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I. Le Yoga classique:
Dans le sami.idhi pi.ida des Yoga sütra, Patafijali prescrit au méditant
la pratique conjointe "de la constante répétition et de la méditation
48 F. Chenet
désir crée une forme mentale active et douée d'une polarité énergé
tique. Rendue prégnante, cette création mentale acquiert une exi
stence magique: elle cristallise désormais le pouvoir de la
conscience en polarisant durablement ses fonctions mentales;
impossible de distinguer en elle l'acte de formation de l'image men
tale, et la focalisation de l'attention qui soutient son existence. Voi
ci comment le Tripurarahasya, dont les spéculations rejoignent sur ce
point celles du Yoga-Viisi�_tha, définit la bhavana: "La croyance ou
création mentale est une représentation synthétique (sarrikalpa). Elle
est tantôt capable de s'imposer (siddha), tantôt non. La croyance ca
pable de s'imposer est celle qui ne permet pas à des représentations
divergentes ( vikalpa) d'interférer avec elle, celle qui demeure con
centrée sur un seul point ( ...) A cette condition, elles demeureront
stables, et en l'absence de toute interférence avec des représentations
mentales inopportunes parce que divergentes, elles pourront s'impo
ser et produire des effets grandioses.'' 40 Toute création mentale,
lors même qu'elle acquiert une existence magique, possède ainsi,
au principe de son efficience, un geure de réalité propre. Dans la
bhavana, la conscience profonde, plongée dans un état de réceptivité
focalisée, reçoit le germe de l'imagination, puissance vivante et in
formante, à la manière d'une semence subtile qui grandirait et por
terait fruit. En s'assimilant activement à l'objet que son attention
concentrée crée mentalement et soutient de sa foi intense, la con
science devient "magiquement identique" à ce dernier, car l'ima
gination est fortifiée par la conviction intime que l'énergie divine
immanente à la conscience va actualiser le but visé. "On devient
ce que l'on affirme être (bhavayati) sans interruption; on s'emplit ra
pidement de puissance, quelque grand que l'on aspire à deve
nir." 41 Une fois que la force polarisante de la conscience, véritable
primum movens, a forgé l'équivalence mentale de ce qu'elle aspire à
être, l'affirmation créatrice est censée assurer ensuite la promotion
efficiente de la représentation désirée, appelée à exister, à condition
toutefois que l'esprit soit purifié: "Ce qu'un homme à la pensée pu
re et droite crée mentalement, cela même survient tout comme
l'eau agitée se transforme en écume." 42 Processus qui ressortit pré
cisément au Yoga, selon le Yoga-Vasi�_tha, s'il est vrai que le Yoga
comprend la pratique intensive, l'arrêt des souffles et le contrôle du
manas. 43 Ainsi, la Brahma-bhâvana constitue la première méthode de
réalisation de l'absolu: c'est en méditant sur le fait que le noyau de
Bhavana et Créativité de la Conscience 57
d'attribut, qu'il est l'être dont les désirs et les desseins sont porteurs
et garants de leur réalisation.53 Dès lors, pour celui qui reconnait
le Soi, les désirs sont réalité: par la force de son sankalpa et par la
vertu de son adhésion immédiate au lien, généralement incons
cient, qui unit l'homme à son origine, le sujet peut accéder au mon
de qu'il désire. "Quelqu'objet qu'il ait en vue, quoiqu'il désire, il
n'a qu'à le penser, et cet objet se présente à lui."54 Le terme sarµkal
pa désigne donc ici l'acte mental d'imagination réalisatrice par le
quel l'initié upani�adique suscite et "crée" à son bénéfice, en les
faisant surgir du "cœur de l'espace universel" (antarhtdaya iikiiia),
les "mondes", c'est à dire les sphères d'existence qu'il désire. La
Bthadiira'TJ,Jaka Upani$ad affirmait déjà que pour "celui qui considère
que le Soi est son véritable lieu ontologique"( ... ), "quelque chose
qu'il désire, il le tire de ce Soi,"55 au moyen d'une émission hors
de la source intarissable qui satisfait tous les désirs. C'est dire
qu'une fois le psychisme réinvolué et reployé en son centre vide
(khii), tel un moyeu évidé, conception et obtention se confondraient
comme si les désirs engendraient ici très catégoriquement leur réali
sation, à la manière du Dieu Pantocrator: dixit et jacta sunt! En som
me, le repliement du psychisme sur sa racine ontologique livrerait
accès à la source ontologique universelle: comme l'extériorité n'a
point encore surgi dans cette totalité cosmique non encore différen
ciée en un moi et un non-moi, les désirs de l'initié upani�adique ac
cédant à l'intuition du Soi seraient infailliblement réalisés, à la
périphérie de la roue pour ainsi dire.
De manière similaire, la bhiivanii aurait pour ressort propre la
causalité magique d'un désir paroxystique capable d'agir sur les
lignes d'univers, de manière à ce que se produise l'accord entre le
registre du monde intérieur et celui des événements extérieurs. Si
la notion mal famée de magie - notion que l'avènement d'un ra
tionalisme raide et arrogant, et le destin inexorable de la démythi
sation ont rejeté dans l'inconscient collectif de l'Occident à partir
des Temps modernes - ne signifie rien d'autre que l'affirmation
de l'efficace du seul vouloir convenablement exalté et focalisé, et ca
pable d'une action directe sur les choses ou les hommes sans passer
par les instruments physiques de la volonté, alors la bhiivanii paraît
manifester la possibilité pour une conscience individuelle polarisée
par un facteur psychologique d'orienter, suivant ses forces et dans
Bhii.vanii. et Créativité de la Conscience 61
sui generis puisse corroborer des doctrines diverses, et même être éri
gé en norme de l'idéalité ultime du monde par les écoles idéali
stes. 113 Ambivalence de la bhiïvaniï qui explique l'ambiguïté morale
foncière affectant le statut de l'adepte: cherche-t-on à cerner la
fi gu re de l'adepte tantrique que le départ se révèle difficile entre
celle du théosophe et celle du théurge.
Mais il ne faut pas exagérer néanmoins la puissance de la bhiïvaniï.
Bien qu'elle soit théoriquement sans limite, son efficacité est toute
fois sujette à rencontrer pratiquement des bornes. Pour peu qu'elle
perde de son homogénéité, la bhiïvaniï, dès lors insularisée, demeure
exposée à subir l'emprise psychologique grandissante d'une autre
création mentale plus compréhensive ou plus homogène, comme
celle de quelque ascète courroucé.11 4 A fortiori lui faut-il s'aban
donner à la toute-puissance irrésistible de la création mentale du
Principe (Brahmiï, Vifvakarman), dont la puissance est par définition
englobante, homogène, convergente et exempte d'interférences.
naturels: jagrat, svapna, SUJupti plus les deux états mystiques: turïya
et turyiitita) et les six paliers du vide. 127 Perçant alors les cakra-s supé
rieurs et accédant à un vide qui va s'exténuant, "dans l'état supé
rieur aux trois vides, il doit actualiser le grand vide", 128 c'est à dire
oser plonger dans le firmament illimité et dénué de forme (niriikii
raTfl) de la Conscience. Le terme bhiivanii s'entend ici comme une
plongée qui s'épanouit aux divers paliers d'une vacuité spatiale
(vyoman: le firmament) toujours plus exténuée, qui n'est autre que
la conscience devenant sans cesse plus homogène.
p. 23 (6 volumes, 1923-1931).
10
pratipak,a, VI, 60-61, trad. LVP, 1925, pp. 103-104.
11 vinirdhiivana, VIII, p. 64.
12
Anguttara Nikiiya, 1.31; Visuddhîmagga, IV de Buddhagosa (milieu du Ve S. ap.
J. C.) ka,ina = "tout, complet, entier", terme peut être apparenté au sanskrit:
krtsna. Ces pratiques ne doivent pas être confondues avec celles de la concentration
oculaire (trii_taka) dans le Yoga hindou (fambhavz-mudrii, khecarï, etc.).
13
Visuddhimagga, III. 57-60; cf. E. Gonze, "The Meditation on Death" in Thir-
ty years of Buddhist studies, Londres, 1967, pp. 87-104.
14 Abhidharmakofa, VI. 11a-b, trad LVP, 1925, p. 149.
15
ibid. 9d, p. 149.
16
ibid. 10a-b.
17
Uttara-bhiivanii-krama de Kamalasîla, trad. par E. Lamotte in P. Demiéville,
Le Concile de Lhasa, 1952, pp. 349-350.
18
Abhidharmakofa, V. 60d.
19
ibid. VI. 8c-d.
20 Le Bouddha aimait en effet à se présenter lui-même non point comme un
penseur dogmatique, mais comme un champion de l'analyse (vibhajjaviidi, Majjhi
ma Nikiiya, II.99).
21
bhiivaniimiitrasiirii saT{lsaronmukhï, Yoga-Viisi,tha, III.8.12a, éd. par L. S. Pansi
kar, Nirnaya Sagar Press, Bombay, 1918 reprinted Dehli, 1981.
22 anantasyiitmatattvasya sarvafaktermahiitmanal_z I saT{lkalpafaktiracitaT[l yadriipaT[l tan
mano vidul_z Il III.96.3.
23
mano hi bhiivaniimiitraT[l bhiiviino spandadharmi,:iï I (glosé: vihita ni,iddhakriyii) kriyii
tadbhiivitiiriipaT[l phalaT[l sarvo'nudhiivati 11 III.96.1.
92 F. Chenet
haite en son cœur, il l'obtient, ainsi que toutes les satisfactions qu'il convoite. Ain
si donc, quand on désire la prospérité, on doit honorer celui qui a réussi à
atteindre le Soi''.-yam yam loka'f[l manasii. sa'f[lvighati Ivifuddhasattval; kii.mayate yii.T[lfca
kiimiin I ta]!! ta]!l loka'f[ljayate tiimfca kiimiimftasmiidiitmiijna'f[l hyarcayedbhiitikiimal; 11 MU1J
çlaka Upani,ad, III.1.10 (on notera la référence à la condition nécessaire de la pure
té de l' "être psychique" (sattva).
62 dans lesquelles les délivrés sont pourvus de la possibilité de réaliser immédia
tement leurs désirs par la seule intervention du manas (mii.nasï siddhil;), ce terme
conservant ici son ancienne acception de "for intérieur".
63
Que l'image ne se limite point à une évocation perceptive est un fait bien éta
bli par la psychologie contemporaine: l'électromyographie réalisée durant la re
présentation mentale d'un mouvement permet de constater une légère activité des
muscles mis enjeu par cette évocation. Afortiori dans le cas d'un rêve érotique pro
voquant une pollution nocturne (cf. le Commentaire de Sthiramati sur la Vi'f[lfatika
kii.rikii. 3, où l'on trouve l'écho de la thèse, présentée par Mahadeva au concile de
Vaisali, soutenant qu'un Arhat peut être, en rêve, séduit par les tentatrices de
Mara).
64J. Filliozat, "Taoïsme et Yoga",Journal Asiatique (1969) 1-2, p. 61 et n. 79
p. 84.
65 spandafaktim manomayïm, spandafaktim glosé par: sphiirita'f!l, Vlb.84.2b yathai
tras est attesté par les expressions fréquentes: bhavayet, prabha, vibha, cintet, vicintet;
on rencontre encore nidhyapti comme équivalent de bhiivanii.
82
Les Fondements des Tantras bouddhiques, trad. du tibétain par F. Lessing et A.
Wayman, La Haye, 1968, rééd. Delhi, 1978, 98a.4, p. 333.
83 Hevajra Tantra, 11.4.9, éd. et trad. par D. L. Snellgrove, Londres, 1959.
84 deve eva yajed devaTJ'I, niidevo devam arcayet, dit l'adage tantrique; cf. A. Padoux,
11.2.47.
95
riigena badhyate loko riigenaiva vimucyate I viparïtabhiivanii hy eia na jniita buddhatirthi
kail,I Il H.T. 11.2.51.
96
bhiivaTfl bhiivyaTJ'I bhavet prajnii abhiivam ca parijnayii I tadvac chrïherukaTJ'I bhiivyam
abhiivaTfl ca parifnayii II H.T. 1.1.11.
97 prajnopiiyasamiipiittir yoga ity abhidhïyate I yo ni(l,l)svabhiiva(s)ta}; prajnii upiiyo bhiiva
labhyate Il G.S.T. 11.3, ibid. p. 8; l'Hevajra Tantra (1.8.44) se fait l'écho de ce logion
célèbre que D. L. Snellgrove cite dans sa traduction (p. 77 n° 3) en adoptant la
leçon suivante pour le premier pada: abhiivabhavana bhiivo . . . d'où son interprétation
différente.
100
yad yad icchati tat tat kuryiid aniivctal; I asamiihitayogena nityam eva samiihital,I 11 Gu
hyasamiijanidiinakiirikii, 29, éditées par A. Wayman in The Yoga of the Guhyasamiifa
tantra, op. cit., p. 293.
101
acetitasya kasyiipi sattpiibhavat, citikriyii sarvasiimiinyarupii, Siva sutra vimarsinï, 1.1;
acetitasya=aprakiiiitasya, Siva sutra, éd. et trad. de L. Silburn, 1980, p. 4.
102
caitanyaTJ'I viivasya svabhaval,I, ibid.; cf. 111.30.
103
jniiniiyatta bahirbhiivii atal,I iunyam idam jagat, Vijniinabhairava, 134b, éd. et trad.
L. Silburn, 1961, p. 158.
Bhiivanii et Créativité de la Conscience 95