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Le gouvernement de Dumarsais Estimé

( 16 Août 1946 - 10 mai 1950 )

Dumarsais Estimé, l'homme


Orphelin de père, très jeune, il fut élevé par sa mère et par son oncle, un homme important,
qui après avoir été maire de Verrettes, devint plus tard sénateur de la République. Estilus
Estimé exerça une grande influence sur son neveu. Il l'instruisit de la réalité sociale
haïtienne et le convainquit de la nécessité du courage et de l'honnêteté dans les affaires
publiques. À la fin de ses études classiques durant lesquelles il bénéficia des
enseignements de maîtres tels que Jean Price-Mars, Catts Pressoir et Jean -Chrysostome
Dorsainvil, il devint professeur au lycée Pétion. Diplômé plus tard en droit , il poursuivit sa
formation en lisant les grands philosophes des XVllle et XlXe siècles. Leur vision d'un
monde de justice et de vérité, régulé par la raison, le passionnait.

En octobre 1930, Estimé, un fervent nationaliste, fut élu député de Verrettes. Rapidement, il
se signala par son courage politique, son intelligence et ses interventions à la tribune. Il
devint président de la Chambre en février 1935. Très proche du président Vincent, deux ans
plus tard, il fut appelé à le seconder et devint son secrétaire d'État de l'instruction publique,
de l'Agriculture et du Travail.

Il était un érudit qu'habitait une farouche volonté de changer la société haïtienne. Il fallait,
selon lui, lutter contre les abus de l'élite traditionnelle et éduquer les masses. Il avait fait
sienne la devise du parti national : " le plus grand bien au plus grand nombre ".
Son élection
En 1946, l'Assemblée nationale travaillait à l'élaboration d'une nouvelle constitution. Au
cours de ces travaux, le sénateur Jean David et les députés Thomas Désulmé et Philippe
Charlier proposèrent d'arrêter les débats pour passer immédiatement à l'élection d'un
président. Cette subtile manoeuvre amena Dumarsais Estimé au fauteuil présidentiel,
supplantant des candidats de poids comme le riche industriel Henri Laraque que soutenaient
le Nord, Bignon Pierre-Louis, le premier sénateur de l'Ouest et l'ex colonel Démosthène
Pétrus Calixte qui paraissaient en bonne position pour remporter le suffrage. Le 16 août
1946, au deuxième tour de scrutin, l'Assemblée nationale élit le député de Verrettes,
Dumarsais Estimé, président d'Haïti pour 4 ans , par 31 voix sur 58. Le comité exécutif
militaire avait accompli sa mission. Haïti avait un nouveau chef d'État. L'accession d'Estimé
, avec le soutien des " Authentiques ", consacrait l'entrée en force de la majorité nationale
dans l'arène politique.
Son administration
Sous la protection des anciens membres du Comité exécutif militaire à qui il avait laissé le
commandement de l'Armée, le président Estimé prit des mesures visant à developper Haïti.
La libération financière, l'éducation des masses et la promotion de l'agriculture constituaient
ses priorités. Il s'engageait à assurer une protection sociale aux artisans et aux salariés, tout
en accordant à la jeunesse une attention spéciale.
A)La justice et les lois
La loi du 15 octobre 1946 chargea une commission spéciale d'enquêter sur l'administration
Lescot que la clameur publique accusait de malversation et de détournement de fonds. Une
autre loi du 28 février 1947 mit sous séquestre, en attendant une décision de justice, les
biens de l'ancien chef d'État, des membres de son gouvernement et certains de ses
proches.
" La chute d'Estimé vint interrompre cette procédure."

La Constitution de 1946, qui fut promulguée sous Estimé, introduisit l'habeas corpus. Cette
constitution interdisait aussi l'extradition en matière politique. Le congé annuel payé institué
sous Vincent fut rendu obligatoire. L'Armée et la police devinrent deux corps distincts. Le
droit des travailleurs à s'organiser en syndicats fut reconnu ainsi que celui des Haïtiens à se
regrouper en partis politiques et en coopératives.

Le 24 février 1947, une loi établit les conditions entraînant la perte de la nationalité
haïtienne. Le 21 juillet 1947, le gouvernement fit voter une loi relative aux loyers des
maisons , des hôtels et des appartements.

B)Les finances et l'économie


Après la seconde guerre mondiale, le prix du café et du sisal avait augmenté sur le marché
international, et l'exportation de la figue -banane fleurissait. Haïti connaissait un climat
économique favorable.

Cependant, le fardeau financier que représentait le service de l'emprunt de 1922 contracté


sous le gouvernement de Borno était au centre des préoccupations de la nation. En outre, il
fallait mettre un terme au contrôle financier américain afin de permettre au gouvernement de
gérer adéquatement et en toute indépendance les affaires de l'État. Dans le cadre de sa
politique de développement , le président Estimé sollicita du gouvernement américain la
mise à sa disposition d'une partie des fonds de l'État haïtien garantissant l'emprunt de 1922.
Les Américains ayant refusé , " Heureux mécompte !", s'exclama le président Estimé qui
invita alors la nation à faire l'effort de payer cette dette. Un grand mouvement patriotique
pareil à un " konbit " national se déclencha à cet appel.

La loi du 12 juillet 1947 autorisa le gouvernement à émettre un emprunt intérieur de 10


millions de dollars dit emprunt de la libération financière. Le 1er octobre suivant, Haïti
célébrait son indépendance économique tant recherchée. Ainsi, le gouvernement installa un
nouveau conseil d'administration à la BNRH. Ces membres étaient tous nommés par le
président pour 5 ans.

La loi du 23 juin 1947 avait permis d'établir une chambre des comptes pour le contrôle des
dépenses de l'État.
C)L'éducation
Pour arriver au véritable progrès, il fallait, d'après le gouvernement, une structure scolaire
solide. Le président Estimé était partisan d'une éducation libératrice, dégagée de la vieille
pédagogie sensible au bourrage de crâne. Dans cette optique, le département de l'éducation
nationale fut réorganisé, des écoles et fermes-écoles furent construites un peu partout dans
le pays. Le lycée Toussaint Louverture fut fondé à Port-au-Prince, le lycée Faustin
Soulouque vit le jour à Petit-Goâve, et la ville de Hinche fut dotée de son propre lycée, qui
porta le nom du président. Les bâtiments logeant les lycées de la capitale, des Cayes, et du
Cap-Haïtien furent rénovés. Dans le même temps, le nombre de professeurs affectés à
l'enseignement rural passa de 624 en 1946 à 823 en 1949. Le salaire des professeurs et
des instituteurs fut également ajusté au coût de la vie. Les bibliothèques furent réouvertes et
réformées. En 1947, l'École normale supérieure et l'École polytechnique d'Haïti furent
créées et en 1949, l'École des infirmières fut réorganisée afin de préparer les travailleurs de
la santé à mieux faire face aux maladies infantiles et endémiques.
D)Ses réalisations
-Commémoration grandiose, en 1949, du bicentenaire de la fondation de la ville de
Port-au-Prince, organisation, à cette occasion, d'une exposition internationale qui attira
beaucoup de touristes dans le pays; travaux d'assainissement et de modernisation du front
de mer et des quartiers commerciaux de Port-au-Prince;

-Construction et mis en service du pont de la Grand'Anse

-Création de l'ONC , en vue de promuvoir la culture de cette denrée d'exportation;

-Démarrage du projet d'irrigation de la Vallée de l'Artibonite et la création avec l'assistance


technique américaine, l'organisme de développement de la vallée de l'Artibonite (ODVA),
dans le but de réaliser l'autosuffisance alimentaire;

-Aménagement de la ville frontalière de Belladère

-Création du Département et du Bureau du travail en 1946

-Formation du Bureau International du Travail , gérant les conflits entre le patronat et le


salariat;

-nationalisation de la SHADA, mais ce qui n'empêcha pas l'exportation de la figue-banane


de diminuer graduellement jusqu'à finalement s'éteindre au grand désespoir des cultivateurs
E)La politique étrangère
Par la loi du 27 novembre 1946, le gouvernement réorganisa le service diplomatique et
consulaire d'Haïti. Les rapports entre la République-Dominicaine et Haïti devinrent moin
tendus. La représentation d'Haïti dans ce pays fut élevée au rang d'ambassade, celle auprès
du Saint-Siège devint une mission diplomatique.

Des relations diplomatiques et consulaires furent établies entre Haïti et le Panama. En


septembre 1947, Haïti signa avec le Brésil un Traité interaméricain d'assistance mutuelle.

Le 29 novembre de la même année, le vote d'Haïti se révéla déterminant à l'ONU lors de la


création de l'État d'Israël. En 1949, l'ambassadeur haïtien Émile Saint-Lot prit ouvertement
position contre le partage de la Lybie en faveur de l'Italie, de la France et de la
Grande-Bretagne. En effet, les délégués d'Haïti élevaient toujours leur voix " en faveur de la
paix dans le monde, du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, dans la plénitude de
leurs prérogatives souveraines et inaliénables". Ils se prononcèrent également pour la
décolonisation.

En avril 1948, Haïti signa à Washington la Charte de L'OEA. Dès la création de l'UNESCO
au sein des Nations-Unies , Haïti donna son plein appui à cette organisation dont l'un des
rôles est de promouvoir la paix, sur la base du respect de la diversité culturelle. Le 15 juillet
1948, le président Estimé et son homologue vénézuélien finalisèrent un accord commercial
engageant les deux pays.
Lors des festivités du Bicentenaire en décembre 1949, les délégués des pays étrangers,
surtout ceux de l'Amérique , firent montre de solidarité envers Haïti.
Les causes de mécontentement

A)La question de couleur ou le renforcement de la classe moyenne


Sous l'impulsion du mouvement de 1946, de nombreux mulâtres de l'administration publique
furent licenciés et remplacés par des noirs appartenant à la classe moyenne. Écartée
dorénavant de la fonction publique, une partie de la bourgeoisie traditionnelle se reconvertit
graduellement dans le commerce et l'industrie. Une nouvelle élite urbanisée prit ainsi
naissance. Un changement subtil mais réel s'opérait dans la société haïtienne.
B)La corruption administrative
Loin d'avoir un gouvernement véritablement révolutionnaire, on eut simplement " un noir au
pouvoir " . Et Estimé , adepte patenté de la politique d'équilibre, ne pensait qu'à la promotion
d'une bourgeoisie noire face à la bourgeoisie mulâtre. La corruption dans l'administration
découragea de nombreux investisseurs étrangers. La nouvelle bourgeoisie, au pouvoir, en
abusa excessivement. Il n'y eut aucune amélioration du sort des démunis. Les féodaux
occupaient le haut du pavée dans les campagnes et les villes étaient sous contrôle de la
bourgeoisie compradore.
C)La loi anti-communiste et la répression contre les syndicats, les partis politiques ,
la presse
Pour plaire à la droite et aux Américains, le 19 février 1948, les députés votèrent une loi
assimilant les activités communistes ou manifestations à caractère subversif, à des attaques
contre la constitution et à la sûreté de l'État. Cette mesure provoqua un tollé général. Les
leaders de l'opposition, toutes tendances confondues, se révoltèrent.

Le gouvernement monopolisa la presse parlée et interdit le fonctionnement du MOP. Les


syndicats essuyèrent, également, les foudres du pouvoir et de nombreux dirigeants furent
assassinés. Ceux qui occupaient des fonctions publiques et qui reprochaient au
gouvernement de ne rien faire pour améliorer le standard de vie des travailleurs et répondre
à leur desiderata, furent révoqués.
D)L'échec du projet de la figue-banane
Poursuivant sur la même lancée sa ligne antisociale et rétrograde, le gouvernement sonna
le glas de l'exploitation de la figue-banane qui avait, pourtant, apporté un regain de
prospérité dans les campagnes. Cette culture fut sacrifiée au profit de la clientèle politique
proche du pouvoir qui tua " la poule aux œufs d'or " . Pour avoir empêché les paysans de
vendre directement leur production à la Standard Fruit , en permettant à ses partisans de
multiplier des comptoirs de vente un peu partout dans le pays, pour acheter à vil prix la
figue-banane au producteur et la revendre à prix d'or à la compagnie. Le gouvernement
découragea les paysans qui préférèrent arracher les plantes de figue-banane pour cultiver
les denrées de subsistance. La production chuta de 7.400.000 régimes en 1947 à 1.300.000
en 1950 et, la figue-banane redevint, après l'euphorie des années quarante, la denrée de
consommation locale qu'elle était auparavant, ne comptant pratiquement plus parmi les
exportations.
E)La prolongation de son mandat
Le 1er juillet 1949, le Corps législatif vota une loi sur la révision de la constitution. Parmi les
articles à amender se trouvait celui relatif à la fin du mandat d'Estimé fixée au 15 mai 1952.
Cet article allait susciter beaucoup de controverses. L'opposition comprit que le véritable but
du projet d'amendement était de prolonger la durée du mandat du chef de l'État. C'était faire
fi de la constitution de 1946 qui stipulait " ne pouvait en aucun cas bénéficier de prolongation
de mandat".

L'opinion publique commença à s'agiter et la tension montait au fur et à mesure que se


rapprochait le 10 janvier 1950, dâte fixée pour les élections des députés. Un arrêté du 14
novembre 1949 rétablit, sur toute du territoire, l'état de siège qui, en vigueur depuis le mois
de mars, venait d'être levé en octobre. Cette mesure était contraire à la constitution qui ne
l'autorisait que " dans le cas de trouble civil, d'invasion imminente de la part d'une force
étrangère".

Ce même 14 novembre, les étudiants de la Faculté de médecine et de l'École polytechnique


entamèrent une grève pour le rétablissement des libertés publiques compromises. Le
gouvernement attribua ce mouvement aux menées subversives du PSP, du MOP et leur
alliance avec le PSC. Le gouvernement déclara ces partis dissous et ferma leurs journaux.
F)Le sac du sénat
Les députés nouvellement élus se montrèrent disposés à appuyer les projets de l'Exécutif,
tandis que le sénat refusait toujours toute forme de révision constitutionnelle. C'était un bras
de fer entre le grand Corps et l'Exécutif allié à la Chambre des députés. Le chef de l' État et
ses partisans ne pouvaient accepter de voir leur plan contrecarré. Le matin du 8 mai 1950,
une foule envahit la salle des séances du Sénat, la mit à sac et gagna les rues en proférant
des menaces de mort contre certains sénateurs et quelques personnalités accusées de
trahison. Dans la soirée du même jour, le président se solidarisa avec les manifestants dans
un message au peuple : " Votre éloquente attitude de ce matin [...] témoigne de votre
maturité politique et de votre participation directe à vos affaires" . Toutefois, il les invita au
calme, à l'ordre et au respect des lois.
La fin de son régime
Après la prise de position du président, l'Armée ne tarda pas à réagir. Deux jours après ce
dérapage, le 10 mai, elle fit connaître sa position dans une déclaration signée du général
Franck Lavaud et des colonels Antoine Levelt et Paul Eugène Magloire : " Le président de la
République a perdu le contrôle des événements [...]. De l'accord unanime des officiers, il a
été demandé aux membres de la junte de 1946 d'accepter une nouvelle fois à se dévouer au
salut de la Patrie." C'était la fin du gouvernement d'Estimé. Le même jour, le président fut
démis de ses fonctions. Le 16 mai 1950, il partit en exil à New-York avec sa famille.

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