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Qpen Edition

\ I Journals

Tracés. Revue de Sciences


humaines
#09/2009
Hors-série 2009. À quoi servent les sciences humaines (I)
Mémoires, justice et sciences sociales

Quand les sciences sociales se


font expertes : le cas de la justice
administrative
Johann Morri
p. 87-98
https://doi.org/10.4000/traces.4371

Résumés
Français English
Le recours aux sciences sociales pour com prendre les causes de l’explosion du contentieux
adm inistratif en France est un phénom ène récent. Les prem iers trav aux de sociologie du
contentieux adm inistratif ont perm is de m ettre en év idence la spécificité du contentieux
adm inistratif par rapport au contentieux civ il et la nécessité de distinguer, au sein du
contentieux adm inistratif, des dy nam iques très différentes selon les ty pes de contentieux.
Malgré les lim ites auxquelles elle se heurte, le dév eloppem ent de la sociologie du
contentieux adm inistratif ouv re de nouv elles et intéressantes perspectiv es.

Using social sciences to understand the reasons for the dram atic increase in
adm inistrativ e litigation is a recent phenom enon. Recent studies hav e underscored the
unique nature of adm inistrativ e law litigation, as com pared to civ il law litigation, and
stressed the im portance of distinguishing between the v ery different dy nam ics which
can be observ ed in each category of litigation. Although it m ay encounter hurdles, the
use of legal sociology to understand adm inistrativ e litigation offers new and interesting
possibilities.

Entrées d'index
Mots clés : sociologie du droit, droit adm inistratif, contentieux adm inistratif, usages
sociaux de la justice

O Keywords : legal sociology , adm inistrativ e law, adm inistrativ e law litigation, social uses
of justice
Texte intégral

Hier : la justice administrative avant


les sciences sociales
1 Dans le champ de la justice administrativ e, l’idée de faire appel aux sciences
sociales est apparue dans un contexte particulier  : un mouv ement important
d’augmentation du contentieux, dont on a essay é de traiter les conséquences
pendant des dizaines d’années, et pour lequel l’analy se des causes était, jusque-là,
très rudimentaire.

L’explosion du contentieux administratif


2 L’histoire du contentieux administratif au cours des quarante dernières années
est av ant tout celle d’une augmentation continue du nombre d’affaires portées
dev ant les tribunaux, qui a entraîné des transformations profondes de la justice
administrativ e.
3 Le terme d’« explosion » du contentieux est souv ent utilisé par les acteurs de la
justice administrativ e eux-mêmes (encore récemment par le v ice-président du
Conseil d’État dans un entretien donné à une rev ue spécialisée), et il ne semble pas
trop fort pour désigner la très forte augmentation de la « demande » à laquelle a été
soumise la justice administrativ e.

1968 : env iron 20 000 requêtes dev ant les tribunaux administratifs

1980 : 40 000 requêtes

1991 : 80 000 requêtes

2004 : 160 000 requêtes


4 Cette v ague contentieuse a entraîné de très importantes transformations de la
justice administrativ e. Pour en donner quelques exemples :

– sur le plan institutionnel  : elle a été à l’origine de la création des cours


administrativ es d’appel en 1987 (et de la transformation progressiv e du Conseil
d’État en juridiction centrée sur la cassation) et de nombreux tribunaux
supplémentaires ;

– sur le plan des effectifs  : elle est à l’origine d’importants recrutements de


magistrats (qui ont eux-mêmes entraîné une modification des filières de
recrutement, la v oie de l’ENA étant progressiv ement dev enue minoritaire au profit
du concours direct) ;

– sur le plan procédural  : le modèle procédural unique (la collégialité av ec


commissaire du gouv ernement1 ) a fait place à une div ersification très importante
des modes de traitement des litiges (juge unique, ordonnances, etc.), et on a aussi
tenté, av ec plus ou moins de succès (v oir l’échec de l’instauration d’un droit de
timbre), de rendre moins facile l’accès à la justice.
5 Globalement, elle a surtout donné lieu à un traitement budgétaire et procédural,
fondé sur le tripty que augmentation des moy ens  / augmentation de l’offre,
limitation de l’accès à la justice / entrav e à la demande, et diminution des garanties
procédurales / limitation des coûts, dans le cadre de ce qu’on pourrait appeler une
«  économie de pénurie relativ e  »  : dans l’ensemble, les moy ens consacrés à la
justice administrativ e ont augmenté, mais il subsiste toujours un décalage av ec la
montée du contentieux, qui a été traité par toute une série de procédés ou
d’expédients.
6 Pour l’essentiel, la montée du contentieux a été appréhendée en termes de
gestion publique et l’on a cherché à répondre à ses conséquences dav antage qu’à en
comprendre les causes.
L’absence de véritable analyse du phénomène
7 Face à ce phénomène d’augmentation de la « demande » contentieuse, le recours
aux sciences sociales en général et à la sociologie du droit en particulier est
demeuré extrêmement limité. On ne peut pas sérieusement dire qu’il n’y ait pas eu
de trav aux de sociologie ou de sciences politiques sur la justice administrativ e.
Mais d’une part, ils sont restés assez peu nombreux et, d’autre part, ils ont surtout
porté sur «  l’offre  », et, au sein de celle-ci, presque exclusiv ement sur le Conseil
d’État. Parmi les ouv rages les plus importants, on peut citer la thèse de Danièle
Lochak (197 2), et le trav ail de Marie-Christine Kessler (1968). Plus récemment, il
faut également mentionner les ouv rages d’Oliv ia Bui Xan (2000) et l’ethnographie
de Bruno Latour (2002).
8 En ce qui concerne la «  demande  », elle n’a fait pratiquement l’objet d’aucune
recherche, à l’exception de deux enquêtes ponctuelles menées sur des tribunaux
administratifs (en 1986 et en 1995, sur les tribunaux administratifs de Strasbourg et
Grenoble : Villetorte et al., 1986 ; Blais, 1995). Il n’est donc pas exagéré de dire que
l’analy se de la demande de justice administrativ e par les sciences sociales était
quasi inexistante jusqu’à l’étude Le recours à la justice administrative, publiée en
2008 par l’équipe Contamin, Saada, Spire et Weidenfeld. Cette étude av ait été
précédée d’un trav ail quantitatif de l’équipe Aubusson de Cav arlay , Barré, Zimolag
(2005).
9 Confrontés, au quotidien, à la montée du contentieux administratif et à ses
conséquences sur le fonctionnement de la justice, les acteurs de la justice
administrativ e n’ont pas manqué d’av ancer des explications spontanées. Il est bien
sûr impossible de faire le catalogue exhaustif et raisonné de toutes les thèses qui
ont pu être formulées, car, à la différence de ce qui peut se passer dans d’autres
domaines, comme l’éducation ou la santé, qui donnent lieu à des débats de société
largement médiatisés, ces débats ont rarement lieu dans des rev ues ou dans la
presse. Le recueil des explications repose donc plus sur une tradition orale, si l’on
peut dire, que sur un procédé rigoureux. Ces réserv es étant faites, il est possible de
mentionner quelques-unes de ces «  théories  spontanées  », parmi les plus
courantes, en s’efforçant chaque fois d’indiquer ce qui a pu les inspirer et sans, à ce
stade, en faire un examen critique.
10 «  Les gens font des recours pour n’importe quoi  »  : l’idée que la montée du
contentieux s’inscrirait dans une démarche de ty pe consumériste, sur le modèle
des États-Unis, est assez classique. Elles présuppose que la propension à contester
serait plus forte que dans le passé, et que « les gens » seraient plus procéduriers ou
enclins à contester. On ne peut pas dire que cette idée soit nouv elle (songeons aux
plaideurs de Racine…). Elle est alimentée par le fait que l’augmentation du
contentieux n’a pas de réelle explication démographique, et par des
phénomènes  tels que l’existence de «  requérants d’habitude  » ou l’apparition de
contentieux dans des domaines nouv eaux, considérés ou catalogués comme des
« petits litiges », par exemple en matière scolaire.
11 « Les gens connaissent mieux leurs droits » : c’est la v ersion positiv e de la théorie
précédente. Vont dans ce sens l’élév ation du niv eau d’éducation et de culture
juridique, ou les mesures qui ont été prises dans les années 1980 pour mieux
informer les usagers de la possibilité de saisir la justice administrativ e (le décret du
28 nov embre 1983 puis la loi du 12 av ril 2000).
12 «  Les av ocats poussent les gens à faire des recours  »  : l’augmentation du
contentieux serait liée à l’influence des professionnels du droit, qui inciteraient les
usagers de l’administration à saisir la justice pour dév elopper leur activ ité. Cette
thèse est notamment alimentée par l’augmentation soutenue du nombre d’av ocats.
13 « Les gens font des recours parce que c’est gratuit et facile » : l’explication trouv e
sa source dans des arguments d’ordre économique (gratuité de la justice
administrativ e, pas de ministère d’av ocat obligatoire en première instance pour
beaucoup de litiges, aide juridictionnelle), et juridique (l’intérêt à agir en matière de
recours pour excès de pouv oir est largement ouv ert).
14 «  L’augmentation du contentieux est liée à l’augmentation de l’activ ité
administrativ e » : elle se fonde sur l’idée que le dév eloppement du contentieux est
fortement lié à certaines politiques publiques (par exemple en matière de droit des
étrangers ou de permis de conduire), et que les gens font généralement des recours
parce qu’ils y sont poussés par certaines situations objectiv es.
15 Au total, on est en présence d’idées ni v raies ni fausses  qui peuv ent toutes se
réclamer de certains aspects de la réalité mais ne peuv ent la décrire de façon
générale.

Aujourd’hui : la justice administrative


sous le regard des sciences sociales
16 Grâce au trav ail mené dans les années récentes, notamment av ec le soutien du
groupement d’intérêt public Droit et justice, qui a abouti à l’étude, mentionnée plus
haut, Le recours à la justice administrative (2008), l’apport des sciences sociales à
l’analy se de la demande dev ant les tribunaux administratifs a été important, non
seulement parce qu’on partait de rien, mais parce que l’étude a été conduite d’une
façon exemplaire  : équipe pluridisciplinaire alliant distance critique et réelle
connaissance de la juridiction administrativ e, combinaison de l’enquête
quantitativ e et de l’approche ethnographique, etc. Il ne s’agit pas ici d’exposer à la
place des auteurs les résultats de leurs trav aux, mais d’en souligner les points qui
peuv ent paraître importants pour les praticiens de la juridiction administrativ e.

L’augmentation de la « demande » : une spécificité


du contentieux administratif ?
17 De ce point de v ue, l’apport de l’analy se quantitativ e est immédiat, car elle
démontre que si, dans un premier temps, l’augmentation du contentieux
administratif et celle du contentieux civ il2 étaient assez parallèles, ce n’est plus le
cas depuis un certain temps. Dans les grandes lignes, si on compare le contentieux
des tribunaux administratifs av ec celui des tribunaux d’instance et de grande
instance, la croissance de l’un et l’autre suit des courbes assez proches jusqu’au
début des années 1980, et l’on observ e dans les deux cas une augmentation
régulière. Pendant la décennie 1980-1990, ils continuent à augmenter, mais la
hausse du premier est plus forte. À partir du début des années 1990, le contentieux
civ il stagne ou baisse, tandis que le contentieux administratif continue à augmenter
(Aubusson de Cav arlay , Barré, Zimolag, 2005, p. 14).
18 Le premier apport des sciences sociales, en l’occurrence de la statistique, est
ainsi de montrer que l’augmentation du contentieux administratif a une dimension
spécifique, puisque l’augmentation du contentieux civ il semble interrompue depuis
le début des années 1990. Les explications reposant sur des facteurs communs aux
contentieux administratif et civ il (augmentation du nombre des professionnels du
droit3, élév ation du niv eau d’éducation, propension à contester, etc.) sont
relativ ement faibles, en tous les cas pour la période débutant dans les années 1990.
Il s’agit, en soi, d’un élément extrêmement important, puisqu’il remet en cause une
croy ance largement répandue.

La nécessité d’une approche différenciée par


types de contentieux
19 La variation de la demande de justice n’est pas uniforme, et l’évolution globale est
le produit d’évolutions distinctes, voire opposées, de certains contentieux. Là
encore, l’apport de l’analyse quantitative est immédiat, puisqu’il montre que certains
types de contentieux administratifs augmentent tandis que d’autres stagnent ou
baissent. Nombre de requêtes sur la période 1999-2006 :

– contentieux des étrangers : de 19 694 à 42 463

– contentieux du logement : de 2 7 00 à 6 109

– fonctionnaires et agents publics : de 13 692 à 16 938

En rev anche, dans le même temps, le contentieux fiscal est passé de 32  230 à
20 909 affaires.
20 L’augmentation du contentieux des étrangers était, bien sûr, une év olution qui
n’av ait échappé à personne, puisque ce contentieux, qui était très limité jusque
dans les années 1980, a augmenté de façon très forte en termes relatifs et absolus
pour atteindre aujourd’hui env iron 1 litige sur 5 ou sur 4.
21 Mais la confrontation de cette évolution avec celle du contentieux fiscal, dont la
tendance à la baisse est marquée et durable, montre que l’augmentation du
contentieux n’est pas un phénomène irréversible et général. Il s’agit là encore d’un
point très important, jusque-là pas nécessairement bien identifié par les acteurs de la
justice administrative. Il pourrait d’ailleurs remettre en cause l’idée d’un lien
mécanique entre augmentation de l’activité administrative et augmentation du
contentieux, car si ce lien semble assez évident dans le cas du contentieux des
étrangers, on ne le retrouve pas dans le contentieux fiscal, où la baisse du
contentieux n’est pas liée à une baisse des contrôles.
22 Il incite à rechercher les raisons de ces év olutions opposées et c’est notamment à
cette tâche qu’est consacrée l’étude Le recours à la justice administrative.

La « coproduction du contentieux »
23 Pour analy ser les raisons qui font qu’un ty pe de contentieux augmente ou
diminue, cette étude a montré la nécessité d’une approche tenant compte de
l’ensemble des acteurs du contentieux, et essentiellement de trois ty pes d’acteurs :
elle distingue le rôle des requérants, le rôle des intermédiaires, le rôle de
l’administration.
24 Au sujet des requérants, les premières études réalisées relativ isent, il faut bien le
dire contre toute attente, le poids du bagage culturel et économique dans la saisine
de la juridiction administrativ e :

Si les requérants ne ressem blent pas à la population générale, ils ne se


recrutent pas seulem ent, ni m êm e principalem ent, parm i les catégories les
plus fav orisées. […] On pourrait penser que la capacité des usagers à réagir
à ce qu’ils perçoiv ent com m e des décisions injustes de l’adm inistration
dépend essentiellem ent de leur capital scolaire ou économ ique : les
observ ations recueillies ne perm ettent pourtant pas d’étay er cette
conclusion. (Contam in et al., 2 008, p. 1 3 -1 4 )

25 Les idées reçues sont également remises en cause en ce qui concerne l’âge.
L’étude réalisée au tribunal administratif de Cergy -Pontoise montre que les plus de
60 ans sont sous-représentés dans les usagers de la justice administrativ e. L’idée de
requérants inactifs, utilisant leurs compétences et leur temps libre pour saisir plus
fréquemment la justice, est donc remise en cause, au moins pour les primo-
requérants.
26 À propos des intermédiaires, on retiendra seulement que l’étude en souligne le
caractère essentiel, notamment en montrant le rôle des acteurs associatifs dans le
contentieux des étrangers et, par comparaison, l’absence de tels acteurs dans le
contentieux fiscal. S’agissant du rôle des av ocats, elle met en év idence une très
grande v ariété de pratiques, av ec une ty pologie distinguant, dans le domaine du
droit des étrangers, l’interv ention militante, l’exercice résiduel à titre humanitaire,
et l’exercice essentiellement motiv é par des raisons économiques.
27 Enfin, sur le rôle de l’administration, l’étude rév èle « l’importance primordiale de
la pratique des institutions publiques dans le phénomène de judiciarisation » (ibid.,
p.  25), non seulement par la différence dans les efforts de règlement non
contentieux des litiges (qui sont très inégalement répartis entre les
administrations), mais aussi par la div ersité des positionnements par rapport au
droit en général et au contentieux en particulier.
28 De ce point de v ue, la comparaison entre contentieux des étrangers et
contentieux fiscal amène des résultats extrêmement intéressants. Elle montre, dans
les grandes lignes, comment l’administration fiscale a peu à peu dév eloppé une
culture du dialogue av ec l’administré qui, à activ ité administrativ e à peu près
constante, a pu contribuer à faire baisser le contentieux en priv ilégiant le
règlement en amont des litiges. Dans le même temps, l’administration en charge des
étrangers, dont l’activ ité s’est accrue, a pratiqué une mise à distance de plus en plus
grande du droit, en se focalisant sur le nombre des éloignements et en considérant
dav antage le droit comme une contrainte que comme une composante normale de
l’action publique (étant précisé, comme l’a bien montré la comparaison entre le
ressort du tribunal administratif de Lille et celui du tribunal administratif de Cergy -
Pontoise, que les facteurs locaux peuv ent aussi jouer un rôle important).
29 Au total, l’étude de la «  demande  » de justice administrativ e par les sciences
sociales, même si elle soulèv e encore énormément de questions, a déjà apporté un
certain nombre d’enseignements. Sans reprendre une à une les théories spontanées
qui av aient été énoncées précédemment, on v oit bien que la plupart d’entre elles ne
surv iv ent pas à l’analy se, ou en tous les cas, que le pouv oir explicatif de tel ou tel
facteur en ressort généralement très affaibli. Et à l’inv erse, on ne peut pas dire non
plus qu’on se trouv e après le trav ail de 2007 dans une espèce de brouillard
relativ iste d’où ne ressortirait que la complexité du phénomène. Sur certains
points, nous disposons donc désormais d’informations, utilisable à ce stade :

– l’augmentation du contentieux administratif ne peut pas être uniquement


expliquée par les facteurs généraux d’augmentation du recours à la justice ;

– le lien av ec les aptitudes personnelles des requérants est, pour le moment,


beaucoup plus ténu qu’on pouv ait le croire, et les intermédiaires semblent jouer, au
moins dans certains contentieux, un rôle clef ou déterminant ;

– l’administration a un rôle essentiel dans la production du contentieux, même si le


contentieux n’est pas la conséquence mécanique de l’augmentation de son activ ité.

Demain : le recours aux sciences


sociales pour comprendre la demande
de justice administrative
30 À ce stade, on est assez largement dans la prospectiv e, car il est impossible de
dire de façon générale comment cette étude sera reçue et utilisée et si elle aura des
prolongements. Mais cela n’empêche pas de formuler des hy pothèses ou des v œux
sur ce que pourrait être l’av enir de l’utilisation des sciences sociales pour la justice
administrativ e.

Les limites du recours à l’expertise


31 Elles sont de plusieurs ordres, certaines tenant à l’expertise elle-même, et
d’autres à sa réception ou à son utilisation future.
32 Il faut d’abord mentionner les limites de la connaissance du phénomène étudié. On
ne s’appesantira pas sur le sujet, car c’est une question d’ordre scientifique, sur
laquelle le regard du praticien est limité. Mais les auteurs de l’étude de 2008
soulignent un certain nombre d’obstacles qu’il faudra s’efforcer de surmonter si l’on
veut approfondir la connaissance des mécanismes de formation de la demande
devant la juridiction administrative. À titre d’exemple, il existe un biais
d’échantillonnage important dans les études par questionnaires, puisque la méthode
utilisée consiste, pour l’instant, à n’interroger que les requérants qui se rendent à
l’audience. Or, ils ne sont pas nécessairement représentatifs de la population générale
des requérants. L’autre approche, l’étude par envoi de questionnaires, dépend du
taux de réponse et de la présence d’intermédiaires. C’est une limite très importante à
ce stade.
33 Ensuite, subsistent certaines zones d’ombre dans l’analy se du rôle des
intermédiaires, et surtout des av ocats. À la différence de l’activ ité des associations,
qui s’exerce de façon ouv erte, l’activ ité de l’av ocat s’exerce en partie dans un cadre
secret tant sur le plan légal – secret professionnel – que pratique – une forme de
secret des affaires, liée à l’enjeu économique de la transformation du
mécontentement en procès. À cet égard l’étude rapporte l’anecdote d’un av ocat
qui, ay ant reçu un des enquêteurs à la fav eur d’un malentendu, met aussitôt fin à
l’entretien lorsqu’il comprend qu’il ne s’agit pas d’un client potentiel… Or, cela
conditionne la fiabilité des résultats et donc la qualité du dialogue qui peut s’opérer
par la suite entre sciences sociales et acteurs de la justice administrativ e.
34 Évoquons rapidement les limites «  externes  » de l’expertise sociologique. La
première de ces limites est liée à la diffusion de la connaissance  issue des sciences
sociales. Il est inutile de s’appesantir sur les problèmes généraux que cela peut poser,
qui n’ont rien de spécifique à la justice administrative  : pour que les travaux des
sciences sociales puissent produire des effets, il faut qu’ils soient effectivement
diffusés auprès des acteurs concernés (notamment les magistrats et les
gestionnaires), et que, dans le cas particulier de la connaissance sociologique, celle-ci
soit reconnue comme savoir et comme expertise (ce qui n’est jamais simple).
Concrètement, la question posée est de savoir si ces travaux peuvent connaître une
diffusion et une utilisation autre que ponctuelle, et s’ils peuvent donner lieu à
l’instauration d’un dialogue, dans la durée, entre les praticiens de la justice
administrative et les équipes de recherche.
35 La seconde difficulté prov ient des limites v oire des risques de l’utilisation des
résultats des trav aux des sciences sociales, limites qui peuv ent être d’ordre
institutionnel ou politique. Sur le plan institutionnel, le risque principal est de ne
retenir que ce qui v a dans le sens des préoccupations immédiates de gestion
publique, qui sont de mettre en adéquation l’offre et la demande de justice
administrativ e. Cela peut conduire à ignorer certains des apports de la science
sociale, par exemple la partie des trav aux qui distingue nettement l’accès au
tribunal (la possibilité de faire un recours) et l’accès au droit (la capacité à
comprendre la procédure et faire v aloir ses droits le cas échéant), dans la mesure
où cela ne s’inscrit pas dans une approche quantitativ e. Ce risque pourrait se
concrétiser, par exemple, par des mesures qui ne feraient pas la distinction entre
prév ention du contentieux et diminution mécanique de celui-ci par de simples
obstacles procéduraux.
36 Pour donner un exemple récent, l’étude menée sur le contentieux du logement
av ait mis en év idence le rôle de la politique des caisses d’allocations familiales dans
la montée du contentieux administratif du logement (parce qu’il s’agit d’un domaine
où, par exception, c’est le plus souv ent l’administration qui saisit le juge). Or, sans
qu’il y ait au demeurant aucun lien de cause à effet, on v ient de supprimer
l’interv ention sy stématique du juge dans ce domaine, puisque les caisses pourront
désormais émettre elles-mêmes des états exécutoires4. En d’autres termes, le risque
existe que l’on « tue le chien pour l’empêcher de remuer la queue ».
37 Il faut aussi évoquer la question des limites politiques. Comme on l’a indiqué
précédemment, plus de 20  % du contentieux administratif est un contentieux de
l’entrée et du séjour des étrangers. Chacun le sait, ce domaine est particulièrement
sensible sur le plan politique. Ce qu’a très bien montré l’étude du contentieux fiscal,
c’est le changement d’attitude de l’administration qui s’est opéré sur une vingtaine
d’années, la «  métamorphose du rapport à l’impôt  » et son lien probable avec la
baisse du contentieux fiscal. On pourrait donc logiquement en tirer la conséquence
qu’il faut transposer certaines des solutions fiscales au contentieux des étrangers
(conciliation, amélioration des droits du contribuable, etc.).
38 Cela supposerait, toutefois, de reconnaître que la protection des droits de
l’usager est aussi importante que l’objectif régalien qui est poursuiv i par ailleurs
(lutte contre la fraude en matière fiscale ou régulation des flux migratoires en
matière de droit des étrangers). Or, ce qui est possible dans un domaine où le
consentement à l’impôt est un principe constitutionnel ne l’est pas nécessairement
dans le domaine du droit des étrangers, où les usagers, notamment, ne bénéficient
pas des droits attachés à la citoy enneté et de la capacité d’influence qui lui est liée,
et où le contexte politique est totalement différent.
39 Mais ces limites, qu’il faut bien rappeler faute d’av oir une approche idéalisée du
problème, ne doiv ent pas occulter les perspectiv es ouv ertes par l’interv ention des
sciences sociales.

Les promesses de l’expertise


40 Les perspectiv es ouv ertes sont tout à fait intéressantes et le seront d’autant plus
que l’on poursuiv ra et élargira l’effort entrepris. Comment peut-on utiliser la
sociologie du contentieux pour améliorer le fonctionnement de l’administration et
de la justice administrativ e  ? La sociologie permet-elle de «  prév enir  » le
contentieux ? C’est le domaine le plus év ident, car c’est celui qui répond le mieux
aux préoccupations immédiates, mais pas le plus simple, dans la mesure où l’on est
y est confronté à un hiatus persistant entre le discours – v ingt ans de colloques et
de rapports officiels sur la prév ention du contentieux – et la réalité des mesures
prises. Sur ce point, un des éléments que l’on peut retenir des études déjà réalisées
est que cela suppose non seulement des mécanismes de conciliation (ce qui était
déjà admis), mais aussi un certain rapport de l’administration à la loi et au
contentieux, dont on pourrait notamment tirer des conséquences en termes
d’év aluation des politiques publiques dans les administrations concernées (en
arrêtant de se focaliser sur certains indicateurs quantitatifs). Au passage, la
dégradation des rapports entre l’administration et le droit qui est mise en év idence
dans Le recours à la justice administrative (Contamin et al., 2008) rév èle un
problème qui dépasse la gestion du contentieux, et qui touche aux principes mêmes
de l’État de droit : la tension, v oire la contradiction, entre une certaine « culture du
résultat », d’une part, et, d’autre part, la « culture des moy ens » et de la primauté
des règles sur les objectifs, qui est constitutiv e de l’État de droit.
41 La sociologie aide-t-elle à accepter l’augmentation du contentieux  ? C’est une
idée qui peut paraître saugrenue, dans le contexte d’«  économie de pénurie
relativ e » qui a été rappelé. Mais sur ce point, un des grands mérites des trav aux
déjà effectués a été d’affaiblir – à défaut de liquider – le my the du procédurier. Si la
réalité du phénomène des «  requérants d’habitude  » est incontestable, les études
réalisées tendent à remettre en cause l’idée que le contentieux serait un luxe de
classes moy ennes oisiv es, une  médecine de confort  qu’on pourrait combattre à
coup de ticket modérateur.
42 L’enquête sociologique réalisée permettrait-elle d’améliorer l’accès à la justice ?
Même si la justice administrativ e n’est pas restée indifférente aux attentes de ses
usagers (v oir la création du référé administratif, l’amélioration de l’exécution des
décisions de justice, les efforts de réduction des délais de jugement), il faut
reconnaître qu’on s’est peu intéressé à certains phénomènes, comme la distance qui
existe entre le fait de saisir un tribunal et d’être en capacité de faire v aloir ses droits
ou de comprendre – dans la mesure où le droit est lui-même intelligible et
prév isible – les raisons du rejet de sa requête. Là encore, l’apport de la sociologie
du droit est primordial si l’on v eut promouv oir des droits effectifs, et non
théoriques et imaginaires.
43 On l’a dit, cette première étude est, à beaucoup d’égards, exemplaire. Pourtant,
nous ne sommes qu’aux débuts de ce que pourrait être une sociologie de la
demande contentieuse en matière administrativ e. Parmi les pistes qui v iennent
immédiatement à l’esprit, il est possible d’év oquer les idées suiv antes :

– étudier de nouv eaux ty pes de contentieux  et de juridictions  : on pense, en


premier lieu, à réitérer l’enquête menée à Cergy -Pontoise sur d’autres tribunaux, et
notamment ceux du sud-est de la France (où le taux de recours par habitant est
plus élev é que dans le reste du pay s, comme à Ly on et à Paris), et à d’autres ty pes
de contentieux, qu’ils soient en forte expansion (le permis de conduire), d’un ty pe
nouv eau (le droit au logement opposable, le rev enu de solidarité activ e) ou même
« classiques » : le contentieux de l’urbanisme et celui de la fonction publique, par
exemple ;

– dév elopper l’approche comparativ e  : elle pourrait être particulièrement


intéressante av ec des contentieux proches, comme le contentieux de la sécurité
sociale (qui relèv e de juridictions judiciaires spécialisées), et aussi, même si c’est
sans doute plus difficile, av ec le contentieux administratif à l’étranger, notamment
pour des pay s qui ont des sy stèmes juridiques relativ ement proches du nôtre
(l’Allemagne et l’Italie, où il existe des juridictions administrativ es).

Pour toutes ces raisons, il faut souhaiter que la sociologie du contentieux


administratif connaisse de nouv eaux – et fructueux – dév eloppements.

Bibliographie
Aubusson de Cavarlay Bruno, Barré Marie-Danièle et Zimolag Marta, 2 005, Dynamique du
contentieux administratif  : analyse statistique de la demande enregistrée par les tribunaux
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Notes
1 La nouv elle appellation du com m issaire du gouv ernem ent est désorm ais le rapporteur
public, pour m ieux refléter le fait qu’il s’agit d’un m agistrat indépendant et non d’un
représentant de l’adm inistration.
2 La com paraison av ec le contentieux pénal n’aurait pas de sens, car c’est un contentieux
où l’initiativ e de l’action est, pour l’essentiel, celle du parquet.
3 4 8  4 00 av ocats en France en 2 008, contre 3 9   4 54 en 2 002 et 3 2   000 en 1 9 9 6 .
Source  : Caroline Moreau, «  Statistiques sur la profession d’av ocat  », m inistère de la
Justice, Direction des affaires civ iles et du Sceau, cellule étude et recherches,
octobre 2 006 .
4 L’état exécutoire est le titre juridique qui perm et le recouv rem ent des som m es par la
contrainte.

Pour citer cet article


Référenc e élec tro niq ue
Johann Morri, « Quand les sciences sociales se font expertes : le cas de la justice
administrative », Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], #09 | 2009, mis en ligne le
25 novembre 2011, consulté le 06 mai 2022. URL :
http://journals.openedition.org/traces/4371 ; DOI : https://doi.org/10.4000/traces.4371

Cet article est cité par

Fossier, Arnaud. Gardella, Édouard. (2012) Av ant-propos. L'esprit


d'enquête. Tracés. DOI: 10.4000/traces.5515

Auteur
Johann Morri
Conseiller de tribunal administratif depuis 1999. Depuis novembre 2008, en poste à la cour
administrative d'appel de Versailles

Droits d’auteur

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