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psychique
A. Ciccone
Nous envisagerons la fonction de la rythmicité dans les expériences subjectives du bébé et dans
son développement psychique. Nous soulignerons d’abord, avec différents auteurs, la manière dont le
rythme est constitutif d’une base Nous envisagerons la fonction de la rythmicité dans les expériences
subjectives du bébé et dans son développement psychique. Nous soulignerons d’abord, avec différents
auteurs, la manière dont le rythme est constitutif d’une base.
Nous développerons ensuite l’importance de la rythmicité plus particulièrement dans les
expériences intersubjectives. La potentialité créatrice des expériences intersubjectives d’accordage,
d’ajustement, de communication, de compréhension, est dans une large mesure tributaire de leurs
caractéristiques rythmiques. Plusieurs auteurs ont décrit les particularités du rythme dans les expériences
de soin maternant, dans les interactions et les échanges ludiques, et ont insisté sur la fonction essentielle
de cette rythmicité.
Enfin, nous soulignerons la manière dont ces considérations sur les fonctions du rythme
concernent et s’appliquent à la relation soignante, psychothérapique, psychanalytique. La rythmicité est
l’une des caractéristiques fondamentales du processus thérapeutique.
Les expériences du bébé le confrontent sans cesse à des ruptures, des discontinuités, des
moments de présence des objets qui alternent avec des absences. Si la pensée suppose le manque, naît
dans le manque, il est évident que le manque et l’absence sont en soi des expériences traumatiques. C’est
la rythmicité de l’alternance présence/absence qui pourra soutenir la croissance mentale et le
développement de la pensée à partir du manque. L’absence n’est tolérable et maturative que si elle alterne
avec une présence dans une rythmicité qui garantisse le sentiment de continuité. La discontinuité n’est
maturative que sur un fond de permanence. Et la rythmicité des expériences donne une illusion de
permanence. [1) As experiências do bebê envolvem rupturas, descontinuidades, alternância entre
momentos de presença com momentos de ausência ; 2) o pensamento supõe a falta, nasce na falta ; 3) A
ausência só é tolerável e maturativa se ela se alterna com uma presença em uma ritmicidade que garante o
sentimento de continuidade ; 4) A descontinuidade só é maturativa sob um fundo de permanência ; 5) a
ritmicidade das experiências dá uma ilusão de permanência].
La rythmicité permet une anticipation de la retrouvaille et soutient ainsi le développement de la
pensée – de la pensée de l’absence. Daniel Marcelli [26] (sur les travaux duquel nous reviendrons) a bien
modélisé les premiers processus de pensée qui reposeraient sur une pensée sur le temps : « Après ça il y
aura autre chose », la douleur annonce la retrouvaille de la satisfaction. Pour cela, l’objet ne doit pas
s’absenter un temps au-delà duquel le bébé est capable d’en garder le souvenir vivant. Winnicott [53] a
bien souligné l’aspect traumatique de la séparation qui, au-delà d’un certain temps, produit une perte et
plonge le bébé dans une expérience d’agonie. [A ritmicidade permite a antecipação do reencontro e
sustenta, assim, o desenvolvimento do pensamento – um pensamento da ausência… Para isso, o objeto
não deve se ausentar mais tempo do que o bebê é capaz de retê-lo como lembrança viva. Winnicott
sublinhou o aspecto traumático da separação por um tempo exagerado, que mergulha o bebê na
experiência de agonia]
Il est intéressant, à ce propos, de noter la correspondance du temps d’un bébé avec le temps d’un
adulte. Par exemple, si l’on considère une journée de crèche pour un bébé de 3 mois, une simple règle de
proportionnalité permet de constater qu’une durée de huit heures chez un bébé de 3 mois correspond à
quarante quatre jours pour un adulte de 30 ans, et environ soixante jours –– soit deux mois –– pour un
adulte de 40 ans. Cela mérite méditation quant aux pratiques de garde des bébés. [oi ? Tá delirando ?]
Une première perspective consiste donc à considérer le rythme comme constitutif d’une base de
sécurité. La sécurité de base est l’effet de –– ou suppose –– une rythmicité, une expérience rythmique.
L’objet ne doit pas démentir la promesse de retrouvaille, et la retrouvaille doit s’effectuer de manière
rythmique, et à un rythme qui garantisse la continuité (s’il faut nourrir un bébé toutes les trois heures, ce
n’est pas seulement pour des raisons physiologiques). [1) O ritmo é constitutivo de uma base de
segurança. A segurança de base é o efeito de um ritmo, de uma experiência ritmica ; 2) o reencontro deve
se efetuar de maneira ritmica, que garanta a continuidade ; o objeto não deve desmentir a promessa de
reencontro].
Nous reviendrons sur la rythmicité des soins maternants, mais la rythmicité comme base de
sécurité, constitutive de niveaux d’expérience très précoces, primitifs du bébé, concerne des éprouvés
perceptifs et émotionnels antérieurs même à la rencontre avec un objet maternant, et déjà présents chez le
fœtus. Donald Meltzer [33] décrit les expériences protomentales du fœtus, qui mettent en lien des formes
issues de la sensorialité avec des protoémotions, lorsqu’un degré suffisant de complexité
neuroanatomique est atteint, comme à l’origine d’un symbolisme primitif qui est avant tout « auditif et
rythmique dans sa forme, avec un aspect corporel, comparable à une danse » (p. 95).
Les enregistrements sonores intra-utérins [21,24] révèlent que le fœtus baigne dans un
environnement de sons rythmiques, chuintants, ponctués par les borborygmes produits par l’air qui
traverse l’intestin de la mère, les frottements liés aux mouvements, etc. Le bruit pulsatoire correspond
bien sûr exactement au rythme cardiaque de la mère. De ces bruits de fond émergent certaines
composantes des bruits externes, en particulier une bonne partie des voix humaines. Des expériences de
psychologie expérimentale déjà anciennes [46] (cité par Maiello [25]) ont mis en évidence une
réminiscence de ces bruits rythmiques chez le bébé : si l’on fait écouter régulièrement un enregistrement
de sons intra-utérins à des bébés, cette écoute aura un effet calmant marqué sur eux. Comparativement à
un groupe témoin, les bébés soumis périodiquement au son du battement du cœur d’un adulte seraient
moins sujets aux pleurs et verraient même leur courbe de poids augmenter plus vite. [Registros sonoros
intrauterinos revelam que o feto está banhado em um ambiente de sons ritimados, intra-uterinos,
pontuados por burburinhos produzidos pelo ar que atravessa o intestino da mãe, as fricções ligadas aos
movimentos, etc. O coração da mãe produz um barulho pulsante. Junto com isso, vêm os barulhos
externos, em particular as vozes humanas].
On sait que les sensibilités somesthésique, proprioceptive, vestibulaire, et en particulier auditive,
se développent très précocement. Dès 24, 25 semaines l’appareil auditif est fonctionnel. Les travaux sur
les compétences sensorielles et perceptives fœtales [5,6,8–10,22,23,30] révèlent les capacités fœtales de
discrimination de certains stimuli (notamment la voix maternelle), les capacités de mémorisation et de
reconnaissance de séquences acoustiques, de stimuli langagiers, etc. Par exemple, le fœtus réagit
différemment à une comptine ou à un morceau de musique souvent répété dans son environnement et à
une comptine ou un morceau de musique nouveau. Il peut même discriminer deux syllabes à l’intérieur
d’une phrase fréquemment répétée — ce qui est tout à fait étonnant. Bref, ces travaux ont soutenu
l’hypothèse d’une « culture prénatale », d’une familiarisation avec l’environnement culturel dès la vie
fœtale, et d’une « continuité transnatale » dans l’expérience perceptive. [Trabalhos sobre competências
sensoriais e perceptivas fetais]
Par ailleurs, les observations échographiques, réalisées selon la méthodologie d’observation de
bébés élaborée par Esther Bick et Martha Harris, telles les observations faites par Alessandra Piontelli
[37–40] ou Romana Negri [34–36] –– dont le travail a été supervisé par Donald Meltzer –– observations
suivies d’observations des bébés après leur naissance, ont mis en évidence la « continuité
comportementale » du fœtus à l’enfant et ont permis de soutenir des hypothèses quant à la richesse de la
vie émotionnelle du fœtus et quant au rapport de la vie fœtale avec le développement de la personnalité,
comme a pu le faire Donald Meltzer. [A observação ecográfica permitiu lançar hipóteses quanto à vida
emocional do feto e quanto à relação da vida fetal com o desenvolvimento da personalidade. D. Meltzer
foi um dos que fizeram isso].
Revenons à l’importance des perceptions auditives et rythmiques du fœtus. Suzanne Maiello
[25], qui a beaucoup travaillé cette question, fait de ces perceptions auditives la modalité de constitution
des premiers éléments psychiques. Les premiers éléments psychiques ne seraient pas des « idéogrammes
», au sens de Bion [1] qui s’inspire de Freud et de la notion de perception-représentation de chose [15] ––
la notion d’idéogramme renvoie à la dimension visuelle, la racine grecque « id » signifiant « voir » ––, les
premiers éléments psychiques seraient des « audiogrammes ». Suzanne Maiello construit cette notion
d’audiogramme pour décrire ces premières traces sonores et rythmiques qui représenteraient les premières
expériences de discontinuité, de césure du temps, mais aussi de mesure du temps. Le rythme rend le
temps mesurable, et participe ainsi des conditions d’existence du processus même de différenciation.
Dans le même temps, ces audiogrammes sont constitutifs d’une expérience de sécurité. Ils constituent ce
que Tustin appelait le « rythme de sécurité » [52], par l’alternance présence/absence à intervalles réguliers
qu’ils supposent. C’est un tel rythme de sécurité, rythme basal de sécurité, qui fait cruellement défaut à
l’enfant autiste, par exemple. [O ritmo torna o tempo mensurável, e participa assim da existência dos
processos de diferenciação. Ao mesmo tempo, esses audiogramas (primeiros traços sonoros e ritmicos
que representam expriências de descontinuidade) constituem uma experiência de segurança. Eles
constituem o « ritmo de segurança », pela alternância entre presença e ausência, com intervalos
regulares].
Donc, les premières expériences auditives, rythmiques, seraient les supports des premiers
éléments psychiques, et constitueraient des éléments de jonction comblant la distance entre l’état concret
de l’expérience somatique et la qualité abstraite de l’activité mentale liée aux images visuelles. C’est le
niveau « chant et danse » dont parle Meltzer.
Le rythme comme base de sécurité est très bien illustré par Geneviève Haag, par exemple, qui a
décrit la structure rythmique du premier contenant [17], à partir notamment de la clinique de l’autisme. Si
les mouvements rythmiques des stéréotypies ou des manœuvres autistiques donnent à l’enfant un
semblant de sentiment d’être, de sentiment d’existence, par l’agrippement adhésif à ces manœuvres
rythmiques, Geneviève Haag montre l’évolution de l’éprouvé de contenance, depuis ces agrippements à la
rythmicité jusqu’à la constitution d’une circularité, d’une enveloppe sphérique, tridimensionnelle. Le
passage de la contenance rythmique, bidimensionnelle, à la contenance circulaire, tridimensionnelle, se
fait par la constitution de ce que Geneviève Haag [18,19] appelle des « structures radiaires ».
De quoi s’agit-il ? Il s’agit de « boucles de retour », comme dit Geneviève Haag, dans lesquelles
l’enfant fait l’expérience, rythmique, d’un « aller vers » l’objet, d’une projection, et d’un retour vers soi,
d’un renvoi de l’objet pas tout à fait identique à ce qui a été projeté. Ces allers-retours dessinent ainsi une
forme de plusieurs boucles qui se décalent dans l’espace et qui chaque fois reviennent au même point de
départ, constituant l’« attache » comme dit Geneviève Haag, c’est-à-dire renforçant l’image de soi, le
sentiment de soi, par l’éprouvé et l’image d’un axe corporel fiable. L’alignement ou la juxtaposition de
ces boucles dessine ainsi une première circularité et construira la circularité du self, le sentiment d’avoir
un self fermé, distinct, enveloppé dans une peau. Ces structures radiaires sont ainsi une manière de figurer
les processus intersubjectifs d’identification projective utile, au service de la communication et de la
croissance mentale. On peut en repérer les traces aussi dans les dessins d’enfants. On peut aussi les
retrouver dans les « conduites d’offrande » des enfants qui, aux alentours de 18 mois, ont l’habitude de
déposer les objets qu’ils explorent sur les genoux de l’adulte qui est là –– et qui s’en trouve souvent
embarrassé ––, pour ensuite les reprendre et continuer leur jeu ou leur exploration. Ces boucles de retour
supposent et témoignent d’une rythmicité de la relation à l’objet, du mouvement émotionnel.
Lorsque ce processus est en panne, l’enfant s’agrippe à des manœuvres idiosyncrasiques fabriquant des
formes rythmiques aplaties, bidimensionnelles, sans aucune circularité, ou bien des formes
tourbillonnaires (un article de Didier Houzel s’intitulait « Le monde tourbillonnaire de l’autisme » [20]).
On pourrait bien sûr évoquer aussi ce que les psychosomaticiens appellent les « procédés
autocalmants », qui sont aussi souvent de nature rythmique, qui différent des agrippements rythmiques
autistiques, mais qui ont aussi pour fonction de produire une zone de perception permanente, qui donne
au sujet un sentiment de sécurité et de maîtrise dans son expérience de soi et son expérience du monde.
La rythmicité comme sécurité de base peut s’observer très facilement chez un bébé ordinaire. On
verra par exemple un bébé de 8 ou 9 mois essayer de symboliser les départs soudains et imprévisibles de
la mère de la manière suivante (si Freud [16] a décrit le jeu de la bobine à 18 mois, celui-ci est bien plus
précoce que cela) : le bébé suit des yeux les mouvements de la mère ; quand celle-ci sort de la pièce, il
frappe légèrement et à plusieurs reprises deux jouets qu’il a dans les mains, l’un contre l’autre, comme
s’il essayait d’expérimenter et de contrôler le collage/décollage des objets qui symbolise le
contact/détachement d’avec la mère qui apparaît et disparaît. Mais une observation fine révèlera que le
bébé, en même temps qu’il réalise ces gestes avec ses mains et qu’il est occupé « consciemment » — si
l’on peut dire les choses ainsi — à son exploration, est aussi en train de faire un autre geste avec ses pieds
et ses jambes : il frotte légèrement et de manière rythmique la plante d’un pied contre la cheville de
l’autre jambe. On peut voir ainsi comment le contact discontinu des objets manipulés, représentant la
discontinuité du lien à la mère, est représentable, jouable, sur fond de contact continu, d’une zone de
permanence rythmique représentant la sécurité de base du lien d’attachement.
Si l’on poursuit l’observation, on verra le bébé babiller, semblant se raconter une histoire avec
les jouets qu’il entrechoque, manipule. Puis il initiera un jeu avec l’observateur, à qui il tendra un jouet
mais sans le lâcher, jouet qu’il jettera ensuite à terre attendant que l’observateur le ramasse et le lui
redonne, etc. Tout cela dans un plaisir partagé. La séparation et la permanence du lien sont symbolisées,
représentées, par le jeu, de soi à soi, de soi à l’autre, sur fond de continuité. La discontinuité est éprouvée
et est créatrice sur fond de continuité.
Voici un autre exemple, pour illustrer encore cet effet de sécurité de base recherché dans la
rythmicité :
Un patient adulte, qui est un artiste, se plaignait de ne pouvoir réaliser que des esquisses, des dessins
inachevés. C’était même devenu son style de dessin. Il accepta volontiers l’idée que l’esquisse, l’inachevé
était une manière de ne pas se confronter à la séparation, de ne pas éprouver la séparation, de repousser
l’expérience de la séparation, de la perte. Il parla ensuite d’un peintre qui dessine « des secondes » : il
réalise d’immenses tableaux remplis de traces répétitives, qui représenteraient la scansion du temps. Mais
à la fin du tableau les traces deviennent confuses, « ça se liquéfie... ça s’écoule », dit le patient. Puis il
expliqua que lui-même réalisait auparavant des dessins très réalistes mais qui se terminaient toujours, à un
bout du tableau, par des figures floues, ébauchées, des esquisses. Après une période de telles créations, il
s’était mis à peindre des drapés : des corps étaient présents mais se confondaient avec les vêtements, les
tissus qui les enveloppaient. Plus tard, ses tableaux représentèrent des corps absents, évoqués, symbolisés.
On voit ainsi comment le rythme tient, contient ce qui se liquéfie, s’écoule, autrement dit l’expérience de
la séparation traumatique, de l’effondrement agonistique que peut produire la perte. Il en est de même de
la figuration concrète, du dessin très réaliste qui, pourrait-on dire, tente de reproduire une perception : la
perception, comme le rythme, « tient », contient le vide, l’écoulement, fixe l’objet, l’immobilise pour
éviter qu’il ne se perde. Dans un deuxième temps, ou dans un deuxième niveau d’intégration, l’objet peut
être figurémasqué, comme les drapés. Dans un troisième temps, il peut être évoqué, symbolisé.
L’expérience de la perte est surmontée. On a là comme une histoire de la symbolisation.
On pourrait aussi interpréter un peu différemment les tableaux des « secondes » rythmées qui
finissent par s’agglutiner dans une forme informe, ainsi que les dessins figuratifs, réalistes, qui se
prolongent par des formes confuses, ébauchées, et dire que le retour à l’agglutiné-continu ou à l’informe-
confus signale un échec de la contenance par le rythme ou la perception. Lorsque la rythmicité ou la
perception échoue à donner une illusion de continuité ou une illusion de permanence, celle-ci est
recherchée dans une agglutination de l’expérience du temps et de l’espace, ou bien dans une expérience
d’informe et de confusion.
3. Rythme et intersubjectivité