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LE GUÉVARISME – SOUS L’ÉTOILE DU CHE

Le guévarisme –
sous l’étoile du Che

Le pouvoir
Pour le Che, le devenir libertaire que constitue la mission du
révolutionnaire ne peut se réduire à la raison d’État. Il ne peut se
faire complice des répartitions du monde. Pour lui, le révolution-
naire est au contraire celui qui développe de multiples chemins
de libération et son rôle (ou son essence) n’est nullement de déci-
der depuis le pouvoir et pour celui-ci comment doit être la vie ou
qui doit être sacrifié au nom de la raison d’État.
Ainsi, le point de vue du pouvoir ne peut pas coïncider avec
celui de l’émancipation de la puissance. Le premier est par
définition structurel et ne dépend pas de la bonne ou mauvaise
volonté de celui qui l’assume. Deux hypothèses peuvent
s’opposer par rapport à la relation entre la contestation et le
pouvoir, si le pouvoir est conçu selon la vision classique de la
modernité, comme un ensemble d’appareils et de structures du
pouvoir central ; c’est-à-dire comme le pouvoir visible et effi-
cace à partir duquel se définit, s’oriente et se fonde la réalité
d’une nation ou d’un pays.

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Dans la première hypothèse, la contestation poursuit l’accès


aux lieux de pouvoir – qu’ils soient politiques, militaires ou
économiques –, car on affirme que depuis ces endroits-là, on
peut diriger, orienter et éventuellement modifier la société. La
deuxième hypothèse pose comme prémisse la nécessité de
détruire ces mêmes organismes visibles et identifiables du pou-
voir, afin que la liberté et la justice puissent régner sur terre –
le pouvoir s’interprète alors comme un élément gênant qui
empêche la liberté et dont les conséquences sont forcément
négatives dans la vie des gens.
Au sein du mouvement guévariste les pratiques de contre-
culture et de contre-pouvoir ont peu à peu défini une vision
totalement différente du pouvoir, grâce à laquelle celui-ci cesse
d’être un objectif à atteindre ou à abolir. Sur ce point, le Che
se fia à son intuition et ce fut une sorte de prémonition : car
ses idées rappellent certains concepts que Foucault dévelop-
pera postérieurement en se reférant au pouvoir non comme
quelque chose d’enraciné dans les structures qui le détiennent,
mais comme l’ensemble de relations qui structurent la société
autour de sa base concrète. Pour Foucault, ceci résulte d’une
sorte de microphysique du pouvoir qui fait que personne ne
peut le « posséder ». Le pouvoir se définit alors comme une
myriade de relations qui fondent le tissu social et en même
temps chacun de nous en tant qu’êtres sociaux. Dans cette pers-
pective, personne ne possède le pouvoir, personne n’est
« sous » le pouvoir, car celui-ci nous fonde et nous structure.
Et dans la mesure où nous prenons part au pouvoir, lui aussi
prend part à nos vies, à nous-mêmes.
À ce moment-là, le pouvoir cesse d’être une instance supé-
rieure qui influe ou écrase des individus idéaux soumis à lui et
qui encourage éventuellement des désirs de libération. Le pou-
voir devient alors au contraire quelque chose qui existe avant
tout en chacun des hommes, en tant qu’êtres vivants, qui pen-

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sent et se comportent comme des individus séparés, en tant


qu’unités se liant entre elles de manière optionnelle et contrac-
tuelle.
Naturellement, Foucault ne nie pas que dans chaque struc-
ture sociale certaines classes et certains secteurs bénéficient de
l’ordre établi tandis que d’autres le subissent, mais en insistant
sur le fait que personne ne possède le pouvoir, il corrobore
l’hypothèse que dans une société personne ne peut être vérita-
blement « exclu ». En tant que membres du corps social, nous
y appartenons tous, même si chacun reçoit ou est amené à y
prendre une place différente.
Guevara, pour sa part, constate qu’il ne suffit pas de défaire
ou d’écraser le pouvoir tyrannique et injuste pour voir fleurir
la liberté et la justice. En observant la tournure des choses en
Union soviétique et dans les pays satellites, il constate – non
sans surprise – que malgré la menace que constitue l’impéria-
lisme américain contre le développement du socialisme et la
libération des pays du bloc soviétique, il existe à l’intérieur de
ces pays-là une autre forme d’inertie qui met en échec chaque
plan quinquennal et chaque directive du bureau politique ; et
cette inertie émane ni plus ni moins des habitants de ces pays
– du peuple lui-même. Le Che constate clairement et simple-
ment qu’on ne peut pas « libérer un peuple malgré lui ».
Sans faire appel à des théories, sans développer des discours
dissidents, les peuples des pays socialistes résistaient comme
un corps, par simple inertie, à une impulsion qui leur était
adressée ; c’est dire que cette force qui tentait de provoquer un
mouvement était niée, non pas au nom d’un autre mouvement
ou d’une autre direction, mais seulement parce qu’elle venait
de l’extérieur.
L’inertie en tant que forme de résistance pacifique a sans
doute des raisons que la raison (d’État) ne connaît pas…

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Devant le constat de cette inertie-résistance du peuple face


aux directives de ses « avant-gardes », deux interprétations
sont envisageables : soit on croit que le peuple se trompe et
qu’il faut se donner les moyens de le « sortir de l’erreur » ; soit
on considère que dans l’inertie-résistance, il y a une raison et
une vérité dont la signification vaut la peine d’être décryptée.
Cette deuxième attitude, plus complexe, implique par ailleurs
d’abandonner l’hypothèse selon laquelle l’émancipation
commence par une dangereuse « table rase ». C’est celle que
le Che choisit.
Ce point de vue mettait en place une vraie révolution radi-
cale au sein de la révolution, à une époque où toutes les théo-
ries et les pratiques des gauches orthodoxes s’étaient laissé
séduire par l’idée qu’à un certain moment qui marquerait une
sorte de rupture historique, les conditions nécessaires à l’ins-
tauration de la dictature du prolétariat seraient réunies – ce qui
signifiait dans la pratique, l’instauration inévitable d’une dic-
tature de hauts dignitaires communistes, d’abord et avant tout
contre le prolétariat.
Pour le Che et le mouvement qui l’accompagnait, l’action
révolutionnaire ne peut pas, par définition, aspirer à un monde
parfait, ni se justifier au nom de bienfaits hypothétiques de la
société à venir. Dans la philosophie guévariste, l’acte révolu-
tionnaire se soustrait à la dangereuse dialectique moyens/fins :
l’efficacité et la justice de la révolution se trouvent – et doivent
toujours se trouver – dans l’acte lui-même. Mais cette rupture
avec le finalisme représentait sans doute un affront fatal pour
les bureaucrates soviétiques et pour la direction cubaine qui
ont toujours vu, dans cette idéologie, la justification et la légi-
timation de leurs tyrannies.
L’action contestataire et révolutionnaire qui rompt avec
cette logique finaliste s’inscrit alors automatiquement dans une
profonde immanence en disant : ce que nous faisons là a du

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sens ici et maintenant. Et même si cet ici et maintenant contient


en lui-même les bases du futur, la justice de l’action ne devra
pas être cherchée dans le futur, mais dans son caractère juste,
au présent.
C’est pourquoi le révolutionnaire peut et doit, dans une cer-
taine mesure, se concentrer sur l’objectif concret, développer
un projet et une pratique consistants qui soient à un moment
donné cohérents et sans contradictions majeures – comme
l’était par exemple la lutte contre Batista ou encore la lutte pour
l’obtention des terres. Cependant, il est nécessaire de signaler
que ce qui est permis au révolutionnaire qui développe la puis-
sance est interdit au pouvoir sous menace de voir celui qui
l’exerce se transformer en dictateur. Car pour celui qui est au
pouvoir, toute revendication, toute réalité au-delà de son impor-
tance ou de son caractère central, doit forcément s’inscrire dans
une réalité complexe, contradictoire et surtout, non polarisable.
Si le révolutionnaire peut se permettre de polariser sa lutte,
c’est justement parce qu’il n’est pas au pouvoir et que son
objectif spécifique n’est pas de le changer ; un révolutionnaire
cherche à modifier certains paramètres de base dans la réalité
existante qui, subséquemment, pourront avoir un retentisse-
ment dans le pouvoir concret et y provoquer des changements.
Mais le pouvoir quant à lui doit être capable de « faire
monde », c’est-à-dire que tout pouvoir – pour être stable et
pour survivre à long terme – doit être capable d’exister au sein
de cette multiplicité que nous appelons « monde » et qui ne se
réduit jamais à lui.
Autrement dit, la vie déborde toujours des voies de canali-
sation et de représentation qui émanent du pouvoir ; c’est pour-
quoi le pouvoir doit quotidiennement apprendre à exister
comme un élément de plus dans un ensemble et non comme
une réalité hégémonique s’octroyant le droit d’ordonner la
complexité.

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Si le pouvoir est par essence le visible ou le descriptible


d’une situation, il ne peut pas cependant prétendre abroger ou
éliminer ce qu’il représente en s’abstrayant de la multiplicité
dont il fait partie malgré les apparences.
C’est pourquoi l’analyse du pouvoir ne peut jamais se substi-
tuer à celle de la société. Il serait aussi absurde de juger la société
par le pouvoir la structurant que de réduire l’histoire de France
à une taxinomie des différentes dynasties et luttes de succession
l’organisant à des moments plus ou moins arbitraires.
C’est pourquoi, quand un régime ne réussit pas à « faire
monde », à s’articuler et à se construire comme un élément de
plus dans la multiplicité ; quand un régime prétend garder la
polarisation propre aux moments de rupture comme forme de
légitimité au cours du temps, alors ce régime-là a besoin d’enne-
mis, de blocs, de sabotage et de traîtres. Pour ne pas avoir
dépassé à temps la phase « idéologique », un tel régime (au-delà
du mal qu’il peut causer) est condamné à tomber. Deleuze l’a
déjà dit : il n’y a pas de gouvernement de gauche…

Il refusa le pouvoir
Un siècle plus tôt, un compatriote du Che procédait selon la
même logique que lui : le général San Martín – chef des armées
anticolonialistes qui avaient libéré la moitié de l’Amérique
latine –, se trouvant face à Bolivar à Guayaquil, déclara que sa
mission de libérateur était terminée et qu’il devait dès lors se
retirer. Il énonça en fait sans ambiguïté ce qui allait être sa
ligne de conduite jusqu’à la mort : « Le sabre du libérateur
devient celui du tyran si le premier ne se retire pas à temps. »
Le libérateur – que ce soit celui du joug colonial espagnol
ou celui de la dictature de Batista – ne peut subséquemment
occuper le pouvoir parce que son aura de libérateur induit une
asymétrie bien trop importante entre lui-même et les autres. Et

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comme devait l’écrire plus tard le même San Martín depuis


son exil définitif au nord de la France, « ce n’est pas parce que
quelqu’un est bon soldat de la liberté qu’il saura être un gou-
vernant juste et respectueux du peuple ».
À Boulogne-sur-Mer, non loin du petit appartement de loca-
tion où il vécut le restant de sa vie, est érigée une statue du
libérateur regardant la mer en direction de sa patrie lointaine,
pour l’éternité. Sur la base du monument, on peut lire en fran-
çais : « Général San Martín, il refusa le pouvoir »…
Nous pouvons dire qu’à certains moments de l’histoire
d’une nation s’ouvrent des phases de crise durant lesquelles
l’injustice et la tyrannie deviennent une sorte de réalité centrale
et hégémonique, présente dans les sphères politiques propre-
ment dites, mais aussi dans l’ensemble des institutions et des
valeurs qui régissent la société. C’est ainsi que l’injustice fait
irruption et s’installe dans la vie quotidienne des habitants telle
une sombre menace.
Dans une conférence qui s’est tenue récemment dans la pro-
vince argentine de Córdoba, Florence Aubenas analysait ces
moments de crise en disant qu’« il existe des situations où les
choses semblent être très claires, très simples ; c’est ainsi que
la lutte pour détrôner la tyrannie de Batista n’admettait aucun
doute, ni aucune nuance. Il arrivait certainement la même
chose pendant les mois qui précèdent la chute du tsar ou pen-
dant la résistance contre Pétain en France. Ce sont des
moments où l’injustice nous “aveugle” pour ainsi dire. » Ceci
signifie que la multiplicité de la situation nous échappe, elle
reste voilée et sa complexité contradictoire nous apparaît sous
sa forme polarisée, pas forcément de manière simpliste mais
en tout cas de manière simplifiée : il s’agit à ces moments-là
d’être d’un côté ou de l’autre.
Et Florence Aubenas ajoute : « Peu de temps après la chute
du pouvoir tyrannique, la cécité se dissipe jusqu’à disparaî-

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tre. » La complexité de la situation redevient évidente à tout


point de vue. Alors, si les libérateurs prétendent gouverner
selon les termes du manichéisme simpliste qui caractérisait
l’époque de la rébellion, la simple évocation de la complexité
de la réalité et la réalité elle-même seront rapidement perçues
comme contre-révolutionnaires.
Prenons l’exemple de Cuba. Si Fidel incarne la liberté, si
la révolution a triomphé au nom de la justice, alors celui qui
se soulèvera contre elle sera un contre-révolutionnaire ou un
fou, c’est-à-dire quelqu’un qui ne réussit pas à discerner où
se trouve son propre bien, parce qu’il est d’une perversion
pathologique. L’Union soviétique avait déjà montré le che-
min en rangeant la dissidence du côté d’une catégorie psy-
chiatrique jusqu’alors inexistante : la « schizophrénie
torpille » – une pathologie psychique asymptomatique qui
permettait d’enfermer tout simplement les dissidents, car le
constat de leur désaccord avec le système était suffisant.
Si San Martín puis le Che se retirent du pouvoir, c’est qu’ils
sont tous deux conscients qu’à un certain moment le pouvoir
qui nie la complexité est voué à devenir tyrannique.
Hormis dans les périodes strictement révolutionnaires, le
pouvoir central n’est jamais un élément qui a beaucoup de
poids dans une société ; la vie dans une société ne doit pas se
confondre avec le pouvoir qui la gouverne – ni s’identifier à
lui –, simplement parce que la vie est toujours plus multiple et
contradictoire que le pouvoir enchaîné au cadre formel des ins-
titutions à travers lesquelles il s’exerce.

Désirer l’impossible
Pour la plupart de nos contemporains, face aux problèmes
sociaux, politiques, écologiques ou économiques, l’alternative
paraît claire.

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D’un côté, on trouve des gens qu’on considère « peu


sérieux », des prophètes incompris, qui passent leur temps à
préconiser qu’il faut faire ceci et cela, et qui croient, comme
l’écrit Pessoa, que « les choses iraient mieux si elles étaient
comme nous voudrions qu’elles soient ». Ils évoluent généra-
lement dans la vie submergés par une aigreur absolue, frustrés
du fait que personne ne veut les suivre et convaincus que s’il
ne tenait qu’à eux de diriger leur région, leur ville, leur pays –
ou qui sait, peut-être le monde ? – alors tout irait parfaitement
bien. Il n’y a pratiquement pas d’exceptions : quand l’un d’eux
atteint le pouvoir ardemment désiré et adoré, dans le meilleur
des cas, il ne fait rien, et au pire, il provoque un désastre.
Puis, d’un autre côté, il y a ceux qui semblent moins naïfs,
qui savent qu’on ne peut rien faire, ou mieux encore, qu’on ne
« doit » rien faire et qui en général se délectent d’une manière
ou d’une autre à l’idée d’un ordre injuste du monde. Ceux-ci,
très nombreux, justifient leur conformisme en prétextant les
échecs successifs des projets de libération. Sans imagination
ni forces pour résister, ils passent directement de l’autre côté
et s’affairent à tirer profit de l’injustice sociale qui règne.
L’attitude guévariste s’inscrit vraiment au-delà de cette
dichotomie. Renoncer à l’omnipotence imaginaire, qu’elle soit
plus ou moins naïve, plus ou moins cynique, n’implique pas
de se noyer dans l’impuissance. Au contraire, désirer l’impos-
sible, c’est créer de nouveaux possibles, sans nier la complexité
de ce qui existe. L’éthique de l’impossible parle du défi qui
réside au cœur de chaque situation et qui est source de tout
désir. Ne pas céder face à l’impossible c’est inviter à habiter
le présent, à rompre avec la promesse. Le Che disait : il faut
demander l’impossible !
De cette façon, le guévarisme s’écarte encore une fois de la
logique dominante en ce qui concerne la manière d’aborder
l’engagement politique et social. Selon la pensée et la pratique

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qui émanent de l’analyse géopolitique, chaque fois qu’un désir


– ou une pratique – émerge, il est nécessaire de l’inscrire et de
le formater jusqu’à le rendre conforme à une certaine organi-
sation de blocs politiques ou à des stratégies mondiales de pou-
voir. De ce point de vue, l’homme se trouve toujours – comme
nous l’expliquions plus haut – dans un mirador.
Guevara adopte une autre logique qui se fonde d’emblée sur
la multiplicité – sans pour autant simplifier ou s’opposer à la
pluralité de ce qui existe. En ce sens, la stratégie du Che ne
visait pas à prendre une position déterminée dans le jeu géo-
politique des « Grands », mais consistait à inscrire des actions
concrètes ici et maintenant dans la multiplicité de la complexité
existante ; ces actions n’étaient pas vouées à ordonner la tota-
lité, mais à exister dans celle-ci.
C’est là sans doute un élément profondément radical et
aujourd’hui, nous le voyons s’épanouir à travers le monde.

L’homme nouveau
Le débat et la théorisation sur le concept d’homme nouveau
ont surgi d’un litige bien concret survenu quand le Che était
ministre de l’Économie. Deux positions se sont alors affron-
tées : le ministre guérillero se prononçait pour ce qu’il appelait
les « stimulants moraux », auxquels la tendance prosoviétique
opposait les « stimulants matériels ». Derrière la banalité appa-
rente de cette opposition qui pourrait sembler une simple dis-
corde sur un détail technique, se cachent deux positions
politiques, mais aussi et surtout deux conceptions philosophi-
ques et éthiques complètement opposées.
Si le Che ne développe pas plus amplement cette question
dans ses travaux théoriques, c’est sûrement pour éviter de cris-
talliser de manière trop visible cette divergence profonde et
pour ne pas déclencher des ruptures précoces, car il était sans

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doute conscient de la gravité irréductible et révélatrice du pro-


blème.
Selon la logique des stimulants matériels, la direction
cubaine confère au bon citoyen révolutionnaire et à sa famille
des bénéfices concrets : des conditions de confort, des biens
ou des possibilités d’évolution personnelle. Implicitement, le
socialisme (entendu de cette manière-là) part de la prémisse
qui dit que l’homme est exactement le même dans le capita-
lisme et dans le socialisme ; et par conséquent, si on veut que
les gens travaillent plus ou mieux, alors on doit jouer sur le
seul point sensible du citoyen, à savoir tout ce qui est d’ordre
utilitaire et matériel. De ce point de vue, l’homme est un être
intrinsèquement égoïste : il est incapable de poursuivre
d’autres fins qu’égoïstes, même dans le cadre d’un projet col-
lectif. Nous voyons dans la position soviétique adoptée par
Fidel quelque chose que nous affirmions déjà lors de précé-
dents travaux, à savoir que le socialisme d’État non seulement
ne rompt pas avec la culture de l’individu, mais qu’il la ren-
force en construisant finalement des sociétés d’individus dis-
ciplinés. Le collectivisme s’avère être alors une autre modalité
du monde de l’individu.
Au cours de l’histoire les hommes semblent traverser pério-
diquement des cycles d’espérance collective et d’autres de
désespoir, marqués par un individualisme tenace. Il est courant
de ne voir dans ce mouvement de balancier qu’un symptôme,
parmi d’autres, du désordre du monde. Mais d’un point de vue
philosophique, ce va-et-vient est aussi l’expression d’une quête
qui, sur le chemin lent et contradictoire du développement des
hommes, passe inévitablement du partiel au commun et du par-
ticulier à l’universel. Dans ce processus, le commun peut par
moments se confondre avec le collectif, mais en réalité il ne
s’identifie en aucun cas à lui. Le collectif implique par défini-
tion qu’il y ait un certain nombre d’individus, mais lorsque

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ceux-ci arrivent à dépasser le stade de l’impuissance qui les


fait vivre en se bagarrant tous contre tous, ce qui émerge entre
eux, ce qui crée du lien, a beaucoup plus à voir avec le fait
d’assumer ce qu’ils ont en commun et qui les fonde, qu’avec
une simple question quantitative.
C’est pourquoi ce qui est commun et qui fonde toutes les
singularités est beaucoup plus étendu et profond que ce qui est
simplement collectif. Est commun ce qui nous permet
d’assumer l’existence comme une multiplicité donnée – tant
individuellement qu’avec les autres. Le collectif – comme
l’individuel – constitue au contraire une catégorie quelque peu
imaginaire puisque exister, c’est exister en tant que multiplicité
toujours liée à d’autres multiplicités.
Le Che reprend et développe à sa manière les fondements
de la rupture culturelle – et effectivement anthropologique –
qui lutte contre le désespoir individualiste dont les différents
mouvements contestataires dans le monde ont été et sont
encore les symptômes. La révolution telle que l’ont faite les
communistes se résume en une sorte de « disciplinarisation »
d’individus. Paradoxalement, on conserve les mêmes objectifs
que dans le capitalisme, on encourage les mêmes désirs et les
mêmes idéaux, à une seule différence près : on prétend les
octroyer à beaucoup plus de gens.
Selon la perspective du Che, le capitalisme n’est en aucun
cas un simple modèle économique et politique, mais un mode
d’humanité ; c’est-à-dire une conception de l’humanité pensée
et structurée par une série d’individus fatalement isolés les uns
des autres et dont les liens ou les accords éventuels ne peuvent
être autres que contractuels et utilitaires. Ainsi, conserver au
centre du dispositif révolutionnaire une telle conception de
l’homme, croire que le grand changement historique devra
s’exercer sur et pour des individus isolés entre eux et à peine
unis par les chaînes de la discipline et de l’intérêt, ne peut

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conduire qu’à un échec inévitable de la révolution. C’est


condamner celle-ci à une longue phase de discipline et de
répression jusqu’à ce que le régime volontariste retombe une
fois de plus dans le seul mode de vie approprié à l’individu,
en d’autres termes, au capitalisme.
Pour le Che, le défi est de savoir dans quelle mesure on peut
envisager et promouvoir un changement véritable et profond,
qui soit en même temps un changement dans l’homme et pour
l’homme. C’est la raison pour laquelle – déjà à la Sierra Maes-
tra – ledit commandant argentin aborda le travail dans les ter-
ritoires libérés avec le souci particulier de développer
effectivement le contre-pouvoir. Prendre le pouvoir, y occuper
les places classiques et visibles ne pouvait suffire au change-
ment radical que Guevara souhaitait : il considérait comme une
nécessité de démontrer à travers des expériences et des labo-
ratoires à échelle réelle, à travers des émulations concrètes, que
la solidarité comme forme de vie concrète et quotidienne est
bien plus désirable que l’individualisme.
Parallèlement au mouvement de Guevara, un immense mou-
vement créatif que nous évoquions auparavant prenait forme
dans les années 1960, émergeant d’horizons divers : différents
groupes de contre-culture, des mouvements indigénistes, hip-
pies, beatniks, musiciens, du jeune prolétariat urbain, etc…
l’élément commun à tous fut de mener à bien un changement
similaire de mode de vie – de chercher à libérer la vie des dif-
férents jougs qui l’opprimaient et l’agressaient.
Ainsi, pour les militants de ces mouvements, l’anticapita-
lisme n’était pour ainsi dire qu’un corollaire secondaire du pos-
tulat principal qui affirmait la nécessité de découvrir de
nouvelles formes de vie, de pensée et de désir. Si ces mouve-
ments avaient tendance à devenir rapidement « anti-système »,
c’est en un sens à cause de la répression brutale dont ils étaient
victimes et parallèlement, parce qu’ils avaient progressivement

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pris conscience que les limites structurelles du système empê-


chaient leur développement, sans arriver pourtant à la confron-
tation.
Pourtant, la confrontation (nous le verrons plus en détail par
la suite) ne fut jamais une fin en soi, même si elle fut peut-être
l’un des aspects les plus visibles ou les plus spectaculaires du
guévarisme. Face à la violence démesurée de la répression, le
Che parvint à incarner en bonne partie l’alternative « non sui-
cidaire », c’est-à-dire qu’il représentait l’option qui menait
l’engagement jusqu’aux dernières conséquences, en assumant
l’affrontement sous toutes ses formes, et s’il le fallait, en pre-
nant les armes. Mais paradoxalement – et contrairement à ce
que l’histoire semble vouloir retenir du guévarisme – la lutte
armée était toujours un corollaire secondaire et jamais l’axe
principal du mouvement.
Ceci impliquait également une rupture claire et nette avec
les moyens d’action des militants classiques. Ceux-ci croyaient
que l’affrontement et le combat lui-même étaient les seuls
moyens d’atteindre la libération et ils remettaient toujours au
lendemain cette question plus complexe de la construction du
nouveau.
Ce qui unissait le vaste mouvement contestataire qui suivit
le Che, ce fut justement le fait de ne pas être des « militants à
opinions » mais des militants qui s’appliquaient à vivre
différemment, prêts à compromettre leurs corps dans les expé-
riences concrètes à partir desquelles ils définissaient leurs posi-
tions. Ceci explique que quand le Che donnait l’exemple avec
la lutte armée, le mouvement contestataire ait vu en ce geste
une continuation logique de ce qu’il faisait déjà, c’est-à-dire
vivre différemment en acceptant les conséquences – toutes les
conséquences.
Le combat social se livra donc moins contre un certain ordre
des choses qu’au nom d’une nouvelle éthique, d’une nouvelle

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manière de vivre, de respecter l’environnement, d’aborder la


sexualité et les relations de couple. Le noyau familial – véri-
table industrie d’individus aliénés – ne devait pas céder sa
place à une future société communiste mais à de nouvelles pos-
sibilités de forme de vie ici et maintenant. La construction de
l’homme nouveau n’était pas du tout quelque chose de théori-
que et de chimérique : une nouvelle vie était en voie de cons-
truction ; résister, c’était déjà créer.
Dans ce contexte historique, l’antipsychiatrie de David Coo-
per qui se rebellait contre la normalité sociale de la psychiatrie
était aussi importante par sa puissance libératrice que le fémi-
nisme concret qui refusait la proposition communiste d’une
libération promise toujours pour le lendemain.
L’anticapitalisme entrait en jeu « de surcroît » pour ainsi
dire, comme l’opposition aux dictatures qui nous empêchaient
de vivre la vie à laquelle nous aspirions. Nous nous soulevions
contre elles et les combattions de la même manière que nous
combattions le pouvoir, mais tout ceci se faisait dans la pers-
pective du contre-pouvoir : non par esprit dogmatique mais par
excès de désir, par excès de vie. Ici, on voit déjà apparaître,
sous forme embryonnaire, cette caractéristique de la
constellation radicale guévariste que je différencie bien du
« militant triste » si attaché à la position « morale » : le guéva-
risme était sans doute éthique mais pas « moral », pas au sens
où le curé ou le socialiste le sont, pas au sens où Nietzsche
définit ce terme.
Il est important de signaler qu’il s’est établi très tôt une
différence entre les mouvements indigénistes et de la contre-
culture d’un côté, et ceux des secteurs plus politiques de l’alter-
native, dans lesquels se trouvait le Che, d’un autre côté. Cette
différence résidait sûrement dans le pernicieux « volonta-
risme » de Guevara que d’autres groupes ont repris par la suite.
Mais cette sorte de credo que tout « doit être possible » propre

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CHE GUEVARA

à ces derniers groupes ne correspondait pas exactement à l’idée


de « développer de nouveaux possibles » soutenue par les pre-
miers. Dans le volontarisme implicite contenu dans la logique
du tout « doit être possible » subsistaient encore des vestiges
d’un niveau pragmatique qui continuaient à voir les peuples
comme objets d’un changement et il restait également des tra-
ces de la tendance rédemptrice qui aspirait à les libérer « une
bonne fois pour toutes ».
C’est ainsi que la question de l’homme nouveau se transforma
en un véritable sujet de dispute opposant le mouvement gué-
rillero classique et le mouvement alternatif. En effet, bien que
les différents groupes de combattants s’entendaient en principe
sur la nécessité du concept d’homme nouveau, on ne peut pas
dire qu’ils le concevaient tous de la même manière. Pour la plu-
part des militants, l’aspect moral de ce concept cachait son
contenu le plus profond et le plus révolutionnaire. Le « stimulant
moral » érigé en opposé axiologique du « stimulant matériel »
(lequel affirmait explicitement la figure de l’homme individua-
liste) finit par exalter une autre facette de l’individualisme : une
sorte de narcissisme lié au « supermoïque » selon Freud.
Le mouvement guérillero découvrait alors, avec un certain
retard historique, quelque chose que Napoléon avait déjà
remarqué et appliqué de manière stratégique pour fidéliser ses
troupes : l’idée qu’au-delà des intérêts matériels et des bénéfi-
ces personnels, les hommes peuvent être envoyés au combat
avec un stimulant simple que Bonaparte appelait l’« honneur ».
La célèbre Légion d’honneur, le fantasme du bâton du maré-
chal que chaque soldat pouvait porter sur son sac à dos, se révé-
lait être souvent un stimulant largement suffisant, et de toute
façon beaucoup plus puissant que les motivations matérielles.
Un siècle plus tard, le concept guévariste des stimulants
moraux reprenait finalement cette expérience d’hommes prêts
à mourir pour leurs idées et pour leurs images idéalisées et inté-

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LE GUÉVARISME – SOUS L’ÉTOILE DU CHE

riorisées. Ce fut là un des échecs les plus importants dans la


position adoptée par le Che, car mourir pour des idées et être
discipliné au nom d’idéaux narcissiques sont des consignes qui
ne peuvent pas se transmettre d’une génération à une autre, ni
d’une situation à une autre.
Par conséquent, l’idéal guévariste des stimulants moraux se
dévaluait dans la plupart des cas (comme dans son avatar
cubain) et devenait une sorte de corset moral qui s’est maté-
rialisé dans les organisations de guérilleros en une véritable
attitude d’intolérance, en une forme d’inquisition. Le désir
réactionnaire d’une vie extraordinaire s’y infiltrait rapidement,
un désir de destin choisi qui sauverait le militant de l’horreur
d’une vie ordinaire et quotidienne. L’homme nouveau était loin
d’être comme le mouvement alternatif l’avait rêvé et promu, il
prit un caractère contestable et oppressif.

Du romantisme au volontarisme
Le corollaire politique sur lequel tous les guévaristes étaient
d’accord – et qui se fondait sur les bases de l’homme nouveau
– contenait un élément romantique qui s’articulait parfaitement
bien avec les mouvements de contre-culture et avec les ancien-
nes philosophies indiennes : c’était la conviction de lutter sans
croire qu’un monde futur sans injustices et plein de bon-
heur soit possible. On luttait en vue d’un changement qui
devait se concentrer sur des pratiques concrètes ici et mainte-
nant et non en vue d’une possibilité historique d’une future
société « qui ne connaîtrait pas le mal ».
Il y a avait dans le mouvement alternatif cet élément pro-
fondément romantique et révolutionnaire de la non-croyance
en un triomphe final et absolu. Dans cette vision-là, l’utopie et
la rédemption étaient des éléments qui structuraient le présent
et non la promesse. Nous nous rejoignions sur ce point que

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CHE GUEVARA

toute société a ses propres degrés d’injustice et que même en


libérant les hommes de telle ou telle oppression, il est impos-
sible de prétendre qu’une société puisse être dépourvue de
toute forme de mal. En partant de ce présupposé immanent, la
construction alternative opérait comme si nous comprenions
tous que « le mal est l’ombre du bien » – élément sans doute
central du romantisme révolutionnaire, qui est clairement en
opposition avec le positivisme communiste classique.
Il y a dans l’engagement guévariste un élément « mélanco-
lique » dirons-nous : quand on lutte, on va s’il le faut jusqu’au
sacrifice ultime, avec une vague conscience qu’il n’y a pas de
rédemption finale, que l’existence de véritables problèmes ne
présuppose pas qu’ils puissent trouver de bonnes solutions, et
que face à la force brutale d’époques d’obscurité, il ne reste
parfois qu’à accepter de lutter, toute peine perdue. On lutte
alors au nom de ce qui est juste dans une situation historique
donnée, mais – et ceci est essentiel – la raison de l’acte rebelle,
la justification de l’acte de justice, se trouve ici et maintenant.
Pour lutter contre l’injustice, pour commencer à construire ici
et maintenant ce qui est nouveau, juste et libre, il n’y a pas
besoin de promesses, ni de commissaires politiques, ni même
de croyances en des mondes meilleurs.
Dans une certaine mesure, on s’engage toujours – comme le
disait Sartre – dans l’ignorance ; non pas dans l’ignorance
feinte et esthétisante du cynique ou du nihiliste, mais dans
l’ignorance du résultat, de ce qui pourra émerger de chaque
lutte. En niant la différence entre les moyens et les fins, on nie
surtout la justification supposée des moyens au nom d’hypo-
thétiques fins qui n’arrivent jamais et dont la poursuite nous
amène directement de l’autre côté, là où le désir libertaire ne
s’exprime plus. Ainsi, le guévarisme s’est proposé de passer
du monde des souhaits à celui de l’action, étant bien conscient
que l’objectif d’un acte ne peut jamais se définir complètement

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avant de l’avoir commencé. Pour nous, comme pour Dante, au


commencement n’était pas le Verbe, mais l’Action.
Avoir le courage de lutter non pour un monde parfait mais
pour ce qu’on perçoit comme étant juste ici et maintenant :
voilà le défi guévariste que la gauche ne sut accepter et qui en
constitue aujourd’hui encore la barrière la plus infranchissable.
Beaucoup de gens seraient prêts à s’engager s’ils avaient la
certitude que leur sacrifice pourrait abolir définitivement la
misère ou la tyrannie dans le monde. Beaucoup moins nom-
breux sont ceux qui osent s’engager en étant conscients qu’il
n’existe pas de triomphe final, ni de société de « fin de l’his-
toire ». Cette hypothèse était pourtant le ciment qui unissait
tous les mouvements identifiés au guévarisme, bien que pour
le Che – d’après ce qui ressort de ses écrits et de ses actions –
cette notion existait plutôt comme une intuition et non pas
comme une sorte de sagesse ancestrale – jamais tout à fait
claire et parfois même contradictoire.
De même, le Che ne parvint jamais à définir clairement ce
qu’il appelait l’homme nouveau. Sa pensée accueillit des élé-
ments provenant d’autres horizons sociaux et culturels, et
forma ainsi ce que nous appelons ici la constellation Guevara ;
les écrits et les actes de Guevara ne rendent absolument pas
compte de tout ce qui est ancré dans la constellation mythique
dont nous parlons. Dans une certaine mesure, il était lui-même
l’idée et l’exemple à partir desquels le « paysage Che » se des-
sine et le mythe qui en découle se construit. Un paysage qui
permet de développer vigoureusement des éléments qui exis-
tent en puissance dans des mouvements contestataires.
Guevara voyait bien que les stimulants moraux, tels que la
gauche utilitariste les proposait, faisaient échouer le projet
émancipateur. Mais en même temps, entraîné par l’optimisme
excessif de l’époque, il n’eut pas la patience de réfléchir pro-
fondément au devenir d’un nouveau type de lien social, à une

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CHE GUEVARA

véritable alliance entre les hommes et leur milieu – en sachant


que cette alliance doit s’entendre comme un processus sans
sujet, ne pouvant ni se diriger ni s’accélérer.
C’est ainsi que le Che céda au volontarisme qui rendit
impuissant son projet d’organiser une vie nouvelle à force de
volonté, d’efforts et de conscience. L’histoire montre qu’aucun
changement social ne peut se produire grâce à la conscience et
à la seule volonté. À une plus petite échelle, c’est ce qui arrive
quand quelqu’un qui remarque un problème social ou familial
souhaite changer la situation et se donne les moyens de le
faire : en général, malgré tous les efforts fournis par la per-
sonne qui procède à des agissements volontaristes – qu’on peut
définir comme des « actes à moteur conscient » –, ceux-ci ne
parviennent pas à vaincre la force de l’inertie et de l’habitude.
En résumé, la raison et la volonté consciente qui propulsent
ces actes ne suffisent pas à contrecarrer le poids des croyances
et des habitudes qui continuent à opérer mécaniquement sui-
vant un sens commun, vague et contradictoire.
L’erreur fondamentale du volontarisme conscient est préci-
sément d’ignorer la force et la capacité de permanence du sens
commun, des croyances et des coutumes, qu’elles soient
rationnelles ou non. Les expériences et les connaissances à par-
tir desquelles se tisse la réalité concrète de la vie des gens cons-
tituent un ensemble existentiel qui ne peut être considéré
comme une pure erreur susceptible d’être corrigée ou remaniée
par des actes volontaires. Alors, dans le cas du militant, ce qui
se présente comme un symptôme d’ignorance, comme de
l’oppression, etc. n’est souvent que la résurgence de la com-
plexité qui résiste et qui ne se laisse pas ordonner ou polariser.
L’émergence de nouveaux types de sociabilité, de production
et de conception de l’existence n’est jamais le fruit des actions
d’un sujet volontaire et conscient. La négation de cet axiome
anthropologique condamna en grande partie la vision du Che

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LE GUÉVARISME – SOUS L’ÉTOILE DU CHE

et limita son intuition sur l’homme nouveau à une série de pra-


tiques appelées à disparaître rapidement. Beaucoup de ses
idéaux furent écartés tels des caprices d’un rêveur romantique.
Par rapport à la réalité utilitariste et triste des communistes
positivistes, ils paraissaient beaucoup moins mûrs et réfléchis.
Dans cet assemblage de romantisme et de volontarisme, il
est également possible de trouver la clé de l’obstination révo-
lutionnaire qui conduisit tragiquement le Che à une mort héroï-
que et prématurée.
Ni aventurier ni suicidaire
Selon une croyance très répandue, le Che est allé en Bolivie
à la manière d’un aventurier, pour une mission presque ouver-
tement suicidaire. Certains se demandent comment un homme
normalement constitué a pu croire un seul instant qu’il ferait
quelque chose d’efficace avec une poignée d’hommes, quelque
part dans la forêt bolivienne.
On dira ce qu’on voudra, la réalité historique de l’« aven-
ture » Guevara en Bolivie ne s’accorde absolument pas à ces
croyances-là.
En effet, quand le Che décide de partir en Bolivie, le plan
stratégique de la bataille qu’il comptait livrer était prêt depuis
un certain temps déjà. Guevara n’espérait pas déloger le gou-
vernement bolivien – et encore moins l’impérialisme américain
– avec un groupe d’hommes depuis la forêt ; il comptait déve-
lopper une sorte de réseau de résistance et de subversion qui
recréerait au long de la Cordillère des Andes une nouvelle
Sierra Maestra. C’était un projet émancipateur à long terme et
non une chimère suicidaire. Les raisons de son échec furent –
comme nous le verrons – liés à des trahisons, et non au mes-
sianisme ou à l’auto-immolation.
Tactiquement, le Che avait divisé le territoire bolivien en
trois secteurs : la région des mines qui avait décidé de se join-

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CHE GUEVARA

dre à lui dès son arrivée par des grèves et des mouvements
actifs qui allaient prendre des formes insurrectionnelles ; les
villes et le centre où le PC devait s’occuper de coordonner les
luttes de mineurs avec celles des villes et des champs ; et le
front militaire où était le Che avec ses colonnes. À ces forces
devaient s’ajouter des colonnes de soutien qui devaient arriver
d’Argentine et peu à peu d’autres endroits du cône Sud.
L’axe central du projet dépendait du PC bolivien, car il devait
assurer l’infrastructure, les contacts et la propagande. C’est
dire que Guevara, suivant le conseil de Fidel, avait confié une
partie vitale du projet au PC local qui était alors dirigé par un
ancien mineur, appelé Monjes. Après l’arrivée du Che en Boli-
vie, non seulement le PC commençait à manifester des « dys-
fonctionnements » mais aussi après une longue attente qui
désorganisa passablement l’installation des guérilleros, il mon-
tra clairement son intention d’abandonner le projet.
L’excuse donnée par Monjes était que lui-même devait diri-
ger ces opérations – ce à quoi le Che s’opposa. En réalité
l’argument de Monjes était un pur mensonge pour justifier que
le PC abandonne le Che et ses combattants au pire moment, les
laissant dans une situation impossible : une fois la colonne
déployée en pleine forêt bolivienne. Les mineurs lancèrent
cependant la grève et menèrent à bien des actions très difficiles
de soutien aux combattants ; mais sans la logistique du PC qui
devait leur permettre d’entrer en contact avec les autres, la
coordination devint impossible.
Il est impossible d’imaginer que le PC bolivien ait agi de sa
propre initiative en désobéissant aux ordres de Moscou ou de
La Havane. Il faut admettre que le Che fut d’abord abandonné
par ces centres de pouvoir. La suite de l’histoire, on la connaît
bien : Guevara n’arrive pas à croire que la trahison du PC et de
ses chefs soit définitive et décide alors de continuer l’action,
sans penser un seul instant qu’il pourrait vaincre avec cette

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armée d’opérette, mais en croyant que s’il persévère dans son


avancée, les dirigeants internationaux finiront par céder, ou
bien que le soutien latino-américain se développera à temps
pour résoudre le problème.
Si le Che décide de ne pas se retirer, il ne le fait donc ni en
aventurier ni en suicidaire, mais convaincu de la nécessité
d’affronter la difficulté des conditions dans lesquelles il se
trouve jusqu’à ce que la situation change peu à peu. Or, plusieurs
circonstances rendirent cela impossible. Entre autres, les condi-
tions discutables dans lesquelles les Boliviens et les Américains
apprirent que le Che était dans la forêt. Ceci déchaîna une répres-
sion telle qu’il fut impossible non seulement de mener le projet
à bien, mais aussi d’envisager tout retour en arrière.
La chute, la mort, c’est ce que tout le monde connaît ; étran-
gement on connaît moins bien et on commente encore moins,
le fait que non seulement le Che ne « délirait » pas sur les
conditions révolutionnaires de la Bolivie, mais que, corollaire
inespéré, trois ans et demi après sa mort, une coalition de gau-
che qui comptait parmi ses figures les plus éminentes quelques
membres de l’ELN 10 de Guevara, prit le pouvoir en Bolivie en
développant une politique de réforme agraire, de défense des
cultures indiennes, de défense et de développement de l’éduca-
tion et de certaines industries locales.
Non seulement Guevara ne se suicida pas, mais encore il
fallut beaucoup de force pour faire avorter son projet.

La constitution de l’ERP
Vers 1965 est créé en Argentine ce qui allait devenir le
principal mouvement de contre-pouvoir et de guérilla dans
l’histoire du pays : issu du PRT (Parti révolutionnaire des

10. ELN : Ejército de liberación nacional, Armée de libération nationale.

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CHE GUEVARA

travailleurs), l’ERP 11fut une composante essentielle du mouve-


ment guévariste en Amérique du Sud, avec les Tupamaros uru-
guayens, le MIR chilien (gauche révolutionnaire) et l’ELN
bolivien dont le Che faisait partie. L’exemple de l’ERP est emblé-
matique à la fois par sa manière d’articuler l’action et la pensée
révolutionnaire à cette époque, et par la vigueur que certaines de
ses pratiques et principes conservent encore de nos jours.
À l’origine, l’ERP se nourrit de la plupart des tendances rebel-
les révolutionnaires et contre-culturelles qui n’entraient pas
dans le cadre du grand mouvement national argentin connu sous
le nom de péronisme. Un désir libertaire commun unissait et
opposait simultanément ces tendances à la gauche tradition-
nelle, représentée surtout par le parti communiste et le petit parti
socialiste argentin. Traditionnellement dans l’histoire argentine,
la gauche avait toujours fini par s’aligner aux forces les plus
réactionnaires liées aux grands oligarques propriétaires de ter-
res, les propres enfants de ceux qui ont perpétré les génocides
contre les Indiens. Dans l’histoire officielle – écrite comme tou-
jours par les vainqueurs –, le mythe de « l’Argentine euro-
péenne » détache ce pays, situé à l’extrême sud, du reste du
continent indien. Selon le révisionnisme des auteurs des géno-
cides, l’Argentine est un pays de Blancs, un pays presque euro-
péen, avec une vraie culture occidentale et, par-dessus tout,
c’est un pays sans Indiens ni métis.
La gauche fut complice des propriétaires de terres volées et
de cette répudiation du pays réel, peuplé de gens à la peau cou-
leur de terre, qui persiste, cinq cents ans après la conquête, à
travers des générations d’Indiens et de métis, fils et filles du
métissage colonial. Les « petites têtes noires » : c’est ainsi que
l’oligarchie blanche appelait péjorativement cette majorité
« invisible » tout en l’exploitant sans aucun ménagement.

11. ERP : Ejército revolucionario del pueblo, Armée révolutionnaire du peuple.

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LE GUÉVARISME – SOUS L’ÉTOILE DU CHE

Le mépris de la gauche envers la race « autochtone » était


la continuation de la tradition initiée par Marx lui-même pour
qui les Indiens étaient un peuple dont on ne pouvait rien espé-
rer. Aux yeux – quelque peu myopes – de Marx, ce ne pouvait
être qu’aux mains du colonialisme que ces terres entreraient
finalement dans le cours héroïque de l’histoire. Il n’était même
pas question des « cultures » indiennes, et en réalité, pour la
mentalité dominante, le mot « culture » s’opposait presque par
définition au mot « indien ».
Pour sa part, le Che proposait – comme nous le signalions
plus haut – que la Cordillère des Andes (qui traverse l’ensem-
ble du continent américain du nord au sud) se transforme en
une immense Sierra Maestra à partir de laquelle le mouvement
libertaire pourrait réaliser ce qu’il appelait la seconde émanci-
pation, c’est-à-dire celle qui poursuivrait l’expulsion des Espa-
gnols et son dévastateur système colonial. Dans ce but, il
proposa de créer des mouvements guérilleros dans les pays du
Sud et accepta lui-même d’être à la tête de l’un d’eux en Boli-
vie. Ce n’est certainement pas un hasard si les deux frères du
Che – Roberto et Martín Guevara – étaient membres et
combattants de l’ERP argentin.
Dans les rangs de l’ERP, il y avait un important contingent
de militants venant de l’Argentine profonde, surtout des pay-
sans et des ouvriers agricoles du nord du pays et en particulier
des provinces de Tucumán, Santiago del Estero et Salta, où la
population est majoritairement indienne ou métisse. Ceci
explique que les premiers documents de la guérilla de l’ERP,
dans un acte vraiment révolutionnaire au sein de la gauche,
étaient écrits en espagnol, mais aussi en quetchua – langue du
Bas-Empire inca qu’on parle encore dans le Nord-Ouest argen-
tin, au Pérou et en Bolivie.
Le fait que les Indiens réussissent à sortir de cet espace
inexistant et invisible où l’histoire officielle les avait relégués

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fut sans aucun doute l’un des événements les plus puissants et
heureux qui marquèrent le début du mouvement guévariste en
Argentine. La réalité émergeait enfin dans un pays où le
racisme était si ancré dans le quotidien qu’un professeur par
exemple – en dépit d’une peau aussi mate que la terre – pouvait
traiter tranquillement d’« Indien » un élève qui n’apprenait pas
ses leçons. Dans l’Argentine qui se rêvait blanche, être indien
était purement et simplement une insulte.
La société d’Européens imaginaires remarquait uniquement
l’existence d’Indiens parmi ses précaires, ses femmes de cham-
bre, ses balayeurs, ses soldats, ses chômeurs et bien entendu,
parmi ses criminels… Ainsi, pour l’Argentine réelle – qui ne
correspondait pas avec le modèle majoritaire construit par les
élites néocolonialistes et soutenu par la gauche – ne s’ouvraient
que deux chemins : la négation de soi, consistant à travestir sa
propre identité afin de se conformer au formatage de l’Argen-
tine européenne où la culture s’identifiait seulement à l’Occi-
dent ; ou bien la soumission à un chef qui incarnait le
péronisme, et finirait par négocier tôt ou tard avec le pouvoir
en place.
Contrairement à la gauche, le guévarisme n’adhéra jamais à
l’antipéronisme, mais il ne passa pas non plus d’accords avec
les gouvernements des chefs qui formaient la base du péro-
nisme. Outre les Indiens, l’ERP rassembla aussi, comme nous
l’avons dit, nombre de jeunes des villes, d’ouvriers, d’étu-
diants, de hippies, d’artistes et de musiciens qui se rebellaient
contre les modèles sociaux existants et contre les modes de vie
que le système leur imposait. La contre-culture que des vents
nouveaux de liberté répandaient s’exprima également à travers
l’antipsychiatrie qui sut imposer sa voix révolutionnaire dans
un pays où – miracle ou aberration de l’histoire – la psychana-
lyse a toujours occupé une place très importante. La compo-
sante hippie et de contre-culture joua un rôle central dans les

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LE GUÉVARISME – SOUS L’ÉTOILE DU CHE

mouvements guérilleros des grandes villes et en particulier à


Buenos Aires et à Córdoba.
Enfin, quelques groupes trotskistes, attirés par l’antisovié-
tisme et l’antibureaucratisme du Che, ont également rejoint
l’ERP ; au sein du mouvement marxiste international, ils contes-
taient déjà depuis un certain temps le marxisme officiel, même
si – comme nous le verrons plus tard – les vieilles habitudes de
politique partisane de ce courant-là devaient les amener inévita-
blement à rompre avec le mouvement guévariste. Ces groupes
trotskistes, qui rassemblaient de nombreux ouvriers de la cein-
ture industrielle de Buenos Aires, apportèrent au mouvement
émergent sa composante prolétaire et, en même temps, lui don-
nèrent la possibilité vitale d’entrer en relation avec d’autres
groupes internationaux, lui procurant par là même des avantages
non négligeables comme par exemple une logistique plus
complexe et une sorte de base arrière.
Nous verrons par la suite qu’en pleine lutte de résistance
contre la dictature, les trotskistes français, qui faisaient figure
de doyens du réseau international, exclurent l’ERP, en le privant
de soutien au moment le plus critique. L’excuse qui justifiait
la sanction était la relation que l’ERP entretenait avec les Black
Panthers américains. Mais nous reviendrons sur cette expul-
sion, due à des raisons idéologiques beaucoup plus obscures et
caricaturales, dignes d’un PC.
Avant la rupture pourtant, les trois groupes que nous avons
mentionnés apportèrent chacun une grande vitalité et permirent
qu’en pleine « coexistence pacifique » (c’est-à-dire en pleine
division du monde où aucune des deux superpuissances
n’intervenait sur le territoire de l’autre) surgisse dans l’arrière-
cour américaine un mouvement révolutionnaire d’un nouveau
genre qui (aux côtés d’autres déjà cités) constitue encore
aujourd’hui l’origine et le fondement du nouveau courant alter-

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CHE GUEVARA

natif et radical qui de Rio Grande à Ushuaia parcourt le terri-


toire de l’Amérique latine et indienne.

« Deux, trois, beaucoup de Vietnam »


Lorsque le Che s’est retrouvé isolé suite à la rupture effective
avec les Soviétiques – et par conséquent avec la direction
cubaine –, il essaya de penser la lutte d’émancipation d’une
autre manière, c’est-à-dire en abandonnant les positions de pou-
voir et en concevant le combat révolutionnaire autrement que
comme un simple jeu sur un échiquier où les Grands décident
du devenir des peuples et de la répression du reste. La voie que
le Che allait emprunter correspond, répétons-le, à ce qu’on
appelle aujourd’hui la pensée et la pratique de la multiplicité.
En effet, le Che pensait que pour contourner les stratégies
des deux blocs, il devait développer une résistance qui ne
tienne pas compte de cette division du monde. Cela ne voulait
pas dire ignorer la réalité géopolitique, mais signifiait quelque
chose de plus subtil, à savoir ne pas prendre cette réalité-là
comme point de départ pour des décisions qui s’imposeraient
dans chaque situation concrète.
La résistance des peuples ne devait pas oublier ou refuser
de tenir compte des données macro-politiques ; bien au contraire
il était fondamental d’être au courant de ce qui se tramait dans
le monde et de ce que les grandes tendances déterminaient peu
à peu et jour après jour comme une réalité de la domination.
Mais en même temps, la décision de la rébellion, de la résis-
tance et en somme de ce qu’il fallait faire dans et pour chaque
situation, devait être prise dans et pour chaque situation. Que
devenaient alors ces « données » géopolitiques, cette « réalité
du monde » ?
La question était simple et radicale : il s’agissait de consi-
dérer ces informations et ces réalités-là comme des éléments

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LE GUÉVARISME – SOUS L’ÉTOILE DU CHE

déterminants de situations particulières ; et non comme le


cadre de référence absolu capable de donner un sens et une
logique à chacune des situations. À partir de là, la question
n’était plus de savoir « quelle place occupe ma petite situation
sur le grand échiquier du monde », ou « que dois-je faire pour
être au diapason du grand jeu des deux blocs, auxquels je dois
obéir et que je dois suivre ». La question était de définir de
quelle manière existent, dans une situation concrète, les déter-
minants de cette réalité-monde.
Ainsi, chaque situation concrète cesse d’être un détail, un
élément de plus dans la réalité du monde (conçue généralement
comme une sorte d’universel abstrait) et le « monde » – le
macro – va être lui aussi pensé, si important ou fondamental
soit-il, comme un élément parmi les réalités concrètes qui
constituent la multiplicité du monde. Nous avons vu qu’en ter-
mes philosophiques ce qui peut rendre possible l’accès à
l’« universel » – lequel s’oppose à la pensée amputée ou limi-
tée par un caractère partiel ou régional – ne passe à aucun
moment par la pensée abstraite d’une éventuelle totalité qui
existerait « au-delà » des situations concrètes. Pour accéder à
la pensée de l’universel, il faut d’abord découvrir l’universel
concret présent dans chaque situation.
Mais Guevara n’a pas théorisé sa position de cette manière,
il s’est contenté de lancer sa célèbre formule appelant à « créer
deux, trois, beaucoup de Vietnam » et il a expliqué dans ses
écrits que la multiplicité des foyers de résistance permettrait
aux luttes d’émancipation d’échapper à la dialectique des deux
blocs. Son idée stratégique – sur laquelle nous reviendrons plus
en détail – était que si l’impérialisme américain (peut-être était-
ce également valable pour son antagoniste soviétique) se trou-
vait face à une myriade de petites et moyennes résistances et
luttes, il ne parviendrait pas à frapper de toutes ses forces sur
chacune de ces nouvelles luttes. La multiplication à l’infini des

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résistances apparaissait comme une possibilité réalisable, tan-


dis que la possibilité pour les oppresseurs de multiplier à
l’infini leur capacité de répression était impensable.
Comme pour tout ce qui a trait à la pensée du Che, il y avait
à cette époque une certaine liberté d’interprétation et son appli-
cation était plus ou moins indépendante dans la pratique. En
effet, le guévarisme n’a jamais été une organisation ou un
appareil politique, c’est pour cette raison que cette consigne du
Che – ainsi que tant d’autres – connut un devenir singulier,
multiple et souvent contradictoire ; et cela arriva sans que Gue-
vara prenne la peine de valider certaines interprétations et d’en
désavouer d’autres. La multiplicité semblait faire partie pre-
nante de la nature même de ce mouvement.
Ainsi, pour les nouvelles colonnes de guérilleros du Sud, la
consigne faisait office d’autorisation : nous avions raison de
nous rebeller et la rébellion avait ses raisons, même – et surtout
– si cela déplaisait aux « maîtres de la rébellion ».
Les colonnes de guérilleros développaient spontanément de
nombreux travaux de base qui étaient ponctuels et non institu-
tionnalisés dans le cadre d’un plan politique : ils établissaient
dans des quartiers et des usines des groupes d’alphabétisation,
toujours avec des habitants, plus ou moins autogérés ; ils
aidaient à mettre en place des centres sanitaires là où consul-
ter un médecin et accoucher avec une assistance profession-
nelle étaient des choses impensables ; ils contribuaient au
développement de forces et de groupes syndicaux autonomes
par rapport à l’énorme bureaucratie syndicale aux mains des
dirigeants péronistes. Naturellement, ils effectuaient aussi
des attaques contre les forces armées et de répression, mais
en évitant toujours dans ces actions militaires de prendre
comme cible des civils, des bureaucrates ou des personnalités
politiques.

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Pourtant, au-delà de la valeur concrète de ces actions, ce qui


est sans doute fondamental de signaler dans cette réflexion sur
la « constellation Che », c’est l’efficacité, les résultantes et les
tangentes qui émergèrent de ce grand mouvement, et qui ne se
limitent pas à des simples réussites historiques. C’est pourquoi
aujourd’hui le guévarisme en Amérique latine ne signifie pas
tellement une adhésion à une lutte armée comme méthode,
mais incarne surtout cette pratique de la multiplicité, ce déve-
loppement de mille pôles de résistance qui ne sont pas pensés
comme une dispersion en vue d’une future centralisation. C’est
en ce sens que la « mythologie » du Che possède une véritable
puissance en devenir.
À la fin des années 1960, les mouvements et les colonnes
de guérilleros se trouvèrent confrontés à une répression parti-
culièrement violente : pendant ces années-là les puissants du
monde ont eu purement et simplement une peur bleue. Les
révoltes en Europe – dont la révolte parisienne est la plus
connue pour des raisons de snobisme – s’accompagnèrent au
même moment d’un véritable état insurrectionnel au Mexique,
en Italie, en Chine, en Tchécoslovaquie, en Pologne et dans
toute l’Amérique du Sud. La révolte atteignit même les États-
Unis, sans parler de l’enracinement des luttes dans les derniè-
res colonies d’Afrique et d’Asie, la lutte du peuple vietnamien
étant la plus spectaculaire, mais pas la seule.
Les guérillas et les mouvements populaires qui les accom-
pagnaient se retrouvèrent ainsi face à un ennemi traqué qui sen-
tait bien cette fois-ci qu’il ne luttait pas uniquement pour des
privilèges mais pour sa survie. Devant la gravité de la situation,
les méthodes de répression et l’effort que le pouvoir menacé
dut déployer pour se défendre ne connurent pas de limites.
La guérilla fut militairement vaincue, les massacres succé-
dèrent aux massacres et le guévarisme, dans la meilleure des
traditions indiennes, disparut. Des dizaines de milliers de jeu-

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nes qui avaient investi leurs propres vies dans la guérilla dis-
parurent eux aussi.

La teoría del « foco » (théorie des foyers de résistance)


Par rapport aux formes classiques de la politique, le Che pri-
vilégiait comme nous l’avons vu, les initiatives partielles et
multiples. Exaltés par son exemple, des milliers de jeunes se
lancèrent dans les montagnes et dans les rues, pour « faire la
révolution ». C’est de cette manière que prit corps la stratégie
des initiatives multiples connue sous le nom de teoría del foco.
Ainsi que beaucoup d’autres concepts issus de la pensée du
Che, celui-ci se matérialisa concrètement selon au moins deux
interprétations et donna lieu à deux types de pratiques opposées
– l’une d’elles est aujourd’hui à la base du mouvement alter-
natif international.
Selon la teoría del foco, le chemin de la révolution consiste
à créer des foyers de résistance, des bourgeons d’émancipation,
qui s’articuleraient peu à peu avec d’autres foyers et d’autres
bourgeons, pour se disputer dans le futur l’hégémonie sur le
mouvement. Une fois de plus, le point de départ était l’action
concrète et non l’hégémonie, puisque celle-ci, en tant
qu’objectif initial, ne pouvait conduire qu’à l’impuissance. Par
conséquent, les pratiques qui en résultaient furent également
multiples : elles allaient du groupe d’amis prenant les armes
qu’ils pouvaient et gagnaient à pied la montagne pour faire des
sabotages et tendre des embuscades aux autorités militaires,
jusqu’aux expériences urbaines les plus sophistiquées.
L’hypothèse de la teoría del foco se fondait sur l’efficacité
des actions de petits groupes de « décidés » (selon l’expression
utilisée par le Che) qui gagnaient généralement la montagne
pour établir un foyer de rébellion ; ils y menaient des attaques,
puis se déplaçaient. L’idée était qu’à partir des foyers de lutte

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et des contacts qui se nouaient entre eux, la rébellion s’étende


peu à peu aux villes et aux campagnes. Le rôle des « décidés »
n’incluait pas pour autant la responsabilité d’organiser politi-
quement ou syndicalement la révolte : ce devait être à travers
l’exemple et au cœur des luttes que les choses s’articuleraient
peu à peu selon une spirale de résistance-répression. La gauche
traditionnelle poussait les hauts cris : la teoría del foco et les
pratiques qu’elle encourageait allaient contre le b-a-ba du
dogme promulgué par la gauche, c’est-à-dire contre le travail
de « conscientisation » et surtout, contre la création et le déve-
loppement d’un parti politique s’autoproclamant avant-garde
historique de la cause ouvrière et de l’ensemble du peuple.
À des degrés divers, chacune des quatre armées de guérilla
issues directement de l’expérience du Che (l’ERP, le MIR, l’ELN
et les Tupamaros) finit par prendre une certaine distance à
l’égard des pratiques liées à la teoría del foco, les jugeant spon-
tanéistes, trop volontaristes et relativement éloignées de la réa-
lité des gens. Elles essayèrent alors d’inventer une sorte de
juste milieu entre la théorie des foyers de résistance et les posi-
tions de la gauche classique ; cela donna lieu, encore une fois,
à un mélange de pratiques variées. Ainsi, il n’était pas rare de
voir s’articuler dans un même lieu des actions sur des fronts
syndicaux totalement légaux – ou du moins visibles et connus
de la population –, et des actions concrètes des colonnes
armées qui devaient faire face à la montée de la violence
répressive. La spirale résistance-répression fut effectivement
un élément gênant : elle freina le développement concret des
pratiques de contre-pouvoir, elle les empêcha de se frayer un
chemin dans un tel climat de violence, car l’affrontement total
et constant épuisait la plupart des membres du mouvement.
De fait, il n’existait aucune frontière infranchissable entre
activité légale et guérilla ; quand les habitants d’un quartier
populaire créaient avec des militants des écoles ou des centres

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sanitaires, ou quand un groupe syndical combatif surgissait


dans une usine, tout le monde savait que derrière cela, il y avait
les guérilleros. De fait, ils n’étaient pas « derrière » ces actions,
mais tout était mélangé. D’un côté cela empêchait que des cou-
rants avant-gardistes se détachent de la pratique, mais d’un
autre côté, cela créait de sérieux problèmes de sécurité.
Si les habitants des quartiers bourgeois vivaient leur « nor-
male » vie urbaine, sans avoir jamais le moindre contact avec
la guérilla – qu’ils imaginaient agissant dans l’ombre et mas-
quée selon les descriptions des médias – dans les quartiers
populaires chaque étudiant, ouvrier, intellectuel ou artiste coha-
bitait quotidiennement avec les membres de la guérilla à travers
les activités des centres d’étudiants, des commissions ouvrières,
des centres de quartier, des théâtres alternatifs, etc.
Progressivement, le débat qui opposait le parti aux foyers de
résistance allait être dépassé au profit du développement
concret de cette expérience non programmée de contre-pouvoir
et de double pouvoir. Pourtant, dans ce processus se perdait
une idée essentielle et tout à fait nouvelle propre à la stratégie
des foyers de résistance : l’idée d’avancer en menant ce qu’on
pourrait appeler aujourd’hui des « actions restreintes ».
La notion d’action restreinte n’implique pas de restriction
quantitative de l’expérience. Il ne s’agit pas non plus de privi-
légier des actions réduites par rapport à d’autres de plus grande
envergure, mais de rompre avec une vision centralisatrice de
la lutte, d’éviter de tomber dans la perspective du mirador ou
de se transformer en un double du pouvoir dictant comment
chaque chose doit être.
L’action restreinte est perçue comme le versant normal de
l’universel concret, en ce sens que l’enjeu d’un universel
concret se pense et s’accomplit à la fois dans et pour la situation
concrète. Ce qui dans la teoría del foco apparaît comme du pur
volontarisme détaché de l’universel, c’est-à-dire comme disper-

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sion, relève au contraire de la multiplicité dès lors que nous le


pensons selon la perspective de l’action restreinte.
Malheureusement, la répression démesurée et l’ampleur
mondiale que prit progressivement l’affrontement n’ont pas
aidé au développement de cette tendance. Après la mort du
Che, les colonnes de guérilleros, par peur de la dispersion, tom-
bèrent peu à peu dans une vision centralisatrice de la lutte ;
ceci les amena inexorablement à une sorte de guerre d’appa-
reils, pensée dans les termes typiques du pouvoir. L’heure du
Che était passée et celle de la « constellation Guevara »
n’émergeait pas encore.
Ainsi s’acheva le premier chapitre de cette épopée guévariste
vers la fin des années 1960 : pris au piège du pur volontarisme,
les militants se sont égarés dans un mirage bien connu de ceux
qui pensent ou désirent dépasser l’injustice et qui amène à nier
dans une certaine mesure les conditions objectives.
Cependant, au-delà de la dispersion physique et extensive
de l’expérience des foyers de résistance, la nouveauté qu’elle
véhiculait et sa puissance profonde n’ont pas disparu. Au
contraire, comme toute essence, elle se réactualise sous de nou-
velles formes d’existence.
Ainsi, l’action restreinte ne nous invite pas à nous cantonner
dans le souhait, submergés par l’impuissance, mais à dévelop-
per notre puissance là où elle existe, dans le réel. L’action res-
treinte ne se dirige vers aucun universel abstrait, ni ne pense
en termes d’un nouveau virtuel spectaculaire. Elle part de la
question concrète sur la manière, le mode ou la forme sous les-
quels existent la réalité et le monde dans et pour les situations
où nous existons.
De ce point de vue, l’action restreinte et l’universel concret
sont à la base de la teoría del foco d’aujourd’hui et de son
actualité joyeuse et puissante. Car elle dit : ne nous demandons
pas, frustrés et aigris, comment on aimerait que le monde soit,

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mais pensons plutôt ici et maintenant à partir d’où et de quelle


manière nous pouvons composer de nouvelles lignes de fuite,
de nouvelles dimensions de création et d’émancipation. En ce
sens, les foyers de résistance, qui ne doivent pas être compris
exclusivement comme des actions armées, sont peut-être dans
notre époque obscure et menaçante le véritable pôle de joie, de
vie et de désir.
Éthique et non morale donc, éthique du rebelle et non morale
de la révolution.

Le présent
Nous, qui refusions d’une manière ou d’une autre la logique
dure de l’affrontement entre l’« armée du Mal » et celle du
« Bien », agissions à partir d’un ensemble de mouvements,
d’expériences et de réalités marginales – même si beaucoup
d’entre elles ont été quantitativement importantes.
Parmi les mouvements qui ont su rester en marge de la
vision manichéenne de la lutte entre les deux blocs, se trou-
vaient entre autres le mouvement féministe, qui ne tomba
jamais complètement dans les griffes de la sphère d’influence
communiste, et le mouvement indigéniste qui y échappait fon-
damentalement à cause de l’incroyable mépris que lui mani-
festaient les mouvements communistes internationaux. En
effet, contre toute logique, les Indiens furent victimes d’une
double discrimination dans le mouvement révolutionnaire : en
partie à cause de K. Marx lui-même – en cela prisonnier de
son époque et de l’ethnocentrisme occidental – qui ne retrou-
vait pas du tout dans les revendications concrètes et immédia-
tes des populations indigènes le fantasme abstrait d’un
« prolétariat international ».
La contre-culture incarnée par ces mouvements spontanés et
divers qui commençaient à proliférer hors de la sphère

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d’influence soviétique, proposait aux jeunes de l’époque une


vision radicalement autre de la contestation. Les différentes
variantes du mouvement hippie, la libération sexuelle, les lut-
tes des minorités pour les droits civiques, les précurseurs de la
défense de l’écologie, étaient autant de réalités existantes ici
et maintenant, avec des discours qui ne parlaient ni de modèles
à venir, ni de disciplines à adopter, mais du développement
intégral et immédiat de pratiques de liberté.
Le signe particulier que partageaient ces mouvements était de
ne plus chercher à grignoter des espaces dans le Vieux Monde
et de se permettre de désirer autrement. La subversion radicale
consistait à ne pas souhaiter la même chose que l’ennemi, mais
au contraire à désirer et à construire un autre type de lien social,
d’autres genres de rêves et de vie. Nous l’avons dit, c’est dans
ce contexte que le Che se faisait l’écho de la profonde radicalité
qui bouleversait le propre mouvement subversif et qu’il
commençait à parler de l’homme nouveau.
Les Soviétiques qui disputaient aux jeunes barbus la direc-
tion de la révolution cubaine continuaient de leur côté à parler
de la seule chose qu’ils connaissaient, à savoir les stimulants
matériels. Pour eux, tout était encore très clair : seul l’intérêt
mobilise les hommes et la seule façon de les discipliner, c’est
de les faire avancer en maniant la carotte et le bâton.
Quand le commandant argentin commença à se référer aux
stimulants moraux, il ne le fit pas toujours en des termes très
clairs, en partie sans doute pour les raisons que nous avons déjà
évoquées. Mais en dépit de définitions parfois évasives et de
formules équivoques, le message sut se frayer un chemin et
rencontra immédiatement un écho dans la contre-culture. À
partir de ce moment-là, il s’agissait de lutter et de construire
la liberté non pas à travers l’obéissance aux maîtres libérateurs,
mais dans un véritable défi existentiel.

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À travers ce message, le discours et la figure du Che


commençaient à se constituer en aval et en légitimation de cette
autre contestation puissante et joyeuse, loin du message de tris-
tesse et d’impuissance de la gauche officielle. C’est peut-être
à ce moment-là qu’ont commencé à s’établir les bases du futur
mythe Guevara : le mythe dépasse toujours la valeur de
l’action individuelle et rend ainsi possible la libération de la
puissance des multitudes.
La pensée radicale du Che proposait une solution au piège
dans lequel se trouvaient encore les différents mouvements
contestataires, elle consistait à dire la nécessité de percer à jour
la dimension universelle présente dans les luttes particulières.
Avant qu’un Indien, un citoyen quelconque, un Noir ou un
homosexuel ne puisse sérieusement revendiquer ses droits ou
imaginer du moins « un monde meilleur », le pas le plus dan-
gereux et délicat consistait à ce qu’il soit capable d’inscrire la
réalité concrète de la souffrance, de la discrimination ou du
joug particulier, dans une pensée universelle qui lui permette
de dépasser l’aspect partiel de sa lutte.
Ainsi, s’obliger à penser en termes d’universalité conduisait
directement dans le guet-apens de la pensée progressiste et
communiste dominante, selon laquelle aucune expérience sin-
gulière n’est unique et toutes doivent pouvoir se subsumer d’un
point de vue philosophique, dans un universel abstrait. Forcée,
de cette manière, à inscrire chaque expérience particulière au
sein d’une pensée globalisante, et d’une totalité totalisante, la
pensée militante classique se limitait à penser chaque révolte
en des termes caricaturaux et pseudo-géopolitiques propres au
discours communiste officiel. Devant la possibilité de dévelop-
per une activité culturelle collective ou de revendiquer le droit
à des terres, le militant classique – piégé par la nécessité de
justifier son action en extrapolant du particulier à l’universel –
découvrait ainsi presque toujours que sa situation concrète était

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loin – très loin – de l’universel abstrait dont les axes invisibles


surgissaient toujours ailleurs.
Le message du Che fut donc reçu avec soulagement par des
centaines de milliers de jeunes Latino-Américains qui refu-
saient de céder à cette logique fallacieuse. Son originalité fut
de canaliser le tourbillon fait d’élans libertaires, de lui donner
un sens et une entité, car d’un point du continent à l’autre on
s’efforçait d’articuler une nouvelle forme de rébellion.
Seul quelqu’un qui vit et assume des situations concrètes
peut accéder à une pensée universelle, c’est-à-dire à une cer-
taine notion de ladite globalité qui se manifeste de façon sin-
gulière dans chaque situation.
Le Che légitima et donna des ailes à ce sentiment profond
et à cette conviction existentielle qui n’acceptaient pas la raison
du maître libérateur comme moyen d’échapper au maître
oppresseur. Sa pensée consacra le « présent » comme seul
espace de liberté et de puissance, comme seul lieu de coexis-
tence concrète avec le passé et depuis lequel se construit,
comme une dimension présente, le futur.
Il énonça d’une manière extrêmement provocante envers les
Soviétiques et les communistes du monde entier, une consigne
qui ne peut paraître tautologique qu’à l’homme distrait : « Un
révolutionnaire fait la révolution. »

« Un révolutionnaire fait la révolution »


Interrogé au sujet de la justice, Socrate répondit : « Il n’y a
pas de justice mais des actes de justice. » Vingt-cinq siècles
plus tard, cette distinction allait diviser en deux courants l’atti-
tude et les pratiques des réformateurs sociaux.
Finalement, la pensée socratique dit que la justice n’existe
pas abstraitement ou à partir d’un simple désir de justice ; mais
qu’elle existe à part entière dans chaque acte de justice. Ainsi,

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il n’y a pas de moyens plus ou moins justes, plus ou moins


barbares ou brutaux pour appliquer la justice. La justice, en
tant qu’unité indivisible en moyens d’un côté et en fins de
l’autre, existe ou n’existe pas, tout simplement. Tout espoir de
justice justifiant des actes répréhensibles – ou tout désir de jus-
tice sans actes – est pure impuissance.
Depuis les « olympes gouvernantes » – comme disait notre
cher Ernesto – les nouveaux maîtres libérateurs estimaient que
la justice et la révolution avaient déjà atteint leur forme histo-
rique finale et définitive. Dès lors, être révolutionnaire, être un
rebelle signifiait se plier au modèle sacralisé de la révolution et
surtout obéir aux révolutionnaires institutionnalisés qui avaient
pour mission de libérer le reste de l’humanité.
La consigne du Che – qui ne fut jamais mal interprétée par
les bureaucrates et les dictateurs rouges – soutient qu’un révo-
lutionnaire ne se définit pas comme une fonction, comme un
lieu dans la structure ou encore comme une étiquette, mais
comme quelqu’un qui existe dans le devenir, dans l’action, dans
le désir permanent et sans fin de faire la révolution.
Le Che ne nie pas que certains gouvernements soient
meilleurs ou pires que d’autres, mais dans sa perspective révo-
lutionnaire, ce qui l’encourage c’est la libération et le dévelop-
pement de la puissance opprimée des peuples, ce qu’il
considère comme incompatible avec toute charge, titre ou hon-
neur liés au pouvoir.
Le Che voit le devenir révolutionnaire tel que Deleuze le
décrira plus tard : « Il n’existe pas d’homme libre, il existe des
devenirs de libération. » Et, quand il fait référence à Don Qui-
chotte, il sait pertinemment – comme le chevalier à la triste
figure – que la trajectoire ne précède pas le voyage. Comme
l’écrivait Machado sur la route de l’exil : « Marcheur, il n’y a
pas de chemin, le chemin se fait en marchant… »

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De l’autre côté, les Soviétiques et les Américains avaient


dessiné les frontières de leurs empires. Ignorant ces frontières,
le Che représentait notre lutte, la lutte de tous ceux qui avaient
décidé de construire ici et maintenant un monde plus libre, plus
joyeux et plus digne. Le Che symbolisait l’image de la révolte
non seulement contre la CIA et ses alliés locaux, mais aussi
contre le KGB et ses alliés respectifs.
Des années plus tard, quand je suis arrivé en France après
quelques années de prison, je me rappelle avoir demandé à un
ami, qui appartenait à une organisation trotskiste française et
qui m’avait proposé un logement et de l’aide, ce qu’il faisait
avec ses camarades. Il me répondit qu’ils vendaient des jour-
naux de l’organisation (dans lesquels s’exprimait bien entendu
l’opinion des chefs), qu’ils organisaient des réunions pour dis-
cuter les opinions de leurs chefs et surtout, pour bien les dif-
férencier de celles des chefs d’autres groupuscules, et enfin,
que plus tard ils votaient et appelaient à voter la gauche, parce
qu’une fois la gauche au pouvoir, ils pourraient exiger encore
plus de « gauche »…
Je suis resté consterné par sa réponse ; car ce qu’il m’expli-
quait, d’un point de vue guévariste revenait à dire qu’ils ne fai-
saient « rien ». En Amérique latine, en tant que membres du
mouvement guévariste, nous travaillions avec les différentes
populations locales pour fonder des écoles parallèles, nous déve-
loppions mille pratiques de contre-pouvoir, nous créions des
économies parallèles et nous attaquions des quartiers généraux
militaires, des commissariats et des banques ; enfin, on peut dire
que nous avions un emploi du temps chargé. À travers cette dif-
férence spectaculaire se figeaient deux formes antagonistes
d’envisager la question de la construction de l’alternative : pour
le Français, elle consistait à souhaiter, à attendre et à obéir.
Mais, pour le révolutionnaire guévariste, « faire la révolu-
tion » ne consistait pas à désirer l’arrivée d’un monde différent

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– qui serait meilleur en principe, mais de manière purement


hypothétique – ou un changement de pouvoir ou encore de gou-
vernant pour que l’hégémonie et les règles de la vie changent.
Au contraire, faire la révolution, c’était se confronter immédia-
tement à la complexité du monde existant. La différence n’est
pas d’ordre stratégique, c’est une différence fondamentale qui
entraîne à chaque fois des ruptures majeures.
Le faire guévariste commence avec le refus d’opposer au
monde existant un autre monde, clé en main, parce que le sys-
tème, la domination, le capitalisme, le pouvoir – on l’appellera
comme on voudra – ne sont pas seulement une série d’institu-
tions et d’appareils d’État, idéologiques ou répressifs. Non que
ces appareils n’existent pas avec toute leur force et leur féro-
cité, mais le système est surtout et avant toute chose, les gens,
chacun de nous en tant qu’unités fractales du système dont per-
sonne n’est exclu.
Voilà pourquoi les préoccupations principales du Che conver-
gèrent très rapidement sur cette notion déjà évoquée de
l’homme nouveau ; question complexe et contradictoire, mais
qui correspondait globalement dans les années 1960 à ce que
les jeunes hippies et contestataires désiraient profondément :
non un changement de maîtres, mais un développement « mul-
tidimensionnel » de la vie.
L’œuvre géniale d’Orwell intitulée La ferme des animaux
était devenue pour notre génération un livre fétiche : nous y
voyions une vérité profonde sur le destin de toutes les adhé-
sions à des modèles révolutionnaires qui, moyennant notre
obéissance, promettaient cet « autre monde parfait », qui vous
assuraient que Godot allait arriver.
Révolutionnairement incorrect
Gilles Deleuze soutient dans l’un de ses cours sur Spinoza
que la révolution a toujours été trahie. D’un point de vue his-

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torique, la révolution – impossible ou improbable – s’est tou-


jours trouvée piégée par sa sœur jumelle : la trahison. Staline
et ses successeurs, malgré leur brutalité spectaculaire, n’ont
pas été les premiers à échouer dans la construction du nouveau
monde promis.
Déjà au XVIIe siècle, Cromwell avait réalisé dans un seul et
même acte la perverse révolution-trahison qui acheva brutale-
ment un long siècle de luttes, d’espérances et de courage. La
révolte-trahison de Luther ne fut-elle pas une variante du même
phénomène ?…
Il vaut la peine d’y réfléchir et de se demander si les tenta-
tives pour briser l’histoire en deux, recommencer, refonder des
univers dont les cimes toucheraient le ciel, ne portent pas en
soi quelque chose de la condamnation divine infligée aux auda-
cieux constructeurs de la tour de Babel.
Icare pleure, sa chute se répète sans fin. Plus l’objectif est
haut, plus la tristesse serait-elle profonde ? Quoi qu’il en soit, le
Che représente ce bégaiement qui insiste encore et toujours au-
delà de l’évidence, au-delà des chutes, dans cet appel quasiment
ontologique à la liberté et à la justice. Ainsi transformé en sym-
bole « anti-Cromwell », le Che est indiscutablement le révolu-
tionnaire qui fait « vraiment » la révolution en ce sens qu’il est
capable de la concevoir non comme un aboutissement mais
comme un processus sans fin. On peut dire en termes guévaristes
que la révolution n’est pas un point d’arrivée mais un devenir ;
elle n’est pas l’objectif de l’acte révolutionnaire, mais l’acte lui-
même – inexorable et interminable.
Voici un exemple doublement tragique qui est justement très
significatif des obstacles que la conception réductionniste de
la révolution s’obstine à imposer au guévarisme. C’est une
petite histoire en deux actes. D’abord, le héros est le Che lui-
même, puis deux ans après sa mort les protagonistes de l’his-

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toire sont les guérilleros guévaristes argentins, à l’un des


moments les plus durs de la dictature.
Lors d’un voyage du Che aux États-Unis pendant lequel il
devait intervenir aux Nations unies, les Black Panthers le
contactèrent pour lui demander un entretien. Le Che admirait
depuis longtemps ce groupe qui – avec d’autres – constituait
la forteresse de la contre-culture et de la radicalité au sein
même de l’empire, aussi accepta-t-il leur proposition sans hési-
ter. Cette rencontre du commandant argentin avec le comité
central du Black Panthers Party – dirigé par Malcom X en per-
sonne – est devenue l’un des très rares épisodes de la vie du
Che dont il ne reste (a priori) aucune photographie, aucun
témoignage visuel.
Tout ce qui a trait à la vie du Che, y compris ses années au
Congo, a fini par être connu et dévoilé ; tout sauf les tenants
et aboutissants de cette rencontre. Ceci s’explique facilement :
pour Fidel et pour les Soviétiques, la révolution avait déjà eu
lieu, et dans ce monde méticuleusement divisé, il était mal vu
que l’un des deux Grands se permette d’aller soutenir des grou-
pes qui dérangeaient l’autre. En fait, le Che avait violé une
règle sacrée du club très « select » des maîtres du monde : celle
qui dit de ne pas se mêler des affaires internes de l’autre, ou
plutôt de ne pas s’en mêler ouvertement. Il fallait donc effacer
les traces de cette désobéissance révolutionnairement incor-
recte. Les spécialistes de l’amnésie historique ont pris l’affaire
en main ; on élimina soigneusement les traces de la rencontre,
aussi efficacement que d’une année à l’autre l’on avait fait dis-
paraître des photos officielles les membres du bureau politique
et autres personnalités devenus indésirables. Ainsi se clôt le
premier acte, celui de la rencontre du Che avec les Black Pan-
thers.
Mais l’histoire se poursuivra des années plus tard quand, en
pleine action des diverses guérilleras dans différents points du

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LE GUÉVARISME – SOUS L’ÉTOILE DU CHE

sud du continent, l’ERP argentin – qui mettait en échec la dic-


tature précédant celle de Videla – reçut une requête des Black
Panthers. Malcom X et le Che avaient été assassinés, mais au
nom de la fidélité née de leur rencontre, les Black Panthers
s’adressaient à l’une des colonnes guévaristes afin d’obtenir un
entraînement militaire pour un petit groupe de militants et de
cadres de l’organisation américaine. Tout comme le Che, la
direction de l’ERP n’hésita pas à donner une réponse affirma-
tive.
Les problèmes ne se sont pas fait attendre, comme si l’ombre
de la première rencontre avortée planait encore en menaçant
cette fois les guérilleros argentins à un moment particulière-
ment délicat et dangereux de la lutte contre la répression. Le
premier problème fut pour ainsi dire, d’ordre technique mais
le deuxième – bien plus grave – fut profondément politique.
La difficulté technique se manifesta dès l’arrivée des Black
Panthers à Buenos Aires. Dans l’enthousiasme de répondre à
la demande des Américains, l’idée n’était venue à personne
dans l’ERP qu’un groupe d’immenses Noirs, de belle prestance,
tels que les Black Panthers, ferait autant d’effet à Buenos Aires
que l’atterrissage d’une soucoupe volante au milieu de la Place
de Mai. Si bien qu’aller et venir en leur compagnie se révélait
chaque fois presque suicidaire, sans parler des problèmes
concrets que posait leur entraînement. Par ailleurs, même si
l’échange fut chaleureux, bien souvent les Américains ne pou-
vaient cacher leur perplexité quand ces combattants guévaris-
tes qu’ils avaient idéalisés leur demandaient presque des
autographes ou voulaient savoir s’ils connaissaient Jimi Hen-
drix ou s’ils avaient vu Janis Joplin de leurs propres yeux.
Cependant, le problème majeur n’avait rien de folklorique ;
il surgit comme la première fois, avec la condamnation des
doyens de la révolution, ceux qui savaient quel devait être le
sens de l’Histoire. À cette occasion, le censeur ne fut pas Fidel

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CHE GUEVARA

– qui ne peut tout de même pas détenir le monopole de tous


les arbitraires de l’Histoire – mais un groupuscule de petits
militants trotskistes parisiens. Vaguement égarés dans leur
délire de leaders imaginaires de la non moins imaginaire révo-
lution mondiale, ils étaient incapables d’estimer la réalité d’un
groupe de résistance qui, à l’autre bout du monde, en Argen-
tine, menait à bien une véritable lutte, au prix de morts, de tor-
ture, de clandestinité et de prison…
C’est ainsi qu’entre deux dîners et un week-end à la plage,
les « leaders » français décidèrent que l’ERP argentin ne devait
pas entraîner les Black Panthers. Car, selon ces grands diri-
geants français (qui sont les mêmes aujourd’hui, avec en plus
quelque jeune postier adepte de la vieille pensée), le groupe
qui méritait d’être reconnu comme révolutionnaire aux États-
Unis n’était pas celui des Black Panthers (en voilà une sur-
prise) mais un autre qui ressemblait comme deux gouttes d’eau
aux trotskistes français. C’était un groupe universitaire
complètement coupé de toute réalité sociale, qui depuis des
bibliothèques bien climatisées montaient courageusement la
garde autour du trésor du dogme.
Tragiquement, les colonnes de guérilleros dépendaient dans
une certaine mesure de ces groupuscules parce que ceux-ci
apportaient de l’aide matérielle et qu’ils facilitaient un tas de
contacts et d’infrastructures internationales impossibles à
garantir depuis le Sud ; et tout ceci assurait parfois la vie de
beaucoup de nos camarades. C’est pourquoi la menace des lea-
ders parisiens de nous exclure de l’Internationale, si nous ne
suspendions pas la collaboration avec les Panthers, était parti-
culièrement grave. Encore plus sérieuses furent les conséquen-
ces du refus de l’ERP de céder aux pressions des Français :
ceux-ci coupèrent net toute aide et soutien au moment extrê-
mement délicat et dangereux de la lutte contre la répression
fasciste.

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LE GUÉVARISME – SOUS L’ÉTOILE DU CHE

La (dé)raison des leaders connaît des raisons que la raison


révolutionnaire ne connaît pas… C’est pourquoi aujourd’hui –
plus de trente ans après la mort du Che – le guévarisme
continue heureusement d’être un caillou dans les chaussures
des « leaders de la révolution » et des « maîtres libérateurs »
qui perçoivent encore dans la vraie action révolutionnaire un
danger pour le pouvoir – réel ou imaginaire – qu’ils détiennent
eux-mêmes.
Un révolutionnaire fait la révolution, un « leader » la trahit.

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CHE GUEVARA

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LE DEVENIR DE LA CONSTELLATION

Le devenir
de la constellation

Les limites du volontarisme


Dans la figure du Che se cristallise une contradiction essen-
tielle qui traverse l’histoire de la philosophie depuis ses débuts
pré-socratiques.
Pour Héraclite il y a – comme nous l’avons évoqué plus haut
– certains hommes qui dorment et d’autres qui sont éveillés. Il
y a quelques années, j’ai abordé ce sujet dans un livre qui s’inti-
tule Cette douce certitude du pire ; j’y décrivais ceux qui dor-
ment comme des êtres qui incarnent d’une certaine manière la
consistance, la norme. Ce n’est pas au sens moral qu’ils sont
endormis, leur conduite s’adapte plutôt au conformisme, ou en
d’autres termes, à une certaine passivité a-critique marquée par
le sens commun et la norme dominante.
Les éveillés, quant à eux, seraient ceux qui d’une manière ou
d’une autre incarnent dans une époque donnée (ou dans une
situation donnée) ce qui est inconsistant, en mouvement, ce qui
faillit ou exige. Ceci signifie que les éveillés assument le deve-
nir. La pensée critique de ceux-ci serait ainsi l’inconsistance à

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CHE GUEVARA

la fois théorique et pratique de chaque situation ; ils incarnent le


devenir qui remet en question la stabilité mais sans lequel l’exis-
tence même (qui en apparence est quiétude – mais seulement en
apparence –) serait menacée de disparaître.
Cette problématique sera reprise plus tard par Platon. Dans
La république, il donne la raison de sa conviction selon
laquelle les philosophes – ceux qui savent – doivent se charger
de diriger et d’orienter la société. Socrate se demandait lequel,
du sophiste ou du médecin, serait capable de convaincre la foule
qu’il sait plus dans le domaine médical ? Sa réponse était que
le sophiste y parviendrait, non parce qu’il sait davantage sur la
médecine, mais parce qu’il connaît la rhétorique (aujourd’hui
on parlerait de la « communication ») et ceci le met en position
de supériorité par rapport au médecin. À partir de là, Platon
conclut que ce sont les élites qui doivent gouverner.
L’interrogation revient encore une fois dans la modernité, à
travers une préoccupation progressiste centrale de la philoso-
phie des Lumières : on se demande ce qu’on doit faire pour
« éveiller » la masse et pour que celle-ci soit capable d’une
pensée critique et apte à envisager l’avenir.
Pour Guevara – comme pour beaucoup d’autres révolutionnai-
res – ce problème est tout à fait central, et chez lui, l’idée même
d’homme nouveau recouvre celle d’une majorité (ou d’une
masse) de gens composée de consciences critiques, c’est-à-dire
d’éveillés. Ceux-ci jugeraient du devenir du monde ainsi que de
celui de la science et de l’humanité, et ils fonderaient leur juge-
ment sur des analyses rationnelles et conscientes. Le désir d’un
rebelle rencontre ainsi dans la pratique ce dilemme qui, depuis
plus de deux mille cinq cents ans, n’est toujours pas résolu.
En réalité, quand un secteur social, une classe, un peuple ou
une minorité se lance dans un combat pour revendiquer ses
droits et un niveau concret de justice, on observe fréquemment
deux phénomènes de nature différente et non réductibles l’un à

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LE DEVENIR DE LA CONSTELLATION

l’autre. D’une part, dans toutes les luttes, on revendique quelque


chose de concret ; on lutte par exemple pour un abri, pour un
travail, pour l’indépendance d’un pays, pour les droits d’une
minorité, etc. La revendication concrète est pour ainsi dire ce
qu’on exprime avec des drapeaux, les pamphlets ou les jour-
naux associés à cette lutte ; c’est ce qui est évident et explicite
pour le sujet qui s’y engage.
Par ailleurs, il arrive souvent qu’une fois la lutte lancée avec
certaines revendications concrètes, quelque chose dépasse, dans
cette action libertaire, la spécificité du combat et s’érige en une
sorte de message universel de liberté, touchant également ceux
qui ne souffrent pas directement de l’injustice dénoncée. Cette
universalité-là – qui déborde ou excède la revendication
concrète – se présente comme l’univers que Leibniz perçoit
dans la forme confuse de chaque monade singulière. Ainsi, cer-
taines luttes, certains mouvements sociaux brilleront d’une
lumière qui va au-delà de ceux qui y jouent un rôle et éclairent
de leur puissance révolutionnaire l’ensemble de la société.
En vertu de cette double articulation, ce type de lutte est donc
identifié d’un côté par ses objectifs « consistants » – ceux qui
constituent pour l’actant la raison immanente de la lutte – et de
l’autre côté, en tant qu’impulsion mettant en cause la consistance
et l’ordre dominant, elle représentera l’émergence de l’inconsis-
tant, de ce qui rappelle ou représente universellement la liberté,
mais plus seulement pour le secteur immédiatement affecté par
la revendication ponctuelle. Dans chaque société et de tout
temps, l’inconsistance qui rappelle le devenir de la vie, existe
comme une « fonction » recouvrant différentes failles et mouve-
ments de la société – sans s’épuiser totalement en eux.
De ce point de vue, il n’est pas surprenant de voir la cons-
ternation du militant solidaire d’une cause quelconque qui,
étant capable de discerner et de soutenir une lutte concrète, se
demande soudainement, face à certains faits, s’il n’y a pas eu

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CHE GUEVARA

une « erreur de livraison ». Mais voilà ce qui arrive : le sujet


concret de la revendication, disons un sans-papiers par exem-
ple, joue en quelque sorte le même rôle que l’esclave messager
de l’Antiquité. Ce dernier portait sur sa nuque un message dont
sa vie dépendait et dont il ignorait la signification. Alors, le
militant ou la simple personne qui l’observe, qui se rend soli-
daire de sa cause et qui croit par ailleurs lire concrètement le
message dont il est porteur, se sent frustré et se questionne en
remarquant que le sans-papiers – comme l’esclave – ignore la
transcendance et le sens profond de la cause qu’il revendique.
Souvent, le sans-papiers ne lutte pas nécessairement pour la
liberté et la justice mais concrètement pour ses papiers, pour
obtenir ce qui dans sa propre perspective est juste ; il n’est pas
forcément conscient ou capable de voir que dans la situation à
laquelle il participe, sa revendication de justice actualise en
même temps une essence universelle, transhistorique et fonda-
mentale qui ne peut se manifester autrement qu’à travers la sin-
gularité de certaines luttes particulières.
Nous avons déjà remarqué que, dans ces luttes, l’actualisa-
tion du désir de justice par l’accomplissement ponctuel de ce
qui est juste coïncide avec l’actualisation de l’essence du désir
de liberté – essence qui préfigure et fonde tout désir de justice
sans être pourtant évident ou même compréhensible pour le
sujet qui lutte. Dans le cas des sans-papiers, il n’y a aucun
doute : la lutte particulière trouve sa justice et sa raison immi-
nente dans le désir de justice dont l’aboutissement consistera
nécessairement à obtenir des papiers. Si la flamme de la contes-
tation qui encourageait la lutte dans la revendication concrète
paraît s’éteindre lors de l’obtention des papiers ou de tout
accomplissement ponctuel, c’est parce que le caractère radical
et d’inconsistance, qui s’actualise en même temps dans ce pro-
cessus, n’entrera pas dans la perspective du sans-papiers tant
qu’il ne pourra se voir comme un homme parmi d’autres, non

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LE DEVENIR DE LA CONSTELLATION

plus strictement comme sujet de la situation, mais comme une


partie d’une situation qui l’englobe et le fonde.
C’est l’inconsistance, la radicalité et l’actualisation d’une
essence universelle à travers la singularité de la lutte spécifi-
que, qui souvent interpellent et intéressent beaucoup d’autres
personnes que les sans-papiers. Car, en effet, au-delà de
l’objectif concret de celui qui observe la situation et qui la
considère comme une partie et non comme le tout, cette lutte
véhicule également une interrogation sur la signification de
l’identité nationale, sur les relations entre le Nord et le Sud,
sur les modes de solidarité possibles entre les peuples, etc.
Par ailleurs, il est évident que la manière dont une société
traite ses sphères les plus fragiles définit l’essence même de
cette société. Il n’y a aucune raison pour qu’une personne
concrète, ayant émigré clandestinement et désirant obtenir ses
papiers pour vivre un peu plus tranquillement, doive être en
même temps un « messie » ou un « prophète » d’un autre
monde. Pourquoi un Africain sans-papiers devrait-il être un
homme solidaire, révolutionnaire, radical ou messager d’un
autre monde meilleur et plus juste ? Les revendications de jus-
tice sont justes même quand elles ne sont pas explicitement
proclamées au nom de l’incessante quête de liberté.
Prenant en compte tout ce qui vient d’être dit, demandons-
nous quelle serait la bonne relation, la bonne distance ou arti-
culation entre le désir universel de liberté et les différentes lut-
tes concrètes pour la justice ? Quelle est la relation possible
entre la critique et le mouvement d’un côté, et la stabilité
démocratique de l’autre ? Il est clair que Guevara refuse
d’adopter la position exprimée par Platon dans La république,
mais la solution qu’il apporte n’est pas moins chimérique et on
peut dire que dans une certaine mesure, elle est dangereuse.
Au fond, le Che désire que ce soient les philosophes qui diri-
gent le monde, ce qui explique son rêve d’un monde où chaque

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CHE GUEVARA

personne serait philosophe. C’est finalement un retour quelque


peu caricatural à l’idéal de la philosophie des Lumières. Cette
foule de philosophes, ce monde de « citoyens critiques » devait
pouvoir se construire d’une manière ou d’une autre et atteindre
une idée dominante liée à celle de l’homme nouveau : la créa-
tion d’une société constamment mobilisée et en devenir. Sui-
vant cette perspective on a vu se former à Cuba par exemple
lesdits « Comités de défense de la révolution » (les CDR) qui
devaient accomplir la mission historique de « cristalliser la
mobilisation permanente ». La dose spectaculaire de volonta-
risme impliquée dans ce projet non seulement ne réussit jamais
à assurer la mobilisation critique et l’éveil des masses, mais elle
aboutit à l’opposé quasi paradigmatique de l’objectif visé.
C’est-à-dire que dans la vie quotidienne de Cuba, ce sont fina-
lement les voisins les plus médiocres, les plus conformistes,
ceux qui nourrissaient le plus de jalousie et de rancœur qui trou-
vèrent dans les CDR le lieu et la structure idéale pour dénoncer
leurs voisins, pour les contrôler, les surveiller et les effrayer.
Malgré l’évidente subversion des idées du Che visible à tra-
vers cet exemple et à travers tant d’autres, il n’est pas facile
de renoncer aux chimères d’une société de critique perma-
nente. Ainsi, dans certaines villes brésiliennes où les gens de
gauche ont gagné les élections partielles par exemple, on voit
se développer la célèbre pratique du « budget participatif », une
expérience présentée surtout par ses adeptes européens comme
une sorte de panacée universelle d’un nouveau monde où les
gens rompent avec le spectacle et se transforment définitive-
ment en vrais protagonistes de leurs vies. L’intention sous-
jacente au concept de budget participatif est sans doute très
intéressante et compréhensible. Mais dans la réalité quoti-
dienne, le pari historique qui dit qu’à travers cet exercice il doit
être possible d’induire les gens à s’éveiller et à se transformer
en une masse de citoyens actifs, qui proclame la possibilité

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LE DEVENIR DE LA CONSTELLATION

d’accélérer d’une certaine manière le désir transcendant de


liberté, et de l’amener à un niveau beaucoup plus essentiel que
celui de la discussion d’attributions de budget, ce pari-là a ten-
dance à ne pas se vérifier. Au-delà des bonnes intentions de
ceux qui croient à l’efficacité des budgets participatifs, dans la
pratique ce sont « toujours les mêmes » voisins, toujours les
mêmes personnes qui ont envie d’y participer, les mêmes mili-
tants et ceux qui étaient déjà actifs, qui finissent par se retrou-
ver « entre eux » dans des réunions très ennuyeuses. Pendant
ce temps, la grande majorité des voisins sont peut-être tout à
fait satisfaits de la nouvelle administration, mais ils ne sont
mus par aucun élan pour devenir eux-mêmes protagonistes de
ce type d’expérience. Comme le disait un éditeur parisien,
« être un citoyen actif, c’est très chiant… ».
Le volontarisme, l’activisme – ou pire encore – le contrôle
social, ne sont décidément pas les moyens propices pour tenter
de produire des profonds changements culturels et sociaux.
L’Histoire nous montre aussi qu’entre le sens commun (presque
toujours contradictoire et conservateur) et la pensée critique
(souvent radicale et contestataire) s’est établie une relation
d’interdépendance mutuelle semblable à la tension des pôles
antagonistes qui ne peuvent exister l’un sans l’autre. La ques-
tion qui nous occupait au sein du mouvement guévariste était –
déjà à l’époque du Che mais aussi après sa mort – de penser et
de réaliser cette articulation conflictuelle entre les foyers de
radicalité, de résistance et de critique, et les mouvements de
consistance, contradictoires et complexes.
Pour ma part je ne crois pas qu’il existe une vraie « solution »
ou une « synthèse », mais je pense en revanche qu’il s’agit à
chaque époque et dans chaque situation donnée de trouver ou de
construire une position nécessaire qui soit – rappelons-le – éthi-
que et non pas morale. L’articulation entre des groupes actifs (ou
« foyers d’inconsistance ») et des grands mouvements sociaux

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CHE GUEVARA

doit être de nouveau pensée en ces termes. En réalité, contraire-


ment à ce que la mystique populaire dit, rien ne nous permet
d’affirmer que lors de vraies ruptures historiques – telles que les
révolutions, les insurrections, etc. – nous assistons à l’abandon
par la majorité, d’une idéologie de la discipline, de l’adhésion et
du conformisme. En effet, les grandes ruptures de l’Histoire, cel-
les qui impliquent un changement d’hégémonie et de structure
sociale, s’opèrent quand d’importants secteurs de la société adhè-
rent aux nouvelles positions – aux positions critiques ; mais rien
ne permet d’interpréter ce type d’adhésion « quantitative »
comme des moments qui marquent une rupture entre la grande
majorité des gens et la pensée normalisée, ou de sens commun.
Bien au contraire, à ces moments-là ce qui arrive en réalité
c’est que le lent travail contradictoire et irrégulier des minorités
critiques débouche (finalement ?) sur une nouvelle pensée, sur
un nouveau modèle consistant qui se substitue au précédent. La
rupture historique n’introduit pas d’énormes masses de gens dans
des dimensions existentielles d’inconsistance et de doute, mais
elle incarne en soi, et immédiatement aux yeux des majorités,
une consistance et une norme meilleures que les précédentes.
Une fois qu’on a dit cela, il est indispensable d’affirmer que
le philosophe ne peut ni ne doit en aucun cas diriger la société,
car son exigence normale de consistance et de logique serait
un obstacle : il ne peut prétendre diriger la vie des sociétés qui
sont quant à elles, toujours complexes, contradictoires et non
susceptibles d’être ordonnées rationnellement. Le philosophe,
qui incarne – ainsi que le militant – ce sentiment critique, doit
pouvoir faire partie de la multiplicité et de l’inconsistance, en
renonçant au pouvoir et à la vocation d’ordonner la complexité.

Ici et maintenant
Le ciment qui lie l’ensemble des mouvements alternatifs des
années 1960 pourrait se définir – mieux que par leurs pratiques

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LE DEVENIR DE LA CONSTELLATION

effectivement multiples, variées et souvent contradictoires –


par une sorte de dénominateur commun subjectif, par une pers-
pective qui se concentre peut-être intuitivement, dans l’ici et
maintenant. Cette perspective de l’immédiateté s’opposait à
toutes les morales tristes – aussi bien les réactionnaires que les
progressistes, les réformistes que les révolutionnaires – qui
promettaient des lendemains sans chaînes au lieu de la disci-
pline et de la soumission du présent.
L’homme du ressentiment, tel que Nietzsche le présente,
qu’il s’agisse du curé ou du socialiste, opère selon la conviction
qu’il est nécessaire de souffrir dans la vie. Cet homme-là est
également l’homme de l’impuissance, quelqu’un qui serait sus-
ceptible d’adhérer à des thèses ou à des groupes révolutionnai-
res, mais qui le ferait toujours en conservant un sentiment secret
de haine pour la vie. Sa dévotion pour la morale et la répression
sera le produit de sa haine et de sa jalousie du maître, de même
que le désir qui garantit sa force et son énergie sera celui de
devenir maître à la place du maître.
Pour l’homme du ressentiment comme pour le militant triste,
le présent n’a de valeur que comme promesse de quelque chose
à venir. Si cette promesse se structure parfois de manière plus
sophistiquée, son message reste pourtant le même : « Suivez-
moi, obéissez-moi parce que quand vous aurez fait de moi
votre nouveau maître, je ferai de vous des hommes heureux…
demain, toujours demain… »
Devant les attitudes induites par des promesses qui encoura-
gent inexorablement des rêves d’esclaves, de vengeance et
d’envie, l’ici et maintenant de l’alternative révolutionnaire
représentait l’affirmation immédiate de la vie – de la vie réelle
des hommes et des femmes, des animaux et des végétaux.
Si la fête et la joie hippies ont à leur manière mis en évidence
un aspect authentique de cette attitude, la consigne en tant que
telle éveilla aussi des doutes sincères et des critiques ; car on

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CHE GUEVARA

confondait souvent la notion de l’ici et maintenant avec l’idée


que la seule chose qui devait compter était l’instant présent,
l’immédiat, en dépit du futur, du passé et du devenir. Ainsi, pour
beaucoup, renoncer aux termes de « promesse » et de « pro-
gramme » revenait à abandonner toute responsabilité concer-
nant le futur.
Réduit à cette interprétation, l’ici et maintenant se confon-
dait avec l’instant présent tel que le capitalisme l’entendait –
c’est-à-dire comme une adhésion irresponsable, un comporte-
ment complètement irréfléchi et destructeur. Le capitalisme,
dans sa folie économiste, ne peut en effet penser en termes de
devenir ou de futur, puisque le seul paramètre qui ordonne ses
actes et ses transactions est le profit ; or, plus il est immédiat,
mieux c’est. La disparition du présent conduit à la tristesse et
à l’impuissance et lâche les hommes dans une course effrénée
dont le but est de rattraper ce qui échappe, tout ce qu’on ne
pourra plus ni habiter ni retenir.
Si le capitalisme abolit le présent et l’éclate en une infinité
d’instants successifs et fugaces qui nous rendent orphelins de
notre propre existence, les différents messianismes révolution-
naires n’en font pas moins, car ils voient dans le présent un
instant simplement transitif, un passage qui n’a plus de sens,
sauf en tant que moyen pour atteindre un futur de rédemption.
Pour toutes les philosophies de la situation, le présent est au
contraire décrit comme un ici et maintenant, il cesse d’être cet
instant fugace qui nous échappe, pour devenir épais, consistant
et multidimensionnel. Déjà saint Augustin dans ses Confessions
se rebellait contre la dévaluation du présent. Il affirmait que le
présent comporte en lui-même le « présent du passé », que sont
les déterminations qui fondent le présent, le « présent du futur »,
car ce dernier est ce qui existe comme une virtualité et une pos-
sibilité ici et maintenant, et enfin, le « présent du présent », qui
est l’articulation complexe et multiple des trois dimensions. Ce

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LE DEVENIR DE LA CONSTELLATION

présent multidimensionnel se situe donc au-delà du temps dis-


ciplinaire du maître et de la société panoptique.
L’une des consignes que le Che énonçait souvent, et qui est
devenue avec le temps une sorte de signature, était : « Le pré-
sent est fait de lutte, le futur nous appartient. » Ceci, à première
vue, laisserait supposer chez le Che une forme de messianisme.
Et pourtant, quand le Che évoque le futur en termes de « pro-
jet » dans le contexte du débat sur l’homme nouveau, il le fait
en pensant au devenir du concret qui peut commencer à se
construire ici et maintenant. Les projets contiennent ainsi à
chaque étape leur propre singularité subversive et leur propre
finalité immédiate et présente. Quand le présent est vécu dans
son ampleur multidimensionnelle, le futur dont parle le Che ne
nous appartient pas comme une promesse ou comme un futur
qui viendrait à condition que nous soyons disciplinés, concrets,
obéissants ; le futur nous appartient comme un élément de
puissance, comme le pli et le repli du présent, et dans la mesure
où nous assumons l’existence d’une situation dans et pour sa
complexité.
Dans diverses expériences progressistes et révolutionnaires
qui ont lieu de par le monde et qui sont l’expression du mou-
vement alternatif actuel, réapparaît une fois de plus l’ancienne
opposition entre le présent idéalisé – propre à la promesse – et
le présent désignant ce qui se joue ici et maintenant. Tenace,
l’héritage de Guevara continue à nous interpeller à un moment
où les nouveaux maîtres libérateurs – hommes de la morale et
du ressentiment – s’efforcent de formater les nouvelles alter-
natives en essayant sans cesse d’escamoter le présent.
Face à la vie multiforme – ou, comme disent les zapatistes,
face à « la vie contre le néolibéralisme, sans modèles ni pro-
messes » –, le pouvoir redouble d’arguties pour quadriller la
résistance qui se présente sous la forme d’une myriade de pro-
jets de résistance et de construction et qui crée peu à peu le

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CHE GUEVARA

nouveau, la puissance. En même temps, l’urgence et la gravité


de la situation de millions d’hommes et de femmes de par le
monde font que beaucoup de gens, malgré leur bonne volonté,
se dispersent et trouvent que le temps de la construction et de
la résistance est trop long et impossible à tolérer.
Pendant que l’impatience se répand de manière compréhen-
sible, les nouveaux maîtres libérateurs (qui sont souvent ceux
d’hier) viennent proposer les vieilles recettes, convaincus que
le temps des promesses, de la discipline et de l’obéissance est
de retour. « Un autre monde est possible », dit un slogan poli-
tique actuel, mais il s’agit toujours du même dilemme : ou bien
on choisit la construction lente, contradictoire et multiple de
ces « possibles » ici et maintenant, ou bien on adhère une fois
de plus aux programmes, aux modèles et aux partis qui proli-
fèrent sous de nouvelles formes et qui, répondant à l’urgence,
nous conduisent rapidement à l’impuissance totale.
Il n’y a pas de raccourcis pour arriver plus rapidement à
d’autres lendemains. Il n’y a pas non plus de raccourcis dans la
résistance-construction. Les nouveaux faiseurs de promesses
qui luttent pour accéder à une place de pouvoir dans le mouve-
ment alternatif déclarent que la situation est urgente, puis agis-
sent comme quelqu’un qui, face à une épidémie, constatant que
le vaccin sera long à trouver, refuse de donner le temps néces-
saire à la recherche et d’appliquer des thérapies intermédiaires,
prétextant que faire cela serait une façon d’accepter la maladie.
La recherche de solutions aux situations d’urgence – qu’il
s’agisse du besoin de vaccins ou de nouveaux types de lien
social et de mode de vie – ne peut pas être menée à coups de
simples souhaits, elle ne peut pas non plus résulter d’une action
précipitée ou désespérée. Si des changements ont lieu, si quel-
que rupture émerge, ceux-ci ne seront jamais le fruit d’un sou-
hait mais de l’action concrète d’hommes qui agissent dans et
pour une situation donnée.

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LE DEVENIR DE LA CONSTELLATION

Quand de tels changements et de nouvelles formes de vie


surgissent de manière irréversible et non artificielle, ceux-ci ne
sont nullement le fruit de la brutalité d’un pouvoir tyrannique
au nom de la liberté, ni celui du chant de sirènes de ceux qui
aspirent à être des leaders révolutionnaires. Ceux-là, faute de
meilleures recettes, reviennent à la charge avec ce vieil idéa-
lisme qui mise sur un modèle imaginaire au lieu de construire
ici et maintenant, étape par étape, le célèbre « autre monde »
qu’ils proclament.

Le protagonisme social
Le Che, dont la position est très proche de la critique déve-
loppée avec génie par Marcuse dans L’homme unidimension-
nel, fut sans doute capable d’observer la réalité sans se laisser
aveugler par l’idéologie. Cela lui permit de penser le change-
ment social comme une question très proche de la préoccupa-
tion anthropologique sur le « protagonisme social ». Marcuse
écrit que dans le monde capitaliste comme dans les sociétés
socialistes, l’homme existe dans une sorte de réduction de lui-
même, c’est-à-dire dans une forme unidimensionnelle qui est
la dimension utilitaire de la survie.
Il ne s’agira pas dans l’émancipation d’assumer la direction
de la survie utilitariste, mais plutôt d’arracher l’homme à cette
existence unidimensionnelle.
Très tôt, le Che manifesta son refus des sociétés disciplinai-
res qui maintiennent artificiellement la polarisation simpliste
de la période révolutionnaire afin de nier la complexité ; et il
essaya de comprendre de quelle façon les hommes pouvaient
s’unir et collaborer les uns avec les autres une fois la crise révo-
lutionnaire finie. Il savait par expérience que, face à l’adver-
sité, les hommes s’unissent, mais contrairement à Fidel et aux
communistes, son souci était de savoir comment faire pour que

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CHE GUEVARA

cette union et cette solidarité persistent sans qu’il soit néces-


saire d’inventer ou de provoquer constamment de nouvelles
adversités.
Dans la fièvre des périodes insurrectionnelles ou des grands
moments de contestation, les hommes découvrent le bonheur
de l’union, du collectif, du « communisme aléatoire » comme
disait Althusser. Mais après tout cela, une fois que le temps de
la lutte ou de l’adversité est passé, cette communion se défait
et s’évanouit, et les hommes se séparent à nouveau, ils conti-
nuent à se percevoir (eux-mêmes et entre eux) comme des êtres
isolés, sans histoire ni destin communs.
Des exemples à ce sujet, il y en a partout. En Uruguay, il y
a quelques années, les Tupamaros et un groupe de sans-abri
ont organisé ensemble une occupation de terres. Puis, sur ces
terrains, ils ont bâti leurs logements et ont réussi au bout d’un
certain temps à obtenir enfin des titres de propriété. Quelques
mois plus tard, l’ancien théâtre des combats communs s’était
transformé en un simple quartier où les voisins disaient du mal
les uns des autres et où l’on critiquait d’une seule voix les
Tupamaros.
D’une manière similaire, lors de la grève générale des trans-
ports en 1995, les Parisiens découvrirent le « covoiturage ».
Tant qu’a duré la nécessité de partager les trajets en voiture,
les Parisiens se sont rendu compte que le voyage leur permet-
tait de discuter et de se raconter des choses, ce qui les a fait
sortir finalement du mutisme quotidien et partager un moment
avec d’autres personnes. Dès que la grève s’est achevée, cette
phobie typiquement française reprit le dessus et les voisins qui
« covoituraient » n’échangeaient plus que le mécanique
« salut, ça va ? » en se croisant dans les couloirs.
Il me paraît indispensable d’essayer de voir si toute solida-
rité est fatalement condamnée à être un événement éphémère
des temps de crise, ou alors s’il est possible de construire struc-

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LE DEVENIR DE LA CONSTELLATION

turellement des modes de solidarité irréversibles (non discipli-


naires, bien entendu) qui soient plus désirables, plus puissants,
et enfin, plus joyeux que la sérialisation individualiste.

D’hypothèses et de pratiques
Dans un texte intitulé Les cadres, le grand dirigeant vietna-
mien Lê Duan explique que quand deux cadres révolutionnaires
discutent sur n’importe quel sujet, il est impossible que tous
deux aient raison, il y en aura un qui donnera des arguments
allant dans le sens de l’histoire et pas l’autre. Il est intéressant,
dans cet exemple au simplisme dogmatique, de voir s’exprimer
ouvertement quelque chose qui caractérise l’une des croyances
centrales de l’homme occidental, même au-delà du milieu mili-
tant et révolutionnaire, à savoir la conviction profonde que,
dans chaque situation et face à tous les problèmes, l’homme doit
pouvoir trouver, découvrir ou inventer une solution. Ceci pré-
suppose naturellement qu’il y a toujours une solution, quoi qu’il
arrive. Cette omnipotence totalement imaginaire est typique de
ceux qui, d’une manière ou d’une autre et à quelque titre que
ce soit, s’occupent et se préoccupent de ce qu’on pourrait appe-
ler le devenir du monde et de la société, protégés par la certitude
de quelques canons indiquant pas à pas et sans ambiguïté le
politiquement correct.
À l’extrême opposé de ce pragmatisme illusoire, l’avatar phi-
losophique de l’héritage guévariste consiste à pouvoir répondre
que si « faire quelque chose » devant l’horreur ou devant les
menaces revient à s’efforcer de changer volontairement le cours
des choses, alors on doit admettre que dans la plupart des cas la
seule chose qu’on puisse faire est de ne « rien » faire. Or, il n’est
jamais possible de ne rien faire ; et en plus nous ne savons rien :
rien sur le devenir ni sur les causes, rien sur le côté d’où pourrait
arriver la solution des choses.

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CHE GUEVARA

Il ne s’agit absolument pas de faire la sourde oreille aux défis


du monde, à la douleur, à l’oppression ou à la maladie, mais au
contraire d’être capables d’ouvrir les yeux face à la réalité et de
l’appréhender dans sa dimension réelle – sans nous aider de
béquilles imaginaires qui nous font nous penser ipso facto
comme sujets d’un changement, ou comme constructeurs éven-
tuels d’une autre situation qui remplacerait celle-ci parce que
celle-ci, à juste titre ou non, nous est insupportable.
Accepter cette suprématie du non-savoir, même quand on a
des informations, des connaissances et des convictions, accep-
ter un autre rapport au savoir est l’un des défis de cette position
éthique radicale. Si le savoir tout comme l’étude et la recherche
sont indispensables, on ne peut en aucun cas les considérer
comme une sorte de mode d’emploi nous servant à changer
nous-mêmes le monde (un monde-objet), et à traduire nos
idées, nos désirs et nos programmes en des plans et des
maquettes du monde tel qu’il devrait être selon nous.
Ce qui existe, au-delà de notre opinion à son sujet, existe
grâce à une « raison suffisante » et cela est toujours plus puis-
sant, plus complexe que n’importe quelle idée ou idéal à réa-
liser. C’est pourquoi on aurait tort de considérer ce qui existe
comme une espèce d’erreur ontologique, ou de déviation.
Ainsi, dans le meilleur des cas, nos idéaux, notre désir liber-
taire et nos pratiques de justice feront également partie de ce
qui existe, mais cela ne devra en aucun cas venir le remplacer.
Pessoa écrit : « Si les choses étaient selon ton cœur, elles
seraient selon ton cœur, voilà tout », et il conclut en maudis-
sant : « Malheur à toi et à tous ceux qui passent leur existence
à vouloir inventer la machine à faire du bonheur. »
Les désastres, les massacres, les personnes, les peuples, les
groupes sacrifiés et les victimes de mille injustices se font en
pure perte, pour « rien ». Et c’est pour cela qu’il est possible
d’affirmer qu’aucune mort, aucune horreur ne peut s’exorciser

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en s’inscrivant dans une liste fantasmatique des « maux néces-


saires ». Il n’y a jamais eu, il n’y a et il n’y aura jamais de
moment expiatoire où finalement toute la douleur, toute la
peur, toute la tristesse servent pour ainsi dire des intérêts. La
douleur des gens et des peuples ne sera jamais autre chose que
pure perte, une tristesse à consoler. « À quoi peut bien me ser-
vir que tel ou tel homme ait souffert si moi-même je souffre
maintenant ? » se lamentait Borges en pensant au Christ et à
l’absolue inutilité de la souffrance.

La gratuité du risque
Comment arracher du cœur du militant ou de l’homme poli-
tique le désir profond de manipuler la réalité et finalement de
la dominer ? Comment l’éloigner et l’extraire de cette position
imaginaire et dangereuse à partir de laquelle il fonde fréquem-
ment son engagement et sa volonté de changement ? Que faire
pour éviter qu’il ne devienne pas comme ces hommes qui pas-
sent leur vie à vouloir fabriquer la « machine à bonheur » et
qui finissent submergés par le malheur le plus profond, selon
le schéma que nous connaissons bien aujourd’hui, après un siè-
cle d’expériences révolutionnaires ? Au lieu de faire une apo-
logie de l’ignorance, il s’agit de comprendre qu’au-delà du
confort qu’on puisse trouver dans certains savoirs, au fond, il
ne nous est rien donné à savoir, à espérer, à croire : rien. Et
c’est justement cette inconsistance qui doit fonder notre enga-
gement, notre pari, notre prise de risque.
Ce sera sans doute plus dur et moins agréable d’emprunter
le chemin de l’engagement en abandonnant l’illusion plus ou
moins simpliste qu’à chaque pas on sait ce qui doit être fait, et
en acceptant que face à n’importe quelle situation concrète le
savoir, tous les savoirs, sera une condition absolument néces-
saire mais jamais suffisante. Pourtant, c’est seulement de cette

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manière que l’engagement pour la liberté et la solidarité ces-


sera d’être une pure opération bancaire, avec des garanties
d’intérêts et de retour sur investissement.
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’incertitude du
non-savoir est l’essence même de l’éthique de l’engagement.
Cette notion-là, qui est centrale dans l’idée de la gratuité du
risque et qui rompt avec la politique qui vise toujours le pou-
voir, est précisément incarnée par la figure du Che. Ce sont
toutes ces idées et convictions qui fondent sa puissance et qui
construisent ce que nous appelons la « constellation mythi-
que », au-delà de la personne historique.
Même s’il n’a pas théorisé de cette manière la notion de ris-
que dans ses écrits, le Che représente un mode d’engagement
existentiel où le risque – allant de pair avec le pari – est insé-
parable de l’action et du refus du modèle de survie proposé par
notre société. Face au projet de vie d’une société qui effraie
des jeunes en mettant en avant l’épouvantail de l’« insécurité »
jusqu’à les convaincre que la seule issue possible est de mener
une pauvre survie disciplinée, le Che signifie (même pour ceux
qui ignorent à quelle époque il a vécu) la révolte tenace contre
le « désir qui cède », contre cette survie organisée au nom de
la sécurité. Plus qu’un modèle, le Che représente l’exigence
existentielle de vivre sa propre vie au lieu de l’administrer
comme un gestionnaire de patrimoine. Dans cette perspective,
la rébellion existe sans avoir besoin de promesses, sans illu-
sions sur des lendemains de lumière, car la lumière émerge de
l’acte créateur de justice et non de la promesse obscure et mes-
sianique d’une fin à atteindre. L’acte de résistance, ainsi que
les voies d’émancipation, n’ont pas besoin de promesses
puisqu’ils sont eux-mêmes des auto-affirmations.
Il y a peut-être, dans cette position profondément philoso-
phique, une mélancolie étrangère au militantisme classique qui
observe les choses telles qu’elles sont, les juge scandaleuses et

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LE DEVENIR DE LA CONSTELLATION

demeure convaincu que quelque part dans un certain livre, dans


quelque promesse on tombera enfin sur ce qui « doit être ». Il
s’agit tout simplement d’une mélancolie envers ce qui existe
et qui produit pourtant une joie suave et harmonieuse, car elle
vérifie qu’en réalité, dans ce qui existe, on trouve hier comme
aujourd’hui un désir puissant et obstiné de liberté, de justice et
de solidarité.
Ne pas considérer ce qui existe comme un pur accident ou
comme une malheureuse déviation de ce qui devrait être, c’est
une manière d’éviter le piège des supposés maîtres libérateurs.
Ainsi, la liberté cesse d’être la réponse aux accidents, aux
failles de l’histoire et aux projets abandonnés dès que le « bon
ordre » des choses est rétabli.
Il n’y a pas de société de « fin de l’histoire », ni de paradis
sur terre, ni rien qui fonde la version laïque de la résurrection
de la chair qui est implicite dans le déterminisme historique et
qui croit à la nécessité de la souffrance, à l’utilité de la douleur.
Nous ignorons si ce que nous appelons aujourd’hui le monde
capitaliste – cet ordre monstrueux de l’économisme et de l’uti-
litarisme, ce règne de la techno-économie – peut ou non être
dépassé ; nous ignorons si une rupture historique qui permette
à l’humanité de s’organiser selon un autre système sera possi-
ble ou non.
Le défi pour les hommes et les femmes contemporains
consiste à être capables d’agir, de penser, d’aimer et de lutter,
tout en étant clairement conscients qu’aucun changement
d’hégémonie, aucun changement de système n’est concevable
de manière imminente. Et cela, en sachant que le système
actuel et le modèle économique qui le caractérise ne sont en
rien « extensibles », c’est-à-dire qu’on ne peut espérer aucun
progrès ou réforme importante au sein de celui-ci. Ainsi, en
l’absence de lueur révolutionnaire à l’horizon et sans espoir en
des changements significatifs, les actes et les luttes par et pour

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la justice doivent trouver leur force, leur légitimité et leur phi-


losophie dans une radicalité ici et maintenant qui émane de
situations concrètes et présentes.
Résister, c’est créer, créer ici et maintenant ces autres possi-
bles. Si un jour un changement majeur a lieu, celui-ci arrivera
dans l’histoire comme toujours, non comme le résultat d’un
volontarisme quelconque, non comme quelque chose de dirigé,
mais d’une manière surprenante et contradictoire. Notre vrai pro-
blème n’est pas d’imaginer comment serait cet éventuel et hypo-
thétique « autre monde » mais d’apprendre à vivre dans le nôtre,
à acheminer nos désirs et nos actions de telle manière qu’ils exis-
tent par ce monde, pour ce monde et dans celui-ci. Parce que ce
monde est le seul qui existe, c’est le seul où nous pouvons être
puissants. Celui qui gaspillera son énergie en flirtant avec de sup-
posées ruptures historiques se condamnera à l’impuissance du
spectateur qui ne voit pas l’incendie qui brûle sa maison parce
qu’il rêve de mondes imaginaires où le danger n’existe pas.

Possible ou compossible
Le fait qu’un désir soit possible ne garantit en rien qu’il soit
réalisable. Il est par exemple possible d’imaginer un monde où
les hommes vivent en paix, où les gens soient solidaires entre
eux et l’oppression des femmes inexistante, etc., mais cette
possibilité existe sans être du tout réalisable dans la réalité
concrète. Si nous ignorons la différence entre le possible et le
réalisable, nous nous condamnons au volontarisme qui a, entre
autres défauts, celui d’être inévitablement éphémère. Le Che
lui-même tomba dans ce travers en prétendant catalyser le réa-
lisable à force de volonté.
Leibniz traite de ce sujet lorsqu’il établit la différence entre
le possible et le compossible, cette deuxième catégorie étant
un sous-ensemble de la première. Pour lui, est possible tout ce

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LE DEVENIR DE LA CONSTELLATION

qui n’implique pas de contradiction en soi. À l’inverse, il est


impossible par exemple qu’un cercle soit carré ou que les morts
soient vivants. Mais pourtant, il n’est pas impossible de penser
que les hommes puissent vivre sans faire la guerre, il n’est pas
impossible de penser qu’on puisse un jour distribuer équitable-
ment les richesses, par exemple.
Mais pour une raison ou une autre, ces choses possibles ne
sont pas réalisables, elles ne sont pas compossibles dans le
monde actuel, concret et présent. Le désir et le souhait ne suf-
fisent ni pour qu’elles se réalisent, ni pour que l’articulation de
ce qui est en principe possible (parce que non contradictoire) et
en même temps souhaitable, devienne objectivement réalisable.
Une fois de plus, le volontarisme conscient ne garantit absolu-
ment pas la possibilité réelle d’un changement.
Exposons un exemple très clair de cette dynamique qui nous
est présentée par l’ethnologue Françoise Héritier dans Mascu-
lin féminin 2. Elle explique que, historiquement, le désir
d’émancipation des femmes visait quelque chose qui paraissait
possible : nous pouvons parfaitement imaginer un monde où
l’émancipation des femmes et la rupture avec la hiérarchie
machiste puissent se réaliser, car au-delà des arguments sophis-
tiques des défenseurs de la phallocratie, l’éventuelle dissolu-
tion de la hiérarchie machiste n’implique en aucun cas une
contradiction de principe. Déjà au Ier siècle de notre ère, Philon
d’Alexandrie parlait de la libération des femmes et de fait, dans
les communautés esséniennes (les communautés des « théra-
peutes »), la différence sexuelle n’entraînait pas une hiérarchie
d’oppression phallocratique.
Pourtant, dans plusieurs tentatives importantes (bien
qu’éphémères), le désir d’émancipation et la certitude que sa
réalisation serait « possible » n’ont pas suffi, historiquement,
à faire démarrer le processus réel de l’émancipation des fem-
mes. Ce sera, selon F. Héritier, un élément « exogène » aux

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deux premiers qui entrera en jeu pour modifier catégorique-


ment la donne. C’est seulement quand on arrivera technique-
ment à fabriquer et à disposer de méthodes effectives de
contraception que ce qui était souhaitable et possible depuis
toujours deviendra concrètement compossible et réalisable.
Cela n’implique absolument pas ce que sous-entendait la
gauche, à savoir que les hommes et les femmes doivent conti-
nuer à attendre tranquillement, pleins d’espoir et de confiance
dans le « progrès », l’arrivée du jour où les « conditions objec-
tives » seront réunies pour l’émancipation. Au contraire, dans
le guévarisme, il est clair que même si lesdites conditions
objectives ne sont pas réunies, les individus sont toujours en
mesure de développer des pratiques d’émancipation justes et
nécessaires, qui fonctionneront certainement à leur tour
comme une partie du soubassement effectif de l’émancipation
qui émergera à un moment donné.
Car ces grandes ruptures historiques sont à vrai dire « catas-
trophiques », c’est-à-dire analytiquement non prévisibles. Par
conséquent il est impossible d’agir par et pour la supposée
« rupture historique » : on ne sait rien à son propos et le nou-
veau paysage humain qu’elle permettrait de construire reste
imaginaire. Tout ce que l’on peut affirmer sur ce nouveau pay-
sage humain – et qui est presque certain –, c’est qu’il sera for-
cément marqué par autant de lumières et d’ombres que celui
dans lequel nous agissons aujourd’hui, ici et maintenant. Le
nouveau monde sera donc encore un paysage, et non un paradis.
La seule liberté d’action pour l’homme, la seule possibilité pour
cesser d’être spectateur de sa propre vie et de la subir, consiste
à assumer les actions de résistance et de création propres à
chaque situation. Parce que si l’avènement des ruptures histo-
riques ne dépend pas de la volonté humaine, la clé pour démar-
rer l’action est de discerner tout ce qui est concrètement
réalisable parmi les choses logiquement possibles. Reconnaître

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le « compossible » par rapport à chaque situation, voilà le pre-


mier pas pour cesser de pâtir de la vie.
Le déclin du mouvement guévariste, qui suivit de quelques
années la mort du Che, se produisit avant d’être parvenu à ce
niveau d’élaboration analytique. Mais même si ces hypothèses
restent insuffisamment développées du point de vue théorique,
les pratiques actuelles se fondent sans doute sur elles. En effet,
les nouvelles formes de radicalité adoptent une position qui est
d’une certaine manière un dépassement historique du guéva-
risme lui-même.
La nouvelle radicalité part de deux constatations que nous
avons déjà évoquées : d’une part, le système mondial actuel
n’offre aucune perspective de changement global, et aucune
rupture historique qui puisse inaugurer un « postcapitalisme »
ne paraît imminente ou envisageable pour le moment. D’autre
part, le système a largement montré qu’il n’est pas flexible,
c’est-à-dire qu’on ne peut espérer aucun type de réforme
importante de son fonctionnement ou de ses structures. Voilà
le contexte dans lequel surgit la nouvelle radicalité qui déve-
loppe ici et maintenant de nouvelles formes de vie, de relations
humaines, de modes de culture et de production, ainsi qu’une
alliance avec l’environnement.
Contrairement aux mouvements militants classiques, l’offen-
sive populaire actuelle ne tourne pas le dos à la complexité du
réel et du monde. Elle est en même temps clairement guéva-
riste, car elle aborde cette complexité comme une éthique
concrète de la vie et non comme un ensemble d’opinions qui
pourraient être adoptées ou rejetées. La nécessité d’assumer
la complexité du réel fut peut-être l’une des intuitions centra-
les de ce nouveau mouvement alternatif, et le vrai défi qu’il
doit savoir affronter afin d’exister autrement qu’en termes de
souhait et de bonne conscience.

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CHE GUEVARA

Historiquement, la pensée a souvent été prise en otage par


la nécessité d’arriver à la bonne conclusion ; toute pensée libre
peut naturellement sembler suspecte, justement parce qu’elle
ne garantit pas d’arriver à la bonne conclusion. Paradoxale-
ment, beaucoup de personnes apolitiques ou même clairement
conservatrices ont réussi à penser ou à avancer dans leur travail
de recherche avec plus de succès que des personnes engagées.
Le fait de n’avoir rien à prouver, de ne pas chercher une
conclusion qui ordonne d’avance l’expérience, permet à bon
nombre de personnes n’ayant aucune attitude politique pro-
gressiste, d’échapper plus efficacement que les militants à la
construction de « simulacres » de pensée et de théorie.
À l’autre extrême, le penseur, l’intellectuel ou le chercheur
engagé (souvent pressé par l’urgence supposée de justice et
convaincu par ailleurs d’avoir raison) se précipite vers la
conclusion protégé par sa « bonne conscience » et par la
« bonne cause ».
Ne pas éviter la complexité et ne pas céder sur le désir et la
pratique de la liberté et de la justice. Tel est le défi, du moins
celui d’une partie des gens qui s’inspirent encore aujourd’hui
de Guevara. Paradoxalement, ce défi exige que nous pensions
le monde et ses problèmes au-delà de l’imaginaire classique de
guerre et d’affrontement qu’évoque constamment la figure du
Che – ce Che qu’on voit toujours en uniforme et qu’on entend
toujours parler avec des métaphores guerrières. La logique de
l’affrontement ne devra être prise ni comme un objectif en soi,
ni comme une situation à éluder, mais comme une circonstance
parmi d’autres qui devra s’assumer le moment venu et à quel-
que niveau que ce soit dans le processus de construction du
nouveau paysage alternatif. Non seulement il ne suffit pas de
savoir où est le mal, mais en plus c’est toujours un problème
secondaire, car vaincre une tyrannie peut être très difficile,

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LE DEVENIR DE LA CONSTELLATION

mais c’est toujours une tâche infiniment plus facile que de


construire quelque chose de mieux, quelque chose de nouveau.

Pâtir ou agir
Dans notre civilisation marquée par les trois grandes reli-
gions monothéistes, la souffrance est assurément une valeur
sûre. Le fait de souffrir confère toujours un certain pouvoir.
Même dans la conversation la plus banale, celui qui raconte sa
souffrance s’installe automatiquement dans une position
« supérieure », centrale, où les autres lui doivent le respect et
l’attention, parce qu’il a souffert…
La souffrance – peut-être par ce goût de vérité – donne aux
vies des gens une sorte de dimension particulière de profon-
deur. Ceci ne cesse d’étonner les hommes et les femmes des
cultures non monothéistes : ils sont scandalisés par notre valo-
risation de la souffrance. Comment ne pas trouver aberrant et
impudique le fait que des milliers de gens exhibent fièrement
en pendentifs, dans leurs foyers et dans leurs temples, l’image
d’un pauvre juif agonisant, cloué à un instrument de torture ?
Que pourrait bien penser un visiteur venu d’une autre pla-
nète ou d’une autre époque en voyant l’idée que nous nous
faisons de Dieu ? L’exhibition du Dieu torturé et mort lui
paraîtrait, plutôt qu’un acte d’adoration, l’acte dissuasif le
plus efficace contre toute vocation de foi : « Vous qui vous
prétendez fils de Dieu, voici le destin qui vous attend : plus
vous m’aimerez, plus vous serez torturés. Depuis deux mille
ans, c’est comme cela et ce sera ainsi jusqu’à la nuit des
temps. » La violence implicite qui réside dans l’exhibition de
la souffrance est si flagrante que, même au sein du christia-
nisme, des voix se sont élevées pour condamner la pratique ;
les Cathares, par exemple, s’opposaient au port de la croix
car ils voyaient dans le symbole uniquement l’objet réel,

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c’est-à-dire un instrument de torture utilisé pour martyriser


le Christ.
Des aberrations du même genre structurent les deux autres
monothéismes. Il suffirait d’évoquer la fierté sans limites des
mères juives lorsqu’elles expliquent à leurs enfants qu’elles
« souffrent », ceci étant la preuve irréfutable qu’elles sont de
« bonnes mères ».
La notion de circulation et de commerce de la souffrance est
ainsi ancrée comme un constituant symbolique majeur et son
expression est loin de se limiter au rapport avec les sphères divi-
nes. La souffrance est la monnaie et le prix de la rédemption, de
la vie éternelle, mais aussi du bonheur, de la reconnaissance, de
l’existence même. Il a souffert pour nous et en tant que fils, nous
évoluons dans la vie soumis à une série de hiérarchies et de
degrés de souffrance, et nous exhibons nos cicatrices avec
orgueil comme preuve d’idonéité et d’intégrité.
Si nous voulons montrer à un nouvel amour la sincérité de
notre sentiment ou si nous souhaitons nous engager davantage
dans la relation, nous n’hésitons pas une seconde – la voie occi-
dentale de prédilection passe par la confession – à raconter une
souffrance quelconque. Grande ou petite, la souffrance est ce
qui, pour notre tristesse occidentale, s’approche le plus de
l’idée de vérité. Par conséquent, les hommes et les peuples se
font concurrence sur le poids de leur souffrance. La douleur,
les blessures et les cicatrices sont considérées comme les preu-
ves d’une « attention particulière » du destin, les stigmates irré-
futables de ceux qui ont été choisis depuis l’au-delà. Dans ce
débat masochiste, les nations en viennent à se disputer le titre
absurde de « peuple à avoir le plus souffert », lequel s’octroiera
alors le droit paradoxal de faire souffrir d’autres peuples…
Selon cette taxinomie de la douleur face à laquelle la joie, le
rire ou encore l’amour heureux semblent grossiers et obscènes,
surgit également une taxinomie perverse qui permet de classi-

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fier les souffrances en honteuses ou nobles. Ainsi, la souffrance


intime ou domestique sera mineure, du gâchis, et toujours à
l’ombre de la douleur géante de ceux qui sont capables de souf-
frir pour l’humanité tout entière.
Le formatage de la souffrance, utilisé comme paramètre de
valeur sociale et de profondeur existentielle, banalise cepen-
dant la réalité irréfutable de la douleur en tant qu’expérience
humaine, concrète et inéluctable. Et ceci dissimule dans un
même mouvement l’existence d’une molécule commune de
souffrance, d’un socle partagé de l’expérience, qui unit celui
qui pleure parce que son chien est mort et celui qui se déchire
pour sauver l’humanité.
Entre les larmes inconsolables de l’homme mûr qui quitte le
cabinet du vétérinaire et qui rentre lentement chez lui avec la
laisse de son petit chien qui vient de mourir dans sa poche, et
la souffrance du commandant asthmatique, maigre et agoni-
sant, à La Higuera pour l’humanité tout entière, il existe une
relation qui échappe à la quantification manichéenne et à la
taxinomie réactionnaire. D’un point de vue philosophique, la
seule question essentielle qui définit la préoccupation ontolo-
gique n’est pas susceptible de recevoir une valorisation quan-
titative : quelque chose est, ou n’est pas. Et on peut affirmer
la même chose sur la souffrance, car en tant qu’essence propre
et partagée dans ce genre d’expérience, il est possible d’y ins-
crire les douleurs les plus petites jusqu’à celles qui sont « his-
toriques » et quasiment proches du divin.
Pour celui qui compose – que ce soit dans le domaine artis-
tique, dans le cadre d’une révolution ou de la simple création
de liens d’amitié (même avec un petit chien) – pâtir, c’est
l’autre versant de l’agir, l’autre face du fait d’avoir construit
et d’avoir connu « par les causes » – comme disait Spinoza.
C’est l’accès à ce niveau supérieur de la connaissance et de
l’être, qui extrait les hommes de la pure réactivité, du simple

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CHE GUEVARA

« entrechoc des corps ». Ainsi, la souffrance de celui qui a


construit ne sera pas la réaction patiente et passive d’un corps
face aux chocs du destin vécu comme pure fatalité et impuis-
sance, mais une dimension de vulnérabilité indissociable de la
capacité d’agir.
Assumer la condition de l’être comme une superficie vulné-
rable ne signifie pas que cette superficie (d’elle-même étendue
et extraordinaire) acquiert automatiquement plus de dimension
et plus de réalité à travers les marques que la douleur lui
impose.
L’équation « plus de douleur égale plus de vie » pèche cer-
tainement par la même fausseté que l’identification de la souf-
france au pouvoir et de la douleur à la vérité. Au contraire, le
développement de superficies de contact et de dimensions de
la sensibilité avec le monde, avec l’univers, et avec les autres,
dépendra strictement de la capacité de chaque être à agir, et
non à pâtir. Et la souffrance, pour sa part, ne sera pas pure
passivité et impuissance mais une modalité de l’expérience
marquée par le développement préalable de la puissance, de
l’acte, de l’auto-affirmation de l’être comme puissance en
constant devenir.
Mais qu’entendons-nous par agir ? Au-delà de l’idéologie
du libre arbitre, en quoi consiste ce que nous pouvons appeler
un vrai acte, c’est-à-dire un mouvement d’auto-affirmation qui
ne soit pas du pur imaginaire ? À la lumière de la psychanalyse,
l’immense majorité des actes et des décisions dont les gens se
croient responsables ne sont qu’une sorte de « reconnaissance
après-coup » de circonstances et d’éventualités : le sujet cons-
tate des événements qui se déroulent ou qui ont eu lieu et il dit
toujours rétrospectivement « je l’ai décidé, je l’ai accompli ».
Existerait-il alors une façon d’agir qui ne soit pas du pur ima-
ginaire narcissique ?

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LE DEVENIR DE LA CONSTELLATION

« J’ai dans ma chambre un poster de chacun de vous »


Le Che
(Inscription anonyme dans une rue de Buenos Aires).

Eh bien voilà, maintenant non seulement tout le monde aime


le Che mais, apothéose finale, le Che lui-même aime chacun de
nous…
Dans les inscriptions les plus courantes qu’on peut lire dans
les rues (« Le Che est vivant », « Le Che vit en chaque lutte
guerrière » ou le classique Hasta la victoria siempre) résonne
la voix de celui qui aime le Che au point de l’adorer. Mais, sur
la réciprocité de cet amour, aucune hypothèse n’a été émise.
À moins que le fait d’aimer le Che et d’afficher notre admira-
tion dans les rues ne relève quelque part du pari pascalien :
étant donné que nous l’aimons, il est légitime de parier que lui
aussi nous aime, qu’il veille sur nous. Ou, comme le prétendait
Lacan, on peut se dire que tout amour est toujours réciproque.
« Souris, Dieu t’aime », cette formule ordonne et assure à la
fois le marketing chrétien qui se déploie dans une avalanche
de T-shirts et de décalcomanies. Peut-être que l’impératif qui
nous dit de sourire est le prélude à la photo que Dieu ferait de
nous pour l’accrocher ensuite comme le Che, dans sa chambre,
à côté des autres… Le fait que celui qui a souffert pour nous
« nous regarde » signifie ni plus ni moins savoir que nous exis-
tons ; car exister c’est exister dans son regard, dans sa percep-
tion. Être vu, c’est effectivement exister, mais seulement dans
le regard de l’autre. Le Che, contrairement à l’homme sur la
croix, ne se présente pas comme quelqu’un qui se déifie par sa
souffrance, ou comme quelqu’un qui, dans une dynamique
réactionnaire de l’idolâtrie, nous fasse avoir honte de nos vies
et de nos souffrances insignifiantes. Au contraire, il se présente
comme quelqu’un qui incarne la possibilité et le défi qui est
donné à chacun de nous et dans chacune des situations, d’agir,

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CHE GUEVARA

de développer les puissances, de composer avec les autres,


d’aller au-delà du simple entrechoc des corps, de la rivalité et
du narcissisme, afin d’accéder aux liens, aux causes, au
commun de chaque situation et de l’existence.
Le Che ne symbolise donc pas la souffrance qui le sanctifie,
mais la joie qui le rend « quotidien » en ce sens que chaque
jour à tout moment, le défi de l’existence et l’exigence de la
situation nous rappellent que si on pâtit, c’est parce que d’une
façon ou d’une autre on est déjà dans un agir. Comprendre
dans quels devenirs, dans quels agirs nous existons, c’est faire
le premier pas pour cesser de pâtir de la vie comme d’une fata-
lité, pour assumer le destin en tant que liberté. Celui qui se
plaint sans arrêt des douleurs liées à la maladie, celui qui ne
peut établir de contact avec les autres qu’en répétant le récit
de ses maladies et de ses problèmes dit ainsi qu’il est seulement
un corps, une étiquette, un diagnostic et des symptômes. Il dit
aussi que sa puissance d’agir et son être dans le monde se sont
réduits au point que seule la souffrance physique peut l’iden-
tifier, son corps étant la seule superficie définissable de lien et
de composition avec le monde.
À l’opposé, le Che paraît incarner, même dans son corps de
combattant rude, qui était également un corps asthmatique et
souffrant, le noyau de l’éthique de Spinoza, qui dit « nous ne
savons jamais ce que peut un corps ». C’est dire qu’aucune éti-
quette (ou taxinomie) n’est exhaustive ; ce qui est dénombrable
et identifiable n’est qu’une partie de l’être, une partie de l’exis-
tence, mais ce qui la définit, c’est le développement imprévisible
des possibles et de la puissance. Le Che ignorait sans doute ce
que ses poumons pouvaient et quelle serait sa dernière crise
d’asthme, mais l’essence même de la « molécule commune »
consiste à assumer le « non-savoir » éthique et pratique, qui nous
défie de « ne pas céder face à l’impossible » ; comme le disait
Guevara, il faut toujours demander l’impossible, et savoir dis-

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cerner, dans le cadre de chaque situation, les nouveaux points


de départ vers l’action et non pas les excuses pour s’y dérober.
La vraie subversion guévariste réside dans cette assomption
du défi, dans la reconnaissance de la réalité comme ce qui
existe en devenir comme défi, et qui nous rappelle que la géo-
graphie de nos vies ne sera jamais une cartographie achevée,
exhaustive et définitive.

Les « sans »
« Avec les pauvres de la terre, je veux tenter ma chance » :
José Martí écrivait cela et tous les jeunes, les Indiens, les tra-
vailleurs et les paysans de l’Amérique latine et indienne répé-
taient en cœur : Guantanamera, guajira guantanamera. Les
pauvres et les oubliés en général ne sont pas aux yeux du Che
des messies ou des sujets avant-gardistes d’un projet ou d’un
modèle du monde ; ils incarnent au mieux le défi d’un vrai
désir de justice et d’un monde pour tous et avec tous. En ce
sens, la lutte n’est pas un acte de philanthropie mais un refus
de la consistance équivoque et fallacieuse propre à la vie qui
nous fait sentir propriétaires de ce que nous ne possédons pas.
Les pauvres, les « sans » sont le témoignage constant du carac-
tère d’exil et d’inconsistance de la condition humaine ; ils évo-
quent la fragilité en tant que condition ontologique.
Mais la pauvreté n’est pas le reflet de la bonté, elle évoque
très concrètement le « commun », ce qui est ontologiquement lié.
Cette figure nous « réveille » en ce sens qu’elle nous fait aban-
donner cette illusion si perturbatrice pour Héraclite qui dit :
« Dans la foule, au lieu de saisir ce qui rassemble, chacun se
laisse vivre comme s’il avait son intelligence propre », niant ainsi
le logos universel qui nous lie au-delà de la séparation illusoire.
Pour les hommes éveillés, il n’y a, selon Héraclite, qu’un seul
monde possible ; tandis que les endormis vivent en croyant seu-

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lement en eux-mêmes comme si chacun était une essence à part


et autonome. Être éveillé permet de vivre en se préoccupant légi-
timement des autres et en sachant que la solidarité n’est pas une
sorte d’attitude optionnelle ou de geste fait par quelques person-
nes envers d’autres et envers l’environnement ou la vie en géné-
ral. Pour eux, la solidarité serait plutôt l’expérience commune et
existentielle d’une vérité sous-jacente.
L’histoire devra compter avec les pauvres d’Amérique qui ont
décidé d’écrire à jamais leur histoire et qui se sont mis en marche
vers les « olympes gouvernantes » – comme disait le Che. Pour
lui, comme pour nous qui l’accompagnons et le suivons, il n’y
a pas de bonne heure ou de bon jour pour se lancer dans la quête
et la construction de la justice et de la dignité : c’est là où réside
une sorte d’urgence et de permanence propre à la révolte-cons-
truction. De même, la question de l’homme nouveau – qui est
l’une des clés expliquant la permanence de la figure du Che –
ne demande qu’à être développée et comprise plus profondé-
ment afin d’élaborer sa véritable théorisation. Il est indispensa-
ble de cesser de voir l’homme nouveau comme un individu qui
trouve que la solidarité est une attitude de vie plus intéressante
et plus utile, pour reconnaître en lui quelqu’un qui cherche à
expérimenter une nouvelle vie, concrète et quotidienne dans ce
monde où « nous sommes embarqués » – pour reprendre les ter-
mes de Pascal. Pour cela, il est nécessaire de comprendre,
comme disait Deleuze, que la vie n’est pas « quelque chose de
personnel » et le plus intime de chacun n’est pas l’ensemble des
« sales petits secrets » faits d’égoïsme, de rancune, de jalousie
et de fantasmes que, de temps à autre, on dévoile aux autres
comme preuve suprême de don de soi et d’amour.

La vie n’est vraiment pas quelque chose de personnel


« La vie n’est vraiment pas quelque chose de personnel »
pourrait être effectivement la déclaration de principe de

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l’homme nouveau guévariste, ou du moins l’expression for-


melle de cette intuition : on peut expérimenter au plus profond
et au plus intime de soi quelque chose qui déborde toujours les
niveaux aliénés et superficiels du moi. Au fond de nous, ce qui
nous habite n’est pas une poubelle inconsciente mais le monde
entier, l’univers, la vie en tant que phénomène gigantesque
auquel nous participons.
Un tel homme – frère jumeau de l’homme multidimension-
nel de Marcuse – découvrirait ainsi que le moi, loin d’être sa
vérité la plus profonde, est à peine ce qui existe comme une
barrière, comme une impuissance. Le moi est ce qui l’empêche
d’accéder à la vraie intériorité, c’est-à-dire à l’univers même
incarné sous une forme singulière représentée par chaque per-
sonne. Alors, le monde n’intéresserait plus l’homme nouveau
comme le résultat d’une supposée qualité « philanthropique »,
mais il se construirait au plus intime de sa vie, cette vie tissée
purement de l’extérieur et n’étant pas autre chose qu’un pli sin-
gulier de l’extérieur.
Hegel explique dans cette dialectique si rabâchée du maître
et de l’esclave que la différence entre eux tient au fait que
l’esclave préfère la vie à la liberté tandis que le maître préfère
la liberté à la vie. Cependant, ce qui est mis en lumière et qui
advient au monde dans le devenir de l’émancipation se situe
dans un au-delà de cette dialectique, dans une dimension onto-
logique qui nous apprend que l’« être » humain ne s’inscrit pas
dans ce faux choix entre le maître et l’esclave. En effet, ce qui
fait que l’esclave est esclave n’est autre que son désir d’occu-
per la place du maître. Lorsque l’homme est capable de
comprendre que son être s’articule avec l’existence même, non
par l’opposition distinctive qui le définit comme sujet mais par
l’interaction multiple et désirante qui lui permet de composer
le commun, alors, les catégories définissant le fort et le faible
disparaissent pour céder le pas à la fragilité comme condition

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CHE GUEVARA

ontologique et comme exigence éthique fondatrice de l’exis-


tence.
« Fragile » veut dire ni fort ni faible ; ni dominant ni dominé.
« Fragile » veut dire qu’au-delà de la structure sociale, au-delà
des hiérarchies et des divisions qui ordonnent certains modes
de vie de l’homme, l’être de ce dernier se trouve ontologique-
ment ancré dans la fragilité profonde de l’interdépendance.
Nos sociétés dominées par l’individualisme et l’utilitarisme
économiste semblent avoir perdu toute capacité d’agir dans le
domaine de la fragilité, car elles sont incapables de comprendre
que puisse se fonder un minimum de respect humain et de soli-
darité entre les hommes et avec leur milieu, afin d’éviter la
catastrophe vers laquelle semble se diriger notre devenir social.
Pourquoi fonder une solidarité et au nom de quoi ? Voilà la
question qui ne trouve plus de réponse. Le Che semblait en
incarner une et personne ne parvient à déchiffrer son message,
comme s’il s’agissait d’une écriture antique qu’on ne sait plus
traduire et interpréter. L’aveuglement contemporain face à
l’évidence est alarmant. Il semblerait absurde qu’on ait besoin
par exemple d’édicter une loi pour empêcher que les gens ne
laissent leur main sur le feu trop longtemps. Dans un tel uni-
vers, nous pourrions imaginer un rebelle qui ne pourrait résister
à la tentation et qui profiterait d’un moment où personne ne
regarde pour laisser sa main au feu pendant une demi-heure.
Si absurde que cela puisse paraître, l’homme contemporain
détruit l’environnement sans même cligner des yeux ; il détruit
les liens de solidarité, s’abandonne à l’égoïsme et à l’utilita-
risme, sans remarquer que ce qu’il détruit et brûle lui est essen-
tiel et aussi proche que sa propre main.
L’homme contemporain est pris au piège d’une illusion
quasi délirante, il croit que sa vie se limite à son corps et aux
contrats et alliances noués avec les autres, il se barricade der-

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rière l’oubli de ce qui le fonde par les causes, il est un criminel


sourd, aveugle et amnésique et, de surcroît, à plein temps.
Le Che, en tant que mythe fondateur, symbolise le refus et
la résistance à cet oubli. Il nous rappelle qu’il est possible de
sentir que les autres, le milieu et le futur nous appartiennent
autant que notre propre main. Bien qu’il ait déjà payé de son
propre corps le prix de son désir libertaire, sa mort n’était pas
un sacrifice triste mais le dénouement cohérent d’un engage-
ment que le corps (les corps) exige toujours.
Une vieille légende indienne raconte l’histoire d’un sage. Il
se promenait dans le bois lorsqu’il vit un faucon s’apprêtant à
manger le moineau qu’il venait d’attraper. Ému par la scène, le
sage proposa un marché au faucon, il lui dit : « Je te donnerai
un morceau de mon propre corps, équivalant au poids de cet
oiseau, à condition que tu lui laisses la vie sauve. » Aussitôt que
le faucon eut accepté l’accord, une balance à deux plateaux des-
cendit du ciel. Sur un plateau le faucon déposa l’oiseau, sur
l’autre, le sage mit un bout de sa propre chair ; et l’oiseau pesait
davantage que la chair du sage. Le sage s’arracha alors une autre
portion de chair, puis une autre et encore une autre, jusqu’à ce
que son corps tout entier repose en morceaux sur le plateau.
L’histoire ne nous dit pas si le sacrifice fut à ce moment d’un
poids suffisant pour équilibrer la balance. Mais elle nous dit que
l’engagement nous engage, non à la manière d’un simple inves-
tissement bancaire, mais dans un investissement où c’est « tout
ou rien ». Voilà le « reste » sur lequel nous nous interrogions,
le corollaire indissoluble du mythe, de ce qui reste malgré tout,
à travers les mille et une images éparses du Che.

Le 30e anniversaire
En août 1997, un journaliste de Radio France et moi pre-
nions nos sacs à dos et nous envolions en direction de La Paz,

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CHE GUEVARA

décidés à marcher sur les pas du Che depuis l’hôtel Copaca-


bana de la capitale bolivienne jusqu’à l’école de La Higuera.
Pour le plus grand bonheur du voyageur nostalgique, La Paz
– cette vraie Amérique indienne où la latinité n’est guère qu’un
concept vague et abstrait – n’a quasiment pas changé depuis
trente ans. À l’hôtel Copacabana où j’avais quelque peu le ver-
tige, on me donna la chambre qui se trouvait à côté de celle
occupée autrefois par mon compatriote et commandant ;
maintenant un autre homme d’affaires y était installé, un Amé-
ricain. J’ai pensé à Guevara avec son visage rasé, avec de faus-
ses lunettes, habillé d’un costume trois pièces et assumant
dans cette chambre contiguë à la mienne le rôle de l’homme
d’affaires qui vient en Bolivie pour travailler. Le miroir devant
lequel il a pris cette fameuse photo du « Che homme d’affai-
res » est toujours au même endroit. Peut-être à cause de ma
nationalité ou allez savoir pourquoi, les employés de l’hôtel
m’ont laissé jeter un coup d’œil dans la chambre, à un moment
où l’Américain était absent de l’hôtel. Pendant les quelques
minutes de ma visite, dans cette réalité brouillée par cette
foule de souvenirs imaginaires, il m’était impossible de ne pas
espérer voir arriver le Che par cette porte d’un moment à
l’autre.
Plus tard, en passant par Santa Cruz, nous sommes allés voir
le Chato Peredo – le dernier commandant de la guérilla du
Che –, qui avait dirigé la recomposition des colonnes de gué-
rilleros après la mort de Guevara. Nous ne nous connaissions
pas personnellement, mais chacun savait bien qui était l’autre ;
la rencontre fut agréable et surtout surprenante. J’ignorais le
métier qu’exerçait le Chato et je fus extrêmement étonné en
arrivant à l’adresse indiquée de me trouver devant la clinique
psychiatrique du docteur Peredo. Pour un Argentin, être psy au
moins une fois dans sa vie, c’est une chose tout à fait normale
et peut-être même génétique, mais pour un Bolivien, c’est faire

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LE DEVENIR DE LA CONSTELLATION

preuve d’une véritable extravagance. Nous avions été camara-


des de lutte et nous étions désormais collègues…
Dans la salle d’attente, un grand poster du Che s’étendait là
où d’autres psys auraient accroché un portrait de Freud ; et sur
le mur d’en face, il y avait une sorte de manifeste thérapeuti-
que. Celui-ci confirmait que la « réalité » en Amérique latine
est souvent une sous-dimension du surréalisme. En effet, le
docteur Peredo (ou le commandant Chato) y exposait sa
méthode : aider ses patients à récupérer leurs vies passées afin
de les libérer des problèmes qu’ils rencontreraient dans leur
vie présente…
Je n’ai pas pu finir la lecture de ce texte surprenant, car le
docteur, le commandant enfin, le Chato, vint nous accueillir et
nous nous étreignîmes dans une vraie embrassade, comme il
est de coutume chez nous autres, Latino-Américains, avec
force tapes dans le dos, dans une sorte de salut à la Tarzan, ou
à la façon des gorilles si l’on préfère.
Pendant toute la discussion, j’étais à deux doigts de lui
demander si dans ses voyages quotidiens vers d’autres vies, il
avait réussi à s’entretenir avec le Che. Je ne l’ai finalement pas
fait et maintenant je le regrette. En nous quittant, et sans que
le journaliste qui m’accompagnait le voie, il me glissa une liste
d’adresses à Valle Grande et quelques contacts.
Le lendemain nous avions rendez-vous avec le colonel Gary
Prado, le militaire qui dirigea les opérations du 8 octobre 1967
et qui captura personnellement le Che… Que faire pour retenir
la violence qui montait en moi à l’idée de m’asseoir pour parler
avec celui qui avait livré le Che à ses assassins ? La virtuali-
sation postmoderne de la vie et de l’histoire a voulu que l’entre-
tien soit finalement formel, tranquille et même agréable.
L’hystérie masculine contribua à l’affaire ; étant devenu
complètement aphone, je fus libéré d’un poids, je n’ai pas eu
à adresser la parole à ce personnage détestable. Le journaliste

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CHE GUEVARA

le fit à ma place et Gary Prado ne soupçonna pas une seconde


que derrière mon silence j’essayais de maîtriser mes pulsions
de vengeance. Le matin suivant, nous sommes partis de Santa
Cruz. On laissait derrière nous le commandant sorcier avec ses
fantômes et le colonel Prado toujours vivant et sans une seule
égratignure.
En arrivant à Valle Grande, l’excitation était si grande
qu’elle finit par se traduire par un accident absurde : nous
étions en voiture sur un chemin de terre, j’étais au volant et
nous roulions assez vite quand la voiture de location se ren-
versa. C’est comme cela que nous nous sommes retrouvés en
plein milieu d’un magnifique paysage de la Cordillère, entou-
rés d’un silence interrompu seulement par le cri d’un oiseau
mythique (ou non), avec la voiture retournée, les roues vers le
ciel comme rendant hommage au dieu Soleil. Nous avons ri de
la chance que nous avions et nous nous apprêtions à accepter
le fait que nous n’allions probablement jamais sortir de ce che-
min perdu de l’Altiplano.
Mais peu de temps après apparut un camion plein d’Indiens
de la région qui se sont débrouillés pour redresser notre voiture.
Quelques heures plus tard, nous arrivions à Valle Grande et les
habitants nous accueillirent dans la joie, franchement amusés
de l’aspect tiers-mondiste de notre 4 × 4. Le journaliste de
radio, lui, n’a pas trouvé cela drôle et n’en rit toujours pas.
Devant un commissaire d’opérette chargé de prendre la
déclaration d’accident, j’inventai une histoire de fausse
manœuvre faite pour éviter un âne qui avait eu la mauvaise
idée de traverser la route juste devant notre voiture. Quand le
représentant de l’ordre voulut connaître les raisons de notre
visite en ces lieux, je lui parlai de la culture bolivienne, des
paysages, des succulentes empanadas à la viande, bref, j’ai fait
tout mon possible pour le convaincre que nos intentions étaient
innocemment folkloriques mais au fond, j’étais terriblement

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LE DEVENIR DE LA CONSTELLATION

inquiet que le commissaire de Valle Grande ne soit pas aussi


naïf qu’il en avait l’air et qu’il ne découvre immédiatement
mon but secret : contacter les guévaristes de la région à
l’endroit même où le Che s’était battu.
Le vaillant officier parut quelque peu déçu de nos intérêts
touristiques et ajouta que c’était vraiment dommage de ne pas
s’intéresser à Che Guevara, juste au moment où des festivités
étaient en train de s’organiser en son honneur à l’occasion du
30e anniversaire de sa mort… Le propre fils du commissaire –
en plus de conduire un taxi que le prudent policier nous
conseillait vivement de prendre – était l’un des responsables
de l’organisation de la commémoration.
Dans une sorte de conjuration spectaculaire du bazar post-
moderne, Valle Grande semblait être devenu le lieu d’une
mise en scène perverse où allait se jouer un mauvais scénario :
les commissaires organisaient des fêtes en l’honneur du Che
pendant que les paysans travaillant dans les champs de coca
accéléraient les préparatifs pour se lancer dans une nouvelle
insurrection.
Le nom et le visage du Che triomphant par sa pluralité irré-
ductible s’inscrivaient une fois de plus dans le paysage de deux
manières incompatibles et jusqu’à la caricature : d’un côté, des
affiches soigneusement imprimées par la municipalité et
l’organisme officiel chargé de la commémoration et de l’autre,
des inscriptions peintes sur les murs pendant la nuit, clandes-
tinement, incitant à la lutte et à la résistance. Pendant ce temps,
le visage impénétrable du Che mythique continuait à regarder
les uns et les autres – peut-être lui-même consterné ; un groupe
d’anthropologues argentins s’appliquait à récupérer les der-
niers vestiges de son corps dans la fosse commune de Valle
Grande. C’étaient les mêmes anthropologues qui, depuis des
années, descendaient aux enfers de la sale guerre de mon pays
pour identifier les restes des disparus de la dictature et pour les

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CHE GUEVARA

rendre à leurs familles. Surgis de l’oubli de la fosse commune,


comme un disparu de plus, les os du Che allaient être ensuite
emprisonnés définitivement dans le vilain mausolée que Fidel
avait préparé.
Atemporelle, anachronique et absolument improbable : c’est
ainsi qu’on peut qualifier l’ironie de ces coïncidences qui me
donnèrent le vertige ; une fois de plus, j’ai senti le Che qui, avec
toute sa force, indiquait une frontière – celle du dernier point
d’un territoire connu. De l’homme au mythe et du mythe à
l’homme, et à travers ses infinis avatars la persistance tenace
de ce regard de combat, de ce regard qui s’achemine.

Vers la dispersion
Avec Guevara, c’est toute une époque qui s’achève. La disper-
sion biologique de son corps s’accompagne d’une vraie disper-
sion épistémologique ; c’est un éclatement des points de repère
et des points cardinaux qui ordonnaient les actions des êtres
humains. Après le Che, c’est une autre époque qui commence.
Peut-être que ce qui semblait clair au Che était clair de
manière structurelle dans ce monde-là, à cette époque-là. Une
époque et une culture avec ses pratiques et son environnement,
constituent le « soubassement » à partir duquel émerge un pay-
sage déterminé, une disposition, un moment de l’être. Ce pay-
sage emblématique du Che, qui est marqué par une certaine
relation des hommes avec le monde, des hommes entre eux, et
avec leur histoire, disparut dans l’élan de la dispersion ; et avec
lui disparut la croyance en ce que nous pourrions appeler le
« sujet humain », l’homme qui fait l’histoire.
Guevara incarna un mode de protagonisme marqué par
l’affrontement contre les différents centres de pouvoir et par le
courage qui accompagnait ces luttes. « Prendre le ciel d’assaut »
requiert dans un premier temps de savoir où est le ciel… Paral-

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lèlement à la métastase qui dispersa son image, l’éclatement du


monde ordonné, compréhensible et logique dispersa de la même
manière chez les hommes une certaine façon d’être dans le
monde. Aujourd’hui personne ne sait si le ciel a changé de
place, s’il a disparu ou s’il occupe par exemple tout l’espace.
Par contre, il paraît évident que Dieu ne reconnaît plus les siens.
À l’époque du Che, la paranoïa des pouvoirs fascistes ima-
ginait une internationale rouge ordonnée et formidable qui
depuis l’ombre – ou depuis Moscou – programmait des straté-
gies et développait des tactiques pour contrôler le rythme et la
motivation de chaque mouvement, de chaque collectif et de
chaque syndicat. De manière symétrique à la paranoïa fasciste,
les communistes partageaient cette vision du monde et
essayaient d’ordonner – et surtout de discipliner – la constel-
lation de la contestation suivant un axe qui leur obéirait sans
poser de questions et sans droit de contestation.
Le guévarisme défiait ce formatage à travers ses innombra-
bles expériences alternatives et il s’épanouissait de son côté
grâce à sa multiplicité créatrice. Avec la disparition de cette
époque, le monde s’est transformé en pure confusion et menace.
Il n’est plus possible de l’expliquer par l’affrontement de deux
blocs, même si les Américains s’efforcent de construire un
islam qui – galvanisé par l’agression externe et interne – arrive
à prendre la place autrefois occupée par les Soviétiques. La
confusion ne cesse d’augmenter, empêchant ainsi que la multi-
plicité d’expériences de résistance et que les « deux, trois beau-
coup de Vietnam » actuels se cristallisent en une réalité
cohérente et offrent à nouveau un monde lisible, pensable.
Le monde se raréfie à mesure que les centres de pouvoir se
dissolvent : la réalité devient virtuelle et le monde semble
s’éloigner de l’expérience quotidienne des hommes. L’injus-
tice continue, l’horreur s’enracine, mais les hommes semblent
avoir perdu les outils pour penser et agir dans le monde.

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CHE GUEVARA

La violence est aujourd’hui mille fois plus importante que


pendant l’apogée des groupes guérilleros armés, mais cette vio-
lence paraît se développer d’elle-même, sans sujet, sans objet,
ou disons plutôt que tout objet semble être un pur alibi et tout
sujet une pure confusion, un malentendu. On livre des guerres
dites chirurgicales qui ne se fondent sur aucune intentionnalité,
qui se décident au nom de la fantasmatique sécurité de tous.
Les généraux qui attaquent l’Irak manifestent une grande
inquiétude au sujet de la sécurité du propre peuple irakien, mais
surtout, ils ne sont contre personne.
Le combat se déclare directement contre l’« axe du mal »,
lutte consensuelle sans doute, puisque le « mal » fait aussi du
mal au mal.

De solitudes
À la division du monde en deux blocs a succédé ce que nous
présentions avec Florence Aubenas comme une « construction
topologique du pouvoir », c’est dire que le monde se présente
comme un paysage étendu et peuplé de forteresses, avec des
îles de confort au milieu de larges « no man’s lands » de l’insé-
curité. Mais en même temps, cette disposition est fractale : il y
a des « no man’s lands » dans les forteresses et des forteresses
dans les bidonvilles et aucune frontière ne semble pouvoir arrê-
ter le chaos et l’inertie croissante de la dispersion. La pensée ne
réussit à trouver dans la réalité aucun point stable à partir duquel
sédimenter un discours, une analyse, une position de principe.
Paradoxalement, et contrairement à ce qui arrivait au début
de cette époque obscure et confuse des années 1980,
aujourd’hui il y a beaucoup de personnes qui désirent profon-
dément lutter, s’engager, militer ou tout simplement « faire
quelque chose contre l’horreur » ; mais personne n’a l’air de
savoir quoi faire, sauf certains « gardiens du temple » qui paient

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du prix du dogmatisme la perte de tout contact réel avec le


monde et l’époque dans lesquels ils vivent. Un paysage s’est
dissous, et aucun autre n’émerge ou alors ce qui serait en train
d’émerger nous est peut-être trop contemporain et nous
demeure invisible à tout point de vue. Par ailleurs, rien ne peut
le justifier comme étant bon pour la simple raison que c’est
encore trop nouveau. Exilés et seuls ; c’est ainsi que nous
vivons dans ce monde « sans paysage », des hommes et des
femmes y refusent au moins toute complicité avec le désastre
et tout conformisme avec la destruction.
Il y a des groupes, des mouvements, des gens, des collectifs,
des livres, mais aucune émergence irréversible d’un mouve-
ment qui soit en train de construire – même de manière
embryonnaire – des mondes, des dimensions d’existence.
Tous ceux qui résistent le font en créant et en construisant
mais ils agissent en étant conscients que leur action – si impor-
tante soit-elle – n’a pas suffisamment de poids réel, et symbo-
lique, pour se constituer en une véritable alternative au monde
actuel de l’horreur.
Chacun passe sa vie en essayant de se donner du courage et
pense que malgré l’opacité, la confusion et le chaos de la réa-
lité, quelque part ailleurs, quelque part dans le monde, la
« chose » se construit enfin. Mais à Mexico par exemple, les
zapatistes et Marcos sont aussi marginaux et fantaisistes que
le mouvement des « sans » en France. Malgré la sympathie évi-
dente que ces expériences – comme celles des centres sociaux
en Italie, ou des sans-terre au Brésil – peuvent éveiller, celles-
ci restent petites pour ceux qui habitent ces pays-là ; cela ne
finit pas d’émerger, et aussi ceux qui sont mécontents préfèrent
imaginer que ce qui n’arrive pas dans leur propre pays arrive
ailleurs. Mais il suffit qu’un parti progressiste quelconque
gagne des élections quelque part dans le monde pour qu’immé-

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diatement le compte à rebours de la déception se mette en mar-


che.
Nous sommes seuls, sans aucun territoire « libéré » qui soit
notre espace dans le monde et nous ne pouvons même pas
compter sur la consolation narcissique de certains groupes
contestataires qui trouvent dans la solitude la nourriture idéale
pour leur élitisme adolescent et impuissant. Exilés, doublement
exilés, aucune amnistie ne nous permettra de retrouver ce ter-
ritoire qui semblait avoir été le nôtre. Telle est la réalité exis-
tentielle de ceux qui résistent aujourd’hui. Les dieux se sont
exilés dans la nuit, disait Novalis, et la résistance est dès lors
tournée contre le pouvoir panoptique diffus. Il y a des foyers
de résistance et des foyers de vie, non parce que nous devons
les faire exister, ni parce que nous dominons le devenir ou nous
attachons à des vaines promesses. « Foyers » simplement et
malgré tout : une myriade de foyers, de création, d’art, d’occu-
pations, de luttes pour que la nuit ne soit plus seulement de
ténèbres. Résister sans éveiller des rêves d’esclaves pleins de
ressentiment, ni des fantaisies de pouvoir, ni aucune certitude
quant à des futurs paradisiaques succédant aux temps présents
et obscurs, ni aucune raison qui cherche à nous donner toujours
raison… Résister, malgré tout sans tristesse, car comme disait
Deleuze, en fin de compte, la tristesse est toujours réaction-
naire. Résister sans tout cela, autour d’une douce et joyeuse
mélancolie, peut-être celle d’un tango…
Suite à l’un des discours du Che, le salut utilisé par les gué-
rilleros et les militants fut pendant plus de trente ans Hasta…
(« Jusqu’à la victoire, pour toujours !) précédé du nom de l’ami
mort pour la liberté. Étant donné le cours des choses
aujourd’hui, je finis ce livre en pensant au Che et j’ose seule-
ment lui dire : Ernestito… hasta siempre 12.

12. Mon cher Ernesto… pour toujours.

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Remerciements

Avec une profonde amitié et avec mes remerciements à


Marina Gaillard, Argentine, originaire de Rosario comme le
Che, qui m’aida avec une patience infinie à effectuer les inter-
minables corrections de ce petit livre.

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Table des matières

Introduction ........................................................................................ 7

1. Une constellation ............................................................................. 13


Où en es-tu, mon cher Ernesto ? ........................................................... 13
Tout est image ...................................................................................... 15
Vers une chirurgie esthétique de l’âme ................................................ 17
De la caverne au mirador ...................................................................... 20
On me regarde donc j’existe ................................................................. 22
Che Guevara et la translatio ad prototipum ......................................... 24
« Ma vie, ce n’est pas moi » ................................................................. 27
Le mythe : noyau de l’éternel ............................................................... 29
A égale A .............................................................................................. 33
Le dernier tango .................................................................................... 36
Une naine gigantesque .......................................................................... 37

2. Le contexte historique .................................................................... 41


La raison d’État .................................................................................... 41
L’inné et l’acquis .................................................................................. 44
Des gènes communistes ........................................................................ 46
¡ Cuba sí ! ¡ Cuba no ! ......................................................................... 50
Le monopole de l’émancipation ........................................................... 54
La raison et ses ombres ........................................................................ 58

3. Le guévarisme – sous l’étoile du Che ............................................ 65


Le pouvoir ............................................................................................ 65

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CHE GUEVARA

Il refusa le pouvoir ............................................................................... 70


Désirer l’impossible ............................................................................. 72
L’homme nouveau ............................................................................... 74
Du romantisme au volontarisme .......................................................... 81
Ni aventurier ni suicidaire .................................................................... 85
La constitution de l’ERP ........................................................................ 87
« Deux, trois, beaucoup de Vietnam » ................................................. 92
La teoría del « foco » (théorie des foyers de résistance) ..................... 96
Le présent ............................................................................................. 100
« Un révolutionnaire fait la révolution » ............................................. 103
Révolutionnairement incorrect ............................................................ 106

4. Le devenir de la constellation ....................................................... 113


Les limites du volontarisme ................................................................. 113
Ici et maintenant ................................................................................... 120
Le protagonisme social ........................................................................ 125
D’hypothèses et de pratiques ............................................................... 127
La gratuité du risque ............................................................................ 129
Possible ou compossible ...................................................................... 132
Pâtir ou agir .......................................................................................... 137
« J’ai dans ma chambre un poster de chacun de vous » (le Che) ......... 141
Les « sans » .......................................................................................... 143
La vie n’est vraiment pas quelque chose de personnel ........................ 144
Le 30e anniversaire ............................................................................... 147
Vers la dispersion ................................................................................. 152
De solitudes .......................................................................................... 154

Remerciements ................................................................................... 157

Composition Nord Compo à Villeneuve-d’Ascq

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