. Tu te détends et t’arrêtes de péter les couilles ».
sorti son premier album ‘’Première consultation’’ à vingt-deux ans ! C’est un chef
d’oeuvre ! L’album était tellement bon qu’il n’a rien fait de mieux depuis. Du premier
Cobra se prend la tête entre les mains en peine. « Putain j’y arriverai jamais. On
va me taillader… Ils vont écouter mon truc et se dire ‘’c’est qui ce trou du cul qui se
prétend rappeur ?’’ Je suis dans la demer ». Man, je le comprends le gadjo. Il est en
galère de ouf et rien ne parvient à le rassurer. Je comprends qu’il balise. Les journalistes
sont des brutasses, le public n’a aucun filtre, l’entourage l’attend au tournant. La
vindicte populaire est prête à sévir, cette fille de pute. Cloué au pilori dès la sortie,
martyrisé par la presse, démoli sur Twitter par des twittos dégénérés, ou pire, attaqué par
la fachosphère, tout est possible à ce stade, dans ce pays où les gens sont extrêmement
tarés. Mais Cobra a bossé comme un fou, il est solide, constant, intelligent et doué et on
de quoi tu es capable. Je sais que tu n’arrives pas à te rendre compte de ce que tu es. Tu
talent. Tu te compares aux plus grands, ceux qui ont réussi, et c’est naturel.
Mais dis toi que là si tu parviens juste à dire un truc censé, avec intelligence, un
truc qui parle aux gens en dehors de ton cercle d’amis, dis toi que si deux jours après
avoir écouté ton morceau les gens se mettent à repenser à ce que tu as dit, que cela
change, même infimement leur quotidien, alors tu auras réussi. C’est aussi simple que
ça. Je veux dire… Tu n’es pas Greta Thunberg. Ton album, soyons honnête, il ne va pas
mettre fin aux guerres dans le monde. Mais il est honnête, comme toi, il est authentique,
beau car il est pur. Il t’a servi à un moment donné à canaliser tes idées, ton énergie et à
rien des autres. Peut-être que ça leur parlera, peut-être que ça ne leur parlera pas. Peut-
être que les gens trouveront qu’ils ont déjà entendu ça ailleurs, mais que toi tu le dis
mieux. Peut-être que ton style égaiera une ou deux soirées sur des enceintes bluetooth
posées dans un appart’. Tu ne sais pas. Peut-être que tu ne trouveras pas le public que tu
cherches sur ce coup-là mais que le prochain album te permettra d’être plus reconnu. Je
ne suis pas devin. Mais il est temps que tu offres ce projet aux autres, que tu t’en
Margaux, assise sur le tabouret du synthé, me regarde avec des grands yeux
pendant que je parle, se lève, se poste derrière moi et entoure mes épaules de ses bras,
posant un baiser tendre sur ma joue lorsque je finis de parler. « Je t’adore mon Pento,
quel génie ! » Lola ricane à côté de tant de niaiseries entre nous deux. De la pure
qu’on a la chance d’avoir un album à nos noms ? Des gens nous font suffisamment
confiance pour investir de l’argent en nous. Des graphistes ont passé du temps à créer
des dessins s’inspirant de notre univers ! Sam là-bas - et elle montre Sam du doigt,
casque sur les oreilles, occupé à bidouiller sur son Macbook - a mis en stand-by ses
projets pour nous aider. Il y croit lui aussi. On y croit tous Lopez. Faut arrêter de se
poser des questions à un moment donné. Le bail il est là, c’est fait. Maintenant c’est que
du kiff ! ».
single pour la promo. Le texte apparaît comme un crachat. Cobra l’a écrit sur un coin de
table entre deux sessions d’enregistrement sur l’impulse. Un truc irréfléchi qui est sorti
demande de Léa, de nous prêter des toiles pour faire la vidéo. On s’est posés trois jours
dans une maison abandonnée dans la forêt, un lieu gigantesque, entre les herbes folles et
le sol de marbre. Stardust ondule devant des tableaux oniriques et colorés représentant
des tigres loufoques, un peu cubistes, un peu naïfs. Je capture le tout sur ma caméra
super 8.
Le beat est puissant. Sam, notre beatmaker a fait du bon boulot. French
sort la vidéo après avoir fait un peu de teasing sur les réseaux sociaux. La maison de
mode low cost. Après sa sortie, le morceau fait sa vie sur les plateformes de streaming.
Lola négocie avec Yard de le mettre en playlist - le nerf de la guerre pour un artiste qui
morceaux. On atterrit sur la Yard Playlist et ça fait grimper les écoutes qui se traduisent
rapidement en dollars dans les poches du frangin. Parallèlement, la vidéo sur Youtube,
relayée sur Insta et les sites de musique spécialisés, connaît une progression stable en
termes de vues. On n’est pas dans le delirium tremens. Les premiers jours sont mêmes
assez modestes, ce qui a le don de stresser Cobra et French qui se demandent si le pari
n’était finalement pas trop risqué mais très rapidement la proportion s'inverse et la vidéo
Lola a l’idée de sortir des affiches et des T-shirts inspirés de l’univers de Cobra.
Ils partent comme des petits pains. Ça fait rentrer de l’oseille, de quoi payer Sam et
Margaux qui bossaient jusque là gratos. Sam est confiant. Il a l’habitude de produire de
jeunes artistes et sait que le bouche-à-oreille est important, que ça peut mettre un peu de
temps avant que la sauce ne prenne mais qu’il ne faut pas s’inquiéter. Pendant ce temps
là, Cobra décide de partir quelques jours en vacances avec les boys, à Bruxelles chez un
Dans une arrière-cour, le dos courbé, un kiddo dessine sur une toile immense une
oeuvre colorée, entouré de plantes bizzaroïdes, des ficus dans des pots en verre ornés
d’images de jeunes femmes dénudées, des cactus, d’autres types de plantes dont je ne
connais pas le nom avec des feuilles qui tombent, de la mousse, de la verdure qui
tropicale en plein coeur de la grisaille parisienne. Lola y a été envoyée par Yard, le
media online qui l’a finalement embauchée, pour réaliser un reportage sur un artiste de
rue, néo-Bastiat, enfant terrible ou hors la loi, qui colore ses toiles de dessins naïfs
éclatants de vitalité. Enfant prodige qu'il s’appelle. Un nom qu’il a choisi à souhait.
Contre les vitres de la véranda sont entreposées les toiles d'une énergie
magnétique de l’Enfant Prodige tandis que celui-ci s’active sur un tableau de deux
mètres par deux dont le fond est rouge. Au coeur du tableau, un imbroglio de formes
rappelant le cubisme d’un Picasso conduit le regard à distinguer une forme humaine,
une fleur, un vase, des objets. Les traits sont naïfs, l’ensemble est d’une pureté infinie.
Enfant Prodige s’est fait connaître sur les réseaux sociaux par une campagne de
communication menée avec brio. On le suit posant, regard d’enfant, peau d’ébène, look
étudié, dans des lieux de passage - entre les voitures sur les Champs Elysées, devant le
centre Pompidou, sur des ponts, ou devant le Moulin Rouge, assis sur un tabouret, l’air
d’attendre dilettante, tandis qu'une de ses toiles à l’aura indescriptible trône à côté et
L’ensemble, bien que très recherché, donne un ton enfantin à une démarche de
mise en valeur de l’artiste qui n’est pas s'en rappeler les peintres de rue de Montmartre,
vendeurs diurnes de tableaux aux touristes, peintre qui attend à côté de ses réalisations,
fume une cigarette, bavarde avec la concurrence, fait mine d’appeler les passants.
L’artiste qui attend, son oeuvre terminée, qu’une bonne âme accepte de l’en
délester pour quelques sous, juste de quoi manger. On y retrouve l’écho lointain des
peintres du Salon des Refusés. « Exposez moi ». La pancarte est tellement modeste
Lola prend quelques photos, arpentant les lieux, tandis que l’Enfant Prodige
termine de dessiner. Puis celui-ci l’invite à boire un thé à l’intérieur. Plus tard, Lola
retranscrira avec plaisir les détails de cet entretien, tâchant de restituer le plus
Depuis qu’elle bosse chez Yard, Lola n’a pas arrêté. Elle multiplie les interviews
pour réaliser des portraits de ce que la scène artistique parisienne a de plus intéressant.
Elle travaille d’arrache pied, note, griffonne, écrit et pendant quelques temps elle
disparaît totalement de la circulation. Lola veut faire ses preuves et être acceptée par ses
Elle nous envoie toute guillerette son premier papier. La classe. « Le prochain,
elle dit, c’est sur Cobra. Je ne vous oublie pas les soces. »
Vincent s’est renseigné sur Internet pour savoir comment trouver un local, ouvrir
tout organiser. Leur truc c’est plus la chine. En archéologues, ils passent des journées à
merveilles enfouies sous des montagnes de cartons. Ils prospectent chez Emmaüs ou
Au bout de quelques mois, French et lui parviennent à monter une machine bien
rodée. Les vêtements sont lavés dans un stock en banlieue parisienne, repassés et
entreposés. Ensuite ils les trient dans le magasin, rue du Faubourg Saint Denis. Ils ont
assemblages de tenues du feu de Dieu. Ils créent un compte Insta où ils postent des
clichés des plus beaux articles. Ils collent aussi des stickers un peu partout dans
Strasbourg Saint Denis avec le logo de la boutique. French a l’air tellement heureux. Je
le vois courir partout, organiser, planifier, ranger les cartons. De leurs visages suinte une
satisfaction réelle, sincère. Ils ont trouvé leur truc, un truc qui leur donne envie de se
On organise une block party pour fêter ça. Tout ce que le quartier compte de
mecs branchés se pointe ce soir là. Des journalistes pour Lebonbon ou Time Out, des
autochtones, des gosses surtout sont là en masse pour chiner de la sappe. Les frangins
ont fait monter la sauce sur Insta en promettant de mettre en vente les cinquante plus
fonctionne à merveille. Il y a pas mal de filles et j’observe French les épier du coin de
l’oeil tandis qu’il explique le concept du magasin à un commerçant d’à côté venu les
On trinque sur le trottoir. Fierté. Les darons sont passés boire un coup avec nous.
French parade. Il est heureux. Cette petite crémerie, elle est à lui. Lui et Vincent y ont
investi toutes leurs économies. Chaque centimètre des murs a été poncé, peint, fignolé
Margaux a installé des platines dans un coin. Elle mixe gracieusement pour
ambiancer. On entend des sons discos. C’est beau. On s’époumone sur Niagara. Quand
« Mais si le ciel ne me tombe pas sur la tête. Si la lune a comme un air de fête.
envie de chialer. Il est ému. Lopez le prend dans ses bras. Effusions. La fraternité à
l’état pur.
Le monde est à eux. C’est ce que je me dis quand je les vois. Le monde est à
eux, putain! Je me mets un peu à l’écart sur le trottoir tandis que Margaux me rejoint
pour fumer une cigarette. Je glisse un bras autour de sa taille souple et la serre contre
mes hanches. Margaux me sourit de ses petites dents de dauphin. Je sens le contact de
ses cheveux blonds frôler mon cou et je pose un baiser sur sa joue, dans le recoin de sa
fossette gauche. Elle sourit. « T’es bien émotif ce soir Pento ! Qu’est-ce qui t’arrive ?
bouche de son oreille et mordille d’un geste furtif le lobe pour la faire taire,
tire sur sa clope. « Ils ont bien géré quand même les frelots, ça a d’la gueule ». « Ouais.
va pas tarder parce que le daron veut voir son match de foot à 20h30. Elle me dit « tu
diras encore bravo à François hein ! Et vous venez déjeuner dimanche à la maison ? »
Elle se tourne vers Margaux « j’espère que je vous compterai parmi nous aussi …? »
rejoindre le daron et s’éloigner dans la rue en direction du métro Château d’Eau, leurs
corps légèrement inclinés l’un vers l’autre tandis qu’ils claudiquent au loin.
Pendant que Margaux part retrouver ses platines, je me faufile entre les gens à la
recherche de Karim. Sur un banc en bois massif devant le magasin, je capte French, une
roulée à la main, en train de tchatcher une artiste graffeuse aux yeux bridés, une ricaine
qui se fait appeler Mei dans le milieu. Il lui dit « holy fuck it’s so dope !!! » quand elle
lui montre sur son phonetél ses dernières oeuvres, taguées de nuit sur les boulevards
Chanmax is like ‘’chanmé’’ but even better you know. It’s slang.
Porte de la Chapelle. Une soirée arrosée. Le ciel rosé. Bruit d’une bouteille de
champagne débouchée. L’euphorie d’avoir enfin réussi quelque chose pour French et
crinière de Margaux. Ses veuch’ m’étouffent. J’ai le torse trempé de sueur. Un halo de
lumière filtre par les stores en bois. Je mets ma main devant mes yeux pour retrouver un
Margaux qui se dandine un peu à côté. Elle garde les yeux fermés et gémit doucement.
J’allume l’écran. 34 appels en absence. Je ne comprends pas. Devant mes yeux, des
Je me redresse. A côté de moi, Margaux tient elle aussi son téléphone. Elle me
tourne le dos. Je passe ma main sur son visage. Cheveux mouillés. Visage noyé. Je lui
demande ce qu’il y a. Pose un baiser sur ses tempes rosées. Margaux sanglote. Me prend
la main. Me dit « Pento ». Se tourne vers moi. M’embrasse le front. Vient dans mes bras
noyer ses cheveux, mouiller mon buste, m’inonder. « Oh mon Pento » elle dit. Son
corps s’agite dans un sanglot. Ses larmes abreuvent mon thorax, me noient. Elle pleure.
On est rentrés tôt la veille de chez Karim. On était heureux. Mais Margaux était
crevée alors on n’a pas traîné. Vers deux heures du matin, on est partis. Je savais pas.
Oh putain.
Panique. Violence. Malheur. Mélangés. Déflagration. Ma chair. Mon sang. M’ont. Eté.
J’ai écrit ces lignes et je me suis retrouvé incapable de continuer. Tout cela est
vieux aujourd’hui. Huit ans… Ça fait huit ans que French est parti. Et pas un jour n’a
côtés, de ma mère effondrée. Je me souviens des lunettes teintées qui filtrent pour moi
l’inacceptable réalité. Lopez et Vincent qui marchent à proximité. Lola et son châle
foncé. La pluie de merde qui nous tombe sur la gueule et nos pas traînés comme ça dans
les allées. J’ai envie de crever tellement j’ai mal. Chaque avancée me fracasse le coeur.
Dans le cercueil, mon frère. Tombé trop tôt. Tombé pour rien.
Une balustrade. Lui qui fait le guignol. Un geste de trop. Son pas, glissé.
Tressaille. Tombe. S’effondre sur le pavé. Et nos vies englouties avec. Margaux les
cheveux mouillées « Oh mon Pento ». Son regard. Mes yeux apeurés. La stupeur et
aussitôt l’oubli. Le cerveau bloqué. Incompréhension. Rejet. Des semaines de trou noir.
d’avancer. Plus rien. Le noir. French parti. Moi plus là. Fatalité.
« French était l’être le plus vibrant que je connaisse, le plus marrant, le plus
généreux, Karim gémit. Il était à l’aube de sa vie. Le magasin venait d’ouvrir. Ça n’a
vifs.
On a passé « Je suis déjà parti » de Taxi Girl à l’enterrement. Quand Daniel Darc
a commencé à chanter, j’ai été pris de sueurs froides - obligé de sortir m’allumer une
Fais comme si tu
Après ça, tout était pareil mais plus rien n’était comme avant.
Mardi soir, rue du Faubourg Saint Denis, dernier au revoir à un ange parti trop
tôt. Il y a des pigeons partout, une pluie fine insidieuse dégueulasse et ce ciel blanchâtre
aveuglant si emblématique de Paris. Dans ma tête j’ai P.A.R.I.S. de Taxi Girl qui
résonne.
Tu m'entends ?
P-A-R-I-S, Paris.
Le ciel est gris. La nuit est proche. Et nous, on est tous là, debout, de l’autre côté
du trottoir à observer Mei s’activer sur le rideau de fer tiré, la mine renfrognée, au début
de la rue Saint Denis, près des showrooms du Sentier. La rue est déserte à l’exception de
quelques prostituées dans les encablures de portes faisant le tapin, des clients d’un bar
agglutinés sous les gouttières pour échapper à la pluie tout en fumant une cigarette et
d’éventuels badauds qui traversent la rue à pied ou à vélo en direction des Halles.
semaines. J’ai la mine hagarde, les traits tirés, des cernes et les joues creusées. Ça me
donne un air de mec qui veut en découdre. Karim me fait une accolade pour me
réconforter.
Sur le trottoir à côté de moi, il y a Tony, Lola, Margaux, Yassine aussi, ainsi que
des gens que je ne connais que de vue. C’est Lola qui les a invité. Je ne me suis occupé
de rien. Pas la force. Cette clique hétérogène se tient serrée sur le remblai, comme un
assemblage hétéroclite de kids, aux cheveux verts ou décolorés, les oreilles percées, les
serveurs de Chez Jeannette aussi qui sont passés faire leurs adieux au frérot, des gens du
quartier, des inconnus, des visages qui me disent vaguement quelque chose, un
attroupement chelou dont l’étrangeté est aiguisée par la météo dégueulasse. Un mec
dont je ne connais pas le nom mais que j’ai déjà croisé plusieurs fois filme la scène avec
son téléphone portable. Le silence est religieux. Les mines déconfites. Ça pue la défaite.
Mei met un masque en papier sur son visage d’où ne dépassent que ses jolis
yeux bridés. Les cheveux relevés en un chignon déstructuré, une bombe de peinture à la
main, elle s’active et dessine sur le rideau de fer tiré de la boutique. Les traits prennent
progressivement forme, la forme du portrait de French. Mei m’avait demandé une photo
de lui à reproduire. C’était son idée. Dans le micmac de mon ordinateur, j’ai retrouvé
une photo que j’aimais bien, un instantané plein de douceur d’un jeune homme vivant,
flagrante. Ça me crucifie. Sous son visage, Mei écrit « Chanmax » dans un style
souvenir presque effacé. Je m’empresse de prendre des photos avec l’aide de Margaux
Noyés dans l’asphalt jungle, on se tient là, sous la pluie tandis que Mei range
son matériel et s’en va. Les pélos se barrent progressivement. Ils viennent me saluer, me
frangin. Je note qu’il y a beaucoup de filles. On se croirait dans L’homme qui aimait les
personnage principal où se succèdent toutes les femmes qu’il a aimées et qui ont été
aimées par lui. Toutes ses amantes d’un soir, ses filles-baisers que French a frôlé
l’espace d’une soirée, tous ces gens frappés par sa grâce, marqués à vie par sa candeur,
à côté de moi. Ses épaules tressautent. Vincent lui tape dans le dos. C’est un moment
gracieux mais également très pénible pour nous. J’ai l’impression qu’après la cérémonie
Les gens s’éloignent. Margaux me propose de rentrer avec moi mais je refuse,
prétextant que j’ai besoin d’être seul. Lola me dit de l’appeler quand je veux. Karim me
tape une bise et me passe une main amicale sur les épaules pour me donner du courage.
Je vois Vincent et Cobra monter sur un scooter plus bas dans la rue et s’en aller. Et plus
tard, bien plus tard encore, debout, tout droit, alors que je suis seul et dévasté, mon
esprit restera rivé à ce bout de pavé où demeure encore l’âme de mon frère, amarrée à la
mienne, inconsolée.
Je n’ai plus le souvenir exact des mois qui ont suivi. Un imbroglio d’impressions
difficiles, pénibles, indigestes. Je ne sors plus, je ne me lave plus. Je reste cloîtré. Plus
envie de rien. Les potes m’appellent. Je ne réponds pas. Margaux essaie de me tirer à
elle, vers la vie, je n’y arrive pas, je n’y arrive plus. Je culpabilise que French soit parti
avant moi. Je perds espoir en la vie. Elle qui est capable d’ôter quelqu’un de si vibrant,
de si spontané, de si jeune, quelqu’un qui n’en était qu’à ses débuts, à qui tout souriait.
écrit, seul moyen qu’il ait trouvé pour exprimer ses émotions. Moi je passe mes
journées sur mon ordinateur à parcourir les photos. French et moi petits sur les
forteresses de Carcassonne, une vidéo de French qui court après un chat à 5 ans, des
photos de lui au collège en plein dans sa période Linkin Park, cheveux gras, Vans à
damier aux pieds, French à 18 ans dans une boîte de nuit qui fait le fou, French la
Prostré, sous ma couette, vulnérable, je me sens nu, vide, lessivé. Mes neurones ont
depuis longtemps arrêté d’être irrigués. Je ne mange plus. Je me laisse en quelque sorte
mourir. Je n’arrive même pas à réconforter mes parents qui ont perdu un fils, leur sang,
si jeune. J’évite de les voir. Trop difficile après. Je reste seul, anéanti. Ça dure des mois.
parce que je suis putain d’en colère, en colère contre la vie, en colère contre les potes,
alors que c’était mon rôle de grand frère. D’avoir failli. J’aurais dû mourir moi, pas lui.
Je remonte la pente comme ça, tout doucement, à force de larmes, de cris, de sanglots.
Lola vient m’aider à faire quelques cartons histoire de mettre ses affaires de côté. Je ne
peux plus les voir. Chaque fois que mon regard les frôle, c’est l’effondrement.
Cobra écrit une chanson qui s’appelle Khey. Il veut la rajouter à l’album mais la
maison de production refuse, dit que ce n’est pas possible, que l’album est terminé, déjà
prêt à sortir. Cobra s'obstine et puis abdique. Il fera un ré-edit, une ré-édition de l’album
Moi je n’ai plus rien à perdre. La vie pour moi, l’espoir, l’attente, c’est terminé.
Enfin je crois, je ne sais plus. Je suis parcouru de toutes ces émotions que je ne pensais
pas être capable de ressentir. Elles me prennent à la gorge. Je ne parviens pas à les
réfréner, ni à les juguler. Elles m’explosent en pleine figure. Tout mon être est changé
par ce chagrin, cette sensation de vacuité, l’esprit troué, vide et éreinté par tant de
douleur. Les larmes gonflent mes paupières. J’ai l’esprit embué, empâté, amorphe. Je
ressens les choses plus intensément. Chaque choc, chaque accroc se répercute puissance
mille. Je suis devenu hypersensible, comme un écorché vif dont le simple contact d’une
plume ferrait flancher l’intégralité de son système nerveux. C’est dans cet état précis de
grand brûlé, de supplicié que je rampe pendant des semaines et des mois, trop abattu
Cette période me change. Elle me fait prendre conscience que ce que j’aurai
jamais est là devant moi et que si je ne le saisis pas, maintenant, et bien c’est foutu tout
simplement. La vie n’a rien d’autre à m’offrir que ça, là, ce que je possède, ces potes,
tout ça, que je me sorte les doigts du cul. Je prends du recul, passe en revue tout ce que
je possède. Je pense à Margaux que je ne veux pas perdre. Je pense à mes darons. Je
pense à Karim, à Cobra, à Vince, Lola et les autres. Je pense à moi, à ce que je suis,
bientôt trentenaire, glandu, merdique, raté. Je me dis que si je dois disparaître, je n’ai
rien à laisser derrière moi, qu’on m’oubliera, que je n’ai rien fait de ma putain de vie et
ça me fout encore plus le seum. Je pense à ce que j’aime, à Paris, au skate, aux potos du
ter-ter, aux photos que j’ai accumulées. Il faut bien en faire quelque chose putain !, je
m’insurge. Je pense à Stardust qui m’avait proposé de me présenter des gens pour
exposer mes clichés. Je me dis qu’il faut que je le fasse. Que j’ai tout perdu donc que je
Je passe des heures étendu sur mon pieu à passer tout ça en revue. A faire une
fonctionner à nouveau, comment retrouver un sens, quelque chose qui me donne envie
de sortir de ce marasme, qui m’anime, que je sois capable de faire. Je contacte Stardust
au sujet du projet d’expo. Je lui envoie un simple texto auquel il répond qu’il est désolé
pour le décès du frangin, qu’il ne le connaissait qu’un peu mais qu’il le trouvait super
nice et qu’il m’arrange ça ASAP. Le téléphone dans la main, je fixe l’écran de longues
secondes pensif. C’est peut-être ça qu’il me faut, juste ça, ce projet, auquel me rattacher.
l’esprit, me transforment et je me laisse porter par elles parce que je ne suis pas capable
de mieux. Malgré moi, je sors de l’impasse et je me relève comme un oiseau maudit, qui
Marième, la pote de pote de Stardust m’a reçu un jeudi soir d’octobre au BAL,
Marième est chaleureuse. Elle sort à peine d’une école d’art à Bruxelles. Elle me
dit qu’elle a été vraiment marquée par le film Mid90s de Jonah Hill, que ça lui a donné
envie de se replonger dans les films de Larry Clark et dans la culture skate qu’on ne met
pas suffisamment en avant selon elle. Elle me dit « quand Stardust m’a parlé de tes
photos, je me suis dit qu’il fallait que tu sois dans cette expo. Jean-Yves, le directeur du
BAL, était d’accord avec moi. C’est pour ça qu’on t’a contacté ».
Je la remercie et lui explique que c’est un honneur pour moi d’être associé à une
expo sur la culture skate. On se pose sur une table en bois brut, je sors mon MacBook
de mon sac et lui montre une dizaine de clichés que j’ai sélectionnés au préalable. « Ce
qui serait bien c’est que figurent aussi des vidéos dans l’exposition », elle me dit.
Putain. Rendre hommage à la culture skate c’est mon rêve depuis toujours. Je lui
parle de Spike Jonze, du retour de la marque Trasher auprès des gosses de douze ans,
des gens qui collectionnent des planches de skate comme d’aucuns collectionnaient des
tableaux autrefois. On discute comme ça pendant des heures, de ce qu’elle veut mettre
salle principale et coller des stickers sur les murs pour rendre hommage aux marques
Clark seront associés à l’évènement. Jean-Yves propose que le thème de l’expo soit
‘’comment la sous-culture du skate est restée underground ?’’, ou quelque chose dans ce
fais ».
Les mois qui suivent, je m’investis à fond. Je dis à Marième qu’elle n’hésite pas
à me solliciter pour faire les petites mains et je me retrouve à participer à toutes les
sélectionne les photos et vidéos qui seront exposés. Marième me consulte sur les choix
Toutes ces années de glande semblent soudain prendre un sens. Elles aboutissent
naturellement dans ce projet qui donne vie à nos espoirs, nos réussites, nos essais, nos
échecs et nos rêves. Quand je retourne à Répu, je bats la réclame pour l’expo à venir
autour des copains. Tout le monde est vachement fier qu’on s’intéresse à nous, les
tocards de l’asphalt jungle. Pour une fois, on nous voit, on nous entend, on nous estime.
L’expo est d’ailleurs un franc succès. Ça réhabilite les skateurs auprès du milieu
artistique. On salue mon travail, mes photos, mon investissement dans l’event.
Après ça, les propositions se sont succédé. J’ai tourné quelques courts métrages,
puis j’ai été contacté pour des clips, quelques pubs aussi. J’ai connu un succès d’estime
auprès de la communauté underground pour mes vidéos. On m’a invité à donner des
conférences, à animer des cours dans des écoles de communication. Les journalistes se
sont mis à me contacter en tant qu’expert des cultures urbaines pour me prononcer sur
Les débuts ont été laborieux mais ça a fini par marcher parce que je n’étais guidé
ni par l’ambition, ni par la rapacité. Je n’ai jamais eu que mes passions pour me donner
de la force. Je ne croyais pas en grand chose. Je vous l’ai dit, je n’étais qu’un modeste
mec du tiéquar, le mec en bas de votre immeuble, celui qui fait ce qu’on lui demande,
qui baisse la tête, qui ferme sa gueule, celui qui n’attend rien, qui subit de ouf, le mec
Huit ans plus tard, alors que j’écris ces lignes, je me dis que l’un dans l’autre les
choses se font naturellement. Je n’ai pas forcé. Quand t’aimes un truc, que t’y crois, ça
finit par marcher, c’est genre inéluctable. Dans ma vie, il n’y avait que le skate et même
si au début c’était purement gratuit, ça a fini par prendre un sens, par se matérialiser en
un projet.
l’aurais jamais cru, je dis à André. Même Cobra, tu vois, il n’aurait jamais cru qu’il
vivrait de sa musique. On en parle souvent et on est assez surpris quand même d’avoir
‘’réussi’’ nos vies, même si c’est un bien grand mot. On a eu de la chance, c’est tout…
Une chance que French, mon frère, n’a pas eu lui…. C’est la vie, j’ajoute rapidement
Dans les pages de Libé, un encart discret signé d’un jeune journaleux, Martin
Pagès, docteur ès-musiques urbaines, passerait presque inaperçu. C’est Lola qui est
tombée dessus par hasard. Elle l’a pris en photo et nous l’a immédiatement envoyé.
La pige est titrée « Mélopée du serpent ». Cobra fonce illico presto acheter une
Princesse Mononoké.
nous sèment, nous distancent, nous obsèdent. Le beat est massif. Le rythme,
Cobra se grime en poète et parsème ses morceaux d’un lyrisme timide mais
affiné, avec un zeste de références aux pères du rap, juste ce qu'il faut pour
retenir : on n’en sort pas indemne. Ce double maxi est un des plus beaux
Dans les locaux de Planète Rap, l’émission de rap freestyle de la radio Skyrock,
l’ambiance est électrique. Lopez s’apprête à réaliser son premier freestyle. Il a choisi de
faire un « featuring » avec Tonio pour le premier soir, un rouquin qui kick comme un
Dieu. Tout son crew est derrière lui. On fait passer un petit spliff sur le plateau.
Vingt piges que Planète Rap fait découvrir aux auditeurs du 96 FM des
Musa c’est un délire à part entière. On voit les posses défiler en bande, faire monter la
d’écoute dans son bureau. Je m’en souviens bien, c’était un vendredi, en fin de journée.
dream team. On se cale autour de la table ronde. Du sol au plafond, des disques d’or et
Lopez est anxieux. Il n’a qu’une envie, savoir si Laurent Bouneau va le jouer ou
pas. Passer sur Sky c’est le meilleur moyen de taper dans les 4 millions d’auditeurs. Une
opportunité comme ça, ça ne se foire pas. Sans parler des ventes de disque qui peuvent
en découler.
comment il se comporte sur les réseaux sociaux, il a tâté le terrain de sa fanbase sur
Insta, mesuré son nombre de followers, éclusé ses posts online, étudié ses résultats dans
premier EP. Ça rassure le directeur de la programmation en face de nous qui nous fait
- Je pense que vous avez le potentiel de toucher un max d’auditeurs, il nous dit.
relativise. Il se dit que c’est comme ça, qu’on peut pas y échapper.
Franchement ça me rend ouf. J’ai envie de lui claquer que c’est nous qui lui offrons sur
Passer dans Planète Rap, c’est s’inscrire dans la lignée des plus grands parce que
tout ce que la planète rap compte d’artistes surdoués y a foutu les pieds depuis que
l’émission a décollé sur les ondes en janvier 1998, de La Fouine à Kaaris en passant par
Rohff, Booba et Aaliyah. Big deal. C’est une rampe de lancement. Un passage obligé
pour en être.
Et pour Cobra c’est une sorte de test. C’est là qu’on va pouvoir apprécier sa
d’impro, c’est du taff, beaucoup de préparation. Tu ne peux pas mentir surtout quand
c’est en direct. Tous les soirs pendant une semaine, de 20h à 21h, Cobra va foutre le feu
à l’antenne en dévoilant ses morceaux avant la sortie dans les bacs de son album
Chanmax.
franchement les pélos ne sont pas peu fiers. On est venus en famille comme le veut la
coutume - même si on est loin du crew de 140 personnes que 113 avait trimballé.
Le posse s’agite. Dans la grande salle vitrée surmontée de l’affiche Urban Peace,
on danse agglutinés. On tire des lattes pendant que Cobra kick à toute allure des lyrics
qu’il a enregistrés dans les notes de son GSM. Un tél dans une main, une clope dans
l’autre, les yeux rivés sur son écran, le Master of Ceremony caillasse les lyrics à toute
vitesse, il nous martèle ses textes pleins de poésie, nous explose la gueule à base de
mots bien chinés. Je ressens ça dans mes tripes. C’est tribal, instinctif. Ses mots à lui
parlent à mon intellect, à mon coeur, à mon beat. Mon tempo intérieur qui tressaille à
situation, miment les video girlz des clips de rap US, les petites bimbos à la peau dorée
tenues rikikis. On s’amasse la tête coiffée de casquettes griffées. On filme aussi - surtout
moi qui ne lâche pas mon tél une seconde, même pas pour aller pisser. Je veux garder un
souvenir de ce moment magique. Le boss du rap passe nous faire un check. Les ingé son
stationnent dans le couloir. C’est le dawa. Cobra a faire venir des guests - des jeunots de
son écurie : Rimca, Topor, Fiji et d’autres dont je ne me souviens plus le nom. Les bébés
Karim est en kiff. Je vois sa gueule de tocard les yeux teintées de petites lunettes
de soleil ovales rouges. Il se dit que Cobra « tue la concurrence », qu’il déchire. On
s’ambiance, on danse, je ne twerk pas parce que je ne suis pas champion de tennis mais
retourne Planète Rap. Rimca achève son freestyle. Il drop le mic’. Le silence envahit le
studio trente secondes, juste le temps que tout le monde reprenne son souffle et puis une
giclée de notes envahit la pièce et Fiji nous déboite à nouveau. Une heures d’antenne
Et puis Cobra prend le micro. Le silence se fait. Solennel, son phonetél dans la
main, il se met à déclamer un texte mi-chanté, mi-déclamé à la manière d’un slam, sur
une mélodie au piano. Cobra interprète son morceau Khey à la mémoire de French et
tout le monde a soudain les larmes aux yeux et on chiale sa mère. Moi je suis au fond du
gouffre. Margaux se poste derrière moi et me prend discrètement la main tandis que
Ad eternae de la misère
Si vivant, si déter
Ici on t’oublie pas car ton énergie solaire continue d’illuminer le cimetière.
discutait même pas. Immortaliser notre frérot pour toujours, faire en sorte qu’il ne soit
pas oublié, bien après que le tag ait été effacé, délavé par la pluie, blanchi, disparu, il
French aurait été fier de tout ce qu’on a accompli, de là où on en est arrivé. Il n’a
malheureusement pas eu le temps… Il ne saura jamais que Cobra est devenu une star
dans toute la France comme il en avait toujours rêvé, que Margaux et moi sommes
restés ensemble toutes ces années, que Lola est devenue une grande journaliste musicale
aux Inrocks, que Karim, après avoir débuté chez Wajdi Mouawad, est devenu un
Il ne sait pas que sa disparition a laissé une trace indélébile, huit ans après. Que
chacun de mes choix, je les ai faits pour lui, pour le rendre fier.
Sur l’album Chanmax, Cobra a inséré des skits - des intermèdes parlés entre
chaque morceau. Et quand je découvre ça, c’est la grosse pleurade. Skit French, la voix
de mon frérot, gravée à tout jamais dans l’album. C’est le truc qui me brise le coeur en
mille morceaux et en même temps le plus bel hommage qu’on aurait jamais pu lui faire.
Après le morceau Turfu, on entend mon frangin faire le zouave dans les studios, parler
de la vie et des nanas. Et ce concentré de French en une minute trente, posé là, c’est
French projetait toute sa verve, son énergie, son désir de vivre, ce qu’il était en somme.
Chanmax, l’album de Cobra, c’est un condensé de tout cela, de notre envie infernale
d’exister, de se battre, d’exprimer ce que l’on est pour que cela soit reconnu, entendu,
que l’espace d’un instant cette réalité-là crève les yeux. Nous, les small-timers, les
gosses invisibles, les babtous fragiles, trop nantis pour avoir le droit de se plaindre, trop
jeunes pour avoir le droit de donner notre avis, trop cons, sûrement, pour avoir envie de
le faire d’ailleurs, trop naïfs et trop isolés pour avoir le sentiment d’exister, on y est
arrivés par un simple petit album, par un peu de temps, beaucoup d’envie, un désir d’en-
être excessif et une soif de réussir farouchement ferraillée. On a fait de l’art parce qu’on
ne savait pas quoi faire d’autre. Il faut croire que cela nous a réussi…
Paris, 2019