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L’extrême-droite nationaliste représente elle une menace sérieuse pour l’Ukraine et sa société civile ? C’est
en tout cas la question posée par les représentants diplomatiques du G7 en Ukraine au ministre de
l’intérieur ukrainien Arsen Avakov dans une lettre datée du 22 mars 2019. « Violente », « imprévisible »
voire « impunie », c’est en ces termes que les dignitaires internationaux ont exprimé leurs vives
inquiétudes à l’idée de voir les élections présidentielles perturbées par des « groupes de haine »
minoritaires. À moins de quelques jours d’un scrutin historique plus qu’incertain, quels sont les enjeux et
La révolution du Maïdan en 2014 a consacré l’émergence d’une société civile alerte et dynamique en
Ukraine. Néanmoins ses turbulences ont largement contribué à la revitalisation de ses nationalismes les
plus divers, aussi bien libéraux et émancipateurs qu’ethniques et radicaux. Loin de s’inscrire dans la
2014, il convient cependant d’admettre que les forces ultranationalistes ont su saisir certaines
opportunités pour revenir au coeur du jeu politique ukrainien. Regroupés en milices d’auto-défense
pendant le Maïdan puis en bataillon de volontaires contre les séparatistes pro-russes soutenus par
Moscou, les ultranationalistes ont capitalisé leur expertise de la violence pour acquérir un certain prestige
qui leur permet à la fois d’être normalisés dans le narratif de l’Ukraine post-Maïdan. Légitimées par cette
expérience du feu qui leur a octroyée le statut de « défenseurs de la nation », certaines formations comme
Azov ou Secteur Droit ont choisi de réinvestir une société civile pour y apporter des solutions techniques.
Sur le modèle schmittien ou gramsciste de « l’entrisme », leur engagement politique se caractérise par une
stratégie de substitution aux institutions ukrainiennes là où elles sont le plus absentes ou affaiblies. Ainsi,
par le biais d’initiatives vigilantes à l’instar de la milice Natsional’ny Druzhiny créée le 28 janvier 2018 pour
garantir un « ordre ukrainien » et assister la police, ces groupes entendent lutter activement contre la
corruption et toute forme de collaboration avec l’ennemi russe telle une « avant garde » radicale au
service de la population.
Au regard de la configuration actuelle de l’élection, il est peu probable que l’extrême-droite nationaliste
s’impose lors du scrutin. En effet, avec pas moins de 39 candidats officiels, dont 3 favoris : le président
sortant Petro Poroshenko, l’ancienne figure de proue de la Révolution Orange Ioulia Tymoshenko et
l’acteur humoriste Volodymyr Zelenskiy, autant dire que champ d’expression est mince. Cette difficulté est
d’autant plus accrue que l’éclatement du conflit dans le Donbass au printemps 2014 et l’annexion de la
Crimée ont contribué à faire émerger une nouvelle polarité politique en Ukraine. La société ukrainienne
étant divisée au début des années 2000 entre pro-russes et démocrates, l’extrême-droite nationaliste se
positionnait plutôt comme une force de troisième voie, le plus souvent utilisée par le pouvoir du président
Viktor Ianoukovitch pour affaiblir l’opposition démocrate et diminuer ses voix. Avec les évènements de
2014, le camp pro-russe fut rejeté. Sa disparition a engendré une nouvelle polarisation au centre de
l’échiquier politique qui a profondément réduit l’auditoire nationaliste. Depuis le déclenchement du conflit
à l’Est du pays, les différents partis politiques démocrates ukrainiens se sont emparés du discours
nationaliste avec pour but de fédérer et mobiliser le peuple et les électeurs autour de l’effort de guerre.
Jusqu’alors monopole des partis d’extrême-droite comme Svoboda et Pravyï Sektor, ce discours est ainsi
devenu le fond de commerce des partis traditionnels ukrainiens avec un risque permanent de
Dans un contexte ayant vu ses principales idées « cannibalisées », l’extrême-droite nationaliste a choisi de
rester en retrait des élections en jouant un rôle régulateur en vue des élections parlementaires d’octobre
2019 et des élections locales de 2020. Bien que certaines mouvances nationalistes tentent malgré tout de
briguer la présidence ukrainienne par le biais d’un candidat commun, c’est en tout cas par cette stratégie
« technicienne » reprenant celle du vigilantisme que le Corps National affilié au mouvement Azov, entend
peser sur le scrutin. En plus de dénoncer, non sans débordements, les récents scandales de corruption qui
de la Commission électorale le droit d’observer le scrutin par l’intermédiaire de sa milice et ainsi dénoncer
toute éventuelle tentative de fraude. Cette posture de régulateur présente pour le Corps National d’Azov
un double avantage politico-médiatique : celui de conforter son image de force nationaliste volontariste et
( Andriy Biletsky, leader du parti nationaliste Corps National lors d’un ralliement anti-Poroshenko à Kyiv le
16 mars 2019 photo : Adrien Nonjon)
Malgré l’intensification depuis quelques semaines de ses actions de terrain, il serait audacieux de dire que
l’extrême-droite fasse front commun durant ces élections. Au contraire, ces derniers mois de campagne
ont mis en exergue de sérieuses divisions dans le camp nationaliste. Construit au travers d’une série de
armées contre la Russie un terreau à même de le faire exister et prospérer. La filiation directe avec les
cosaques et l’UPA et plus généralement les spasmes indépendantistes de l’Ukraine ont certes donné corps,
force et épaisseur historique à des mouvances nationalistes « historiques » comme Svoboda ou Secteur
Droit, mais n’ont pu toutefois permettre de les imposer comme forces politiques crédibles dans l’Ukraine
post-révolutionnaire. En voulant jouer à la fois sur les revendications sociales et les objectifs militaires,
pressés par l’élan révolutionnaire du Maïdan et la crise du Donbass, les partis nationalistes ukrainiens se
sont discrédités au niveau de leurs discours traditionalistes et ethnicistes. Ils n’ont pu ainsi faire coïncider
leurs propres agendas politiques avec celui des réformes et des décisions attendues par les Ukrainiens.
Déjà en net recul aux élections présidentielles de mai 2014 (1,2 et 0,7 % des voix pour les candidats de
Svoboda et Secteur Droit), les partis nationalistes connurent une déroute électorale aux élections
Cet échec des partis nationalistes ukrainiens historiques, les a donc poussé à signer le 16 mars 2017 le
« Manifeste National » proposé par le Corps National du régiment Azov. Si cette convergence avait de quoi
surprendre au regard de l’extrême jeunesse du parti initiateur, cette alliance de circonstance reposait sur
un calcul politique maitrisé. En actant l’idée d’une candidature commune aux présidentielles et
législatives, il y avait de la part des partis nationalistes historiques un certain opportunisme mue par la
volonté de rajeunir leur image. Né à l’Est de l’Ukraine sur les fondations du mouvement Patriotes
d’Ukraine de Kharkiv, le régiment Azov et son mouvement politique ne revendiquent qu’une affiliation
lointaine à l’héritage occidental du nationalisme ukrainien et ses principales figures comme Stepan
Bandera. Au contraire, c’est par son discours de guerre radical, sa légitimité patriotique garantie par ses
victoires dans le Donbass et une discipline décalée par rapport aux errances des partis nationalistes
historiques, que le Corps National d’Azov a su se rendre populaire au sein d’une société désabusée par le
politique, notamment auprès des jeunes peu sensibles à l’esprit bandériste des partis historiques. En
espérant pouvoir ainsi bénéficier d’une telle attraction politique engendrée par cette mouvance néo-
nationaliste en plein essor, les partis nationalistes historiques sur le déclin ont donc choisi de ratifier le
Manifeste national. Loin d’être à sens unique, le Manifeste National représentait également un tremplin
politique pour le Corps National. Malgré sa popularité et son occupation du terrain politique la stratégie
du Corps National ne pouvait avoir d’efficacité réelle que si elle se traduisait au niveau électoral. Ne
disposant d’aucune expérience politique, hormis le mandat de député de son leader Andriy Biletsky, le
Corps National pouvait par le biais du Manifeste National s’appuyer sur l’expérience politique des partis
nationalistes historiques tout en leur donnant une nouvelle légitimité au travers du charisme d’Azov.
Il a pu sembler que l’extrême-droite ukrainienne avait adopté une stratégie cohérente à l’orée des
présidentielles. Mais la nomination le 14 octobre 2018 de Ruslan Koshulynskyi comme unique candidat
nationaliste pour les présidentielles a provoqué le retrait du Corps National du Manifeste National. Outre
une expérience politique en tant que vice-président de la Verkhovna Rada de 2012-2014 et un passage en
tant que volontaire dans le Donbass, il semblerait que sa candidature n’ait pas été approuvée par le Corps
National du mouvement Azov qui imaginait sûrement Andriy Biletsky prendre la tête du camp nationaliste.
Cafouillage dans la coordination de la campagne ? Ou volonté réelle des partis nationalistes historiques de
mettre sur la sellette un mouvement néo-nationaliste devenu trop important ? Cet épisode montre
combien la politique ukrainienne reste en mutation constante cinq années après le Maïdan et ce même au
sein du camp nationaliste. Malgré le fait qu’il soit aujourd’hui isolé de ses « pairs » nationalistes, Andriy
Biletsky reste persuadé du potentiel et des ressources humaines de son mouvement. Annoncé dans un
premier temps candidat, son retrait de la course à la présidentielle le 26 janvier 2019 peut être interprété
de deux manières :
- En choisissant de ne pas soutenir le camp nationaliste et d’assister à son échec programmé aux
partenaire incontournable pour n’importe quelle force nationaliste qui souhaiterait briguer le pouvoir.
– Conforter par une « stratégie technicienne » son encrage territorial et une image « intègre » en vue des
élections législatives d’octobre 2019. Malgré des sondages peu favorables, le Corps National espère
pouvoir constituer un bloc d’opposition suffisamment fort capable de contester et d’entraver toute
La précarité du contexte politique ukrainien a permis aux forces nationalistes d’apparaitre plus que jamais
comme une force politique d’opposition. Mais a elle aussi contribué à occulter certains soutiens aussi bien
financiers qu’institutionnels dont elles peuvent disposer. En effet, même si le Corps National se présente
par exemple comme un parti indépendant, il est une émanation du régiment Azov, entité militaire affiliée
à la Garde Nationale sous responsabilité directe du ministre de l’Intérieur Arsen Avakov. Au début du
conflit en avril 2014, Azov fut financé en partie par l’oligarque Ihor Kolomoyskiy. En plus de remettre en
question l’ordre étatique de ses monopoles régaliens par ses structures vigilantes comme les Druzhiny,
cette ambiguïté des allégeances de l’extrême-droite pose donc naturellement la question de son
instrumentalisation par des forces extérieures pour mener des campagnes de déstabilisation contre
Parce qu’il fut porté par une société ukrainienne soucieuse de ramener l’équilibre entre le pouvoir
politique et économique, Petro Poroshenko a été tenté de renforcer son emprise sur de nombreuse
personnel. Avec la guerre et la multiplication des moyens accordés au secteur de la défense, le ministre de
l’intérieur Arsen Avakov a acquis une grande influence au sein de son ministère, des Services de sécurité
(SBU), de la Garde nationale dont aujourd’hui les bataillons de volontaires nationalistes font partie. Peu en
avant sur la scène politique mais central dans le jeu de coalition/allégeances qui caractérise la politique
ukrainienne, Arsen Avakov semble jouir d’un pouvoir suffisamment fort pour s’imposer comme un
« faiseur de rois » dont on ne pourrait aisément se passer pour gouverner. Soutien présumé de la
candidate Ioulia Tymoshenko, également appuyée par Ihor Kolomoyskiy, Arsen Avakov est devenu une
difficultés rencontrées par Petro Poroshenko qui laissent entrevoir la possibilité d’un second tour
certaines milices et partis nationalistes comme le Corps National. Le 9 mars dernier, des membres des
Druzhiny ont ainsi tenté de perturber le meeting du président candidat à Cherkasy, tandis qu’un autre
groupe tentait de s’en prendre à l’administration présidentielle basée à Kyiv. Les échauffourées ont
Si l’ascension d’Azov a pu être favorisée par le ministère de l’Intérieur, il est encore difficile de mesurer le
degré réel de contrôle d’Arsen Avakov sur ce mouvement nationaliste. En effet, on peut très bien supposer
qu’Andriy Biletsky attend patiemment son moment tout en profitant de la protection relative du ministre
de l’Intérieur. On peut y voir là une hypothèse pouvant expliquer la teneur moins « radiale » des actions
Aujourd’hui, l’attention se concentre principalement sur le mouvement Azov et Arsen Avakov et leurs
potentielles accointances. Néanmoins il est important de mentionner que d’autres formations beaucoup
plus obscures et davantage guidées par des considérations « entrepreneuriales » qu’électorales pourraient
être utilisées comme « courtiers électoraux » lors des législatives pour conforter un quelconque pouvoir
local et réprimer toute forme d’opposition. Enfin, comme le précise Andreas Umland dans ses travaux, il
serait insensé d’ignorer les avantages stratégiques que pourrait tirer profit la Russie de ces forces
réductrice l’Ukraine au néo-nazisme, la Russie pourrait compter selon ce chercheur sur ces forces
À l’approche des élections législatives, l’extrême-droite ukrainienne est en quête d’une nouvelle légitimité
auprès de l’électorat ukrainien. Si elle a pu montrer par le passé qu’elle était en mesure de se rassembler
autour d’un même but, ses divisions actuelles l’empêchent de se projeter comme une force d’opposition
crédible à même de passer le pourcentage étalon de 5%. Les concurrences politiques en Ukraine étant
davantage liées aux ressources qu’aux idéologies ou programmes, on s’attendra surement à ce que les
nationalistes se positionnent en faveur ou contre le candidat sortant afin d’assurer leur avenir politique.
Bien que novice en politique, le Corps National peut cependant créer la surprise politique. En l’espace de 3
années ce mouvement a su s’attirer les faveurs d’une partie d’une partie de la jeunesse ukrainienne
désabusée par le climat ambiant et délétère ukrainien. Occupant désormais avec aisance l’espace
décomposition/recomposition politique ukrainienne à venir, si tant est que la classe dirigeante laisse faire.
Sources :
Mathieu BOULÈGUE, Les élections présidentielles de mars 2019 en Ukraine : Enjeux du scrutin et
SHEKHOVTSOV A., UMLAND A., The Maidan and Beyond: Ukraine’s radical right, Russian
Politics
“192
SHEKHOVTSOV A., UMLAND A., Ultraright Party Politics in Post-Soviet Ukraine and the
UMLAND, Andreas,. Voluntary militia and radical nationalism in post-Maidan Ukraine, 50 pages
https://en.interfax.com.ua/news/general/561552.html
https://www.kyivpost.com/multimedia/photo/national-corps-rally-demand-arrest-of-alleged-corruption-
suspects-photos