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QUELQUES QUESTIONS PORTANT SUR L’OMBRE DANS LA FORMATION

DES PSYCHANALYSTES

Nina Virginia de Araújo Leite

Érès | « Essaim »

2020/2 n° 45 | pages 28 à 36
ISSN 1287-258X
ISBN 9782749268088
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Quelques questions portant sur l’ombre
dans la formation des psychanalystes 1

Nina Virginia de Araújo Leite

« De notre position de sujet, nous sommes toujours responsables 2. »

Du passage : remarques et questions introductives

Le recours à l’ombre comme figure de l’opacité est assez fréquent


dans les élaborations de Lacan. Bien qu’il ne s’agisse pas de produire ici
un relevé exhaustif des occurrences de cette figure dans l’œuvre de Lacan,
on peut citer quelques-uns des contextes au sein desquels elle gagne de
l’importance en cela qu’elle permet d’avancer sur différents thèmes. Nous
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ne nous attarderons pas non plus sur l’évaluation de cette figure dans le
mouvement de la pensée de Lacan, car cela nous conduirait à examiner la
relation entre le processus de théorisation et le domaine de l’esthétique, ce
qui n’est pas l’enjeu de ce texte.
Dans le séminaire sur le transfert, on trouve une référence à la struc-
ture narcissique comme étant ce qui introduit une ombre dans la relation
du sujet avec l’objet, indiquant par là ce qui fonctionne comme un piège
dans le mouvement d’appréhension de l’objet comme cause du désir.
L’ombre apparaît ici comme ce qui recouvre le réel en jeu dans le désir,
sa méconnaissance. « Der Schatten, l’ombre. Cette opacité, cette ombre
essentielle apporte dans le rapport à l’objet la structure narcissique. Si elle

1. Nous remercions Claudia de Lemos, Erik Porge et Marie-Lou Lery-Lachaume pour leur lecture
généreuse et stimulante. Nous remercions Marie-Lou, par ailleurs, pour son soutien concernant
la langue française.
2. J. Lacan, « La science et la vérité », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 858.

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est surmontable, c’est pour autant que le sujet par l’Autre peut s’identifier
ailleurs 3. »
Dans le texte « Propos sur la causalité psychique », on trouve la figure
de l’ombre en référence à la relation entre folie et liberté : « Loin donc que
la folie soit le fait contingent des fragilités de son organisme, elle est la
virtualité permanente d’une faille ouverte dans son essence. Loin qu’elle
soit pour la liberté “une insulte”, elle est sa plus fidèle compagne, elle suit
son mouvement comme une ombre 4. » Dans ce contexte, plutôt que de se
présenter à nous comme un obstacle, la figure de l’ombre indique un lien
indissociable entre folie et liberté, c’est-à-dire un élément qui ne saurait
être éliminé.
Toujours dans ce même texte, un autre usage est fait de la figure de
l’ombre, assignée cette fois à l’espace imaginaire où rien ne se reflète :
« Quand l’homme cherchant le vide de la pensée s’avance dans la lueur
sans ombre de l’espace imaginaire en s’abstenant même d’attendre ce qui
va en surgir, un miroir sans éclat lui montre une surface où ne se reflète
rien 5. » L’absence d’ombre vient ici figurer plus directement ce qui se
révèle être en jeu lorsque le sujet avance dans le dépouillement de l’espace
imaginaire, touché ou touchant un imaginaire non spéculaire.
D’autres moments pourraient être mentionnés quant à l’emploi de
cette figure par Lacan, de même qu’il serait important d’indiquer certains
de ses emplois dans la littérature et la philosophie. Une telle approche
nous conduirait à établir une distinction entre reflet et ombre, ainsi que
ses effets sur la théorie des identifications. En outre, un tel parcours nous
conduirait à travailler le privilège de l’un sur l’autre au long de l’histoire
de la pensée. Cependant, ce n’est pas cela qui configure le point crucial des
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considérations que nous entendons avancer dans ce texte. De fait, c’est
seulement dans sa relation spécifique à ce qui est en jeu dans la formation
des psychanalystes que la figure de l’ombre nous intéresse et, en ce sens, il
nous faut en circonscrire l’usage dans le texte que nous considérons comme
fondamental pour l’articulation proposée : la « Proposition du 9 octobre
1967 sur le psychanalyste de l’École ».
« Cette ombre épaisse à recouvrir ce raccord dont ici je m’occupe, celui
où le psychanalysant passe au psychanalyste, voilà ce que notre École peut
s’employer à dissiper 6. »
Dans le contexte des beaux-arts, le terme raccord signifie le travail de
retouche, de restauration, destiné à harmoniser les différents plans d’une

3. J. Lacan, Le transfert, version Staferla, p. 202-203.


4. J. Lacan, « Propos sur la causalité psychique », dans Écrits, op. cit., p. 176.
5. Ibid., p. 188.
6. J. Lacan, « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », dans Autres écrits,
Paris, Le Seuil, 2001, p. 252.

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Quelques questions portant sur l’ombre dans la formation des psychanalystes • 31

gravure ou d’un tableau. En musique, le terme renvoie à l’arrangement


écrit après coup afin de relier deux parties d’une même œuvre. L’usage
figuré du terme nous renvoie à l’idée d’une liaison, d’une relation étroite ;
une pièce assurant l’assemblage ou la réunion de deux éléments qui
doivent communiquer. Le terme raccord vient de ré-accorder : mettre de
nouveau ou, mieux, mettre encore en accord.
Une ombre épaisse, donc, recouvre le pas par lequel le psychanalysant
passe au psychanalyste ; et ce pas est figuré par Lacan comme un raccord,
c’est-à-dire comme ce qu’il convient de faire afin de relier deux éléments,
deux parties d’un assemblage. On peut, dès lors, entendre que l’ombre
recouvre exactement ce travail que chaque analyste doit produire pour
soutenir sa position d’analyste. Et il faut alors se demander pourquoi
l’ombre recouvre ce passage.
Qu’est-ce donc qui fait la liaison ? Il semble qu’il faille supposer une
pièce construite pour relier les deux parties ici considérées : le parcours
analytique et l’acte analytique. Et il est particulièrement important de réaf-
firmer que la liaison se fait après coup – Lacan disait que la passe n’avait
rien à voir avec l’analyse et constituait une expérience autre, relevant le fait
qu’il n’y a pas de continuité immédiate entre psychanalysant et psychana-
lyste, entre la tâche de l’analysant et l’acte d’analyste. En somme, il ne suffit
pas de terminer une analyse pour être apte à l’acte analytique.
Toutefois, le passage a une porte : « Le passage du psychanalysant au
psychanalyste a une porte dont ce reste qui fait leur division est le gond,
car cette division n’est autre que celle du sujet, dont ce reste est la cause 7. »
Le passage a une porte, dont le gond est le reste de la division subjec-
tive, l’objet a. Or, si le gond est l’objet a, alors le raccord entre la tâche du
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psychanalysant et l’acte analytique doit articuler la contingence singulière
dans laquelle, dans chaque analyse, la place de l’analyste reste dissociée
d’un nom propre. L’objet a fonctionne alors comme un gond, car il est le
seul élément qui, dans une discontinuité, peut faire le passage. À cet égard,
il faut noter que l’élément qui permet le passage ne suffit pas pour décider
quant au choix d’« être » analyste ; et ce sera justement tout le travail du
raccord que de pouvoir le révéler.

Du décalage entre la tâche de l’analysant et l’acte analytique

Dans cette perspective, affirmer que la question de la formation des


analystes fait partie de la formation elle-même soulève plusieurs questions.
Pourquoi et en quel sens peut-on dire cela ? Et comment justifier cette
affirmation ? On peut penser et soutenir que si la question de la formation

7. Ibid., p. 254.

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des analystes fait partie de la propre formation, c’est justement parce qu’il
y a un décalage (béance : une ouverture large, profonde) entre, d’une part,
tout ce qu’on peut affirmer au sujet de la formation et, d’autre part, ce qui
est en jeu dans l’acte analytique. Un acte – et ici il s’agit de l’acte qui fait
le passage de l’analysant à l’analyste – ne peut être reconnu qu’après coup
et, étant donné qu’il n’y a pas de sujet dans l’acte, cette condition introduit
une espèce d’ombre sur le passage. Le rapport entre la tâche et l’acte reste
voilé, nous dit Lacan plusieurs fois. Dans le séminaire sur l’acte, il nous
indique ainsi que la tâche concerne ce que l’analysant doit faire (associa-
tion libre) et que l’acte appartient au psychanalyste et, en même temps,
il spécifie que l’acte proprement analytique concerne le passage de l’ana-
lysant à l’analyste, justement parce qu’il y a un passage entre la tâche et
l’acte. Dès lors, comment cerner ce passage ? Comment ce raccord se fait-il
à partir de/avec l’objet a ?
Dans le texte « La psychanalyse. Raison d’un échec » (1967), Lacan,
soulignant le registre de l’échec, étaye également la distinction entre la
tâche et l’acte. Il affirme que « la tâche, c’est la psychanalyse. L’acte, c’est ce
par quoi le psychanalyste se commet à en répondre. On sait qu’il est admis
que la tâche d’une psychanalyse l’y prépare : ce pour quoi elle est qualifiée
de didactique. Comment de l’une à l’autre passerait-on, si la fin de l’une ne
tenait pas à la mise au point d’un désir poussant à l’autre ? Rien sur ceci n’a
été articulé de décent 8. » Si l’on se souvient que Lacan a écrit cela la même
année que la Proposition, il convient de se demander aujourd’hui en quoi
la situation a été modifiée en ce qui concerne ce mystère.
Une deuxième question concerne la conséquence qu’il y a à admettre le
décalage entre la terminaison de l’analyse et l’acte : chaque analyste devra
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exposer – et ici nous touchons au point fondamental : comment l’exposer ?
– ce qui, pour lui, a constitué ce passage. Précisément, la passe ne fut-elle
pas inventée dans le but d’éclairer ce pas ? Certes. Et néanmoins, si Lacan
a considéré que la passe était un échec, il est important de faire compter cet
échec dans l’appréciation de ce qui relève de l’ombre. En partant du fait de
cet échec, on peut supposer que le dispositif même de la passe inclut une
résistance. À ce stade, il est important de faire référence à la Proposition
et d’épingler certains signifiants essentiels de cet exposé : ombre, béance.
On  ponctuera également le signifiant éclair, utilisé par Lacan en 1975 au
sujet de la passe. Il n’y a pas de continuité entre l’analyse terminée et le fait
de s’autoriser comme analyste. Peut-on supposer, partant, qu’il s’agit de la
même béance articulée à l’ombre qui recouvre une part fondamentale de la
formation des analystes ?

8. J. Lacan, « La psychanalyse. Raison d’un échec », dans Autres écrits, op. cit., p. 346.

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Parler d’une zone d’ombre, c’est supposer un endroit où, du fait


d’un obstacle, la lumière n’arrive pas. La question qu’on doit alors poser
concerne la possibilité d’éliminer cet obstacle. Mais, avant cela, il faut
d’abord se demander : qu’est-ce qui peut fonctionner comme un obstacle ?
On sait que seul un objet solide (consistant) peut avoir une ombre, et l’on
doit donc supposer que ce qui fait l’ombre doit être quelque chose qui
consiste, un nœud, par exemple. « Dès lors, c’est dans les nœuds du
symbolique que l’intervalle situé d’un non-rapport est à repérer dans son
orographie, laquelle de faire monde pour l’homme peut aussi bien se dire
mur, et procédant de l’(a)mur 9. »

De l’ombre au vide

Pour aborder l’objet a en tant que cause réelle du sujet, il faut habiter
une autre forme de discursivité (habiter le langage d’une autre manière
ou bien l’engager, voire s’y engager différemment), dans laquelle l’expé-
rience analytique et la théorie peuvent révéler, dans les impasses de notre
réalité, la béance de ce qui nous affecte et face à quoi le signifiant échoue.
L’effectivité de la cause du désir nous affecte ; la preuve en est l’angoisse.
Le raccord qui doit être produit par chaque analyste, à partir du gond
caractérisant le passage entre sa condition d’analysant et celle d’analyste,
exige d’autres formes de discursivité : il s’agit ici d’invention.
Considérer que c’est l’objet a qui soutient le passage de la tâche du
psychanalysant au psychanalyste exige que nous fassions maintenant
retour au statut de cet objet dans le champ de la psychanalyse. Lacan, on
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le sait, l’a retiré du cadre de la connaissance tout en se saisissant, pour
l’aborder, de la notion de cause. À la place de la cause comme intention-
nalité du sujet, il place alors l’objet a comme cause réelle. L’objet a, plutôt
qu’une quelconque forme d’intériorisation, constitue un extérieur ; et c’est
en cela qu’il établit la première Bedeutung du sujet. Celle-là sera en outre
son ultime point de repère, le confin duquel et depuis lequel il retirera la
garantie de son non-être, là où se révèle la précarité de son être, démon-
trant par là même que, si l’être est tautologiquement ce qui est, seul le
non-être existe. C’est de ça que le lieu de l’analyste se soutient, et de là
que surgit l’interprétation.
L’approche de cet objet comme cause réelle implique une topologie
indiquant, selon les mots de Lacan, « la notion d’un extérieur d’avant une
certaine intériorisation, de l’extérieur qui se situe ici [en a] avant que le

9. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XIX, ...ou pire, p. 241.

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sujet, au lieu de l’Autre se saisisse dans cette forme spéculaire qui introduit
pour lui la distinction du moi et du non-moi 10. »
La pulsion invoquante met en jeu l’objet voix comme l’une des formes
de l’objet a, de même que le sein, les fèces et le regard. Or, si l’on considère
qu’il y a une connexion des objets a, ainsi que Lacan l’a amplement fait
voir dans le séminaire sur l’angoisse, il convient d’observer que la citation
mentionnée ci-dessus nous impose également de penser quelque chose
ayant une préséance, pour ne pas dire une primauté par rapport à l’objet
regard, ce quelque chose acquérant un privilège par rapport aux autres
formes. Un tel privilège peut être reconnu dans l’affirmation de Lacan
selon laquelle la pulsion invoquante entretient le plus intime des rapports
avec l’expérience de l’inconscient, ainsi que dans la forme même par
laquelle passe la définition des pulsions en tant que ce qui, dans le corps,
constitue l’écho du fait qu’il y a un dire.
De surcroît, Lacan affirme que c’est à cet extérieur, lieu de l’objet,
qu’appartient l’idée de cause. L’effectivité de cette cause ne comporte
pas d’image et c’est à cela que tient l’impossibilité de la représentation.
Si l’objet a, dans sa fonction de cause, ne comporte aucune représentation ;
s’il ne peut donc être ni positivisé ni décrit, puisqu’il se réfère à la perte
constitutive du sujet et non au cadre du phénomène, il nous faut nous
interroger sur la manière dont on peut l’aborder. Théoriquement, nous
disposons du recours à la topologie, mais du point de vue de l’expérience
du terme d’un parcours analytique, terme qui convoque l’analyste à témoi-
gner de cette perte, comment faire ? Et cela tout particulièrement dans le
contexte où chaque analyste devra produire la pièce (le « raccord ») qui
révèle le passage d’une position à l’autre, car la charnière (le gond) de ce
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passage n’est rien de plus que l’objet a. Si, d’un côté, il est possible d’at-
tester les effets de ce passage sur le savoir théorique qui peut être avancé,
il faut considérer, de l’autre, que l’ombre qui recouvre la jonction entre la
psychanalyse en intension et la psychanalyse en extension est tributaire,
entre autres, de la tentative même de traduire en termes de doctrine ce que
fut l’expérience de ce passage. Qu’est-ce qui se perd en ce point, sinon la
singularité de chaque passage ?
Chaque analyste s’insère dans la ligne de transmission de la psycha-
nalyse du fait même que, la psychanalyse ne constituant pas un savoir,
il fait à son tour passer le désir de transmettre la psychanalyse comme
expérience. Cependant, Lacan affirme qu’apprendre à appuyer sur des
boutons ne suffit pas, mais qu’il est bien plutôt nécessaire de saisir à
travers quel truc, ou quel tour de passe-passe, cela s’est produit. Ce qui
s’écrit de cela (pro)jette l’analyste en témoin d’une perte. Et en 1975, Lacan

10. J. Lacan, Séminaire L’angoisse, Staferla, p. 57.

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éclaire finalement le fait qu’il n’y a pas de formation analytique. À quoi


donc nous référions-nous en indiquant des zones d’ombre dans la forma-
tion des psychanalystes, si de formation analytique il n’y a pas ? Il y a, ici,
une différence importante à explorer entre, d’une part, la formation analy-
tique, qu’il n’y a pas, et, d’autre part, la formation des analystes. Pour le
dire autrement, qu’il puisse y avoir formation d’analystes ne caractérise
pas comme analytique une telle formation. Mais comment la caractériser,
dès lors ? En 1975, Lacan affirme qu’il s’est toujours référé aux forma-
tions de l’inconscient. Faut-il y voir une indication selon laquelle il est
besoin de penser la formation des analystes en lien avec les formations de
l’inconscient ?
« Mais il y a un réel en jeu dans la formation même du psychanalyste.
Nous tenons que les sociétés existantes se fondent sur ce réel. […] le fait
n’est pas moins patent que ce réel provoque sa propre méconnaissance,
voire produise sa négation systématique 11. »
Porge (2012 12) nous fait observer que la voix, parmi les diverses formes
de l’objet a, n’a pas d’image spéculaire. Ainsi, la pulsion invoquante se
referme sur un vide, et Lacan indique que le vide dans lequel la voix
résonne est le vide de l’Autre en tant que tel. À cet égard, nous formulons
la question suivante  : conviendrait-il vraiment de continuer à utiliser la
figure de l’ombre, laquelle implique nécessairement un jeu de lumière avec
les images, pour se référer au décalage entre la fin de l’analyse et le fait
de s’autoriser comme analyste, tout en assumant l’hypothèse que Porge
propose afin de penser ce que Lacan commente en rapport avec l’au-delà
de l’analyse, à savoir qu’il s’agirait alors de vivre la pulsion invoquante, en
particulier dans son lien au silence ? Ne s’agirait-il pas, ici, dans la référence
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au silence, d’une autre figure ? Ne devrions-nous pas alors abandonner la
figure de l’ombre pour faire usage, désormais, de la figure du silence en
tant qu’élément fondamental de la pratique analytique  ? Ou peut-être
penser l’ombre comme ce qui se donne à voir du vide du silence…
Toujours est-il que ce qui fait ombre dans la formation des analystes
révèle ce qui n’a pas d’image : la présence de l’objet a à la fin du parcours
analytique. Il s’agit en ce sens d’une ombre structurelle qui serait mieux
décrite comme un vide. Et l’on peut ainsi comprendre ce que Michèle
Montrelay nous dit de l’ombre, lorsqu’elle l’associe au territoire du féminin.
Si l’on reprend (comme une reprise, sur le mode du raccord) la phrase
de Lacan dans la Proposition où il affirme que l’École peut ou doit s’em-
ployer à dissiper l’ombre épaisse qui couvre le passage de l’analysant à
l’analyste, passage où la tâche s’articule à l’acte, et en considérant que la
figure de l’ombre révèle le vide en jeu dans la figure du silence, on pourra

11. J. Lacan, « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », art. cit., p. 244.
12. E. Porge, Voix de l’écho, Toulouse, érès, 2012.

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à présent noter 13 le fait qu’il ne fait pas la supposition de l’élimination de


l’ombre, mais plus simplement de la dissipation de son caractère épais : il
nous parle donc plutôt de la possibilité d’un effet de dispersion. Dissiper
l’ombre serait-il alors associé à la sublimation dans la mesure où, là où
le vide se fait, une production symbolique vient en lieu et place du non-
rapport sexuel ?
Les dispositifs d’École (cartels et passe) proposés par Lacan ont souffert
le destin de se transformer en critères de ce qui constitue une « vraie »
transmission de la psychanalyse. Ils se sont transformés en préceptes
visant à constituer un collectif. Cela n’en révèle pas moins une répétition
dans l’histoire de la psychanalyse. Lacan avait indiqué que les concepts
freudiens s’étaient transformés en préceptes d’une pratique révélant que
du même coup « qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui
s’entend 14 ». On a oublié le dire de Freud, et l’on voit désormais les propo-
sitions de Lacan être prises pour des dits détachés de tout dire.
Rester comme « épars désassortis » configure-t-il un destin pour les
psychanalystes ?
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13. Idée généreusement suggérée par Marie-Lou, attirant mon attention sur le verbe « dissiper ».
14. J. Lacan, « L’étourdit », dans Autres écrits, op. cit., p. 449.

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