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Art, forme, structure

Author(s): Pierre Francastel


Source: Revue Internationale de Philosophie , 1965, Vol. 19, No. 73/74 (3/4) (1965), pp.
361-386
Published by: Revue Internationale de Philosophie

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/23940319

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Art, forme, structure

par Pierre Francastel

Bien que le terme de structure soit loin de comporter pour


chacun d'eux un sens identique, ce n'est certainement pas
sans une raison profonde que la plupart des théoriciens y ont
actuellement recours. La publication faite par Roger Bastide
des actes d'un Colloque organisé en 1959 par la VIe Section de
l'Ecole Pratique des Hautes Etudes a suffisamment fait appa
raître l'ampleur des divergences existant dans son emploi pour
qu'il soit inutile d'y revenir. Reprenant ici le problème de la
notion même de structure dans ses rapports avec l'art, il n'est
donc question ni de montrer comment l'une ou l'autre des con
ceptions élaborées à partir d'une quelconque discipline trouve
dans l'étude des œuvres d'art sa plus grande justification, ni
de suggérer à partir d'une étude spécifique des œuvres esthé
tiques une conception englobante qui améliorerait la définition
générale du terme. Les différents théoriciens de la pensée opé
ratoire se rencontrant dans une préoccupation commune de
dépasser la mise en valeur des produits isolés de leurs diffé
rents arts — et toute œuvre humaine génératrice d'un produit
est par certains côtés un art, — il ne leur suffit plus de les
regarder dans une perspective pour ainsi dire extérieure,
comme des objets autonomes par rapport aux autres œuvres
et aux autres institutions, ni de considérer l'œuvre de leur
esprit en elle-même, comme un microcosme qui reflète néces
sairement et fidèlement la totalité de l'univers et qui ne se
trouve personnalisée que dans la mesure où elle sélectionne et
organise des éléments donnés. Le problème des structures, qui
se pose davantage en termes de problématique que de défini
tion, implique certes l'unité fondamentale de l'esprit mais il

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n'exclut pas une spécificité des conduites de la pens


tion de plusieurs grands types d'activités spéculative
toires. On ne tentera donc pas de montrer en quoi une f
particulière avec les œuvres d'art nous incline à pen
concept de structure est serré de plus ou moins prè
linguistes ou par les biologistes. On contestera, au c
que la notion de structure puisse être entendue c
mode rigide d'utilisation des données brutes de la co
Elle ne constitue pas une recette pour le développem
science; elle ne dévoile pas le secret unique de la pen
une hypothèse liée à la notion générale du caractère
du cerveau humain et à la constatation du fait que
vité dirigée de l'homme produit des œuvres de sa m
son esprit, autrement dit des objets — qui sont tantôt d
tantôt des objets de civilisation, mais qui dans tous l
constitués d'entités détachables, reconnaissables et
en séries. On se proposera donc non pas de confron
rience artistique et la connaissance critique des œuv
avec d'autres expériences, telles que les pensées b
mathématique, linguistique ou autres, mais de r
comment depuis quelques années toute réflexion cr
amène, en considérant les œuvres d'art, à recourir
plus à ce terme de structure que le développement
certaines autres disciplines a mis sur nos lèvres, m
importe, avant tout, de savoir s'il est vraiment l
quement à un progrès de la réflexion critique appliq
catégorie d'objets très répandus dans l'histoire hum
jusqu'à présent très mal intégrés dans les cadres de
spéculative, que sont les produits des diverses activités
esthétiques.

Une première difficulté vient, en effet, de ce qu'il est très


difficile de caractériser en soi une œuvre d'art. On se heurte à
une double difficulté. En premier lieu, les formes de l'art sont
multiples. Il est rare, en second lieu, qu'elles soient tout à fait
pures. La différentiation qui existe entre la peinture et la sculp
ture est déjà grande, mais que dire lorsqu'il s'agit de les con
fronter avec l'architecture, la musique? Où se situe la règle qui
permet de ranger des modes d'activités aussi divers dans une
même catégorie? Un architecte est autant un constructeur
qu'un artiste. Ou plus exactement et simultanément l'utilisa

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teur des catégories abstraites de la pensée à un plus gra
degré que le peintre, — bien qu'à vrai dire cette opinion résu
surtout à l'heure actuelle de la méconnaissance des valeurs
abstraites de la peinture et de l'extraordinaire croyance da
le « réalisme » de l'image. On accorde plus volontiers des an
logies entre l'architecte et le musicien, mais cependant les p
duits de leurs activités sont aussi bien irréductibles et dans leur
forme et dans leur usage. D'une manière générale, toutes les
interprétations courantes en ce domaine sont commandées par
le triomphe dans l 'opinion commune de deux théories critiques
datant l'une et l'autre du milieu du xixe siècle : le réalisme et
l'intuitionnisme —- ou l'art pour l'art — qui ont été élaborées
par des critiques en opposition absolue — si grands aient-ils pu
être — avec le développement réel des arts. De l'impression
nisme à nos jours, la tendance majeure de la peinture a été
antiréaliste — à supposer que cette notion appliquée aux arts
ait le moindre sens, — d'autre part, rarement l'art a joué un
rôle plus positif au contraire dans les formes communes de la vie
que de nos jours et en dépit de son évidente « abstraction ». Res
tant à discuter jusqu'à quel point les impressionnistes, Cézanne
et Gauguin ne sont pas plus abstraits que les abstraits actuels
tout en étant demeurés «figuratifs». Personne ne doute, cepen
dant, que le domaine des arts n'englobe aussi bien l'architecture
et la musique que la peinture. Etant par ailleurs aussi entendu
que tout édifice n'est pas art, ni toute toile couverte de couleur,
ni tout refrain. Il est, par conséquent, essentiel de poser au
départ une difficulté particulière. La notion d'art n'est pas liée
uniquement et indiscutablement à la nature des produits. C'est
la raison pour laquelle toute approche qui considère ces objets
en terme de consommation est par définition inadéquate. On ne
peut donc en aucun cas définir l'art par l'objet ou par la forme
qui lui sert de support.

Il est pourtant bien évident que, jusqu'à une époque


récente, on a toujours considéré et commenté les œuvres d'art
en fonction de leur appréhension par les spectateurs — c'est
à-dire par les usagers — plutôt que dans la perspective du
créateur. Les hommes dont le mode de penser et l'activité natu
relle est l'art, autrement dit ceux qui s'efforcent de fabriquer
des choses et non de conceptualiser des notions, ont normale
ment recours pour s'exprimer à la forme d'activité même qui

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engendre des œuvres concrètes d'un type dét


œuvres d'art signifient, par définition, suivant
propres, elles n'ont pas besoin d'être interprété
chaînes de pensée qui commandent la réflexion d
problématique des nombres. Pour de nombreux
croquis ou un motif musical matérialisent une se
un rapport de causalité, avec plus de précision q
En montrant une chose on fournit des informations aussi bien
abstraites que sensibles d'une précision au moins égale, mais
sur d'autres plans, aux informations du discours. La mise en
combinaison artificielle d'éléments matériels servant de support
à des perceptions visuelles ou sonores n'est pas moins signi
fiante que l'ordre combinatoire des mots.
Il est évident, cependant, que ni la perception ni l'usage
des langages non verbaux — qu'ils soient figuratifs, musicaux,
mathématiques ou autres — ne sont réservés absolument aux
initiés. Il n'existe d'échanges au sein des sociétés que parce
que, justement, les différentes activités signifiantes sont suscep
tibles d'être saisies et même maniées par les non-techniciens en
dehors des formes particulières qui les déterminent. Sans
aucun doute, les non-spécialistes ne pénètrent jamais exacte
ment le sens ni les moyens utilisés par ceux qui s'expriment
autrement qu'en mots et concepts. Mais un dialogue s'établit
pourtant au niveau de la société globale; l'ensemble des repré
sentations collectives résultant, en dernière analyse, d'une
série de compromis, voire de malentendus générateurs d'opi
nions, de croyances, de conduites, bref, d'un dialogue incertain
entre les divers spécialistes astreints à la prise en considération
du sens et des conséquences tirées de différents types d'action
étrangers au leur.
L'essentiel est de rejeter l'idée, pourtant si répandue, sui
vant laquelle une société engendre ses concepts un peu comme
le pommier porte ses fruits et cherche ensuite divers moyens
plus ou moins adéquats pour les concrétiser. Dans sa forme
naïve, la théorie actuelle de l'information suppose l'existence
d'êtres de raison qu'engendre ainsi, par une véritable généra
tion spontanée, un certain état matériel des sociétés. Sans nier
le rapport existant entre les conditions de vie des individus et
leurs représentations, on doit faire les plus graves réserves
sur une conception qui implique la possibilité pour un type de

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langage ou un autre d'exprimer à soi seul la totalité de la
réalité humaine. Comme toute société suppose une division du
travail et des fonctions, ainsi suppose-t-elle aussi que tous
les individus qui la composent ne s'expriment pas nécessaire
ment par l'intermédiaire d'une seule langue reflétant une
seule forme d'activité institutionnalisée. L'erreur fondamen
tale, et qui rend impossible toute définition générale satisfai
sante du terme de structure, est là. Aussi longtemps qu'on
considérera que les activités diverses de l'homme pensant et
s'exprimant n'ont d'autre objet que de transposer, par des pro
cédés plus ou moins précis, des données extérieures à l'action
c'est-à-dire une réalité constituée en dehors de lui mais possé
dant les mêmes fonctions et les mêmes volitions que lui, on
posera le problème des structures dans des termes analogues à
ceux qui servent à la théorie du volapuk. C'est admettre l'exi
tence d'une nomenclature faisant référence à un ordre universel
fondé sur un type de conscience identique à celui de l'espèce
humaine en général et plus particulièrement au système intel
lectuel dominant dans notre époque. Nous sommes ici en plein
anthropomorphisme et en plein platonisme. Il n'existe ni solu
tion ni spéculation valable dans cette direction.
Lorsqu'on renonce à envisager le problème des structures
appliquées à l'art comme un cas d'adaptation à certaines acti
vités particulières d'un processus général d'expression où, les
valeurs étant données par le réel, la fonction de l'homme est
simplement de codage et de décodage alternés, il apparaît
qu'une réflexion sur les modalités d'appréhension et d'utilisa
tion des signes et des objets artistiques repose sur l'attention
donnée à plusieurs ordres de faits qui ramènent tous, par des
voies différentes, à la prise en considération de la notion de
structure.

Comme on vient de le rappeler, un objet artistique n'est


jamais seulement esthétique. Il se trouve engagé dans la réalité
humaine et sociale par un ensemble complexe de liaisons. Un
palais est, à la fois, une habitation et un symbole du pouvoir et
des hiérarchies; un tableau de chevalet est, à la fois, objet de
qualité, marchandise et signe; une symphonie ou un quatuor
est, à la fois, un ensemble signifiant et un schème d'action à
réaliser. On croit s'en tirer en attribuant au signe une valeur
symbolique. C'est une fois encore considérer que l'œuvre, le

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signe, répondent globalement et totalement à autre ch


eux-mêmes. La réalité est toute différente.
L'œuvre, le signe est nécessairement composite et, en
outre, chaque élément du tout est susceptible de renvoyer
simultanément à plusieurs ensembles distincts. De même que
toute perception visuelle est faite d'éléments et implique compa
raison et différentiation, ainsi toute œuvre d'art est aussi faite
d'éléments qui ne renvoient pas tous à la même expérience.
Chaque détail est allusif et il n'est jamais nécessaire que les
touts de référence soient entièrement représentés pour être
reconnaissables. Dans un tableau, comme dans un monument
ou dans une pièce de musique, ce ne sont pas les ensembles
organiques les plus minutieusement développés qui donnent le
sens, mais au contraire de fugitifs passages. Jusqu'à présent, il
faut l'avouer, la critique des œuvres d'art a davantage essayé
pour chaque œuvre de déterminer les sens globaux symboli
quement intellectualisés; elle s'est efforcée moins de pousser
l'enquête dans la voie de l'analyse et de la cohérence des élé
ments constitutifs de l'ensemble que dans la voie de la recon
naissance globale et de l'assimilation de l'œuvre d'art aux
autres œuvres de la main et de l'esprit. Ce faisant, on a lié
l'œuvre à la signification momentanée et à l'interprétation
courante des non-artistes d'une société.

Je me demande si, lorsque notre époque rencontre le pro


blème de la structure appliquée aux œuvres d'art, le fait n'est
pas lié pourtant à l'attention de plus en plus grande qu'on
donne à la facture, en conséquence d'ailleurs de l'évolution
de l'art lui-même depuis plus d'un siècle. Depuis l'impression
nisme, en effet, les fins affirmées de la peinture en particulier
ont imposé l'idée du rôle joué par la technique dans la création.
On considérait jusque là que l'œuvre étant conçue suivant les
voies de la pensée commune, la technique n'intervenait que
pour la réalisation matérielle d'un schéma, le plus souvent du
reste fourni à l'artiste du dehors par un commanditaire. Dès
l'instant où l'on comprend mieux que l'art peut concrétiser
des valeurs qu'aucune autre forme d'expression ne permet
d'exprimer, on saisit l'existence du caractère complémentaire
— et non itératif — des différentes formes d'expression dans
une société donnée et on saisit, par suite, l'intérêt qui s'attache
à l'étude des procédés spécifiques qui déterminent les diffé

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rentes catégories d'œuvres généralement dotées de caractère plu
particulièrement esthétiques. Cette réflexion nous conduit
essayer de dégager, d'une part, la place essentiellement co
plémentaire des arts dans l'ensemble des activités institut
nelles de la société et, d'autre part, à considérer chaque œuv
en particulier sous un angle double : soit par rapport à la si
fication donnée par la société à l'œuvre achevée, soit par r
port aux intentions de l'artiste qui l'a élaborée. Il ne peut êt
question de perdre de vue, dans cette perspective, l'imp
bilité d'identifier la fin de l'œuvre avec les moyens mis
œuvre pour la réaliser. Cependant, il est possible de mettre
relief, par une analyse comparative et différentielle, les rai
des choix sélectifs qui ont déterminé ou bien le recours
l'artiste à tel ou tel procédé, ou bien l'utilisation de tel ou
type de représentation, ou encore les procédés plus ou mo
codifiés qui ont permis de faire cohabiter dans un uniq
ensemble des éléments divers soit techniquement soit inte
tuellement parlant. Toute œuvre d'art est hétérogène, associ
et combinant des fragments qui, au niveau de la représe
tion, s'insèrent dans des ensembles d'expériences variées. O
voit intervenir, à ce moment, la notion que nous sommes
enclins, ayant recours au vocabulaire de ce temps, à appeler
structure, sans qu'il s'agisse pour autant d'un cas d'application
d'un certain mode de connaissance commun à toutes les acti
vités perceptives et constructives de l'esprit.

Pendant trente ans, le terme magique a été celui de Forme.


Le succès de ce terme n'était pas seulement lié au prestige
d'œuvres comme celle de Focillon, mais à l'accord qui existait
entre un point de vue qui renouvelait une histoire de l'art un
peu trop asservie à l'iconographie et les préoccupations géné
rales de la psychologie. Encore faut-il ajouter qu'entre la théo
rie globale de la forme et ses applications esthétiques on
constate un grand écart, dans la mesure où, esthétiquement, la
forme est trop souvent limitée à l'apparence sensible sans
considération suffisante du fait que toute œuvre, bien que
formant un tout, est constituée de parties qui renvoient à des
repères multiples et qu'elle ne peut être vraiment connue que
suivant un procédé d'approche progressif. S'il est vrai que la
connaissance des éléments ne donne pas la connaissance du
tout, il est aussi vrai que la connaissance du tout ne donne pas

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celle des parties. Et il est aussi vrai que les formes


ne constituent pas des ensembles correspondant à un
immuable du monde extérieur préexistant à l'acte c
mise en valeur du rôle joué dans l'activité esthét
prise de contact directe, immédiate, avec les ensem
niques où se fixent les produits de toute activité so
suffit pas à définir les caractères de l'œuvre et pas
ses mécanismes d intellection et d'interprétation. Un
théorie de la forme artistique exigerait de nous plu
tion donnée aussi bien aux rapports internes des par
relations des parties et du tout avec les autres mon
pensée et avec le monde des phénomènes. Dès l'instant où
l'on ne se satisfait plus de croire que le but de l'art est de
reconnaître des ensembles assimilables aux objets d'une créa
tion anthropomorphique, dès qu'on renonce à admettre l'idée
d'un univers immuable où l'homme se promène en curieux
pour tenter de reconnaître un décor fait à son usage, par une
Nature dominée par les lois uniques de son cerveau, la théorie
de la forme est insuffisante et il devient nécessaire de porter
notre attention au-delà de l'apparence globale des objets natu
rels ou artificiels qui se placent sous nos yeux.

Il est nécessaire alors de rechercher deux choses. La pre


mière consiste dans la mise en relation non seulement du tout
avec une expérience approchée, mais de chacun des éléments
qui, parties du tout, n'en constituent pas moins des fragments
de réalités discernables et qui, parties du tout, n'en renvoient
pas moins également à d'autres ensembles distincts du tout et
souvent très dissemblables. Rien ne serait plus faux que de
penser qu'il existe jamais des ensembles constitués unique
ment d'éléments faits pour la circonstance. Les touts, les
formes sont des combinaisons, des lieux, des aspects du possible,
non le reflet de catégories en nombre limité et représentatives
d'un ordre total de l'univers. Elles manifestent des possibilités
d'emprise sur la matière et, naturellement, elles se trouvent en
accord avec des lois stables de l'univers, mais cet accord ne
nous fournit pas d'indication valable sur la loi ni la forme
universelles. Les oeuvres ne constituent pas la monnaie d'une
forme idéale. Par conséquent, on ne saurait limiter l'étude
des œuvres d'art à la seule prise en considération des ensembles
immédiatement perceptibles et on ne saurait accepter la notion

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de l'homogénéité absolue de la forme. Pour comprendre la
forme, il ne faut pas seulement en saisir la totalité, mais aussi
bien les éléments et par surcroit encore la relation des éléments
tant avec ceux qui se trouvent associés à la forme qu'engagés
dans l'ensemble des expériences communes à l'artiste et aux
spectateurs.
L'introduction des considérations structurales apparaît
donc comme le produit naturel d'une analyse un peu poussée
de l'œuvre artistique comme de toute œuvre de la main et de
l'esprit. Je tiens à souligner encore qu'à mon avis le rôle plus
grand donné à la prise en considération de la structure, c'est
à-dire de la relation du tout et des parties, ne doit pas être
considéré comme un refus de la notion et du rôle éminent de
la forme. Il serait très injuste de vouloir opposer deux méthodes
qui, nécessairement, s'éliminent. L'attention nouvelle donnée
aux problèmes de structure ne supprime pas l'intérêt qui s'at
tache légitimement à la forme. Il en va de même lorsqu'il s'agit
d'une problématique des arts que lorsqu'il s'agit d'une problé
matique quelconque. La découverte de relations plus larges
n'annule pas la valeur des relations anciennement connues.
Toute science progresse ainsi par dépassements et par intégra
tion de résultats fragmentaires. Le plus grand intérêt des
recherches sur la structuration des œuvres d'art consiste dans
la possibilité d'ajouter à la reconnaissance du rôle de la forme
immédiatement saisie, celui de l'analyse nécessaire des rela
tions internes de l'objet et aussi des relations partielles des
divers éléments qui le composent avec d'autres ensembles,
d'autres formes indépendantes.
*
* ♦

La prise en considération des problèmes de structu


le domaine des arts ne laisse pas de poser bien des que
méthode. Dès que l'on considère l'œuvre d'art non pa
un transfert quasi automatique du réel sensible, d
cesse de réduire l'art à une technique de transposition
l'envisage comme une problématique, on le met au
langages et, par conséquent, on admet qu'il instaur
existe une indissolubilité de la forme et du fond. A ce moment,
on voit se transformer la notion des moyens. Derrière laquelle
on découvre le problème de l'image.

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370 PIERRE FRANCASTEL

Dans la perspective où les formes représentent des


correspondant à certains découpages préétablis, la lect
l'œuvre implique un processus de reconnaissance et
représente, comme la forme, un double fidèle de la r
Lorsqu'on admet, au contraire, que les œuvres d'art, les
formes, sont le produit de montages où les moyens matériels
sont appelés par une volonté de manifester un rapport de causa
lité tant entre les éléments inclus dans la forme qu'entre cha
cun de ces éléments isolés et d'autres fragments du réel, il faut
renoncer à croire qu'une forme constitue la projection sen
sible d'une image stable, indépendante de la volonté actuelle
du créateur.

Ceci met en cause des habitudes de pensée fortement enra


cinées dans notre esprit. Depuis le moyen âge nous considé
rons, en Occident, que le but et les moyens de toute activité
figurative et conceptuelle est de reproduire un découpage fixe
de l'univers. En dernière analyse, toute spéculation esthétique
est frappée du sceau du réalisme. Alors, il est aisé d'admettre
que la forme évoque une image qui est la représentation men
tale d'un fragment de réalité saisi par les sens, rendu recon
naissable par la réflexion et que des techniques appropriées
permettent de reproduire projectivement. On admet très géné
ralement ainsi que l'homme pense simultanément par concepts
et par images et que les images surgissent dans sa conscience au
contact du réel parce que les fragments substantiellement cons
titués du réel, les images mentales et les signes nécessairement
se recouvrent en considération du réalisme de toute pensée
opératoire.
Il n'en va plus de même lorsqu'on se place dans une pers
pective structurale. Et il convient de souligner l'apport excep
tionnel que les arts apportent ici à notre réflexion. Au temps
du cinéma et de l'art abstrait, il n'est plus possible de regarder
les produits de l'activité esthétique comme aboutissant à l'éla
boration d'images et de formes essentiellement identiques à un
ordre immuable de l'univers. Un des enseignements les plus
remarquables du film est de nous prouver le caractère synthé
tique et problématique de l'image. Le caractère cumulatif des
signes constitutifs de toute représentation est démontré par le
jeu de la caméra. Ce que le spectateur voit dans son esprit
n'est ni l'ensemble sur lequel la caméra opère — elle n'en

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ART, FORME, STRUCTURE 371
enregistre qu'une partie — ni ce que l'opérateur a vu —• il y a
le montage, — ni ce qu'enregistre son œil sans aucune élabora
tion. Le terme d'image est tout aussi ambigu que celui de
structure. C'est en tout cas une naïveté de croire qu'en pensant
l'esprit engendre automatiquement des ensembles de signes
visuels organisés et tels quels transmissibles. Toute image men
tale est aussi mobile que le mouvement de l'esprit. Singulière
illusion que celle des philosophes s'imaginant, parfois, que la
conscience engendre spontanément des représentations stables
et transmissibles. Aucune image n'est isolable de toutes celles
qui la précèdent et la suivent. Il n'y a d'image que dans un
mouvement de pensée. Lisez un texte littéraire et vous consta
terez que — si vous avez de l'imagination visuelle, — au fur
et à mesure de votre lecture vous évoquerez, parfois, des repré
sentations assimilables aux images de l'art. Mais il est bien
évident que jamais deux personnes ne voient la même chose
en lisant le même texte, — ce qui n'exclut pas la compréhen
sion. Dans un texte, comme devant une image artistique,
comme devant la nature, nous opérons toujours une sélection.
Les images de l'art sont constituées d'éléments sélectionnés
non pas arbitrairement mais institutionnellement par des indi
vidus dont le pouvoir, le mode d'action particulier, est de se
trouver capable de fabriquer non pas des doubles d'une réalité
quelconque, mais des êtres de raison sans relation d'identité
aucune avec quelqu'objet naturel que ce puisse être, dotés en
revanche de certaines qualités organiques qui les constituent
en objets imaginaires, complexes, structurés et sur lesquels
notre attention est susceptible de se fixer. Après cela, il va de
soi que nous saisissons les rapports de certains éléments de ces
ensembles imaginaires et artificiels avec des expériences ou des
conduites qui nous sont personnelles ou que nous les identi
fions, au contraire, avec des expériences et des conduites dont
la description nous est fournie du dehors par rapport à l'expé
rience d'autrui. Mais il ne s'ensuit pas que l'image soit réelle,
ni que nous adoptions entièrement le système de relation qui
a présidé à l'élaboration de l'ensemble. Il faut absolument
rejeter l'idée que l'exercice de la perception esthétique repose
sur un processus de reconnaissance d'ensembles entièrement
cohérents et repérables dans un arrière-monde. Toute activité
esthétique est en devenir; elle implique une activité de l'esprit.

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372 PIERRE FRANCASTEL

Tandis qu'au cinéma la caméra nous propose une succession


très rapide de fragments de réalité afin de nous induire à con
fronter dans notre esprit ces indications et à en reconstituer le
sens, lorsque nous sommes devant une œuvre d'art fixe nous
procédons dans l'ordre inverse, mais en fonction du même pro
cessus de relation entre l'image mentale et l'image artistique.
Nous fixons notre attention sur des signes immobiles et nous
les décomposons, les dissocions, les confrontons, les essayant
pour ainsi dire, les mettant en combinaison avec d'innom
brables réminiscences visuelles d'où nous déduisons des valeurs
éprouvées par l'expérience active ou spéculative de nous-mème
et des autres. Toute prise de contact avec l'œuvre d'art exclut
la prise de vue instantanée; celle-ci, qui révèle la forme, ne
constitue qu'un éveil de l'esprit; elle oriente la première
enquête; mais en définitive il ne s'agit aucunement de retrou
ver la plus grande adéquation possible du perçu immédiat et de
ce que l'artiste a lui-même, à l'origine, perçu; le but de l'atten
tion est, d'une part, de nous aider à prendre conscience de
l'intérêt de certains signes visuels qui s'étaient fondus dans
l'expérience courante et, d'autre part, de mettre en relation ces
signes fragmentaires avec des souvenirs tirés de notre propre
expérience et aussi de celle des autres, telle qu'elle nous est
connue à travers l'ensemble des témoignages de tous ordres qui
nous engagent dans une société et constituent une civilisation.

Il apparaît, alors, que l'image esthétique n'est nullement


liée à l'instantané et que l'image figurative est toujours dans
l'esprit et non dans la nature. L'image est toujours un premier
degré d'association et de montage, elle est déjà structurée. On
sait du reste qu'on ne peut jamais isoler une perception pure
de l'œil, partie du cerveau; le caractère actif, constellant de
l'activité visuelle commande aussi le caractère actif, constellant
de la vision esthétique. Celle-ci est structurée avant d'être
cumulative. La forme, par conséquent, qui correspond déjà à
un degré d'élaboration voulue est inadéquate au réel. Elle con
cerne davantage l'organisation matérielle de l'œuvre que ses
repères significatifs. Ceux-ci sont dans l'imaginaire et la véri
table image artistique est non pas dans l'œuvre mais dans la
mémoire; ou plus exactement dans les mémoires différenciées
de tous ceux créateur, spectateurs, usagers, critiques qui

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ART, FORME, STRUCTURE 373
manient l'objet de civilisation au gré changeant de leur mode
de pensée et d'action.
Il résulte de là qu'une image, une œuvre, possèdent des
éléments dont le degré de cohésion est très variable. Par la
considération des œuvres d'art le spectateur utilise simultané
ment des informations puisées dans sa propre expérience et
dans celle des autres; il enjambe sur le temps et l'espace. L'acti
vité artistique apparaît bien ainsi comme une des formes
majeures de la pensée en acte. Et on ne peut manquer, dans les
perspectives structuralistes modernes, de réclamer pour l'étude
de cette forme si mal connue de langage une attention soutenue.
L'examen d'une œuvre d'art exige de nous une activité consi
dérable : elle n'est pas passive; devant un objet d'art notre
pensée accomplit un parcours. Chaque détail successivement
perçu engendre des représentations diverses. L'œuvre est fixe,
mais la vision est en mouvement. C'est encore une raison pour
laquelle la théorie de la forme est dépassée. L'œuvre d'art ne
condense pas une expérience comme le langage conceptuel ou
comme la formulation mathématique, elle ne constitue pas non
plus une matrice, sinon pour les produits de série qui ne con
tribuent pas directement à la genèse et au renouvellement de
la pensée plastique. Elle est un relais, à interpréter, de
l'imaginaire.
Comme on le voit, l'analyse structurelle des œuvres d'art
est liée à un approfondissement de la nature du phénomène
esthétique. Cette analyse est née non pas d'un désir d'appliquer
à la connaissance de l'art un processus de compréhension ayant
fait ailleurs ses preuves, mais d'une prise de conscience plus
lucide des fins et des moyens de l'art. La véritable raison de
l'attention nouvelle donnée à la constitution interne de la
forme réside dans le développement de l'art moderne. Le jou
où les artistes, les peintres les premiers, ont cessé de vouloi
illustrer des thèmes intellectuels formulés par les mécènes e
par leur entourage, le jour où ils ont voulu donner pour but à
la peinture l'élaboration des données pures de la vision, ce
jour là les problèmes de la forme se sont révélés insuffisants à
rendre compte des processus essentiels de l'activité créatrice.
Bien avant les théoriciens et les critiques, les artistes ont com
pris que ni le sujet ni la forme n'épuisaient les possibilités du
langage esthétique. Innombrables ont été les solutions essayées.

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374 PIERRE FRANCASTEL

Certains des pionniers de l'art moderne — comm


sont restés attachés à des représentations form
temps même où ils s'avançaient plus que quiconque dans les
voies d'un enrichissement des structuralismes de l'art figuratif.
La remise en cause des rapports entre la forme et la structure
des œuvres est loin d'avoir engendré un type d'art moderne
achevé. La phase des recherches spéculatives n'est certainement
pas close. Les structures ont toujours fait partie de l'art et les
formes n'ont pas cessé d'en être le support. Dès maintenant,
pourtant, il est certain que le structuralisme a orienté la cri
tique comme la création dans des voies nouvelles. Et il est clair
que cette évolution constitue un enrichissement, tout de même
que les spéculations sur l'espace-temps ont enrichi la physique
et que l'apparition de nouveaux êtres mathématiques a renou
velé la science des nombres. On a renoncé à juger l'art en fonc
tion de ses qualités de rendu illusionniste; on commence à le
considérer, à la fois, comme un système de significations — un
langage —, et comme une technologie. Il s'insère ainsi dans les
préoccupations de notre temps non pas en tant que type d'appli
cation secondaire d'une science générale, mais au contraire, si
l'on tient compte des œuvres plutôt que des critiques, en tant
que prototype de ces changements fondamentaux de valeurs
qui constituent l'intérêt passionnant du monde actuel.

*
* *

Rejetant ainsi l'idée d'un structuralisme esthétique en


quelque sorte second, je n'exclus nullement la nécessité d'éta
blir une liaison entre les formes spécifiques du structuralisme
artistique et les formes non moins spécifiques des autres struc
turalismes, nés simultanément des développements internes
des autres sciences, également sensibles au renouvellement de
leurs méthodes et de leurs perspectives par suite des nouveaux
rapports qui s'établissent entre l'homme et la nature. Il me
paraît donc à la fois légitime et fécond de rechercher quels
appuis et quelles contradictions se manifestent entre les formes
du structuralisme artistique et les autres formes de structura
lisme qui connaissent actuellement le plus éclatant succès.
Il s'agirait là, bien entendu, d'une réflexion de grande
envergure, qui ne pourrait se faire que dans le cadre d'une

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ART, FORME, STRUCTURE 375
confrontation de spécialistes et qui ne semble pas actuellement
susceptible d'être sommairement abordée. Toutefois, il est pos
sible de formuler quelques observations qui s'imposent à la
réflexion, non pas dans les perspectives générales de la culture
actuelle mais en relation directe avec l'expérience esthétique.
Lorsque les préoccupations structurales s'imposent à l'historien
des arts il se trouve confronté, en effet, à deux problèmes qui le
pressent : celui des relations de l'art et du langage oral, celui de
l'information.

De toute évidence la linguistique fait figure aujourd'hui de


science-pilote dans le domaine du langage, comme les mathé
matiques le sont dans le domaine des sciences exactes. De là une
tendance à penser que les solutions avancées par les linguistes
sont transférables aux autres sciences, la linguistique consti
tuant une sorte de matrice ou de mère et fournissant des sché
mas immédiatement utilisables aux chercheurs intéressés par
d'autres modes d'expression. Cette opinion implique des con
séquences qu'il importe de préciser. Et, notamment, que le
langage parlé constitue le modèle de toute pensée cohérente. Il
va de soi que, lorsqu'on accepte l'idée d'une parfaite adéqua
tion de l'image au concept, la chose va de soi. Les langages
artistiques n'ont alors d'autre objet que de fournir des
variantes d'expression pour l'illustration de notions formées
en dehors de l'activité des artistes. Ceux-ci reçoivent de leur
entourage l'objet et la matière de leur inspiration et ils ne font
que reproduire dans une forme distincte des idées ou des valeurs
qui, de toute façon, se seraient manifestées en dehors d'eux.
Plus encore, on admet non seulement que la matière des œuvres
d'art se forme en dehors de l'action institutionnelle des artistes,
mais on pense que les relations internes des éléments consti
tutifs de l'œuvre aussi bien que les rapports existant entre les
signes figuratifs et le monde sensible ne sont pas différents de
ceux qui régissent en général les activités de l'esprit. Ce qui
implique l'existence, comme on l'a déjà observé d'un réalisme
de la connaissance. Alors, évidemment, les œuvres de l'homme
ne feraient qu'incarner des solutions, des formes, préexistantes
à toute activité humaine et, bien entendu, les arts auraient pour
but essentiel la mise en lumière de certaines matrices de la
pensée, révélatrices d'un découpage de l'univers dont le carac
tère intellectuel, intelligible, notionnel serait indiscutable.

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376 PIERRE FRANCASTEL

Il convient, en premier lieu, de dissiper un m


Je suis tout prêt à croire que l'esprit humain, lorsqu'il
découvre des lois dans quelque domaine que ce soit, atteint des
valeurs qui correspondent à une certaine réalité du monde
extérieur. La pensée humaine n'est pas un flatus voci. Et
l'homme, sûrement, saisit des éléments de « vérité » qui con
fèrent à ses actes et à ses représentations une valeur objective,
attestée par le caractère opératoire de ses œuvres. Mais il ne
s'ensuit pas que toute emprise de l'esprit sur le monde extérieur
conduise à la reconnaissance des mêmes lois fondamentales, ni
que les lois des différentes pensées de l'homme s'identifient
chaque fois avec la règle suprême de l'univers. Une fois de
plus, la pensée moderne bute sur le problème de l'un et du
multiple et sur la conception anthropomorphique de l'univers.
Si bien qu'au dernier degré de généralité tout se fond dans
l'unique et la seule solution qu'est le nirvana. Or, les œuvres
de l'homme sont dans le domaine de l'action, de la variété, du
multiple. Et l'une des lois les plus évidentes est que jamais
n'existe entre les phénomènes une identité absolue, ce qui
rendrait en soi impossible toute distinction, toute connaissance.
Il semble donc arbitraire de vouloir résoudre les problèmes de
méthode analytique concernant une seule activité humaine
dans une perspective de généralisation absolue.

Il est très intéressant d'observer à cet égard que, parlant


du domaine de l'art, on est amené à constater qu'il existe des
écarts entre les différents arts eux-mêmes, la première question
positive qui puisse vraiment être étudiée dans la perspective du
structuralisme artistique étant celle de leur unité et de leur
diversité. L'architecture, la musique et les arts plastiques four
nissent naturellement les objets d'étude les plus évidents. Le
problème étant de savoir si les différences et les affinités exis
tantes entre eux sont d'une autre nature que celles qui dis
tinguent, par exemple, la peinture et la rhétorique, ou la
musique et la poésie. Observons, tout de suite, qu'on est beau
coup plus disposé en général à accorder à la musique, voire à
l'architecture, une autonomie supérieure à celle des arts figu
ratifs. On reconnaît volontiers les affinités de la musique avec
les mathématiques, sans pour autant nier son originalité; on
admet la technicité de l'œuvre monumentale plus aisément que
l'indépendance de l'image par rapport à l'idée. Le vrai pro

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ART, FORME, STRUCTURE 377
blême posé par la spécificité des œuvres esthétiques concern
l'heure actuelle la signification du domaine figuratif. Oui
non, existe-t-il entre l'image et le concept une identité ou
mieux encore une subordination absolue; oui ou non, l'espr
humain n'est-il capable d'élaborer un système adéquat d
monde qu'en se servant de mots? C'est sur ce point que
développement de l'analyse structuraliste et comparative d
nous apporter des éclaircissement capables de modifier bie
des opinions reçues.

Qu'il existe des analogies entre les produits finis de l'ac


vité esthétique et ceux de certaines autres grandes formes
la pensée, on n'en saurait douter. Dans un récent ouvra
Pierre Boulez a admirablement exprimé, par exemple, le ca
tère structuraliste de la création musicale. Il a montré qu'
musique était élaborée suivant un schème d'organisation
interne rendant compte de la cohérence des faits; il a montré
la possibilité d'isoler dans un tout des ensembles possédant
leur morphologie, mais susceptibles, en outre, de s'articuler
suivant des règles variables d'intercohésion. Il a bien exprimé
l'idée que le système seul crée la forme sans reproduire l'ordre
du concret; il a montré la musique comme produisant des
modèles imaginaires pensables en fonction de relations et non
plus de substances et d'accidents. Le domaine musical apparaît,
au surplus, infiniment plus lié à une certaine unité de struc
ture que le domaine plastique. Du fait que la présentation des
thèmes est éphémère, il faut à la fois plus de cohésion pour
engendrer la perception des phénomènes structuraux et moins
d'interrelation des éléments avec des objets extérieurs. La
stabilité du système figuratif donne mieux la possibilité au
spectateur de procéder à une sorte de va et vient entre l'œuvre
et sa propre expérience ou celle des autres. En tout cas, la
perception de la réalité esthétique implique, dans le domaine
plastique comme dans le domaine musical, une confrontation
active au niveau non pas du perçu immédiat mais de la
mémoire. Les termes d'engendrement fonctionnel et de coordi
nation s'appliquent également à ces deux types d'activité spé
cifique et aident à comprendre l'unité des arts dans leur diver
sité. Comme les arts figuratifs, la musique suppose la notion
de champs de conscience et l'organisation constellante de
l'expérience; elle implique que les repères sont à la fois dans

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378 PIERRE FRANCASTEL

l'actuel et dans la mémoire individuelle et collective


cipants. Sur un point, je ne suis pas, cependant, Pier
c'est lorsqu'il pense que le but des artistes est, suivan
de certains caractères donnés, d'élaborer des ensem
de possibilités créatrices. Il me semble au contraire
aucune « série » ne possède un caractère fini. Les œ
sont des modèles, modèles du possible et non du certain.
Comme tout modèle, un certain ordre d'intégration est sucep
tible de produire des objets en nombre infini. Ce qui compte,
c'est la capacité pour les artistes et pour les sociétés de renou
veler les modèles.

L'art figuratif ne constitue ni un idéogramme ni la trans


position sensible de choses ou de concepts élaborés sans parti
cipation active des artistes. Il existe une rationalité dans le
mode de sélection des éléments qui entrent en combinaison
dans toute oeuvre imaginaire et il en existe une aussi dans les
procédés de mise en relation de ces éléments entre eux, aussi
bien au niveau de la mise en ordre des signes matériels sur
l'écran figuratif à deux dimensions, qui sert de support à
l'œuvre, que des interrelations imaginaires qui se dégagent à
l'heure du déchiffrage. L'élaboration de l'œuvre d'art est le
produit d'une faculté particulière; l'objet esthétique ne rem
place pas quelque chose, même lorsqu'en apparence son des
sein est gratuit. L'objet figuratif n'est ni présentation sensible
d'une essence, ni regroupement d'éléments conformément à
un ordre préétabli. L'image visuelle ou sonore, les différentes
réalités figuratives ou auditives, ne sont pas davantage issues
d'une intuition qui ferait affleurer des valeurs préalablement
constituées dans l'inconscient. Lorsque l'artiste, en organisant
son œuvre, élimine et retient, il suit une logique créatrice.
L'ordre combinatoire des formes, des volumes, des couleurs
ou des sons répond à un rationalisme de l'imaginaire — non
moins strict que celui des sciences mathématiques ou de la
rhétorique. Ce que nous retrouvons, au moment du déchiffrage,
c'est précisément cet ordre problématique; la conformité des
éléments à la perception occasionnelle qui les a suggérés n'étant
que rarement assurée et toujours secondaire.
Admettant, en tout cas, qu'un art implique l'utilisation
de certaines propriétés psycho-physiologiques rendant possible
la fabrication d'objets arbitraires qui ne correspondent à aucun

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ART, FORME, STRUCTURE 379
découpage donné du monde extérieur, on comprend mieux
comment peut se poser le problème d'une comparaison entre
le système de la langue et les différents systèmes artistiques
Ceux-ci ont en commun de ne pas utiliser les mots, la voix, et
aussi d'élaborer des produits qui ne soient pas entièrement assi
milables aux mots ou aux concepts, dont la meilleure expres
sion est indiscutablement la langue.
On rencontre aussi, sur ce point, des observations très
intéressantes chez un physicien comme Max Planck. Ce savant
attire notre attention sur le fait que l'objet physique est plus
qu'un agrégat de sensations, il subsiste -—- comme l'objet arti
tique lorsqu'il n'est pas musical ou audible. De là nait l'idée
de la possibilité de créer des mondes médiats qui postulent un
réel provocateur des activités mentales sans pour autant
rendre nécessaire la conclusion d'une identité totale du tout
universel et des différents systèmes intermédiaires. Créés par
l'esprit, ces univers médiats sont perfectibles et variables et ce
qui compte ce n'est pas leurs attaches sélectives avec le concret,
mais la qualité dialectique de l'ordre combinatoire. De même
que toutes les propriétés physiques et chimiques d'un corps
découlent de son mode de composition, ainsi tous les traits
matériels de composition et toutes les implications possibles
d'une œuvre de l'esprit découlent aussi des principes d'organi
sation — nécessairement sélectifs et unifiants — sur lesquels
elle repose. Comme l'objet physique, l'objet esthétique est, en
tout état de cause, plus qu'un agrégat de sensations, mais il ne
possède jamais un sens une fois pour toute déterminé. Il rend
compte, comme l'objet physique, de certaines lois qui se véri
fient dans l'ordre universel, sans pour autant nous livrer la
clef de l'ordre éternel. Une chose esthétique n'est jamais iden
tique à l'une ou l'autre de ses parties ni à un ensemble préexis
tant tel quel dans la nature. La chose est une réalité née de
l'abstraction simultanée de plusieurs éléments d'information
isolés du réel sensible.Il est contradictoire de penser que l'ordre
d'une expression quelconque soit équivalent à celui de la
nature. Les arts sont des processus d'expérimentation et de
détermination, non de reconstruction de l'univers.
C'est pourquoi une approche de caractère structural est
infiniment plus indiquée qu'une approche symbolique. C'est
avec surprise et regret que j'ai sous les yeux d'innombrables

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380 PIERRE FRANCASTEL

livres récents qui perpétuent cette conception rom


but de l'art n'est pas de rendre le réel symbolique ni
le symbole. Les artistes sont convaincus qu'ils fabri
contraire, des choses nécessaires, aussi bien lorsqu'ils cons
truisent que lorsqu'ils peignent. Les arts ne sont-ils pas le
plus puissant moyen de propagande que les sociétés aient
jamais connu? Créant non seulement une explication des phé
nomènes, mais des pseudo-réalités qui deviennent à leur tour
des éléments concrets du réel? Sur ce point encore, une étude
comparative est à pousser afin de confronter le rôle et la nature
de la parole et des ouvrages élaborés par certains hommes pour
signifier et pour convaincre. On perd de vue que les artistes
mettent en circulation dans la société une masse énorme
d'objets qui ne sont pas naturels et dont l'action se prolong
au moment même où le dessein qui les a engendrés cesse d'êt
repérable.
A cet égard on touche à l'une des questions clef de toute
comparaison entre l'art et les langues. S'il faut en croire les
linguistes actuels, le trait caractéristique des langues est la
double articulation. Autrement dit, la langue se présente
comme une chaîne de sons susceptible d'être morcelée en
éléments de complexité variable. Est-il possible d'assimiler au
langage parlé un langage comme celui des arts qui possède une
autre complexité hiérarchisée? Peut-on considérer que, dans
une image, les éléments de reconnaissance plus ou moins fixes
constituent une sorte de première articulation, assimilables aux
phonèmes, tandis que la coordination de ces éléments en
figures ou en objets reconnaissables constituerait l'équivalent
des mots et des phrases du discours? En fait, avec le problème
du symbolisme, c'est là la question fondamentale de toute
étude comparative du système des arts et du système des
langues. Il s'agit de savoir si l'esprit humain ne possède
qu'une manière de sélectionner des éléments d'attention dans
le réel et qu'une manière également de les intégrer en systèmes
rationalisés et signifiants.
Le réglage progressif de l'esprit se fait indiscutablement
aussi par la voie des mathématiques, et celles-ci ne fournissent
pas moins d'éléments comparatifs au structuralisme esthétique
que la musique ou la physique. Ici aussi, des problèmes nés au
niveau de l'expérience vulgaire débouchent sur l'élaboration

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ART, FORME, STRUCTURE 381
d'un ordre abstrait combinatoire, qui n'est pas celui du
gage. Pas plus que les concepts, les images ne constituent u
réalité observable, mais elles procurent des stimuli artific
en fonction desquels se développe l'activité de l'esprit. A c
égard l'image est distincte aussi bien du concept que du
théorème. Elle possède en propre cette qualité d'être un phéno
mène matérialisé. Elle existe concrètement, mais ses parties
ne sont pas associées dans un rapport unique. La langue comme
le symbole mathématique est toujours homogène, l'image est
hétérogène; les différentes parties qui la constituent sont à
interpréter suivant des procédés d'approche divers. En dernière
analyse, l'image est dans l'espace et non dans le temps, le signe
figuratif, l'œuvre plastique constituent un « lieu », autrement
dit une simultanéité. L'image est constellante, elle n'est pas
morcelable. La pensée verbale engendre la chaîne parlée; en
sélectionnant un petit nombre de phonèmes, en les enchaînant
suivant des règles fixes d'association, on produit un ensemble
organisé de signes audibles sur lesquels s'établit un accord
d'interprétation. Mais la matière sensible du langage disparaît
au moment même où la pensée se manifeste et le travail de
l'esprit s'exerce ensuite sur les données retenues par la mé
moire, sauf lorsque l'écriture a rendu possible la fixation du
phénomène provoqué, par quoi le langage revient dans
l'espace et se rapproche de l'image. Cependant, un texte ne
peut jamais être interprété en dehors d'une connaissance pré
cise du système propre de la langue, tandis qu'une image peut
l'être en dehors de la connaissance des conventions particu
lières en fonction desquelles les éléments se sont trouvés assem
blés et en dehors de toute connaissance de ses fins symboliques
ou informatives. Dans un système artistique, les parties sont
plus signifiantes en soi que les articulations de la langue. Diffé
rents niveaux d'articulation existent bien aussi, mais ils ne se
présentent pas seulement comme un morcellement de l'en
semble; ils renvoient à des niveaux d'expérience différenciés,
ils font référence à plusieurs moments et à plusieurs modes
d'approche du passé, en utilisant, en outre, des procédés d'en
registrement multiples. Une peinture signifie, à la fois, parce
que certains signes sont effectivement des symboles qui ren
voient à des cycles historiquement déterminés et parce que les
moyens mis en œuvre, les formes et les couleurs, explicitent

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382 PIERRE FRANCASTEL

directement des expériences et des relations issu


sensorielle de l'œil ou de l'ouïe et immédiatemen
sans recours au symbole ni à l'allusion. Il ne faut donc pas
souhaiter que l'on multiplie simplement le recours à l'image
pour confirmer et expliciter une représentation des mécanismes
de la pensée fondée sur le maniement des systèmes verbaux et
notionnels. On doit, au contraire, souhaiter que se développe
enfin une problématique des langages artistiques. Elle ne saurait
manquer de renouveler très largement et notre connaissance de
l'histoire et celle des mécanismes et des lois de l'esprit.
*
* *

Né de la conception nouvelle que les artistes se sont


de leurs activités personnelles, le structuralisme esth
exprime la nécessité d'adapter la critique aux moyens in
tuels et techniques de notre temps, et il pose le problèm
étude comparative des différentes formes d'activité inst
nelle de l'esprit. Sans qu'on puisse envisager pour autan
le structuralisme utilisé pour l'étude des arts puisse être
tour conçu comme suggérant des méthodes transférable
autres sciences. Dans l'exercice de leurs activités différenciées
les sens ne s'emparent jamais d'une matière brute. Dès son
niveau le plus sommaire, tout signe artistique — comme toute
perception sensible — est déjà dans le domaine du combina
toire. L'expression, les différentes expressions artistiques ne
traduisent pas en d'autres termes des appréhensions du monde
extérieur et des processus d'organisation intellectuelle de
l'expérience communs à tous les types d'attention. La vue
d'une œuvre ou son audition ne restitue pas une image optique
ou sonore composée d'éléments qui se sont trouvés placés à un
moment donné, dans l'ordre même où ils sont présentés, à la
portée des sens du spectateur. Les idées et les concepts ne s'in
carnent pas dans des signes interchangeables; les formes de
l'expression artistique ne nous révèlent pas un arrière-monde
pourvu ou non d'ordre et de mesure. Le jeu combinatoire sur
lequel repose la perception de l'image suppose l'existence de
trois niveaux : celui de la réalité sensible qui engendre les
stimuli; celui de la perception; celui de l'imaginaire. La sélec
tion des éléments ne se fait pas en fonction des lois générales
de la nature, mais dans la perspective d'une culture commune

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ART, FORME, STRUCTURE 383
à un artiste et à des groupes humains qui interfèrent toujo
soit dans l'actuel soit à travers l'espace et le temps, avec
catégories multiples d'individus, souvent étrangers les uns
autres à tous autres égards. Le mécanisme de la perceptio
artistique ne repose pas, comme on l'a montré, sur la reco
tution des touts occasionnels ayant provoqué l'élaboration
support formel en fonction d'un type particulier de lang
mais sur ce qu'à partir de relations fragmentaires un syst
matériel artificieusement constitué renvoie à une plurali
d'ensembles qui, situés dans la mémoire individuelle et co
tive des artistes et des spectateurs, possèdent des degrés
réalité très variables.

La perception de l'œuvre d'art repose non pas sur un


processus de reconnaissance mais de compréhension. L'œuvre
d'art est le possible et le probable; elle n'est jamais le certain.
Elle est toujours ambigiie, toujours susceptible de perdre cer
tains aspects de sa réalité ou d'en gagner de nouveaux. L'esthé
tique est première; l'œuvre d'art ne porte pas le message d'une
connaissance ou d'une pensée engendrée en dehors d'elle, soit
par imitation soit par intuition, indépendamment de la volonté
de l'artiste — étant encore précisé que cette volonté ne se pré
sente pas comme un consciencieux effort pour reproduire un
modèle, mais comme une problématique. Ce que fixe l'artiste
ce n'est pas ce qu'il a vu ou appris, c'est ce qu'il cherche et
ce qu'il veut révéler à d'autres.
C'est à ce point qu'une analyse structurale de la pensée
artistique se trouve confrontée non plus avec la théorie du lan
gage mais avec celle de l'information. Il se trouve actuellement
des groupes pour penser que le simple fait de démontrer l 'exis
tence dans les structures artistiques d'éléments et aussi de prin
cipes d'intégration généralisateurs atteste la possibilité de faire
rentrer purement et simplement le langage artistique dans la
série des codes d'information. Certains avancent des théories
fort aventureuses. Se fondant sur le graphisme enfantin ou sur
celui des fous, ils établissent déjà des codes d'interprétation.
Aucun doute n'existe : les œuvres d'art sont constituées maté
riellement de signes qui entrent en combinaison. Mais on ne
saurait pas plus identifier la musique d'une Symphonie avec
les notes écrites sur une partition qu'on ne saurait identifier la
Ronde de Nuit avec le réseau des lignes et des touches de cou

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384 PIERRE FRANCASTEL

leur posé sur la toile d'Amsterdam. On confond ici tr


l'œuvre qui est dans l'imaginaire, l'objet figuratif (o
toujours problématique qui constitue le relais, enfin
à proprement parler, autrement dit le matériel qui s
quer cet objet. Le malentendu est aggravé du fait qu
d'art tout objet qui utilise l'un ou l'autre des mat
manie l'artiste. Chaque gribouillage jeté sur un papi
un mur ne constitue pas, cependant, une œuvre d
graphisme enfantin ne représente pas le premier deg
Lorsque les fous fixent au moyen de lignes leurs rêve
pas qu'ils ne fournissent des témoignages sur leur n
conteste absolument que ces produits de leur imagination
constituent des œuvres d'art. Elles s'en distinguent, au con
traire, essentiellement, puisqu'elles enregistrent des phan
tasmes de leur imagination, commandés malgré eux par l'acti
vité incontrôlée de leur cerveau. Faute d'avoir élaboré un
structuralisme valable de la pensée esthétique, notre époque
s'expose à rendre impossible une méthodologie de l'art, cher
chant davantage à répéter des expériences qu'à adapter se
travaux à des types d'action variés. Il est absurde de vouloir
décrire, et définir, un objet du point de vue esthétique en
décomposant en éléments et en s'imaginant que l'artiste,
lorsqu'il crée, se sert en quelque manière dans un magasin
d'accessoires. Un vase n'est pas fait d'un fond, d'une panse,
d'un col et d'une anse. L'artiste ne combine pas des éléments
suivant un ordre de sélection arbitraire ni indifférent. On ne
crée pas une forme comme on monte un ordinateur, parce que
le but de la forme n'est pas de rendre possible la répétition
d'un certain cycle d'association de phénomènes, mais au con
traire de permettre l'élaboration, à partir d'un signe synthé
tique, de séries d'interprétation neuves, multiples et diver
gentes.

Le structuralisme artistique est susceptible de nous appor


ter une expérience des plus précieuse. Les arts nous offrent
un remarquable exemple de faits distincts de ceux qu'atteignent
la science ou la linguistique. La langue, système articulé, nous
révèle les processus de morcellement et de recomposition
d'une série unique de phénomènes en vue de la fabrication de
chaînes homogènes et continues de signes. Rien ne serait plus
inexact que d'opposer entièrement les diverses activités de

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ART, FORME, STRUCTURE -°>85
l'esprit. Chacune d'elles est toute pénétrée d'éléments commun
aux voisines. C'est comme des cas limites que s'opposent et se
combinent les différentes formes de pensée. Devançant le rôle
des ordinateurs, les artistes explicitent des règles de pensée
abstraites et en déduisent des jeux combinatoires. On peut
comprendre que l'invention de nouveaux schèmes artistiques
est assimilable à l'introduction dans le travail de l'ordinateur
de nouvelles mémoires. Mais il n'est pas raisonnable de croire
qu'en art les opérations de développement et de reproduction
des modèles soient assimilables aux processus d'invention des
nouveaux ensembles — et simultanément toujours des nou
veaux jeux combinatoires de signes qui les expriment. En art,
comme dans tous les domaines, le nombre des signes matériels
est limité. On n'atteint pas davantage les structures de l'art en
inventoriant et en mettant en combinaisons suivant des prin
cipes identiques ces signes, qu'on ne reconstitue les langues à
partir de la simple connaissance des sons fondamentaux, ni les
notions à partir des mots utilisés pour les exprimer.

Toute tentative pour élaborer a priori une théorie des


rapports entre le système des arts et celui des sciences ou du
langage est condamnable. Un structuralisme comparatif ne
peut être conçu qu'une fois suffisamment poussée l'analyse
des faits innombrables qui correspondent aux diverses activités
institutionnelles de l'homme. Je ne puis que protester ici
contre les méthodes simplistes qui se limitent aux cas d'appli
cation, en fonction d'analogies extérieures et sans que ceux qui
les développent possèdent la moindre conscience, même appro
chée, de ce que constitue et de ce que signifie un objet esthé
tique. Une véritable approche structuraliste de l'art impliquera
une réflexion critique sur la nature de l'information propre aux
divers arts et sur les lois et les méthodes de distribution des
éléments, aussi bien au niveau de la fabrication des objets que
de la dialectique des images.
Tout récemment, les travaux de certains savants allemands
et français en révélant la structure moléculaire du cristallin
animal et humain ont démontré le caractère complexe de la
notion de structure et la nécessité de tenir compte dans son
maniement aussi bien de la disposition matérielle des parties
que des fonctions dévolues au tout. Ces savants ont découvert
que la disposition tout à fait particulière des molécules pro

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386 PIERRE FRANCASTEL

téinées qui forment le tissu spécifique de l'organe ex


qualités apparentes de souplesse et par suite le pouvo
d'accommodation de l'organe. Ils ont révélé que non seule
ment le cristallin est constitué de couches successives, mais
que les fibres constitutives de ce tissu étaient différentes de
toutes les autres, étant constituées de longues molécules fili
formes s'enroulant sur elles-mêmes pour former des ressorts en
spirales, sept de ces ressorts étant réunis en faisceaux qui, trois
par trois, se tordent l'un sur l'autre comme les brins d'un
câble. Une constatation de cet ordre nous révèle combien le
maniement sommaire de la notion de structure est dépourvu
de sens. On ne saurait considérer la structure comme un type
unique de relation. Tout ensemble naturel ou culturel organisé
l'est à plusieurs niveaux. La question étant de savoir dans
quelle mesure à chacun de ces niveaux la structure propre
s'adapte et se subordonne à une structure générale — du reste
immédiatement saisissable par des voies de connaissance diffé
rentes de la reconnaissance des structures. Globalement appli
qué aux différentes activités de 1 homme, le terme de structure
est vide de sens. La structuration implique une unité diver
sifiée, elle rend compte des procédés employés par l'art ou la
nature pour produire certains effets ou certaines fins. Le struc
turalisme ne deviendra donc une discipline majeure que s'il
cesse de vouloir réduire des phénomènes au plus grand déno
minateur commun pour mettre au contraire en lumière la
merveilleuse richesse et l'irréductibilité de tout fait humain.

Ecole pratique des Hautes Etudes, VIe Section, Sorbonne.

Orientation bibliographique :

Cf. Sens et usage du terme Structure dans les sciences humaines et


sociales, édité par Roger Bastide, La Haye, Mouton, 1962.
Pierre Boulez, Penser la musique aujourd'hui, Paris, Gonthier, 1963.
Max Planck, L'Imaqe du monde dans la physique moderne, Paris, Gon
thier, 1963.
Georges Bouligand, Aspects de la mathématisation, Paris, Conférences du
Palais de la Découverte, 1958.
Pierre Francastel, La réalité figurative, Eléments structurels de socio
logie de l'art, Paris, Gonthier, 1965.

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