Féérie du couchant répandant ses couleurs en fusion sur le ciel et la mer. Fête et
chant de la lumière, chaude et dorée, rougeoiement caressant les édifices et les enveloppant
de paix et de mystère. Transparences, ombres et clartés, décor de théâtre baroque, mise en
scène du temps qui s'écoule.
Dernières ondulations de l'eau, embarcations, d'agrément et de labeur, navires à port
ou sur le point d'aborder. Foisonnement humain : manoeuvres de cordages, retour des voya-
geurs, échanges peu amènes ou jeu, spectateur prêt à dégainer, cape et épée, conversation
vespérale entre honnêtes gens... famille de musiciens, enfant, luth posé, théorbiste séréna-
dant la belle. Le long manche est-il celui d'une angélique? À moins que la dame ne s'apprête
à chanter. Vision vibrante et cristalline, soleil s'estompant dans le lointain, charme du soir ita-
lien, ambiance idyllique, douces heures ambrées dans lesquelles glissent les oiseaux.
Poète en communication charnelle avec le monde, peintre de la lumière, Claude, le
plus italien des Lorrains, le plus romain des Français, pénètre les mystères de la nature et
accède à la force vitale, à l'énergie cosmique, à l'Harmonie, à l'Unité du monde. L'œil fait
entendre la voix du tableau. Plaisirs fondus des yeux et de l'ouïe, délectation, volupté.
Indissociable de la vie, la musique, le miracle.
Denis Grenier
Département d’histoire
Université Laval, Québec
Ut Pictura Musica
la musique est peinture, la peinture est musique
Bellerofonte CASTALDI (1580 - 1649)
Bellerofonte Castaldi
(né vers 1580, mort le 27 septembre 1649)
La bibliothèque Estense de Modène en Italie possède un manuscrit intitulé
Rimansuglio di Rime Bernesche (1) , sorte de journal personnel entièrement écrit en vers,
de la main de Bellerofonte Castaldi. Ce document fait se succéder poésie amoureuse, lettres
à d'illustres personnages, prophéties évoquant la destruction de certaines villes d'Italie,
plaintes et insultes (à l'encontre d'ennemis personnels) dont le style très cru rappelle l'au-
dacieux Decameron de Boccace, réflexions philosophiques sur la mort, récits de
voyages...Ce volume de 80 pages dont les derniers feuillets furent écrits quelques mois avant
sa mort en 1649, est un témoignage unique, étonnant, parfois émouvant qui nous permet
de retracer dans ses grandes lignes la vie, l'activité artistique et le caractère de ce musicien
italien.
Dans ses Rime, Castaldi explique ainsi l'originalité de son prénom : "Mon père fut
gentilhomme nommé Francesco Castaldi, qui me fit venir au monde, ma mère fut Maria
Rossi de Terni qui eut le ventre fécond de moi.(...) Mon père trouva des noms extrava-
gants avec lesquels il baptisa ceux qui naquirent de lui, pour qu'il n'arrivât pas ce dont
il avait toujours souffert." En effet, il y avait trois Francesco Castaldi à Modène, et les lettres
s'échangeaient des uns aux autres. C'est pourquoi il se dit :"si j'ai des enfants, je renonce-
rai à Pier, Polo, ou Gian, et je leur donnerai des noms qui leur soient propres". Il eut
d'abord quatre filles : Arpalice, Areta, Axiotea et Artemia, puis trois garçons : Oromedonte,
Sesostro et enfin Bellerofonte.
Cette décision trahissait déjà chez lui quelques uns des principes qui allaient être
ceux régissant l'éducation des enfants Castaldi : un goût profond pour le savoir,
l'amour de la culture antique, le respect le plus grand pour les hautes valeurs morales et
les idéaux chevaleresques, le tout en accord avec le code de conduite défini par le livre très
influent de Baldassar Castiglione, Il Libro del Cortegiano. Plus tard, Castaldi brilla si bien
dans les deux arts de la musique et de la poésie qu'il fut autant apprécié comme virtuose
que comme poète, comme l'attestent ses relations avec les poètes Tassoni, Testi et les com-
positeurs Gastoldi, Monteverdi.
A l'âge de 23 ans, Castaldi voyagea à travers toute l 'Europe et ce fut pour lui le début
d'une vie aventurière, d'exil permanent qu'il ne laissa que pour retrouver sa Modène natale
peu de temps avant de mourir.
S'il courut le monde, ce fut en musicien mais aussi en homme traqué, à la fois pour
avoir participé dans les années 1620 à l'assassinat du meurtrier de son frère Oromedonte, et
pour avoir régulièrement dénoncé dans ses lettres les abus de pouvoirs, notamment ceux
du clergé. Chassé de Modène, il fut poursuivi le reste de sa vie et connut la prison à plu-
sieurs reprises. "(...) Me voici depuis six mois ici, loin de chez moi, enfermé comme un San
Paccuvio (...) Je vis loin de toute colère et de toute fureur mais je crains la populace,(...)
et qu'elle fasse surgir des feux violents et sans cesse renouvelés, pire que ceux du
Vésuve.(...) Je veille de loin sur la toile, tel une grosse araignée obstinée, brûlante et usée."
Bien différente est la Lettera d'Heleazaria Hebraïca a Tito Vespasiano, où Castaldi déploie
son talent de madrigaliste pour illustrer une lettre qui dit le déchirement d'une femme juive
dont le jeûne prolongé, pendant le siège de Jérusalem par Titus Vespasien, l'obligea à tuer
et manger son propre fils : "Ici, avant le coucher du soleil, je dévorerai le fruit de mes
entrailles" chante-t-elle, tandis qu'à cinq reprises revient la basse de la passacaille, telle
une supplication lente et désespérée.
"Car, que l'homme soit fou ou prudent, la mort le recouvrira de son habit"
Le destin de Bellerofonte Castaldi se laissait entrevoir dans son seul prénom. Dans la
mythologie grecque, le héros Bellerophon, prince de Corinthe, capture Pégase le cheval
ailé, symbole de l'inspiration et de la beauté, et tue le monstre tyrannique Chimère, symbo-
le des tromperies et des machinations. Plus tard, le Héros défie les Dieux et est contraint
d'errer seul dans la misère jusqu'à la mort. De la même façon, Castaldi, "transporté sur les
ailes de Pégase", armé de la musique et de la poésie lyrique, partit en guerre contre la mal-
honnêteté, l'injustice, l'impiété et les abus de pouvoirs qu'il dénonça toute sa vie
durant.
Lui aussi, à maintes reprises, défia "ceux qui sont plus forts et trompeurs"(4) de son
esprit téméraire, de sa langue et sa plume acérées, et lui aussi souffrit l'emprisonnement,
l'exil, les blessures(5), la solitude et la pauvreté. Mais tandis que la poésie semble avoir tou-
jours été son arme et son mode de vie, la musique l'accompagna, constamment, et toujours
fut salvatrice :
(1) Francesco Berni (1497-1535) est l'auteur d'une poésie burlesque et allègre. Le terme "bernesche" ne fait probablement réfé-
rence qu'à une partie de l'œuvre poétique des Rime.
(2) Castaldi ne s'étant jamais marié, il est probable que Mario, Anselmo et Christoffano furent les enfants de ses frères dont l'un fut
assassiné et l'autre mourut de la peste - Bellerofonte aurait alors été leur tuteur.
(3) La formule latine "Ludebat Bellerofontes" est ambiguë, en particulier dans son écriture inversée. Cela peut signifier Bellerofonte
jouait (toutes ces pièces), ou : Bellerofonte s'amusait (à composer et exécuter des pièces), ou : Bellerofonte s'est bien joué (du lec-
teur). Il est très probable que Castaldi voulait signifier tout cela à la fois.
(4) A de nombreuses reprises il se plaint : "Broyé et faisandé pendant soixante-huit ans, je vis cependant dans cette ville de
Modène où le cruel Destin, qui jamais ne change, n'est pas encore rassasié de me tourmenter (...). J'ai été la proie de tous les
malheurs, et souffert de tous les stigmates, craignant sans cesse le Diable, et j'ai été cent fois en duel avec la mort ; malgré tout
je survis. Voilà vingt ans et plus que le malheur et le sort contraire me poursuivent.(...)"
(5)Castaldi boitait, ayant reçu une balle dans le pied probablement tirée par quelqu'un venu se venger de quelque satire mordante.
Echo notturno
Et io simulando gli dissi 'Và Và' Et moi je fis semblant, je lui dis : "Va, va,
Ch'io t'odi e ti fugga lo brami pur tu C'est toi qui veux que je te fuie et te haïsse,
La fiamma che m'arde la smorzo 'F F' La flamme qui me consume, je l'éteins : "Ff, ff"
Le false promesse le sputo 'PAU ' Les fausses promesses, je crache dessus (ici l'on crache).
Amor che stizzasi ci vede 'Nò Nò' Amour courroucé nous vit : "Non, non,
Che regni sdegno frà voi non farò Je ne ferai régner le mépris entre vous."
Et ella piangendo mi disse mio ben Alors elle en pleurant me dit : "Mon trésor,
Ciò feci per scherzo deh credilo à me Je plaisantais. Ah, crois-le bien,
Sò ben che per altra non sprezzi mia fè Je sais que pour une autre tu ne méprises pas mes serments."
Sospira più volte facendo Ah Ah Elle soupira plusieurs fois en faisant : "Ah... ah..."
Amor strinse il laccio dicendo 'CU CU' Amour resserra ses liens et fit : "Coucou,
Libertà mai per voi non sarà più. Plus jamais vous ne serez libres !"
Steffania persuasiva
Colei che tanto tormentami Celle qui me tourmente tant
Ch'io credo che morto mi vuol Que je crois qu'elle veut mon trépas
Fà languir d'ogn'hor Fait languir sans cesse
E gridar ohimè Et crier, hélas,
Il mio miser cor Mon pauvre cœur
Che non sa'l perchè Qui ne sait pourquoi.
Ahi cruda e rigida guarda che fai Ah, cruelle et inflexible, regarde ce que tu fais :
Non vedi che colmo di guai Ne vois-tu pas qu'au comble du malheur
Questo tuo fedel Celui qui t'est fidèle
A la morte và S'en va à la mort
Se di lui crudel Si tu n'as, cruelle,
Tu non hai pietà Pitié de lui.
Se non porgi soccorso in un subito Si tu ne viens pas à son secours à l'instant
Con que' begli occhi che dolce sorridono De ces beaux yeux qui doucement sourient,
Di mia salute senz'altro mi dubito Je crains pour ma santé
Che disperato moriro Car je mourrai désespéré
Se soccorso ben presto al mio mal non hò Si je ne suis pas sauvé de mon mal.
Ahi che sempre tu Ah, combien tu sembles toujours
Mi t'induri più T'endurcir à mon égard,
E pur deh venir Et pourtant tu dois venir
Che t'hai da pentir Il ne te sert de rien
Ne giovar ti può D'avoir à te repentir
Poi che'l tempo ha da far che consentami Puisque le temps doit faire qu'un jour tu consentes
E che prieghi con punta di duol Et que tu implores avec douleur
Mentr'in odio a ogn'un Alors qu'en butte à la haine de chacun
Patirai digiun Tu subiras le jeûne
E indarno sia Et que ta grâce
La tua cortesia Sera vaine.
Tu sei ver me crudellissima Tu es très cruelle envers moi
Ne giovami l'esser humil Et il ne sert de rien d'être humble
Ch'impetrar mercè Puisque je ne peux obtenir grâce
Al mio mal non sò Pour ma souffrance.
Pur fedel a te Et pourtant toujours
Sempre mai sarò Je te demeurerai fidèle
Pregando amando con lagrime ogn'hor Suppliant et aimant, toujours en larmes
Spero anco di smoverri'l cor J'espère encore attendrir ton coeur
Che se duro fù ver me Qui fut si dur envers moi.
Nott'e dì ammolito più Je ne serai plus ainsi
Non starà così Nuit et jour alangui
E quegl'occhi che tanto m'accendono Et ces yeux qui m'enflamment tant
Che tutto n'ardo poi dolce sorridono Que je me consume tout entier,
E di mie lagrime gioco si prendono Et qui se moquent de mes larmes,
S'hora son privi di pietà S'ils sont sans pitié aujourd'hui
So che'l tempo cortesi ver me farà Je sais que le temps les rendra aimants.
Vedrai presto tu Tu verras bientôt
Di tua gioventù Que ta jeunesse
Che sen fugge a vol S'envole
Come giaccio al sol Pendant que je gis à terre
Ch'ogni bel n'andrà Et que tu perdras toute ta beauté.
Mentre tu sei si bellissima Pendant que tu es encore si belle
Sia del pari cortese e gentil Puissent ta grâce et ta douceur égaler ta beauté
Che non hai di me Car il n'est personne
Chi con pura fè Qui d'une foi pure
E saldo cor Et d'un coeur constant
Più ti porti Amor Te porte plus d'amour que moi.
*Heb. : abrévation avec orthographe du XVIIème siècle pour "ebraica" : juive. N.D.T.
Even with a barrel pressed to my head,
I shall always speak my mind.
Castaldi, Rimansuglio di Rime Bernesche.
Bellerofonte Castaldi
(born around 1580, died 27 September 1649)
In Rime, Castaldi explained the originality of his Christian name : "Francesco Castaldi, my
father, who was of gentle birth, brought me into the world and Maria Rossi de Terni, my
mother, was the one who bore me. (...) My father chose extravagant names to baptise those
who were conceived by him, so that they would not experience what he had to go through."
There was indeed 3 Francesco Castaldi in Modene and they would keep being given the wrong
mail. Therefore, he said to himself : " If I ever have children, I will definitely avoid such names as Pier,
Polo or Gian and choose more proper ones ". He has first the father of four daughters whom he named
Arpalice, Areta, Artemia and Axiotea and later had three sons for whom he chose the names of
Oromedonte, Sesostro and Bellerofonte.
This decision was to be the first of a series of specific principles which would then govern the education
of Castaldi's children. Such principles were a profound taste for Knowledge, the love of Antique Culture
and the greatest respect for high moral values and chivalrous ideals. Everything being in accordance with
the code of conduct described in Il Libro del Cortegiano, a very influent book by Baldassar Castiglione.
Later on, Castaldi excelled so much in both the art of music and poetry that he soon became equally
famous for being a virtuoso and a poet. The relations he had with the poets Tassoni and Testi, and the
composers Gastoldi and Monteverdi give evidence of it.
When he reached the age of 23, Castaldi started travelling around Europe -living an adventu-
rous life of permanent exile - until he eventually returned to his native Modene, shortly before dying.
He roamed all over the world as a musician but also as a hunted down fugitive. This for two reasons
: both because he was involved in the killing of the murderer of his brother Oromedonte and becau-
se he kept denouncing in his letters abuses of power in general and of the clergy in particular.
Expelled from Modene, he has then chased up for the rest of his life and sent to prison a few times.
He wrote : "(...) I have been here for six months now, away from home, locked up like San Paccuvio
(...) I lie here, sheltered against anger and furybut at the populace's mercy, afraid it may set
violent fires everywhere , provoking a continuous flow, one more terrifying than the
Vesuvious. (...) But I keep an eye on everything from my distant web, like an enormous
blazing, worn out and stubborn spider."
The destiny of Bellerofonte Castaldi was partly unveiled by his own Christian name.
In Greek mythology, Bellerophon, the hero and prince of Corinth, caught Pegasus - the win-
ged horse incarnating inspiration and beauty - and killed the tyrannical monster, symbol of
lies chimaera and machinations.
Later on, the hero defied the gods and was obliged to wander about in misery until he died.
Similarly, Castaldi - "carried away on Pegasus " wings and armed with music and lyric poetry
- waged war on dishonesty, injustice, impiety and the abuses of power he denounced during
his whole life. He too defied many times "those who are stronger and deceptive" (4), using
his rash mind, some cutting words - be they spoken or written down. He too suffered from
from imprisonment, exile, wounds (5), solitude and poverty. But while poetry seems to have
been his weapon and his way of living music accompanied him all along and preserved him
always.
"Mora che vive in pianto
E viva solo a cui diletta il canto"
May he die who in sorrow lies
Whilst he lives who music delights
(2) Castaldi never got married. Mario, Anselmo and Christoffano were probably his brother's children, one of whom was murdered
and the other one died from the Black Death. Bellerofonte must therefore have been the children's tutor.
(3) "Ludebat Bellerofontes" is a rather ambiguous formula, especially due to the effect caused by the inversion. There are three pos-
sible meanings : either "Bellerofonte played" (all his pieces), or "Bellerofonte enjoyed himself" (composing pieces ) or
"Bellerofonte made game " (of the reader). Castaldi most likely wanted to benefit from all the different meanings.
(4) Often he complained : "Torn to pieces and left to my fate for sixty eight years, I nevertheless live in Modene where cruel
Destiny, never altered, has not had enough torturing me (...) I have been the prey of all misfortunes and suffered from all stig-
mas, continually frightened by the Devil, and calling death out at least one hundred times ; despite all this I survive. It's been
over 20 years since misfortune and fate began haunting me" (...).
(5) Castaldi limped, for he had been hit in the foot by a bullet probably shot by some fellow eager to take vengeance for some pun-
gent satire written by the poet.