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15/02/2021 Du retour de l'État social au retour du « travailler plus », en passant par la guerre au virus | AOC media - Analyse Opinion

lyse Opinion Critique

jeudi
18.06.20
Opinion

Du retour de l’État social au


retour du « travailler plus », en
passant par la guerre au virus
Par Sacha Lévy-Bruhl

Annonçant le confinement, le président Macron avait surpris le 12


mars dernier en encensant l’État social. Trois mois plus tard,
refermant ce dimanche un peu plus cette parenthèse il reprenait, tout
à l’inverse, la vieille antienne sarkozyste du « travailler plus ». Pour
comprendre comment il a pu si facilement passer d’un discours à son
contraire, c’est au glissement de la solidarité à la martialité qu’il faut
s’intéresser.

Le chef de l’État n’en a pas fait mystère, son allocution du dimanche 14


juin devait s’entendre comme le moment politique venant clore une
séquence ouverte le 12 mars dernier, lors d’une première adresse aux
Français qui précéda de quelques jours le début du confinement national.
Or on ne peut manquer d’être frappé par la distance qui sépare le contenu
de ces deux allocutions : depuis le surprenant encensement de l’État social
jusqu’au retour à la vieille antienne du « travailler plus », on aurait
semble-t-il raison d’en déduire la fondamentale superficialité de cette
première référence solidariste.

Mais pour comprendre comment on a pu passer si facilement d’un


discours à son contraire, c’est sur un autre décalage qu’il faut s’attarder,
celui qui déjà avait remplacé, à travers une deuxième allocution annonçant
quatre jours après la première le début du confinement, le thème de la
solidarité par celui de la martialité. C’est seulement depuis cette première
évolution que s’éclaire la dernière allocution présidentielle et le sens
politique de la période que nous venons de traverser, depuis une position,
qui, on le verra, doit être informée par les sciences sociales, qui seules
permettent de comprendre le fond de la référence à l’État social, autant
que son rapide abandon.

Cerner l’insistance de la référence faite à l’État social implique d’en


revenir à son histoire, celle d’une institution fondée sur un parti-pris
anthropologique majeur. Si l’on fait traditionnellement remonter sa
naissance à la loi du 9 avril 1898 portant sur les accidents du travail, c’est
que se joue, dans l’assurance sociale face au risque de l’accident, la
découverte d’un aspect fondamental de la nature de l’individu : en
considérant que l’accident n’est plus le lieu d’une faute, ni de l’ouvrier ni
de celui qui l’emploie, mais bien d’un risque qui doit être assumé
collectivement, on entérine en fait l’idée d’un individu constitué de deux
parties hétérogènes.

En tant qu’il est un individu particulier, un corps distinct d’un autre, il est
bien impliqué personnellement dans un accident du travail, mais en tant
qu’il est un ouvrier, soumis à certaines conditions de travail en cause dans
ce même accident, il est un être social. La reconnaissance de cette dualité

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humaine dérive de l’émergence, à travers l’œuvre d’Adolphe Quételet, de


l’approche probabiliste en statistiques[1]. C’est par elle que l’on en vient à
considérer que, si, à un niveau très général, le taux d’accident reste stable,
peu importe l’ouvrier en poste, celui-ci ne peut être considéré autrement
que comme un facteur de risque. Il masque alors une force qui lui est
supérieure bien qu’elle n’apparaisse que par son corps propre, celui-là
même qui est impliqué dans l’accident.

Si c’est par l’accident du travail et la reconnaissance de la dualité humaine


vers laquelle il oriente que se constitue l’État social comme rationalité du
risque, c’est à travers un autre événement que celui-ci se développe
réellement, allant jusqu’à appréhender comme autant de risques sociaux la
vieillesse, la maladie ou encore la pauvreté. C’est en effet sous l’influence
du solidarisme de Léon Bourgeois que le domaine de l’assurance s’élargit
réellement, passant de la sphère du travail à de nombreux autres aspects de
la vie sociale. Or ce courant politique, qui occupe une place majeure dans
l’histoire de la IIIe République, est en grande partie fondé sur une
conception du « mal social » qu’il hérite des avancées pasteuriennes sur la
maladie contagieuse[2].

La maladie contagieuse, et notamment la tuberculose, démontre plus


clairement encore que l’accident du travail que le problème auquel on fait
face ne concerne pas l’homme dans sa dimension individuelle, mais
l’homme en tant qu’il vit une vie en commun faite d’interactions
objectives, que rend particulièrement visibles la contagion. Face à
l’événement épidémique, l’existence de l’être social apparaît
soudainement comme une évidence, au point de rendre nécessaire le
développement de structures collectives prenant en charge des
problématiques dont on comprend désormais, qu’étant sociales, leur
résolution ne peut reposer sur l’individu.

Cette reconnaissance de la dualité humaine, qui apparaît politiquement


dans le développement de droits sociaux, renvoie donc à l’émergence
d’une vision de l’homme différente, qui trouve sa véritable source dans les
sciences sociales naissantes. Si le point de départ de l’État social est à
chercher dans la statistique quétélésienne, dont les travaux constituent une
généalogie possible de la sociologie française, parallèle à la voie
comtienne, c’est surtout avec la reprise des théories durkheimiennes par
Léon Bourgeois que le développement de supports collectifs visant à la
protection sociale se trouve réellement fondé.

Il faut voir dans la référence guerrière une tentative de manier


maladroitement le seul discours disponible pour dire le collectif.

Rien d’étonnant à cela, puisque l’un des principaux objectifs de la


sociologie durkheimienne qui se constitue à cette époque est précisément
d’établir que l’on retrouve dans chaque personne, dans chaque « être
complet », selon l’expression de l’auteur, un être organique et un être
social[3]. La difficulté dont procède le nécessaire projet sociologique est
que, dans la période contemporaine, la complexification de l’organisation
sociale a conduit à ce que l’être social prenne une forme particulière, celle
de l’individu. Tendant à adopter la forme de l’échelle individuelle
corporelle, l’être social s’en trouve masqué par la forme organique, qui, en
tout temps, demeure celle du corps.

Là où, dans les sociétés que l’on appelle alors «  primitives  », la dualité
pouvait s’énoncer sous la forme de deux termes distincts, comme lorsque
certains amérindiens disent être aussi des oiseaux, car leur existence
sociale s’organise autour d’un animal totémique[4], l’être social devient,
pour les modernes, invisible. Dans les deux cas cependant, la conscience
d’exister dans deux plans d’être distincts apparaît à la faveur
d’événements particulièrement intenses, qui, bouleversant les cadres

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habituels de l’expérience, créent un besoin de sens qui ne peut se résoudre


qu’en activant le plan social de l’être, où se loge l’origine de la
signification et de la morale dans toute société humaine. Bref, pour les
sciences sociales françaises se constituant au début du XXe siècle, la
survenue de l’événement permet de rendre visible ce qui est, pour nous,
caché  : que toute personne vit dans deux plans hétérogènes, proprement
incommensurables, et régis par des lois différentes.

On comprend alors que ce soit par la référence à la maladie contagieuse


que Bourgeois ait pu, reprenant les théories durkheimiennes, donner sa
véritable impulsion à l’État social. Car la maladie contagieuse, en plus
d’être un événement comme l’était l’accident du travail, en plus de
renvoyer très directement à la vie collective faite d’interactions, a la
particularité de reposer sur un virus invisible, qui n’apparaît qu’une fois
incorporé dans l’individu. L’invisibilité qui caractérise le virus redouble
alors trait pour trait la spécificité du rapport entre être organique et être
social en modernité, où ce dernier s’invisibilise. Dans les deux cas, c’est
par l’effet que produit sur le corps l’incorporation du social que cette
dimension de l’existence apparaît, que ce soit le symptôme de la maladie
ou la contrainte du fait social qui s’exprime par la régularité statistique.

S’éclaire alors le besoin politique d’user de la référence à l’État social.


Parce que l’événement épidémique, plus que tout autre événement, crée un
besoin de sens conduisant à activer le pôle social de l’existence humaine,
apparaît soudainement la pertinence d’institutions précisément mises en
place pour prendre en charge cette partie de l’être. C’est, du même coup,
la deuxième allocution présidentielle, dans sa martialité[5], qui devient
compréhensible.

S’il est vrai que l’événement pandémique force à activer le plan social de
la vie humaine, il faut alors voir dans la référence guerrière une tentative
de manier maladroitement le seul discours disponible pour dire le collectif,
celui de la nation à laquelle la guerre renvoie pour nous nécessairement.
Nation qui s’actualise pourtant ici sous une forme particulière,
pathologique, qui est celle du nationalisme moderne, duquel est
inséparable le conflit guerrier. De l’État social à la guerre au virus,
s’énonce donc une tragédie, d’autant plus claire que la seconde ne surgit
que parce que la première ne renvoie plus à aucune réalité suffisamment
tangible pour rester crédible.

Et les sciences sociales, qui permettent de comprendre que l’abandon des


protections sociales et de l’hôpital public force à passer d’une référence
solidariste à une référence guerrière, se voient alors contraintes de
reconnaître que c’est leur propre défaite qu’elles analysent ainsi.
Nécessairement réflexives, elles comprennent que l’abandon qu’elles
contemplent n’est rendu possible que parce que la dualité humaine,
qu’elles ont pour mission de rendre visible, a cessé de l’être. Apparaît
alors, derrière l’événement épidémique et le soudain retour de la dualité
oubliée qu’il entraîne, une crise sanitaire qui offre, elle, une tout autre
leçon : celle des périls que court une société lorsque les sciences sociales
cessent d’y être audibles.

[1] François Ewald, L’État providence, Grasset et Fasquelle, Paris, 1986.


Chapitre premier du livre II, pp. 147-169.

[2] Ibid., pp. 359-363.

[3] Émile Durkheim, Le dualisme de la nature humaine et ses conditions


sociales, Scientia, XV, 1914, pp. 206-221.

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[4]  C’est autour des récits que rapporte l’explorateur allemand Karl von
den Steinen de son séjour auprès de la tribu amazonienne Bororo, dont les
membres disent être des oiseaux Araras, que le débat sur la dualité
humaine se cristallise au sein de l’école française de sociologie,
notamment entre Lucien Lévy-Bruhl et Émile Durkheim.

[5]  Que le thème martial soit, depuis l’époque pasteurienne, le principal


mode d’énonciation de la relation qu’entretient la société française au
risque épidémique est certain, mais la constance du phénomène historique
n’en explique ni l’origine ni la spécificité de l’usage contemporain.

Sacha Lévy-Bruhl
Philosophe des sciences sociales, Doctorant à l'EHESS

4/4

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