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Né l’année de 1881 à Ostende puis décédé en 1946, Léon Spilliaert est un peintre belge dont la
production artistique pourrait se mesurer comme étant à la frontière de plusieurs mouvements
artistiques tels que le symbolisme ou encore le surréalisme. Un constat pouvant se justifier
principalement par le fait que l’artiste réalise sa carrière en autodidacte après un court passage à
l’Académie des Beaux-Arts de Bruges entre 1899 et 1900. Fortement inspiré par la littérature et les
écrits de Friedrich Nietzsche ; membre actif dès 1904 du cercle artistique et littéraire De Dageraad
fondé par L’Abbé Juilis, principalement orienté vers la recherche du spirituel, témoignant de
l’attachement du peintre au christianisme. Nous pourrions tenter de synthétiser ses influences
multiples au travers d’un fragment de « Questionnaire » paru en 1925 dans le journal belge Le
Carillon. Mon occupation préférée : flâner ; ce que je voudrai être : être moi toujours plus fort ; mon
écrivain préféré : Chateaubriand – un personnage en outre absorbé par la recherche du divin –.
Ainsi dans l’œuvre étudiée Digue la nuit réalisée en 1908 au lavis d’encre et aquarelle sur un support
réduit de papier – faisant 47.8 x 39.5 cm – contient en son sein les caractéristiques fournies par Léon
Spilliaert dans son « Questionnaire ». La peinture étant le résultat d’une errance du peintre dans la
ville d’Ostende elle annonce par son effet plastique vaporeux une recherche plus métaphysique que le
motif-même peint.
Par ailleurs la Digue la nuit peut s’observer dans un ensemble plus vaste de l’artiste qui a effectuer une
production non négligeable de marine suite à son retour désappointé à Ostende cause de son insuccès
dans la capitale artistique. Aussi dans cette œuvre il délaisse le motif net de la ville ainsi que de la vie
mondaine, la peinture devient alors une esthétique du vide laissant libre cour à des interprétations plus
spirituelles.
« […] et parmi mes confrères les plus grands, Spilliaert, As de la mer, émule de Verlaine, poétise avec des
eaux rouillées, des feuilles mortes, des fleurs fanées, des bouquets minables, des branches sévères […] »
ENSOR James, introduction à Marines, catalogue d’exposition, Studio Ostende, 1931.
Au vu de tous ces éléments une problématique vient à se formuler. Dans quelles mesures Léon
Spilliaert avec la Digue la nuit propose une approche esthétique permettant de transcender le réel ?
Afin de répondre à ce questionnement nous décomposerons notre réflexion en trois mouvements. Dans
un premier temps nous observerons la méthode du peintre pour réaliser son œuvre et l’esthétique s’en
dégageant. Ceci nous permettant de traiter dans une seconde partie du prisme psychologique à travers
1
la recherche de « soi » développée par Friedrich Nietzsche. Pour enfin aboutir à la notion du divin et la
position adoptée par Léon Spilliaert dans sa peinture.
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I. La nature approchant le mystique.
Le choix chromatique d’un camaïeu sombre en noir et gris ainsi que la dimension close du paysage –
car la ligne d’horizon se situant au tiers supérieur du cadre, limite du fait l’ouverture visuelle sur le
ciel – contribuent au sentiment anxiogène de la peinture. La profondeur de champ se trouve réduite
par les couleurs appliquées comme aplat via la technique du lavis, tout comme la perspective. En
outre, serait-il plus juste de citer Sigmund Freud en parlant par ailleurs d’« inquiétante étrangeté ».
Dans la mesure où le paysage peint représente une vue réelle de la ville d’Ostende, connue du peintre,
la décision esthétique du noir agit alors comme un « agent de mystère ». Les limites s’amenuisant,
confondant la nature avec l’architecture, le lieu connu – familier à l’artiste – devient alors étranger
sinon angoissant.
« […] mettant en cause les choses telles qu’elles nous sont données, s’interroge sur l’absolu, la
transcendance, le sens d’un monde qui n’est plus que « présumé ». »
WEISGERBER (J.), « La Locution et le concept », Le Réalisme magique. Roman, peinture, cinéma.
Lausanne. L’Âge d’Homme, coll. Cahiers des avant-gardes, 1987.
Aussi pouvons-nous dire que plus qu’une copie, l’œuvre retranscrit la nature de manière synthétique,
réfléchissant sur le support l’essence – poétique – plutôt que l’apparence. Ce projet raisonnant
directement avec l’objectif du « fantastique réel » en somme ; notion que Franz Hellen cherche à
théoriser dans les années 1920 d’après la définition d’Edmond Picard en 1910 en Belgique afin
d’expliquer le climat particulier des Hors-le-Vent. L’expression trouvant sa parenté avec le terme de «
réalisme magique » proposée par Novalis dès la fin du XVIII e siècle. Le principe étant, en peinture
autant qu’en littérature, de fournir une vocation « réaliste » en se référant au monde contemporain – la
digue étant généralement une travée aménagée par l’homme - ; apporter une structure narrative « close
» – comme nous l’avons précédemment remarqué dans l’œuvre étudiée – ; pour finir, proposer une
construction de façon homogène n’opposant aucunement les deux oxymores – à l’inverse du
fantastique –. Ainsi la Digue la nuit intègre la dimension « mystérieuse » par son voile noir permettant
de transcender le réel en pénétrant dans une dimension mystique de l’environnement.
II. Monstration d’une crise spirituelle du peintre par rapport à la vie moderne.
Par cette démarche introspective, le reflet – comme miroir – fonctionnant à la manière d’un révélateur
du monde ; le paysage nocturne devient alors non-atteint par l’homme. De ce constat ressort une forme
de mélancolie du monde révélé, c’est-à-dire : moderne, justifiée par la technique mixte à l’aquarelle
produisant un effet plastique vaporeux. La trace humaine ainsi est occultée tout comme sa présence.
Nous pouvons parler par conséquent d’une attitude anti-moderne au sens le plus strict. Plus encore
cette absence traduit l’état de souffrance spirituel dont est accablé l’artiste.
« Ainsi passe sur la terre tout ce qui fut bon, vertueux, sensible! Homme, tu n'es qu'un songe rapide, un
rêve douloureux; tu n'existes que par le malheur; tu n'es quelque chose que par la tristesse de ton âme et
l'éternelle mélancolie de ta pensée1 ! »
CHATEAUBRIAND François René de, Atala, Paris, Bordas, Classique Bordas, 1993.
Ce refus du rationnel au profit du spirituel correspond aux écrits de Friedrich Nietzsche, considérés par
Léon Spilliaert. Dans l’écrit Aurore publié en 1881, le philosophe cristallise sa problématique sur la
morale faisant place au divin – à travers le terme « souterrain » révélant le monde comme inconnu du
« sujet ». Par extension aussi, dans la peinture concernée, une méconnaissance du monde autant que de
l’artiste-même cause de sa dimension auto-portraitiste.
1 Il s’agit notamment d’un passage que le peintre reprend pour accompagner le dessin à l’encre d’un félin
difforme et blessé en 1903.
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« Nous ne nous connaissons pas nous-mêmes, nous les hommes de la connaissance, et nous sommes
nous-mêmes inconnus à nous-mêmes. À cela il y a une bonne raison : nous ne nous sommes jamais
cherchés, – pourquoi faudrait-il qu’un jour nous nous trouvions ? »
NIETZSCHE Friedrich, Généalogie de la morale, Paris, GF-Flammarion, 1996, Avant-propos.
Le caractère insondable du sujet s’exprimant sur le papier par les reflets lumineux se prolongeant
jusqu’en bas du cadre prodiguant l’impression de vide. En revenant au travail du « souterrain »
exprimé par Friedrich Nietzsche, celui-ci doit mettre de l’ordre par la verticalité afin d’atteindre un
sens plus profond par rapport, à soi-même et au divin à terme. Or dans la Digue la nuit, malgré cette
introspection, aucune vision ne permet d’affirmer la présence du divin que Léon Spilliaert tente de
recouvrer dans la nature. Nous pouvons alors conclure à une crise du spirituel dans une tentative de
recherche intérieure par la peinture. Comme explicité par Nietzsche « Dieu est mort » dans son
ouvrage Le Gai savoir – aux aphorismes 108, « Luttes nouvelles » – en 1882.
Dans la mesure où la Digue la nuit perd en partie son motif réel, s’orientant dans une recherche du
divin intériorisée. Nous entrons instantanément dans un univers fantasmé, sinon rêvé afin de donner
forme à cette vision.
« Le rêve absurde imprévu sans rapport ni connexion avec le caractère, la vie du dormeur ! Le rêve que
j’appellerai hiéroglyphique représente le côté surnaturel de la vie, et c’est justement parce qu’il est
absurde que les anciens l’ont cru divin. »
BAUDELAIRE Charles, Les Paradis artificiels in, Petits poèmes en prose, 1869.
« Il s’ouvre sur un décor bien terrestre ; Dante, égaré dans une sombre forêt (1-12), veut atteindre le
sommet (13-30), qu’il aperçoit éclairé par le soleil […] il annonce à Dante qu’il va le guider à travers les
Enfers et le Purgatoire, mais qu’il faudra un âme « plus digne » pour l’accompagner jusqu’au séjour des
bienheureux (112-163). »
DANTE, Divine comédie (extraits), Paris, Gallimard, 2007.
Le peintre étant à la fois dans une position de visionnaire et de prophète, il correspond en somme au
portrait de Dante parcourant son voyage initiatique en commençant par le Styx. A terme, le héro
devant obtenir une âme « digne » afin d’achever son parcours. Ce dernier élément évoquant l’objectif
propre de Léon Spilliaert se cherchant lui-même afin de s’élever psychiquement pour trouver Dieu.
Par conséquent, la Digue la nuit ne contiendrait pas directement la présence du divin mais une
promesse poétique de l’atteindre. Dans la peinture en somme, cet objectif peut s’incarner dans le motif
de la mer, lieu d’apaisement du peintre, qui reste invisible pour ne montrer que la digue comme un
chemin à traverser.