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Master 1

DIDACTIQUE DU français
Textes littéraires et Apprentissage du
français langue étrangère

16D492/2
(Cours et devoir)

Année 2015/2016

Claire DESPIERRES

En vertu du code de la Propriété Intellectuelle – Art. L. 335-3 : Est également un délit de contrefaçon toute
reproduction, représentation ou diffusion, par quelque moyen que ce soit, d’une œuvre de l’esprit en violation des
droits de l’auteur, tels qu’ils sont définis et réglementés par la loi.
(L. n° 94-361 du 10 mai 1994, art. 8) – Est également un délit de contrefaçon la violation de l’un des droits de
l’auteur d’un logiciel définis à l’article L. 122-6.
Les cours dispensés par le C.F.O.A.D. relèvent du présent article. Ils ne peuvent être ni reproduits ni
vendus sous quelques formes que ce soit sous peine de poursuite.

PSIUN 4, bd Gabriel - BP 17270 - 21072 DIJON CEDEX


AIDE-numérique Tél. (33) 03.80.39.50.91
CFOAD - Appui-cours e-mail: appui-cours-cfoad@u-bourgogne.fr
CALENDRIER 2015/2016

16D492 : TEXTES LITTÉRAIRES ET APPRENTISSAGE DU FRANÇAIS

Enseignante : Claire DESPIERRES

Dates 1) Contenus et activités des envois 2) Si devoir (s) dates


Des envois retour à l'enseignant
(cours, TD, devoir, corrigé)

21 octobre 2015 L’énonciation théâtrale

20 janvier 2016 Didascalies Retour du devoir au


plus tard le 27 février
Pragmatique conversationnelle

La représentation de l’oral au théâtre

Sujet de devoir

06 avril 2016 Corrigé du devoir

Conclusion

Adresse mail : claire.despierres@u-bourgogne.fr

Envoi des devoirs par les étudiants,

- envoi papier à l’attention de Claire Despierres.


CFOAD-AIDE numérique- 4, boulevard Gabriel, BP 17270 – 21072 DIJON

ou
- envoi électronique claire.despierres@u-bourgogne.fr

Permanence téléphonique : sur rendez-vous pris par mail:

Rappel Modalités d'Examen : Ecrit de 2 heures


16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

DOSSIER 2

DIDASCALIES

Œuvres de référence des applications

Oswald et Zénaïde
FINISSEZ VOS PHRASES ! Ou UNE HEUREUSE
RENCONTRE

Jean Tardieu

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16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

Bibliographie complémentaire pour ce dossier

La littérature scientifique portant sur les didascalies a


proliféré ces dernières années : ouvrages, colloques,
articles se sont multipliés.
Quelques titres

CALAS Frédéric, Le texte didascalique à l'épreuve de la lecture et de la


représentation, Pessac : Presses Universitaires de Bordeaux, 2007. (Actes d’un
colloque, certains passages disponibles sur Google documents).

DESPIERRES Claire et alii, Le texte et la scène, Dijon, EUD, 2009. (plusieurs


articles étudient cette question des didascalies, les communications sont
consultables sur la plate-forme du CFOAD)

GALLEPE Thierry, Didascalies - Les Mots De La Mise En Scène , Editions


L'Harmattan : 1998.

GOLOPENTIA, Sanda & Monique MARTINEZ THOMAS. Voir les didascalies.


Paris : Ophrys, 1994.

ISSACHAROFF, Michael. Le Spectacle du discours. Paris : Corti, 1985.

PETITJEAN André, Etudes linguistiques des didascalies. Limoges : Ed. Lambert-


Lucas, 2012.

THOMASSEAU, Jean-Marie. « Pour une analyse du para-texte théâtral »,


Littérature n° 53. Paris : février 1984 (79-103).

UBERSFELD, Anne. Lire le théâtre I. 1977. Paris : Belin, 1996.

—————— Les Termes clés de l’analyse du théâtre. Paris : Seuil, 1996.

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16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

LES DIDASCALIES1

Comme nous l’avons décrit précédemment, le texte de théâtre est constitué de


deux parties, et même de deux couches puisque l'une se superpose à l'autre.

La première partie comprend l'ensemble des dialogues. Autrement dit, ce qui sera
joué et appris par les acteurs qui seront sur scène. C'est la partie essentielle du
texte de théâtre.

En marge des dialogues, les auteurs dramatiques ajoutent, dans des proportions
plus ou moins grandes, des indications scéniques, appelées également
« didascalies ».

Les didascalies, même si elles ne sont pas prononcées lors de la représentation,


accompagnent les dialogues. Elles sont accessibles au lecteur en l'aidant à
visualiser la représentation. Les didascalies comprennent également le paratexte,
c'est-à-dire les noms propres utilisés pour organiser les tours de parole, les
séparations en actes et en scènes, la liste des personnages.

Le texte de théâtre se compose donc ainsi :

Texte de théâtre = Dialogues + les Didascalies (elle-même composées des


indications scéniques auquel s'ajoute le paratexte)

(Texte de théâtre = Dialogues + Didascalies (indications + paratexte))

Dans ce chapitre, nous nous proposons de décrire plus spécifiquement la fonction


de ces didascalies, car elles n'obéissent pas toutes aux mêmes exigences.

1
Cette présentation s’appuie notamment sur une séquence construite par Mustapha Krazem
(Université de Bourgogne) pour l’Université Ouverte des Humanités (UOH) qui sera prochainement
mise en ligne.

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16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

Première remarque : les didascalies doivent être repérées visuellement par le


lecteur.

La distinction visuelle est essentielle à la lecture comme le montre ce très court


passage du Figaro de Beaumarchais.

Elle permet d’identifier qui parle.

Elle empêche la confusion entre le dialogue et l’indication.

Ainsi le segment textuel « en soupirant » n’est pas intégré dans le texte du


dialogue, mai associé au nom du tour de parole.

MARCELINE, en soupirant

C’est un grand abus que de les vendre

Cependant, si une distinction visuelle est obligatoire, la forme qu’elle revêt est
variée. Les caractères peuvent être différents, on peut utiliser des italiques ou bien
encore se servir de parenthèses.

Les noms de personnages peuvent être en début de réplique ou bien centrés sur
une ligne précédent la réplique

Marceline (en soupirant) - C'est un grand abus que de les vendre.

Quel que soit le procédé choisi, la seule fonction est oppositive : ce qui importe
c’est de distinguer ce qui est dialogue et indications. Les procédés ne sont pas en
eux-mêmes porteurs de signification.

Le second point est plus stylistique car il permet de mieux appréhender l'écriture
dramatique des auteurs

En effet les auteurs n'emploient pas les didascalies avec la même fréquence.

De façon générale, les didascalies sont moins utilisées dans le théâtre du 16ème
que dans le théâtre contemporain, une étude quantitative révèle néanmoins des
variations assez perceptibles.

C’est ainsi qu’Andromaque de Racine ne comporte que 6 occurrences, alors que


les plaideurs ou Athalie du même Racine en contiennent dix fois plus.

Le théâtre du 19eme est très friand d'indications, notamment parce qu'à cette
époque le métier de metteur en scène est en train de s'installer progressivement.
C'est ainsi par exemple que Le dindon de Feydeau en livre 1149 !

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16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

Le théâtre contemporain reste un gros utilisateur de didascalies

En terme de pourcentage, la pièce les Nègres de Genet (1958) contient 532


didascalies (soit environ 20 pour cent lignes de dialogue) tandis que La cantatrice
chauve de Ionesco (1954) en contient 121 (soit environ 8 pour cent lignes de
dialogue).

I. Description classificatoire des didascalies

Il existe au moins deux approches classificatoires pour décrire la fonction des


didascalies.

La première que nous présenterons classe les didascalies en les compartimentant


hermétiquement. Elle est prioritairement soucieuse de leur pertinence dans la
représentation effective de la pièce.

La seconde est davantage sensible à l’écriture et de la réception globale de la


pièce.

Pour simplifier, nous dirons que la première approche est scénographique tandis
que la seconde est textuelle

L’approche scénographique

L’approche scénographique identifie quatre grandes catégories de didascalies :

- les didascalies initiales


- les didascalies fonctionnelles
- les didascalies expressives
- les didascalies textuelles

• didascalies initiales

Il s’agit de la liste et des précisions initiales des personnages, des lieux, de


l’époque. Ces didascalies ne sont pas immédiatement accessibles au spectateur.
Voici pour illustration la liste de L'école des maris de Molière. Le lecteur y découvre
les liens de parenté avant même les trois coups potentiels

L’école des maris (Molière)

PERSONNAGES

SGANARELLE, frère d’Ariste


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16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

ARISTE, frère de Sganarelle

ISABELLE, sœur de Leonor

LEONOR, sœur d’Isabelle

LISETTE, suivante de Léonor

VALERE, amant d’Isabelle

ERGASTE, valet de Valère

Le Commissaire

Le Notaire

La scène est à Paris

le spectateur, lui, apprend la relation familiale entre Sganarelle et Ariste dès la


première réplique de la pièce : car SGANARELLE dit à Ariste : « Mon frère, s’il
vous plait ne discourons point tant ».

En revanche, le spectateur apprend les liens entre Léonor et Isabelle un peu plus
tard.

• didascalies fonctionnelles :

Il s’agit des indications utiles à la représentation mais qui n’affectent pas la façon
de jouer de l’acteur. Ces indications sont donc objectives/ Elles ne sont pas
censées être interprétées.

Elles permettent déjà de visualiser le découpage de la structure de la pièce en


acte, en scène, en tableau. Ce découpage organise les changements de décors ou
bien le nombre de personnages impliqués

On sait aussi l'importance cruciale des didascalies de tour de parole qui


permettent de savoir qui prend en charge la réplique.

Celles-ci sont souvent complétées par des précisions sur la situation de


communication : aparté, adresse

LE COMTE, à Bazile. –

LE COMTE, à part.

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16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

MARCELINE, seule....

Puisque nous sommes au théâtre, y compris par la lecture, il est normal et attendu
de lire des indications décrivant l'espace, les décors, la présence d’objets.

On les rencontre le plus souvent en début de pièce ou d’acte.

L’estrade représente la chambre de Jocaste, rouge comme une petite boucherie


au milieu des architectures de la ville. Un large lit couvert de fourrures blanches.
Au pied du lit, une peau de bête. A gauche du lit, un berceau.

(Cocteau, La machine infernale)

Les didascalies de déplacement ou d'entrée et sortie des personnages sont


également très fréquentes car au théâtre le corps à une importance comparable à
la voix.

ARCHIBALD : Alors restez. (Aux négresses :) Et vous, taisez-vous. Village travaille


pour nous. Aidez-le en silence, mais aidez-le.

(Entre le valet)

LE GOUVERNEUR : La reine, que fait-elle ?

(Jean Genet, Les nègres)

Plus marginalement, nous rencontrons des didascalies très techniques telles des
consignes d'éclairage.

Pendant qu’il parle, l’obscurité se fait peu à peu sur la scène

(Sartre, Les mains sales)

• didascalies expressives :

La troisième grande catégorie d'indications scéniques est appelée « didascalies


expressives ».

On classe dans cette catégorie les didascalies contenant des effets voulus par
l’auteur : le ton, le rythme, le sentiment, la réception par l’interlocuteur. Elles sont
destinées à être interprétées, ce qui les distingue de la catégorie précédente. Voici
deux exemples, l'un de Beaumarchais, l'autre de Pagnol.

LE COMTE, furieux. -. Taisez-vous donc. (A Figaro, d'un ton glacé.) Mon cavalier
répondrez-vous à mes questions ? (5/12)

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16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

Panisse, avec bonne humeur :

Eh bien, dis-donc, tu l’as toi aussi, ton paquet

(Pagnol, Fanny)

• didascalies textuelles :

Il s’agit des indications scéniques à l’intérieur même du texte. En voici quelques


exemples pris encore dans le mariage de Figaro :

FIGARO : Voilà le signal de la marche ! à vos postes, les belles, à vos postes !
Allons Suzanne donne-moi le bras (4/7)

LA COMTESSE : Nous avons du temps devant nous. (Elle s’assied). On frappe


Suzon ? (Suzanne, court ouvrir en chantant). Ah c’est mon Figaro, c’est mon
Figaro ! (2/1)

L'approche textuelle

La seconde classification est plus près du texte. Elle provient des travaux de
Thierry Gallèpe. D’ailleurs davantage qu’une classification, il vaudrait mieux parler
d’une grille d’observation. Il ne s’agit pas de placer les didascalies dans des
catégories hermétiques mais plutôt d’évaluer pour chaque didascalie la pertinence
d’une série de critères

Nous ne présenterons pas ici l’ensemble des paramètres car certains recoupent
largement ceux déjà présentés. Nous nous limitons à décrire ceux qui
n’apparaissent pas dans la première classification.

• La place en texte

Une didascalie peut se situer à tous les endroits du texte théâtral. Avant le texte
proprement dit, dans la présentation des personnages ainsi que dans la
présentation des lieux ; en tête de scène ou d’acte, et même après le texte
théâtral, soit pour décrire une atmosphère finale, soit simplement pour préciser que
le rideau tombe.

Une attention plus particulière doit être portée aux didascalies qui sont liées
directement aux répliques des personnages. Elles se répartissent aussi bien avant
la réplique

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16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

M. MARTIN, qui a oublié où il est (La Cantatrice Chauve)

que pendant :

PANISSE

Je vous l’envoie tout de suite. (à la commise) Dis petite, on demande le foc


à l’atelier, tu es prête ?

ou après

MANICAMP

Taisez-vous, taisez-vous

Il donne un coup de poing sur la table

(Embrassons-nous Folleville)

• le scope de la didascalie

Le scope d’une didascalie se définit comme la portion du texte auquel elle se


rapporte.

Les indications scéniques, indépendamment du lieu où elles sont ancrées,


affectent des zones plus ou moins étendues. C’est souvent la structure
grammaticale qui précise le scope

La zone concernée peut s’étendre à la pièce entière ou un acte entier

Le théâtre représente une galerie ornée de candélabres, de lustres allumés, de


fleurs, de guirlandes, en un mot préparée pour donner une fête. Sur le devant à
droite est une table avec un écritoire, un fauteuil derrière. (acte 4)

(Figaro)

ou bien ne concerner qu’une petite partie d’une réplique.

Le scope peut se limiter au début d’une réplique.

Il peut également être simultané à la réplique soit totalement

(78) PERDICAN, lui prenant la main

Donne-moi ta main, Camille, je t’en prie (On ne badine pas avec l’amour)

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16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

soit partiellement

ROLLO, il lit une lettre

Quoi ? “ j’adore quand tu soulèves tes jupes pour me prouver que tu as


raison ”. A Edith les dents serrées. Tu soulèves tes jupes devant ce
monsieur ? (Patate)

soit, plus rarement, concerné la période précédant la réplique :

Figaro reste un moment à regarder le comte qui rêve

Est-ce là ce que Monseigneur voulait ? (3/7)

• L’incidence

L’incidence des didascalies renvoie au contenu même de celles-ci. C’est en


relation avec ce critère que se justifie l’expression “ indications scéniques ” souvent
employée comme synonyme de notre objet d’étude. Gallèpe les classe en quatre
groupes.

- Didascalies méta-énonciatives.

Elles sont centrées sur la production de l’énoncé, la manière de l’appréhender, que


l’indication soit objective

LE JEUNE HOMME, à voix basse soudain (L’arrestation)

ou non:

LE GENERAL, sur le ton d’un commerçant qui voit la clientèle s’éclaircir

(Les paravents)

- Didascalies méta-interactionnelles

Elles concernent les interactions entre les personnages, la façon dont s’organisent
les dialogues entre les personnages.

VLADIMIR (à Pozzo)

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16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

Est-ce possible ?

(En attendant Godot)

Elles renvoient également à tous ce qui concerne les éléments non verbaux
nécessaires à la compréhension des relations entre les personnages. Ces
éléments peuvent prendre la forme d’un regard, d’une posture, une mimique…

OCTAVE, sans voir Hyacinthe

(Les fourberies de Scapin)

Edith est inerte, la tête appuyée en arrière

(Patate)

- Didascalies méta-situationnelles

Ces didascalies se rapportent aux divers éléments de la situation : contexte global,


localisation, historique, temporalité, contexte social ou personnel…

Crépitement de mitrailleuses

(Le balcon)

Route à la campagne, avec arbre

(En attendant Godot)

Les quatre premiers actes en 1640, le cinquième en 1655

(Cyrano de Bergerac)

Même décor, peu avant le jour

(Electre)

Ils sont curieusement habillés à la mode des années trente

(L’arrestation)

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- Didascalies techniques

Il s’agit là des indications techniques (scénographie, lumière) dans


lesquelles l’auteur intègre également les indications au lecteur (ces dernières sont
en effet comme une indication technique à laquelle seul le lecteur accède).

Pendant qu’il parle l’obscurité se fait peu à peu sur la scène

(Les mains sales)

Il lutte maintenant autour de la valise, la fermant et l’ouvrant comme dans


ces numéros de music-hall où l’on voit l’artiste lutter avec son ombre

(Colinette)

• L’objectivité des didascalies

Les didascalies peuvent être encore observées sous l'angle de leur objectivité.

Ce critère distingue deux grands types.

D’une part les didascalies qui n’ont pas à être interprétées mais seulement
montrées:

La comtesse, se lève et se promène en se servant fortement de l’éventail


(2/2)

D’une part les indications qui demandent une interprétation des acteurs
(didascalies subjectives).

La comtesse, avec un souvenir douloureux.

Ah ! (4/3)

• La gradation des contraintes

Dans son ouvrage, Thierry Gallèpe, face à l’intérêt tout relatif parfois de
l’application de certaines didascalies par la mise en scène, introduit un « principe
de gradation des contraintes ». Certaines indications sont absolument
incontournables, comme celles-ci provenant encore de Figaro :

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16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

Figaro, la comtesse, avec les habits de Suzon, Suzanne, avec ceux de la


comtesse ; Marceline (5/4)

Pour d'autres didascalies, une plus grande souplesse d'application est autorisée.

Dans notre exemple, la comtesse peut moduler sa voix et même ne pas respecter
la didascalie sans que la compréhension de l'intrigue soit altérée.

La comtesse….Il n’y a pas un brin de raison dans tout ce que vous dites.
(On frappe à la porte, elle élève la voix). Qui frappe ainsi chez moi ? (2/9)

A l’opposé, d’autres indications sont injouables. Il suffit de lire certaines d’entre


elles pour s’apercevoir qu’elles ne sont pas représentables littéralement. Seul le
lecteur peut saisir l'humour contenu dans celles que nous avons choisies chez
Genet et Obaldia :

LE GENERAL, sur le ton d’un commerçant qui voit la clientèle s’éclaircir

(Les paravents)

(98) Soeur Epine, avec la joie d’un communiste qui vient de rencontrer dans
le désert un membre du parti

Epphetam ! Epphetam ! oui nous y sommes...

(La baby-sitter, Obaldia)

II. La forme des didascalies

Traces grammaticales de la double énonciation

La double énonciation du genre théâtral est repérable grammaticalement : des


marques telles que la référence du pronom “ on ”, les descriptifs de lieu et le temps
verbal en attestent.

• la référence du pronom ON

On a vu que le pronom on présente la caractéristiques de devoir être interprété. En


effet, selon les cas, l’énonciateur s’inclut ou non, inclut ou non son interlocuteur
dans la référence de ce pronom.

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16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

Là encore, la double énonciation justifie ces variations.


Des autres tables on le regarde avec réprobation (La folle de Chaillot)
Dans cet exemple il est net que “ on ” trouve sa référence à l’intérieur de la
situation d’énonciation entre les personnages.

Inversement les exemples :

Avant le lever de rideau on a entendu un violon (Eurydice)

On aperçoit quelques visages de consultants que la sortie de la dame en


noir frappe de crainte et de respect (Knock)

ne peuvent renvoyer qu’au spectateur.

Parfois les références de “ on ” sont différentes à l’intérieur d’une même phrase :

On frappe à la porte du magasin et on entend la voix de César

Le premier “ on ” est construit dans la situation entre les personnages, tandis que
le second participe des deux énonciations.

• L’antécédent du pronom “ il ”

La référence du pronom “ il ” se pose différemment de celle de “ on ”.

Dans les didascalies situées après le nom du personnage, le pronom suit


immédiatement le nom. Dans ce cas le pronom “ il ” a obligatoirement pour
antécédent le nom du personnage :

LE CHAUFFEUR, il essaie de mordre le fromage (Fanny)

LE PROF, il cache son couteau derrière le dos (La leçon)

Mais de nombreuses didascalies analogues font l’économie du pronom, y compris


dans la même œuvre.

LEANDRE, se retourne (Les Fourberies de Scapin)

ANTIGONE, détourne un peu la tête…(Antigone)

LE PROF, tue l’élève d’un grand coup de couteau bien spectaculaire (La
leçon)
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16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

• Les descriptifs de lieu

L’étude des didascalies indiquant le lieu ou l’espace illustre particulièrement


bien la double énonciation qui caractérise le théâtre. Les indications de lieu
renvoient à l’espace de l’action ou bien à l’espace théâtrale.

Prenons par exemple la didascalie initiale des Fourberies de Scapin :

la scène est à Angoulême

Il y a bien les deux espaces convoqués. La “ scène ”, c’est-à-dire, le lieu de la


relation auteur/public et “ Angoulême ”, lieu de la relation entre les personnages.

Les auteurs dramatiques peuvent privilégier l’un ou l’autre de ces espaces. Parfois
(rarement), ils se concentrent exclusivement sur l’espace des personnages :

Une chambre dans un hôtel de province, grande, sombre et salle. Des


plafonds trop hauts, perdus dans l’ombre, des doubles rideaux poussiéreux,
un grand lit de fer, un paravent, une lumière avare. Orphée et Eurydice sont
couchés tout habillés sur le lit. (Anouilh, Eurydice)

Le plus souvent, ils organisent l’espace scénique en fonction des personnages.


Remarquons au passage le choix possible offert au metteur en scène, choix
auquel à accès le lecteur mais non le spectateur.

L’action se passe à l’intérieur ou autour d’une automobile très ancienne,


type 1900-1902. Carrosserie énorme (double phaéton arrangé sur le tard en
simili-torpédo, grâce à des tôles rapportées). Cuivres volumineux. Petit
capot en forme de chaufferette.

Pendant une partie de l’acte, l’auto se déplace. On part des abords d’une
petite gare pour s’élever ensuite le long d’une route de montagne. (Knock)

D’un point de vue strictement linguistique, il est pertinent d’observer que la relation
auteur/spectateur-lecteur est marquée. Il s’avère que l’espace implicite est celui de
la scène. Les indications spatiales sont organisées face à la scène sans qu’il soit
besoin de le mentionner. Implicitement la scène est présente. C’est ainsi qu’il faut
interpréter les termes “ gauche ”, “ droite ”, “ au fond ”, “ devant ”

A gauche au premier plan M.Brun, Panisse et Escartefigues sont assis


(Fanny)

Côté droit, porte donnant sur la clôture (Port Royal)

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16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

Au fond, un petit oratoire (Port Royal)

Un pavillon dans le fond, un autre sur le devant (Lorenzaccio)

Une minorité importante de didascalies mentionnent la référence à la scène ou à


l’avant-scène, ou à la position du spectateur:

A gauche de la scène, une porte donnant dans les escaliers de l’immeuble.

...Elle aussi est voilée, mais, même lorsqu’elle se dévoilera, à aucun


moment le spectateur ne pourra voir son visage ; elle se tiendra tantôt de
dos, tantôt de biais (Port Royal)

César, sur la porte, tourne le dos au public (Fanny)

• Le temps verbal

Une autre particularité grammaticale des didascalies peut s’expliquer par la


double énonciation : le temps des verbes. En effet, ceux-ci sont presque toujours
au présent de l’indicatif quel que soit le type de didascalie :

Par la fenêtre ouverte, le soleil entre violemment dans la pièce (Port Royal)

Un assez long moment, la pendule sonne 29 fois (La cantatrice chauve)

L’ELEVE, s’efforce de comprendre (La leçon)

CREON, dont les yeux rient (Antigone)

De quelle valeur du présent s’agit-il ? Sans entrer dans le détail 2, on peut séparer
ces valeurs en deux : celles qui incluent le présent de l’énonciateur, valeurs de loin
les plus fréquentes, (autrement dit la durée du procès inclut le moment de
l’énonciation) et celles qui ne l’incluent pas, comme le présent historique ou de
narration.

Il ne peut s’agir d’un présent de narration. En effet, le présent de narration est un


procédé stylistique qui apparaît pour donner au lecteur l’impression de direct, dans
un contexte passé. Ce présent succède toujours à des formes au passé. C’est ce
contraste qui provoque l’effet voulu. Or dans les didascalies, il n’y a pas de
contexte passé.

2
On peut consulter pour cela la grammaire de Bonnard : Code du Français Courant, Magnard
1982

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16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

Plusieurs observations militent en faveur d’un présent d’énonciation courant,


incluant l’énonciateur, présent comparable à celui des commentaires
radiophoniques ou télévisés.

Nous rencontrons parfois quelques passés composés :

LA PRIEURE, qui a regardé par la fenêtre (Port Royal)

ou plus rarement des futurs

L’ELEVE, qui aura l’air de souffrir de plus en plus (La leçon)

Ils sont toujours interprétés dans un sens qui les situe par rapport à un présent
immédiat. Les passés composés ont notamment toujours un aspect accompli, ce
que confirment les occurrences de formes complètes d’infinitifs et de participes
passés. Une conséquence de cet aspect accompli est que les passés composés
peuvent être remplacés par l’auxiliaire d’aspect “ venir de ” (aspect récent). Nous
trouvons d’ailleurs parfois cette formulation.

CLOV, ayant réfléchi (Fin de partie)

SŒUR EPINE, après avoir bu le contenu du verre (La baby-sitter)

FRANKLIN, qui vient de faire irruption (La baby-sitter)

• Les propriétés syntaxiques des didascalies

Toutes les originalités constatées dans les didascalies ne renvoient pas forcément
à la double énonciation théâtrale. Cette dernière ne suffit pas toujours. Pour
d’autres particularités, il semble que c’est le support nécessairement écrit qui
autorise les écarts canoniques.

Une première observation des didascalies montre une assez grande variété de
formes. A côté d’exemples construits à partir de phrases canoniques (sujet verbe
complément, on remarque de nombreuses réalisations sans verbe, parfois se
réduisant un seul mot. C’est ainsi que seul ou silence se manifestent très souvent.

Les phrases averbales existentielles (paraphrasables en il y a) sont fréquentes :

Intérieur bourgeois anglais avec des fauteuils anglais. Soirée anglaise


(Ionesco)

Des rideaux de velours noirs. (Genet)

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16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

• Les inversions du sujet

Une de ces originalités souvent décrite dans les grammaires est la


possibilité, dans les didascalies, d’une inversion du sujet GN dans une phrase non
subordonnée et sans que ce sujet soit précédé par quoi que ce soit comme le
montrent les exemples de la série ci-dessous. La condition minimale est que les
verbes soient employés sans complément, ce qui permet des verbes
sémantiquement variés, pas uniquement de mouvement.

Rentrent Giomo et le duc (Lorenzaccio)

Passe un officier allemand (Lorenzaccio)

Apparaît une jeune fille jolie sous un uniforme genre armée du salut (La
baby-sitter)

Sort le gouverneur (Les nègres)

Descend un grand livre-pancarte… (Les mamelles de Tirésias)

• les gérondifs.

PIERRE, en sortant (Lorenzaccio)

SCAPIN, en lui rendant la clef (Les fourberies de Scapin)

HONORINE, en sortant les paniers dans les bras (Fanny)

• les infinitifs introduits par la préposition “ sans ”:

NELL, sans baisser la voix (Fin de partie)

ORPHEE, doucement sans le regarder en face (Eurydice)

• des subordonnées circonstancielles sans réalisation d’une phrase verbale

EURIDYCE, dès qu’il est sorti (Eurydice)

KNOCK, pendant qu’il rédige une ordonnance au coin de la table (Knock)

LE CHAUFFEUR, pendant que Panisse prend son élan (Fanny)

18
16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

• des adverbes de manière qui demandent en principe la réalisation d’un


verbe 3 :

ANTIGONE, doucement (Antigone)

FANNY, violemment (Fanny)

Rappelons finalement que toute réplique peut être précédée du verbe “ dire ”. De
nombreuses didascalies précisent les modalités avec lesquelles le “ dire ” doit être
réalisé, didascalies, rappelons-le, que Gallèpe nomme “ méta-énonciatives ” :

L’INTIME, d’un ton véhément (Les plaideurs)

SGANARELLE, bas (Le médecin malgré lui)

M.MARTIN songeur (La cantatrice chauve)

3
Contrairement aux adjectifs, les adverbes de manière ne peuvent pas être le support prédicatif
d’une phrase averbale.

19
16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

APPLICATION 1

Les didascalies (1) Oswald et Zénaïde. Jean Tardieu

Comme l’indique Jean Tardieu dans l’avant-propos de La comédie de la


comédie 4 :

« Oswald et Zénaïde ou Les apartés souligne comiquement une convention


encore en usage à l’époque d’Eugène Labiche, qui consistait à opposer
artificiellement aux répliques lancées à pleine voix, certaines petites phrases
prononcées mezzo voce par les personnages, comme s’ils faisaient semblant de
révéler au public leurs sentiments secrets, à l’insu de leurs propres partenaires. »

PERSONNAGES
OSWALD, vingt ans, fiancé de Zénaïde
ZÉNAÏDE, vingt ans, fiancée d'Oswald.
MONSIEUR POMMÉCHON, soixante ans, père de Zénaïde
LE PRÉSENTATEUR.

LE PRÉSENTATEUR, devant le rideau fermé Exagérant à dessein un procédé


théâtral autrefois en usage, cette petite pièce a pour objet d'établir un contraste
comique entre la pauvreté des répliques échangées « à haute voix » et
l'abondance des « apartés ».
Le Présentateur se retire. Le rideau s'ouvre. La scène est dans un salon bourgeois
à la campagne, vers 1830. Au lever du rideau, Zénaïde est seule. Elle rêve
tristement en arrangeant un bouquet dans un vase. On frappe à la porte à droite.

ZÉNAÏDE, haut. Qui est là ? (A part.) Pourvu que ce ne soit pas Oswald, mon
fiancé ! Je n'ai pas mis la robe qu'il préfère ! Et d'ailleurs, à quoi bon ? Après tout
ce qui s'est passé !
LA VOIX D'OSWALD, au dehors. C'est moi, Oswald !
ZÉNAÏDE, à part. Hélas, c'est lui, c'est bien Oswald ! (Haut.) Entrez Oswald ! (A
part.) Voilà bien ma chance ! Que pourrai-je lui dire ? Jamais je n'aurai le courage
de lui apprendre la triste vérité !
Entre Oswald. Il reste un moment sur le seuil et contemple Zénaïde avec émotion.
OSWALD, haut. Vous, vous, Zénaïde! (A part.) Que lui dire de plus ? Elle est si
confiante, si insouciante ! Jamais je n'aurai la cruauté de lui avouer la grave
4
Publié en1966 et réédité chez Gallimard, coll. Folio en 1990.

20
16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

décision qui vient d'être prise à son insu !


ZÉNAÏDE, allant vers lui et lui donnant sa main à baiser; haut. Bonjour, Oswald !
(A part, tandis qu'Oswald agenouillé lui baise la main avec transport.) Se peut-il
que tout soit fini ! Ah! tandis qu'il presse ma main sur ses lèvres, mon Dieu, ne
prolongez pas mon supplice et faites que cette minute, qui me paraît un siècle,
passe plus vite que l'alcyon sur la mer écumante!
OSWALD, se relevant, tandis que Zénaïde retire gracieusement sa main; haut,
avec profondeur. Bonjour, Zénaïde! (A part.) Ah! ce geste gracieux et spontané,
plus éloquent que le plus long discours! J'ai toujours aimé le silence qu'elle répand
autour d'elle : il est comme animé de paroles mystérieuses que l'oreille n'entendrait
pas, mais que l'âme comprendrait.
ZÉNAÏDE, haut, avec douceur. Asseyez-vous, Oswald ! (A part.) Il se tait, le
malheureux! Je crois entendre son cœur battre à coups précipités, sur le même
rythme que le mien. Pourtant, il ne sait rien sans doute et croit encore à notre
union!
Elle s'assied.
OSWALD, s'asseyant à quelque distance. Merci, Zénaïde! (A part.) Cette chaise
était sûrement préparée pour moi. La pauvre enfant m'attendait et ne pouvait
prévoir le motif de ma visite !
On entend sonner 5 heures au clocher du village.
ZÉNAÏDE, haut, avec mélancolie. Cinq heures! (A part.) Mais il fait déjà nuit dans
mon cœur !
OSWALD, haut, sur un ton qui veut paraître dégagé. Eh oui, 5 heures ! (A part.)
Pour moi, c'est l'aube des condamnés!
ZÉNAÏDE, haut. Il fait encore jour! (A part, d'un air stupide, comme récitant un
exemple de grammaire.) Mais les volubilis ferment leurs corolles, ma grand-mère
préfère les pois de senteur et le jardinier a rangé ses outils.
OSWALD, haut, avec un soupir. C'est le printemps, Zénaïde! (A part, d'un air
sombre et presque délirant.) Aux Antipodes, c'est l'hiver! Au Congo, les Lapons
s'assemblent sur la banquise; en Chine, les Bavarois vont boire de la bière dans
les invernes; au Canada, les Espagnols dansent la séguédille.
ZÉNAÏDE, haut avec un nouveau soupir. Oui, il fait jour! (A part, avec égarement.)
Ce silence m’accable! La canne de mon oncle avait un pommeau d'or, la marquise
sortit à 5 heures : ma raison s'égare! Dois-je tout lui dire? Ou bien jeter mon
bonnet par-dessus les moulins ?
OSWALD, haut, avec tendresse. Il fait jour! Vous l'avez déjà dit, Zénaïde! (A part,
avec véhémence.) Me voici brutal, à présent! Feu et diable, sang et enfer! Les
sorcières vont au sabbat, la lune court dans les ajoncs!... Allons, du calme, du
calme! Je ferais mieux de lui révéler ce secret qui m'étouffe!
ZÉNAÏDE, à part. Je n'en puis plus!
OSWALD, à part. C'est intolérable!
ZÉNAÏDE, à part. Je meurs!
OSWALD, à part. Je deviens fou!
ZÉNAÏDE et OSWALD, à part et ensemble, au comble du désespoir. Hélas! ma
famille ne veut pas de notre mariage!
Un long silence. On entend sonner 6 heures.
ZÉNAIDE, haut. Vous disiez ?
21
16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

OSWALD, haut. Moi? Rien!


ZÉNAÏDE, haut. Ah! bon! Je croyais...
OSWAID, haut. C'est-à-dire...
ZÉNAÏDE, haut. Quoi donc?
OSWALD, haut. Oh! peu de chose!
ZÉNAÏDE, haut. Mais encore?
OSWALD, haut. Presque rien!
ZÉNAÏDE, haut. Vraiment ?
OSWALD, haut. Oui, vraiment! D'ailleurs je vous écrirai! (A part.) Puisse ma lettre
ne jamais parvenir à destination et féconder le gouffre de l'oubli, cependant que
j'irai, dans les sables d'Australie, à la recherche d'un trésor moins précieux que
celui que je perds!...
ZÉNAÏDE, haut. Peut-être répondrai-je! (A part.) Ce sera la dernière lettre que
j'aurai adressée au monde avant d'ensevelir dans un couvent ma jeunesse
désespérée !
OSWALD, avec émotion. Au revoir, Zénaïde! (A part) Le boulanger pétrit sa pâte,
l'écuyère monte à cheval, le navigateur fait le point, les cheminées fument, le soleil
luit, mais moi, je dois dire adieu à la jeune fille que j'aime !
ZÉNAÏDE, haut, des larmes dans la voix. Au revoir, Oswald! (A part.) Je ne sais
plus quoi penser, je ne sais plus que dire, je suis comme la feuille d'automne qui
tombe sur un étang à minuit!
A ce moment, la porte s'ouvre brusquement. Entre un bourgeois ventripotent,
cossu et jovial. C'est Monsieur Pomméchon.
MONSIEUR POMMÉCHON Eh bien! mes enfants! Ah! Je vous y prends, ah! je
vous y prends!
ZÉNAÏDE, à part, avec effroi. Ciel, mon père!
OSWALD, à part. Celui qui aurait pu devenir mon beau-père!
MONSIEUR POMMÉCHON Allons! allons! Remettez-vous! Je ne vais pas vous
manger, que diable! A votre âge et à votre place, il y aurait longtemps que... je me
serais embrassé!
ZÉNAÏDE et OSWALD, haut et ensemble. Mais, que signifie?...
MONSIEUR POMMÉCHON Cela signifie, mes petits poulets, cela signifie, mes
petits lapins, que vous avez été les jouets d'une affectueuse mystification! Cela
signifie que je viens pour tout arranger. De la part de ta mère, ma chère Zénaïde,
de la part de ton père, mon cher Oswald. Nous avions décidé de mettre vos
sentiments à l'épreuve. Lorsque vous avez cru que tout était perdu, votre chagrin
nous a prouvé que votre mutuel penchant n'était pas de ces feux de paille, de ces
entraînements d'un jour, de ces... de ces... choses qui ne durent pas et qui... Mais
vous ne dites rien? Sac à papier! On dirait que vous voilà frappés de stupeur!
ZÉNAÏDE, à part. Dieu! Un pareil bonheur est-il possible?
OSWALD, à part. Béni soit le jour où la grand-mère de ma fiancée donna
naissance à mon beau-père!
MONSIEUR POMMÉCHON Bon! bon! Je vois que votre émotion vous coupe le
souffle. Sac à papier! A votre âge et à votre place, je me serais déjà sauté au cou!
Enfin, bref, je n'insiste pas, je vous laisse à votre joie. Nous parlerons demain de la
noce... si du moins vous avez recouvré l'usage de la parole. Allons, au revoir, mes
petites carpes, au revoir, mes petits colibris! Ah! sac à papier, sac à papier!
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16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

Il tapote la joue de Zénaïde, donne une bourrade amicale à Oswald et part en


riant. Un silence. Zénaïde et Oswald restent debout côte à côte, puis :
OSWALD, haut, avec feu. Primavera! Gioventù dell'anno! Gioventù! Primavera
della vita!
ZÉNAIDE, à part. Quel bizarre langage! Je ne comprends pas ce qu'il dit, mais un
accent de mâle gaieté résonne dans ses paroles ! (Haut.) Oh! who is me to have
seen what I have seen, to see what I see!
OSWALD, à part. Que dit-elle? Quelle est cette langue inconnue? 0 musique de la
voix bien-aimée! Sa mélodie fait vibrer notre âme, alors même que nous ne
comprenons pas ses paroles. (Haut.) Il est 5 heures, Zénaïde!
ZÉNAÏDE, à part. le voilà qui se trompe encore d'heure, mais je dois apprendre à
ne pas contredire mon époux. (Haut.) Eh oui, déjà le soir, Oswald!
OSWALD, à part. Parbleu non, il fait encore grand jour, mais il ne faut jamais
contrarier les femmes! (Haut.) Vous voilà donc à moi, cher ange ?
ZÉNAIDE, à part. Encore une erreur, c'est lui qui est à moi, mais peu importe!
(Haut.) Eh oui, nous voilà enfin à nous, vous et moi!
OSWALD, à part. A nous, elle a dit à nous! Elle est à moi, moi à elle, nous à nous.
(Haut.) Pour toujours?
ZËNAÏDE, à part. A jamais! (Haut.) A la vie?
OSWALD, à part. A la mort.

Consignes

1. Identifier le dispositif énonciatif.

• Didascalies initiales. Prologue.


Quel est l’effet produit par ce prologue ?

• Observez les didascalies qui accompagnent les répliques.


En vous appuyant sur les didascalies interactionnelles qui sélectionnent le(s)
destinataire(s) des répliques, surlignez de deux couleurs différentes les paroles
prononcées par les personnages :

- à l’adresse du (des) personnage(s) (et du public)


- à l’adresse du public uniquement.

Recopiez le dialogue en supprimant toutes les répliques destinées uniquement au


public (les apartés). Que constatez-vous ?

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16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

2. Repérer les effets d’intertextualité.

Quel est le thème de la scène ? A votre avis quels éléments du théâtre classique
sont-ils ici parodiés ?

Eléments de corrigé

Oswald et Zénaïde. Jean Tardieu

1. Identifiez le dispositif énonciatif.

• Didascalies initiales. Prologue.

Quel est l’effet produit par ce prologue ?

Le prologue explicitant l’intention de Tardieu vient briser d’avance toute tentation


pour le lecteur/ spectateur de céder à « l’illusion réaliste ». La scène est à prendre
comme un jeu sur les conventions dont le spectateur n’a pas forcément
conscience. Tout (y compris le décor, les personnages, les jeux de scène) est
donc à interpréter comme « méta », c’est-à-dire comme mise au jour des codes.

• Observez les didascalies qui accompagnent les répliques.

En vous appuyant sur les didascalies interactionnelles qui sélectionnent le(s)


destinataire(s) des répliques, surlignez de deux couleurs différentes les paroles
prononcées par les personnages :

- à l’adresse du (des) personnage(s) (et du public)


- à l’adresse du public uniquement.

Recopiez le dialogue en supprimant toutes les répliques destinées uniquement au


public (les apartés). Que constatez-vous ?

Voici ce qu’il reste du texte quand on en a ôté les apartés :

ZÉNAÏDE, Qui est là ?

LA VOIX D'OSWALD, au dehors. C'est moi, Oswald !

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16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

ZÉNAÏDE, Entrez Oswald !

OSWALD, Vous, vous, Zénaïde!

ZÉNAÏDE, Bonjour, Oswald !

OSWALD, Bonjour, Zénaïde!

ZÉNAÏDE, Asseyez-vous, Oswald !

OSWALD, Merci, Zénaïde!

ÉNAÏDE, Cinq heures!

OSWALD, Eh oui, 5 heures !

ZÉNAÏDE, Il fait encore jour!

OSWALD, C'est le printemps, Zénaïde!

ZÉNAÏDE, Oui, il fait jour!

OSWALD, Il fait jour! Vous l'avez déjà dit, Zénaïde! ZÉNAÏDE, à part. Je n'en puis plus!
ZÉNAIDE, Vous disiez ?
OSWALD, Moi? Rien!
ZÉNAÏDE. Ah! bon! Je croyais...
OSWAID, C'est-à-dire...
ZÉNAÏDE, Quoi donc?
OSWALD, Oh! peu de chose!
ZÉNAÏDE, Mais encore?
OSWALD, Presque rien!
ZÉNAÏDE, Vraiment ?
OSWALD, Oui, vraiment! D'ailleurs je vous écrirai!

ZÉNAÏDE, Peut-être répondrai-je! (A part.)

OSWALD, Au revoir, Zénaïde!

Etc.

Commentaire

Pauvreté de l’échange qui se borne à des banalités (valeur phatique : le temps qui
passe), voire à des bribes de phrases. Contraste avec la richesse des apartés tant
sur le plan de l’expressivité, de l’intensité des sentiments que de la richesse
poétique. Jeu sur la convention théâtrale mais aussi réflexion sur le langage et la
communication verbale.

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16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

2. Repérer les effets d’intertextualité.

Quel est le thème de la scène ? A votre avis quels éléments du théâtre classique
sont-ils ici parodiés ?

Thème de l’amour contrarié, scène de dépit amoureux entre les jeunes gens mais
aussi de la feinte (thème de la mise à l’épreuve de l’amour ici par les parents) le
tout s’achève sur le coup du théâtre et le retournement heureux de la situation.
Autant de motifs classiques largement présents par exemple chez Marivaux.
Même les jeux de scène sont parodiques.

Prolongements didactiques

Du texte au jeu
Par leur brièveté, leur relative simplicité sur le plan lexical et leur grande fantaisie,
les pièces de Tardieu se prêtent bien à des activités de mise en jeu. Celles-ci,
sans prétendre aller jusqu’à une véritable interprétation théâtrale, ni à une mise en
scène achevée, permettent dans le prolongement du travail du texte de mieux
saisir la dimension communicative du texte, de susciter des interactions dans la
classe et de fournir un support pour le travail de la prononciation et de la fluidité
orale.

Pistes pour une exploitation en classe :

Distribuer les rôles à quatre apprenants.

• Etape 1
Après avoir fait un travail d’analyse des didascalies sélectionnant les destinataires
(voir la consigne 1) et des didascalies de mouvement et de bruitage, faire réaliser
un filage dit « à l’allemande » en termes de théâtre, c’est-à-dire demander aux
acteurs choisis de ne jouer que les jeux de scène sans dire le texte, en les
enchaînant (déplacements mouvements) afin de se représenter concrètement le
déroulement kinésique de la scène.

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16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

• Etape 2

Faire jouer la scène par les personnages, avec les déplacements et les gestes
mais en réduisant le dialogue aux répliques qu’ils s’adressent l’un à l’autre (et en
supprimant tous les apartés). Prévoir un régisseur qui jouera le rôle de la pendule.

• Etape 3

Diviser le reste de la classe en deux sous-groupes qui vous constituer un double-


chœur. Le sous-groupe 1 dira les apartés de Zénaïde, l’autre celles d’Oswald
tandis que les personnages joueront la partie de dialogue comme à l’étape 2. On
aura ainsi cette fois le texte complet.

Les deux chœurs devront trouver chacun un rythme commun entre les choristes
(de préférence au début, régulier dans le débit et recto-tono sur le plan de la
hauteur).

On peut ensuite introduire des variantes par exemple un chœur dans l’aigu pour
Zénaïde, un dans le très grave pour Oswald. Tous les paramètres peuvent varier :
hauteur, rapidité, volume (du chuchotement au cri).

La focalisation sur l’écoute des autres et sur la dynamique de l’ensemble permet


d’aborder de façon ludique la recherche de l’amélioration de la prononciation,
notamment sa dimension accentuelle et ses courbes intonatives, et de la fluidité.

La lecture à voix haute est un exercice difficile (y compris en langue maternelle)


mais la dimension collective est un des moyens de dépasser certaines
appréhensions. L’aspect ludique permet aussi de déplacer les préoccupations et
de libérer la production vocale.

Avec des apprenants qui ont des difficultés en ce domaine, le travail peut être
préparé à la maison pour que les mots difficiles aient été préalablement repérés et
« mis en bouche ».

27
16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

Application 2
Les didascalies (2)

FINISSEZ VOS PHRASES ! Ou UNE HEUREUSE RENCONTRE. Jean Tardieu.

Dans ce second texte, les personnages communiquent de manière tout à fait


satisfaisante malgré les « trous » manifestes que comportent les répliques. En
effet les phases sont inachevées, parfois réduites à quelques adverbes mais toute
une série d’indices textuels permettent de reconstruire l’interaction verbale qui se
déroule.

Monsieur A, quelconque. Ni vieux, ni jeune.


Madame B, Même genre.
Monsieur A et Madame B, personnages quelconques, mais pleins d'élan (comme
s'ils étaient toujours sur le point de dire quelque chose d'explicite) se rencontrent
dans une rue quelconque, devant la terrasse d'un café.

Monsieur A, avec chaleur. Oh ! Chère amie. Quelle chance de vous...


Madame B, ravie. Très heureuse, moi aussi. Très heureuse de... vraiment oui !
Monsieur A, Comment allez-vous, depuis que ?...
Madame B, très naturelle. Depuis que ? Eh ! bien ! J'ai continué, vous savez, j'ai
continué à...
Monsieur A Comme c'est !... Enfin, oui vraiment, je trouve que c'est...
Madame B, modeste. Oh, n'exagérons rien ! C'est seulement, c'est uniquement...
je veux dire : ce n'est pas tellement, tellement...
Monsieur A, intrigué, mais sceptique. Pas tellement, pas tellement, vous croyez ?
Madame B, restrictive. Du moins je le... je, je, je ... Enfin ! ...
Monsieur A, avec admiration. Oui, je comprends : vous êtes trop… vous avez trop
de…
Madame B, toujours modeste, mais flattée. Mais non, mais non : plutôt pas
assez...
Monsieur A, réconfortant. Taisez-vous donc ! Vous n'allez pas nous ... ?
Madame B, riant franchement. Non ! Non ! Je n'irai pas jusque-là !
Un temps très long. Ils se regardent l'un l'autre en souriant.
Monsieur A, Mais, au fait ! Puis-je vous demander où vous ... ?
Madame B, très précise et décidée. Mais pas de ! Non, non, rien, rien. Je vais
jusqu'au, pour aller chercher mon. Puis je reviens à la.
Monsieur A, engageant et galant, offrant son bras. Me permettez-vous de ... ?
Madame B, Mais, bien entendu ! Nous ferons ensemble un bout de.
Monsieur A, Parfait, parfait ! Alors, je vous en prie. Veuillez passer par ! Je vous
suis. Mais, à cette heure-ci, attention à, attention aux !
Madame B, acceptant son bras, soudain volubile. Vous avez bien raison. C'est

28
16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

pourquoi je suis toujours très. Je pense encore à mon pauvre. Il allait, comme ça,
sans, ou plutôt avec. Et tout à coup, voilà que ! Ah la la ! Brusquement !
Parfaitement. C'est comme ça que. Oh ! J'y pense, j'y pense ! Lui qui ! Avoir eu
tant de ! Et voilà que plus ! Et moi je, moi je, moi je !
Monsieur A, Pauvre chère ! Pauvre lui ! Pauvre vous !
Madame B, soupirant. Hélas oui ! Voilà le mot ! C'est cela !
Une voiture passe vivement, en klaxonnant.
Monsieur A, tirant vivement Madame B en arrière. Attention ! Voilà une !
Autre voiture, en sens inverse. Klaxon.
Madame B, En voilà une autre !
Monsieur A, Que de ! Que de ! Ici pourtant ! On dirait que !
Madame B, Eh ! Bien ! Quelle chance ! Sans vous, aujourd'hui, je !
Monsieur A, Vous êtes trop ! Vous êtes vraiment trop !
Soudain changeant de ton. Presque confidentiel.
Mais si vous n'êtes pas, si vous n'avez pas, ou plutôt : si, vous avez, puis-je vous
offrir un ?
Madame B, Volontiers. Ça sera comme une ! Comme de nouveau si...
Monsieur A, achevant. Pour ainsi dire. Oui. Tenez, voici justement un. Asseyons-
nous !
Ils s'assoient à la terrasse du café.
Monsieur A, Tenez, prenez cette... Etes-vous bien ?
Madame B, Très bien, merci, je vous.
Monsieur A, appelant. Garçon !
Le Garçon, s'approchant. Ce sera ?
Monsieur A, à Madame B. Que désirez-vous, chère ... ?
Madame B, désignant une affiche d'apéritif. Là... là : la même chose que... En tout
cas, mêmes couleurs que.
Le Garçon Bon, compris ! Et pour Monsieur ?
Monsieur A, Non, pour moi, plutôt la moitié d'un ! Vous savez !
Le Garçon, Oui. Un demi ! D'accord ! Tout de suite. Je vous.
Exit le garçon. Un silence.
Monsieur A, sur le ton de l'intimité. Chère ! Si vous saviez comme, depuis
longtemps!
Madame B, touchée. Vraiment ? Serait-ce depuis que ?
Monsieur A, étonné. Oui ! Justement ! Depuis que ! Mais comment pouviez-vous ?
Madame B, tendrement. Oh ! Vous savez ! Je devine que. Surtout quand.
Monsieur A, pressant. Quand quoi ?
Madame B, péremptoire. Quand quoi ? Eh bien, mais : quand quand.
Monsieur A, jouant l'incrédule, mais satisfait. Est-ce possible ?
Madame B, Lorsque vous me mieux, vous saurez que je toujours là.
Monsieur A, Je vous crois, chère !... (Après une hésitation, dans un grand élan.) Je
vous crois, parce que je vous !
Madame B, jouant l'incrédule. Oh ! Vous allez me faire ? Vous êtes un grand !...
Monsieur A, laissant libre cours à ses sentiments. Non ! Non ! C'est vrai ! Je ne
puis plus me ! Il y a trop longtemps que ! Ah si vous saviez ! C'est comme si je !
C'est comme si toujours je ! Enfin, aujourd'hui, voici que, que vous, que moi, que
nous !
29
16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

Madame B, émue. Ne pas si fort ! Grand, Grand ! On pourrait nous !


Monsieur A, Tant pis pour ! je veux que chacun, je veux que tous ! Tout le monde,
oui !
Madame B, engageante, avec un doux reproche. Mais non, pas tout le monde :
seulement nous deux !
Monsieur A, avec un petit rire heureux et apaisé. C'est vrai ? Nous deux ! Comme
c'est ! Quel ! Quel !
Madame B, faisant chorus avec lui. Tel quel ! Tel quel !
Monsieur A, Nous deux, oui, oui, mais vous seule, vous seule !
Madame B, Non, non : moi vous, vous moi !
Le Garçon, apportant les consommations. Boum ! Voilà ! Pour Madame !... Pour
Monsieur !
Monsieur A, Merci... Combien je vous ?
Le Garçon, Mais c'est écrit sur le, sur le...
Monsieur A, C'est vrai. Voyons !... Bon, bien ! Mais je n'ai pas de... Tenez voici un,
vous me rendrez de la.
Le Garçon, Je vais vous en faire. Minute !
Exit le garçon.
Monsieur A, très amoureux. Chère, chère. Puis-je vous : chérie ?
Madame B, Si tu...
Monsieur A, avec emphase. Oh le « si tu » ! Ce « si tu » ! Mais, si tu quoi ?
Madame B, dans un chuchotement rieur. Si tu, chéri !
Monsieur A, avec un emportement juvénile. Mais alors ! N'attendons pas ma !
Partons sans ! Allons à ! Allons au !
Madame B, le calmant d'un geste tendre. Voyons, chéri ! Soyez moins ! Soyez plus
!
Le Garçon, revenant et tendant la monnaie. Voici votre !... Et cinq et quinze qui
font un !
Monsieur A, Merci. Tenez ! Pour vous !
Le Garçon Merci.
Monsieur A, lyrique, perdant son sang-froid. Chérie, maintenant que ! Maintenant
que jamais ici plus qu'ailleurs n'importe comment parce que si plus tard, bien
qu'aujourd'hui c'est-à-dire, en vous, en nous... (s'interrompant soudain, sur un ton
de sous-entendu galant), voulez-vous que par ici ?
Madame B, consentante, mais baissant les yeux pudiquement. Si cela vous, moi
aussi.
Monsieur A, Oh ! ma ! Oh ma ! Oh ma, ma !
Madame B, Je vous ! À moi vous ! (Un temps, puis, dans un souffle.) À moi tu
Ils sortent.

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16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

Consignes

1) Le texte et ses blancs.


• Lire le texte en proposant des éléments pour compléter les phrases
(oralement). Evaluer au fur à mesure de cette lecture la cohérence de vos
propositions. L’orientation que vous avez donnée aux énoncés s’avère-t-elle
confortée ou démentie par la suite ?
• Après cette lecture, rédiger un résumé en 5 lignes de l’interaction
représentée dans cette scène (quel en est le l’enjeu et commence
progresse-t-elle ?)

2) Les didascalies

• Surligner les didascalies expressives (métaénonciatives) et


interactionnelles (gestuelles notamment). En quoi apportent-elles des
précisions essentielles à l’interprétation de la scène ? donner trois
exemples de didascalies dont la suppression rendrait la réplique ambiguë.
• Analyser la forme linguistique des didascalies et établir la liste des
constructions syntaxiques rencontrées (utiliser une terminologie
grammaticale précise) en donnant pour chacune deux exemples.

Eléments de corrigé

FINISSEZ VOS PHRASES ! Ou UNE HEUREUSE RENCONTRE Jean Tardieu.

1) Le texte et ses blancs.

La scène représente la rencontre inopinée entre une veuve récente et un ami de la


famille. Il s’agit d’une scène de séduction au cours de laquelle les deux partenaires
vont peu à peu dévoiler leur attirance réciproque. Elle s’achève sur un accord et
l’annonce d’une « conclusion » très prochaine.

31
16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

2) Les didascalies

Pratiquement toutes les didascalies comme par exemple tendrement ou pressant


permettent de suivre la gradation de la scène, les deux suivantes expriment
clairement les intentions des locuteurs :

Monsieur A […] (s'interrompant soudain, sur un ton de sous-entendu


galant), voulez-vous que par ici ?

Madame B, consentante, mais baissant les yeux pudiquement. Si cela


vous, moi aussi.

• Analyser la forme linguistique des didascalies et établir la liste des


constructions syntaxiques rencontrées (utiliser une terminologie
grammaticale précise) en donnant pour chacune deux exemples.

Didascalies post-posées au nom de personnage (caractérisant l’état d’esprit du


personnage)

- Groupe Adjectival

Ravie / très naturelle (adverbe + adjectif) / modeste / intriguée / etc.

- Groupe Prépositionnel (préposition + substantif)

Avec admiration / sur le ton de l’intimité / avec emphase / dans un chuchotement rieur /
etc.

- Groupe Verbal au participe présent

Réconfortant / riant franchement (p. présent + adverbe) / offrant son bras / soudain
changeant de ton / etc.

Didascalies entre deux répliques

- Phrase verbale au présent

Ils se regardent l’un et l’autre en souriant / Ils s’assoient à la terrasse du café / etc.

- Phrase averbale

Un temps très long / Autre voiture, en sens inverse / Un silence / etc.

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16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

Prolongements didactiques

Pistes pour la classe


Ce texte offre de multiples ressources pour inventer des activités pour la classe.

1) Savoir interpréter des indices dans une situation de communication /


reconnaître et maîtriser des constructions syntaxiques variées.

A l’oral en classe entière, les apprenants en cercle, chacun dit une réplique en
la complétant. Le texte initial ne doit pas être modifié et les constructions de
phrase doivent être correctes. On essaie de rester cohérent avec les
informations précédentes. Si l’exercice est proposé avant d’avoir lu l’ensemble
de la scène, le résultat est parfois assez surprenant.

Variante : faire délibérément des propositions saugrenues pour aboutir à un


texte final totalement insensé.

2) Enrichir le lexique des émotions. Maîtriser les formes linguistiques des


didascalies.
• A l’aide d’un dictionnaire, élucider le sens des didascalies. Repérer les
constructions utilisées.
• Produire pour le texte d’autres didascalies expressives recourant aux
mêmes structures.

3) Améliorer la prononciation en s’appuyant sur la dimension affective de la


parole.
• A l’oral, la classe en cercle, chaque apprenant lit une réplique en
exagérant l’intention dénotée par la didascalie.
• Sur un fragment du texte, par deux, même consigne que la précédente
mais après avoir modifié les didascalies pour suggérer des intentions
différentes. Mise en commun en grand groupe.

Bibliographie complémentaire

PRUNER Michel, Les théâtres de l'absurde, Armand Colin, Lettres Sup., 2005

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16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

Petit abécédaire du théâtre de l’absurde

A retrouver sur

http://www.evene.fr/livres/actualite/theatre-absurde-ionesco-beckett-godot-
cantatrice-2289.php?p=2

Steven Petitpas pour Evene.fr - Octobre 2009

A comme Absurde

Premier constat : les pièces du théâtre de l'absurde ne racontent rien. Il n'y a pas d'histoire
à proprement parler. Certains diront qu'elles n'ont "pas de sens", et que c'est justement
pour cette raison qu'on les qualifie d'absurdes. Ce n'est qu'à moitié vrai. Ici, le terme
"absurde" renvoie d'abord à l'absurdité... de l'existence humaine - ni plus ni moins. A l'idée
que l'Homme, condamné à la mort, est impuissant devant l'univers et sa propre destinée.
C'est ce sentiment que Ionesco, Beckett et Arthur Adamov mettent en scène, à travers des
dialogues eux-mêmes insensés.

B comme Beckett

On connaît son nom, certaines de ses pièces, et les idées reçues à son sujet vont bon
train. Ecrivain d'origine irlandaise, Samuel Beckett est souvent présenté comme l'une des
figures de proue du théâtre de l'absurde. Chacune de ses œuvres met en scène une
humanité perdue, prisonnière d'un corps meurtri, au bord du néant. Abordé par les
universitaires sous un angle essentiellement métaphysique, Beckett a toujours affirmé qu'il
ne visait pas un message de cette nature : "Tout ce que j'ai pu savoir, je l'ai montré (...).
Quant à vouloir trouver à cela un sens plus large et plus élevé, à emporter après le
spectacle, avec les programmes et les esquimaux, je suis incapable d'en voir l'intérêt,
mais ce doit être possible." (1) Il reçoit le prix Nobel de littérature en 1969, mais, exaspéré
par les mondanités et l'industrie littéraire, considère la nouvelle comme une véritable
"catastrophe".

C comme Cantatrice chauve

"Prenez un cercle, caressez-le, il deviendra vicieux"... (2) La Cantatrice chauve est


assurément l'une des œuvres les plus connues de l'absurde. Ecrite par Eugène Ionesco et

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16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

représentée pour la première fois en 1952, elle met en scène les élucubrations de la
famille Smith et de la famille Martin. Ici, pas d'intrigue. Les dialogues ont abdiqué toute
logique, les personnages sont plus décalés les uns que les autres. D'abord décriée par la
critique - qui n'aime pas ne pas comprendre -, la pièce suscite rapidement l'intérêt de
penseurs tels que Jean Tardieu ou André Breton. C'est aujourd'hui un classique français,
joué sans interruption depuis 1957 au théâtre de la Huchette de Paris.

D comme Désillusion

Les camps de concentration et le désastre du nazisme ont précipité la chute de


l'humanisme (la foi en l'Homme, parfait et sans limites). Si les artistes des années 1950
ont une conscience si aiguë du non-sens de l'existence humaine, c'est en partie parce
qu'ils ont été désenchantés par les atrocités de la Seconde Guerre mondiale. Et c'est pour
cette raison que certaines pièces de Samuel Beckett, notamment Fin de partie, baignent
dans une atmosphère de cendres, post-apocalyptique.

E comme Existentialiste

Ionesco, Beckett et les autres n'ont pas l'exclusivité du sentiment de l'absurde. Celui-ci se
rattache au courant de pensée dit "existentialiste", qui s'est développé en France sous
l'impulsion de Jean-Paul Sartre. Les existentialistes ont eux aussi l'intuition de l'absurdité
de la vie, mais, contrairement aux dramaturges de l'absurde, ils l'expriment à travers un
discours parfaitement lucide et cohérent : "Jamais je n'ai eu si fort qu'aujourd'hui le
sentiment d'être sans dimensions secrètes, limité à mon corps, aux pensées légères qui
montent de lui comme des bulles" (Sartre, La Nausée). Malgré cette philosophie
commune, Eugène Ionesco, Samuel Beckett ou encore Arthur Adamov refuseront d'être
apparentés aux existentialistes.

G comme Godot

"ESTRAGON - Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? VLADIMIR - On attend." (3) En attendant


Godot de Beckett est considéré comme l'une des œuvres phare du théâtre de l'absurde,
au même titre que La Cantatrice chauve de Ionesco. Après avoir été refusée par des
dizaines de directeurs de théâtres, la pièce est représentée pour la première fois en 1953
au théâtre de Babylone. On y découvre Vladimir et Estragon, deux vagabonds qui, en
pleine campagne, attendent un mystérieux "Godot". Là encore, pas d'action : seuls les
échanges incongrus, les silences et la musique des mots ont le droit de cité. Véritable tour
de force, quand on sait que la pièce dure près de trois heures...

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16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

H comme Humour

Télescopage de répliques improbables, comique de gestes et de répétitions, incongruité


des situations et des réactions : le théâtre de l'absurde provoque très souvent le rire du
spectateur. D'une certaine façon, l'humour omniprésent porte le tragique, et le tragique
nourrit l'humour. Dans ses Notes et contre-notes, Ionesco ira jusqu'à dire que "le comique
n'est comique que s'il est un peu effrayant". Pressons-nous de rire de tout...

I comme Ionesco

Auteur de La Cantatrice chauve, des Chaises, de La Leçon et de Rhinocéros, Eugène


Ionesco est l'initiateur du théâtre de l'absurde (même s'il ne s'est jamais accommodé du
terme, trop associé à son goût aux existentialistes). Dans un écrit de jeunesse, il affirme :
"Il faut oser ne pas penser comme les autres, oser vivre l'expérience limite qui permet de
tout remettre en question." (4) Tout remettre en question, à commencer par les
fondements du théâtre traditionnel (intrigue, langage, personnages), qu'il désosse
méthodiquement pour élaborer ses pièces ! C'est le premier auteur à être publié de son
vivant dans la prestigieuse collection de la Pléiade. Il entre à l'Académie française en
1970.

L comme Langage

Le langage est le fait central des pièces du théâtre de l'absurde. Certains critiques vont
même jusqu'à le qualifier de "personnage principal". Déconstruit, malmené, constamment
menacé d'extinction ou d'explosion, il est un objet d'incompréhension et de fascination. Il
prend la place de la sacro-sainte intrigue, en étant ce qui permet aux spectacles de durer.
Dans les pièces de Ionesco, pas de logique d'exposition, de nœud et de dénouement :
seules les répliques invraisemblables, les bavardages improductifs, s'amoncellent et
déroulent le temps. Preuve que parler longtemps pour ne rien dire - ou en tout cas rien
d'explicite -, c'est possible.

M comme Mouvement

Romantisme, symbolisme, surréalisme, nouveau roman... Qu'il s'agisse d'écoles ou


simplement de courants, les mouvements artistiques et littéraires sont nombreux et
relativement identifiables. Le théâtre de l'absurde, lui, ne doit pas être envisagé d'une telle
façon. Si Ionesco, Beckett, Adamov et autres Genet mettent tous en scène l'absurdité de
l'existence humaine à travers un langage irrationnel, leurs univers et esthétiques diffèrent
à de nombreux égards. L'étiquette "théâtre de l'absurde", qu'on utilise aujourd'hui à tout
va, fut en réalité inventée par le critique anglais Martin Esslin, en 1963. La plupart des
écrivains concernés contestèrent l'expression.

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16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

P comme Pantins

En lieu et place de personnages, le théâtre de l'absurde livre une galerie de pantins, de


marionnettes aux identités instables et interchangeables. Chez Ionesco comme chez
Beckett, pas de cohérence biographique (on ne connaît rien du passé des uns et des
autres) ou psychologique (les réactions ne sont jamais celles escomptées). En clair, le
processus d'identification est impossible, car les Smith (La Cantatrice chauve), Estragon
(En attendant Godot) et autres Winnie (Oh les beaux jours) ne ressemblent pas à des
"personnes". Les démarches sont raides, vacillantes, les corps meurtris, les regards vides,
les voix blanches.

R comme Réalisme

Les dramaturges des années 1950 mettent fin à une conception réaliste du théâtre qui
avait cours depuis des siècles. Le théâtre miroir (celui de Molière, ou même de Victor
Hugo) s'appuyait sur la cohérence de l'intrigue, du langage et des personnages pour
parler en termes explicites de la société des hommes - et donner une leçon. Chez
Ionesco, Beckett et autres Adamov, le décalage constant des répliques, des réactions
voire de l'univers dans son ensemble, tient toute forme de réalisme à distance. Le miroir
que ces dramaturges tendent à leurs spectateurs est volontairement brisé, pour pousser
ceux-ci à réfléchir sur leur condition par eux-mêmes.

V comme Vingtième siècle

Les dramaturges de l'absurde ont fait du XXe siècle un tournant dans l'histoire des arts de
la scène. Depuis plus de cinquante ans, l'ensemble de la production théâtrale est influencé
par les œuvres d'Eugène Ionesco et de ses comparses. De Roland Dubillard à Valère
Novarina, les héritiers sont aussi divers que nombreux. Un retour aux principes étriqués
du théâtre traditionnel paraît aujourd'hui inenvisageable. Une révolution artistique a eu
lieu.

(1) Samuel Beckett, Lettres à Michel Polac, janvier 1952, repris sur la 4e de couverture
d'En attendant Godot, Paris, Editions de Minuit, 1952.

(2) Eugène Ionesco, La Cantatrice chauve, scène 11, Gallimard, 1972.

(3) Samuel Beckett, En attendant Godot, Editions de Minuit, 1952.

(4) Eugène Ionesco, Nu, Gallimard, 1986

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16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

DOSSIER 3

Pragmatique

Œuvre de référence des applications

La cantatrice chauve

Eugène IONESCO
Texte intégral de la pièce sur le site

http://archithea.over-blog.com/article-23223426.html
Extraits de la pièce en ligne dans la mise en scène de Jean-Luc
Lagarce, 1991.

http://www.lagarce.net/scene/extraits/idspectacle/378/idc
ontent/12269/from/

Extrait du DVD "La Cantatrice chauve", Arte Vidéo, 155 mn.


Réalisation : Vincent Bataillon
© ARTE France, Agat Films & Cie Les Intempestifs

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16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

Eléments de pragmatique pour l’analyse du texte de


théâtre 5

Dans le premier dossier, nous avons envisagé des questions d’énonciation et traité
des caractéristiques du dispositif énonciatif propre au théâtre et des relations qui
s’instaurent entre certains éléments de l’énoncé et la situation d’énonciation.
Enonciation et pragmatique ont des points de convergence. L’énonciation, on l’a
vu, prend en compte le fait même de produire un discours.

La pragmatique (du grec pragma : action) qui traite, selon C. Morris, de la relation
des signes à l'utilisateur, étudie la dimension du langage comme action, car quand
on parle, on ne fait pas que parler, on agit par les mots. Ce courant est issu de la
philosophie analytique anglaise. 6 Ainsi, si je dis « Il fait chaud », cet énoncé est
susceptible d’avoir différentes valeurs, il peut signifier suivant les contextes :

- un refus indirect « je ne veux pas sortir maintenant » ;


- une justification « c’est pour cela que je transpire » ;
- ou encore une injonction « ouvrez la fenêtre ».

Cette dimension performative de la parole est essentielle au théâtre, de manière


encore plus évidente que dans les échanges ordinaires, selon le mot d’Austin :
Dire, c’est faire

5
Cf. mon cours de linguistique de l’énonciation que quelques-uns d’entre vous ont suivi en L3.
6
Les deux ouvrages suivants sont des textes fondateurs dans le domaine de la pragmatique :

J.L. Austin : How to do things with words, O.U.P., 1962, traduit en français par Quand dire c’est
faire ; Editions du Seuil, 1970.

J. R. Searle : Speech Acts, C.U.P., 1969, traduction française ; Les actes de langage, Hermann,
1972.

39
16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

1. Austin et les performatifs

Austin est parti des verbes dits performatifs pour montrer qu'il existait un rapport
entre les mots et les actes. Il a montré qu’il y avait, dans la catégorie générale des
verbes, des sous-catégories. Il distingue ainsi entre performatifs et constatifs.

Verbes performatifs : baptiser, jurer, promettre, condamner, insister, remercier,


saluer, engager…

Ces verbes se distinguent des autres en ceci qu'ils constituent un acte du seul
fait de leur profération.

Promettre c’est faire un acte. L'énonciation fonde l’acte.

ex : je te baptise.

Des verbes tels que : affirmer et observer paraissent à première vue constatifs.

ex : J’affirme qu’il pleuvra demain.

Cet énoncé est en effet purement constatif par opposition au verbe parier :

ex : Je parie qu’il pleut demain.

On accomplit néanmoins un acte en posant cette affirmation et pour Austin, le


verbe affirmer est performatif et peut être situé sur le même plan que les verbes
tels que : approuver, parier, avertir.

En fait, ce qui paraît simple a priori, devient vite problématique car la catégorie
performative est élastique.

Différents courants pragmatiques se distinguent en ce qu’ils raisonnent en termes


d’acception restreinte ou élargie. Certains linguistes partant de la position d’Austin
l’ont poussée jusqu’à la conclusion selon laquelle tout ce que l'on dit est
performatif.

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16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

2. Les actes de langage (ou de parole)

Dans le prolongement des travaux d’Austin, Searle a essayé d’aller plus loin pour
distinguer entre le dit et le dire et décrire ce qui, dans le langage, donne lieu à de
l’action, en sortant de la distinction entre verbes performatifs et verbes constatifs. Il
a poursuivi ainsi la réflexion engagée par Austin sur les trois
niveaux d’appréhension du sens :

- Le locutoire

- L’illocutoire

- Le perlocutoire

Reprenons notre exemple : Il fait chaud.

Cet énoncé peut être appréhendé à partir de ces trois niveaux :

1. Dans cette pièce il fait 21° : C’est le niveau locutoire. Ce que je dis
n’excède pas le sens strict de l’énoncé.

2. Cet énoncé peut signifier : Ouvrez la fenêtre !

Cela donne une valeur illocutoire à l’énoncé. Je dis quelque chose qui
s’adresse à quelqu’un, sous forme d’un faire. Ce n’est plus seulement de l’ordre du
verbal.

3. Le troisième niveau concerne l’effet produit par l’énoncé sur l’interlocuteur.

Exemple de contexte : Ma femme me dit : ouvre la fenêtre. Cet ordre a pour effet
que je m’énerve.

Ma réaction à ses paroles constitue l’effet perlocutoire. Le perlocutoire n’est


pas une catégorie grammaticale cernable. Il paraît difficile de mesurer l’effet sur
l’interlocuteur.

41
16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

Searle propose ainsi une catégorisation des actes illocutionnaires en cinq


domaines :

• les assertifs [représentatifs] (assertion, affirmation…) ; ex. affirmer,


déclarer, rappeler, soutenir, attester

• les directifs (ordre, demande, conseil…) ; ex. demander, poser une


question, ordonner, exiger, implorer

• les promissifs (promesse, offre, invitation…) ; ex. promettre, consentir,


s’engager à jurer, menacer

• les expressifs (félicitation, remerciement…) ; féliciter, s’excuser, remercier,


déplorer, regretter

• les déclaratifs (déclaration de guerre, nomination, baptême…).

3. Les actes de langages indirects ou dérivés

Il arrive que la forme linguistique attachée à un certain acte de langage reçoive


une autre destination et soit employée pour un autre acte de langage. Il y a donc
une différence entre vérité littérale et force illocutoire. Cette différence dépend de
plusieurs éléments. Il y a notamment des règles culturelles qui interfèrent avec les
énoncés.

Exemple : Est-ce que tu as du feu ?

Ce n’est pas une simple question. En fait, c’est une demande : Est-ce que tu peux
me prêter ton briquet ?

Le sens littéral et le sens dérivé recouvrent à peu près la distinction entre locutoire
et illocutoire. Le décalage entre le sens littéral et le sens dérivé relève des
conventions non seulement culturelles mais aussi langagières.

Exemple : Est-ce que je peux ouvrir la fenêtre ?

42
16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

Ce n’est pas la valeur de capacité attachée au verbe pouvoir qui est sélectionnée
ici.

L’acquisition progressive des moyens linguistiques d’expression des actes de


parole constitue le socle de l’enseignement du FLE.

Les textes de théâtre sont quant à eux saturés d’actes de langage, qui ont d’une
part une fonction informative grâce aux assertifs (ils donnent des indications par
exemple sur la situation sur les personnages, sur les événements antérieurs)
d’autre part font progresser l’intrigue. Analyser les actes de langage dans un texte
de théâtre, c’est comprendre comment se construit la relation entre le discours et
l’action dramatique.

• Ainsi l’acte illocutoire peut être explicite,

 par l’emploi du performatif à la première personne et au présent de


l’indicatif :

MOLIERE, LES FOURBERIES DE SCAPIN, Acte II, scène 4.

LEANDRE. - Ah! mon pauvre Scapin, j'implore ton secours!

SCAPIN. - passant devant lui avec un air fier. Ah! mon pauvre Scapin. Je suis mon
pauvre Scapin à cette heure qu'on a besoin de moi.

LEANDRE. - Va, je te pardonne tout ce que tu viens de me dire, et pis encore, si


tu me l'as fait.

SCAPIN. - Non, non, ne me pardonnez rien. Passez-moi votre épée au travers du


corps. Je serai ravi que vous me tuiez.

LEANDRE. - Non. Je te conjure plutôt de me donner la vie, en servant mon


amour.

 Par le type de phrase. Les phrases impératives ou interrogatives sont


des « performatifs primaires » qui signalent l’acte directif sans le
dénommer :

Georges : Tu n’as pas mangé ?

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16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

Paul : Non, oh…

Georges : Alors si le cœur t’en dit… Mais je n’ai pas grand-chose à t’offrir… Si, j’ai
des œufs, on peut faire une…

Paul : Assieds-toi, je vais t’apporter tout ça.

Georges : Je vais y aller, tu ne sais pas où c’est.

Paul : Assieds-toi, je te dis, laisse-moi faire.

Tu as bien fait de venir, Paul. Louis Calaferte

On a cependant besoin de s’appuyer sur d’autres indices textuels pour


comprendre la situation de discours et ainsi identifier précisément si par exemple
l’impératif exprime un ordre, une suggestion ou un conseil.

• Le passage suivant mêle des actes de langage indirects

- l’interro-négative qui correspond à une proposition


- réitérée ensuite par une question épistémique (vérité

et des performatifs (le refus / les remerciements)

Georges : […] Je ne t’offre rien ?

Paul : Non, merci.

Georges : Bien vrai ?

Paul : Bien vrai. […] Je t’ai apporté ta petite enveloppe.

Georges : Il ne fallait pas venir pour ça…

Paul : Je ne suis pas venu exprès, ça se trouvait comme ça… J’avais un moment
j’en ai profité.

Georges : Je te remercie.

Tu as bien fait de venir, Paul. Louis Calaferte

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16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

Le dramaturge recourt aussi aux didascalies pour préciser la valeur à accorder à


l’acte de langage comme dans cet extrait de la pièce de Tardieu, que nous avons
vue précédemment :

Monsieur A, lyrique, perdant son sang-froid. Chérie, maintenant que ! Maintenant


que jamais ici plus qu'ailleurs n'importe comment parce que si plus tard, bien
qu'aujourd'hui c'est-à-dire, en vous, en nous... (s'interrompant soudain, sur un ton
de sous-entendu galant), voulez-vous que par ici ?

Madame B, consentante, mais baissant les yeux pudiquement. Si cela vous,


moi aussi.
Jean Tardieu, FINISSEZ VOS PHRASES !

• Les actes de langage effectués par le locuteur s’ils sont non marqués
explicitement sont parfois soulignés par l’interlocuteur :

La Mère. – […] jamais je n’aurais pu imaginer qu’ils ne se connaissent, que vous


ne vous connaissiez pas, que la femme de mon autre fils ne connaisse pas mon
fils […]

Catherine. – Lorsque nous nous sommes mariés, il n’est pas venu, et depuis, le
reste du temps, les occasions ne se sont pas trouvées.

Antoine. – Elle sait ça parfaitement.

La Mère. – Oui, ne m’expliquez pas, c’est bête, je ne sais pourquoi je demandais


cela […]

Juste la fin du monde. J.-L. Lagarce.

La Mère explicite l’acte de langage effectué précédemment par Catherine :


expliquer pourquoi Catherine et Antoine ne se connaissent pas.

L’acte de langage peut être accompli sans qu’aucun marquage (verbe performatif,
sémantisme ou mode du verbe, type de phrase) ne le signale explicitement. C’est
alors au lecteur d’en inférer l’existence et d’interpréter l’énoncé. Pour cela il recourt
à ses compétences linguistiques, communicationnelles et culturelles.

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16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

Notons aussi l’importance du comportement physique dans la dimension


communicative. Certains gestes sont dotés d’une valeur illocutoire propre tels que
les saluts :

Paul : Du coup, je ne t’ai même pas dit bonjour. Paul vient embrasser son père.
(Tu as bien fait […] Calaferte)

La dimension paraverbale, la gestuelle, indiquée en didascalie ou lors de la


représentation marquée par le corps de l’acteur, aide aussi à interpréter le contenu
verbal des énoncés.

Maman Tchich : Et un garçon bien élévé doit le respect à une fille, surtout si elle
est sa sœur, et nous sommes tous de la même famille.

Grand Tchich, geste obscène : La famille !

Chez les Tchich, Calaferte.

La didascalie de jeu de scène indique que l’exclamative la famille ! est à interpréter


comme une forme d’expressif : l’injure.

4. Les maximes conversationnelles


Des linguistes ont essayé de définir d'autres critères pour mieux cerner le
décalage entre le sens littéral et le sens dérivé. Ces linguistes ont voulu faire une
théorie de l’implicitation : quelles sont les règles qui, pour un énoncé donné,
déclenchent tel sens dans telle situation ?

Grice, un linguiste américain, a essayé de dégager une théorie générale de


l’implicitation. A la base de cette théorie, on trouve le principe de coopération,
principe qui serait sous-jacent à tout échange langagier.

Exemple : as-tu du feu ?

Lorsque j'entends cette phrase, je ne me contente pas de répondre par oui ou non,
je décode que mon interlocuteur me demande du feu. En faisant cela, je coopère,
j’aide à la réussite de l’échange. S’inspirant de Kant, Grice montre que le principe
de coopération obéit à quatre règles conversationnelles :

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16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

• la règle de quantité

Elle concerne le caractère informatif des interventions. « Que votre contribution


contienne autant d’informations qu’il est requis / que votre contribution ne
contienne pas plus d’informations qu’il n’est requis » (Grice, 1979)
Quand on me demande une chose, je cerne la quantité d’informations
correspondant à l’échange. Si on me demande du feu, je ne réponds pas que j’ai
aussi un livre de linguistique, une voiture bleue…

Au théâtre, cette loi est constamment transgressée, ne serait-ce que par la


nécessité d’informer le spectateur du statut des personnages, de l’enjeu
dramatique et des événements antérieurs ou se déroulant hors scène. Les scènes
d’exposition (rappelons-nous celle de Tartuffe) sont ainsi le lieu de la transmission
de l’information et pour ne pas enfreindre de manière trop invraisemblable cette
règle de quantité (ou loi d’informativité) le théâtre recourt à toute sorte d’artifices
pour accomplir cette fonction. Il s’agit de maintenir l’illusion que seul le personnage
sur scène est le destinataire du discours, ce qui est orchestré par :

- La mise en scène d’un personnage victime lui aussi, comme le spectateur,


d’un « déficit d’information » : c’est le confident du théâtre classique, la
suivante ou l’amie d’enfance dans le théâtre bourgeois.
- Ou, si tous les personnages sont au courant, un certain nombre de
présupposés glissés dans l’échange, qui introduisent des informations sans
que celles-ci ne soient l’objet principal de l’énoncé

• la règle de qualité (ou de sincérité)

Cette règle a à voir avec le mensonge. « que votre contribution soit véridique »
(idem). Je réponds a priori sincèrement et sans intention de tromper mon
interlocuteur.

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16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

• la règle de pertinence (ou d’à-propos)

Quand on prend la parole, il faut tenir compte de ce qui a été dit , de ce qu’on a dit
soi-même et de ce qu’ont dit les autres, sans quoi on risque la répétition, ou
l’incohérence : si on me demande où se trouve le garage Volvo, je n’indique pas
l’hôpital. On ne saute pas du coq à l’âne.

Chaque fois que l’on parle, on ne respecte pas de façon idéale ces règles.

Examinons deux exemples de non-respect de ces règles conversationnelles.

Bérénice, Acte II, scène IV, Racine, 1670.

Bérénice

Ainsi donc mes bontés vous fatiguent peut-être ?

Titus

Non, Madame. Jamais, puisqu’il faut vous parler,

Mon cœur de plus de feux ne se sentit brûler.

Mais…

Bérénice

Achevez.

Titus

Hélas !

Bérénice

Parlez.

Titus

Rome… l’Empire…

Bérénice

Eh bien ?

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16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

Titus

Sortons, Paulin : je ne lui puis rien dire.

Cette scène représente un échange qui échoue, de manière explicite puisque la


scène s’achève sur la sortie de Titus et le constat qu’il formule de l’impossibilité
dans laquelle il se trouve de communiquer avec Bérénice. L’un des partenaires
veut provoquer l’échange, l’autre s’y dérobe. Bérénice exprime des doutes quant à
l’amour de Titus, elle veut des éclaircissements. Titus a décidé pour des raisons
d’état de revenir sur son engagement et de ne pas l’épouser. Bérénice l’exhorte à
parler, il recourt à diverses échappatoires, des interruptions (Mais…) interjections
(hélas), énoncés incomplets, elliptiques, (Rome… l’Empire) puis par la fuite
physique (Sortons). Ce sont les maximes de sincérité (il n’a pas le courage
d’avouer) et de quantité qui sont ici bafouées.

L’école des femmes, acte II, scène 5. Molière, 1662.

Arnolphe

La promenade est belle.

Agnès

Fort belle

Arnolphe

Le beau jour !

Agnès

Fort beau !

Arnolphe

Quelle nouvelle ?

49
16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

Agnès

Le petit chat est mort

Arnolphe

C’est dommage : mais de quoi ?

Nous sommes tous mortels, et chacun est pour soi.

Lorsque j’étais aux champs n’a-t-il point fait de pluie ?

Agnès

Non

Arnolphe

Vous ennuyait-il ?

Agnès

Jamais je ne m’ennuie.

Arnolphe

Qu’avez-vous fait encore ces neuf ou dix jours-ci ?

Agnès

Six chemises, je pense, et six coiffes aussi.

Ce dialogue manifeste un déséquilibre évident quant à l’investissement des deux


interlocuteurs. Arnolphe cherche à engager une conversation qu’Agnès n’a aucune
envie de soutenir. Il fait divers tentatives :

- un constat sur la promenade puis sur le temps, il s’agit d’un échange


conventionnel dont la valeur est purement phatique 7

7
La fonction phatique du langage est ainsi décrite par Jakobson : « Il y a des messages qui servent
essentiellement à établir, prolonger ou interrompre la communication, à vérifier si le circuit
fonctionne […], à attirer l’attention de l’interlocuteur ou à s’assurer qu’elle ne se relâche pas […].
Cette accentuation du contact - la fonction phatique, dans les termes de Malinowski- peut donner
lieu à un échange profus de formules ritualisées, voire à des dialogues entiers dont l’unique objet
est de prolonger la conversation. « Linguistique et poétique », in Essais de linguistique générale, R.

50
16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

Agnès en répondant par la reprise a minima d’un segment phrastique fait mine
d’ignorer la valeur conversationnelle des assertions d’Arnolphe, elle enfreint donc à
la fois la règle de pertinence (elle devrait enchaîner et relancer l’échange à son
tour) et la règle de quantité (ses réponses sont extrêmement laconiques)

- question, elle aussi du domaine des interactions codées (quelles nouvelles ?).
C’est une question ouverte mais la réponse d’Agnès ne correspond pas aux
attentes d’Arnolphe qui se moque comme d’une guigne du chat. Agnès le sait, sa
réponse est une forme d’évitement (règle de pertinence non respectée).

Arnolphe se débarrasse du thème proposé par une réflexion générale et ne trouve


d’autre relance que météorologique / même échec, plus cuisant encore, la réponse
d’Agnès est monosyllabique (règles de quantité et encore de pertinence
transgressées).

Question plus personnelle d’Arnolphe à Agnès (attention au contresens, le il est


impersonnel ici et non anaphorique du Sn le chat : = vous êtes-vous ennuyée
pendant mon absence ?).

A la dernière question d’Arnolphe, Agnès répond en prenant le verbe faire dans


son sens concret (celui de réaliser /fabriquer) ce qui lui permet de rester dans des
considérations matérielles, excluant toute implication personnelle et / ou affective.

Malgré une mauvaise volonté évidente, on constate quand même que le principe
général de coopération n’est pas totalement enfreint par Agnès. Sur le plan de la
communication inter-personnages, Agnès doit faire preuve d’un minimum de
respect à l’égard d’Arnolphe, sur le plan du fonctionnement théâtral, il est
nécessaire que le dialogue se poursuive pour que la pièce ne s’arrête pas tout
simplement.

Jakobson, éds. de Minuit, 1963. p.217. Je vous recommande la lecture de cet ouvrage qui fait
partie des textes fondateurs de la linguistique (cette lecture peut se faire après les examens…)

51
16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

5. Décalage entre le dire et le dit : présupposition et sous-entendu

Ducrot de son côté, s’intéresse au décalage entre le dire et le dit. Il s’y intéresse du
point de vue de l’argumentation car pour lui l’argumentation est inscrite dans la
langue : chaque fois que l’on parle, c’est pour agir sur l’autre.

C’est pourquoi Ducrot refuse la séparation entre pragmatique et sémantique, la


première n'étant pas dérivée de la seconde.

Il distingue deux formes d’implicitation : la présupposition et le sous-entendu.

5.1. La présupposition

Elle est inscrite dans l’énoncé lui-même. Les présupposés sont des informations
qui sont données, non comme nouvelles, mais comme déjà connues ou admises
de l’interlocuteur ; elles sont présentées sur le mode du cela va de soi. Les
présupposés ne sont pas l’objet de l’échange et échappent aux enjeux interlocutifs

Exemple : Il ne fume plus.

Ce qui est présupposé c’est qu’il fumait.

L’enchaînement attendu est l’enchaînement sur le posé, par exemple : Ah bon ! et


il tient le coup ?

Mais bien évidemment on peut ne pas suivre l’interlocuteur, dénoncer et contester


le présupposé : Mais il n’a jamais fumé !

Cette inscription de l’argumentation dans la langue ne se fait pas par les mots
pleins du lexique mais par des mots comme : toujours, encore, même, presque…

Ces mots s'inscrivent souvent dans ce que Ducrot appelle des échelles
argumentatives :

- même : Même Jean est venu : (= posé : la venue de Jean / présupposé : tout le
monde est venu)
52
16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

Ainsi presque et à peine comportent des orientations argumentatives opposées :

Il a presque la moyenne : (= il a 9 sur 20) est orienté positivement (il faut lui donner
sa chance)

Il a à peine la moyenne (= il a 11 sur 20) est orienté négativement (il n’arrivera pas
à suivre)

On constate ici l’écart entre sens locutoire (information sur la note) et illocutoire
(argumentation en faveur ou contre un passage dans la classe supérieure).

5.2. Les sous-entendus

Le sous-entendu nécessite une interprétation. Il est largement tributaire du


contexte.

Ex.: Il est huit heures peut signifier suivant la situation : il faut manger, allumer la
télévision, sortir…
Le sous-entendu peut toujours être dénié par le locuteur (je n’ai jamais dit ça, c’est
toi qui prends tout de travers)

- Tu es jolie ce soir.

- Parce que d’habitude, je suis moche, c’est ce que tu veux dire ?

Il peut avoir une forte dimension culturelle

Ex. : Ouvert le lundi (sur la devanture d’un salon de coiffure)

Un français comprendra tout de suite le sous-entendu, alors qu’un allemand ne


comprendra pas forcément.

La pertinence de l’énoncé n’est valable que lorsqu’on connaît l'environnement


socioculturel dans lequel le message est produit (en France, les salons sont
fermés le lundi).

53
16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

6. Les tours de parole et l’enchaînement des répliques

La notion de tour de parole (turn taking) est issue de la pragmatique


conversationnelle qui a pris naissance dans les travaux des ethnologues de la
communication comme Hymes 8 et Goffman 9. Ceux-ci se sont penchés sur ces
interactions particulières que sont les conversations. Catherine Kerbrat Orecchioni
a largement contribué à faire connaitre leurs travaux en France et à construire un
cadre théorique qui réenvisage les actes de langage dans une perspective
interactionnelle.

Le texte de théâtre se présentant traditionnellement comme une succession de


conversations, ces concepts sont particulièrement pertinents, même s’il ne s’agit
pas bien entendu de confondre ces simulacres d’échanges avec des conversations
ordinaires.

Tout dialogue requiert plusieurs (au moins deux) co-locuteurs prenant


alternativement la parole. On appelle tour de parole ce mécanisme d’alternance
des prises de parole. Les locuteurs doivent respecter un certain nombre de règles
d’organisation de la structure interne de l’échange : le locuteur a ainsi le droit de
garder la parole un certain temps mais aussi l’obligation de la céder à un moment
donné tandis que son successeur potentiel se doit de l’écouter mais peut réclamer
la parole à son tour et à l’inverse ne peut refuser de la prendre quand on la lui
cède.

Au théâtre, les règles d’alternance des tours de parole et la manière dont est
sélectionné le locuteur qui prendra la parole sont marquées

8
Hymes, D. H, Vers la compétence de communication (titre original :Toward linguistic competence,
1973), trad. de F. Mugler, note liminaire de D. Coste, Paris, Hatier CREDIF, 1984.
9
E. Goffman, Les rites d’interaction, Paris, Minuit, 1974, trad. d’A. Kihm.

E. Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, tome 2 : Les relations en public,

Paris, Minuit, 1973, trad. d’A. Kihm.

54
16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

- soit par la désignation de celui-ci à l’intérieur de l’énoncé


- soit par la didascalie

Dans l’exemple suivant, le locuteur est doublement désigné :

Clarisse. – Ben quoi maintenant que Monsieur Hochepaix m’a vue (remontant au-
dessus du canapé pour s’adresser à monsieur Hochepaix qui est remonté
également pendant ce qui précède) enfin, monsieur Hochepaix ! je suis en
chemise, c’est entendu ! mais enfin est ce que je suis inconvenante ? Est-ce que
j’en montre plus qu’en robe de bal ?

Hochepaix, conciliant. - Mais non, Madame ! (Mais n’te promène donc pas toute
nue ! Feydeau)

- ou encore, par l’auto-sélection, l’interlocuteur prend la parole sans avoir été


désigné.

Dans certains dialogues, l’interlocuteur s’investit très peu dans la conversation et


participe en répondant au minimum sans chercher à prolonger ni à relancer
l’échange. Dans d’autres pièces en revanche, les interlocuteurs font montre d’un
engagement dans la conversation, développant les thèmes, les commentant. A.
Petitjean 10 distingue ainsi des pièces à faible degré d’interactivité comme En
attendant Godot de Beckett et d’autres à fort degré d’interactivité comme dans
Quai Ouest ou Combat de nègre et de chiens de Koltès.

Les accrocs au système des tours de parole

Il existe trois types de phénomènes bien identifiés dans les conversations


courantes qui constituent des heurts dans le système des tours de parole : les
gaps, les interruptions et les chevauchements de parole Ces phénomènes, qui
relèvent typiquement de l’oral, sont bien évidemment représentés dans les textes
de théâtre et sont signalés de diverses manières.
(Description de C. Kerbrat Orecchioni11)

10
André Petitjean, (1984) « La conversation au théâtre », in Pratiques nº41, p. 63-88.
11
« L’absurde dans les dialogues de Ionesco »
http://aclif.org.ro/publications/PDF/2010/01_CatherineKERBRAT-ORECCHIONI.pdf (consulté le
17.11.2011)

55
16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

• les gaps (silences entre les tours)


« en analyse conversationnelle, sont soigneusement mesurés, étant admis que
d’une manière générale, un silence peut être admis comme « anormal » à partir
trois secondes environ ». Au théâtre ils sont signalés par une didascalie telle que
Pause, Silence, Court silence, Un long temps, ce qui est beaucoup moins précis.

• Les interruptions
« peuvent être signalées par un commentaire métacommunicatif (tel que « Faut
pas interrompre, chérie »), mais ce sont le plus souvent les points de suspension
qui se chargent de suggérer, à la fin d’un tour (qui peut être syntaxiquement
complet ou incomplet) que ce tour a été interrompu ».

Mais ce marqueur typographique « à tout faire » est très polysémique, il risque


donc d’être ambigu, pouvant en particulier signaler aussi bien un enchaînement
trop tardif (gap) que trop précipité (interruption)… »

Les interruptions peuvent être « violatives » ou au contraire « coopératives ».

• les chevauchements de parole

« Aucune convention n’est prévue pour noter dans le texte de théâtre (à la


différence des transcriptions techniques où ils sont signalés par des crochets
droits), ce rôle étant dévolu aux didascalies ».

56
16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

Applications

La Cantatrice chauve a été représentée pour la première fois au Théâtre des Noctambules,
le 11 mai 1950, par la Compagnie Nicolas Bataille.

La mise en scène était de Nicolas Bataille.

Texte intégral de la pièce sur le site

http://archithea.over-blog.com/article-23223426.html

PERSONNAGES

M. SMITH

Mme SMITH

M. MARTIN

M1ne MARTIN

MARY, la bonne

LE CAPITAINE DES POMPIERS

SCÈNE I

Intérieur bourgeois anglais, avec des fauteuils anglais. Soirée anglaise. M. Smith, Anglais,
dans son fauteuil anglais et ses pantoufles anglaises, fume sa pipe anglaise et lit un journal
anglais, près d’un feu anglais. Il a des lunettes anglaises, une petite moustache grise,
anglaise. A côté de lui, dans un autre fauteuil anglais, Mme Smith, Anglaise, raccommode
des chaussettes anglaises. Un long moment de silence anglais. La pendule anglaise frappe
dix-sept coups anglais.

55
16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

1 Mme SMITH : Tiens, il est neuf heures. Nous avons mangé de la soupe, du poisson, des
2 pommes de terre au lard, de la salade anglaise. Les enfants ont bu de l’eau anglaise. Nous
3 avons bien mangé, ce soir. C’est parce que nous habitons dans les environs de Londres et
4 que notre nom est Smith.

5 M. SMITH, continuant sa lecture, fait claquer sa langue.

6 Mme SMITH : Les pommes de terre sont très bonnes avec le lard, l’huile de la salade n’était
7 pas rance. L’huile de l’épicier du coin est de bien meilleure qualité que l’huile de l’épicier d’en
8 face, elle est même meilleure que l’huile de l’épicier du bas de la côte. Mais je ne veux pas
9 dire que leur huile à eux soit mauvaise.

10 M. SMITH, continuant sa lecture, fait claquer sa langue.

11 Mme SMITH : Pourtant, c’est toujours l’huile de l’épicier du coin qui est la meilleure...

12 M. SMITH, continuant sa lecture, fait claquer sa langue.

13 Mme SMITH : Mary a bien cuit les pommes de terre, cette fois-ci. La dernière fois elle ne les
14 avait pas bien fait cuire. Je ne les aime que lorsqu’elles sont bien cuites.

15 M. SMITH, continuant sa lecture, fait claquer sa langue.

16 Mme SMITH Le poisson était frais. Je m’en suis léché les babines. J’en ai pris deux fois.
17 Non, trois fois. Ça me fait aller aux cabinets. Toi aussi tu en as pris trois fois. Cependant la
18 troisième fois, tu en as pris moins que les deux premières fois, tandis que moi j’en ai pris
19 beaucoup plus. J’ai mieux mangé que toi, ce soir. Comment ça se fait? D’habitude, c’est toi
20 qui manges le plus. Ce n’est pas l’appétit qui te manque.

21 M. SMITH, fait claquer sa langue.

22 Mme SMITH : Cependant, la soupe était peut-être un peu trop salée. Elle avait plus de sel
23 que toi. Ah, ah, ah. Elle avait aussi trop de poireaux et pas assez d’oignons. Je regrette de
24 ne pas avoir conseillé à Mary d’y ajouter un peu d’anis étoilé. La prochaine fois, je saurai m’y
25 prendre.

26 M. SMITH, continuant sa lecture, fait claquer sa langue.

27 Mme SMITH : Notre petit garçon aurait bien voulu boire de la bière, il aime s’en mettre plein
28 la lampe, il te ressemble. Tu as vu à table, comme il visait la bouteille? Mais moi, j’ai versé
29 dans son verre de l’eau de la carafe. Il avait soif et il l’a bue. Hélène me ressemble : elle est
30 bonne ménagère, économe, joue du piano. Elle ne demande jamais à boire de la bière
31 anglaise. C’est comme notre petite fille qui ne boit que du lait et ne mange que de la bouillie.
32 Ça se voit qu’elle n’a que deux ans. Elle s’appelle Peggy.

33 La tarte aux coings et aux haricots a été formidable. On aurait bien fait peut-être de prendre,
34 au dessert, un petit verre de vin de Bourgogne australien mais je n’ai pas apporté le vin à
35 table afin de ne pas donner aux enfants une mauvaise preuve de gourmandise. Il faut leur
36 apprendre à être sobre et mesuré dans la vie.

37 M. SMITH, continuant sa lecture, fait claquer sa langue.

55
16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

38 Mme SMITH : Ms. Parier connaît un épicier bulgare, nommé Popochef Rosenfeld, qui vient
39 d’arriver de Constantinople. C’est un grand spécialiste en yaourt.

40 Il est diplômé de l’école des fabricants de yaourt d’Andrinople. J’irai demain lui acheter une
41 grande marmite de yaourt bulgare folklorique. On n’a pas souvent des choses pareilles ici,
42 dans les environs de Londres.

43 M. SMITH, continuant sa lecture, fait claquer sa langue.

44 Aline SMITH : Le yaourt est excellent pour l’estomac, les reins, l’appendicite et l’apothéose.
45 C’est ce que m’a dit le docteur Mackenzie-King qui soigne les enfants de nos voisins, les
46 Johns. C’est un bon médecin. On peut avoir confiance en lui. Il ne recommande jamais
47 d’autres médicaments que ceux dont il a fait l’expérience sur lui-même. Avant de faire opérer
48 Parier, c’est lui d’abord qui s’est fait opérer du foie, sans être aucunement malade.

49 M. SMITH : Mais alors comment se fait-il que le docteur s’en soit tiré et que Parker en soit
50 mort?

51 Mme SMITH : Parce que l’opération a réussi chez le docteur et n’a pas réussi chez Parker.

52 M. SMITH : Alors Mackenzie n’est pas un bon docteur. L’opération aurait dû réussir chez
53 tous les deux ou alors tous les deux auraient dû succomber.

54 Mme SMITH : Pourquoi?

55 M. SMITH : Un médecin consciencieux doit mourir avec le malade s’ils ne peuvent pas guérir
56 ensemble. Le commandant d’un bateau périt avec le bateau, dans les vagues. Il ne lui survit
57 pas.

58 Mme SMITH : On ne peut comparer un malade à un bateau.

59 M. SMITH : Pourquoi pas? Le bateau a aussi ses maladies; d’ailleurs ton docteur est aussi
60 sain qu’un vaisseau; voilà pourquoi encore il devait périr en même temps que le malade
61 comme le docteur et son bateau.

62 Mme SMITH : Ah! Je n’y avais pas pensé... C’est peut-être juste... et alors, quelle conclusion
63 en tires-tu?

64 M. SMITH : C’est que tous les docteurs ne sont que des charlatans. Et tous les malades
65 aussi. Seule la marine est honnête en Angleterre.

66 Mme SMITH : Mais pas les marins.

67 M. SMITH : Naturellement.

68 Pause.

69 M. SMITH, toujours avec son journal : Il y a une chose que je ne comprends pas. Pourquoi à
70 la rubrique de l’état civil, dans le journal, donne-t-on toujours l’âge des personnes décédées
71 et jamais celui des nouveau-nés? C’est un non-sens.

72 Mme SMITH : Je ne me le suis jamais demandé!

55
16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

73 Un autre moment de silence. La pendule sonne sept fois. Silence. La pendule sonne trois
74 fois. Silence. La pendule ne sonne aucune fois.

75 M. SMITH, toujours dans son journal : Tiens, c’est écrit que Bobby Watson est mort.

76 Mme SMITH : Mon Dieu, le pauvre, quand est-ce qu’il est mort ?

77 NI. SMITH : Pourquoi prends-tu cet air étonné? Tu le savais bien. Il est mort il y a deux ans.
78 Tu te rappelles, on a été à son enterrement, il y a un an et demi,

79 Mme SMITH : Bien sûr que je me rappelle. Je me suis rappelé tout de suite, mais je ne
80 comprends pas pourquoi toi-même tu as été si étonné de voir ça sur le journal.

81 M. SMITH : Ça n’y était pas sur le journal. Il y a déjà trois ans qu’on a parlé de son décès. Je
82 m’en suis souvenu par association d’idées!

83 Mme SMITH : Dommage! Il était si bien conservé.

84 M. SMITH : C’était le plus joli cadavre de Grande-Bretagne! Il ne paraissait pas son âge.
85 Pauvre Bobby, il y avait quatre ans qu’il était mort et il était encore chaud. Un véritable
86 cadavre vivant. Et comme il était gai!

87 Mme SMITH : La pauvre Bobby.

88 M. SMITH : Tu veux dire « le » pauvre Bobby.

89 Mme SMITH : Non, c’est à sa femme que je pense. Elle s’appelait comme lui, Bobby, Bobby
90 Watson. Comme ils avaient le même nom, on ne pouvait pas les distinguer l’un de l’autre
91 quand on les voyait ensemble. Ce n’est qu’après sa mort à lui, qu’on a pu vraiment savoir qui
92 était l’un et qui était l’autre. Pourtant, aujourd’hui encore, il y a des gens qui la confondent
93 avec le mort et lui présentent des condoléances. Tu la connais?

94 M. SMITH : Je ne l’ai vue qu’une fois, par hasard, à l’enterrement de Bobby.

95 Mme SMITH : Je ne l’ai jamais vue. Est-ce qu’elle est belle?

96 M. SMITH : Elle a des traits réguliers et pourtant on ne peut pas dire qu’elle est belle. Elle est
97 trop grande et trop forte. Ses traits ne sont pas réguliers et pourtant on peut dire qu’elle est
98 très belle. Elle est un peu trop petite et trop maigre. Elle est professeur de chant.

99 La pendule sonne cinq fois. Un long temps.

100 Mme SMITH : Et quand pensent-ils se marier, tous les deux?

101 M. SMITH : Le printemps prochain, au plus tard.

102 Mme SMITH : Il faudra sans doute aller à leur mariage.

103 M. SMITH : Il faudra leur faire un cadeau de noces. Je me demande lequel?

104 Mme SMITH : Pourquoi ne leur offririons-nous pas un des sept plateaux d’argent dont on
105 nous a fait cadeau à notre mariage à nous et qui ne nous ont jamais servi à rien ?

106 Court silence. La pendule sonne deux fois.

66
16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

107 Mme SMITH : C’est triste pour elle d’être demeurée veuve si jeune.

108 M. SMITH : Heureusement qu’ils n’ont pas eu d’enfants.

109 Mme SMITH : Il ne leur manquait plus que cela! Des enfants! Pauvre femme, qu’est-ce
110 qu’elle en aurait fait!

111 M. SMITH : Elle est encore jeune. Elle peut très bien se remarier. Le deuil lui va si bien!

112 Mme SMITH : Mais qui prendra soin des enfants? Tu sais bien qu’ils ont un garçon et une
113 fille. Comment s’appellent-ils ?

114 M. SMITH : Bobby et Bobby comme leurs parents. L’oncle de Bobby Watson, le vieux Bobby
115 Watson, est riche et il aime le garçon. Il pourrait très bien se charger de l’éducation de
116 Bobby.

117 Mme SMITH : Ce serait naturel. Et la tante de Bobby Watson, la vieille Bobby Watson,
118 pourrait très bien, à son tour, se charger de l’éducation de Bobby Watson, la fille de Bobby
119 Watson. Comme ça, la maman de Bobby Watson, Bobby, pourrait se remarier, Elle a
120 quelqu’un en vue?

121 M. SMITH : Oui, un cousin de Bobby Watson.

122 Mme SMITH : Qui? Bobby Watson.

123 M. SMITH : De quel Bobby Watson parles-tu?

124 Mme SMITH : De Bobby Watson, le fils du vieux Bobby Watson l’autre oncle de Bobby
125 Watson, le mort.

126 M. SMITH : Non, ce n’est pas celui-là, c’est un autre. C’est Bobby Watson, le fils de la vieille
127 Bobby Watson la tante de Bobby Watson, le mort.

128 Mme SMITH : Tu veux parler de Bobby Watson, le commis voyageur?

129 M. SMITH : Tous les Bobby Watson sont commis voyageurs.

130 Mme SMITH : Quel dur métier! Pourtant, on y fait de bonnes affaires.

131 M. SMITH : Oui, quand il n’y a pas de concurrence.

132 Mme SMITH : Et quand n’y a-t-il pas de concurrence?

133 M. SMITH : Le mardi, le jeudi et le mardi.

134 Mme SMITH : Ah! trois jours par semaine? Et que fait Bobby Watson pendant ce temps-là?

135 M. SMITH : Il se repose, il dort.

136 Mme SMITH : Mais pourquoi ne travaille-t-il pas pendant ces trois jours s’il n’y a pas de
137 concurrence?

138 M. SMITH : Je ne peux pas tout savoir. Je ne peux pas répondre à toutes tes questions
139 idiotes!

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16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

140 Mme SMITH, offensée : Tu dis ça pour m’humilier?

141 M. SMITH, tout souriant : Tu sais bien que non.

142 Mme SMITH : Les hommes sont tous pareils! Vous restez là, toute la journée, la cigarette à
143 la bouche ou bien vous vous mettez de la poudre et vous fardez vos lèvres, cinquante fois
144 par jour, si vous n’êtes pas en train de boire sans arrêt!

145 M. SMITH : Mais qu’est-ce que tu dirais si tu voyais les hommes faire comme les femmes,
146 fumer toute la journée, se poudrer, se mettre du rouge aux lèvres, boire du whisky?

147 Mme SMITH : Quant à moi, je m’en fiche! Mais si tu dis ça pour m’embêter, alors... je n’aime
148 pas ce genre de plaisanterie, tu le sais bien!

149 Elle jette les chaussettes très loin et montre ses dents. Elle se lève 1.

150 M. SMITH, se lève à son tour et va vers sa femme, tendrement : Oh! mon petit poulet rôti,
151 pourquoi craches-tu du feu! tu sais bien que je dis ça pour rire! (Il la prend par la taille et
152 l’embrasse.) Quel ridicule couple de vieux amoureux nous faisons! Viens, nous allons
153 éteindre et nous allons faire dodo!

66
16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

Application 1

Maximes conversationnelles

Consignes

1) Dans la scène 1, scène d’exposition, quelles sont les informations qui sont
fournies au lecteur / spectateur des lignes 1 à 32 (localisation, personnages,
situation) ?
De quelle manière le sont-elles ? quel est le destinataire de ces informations ?
(intrascénique ? / uniquement extrascénique ? )

Que peut-on en conclure sur le respect de la maxime de quantité ou d’informativité ?

2) Quelle maxime conversationnelle est-elle bafouée de la manière la plus


évidente
a) lignes 109 à 115

ainsi que dans les passages suivants :

b) On ne fait pas briller ses lunettes avec du cirage noir —


Oui mais avec l’argent on peut acheter tout ce qu’on veut

c) Mme Martin : Je peux acheter un couteau de poche pour mon frère, mais vous
ne pouvez acheter l’Irlande pour votre grand-père.
M. Smith : On marche avec les pieds, mais on se réchauffe à l’électricité ou au
charbon.

M. Martin : Celui qui vend aujourd’hui un bœuf, demain aura un œuf.

Mme Smith : Dans la vie, il faut regarder par la fenêtre.

(Scène 2)

63
16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

Application 2

Tours de parole

Consigne.

Commentez l’enchaînement des tours de parole dans ce passage :

Mme MARTIN

Eh bien, aujourd’hui, en allant au marché pour acheter des légumes qui sont de plus en plus
chers…

Mme SMITH

Qu’est-ce que ça va devenir !

M. SMITH

Il ne faut pas interrompre, chérie, vilaine.

Mme MARTIN

J’ai vu, dans la rue, à côté d’un café, un Monsieur, convenablement vêtu, âgé d’une
cinquantaine d’années, même pas, qui…

M. SMITH

Qui, quoi ?

Mme SMITH

Qui, quoi ?

M. SMITH, à sa femme

Faut pas interrompre, chérie, tu es dégoûtante.

Mme SMITH

Chéri, c’est toi qui as interrompu le premier, mufle.

M. MARTIN

Chut. (À sa femme.) Qu’est-ce qu’il faisait, le Monsieur ?

64
16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

Eléments de corrigé.

Application 1

Maximes conversationnelles

Dans la scène d’exposition classique, le dramaturge donne les informations indispensables


pour suivre les dialogues et comprendre l’histoire. Il s’agit de l’identité des personnages, de
leurs liens familiaux ou autres, des événements qui ont précédé le début de la pièce, du lieu
où l’action se déroule.

On a vu que le déficit d’information des destinataires extrascéniques que sont les lecteurs /
spectateurs, ignorants de tout, par rapport aux personnages destinataires intrascéniques,
supposés maîtriser au moins une partie de ces données, nécessite de recourir à différentes
stratégies pour informer le spectateur sans trahir de manière trop voyante la maxime de
quantité (ou informativité). Effectivement quand je rencontre quelqu’un que je connais, je n’ai
pas l’habitude de lui rappeler comment je m’appelle.

Dans cette première scène, on peut relever :

- les enfants ont bu de l’eau anglaise.


- nous habitons dans les environs de Londres
- notre nom est Smith.
- Mary a bien cuit les pommes de terre, cette fois-ci.
- Notre petit garçon aurait bien voulu boire de la bière, il aime s’en mettre plein
la lampe, il te ressemble.
- Hélène me ressemble : elle est bonne ménagère, économe, joue du piano.
- notre petite fille
- Ça se voit qu’elle n’a que deux ans.
- Elle s’appelle Peggy.

On apprend ainsi que les personnages s’appellent Smith, qu’ils vivent à Londres, qu’ils ont
deux enfants, une fille Peggy et un garçon et une bonne appelée Mary.

Une partie de ces informations sont rappelées sous forme de présupposé :

Ainsi dans « les enfants ont bu de l’eau anglaise », l’existence des enfants est présupposée,
le posé portant sur le prédicat (boire de l’eau anglaise). Le spectateur apprend donc

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16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

l’existence des enfants tandis que le personnage M. Smith n’apprend que ce qui est posé, ce
qui semble « sauver » la règle d’informativité.

En revanche rien ne vient justifier pragmatiquement des énoncés comme « notre nom est
Smith », ou « nous habitons les environs de Londres ».

Comme le souligne Catherine Kerbrat, dans « le début de la pièce, […] Mme Smith,
incontestablement, monologue — mais en quel sens ? Le terme est en effet ambigu, pouvant
renvoyer soit à un véritable self talk (discours exclusivement autoadressé), soit à un discours
adressé mais par un locuteur qui monopolise entièrement la parole. En fait, il y a trois
manières différentes d’interpréter (et de mettre en scène) le tout début de notre pièce:

- ou Mme Smith s’adresse à son mari (interprétation qui s’impose à partir de la cinquième
tirade : « Toi aussi tu en as pris trois fois »), et son discours transgresse alors la maxime de
quantité dans la mesure où M. Smith le sait bien, qu’ils ont mangé de la soupe, du poisson,
des pommes de terre au lard etc. (notons qu’à la différence des énoncés strictement factuels
les énoncés évaluatifs tels que « Mary a bien cuit les pommes de terre, cette fois » ne
tombent pas sous le coup de l’accusation de non informativité);

- ou elle ne s’adresse qu’à elle-même en une espèce de radotage en forme de bilan auto-
satisfait (il est si bon d’être Anglais) et l’anomalie change alors de nature, que vient en
quelque sorte justifier le stéréotype de la femme bavarde, voire logorrhéique;

- Mme Smith peut enfin s’adresser directement au public (étant bien entendu que celui-ci est
toujours le destinataire principal mais généralement indirect du discours qui s’échange sur
scène : par rapport à ce circuit de destinataires ses propos sont informatifs (quoique d’un
intérêt assez limité), mais le procédé va à l’encontre de la convention classique dite « du
quatrième mur » (celui, invisible mais infranchissable, qui sépare la scène et la salle),
convention que Ionesco viole d’ailleurs ouvertement à la fin de la scène IV avec l’apparition
de la bonne qui « entre doucement en scène et s’adresse au public ». À propos de cette
première séquence on parlera donc prudemment de « semi-monologue », laissant au
metteur en scène et aux acteurs le soin de faire basculer l’interprétation dans un sens ou
dans un autre, en fonction du comportement non verbal adopté par les personnages ».

D’autres informations sont carrément contredites par les didascalies, ainsi l’horloge sonne
dix-sept coups tandis que madame Smith en conclut :

- Tiens, il est neuf heures.

A noter bien entendu que la principale entorse à cette maxime de quantité est sans doute le
titre lui-même car tout au long de la pièce, jamais on ne saura qui est le personnage
éponyme (celui qui donne son titre à la pièce) « la cantatrice chauve » et ce n’est pas ce bref
échange vers la fin de la pièce qui viendra combler l’attente du spectateur :

66
16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

LE POMPIER se dirige vers la sortie, puis s’arrête.

À propos, et la Cantatrice chauve ?

Silence général, gêne.

Mme SMITH

Elle se coiffe toujours de la même façon !

2) Dans les trois exemples la maxime de pertinence est grossièrement bafouée sans que
cela dérange le moins du monde les personnages :

a) question non pertinente dans la mesure où la réponse va de soi.

b) Le passage du coq à l’âne est évident bien que les énoncés soient reliés par
un connecteur logique censé articuler les deux propositions.

c) Les répliques comportent diverses formes d’incohérence, internes à la


proposition (acheter l’Irlande) / coordination par un mais adversatif qui semble
opposer des assertions qui n’ont aucun lien entre elles / juxtaposition qui
marque une successivité-causalité aberrante (déformation d’un proverbe).
L’ensemble est totalement dépourvu de sens, les répliques se suivent mais ne
s’enchaînent pas. La parole ne va nulle part, les thèmes ne sont jamais repris par les
deux partenaires de l’échange. Dans ce dialogue qui passe du coq-à-l’âne, la
violation de la règle de pertinence est portée à son comble.

Quant à la Maxime de qualité: « Que votre contribution soit véridique : n’affirmez pas ce que
vous croyez être faux ; n’affirmez pas ce pour quoi vous manquez de preuves. », elle est
aussi constamment violée par les personnages.

Pour ne citer qu’un exemple, dans la scène 7, les Smith mentent sans vergogne, prétendant
s’être changés pour justifier leur retard aux yeux des Martin, affirmation contredite par la
didascalie :

Mme et M. Smith entrent à droite, sans aucun changement dans leurs vêtements.

Mme SMITH : Bonsoir, chers amis! excusez-nous de vous avoir fait attendre si longtemps.
Nous avons pensé qu’on devait vous rendre les honneurs auxquels vous avez droit et, dès

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16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

que nous avons appris que vous vouliez bien nous faire le plaisir de venir nous voir sans
annoncer votre visite, nous nous sommes dépêchés d’aller revêtir nos habits de gala.

Application 2

Tours de parole

Selon C. Kerbrat « on ne peut pas dire que les dialogues de Ionesco s’affranchissent
complètement des règles conversationnelles : on y trouve au contraire bien représentés
toute sorte de phénomènes caractéristiques des conversations et à ce titre abondamment
décrits dans la littérature interactionnelle — qu’il s’agisse du fonctionnement du turn taking,
de l’organisation thématique, de l’enchaînement des répliques pour former des paires
adjacentes et des échanges étendus, des routines de politesse, ou des négociations en tous
genres : à un certain niveau (superficiel), « ça fonctionne ». […]

C’est leur usage excessivement « systématisé » dans certaines scènes de La cantatrice


chauve qui les fait verser dans l’invraisemblance. […]

Dans cette scène VII […] se côtoient les deux types d’interruptions :

La première interruption de Mme Smith n’aide en rien à la conduite du récit, elle ne peut que
déstabiliser la narratrice et M. Smith a raison de morigéner sa bavarde épouse. En revanche,
les deux interruptions suivantes doivent plutôt être considérées comme les manifestations
d’une intense implication dans le récit, ce qui ne peut être qu’encourageant pour la
narratrice. M. Smith fait donc preuve d’une double mauvaise foi envers sa femme lorsqu’il la
sermonne de nouveau alors que l’interruption est cette fois dépourvue de son caractère «
délictueux » et surtout que c’est lui qui a commencé, comme sa femme ne manque pas de le
lui signaler en accompagnant sa remarque d’une qualification insultante (« mufle ») qui fait
pendant à celle de son mari(« tu es dégoûtante ») : une fois de plus, les Smith se laissent
aller au plaisir de se chamailler, jusqu’à ce que M. Martin interrompe ces interruptions en
rendant la parole à sa propriétaire légitime (qui se trouve être aussi son épouse légitime). »

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16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

Dossier n°4

La représentation de l’oral au théâtre

Œuvre de référence des applications


Une envie de tuer sur le bout de la langue.
Xavier Durringer

Bibliographie complémentaire

Claire Blanche-Benveniste, Approches de la langue parlée en français - Nouvelle


édition, Ophrys, les essentiels, 2010

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16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

La représentation de l’oral au théâtre

Afin d’être vraisemblable, le théâtre doit mettre dans la bouche des personnages des
répliques qui correspondent à la situation de communication représentée, le plus
souvent celle de la conversation plus ou moins familière entre les protagonistes. Leur
façon de s’exprimer doit aussi être cohérente avec différents critères tels que leur
statut social, leur âge etc. On pourrait penser que l’illusion ne fonctionne que si les
personnages semblent s’exprimer de manière naturelle mais c’est l’un des paradoxes
du théâtre de nous faire accepter une langue aussi raffinée que celle des vers de
Racine ou des versets claudéliens. En effet c’est uniquement par convention que
nous « oublions » que ces personnages emploient un langage qui n’a rien de
commun avec celui de l’échange oral.

Le dialogue dramatique, suivant les époques et les sous-genres théâtraux, accorde


une place plus moins importante à l’imitation de l’oralité mais dans le théâtre
contemporain la mimésis de la conversation ordinaire l’emporte largement.

Quand les textes présentent un grand nombre de traits mimétiques de l’oralité, même
si ceux-ci ne sont pas propres à la langue « populaire » mais d’un emploi ordinaire
(absence du « ne » de négation par exemple), l’effet produit par le fait de leur
dimension écrite est celui d’une langue non-standard, marquée comme sociolecte.

Ainsi A. Petitjean et F. Favart (2012) notent-ils que

« la production d’effets de voix populaires, dans les romans ou dans les œuvres
dramatiques, est une fiction littéraire qui repose sur des faisceaux de faits de langue
- de type phonique, morphologique, syntaxique et lexical – tels qu’ils sont perçus ou
identifiés par les auteurs et par les lecteurs comme socialement connotés. Soit que
ce marquage socio-culturel provienne du seul fait de transposer dans l’ordre du
scriptural des opérateurs de mimésis d’oralité, soit qu’il soit induit par la présence de
fautes « typantes » par rapport aux normes de la langue standard.

Ce processus sémio-linguistique prend la forme d’un travail de « stylisation » au


cours duquel l’écrivain se positionne par rapport aux conventions génériques, dévoile
sa connaissance / méconnaissance des usages de l’oral et ses représentations du
populaire et exhibe son inventivité et sa fantaisie verbale. »

Nous observerons dans cette présentation quelques effets de langue orale, puis plus
précisément des faits de langue populaire dans le théâtre actuel.

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16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

1. Les marqueurs d’oralité

Les conditions de production de l’oral telles que la linéarité temporelle (l’impossibilité


de retourner en arrière) et la dimension interactive contraignent la forme des énoncés
oraux. Elles engendrent des constructions ou induisent la présence de marqueurs
particuliers qui caractérisent ainsi la langue parlée (voir Claire Blanche Benveniste :
1997). Ces spécificités sont stylisées par les auteurs de théâtre pour produire un
« effet de réel ».

1.1. Les accidents du langage


Qu’on les appelle « bafouillages » ou « stigmates » de l’oral, ces faits sont la
manifestation des hésitations, des corrections, des reprises dans la parole des
personnages

• Présence de phatèmes d’hésitation ou d’appui (hum, heu, mhm)

[…] ils mettent un écran une souris un clavier tout un périphérique


informatique donc heum et ils font des bundles en anglais des petits fagots
donc c’est du heum kit informatique (Habitations. Minyana).

• Reprises et répétitions

- […] pour être testés sur les chemins de Suède, une trentaine de pavés
français donc […] ont été acheminés pour être testés pour être testés là on
les teste (Habitations. Minyana).

Qui peuvent aller jusqu’à produire d’étranges glossolalies

- […] le TIRE-PALE va amener le le va amener la la la le bahut dans le


container (Habitations. Minyana).

- […] enfin c’est du c’est du pétrole c’est du c’est du pétrole (Habitations.


Minyana).

• Reformulations
- A base de polyuréthane avec une autre formulation ça veut dire une autre
densité de mousse […] c’est-à-dire une mousse dite à cellule fermée […] la
mousse PU, c’est la terminologie du polyuréthane (Habitations. Minyana).

• Les pannes d’énonciation occasionnent des ruptures de construction

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16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

- […] deux trois jours de livraison pour que le vaccin soit (il tousse) nos
emballages […] (Habitations. Minyana).

- […] tout est relatif parce que ça coûte combien si les bovins d’Argentine sont
(il tousse) donc le vaccin […] (Habitations. Minyana).

• les auto-corrections
- […] il part aux Etats-Unis non au Canada (Habitations. Minyana).

• ou réorientations du discours
- […] mais c’est qu’on a enfin moi j’essaye d’avoir un rôle (Habitations.
Minyana).

Tous ces éléments marquent la difficulté qu’éprouvent les locuteurs à produire


leur discours dont ils viennent rompre la fluidité et la linéarité.

1.2. Phénomènes prosodiques et phonétiques

Le texte écrit dispose de peu de moyens pour rendre compte de la matière


phonique de l’oral, qu’il s’agisse de l’intensité, du débit ou de la courbe intonative
des répliques. Les indications sont la plupart du temps données par les
didascalies (voir cours précédent).

L’auteur dispose aussi de marqueurs graphiques et de la ponctuation pour


suggérer des effets d’oral

• Les lettres capitales sont utilisées pour souligner un segment accentué

[…] je cours après toi pour récupérer MA thune, mon fric, tu piges, le mien […]
(Chroniques, Durringer)

• Reduplication des voyelles / dislocation syllabique

[…] c’est terrible, terrible, merde alors ! MEEERDE ! (Chroniques, Durringer)


[…] Je voudrais vivre des trucs IN-TE-RE-SSANTS, à cent à l’heure, que ça
me brûle (Chroniques, Durringer)

• Les guillemets et italiques, qui signalent une prise de distance avec le propos
mentionné, confèrent au segment concerné une réalisation intonative
spécifique
[…] Bon, je ne vais pas vous déranger plus longtemps puisque vous avez
« des choses à faire ». (Chroniques, Durringer)

• La ponctuation contribue à « l’expressivité graphique » et participe de cette


transposition de l’expression orale. On rappellera les différents effets produits

72
16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

par les points de suspension : pause liée à une hésitation ou véritable silence,
ou au contraire coupes et interruptions.

[…] La balle noire… (Il lève la tête, regarde dans le vide devant lui. Intrigué.)
Balle noire ?...
[…] Hm… mémorable… quoi ? (Il regarde de plus près, lit.) Equinoxe,
mémorable équinoxe. (La dernière bande. S. Beckett).

Les points d’exclamation manifestent un état émotionnel du locuteur qui se


traduit par une courbe intonative et une intensité particulières.

Je ne sais même pas comment on pourrait les nommer… des … ? ! […] Des
salopards ! (Du pain plein les poches. Matei Visniec).

1.3. Phénomènes morphologiques et syntaxiques

• Négation

La forme standard de la négation en français se réalise au moyen d’une


particule ne et d’un forclusif (pas, plus, rien, jamais), le ne a pratiquement
disparu à l’oral aussi cette omission est l’une des traces d’oralité les plus
communes dans les représentations littéraires du langage parlé, qu’elles
soient romanesques ou théâtrales.
Mais après deux bouteilles de whisky, t’en as plus d’orgueil, hein, ma
chérie ? (La duchesse de Langeais. Tremblay)

• Interrogation

La forme de l’interrogation avec inversion, trace de langage soutenu, est très


peu usitée, l’oral lui préférant la tournure en est-ce que et l’interrogation
intonative
[…] Ben, oui, déjà, c’est ben pour dire, hein ? (La duchesse de Langeais.
Tremblay).

[…] parce que mec qu’est-ce que tu crois ? comment avoir une idée sur
quelqu’un sans avoir baisé avec elle ?

qu’est-ce que tu connais d’elle avec les grandes phrases ?

qu’est-ce qu’on connaît de quelqu’un si on ne sait pas comment elle respire


après avoir baisé ? (La nuit juste avant les forêts. Koltès).

73
16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

• l’extraction et la thématisation

L’ordre des mots à l’oral est dicté par des effets de mise en relief entraînant des
annonces ou des reprises pronominales :

Dislocations à droite :

(du complément prépositionnel) […] tu sais ce qu’on en pense de tes farces


de vendeur d’assurances (Le vrai monde M. Tremblay)

(du C.O.D.) […] Ma tante à l’aurait bien aimé ça, faire des voyages (Les
belles-sœurs. Tremblay)

Dislocations à gauche :

(du sujet)

[…] moi aussi, je t’ai toujours admirée (Le vrai monde. M. Tremblay)
- […] avec Toshiba, on s’est dit […] (Habitations. Minyana).

- […] et les chiffres que je donne y sont […] réels sur le marché (Habitations.
Minyana).

• les formes de renforcement : nos emballages à nous (Habitations. Minyana).

1.4. Ligateurs et ponctuants

Les ligateurs ou ponctuants, catégorie aux contours flous, servent à organiser


le discours oral, qu’ils remplissent une fonction d’articulation ou qu’ils viennent
en appui pour soutenir la coénonciation.

[…] Bon, je ne vais pas vous déranger plus longtemps puisque vous avez
« des choses à faire ». (Chroniques, Durringer)
[…] Ben, oui, déjà, c’est ben pour dire, hein ? (La duchesse de Langeais.
Tremblay).

- […] ça n’accepte techniquement qu’une chute voilà point ]…] il sera posé
point barre
- ]…] les transporteurs […] c’est des bœufs quoi c’est des bœufs (Habitations.
Minyana).

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16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

2. Indicateurs sociolinguistiques: les variations diastratiques

La variation diastratique concerne les différences entre les usages de la langue en


fonction des classes sociales de la population des locuteurs d’un même espace
géographique. Les facteurs de différenciation sont nombreux : l’âge, la profession, la
position sociale, le niveau d’études, le type d’habitat (rural ou urbain) etc.

2.1. Prononciation

Certaines marques de relâchement dans la prononciation connotent un français


familier.

• Chute du e caduc, procédé classique de représentation du langage populaire :

[…] Vous pensez que j’vas me mettre à brâiller comme une grosse italienne
pis que j’vas me garocher à terre en m’arrachant les trois poils qui me restent
sur la tête, hein ? (La duchesse de Langeais. Tremblay).

• Chute du l du pronom il ou ils (graphié y)

[…] et les chiffres que je donne y sont […] réels sur le marché (entraînant la
confusion entre le pronom ils et l’adverbial y)

CANNE : […] Peut-être qu’il n’a pas de propriétaire. Ça doit être un chien
vagabond. Y a plein de ces chiens vagabonds, non ? (Du pain plein les
poches. Visniec),

• Troncation de consonnes ou de voyelles

Pis pour puis : […] Vous pensez que j’vas me mettre à brâiller comme une
grosse italienne pis que j’vas me garocher à terre en m’arrachant les trois
poils qui me restent sur la tête, hein ? (La duchesse de Langeais. Tremblay).

Ben pour bien : Ben, oui, déjà, c’est ben pour dire, hein ? (id.)

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16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

2.2. Morpho-syntaxe

• Interrogation
Forme avec redoublement du pronom et restauration de l’ordre sujet verbe de la
phrase assertive c’est que / c’est qui, très employée à l’oral :

Qui c’est qui l’a arrangé pareil ? (Usinage. Lemahieu).

Où c’est que t’as mis ma sœur ? (Une envie de tuer sur le bout de la langue,
Durringer).

• L’emploi fautif de Si + conditionnel :


Même si on dépenserait une fortune pour du manger, à le gaspillerait (Bonjour
là, bonjour. Tremblay).

• Relatives non standard :


[…] des fois je perdais mon père je montais dans un tram que je savais même
pas si j’avais pris le bon. (D’siré. Lemahieu).

• A cette syntaxe de l’oral « populaire » stylisé se rattachent aussi les relatives


enchâssées :
[…] ce genre de métier que nous on fait qui est quand même une démarche
(Habitations. Minyana).

2.3. Les formes affectives et expressives

• Les onomatopées (descriptions imitatives des bruits du monde variables d’une


langue à l’autre) se glissent dans le fil du discours :
[…] quand j’ai tout bing je lance en prod (Habitations. Minyana).

• Les interjections
Pouah ! j’ai le cœur qui se lève ! (Les baigneuses. Lemahieu).

2.4. Le lexique

La catégorisation du lexique en familier, populaire ou encore en langage « jeune »


est plus que délicate. Cependant on perçoit nettement dans les textes écrits ce qui
ressortit à une représentation (littéraire) de ces phénomènes de niveau de langue.

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16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

• lexique familier :
[…] au jour d’aujourd’hui / ils se retrouvent avec nos emballages […] sur le
dos / dans le même caca / moins de casse (Habitations. Minyana).

[…] sur ce marché-là il y a des branques il y a des cow-boys (Habitations.


Minyana).

• voire argotique :
[…] c’est un peu couillon […] d’emballer vite et mal […] ça arrive
flingué (Habitations. Minyana).

[…] Vous n’avez nulle idée de la façon dont aboie un chien […] / Arrêtez vos
conneries. […] / C’est pas des conneries, monsieur. Du pain plein les poches.
Visniec,

• Langage « branché »

On trouve notamment chez Minyana certaines constructions lexico-syntaxiques


propres par exemple à la techno-langue telles que :

• le recours à des abréviations ou des apocopes : lancer en prod (Habitations.


Minyana).
• la construction de SN par ajout d’épithètes nominales :
[…] une logique un bonhomme un colis

[…] on est sur du blocage calage protection surface

[…] du temps-homme en interne (Habitations. Minyana).

• les constructions verbales issues d’une traduction littérale de l’anglais


[…] on est sur du transport

[…] déportez-moi votre matériel informatique (Habitations. Minyana).

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16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

CONCLUSION

L’étude des corpus oraux authentiques retranscrits est souvent assez difficile.
L’abondance des marqueurs et la spécificité des signes utilisés par les linguistes de
l’oral nécessitent un apprentissage peu « rentable » dans un cours de FLE. Les
textes littéraires (romanesques ou théâtraux) fournissent un corpus d’un accès
beaucoup plus aisé pour aborder les spécificités de l’oral. Les effets de sens y sont
grossis et soulignés par un faisceau de marques convergentes, cependant on se
gardera de présenter ces textes comme des représentations « fidèles » du français
oral (éventuellement on peut donner une retranscription authentique à titre de
comparaison).

Vous pouvez consulter un document mis en ligne par les linguistes de l’oral de
l’université de Louvain (Belgique)

CONVENTIONS DE TRANSCRIPTION RÉGISSANT LES CORPUS DE LA


BANQUE DE DONNÉES VALIBEL
http://www.uclouvain.be/cps/ucl/doc/valibel/documents/conventions_valib
el_2004.PDF

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16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

DEVOIR
(à rendre au 1er février au + tard)

Texte support « Les nègres ». Extrait de Moi je crois pas, J.C. Grumberg.

La pièce de J.C. Grumberg Moi je crois pas, écrite en 2010, se présente comme une
suite de dialogues brefs et indépendants mettant en scène un couple qui s’affronte
sur des sujets anodins. Chaque scène commence par cette même réplique Moi je
crois pas !

Pièce au comique grinçant, elle montre des personnages pétris d’idées reçues, de
préjugés et de bêtise, abrutis par la télévision qui est allumée tout au long de la
pièce.

J.C. Grumberg est né en 1939, il a écrit notamment les pièces L’Atelier et Zone libre,
ainsi que le scénario du Dernier Métro de Truffaut.

Il a reçu plusieurs Molière ainsi que les grands prix de l’Académie française et de la
SACD pour l’ensemble de son œuvre.

Questions

1. Vous relèverez les marqueurs significatifs de la représentation de l’oral dans


les pages 1 et 2 du passage. Vous nommerez et classerez ces faits de
langue de manière précise (vous traiterez aussi bien les points de syntaxe, de
phonétique, de lexique, que de registre de langue mais il est cependant inutile
de citer toutes les occurrences d’un même fait s’il se répète à de nombreuses
reprises). 12 pts
2. Vous exposerez l’argument (ou thème) culturel en jeu dans la scène et
décrirez ce qui caractérise ce dialogue et la relation entre les personnages.
(une page) 4 pts
3. Vous proposerez une piste d’exploitation de cette scène en classe de FLE,
vous en donnerez les grandes lignes sans en détailler le contenu ni en
expliciter les consignes précises. 4 pts

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16D492. Textes littéraires et apprentissage du français. Claire Despierres

« Les nègres ». Extrait de Moi je crois pas, J.C. Grumberg.

La pièce de J.C. Grumberg Moi je crois pas, écrite en 2010, se présente comme
une suite de dialogues brefs et indépendants mettant en scène un couple qui
s’affronte sur des sujets anodins. Chaque scène commence par cette même
réplique Moi je crois pas !

Pièce au comique grinçant, elle montre des personnages pétris d’idées reçues,
de préjugés et de bêtise, abrutis par la télévision qui est allumée tout au long
de la pièce.

J.C. Grumberg est né en 1939, il a écrit notamment les pièces L’Atelier et Zone
libre, ainsi que le scénario du Dernier Métro de Truffaut.

Il a reçu plusieurs Molière ainsi que les grands prix de l’Académie française et
de la SACD pour l’ensemble de son œuvre.

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