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NOTES DE LECTURE

S.E.R. | « Études »

2003/11 Tome 399 | pages 549 à 555


ISSN 0014-1941
DOI 10.3917/etu.995.0549
Article disponible en ligne à l'adresse :
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L
Le goût de l’avenir 1

B EAU titre ! Audacieux par les temps qui courent, et sujet à cau-
tion : est-il décent aujourd’hui de parler en ces termes, alors que
L IVRES l’horizon paraît à ce point obscurci que l’intelligence et la volonté
avouent en être découragées ? Max Weber, en son temps, qui définis-
1. Jean-Claude GUILLEBAUD, sait la politique comme « le goût de l’avenir » – et à qui Jean-Claude
Le Goût de l’avenir, Le
Seuil, 2003, 360 pages, Guillebaud emprunte la formule – était moins décalé... Méthode
21,50 €. Coué, optimisme volontariste, griserie idéaliste ? Les précédents
ouvrages de Jean-Claude Guillebaud, dont on a pu déjà apprécier
la vigueur, la précision et le sérieux, permettent d’éliminer dès
2. Voir dans le n° 396-2 l’abord cette hypothèse 2.
(février 2002) d’Etudes la Rien, en effet, de particulièrement euphorique dans son ana-
note de lecture : « Les
convocations de Jean- lyse du monde contemporain. Revenant sur la rupture historique et
Claude Guillebaud », sur anthropologique que nous sommes en train de vivre, qualifiée par
ses trois précédents ou-
vrages : La Tyrannie du Illya Prigogine de « grande bifurcation » comparable à celle qui nous
plaisir, La Refondation du fit passer, il y a plus de douze mille ans, du paléolithique au néoli-
monde, Le Principe d’huma-
nité.
thique, il ne craint pas d’affirmer que, « dans notre rapport au réel, à
la matière, au temps et à l’espace, à la vie elle-même, nous vivons
aujourd’hui un basculement de cette importance ». De quoi disquali-
fier les discours doctes et les postures avantageuses. Il convient bien
davantage – et c’est là tout l’effort de Jean-Claude Guillebaud – de
prendre acte de cette situation de « suspens énigmatique », d’éveil
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tendu d’une conscience collective désorientée, sans refus ni arro-
gance, de se tenir à ce point d’inconnu où nous sommes, en sachant
qu’il peut à tout moment « tourner à l’in-sensé, et à l’im-monde ».
Ce Goût de l’avenir est bien d’abord et avant tout le grand
livre de notre inquiétude, de cette inquiétude que Jean-Luc Nancy
décrit comme « ouverte entre le crépuscule d’un achèvement et
l’imminence d’un surgissement ». Cette inquiétude, c’est peu de dire
que Guillebaud l’entend : il la respecte, la recueille, l’ordonne dans
toutes ses manifestations, confrontant sans cesse les données de
l’actualité la plus immédiate aux schèmes d’interprétation les plus
élaborés, osant des comparaisons et multipliant les perspectives.
La lucidité est une tâche : il s’y emploie autant que faire se peut,
car c’est à ce prix seulement qu’avouer le goût de l’avenir n’est
pas simple « jobardise ». Dès lors, rien d’étonnant à ce que son
livre s’ouvre sur un message personnel, un « parti pris », sans
lyrisme, mais fort d’une détermination extrêmement stimulante :
Carnets d’Étvdes

« renoncer au renoncement contemporain », à son ressassement, à


son tassement ; aller au delà de la plainte, dépasser la célébration
grise de notre désarroi.
L’ouvrage entier est marqué par un formidable instinct de
vie : en témoigne l’énergie à prendre en compte la longue durée. Le
présent ne se comprend que dans l’élaboration et la gestation des
siècles passés : Guillebaud honore régulièrement cette portée histo-
Les

rique – histoire des idées autant que celle des événements – qui
accouche du présent et soulève l’avenir. Il arrache ainsi le discours à
la clôture d’un présent obsédant, dissipe la fascination pour les
manifestations actuelles du mal – en les mettant en lumière –, inter-
roge le flou de nos options, notre incertitude sur les valeurs, nos
« jolis doutes », ou les raideurs catastrophiques que nous leur oppo-
sons : « Moins nous sommes assurés de nos valeurs, plus nous
haussons le ton. » Et plus nous sommes vulnérables. Raison supplé-
mentaire pour aller chercher dans ces trésors enfouis que nous
avons fini par oublier : la philosophie morale, les expériences théolo-
giques, l’ontologie – cette « science de l’être », précise Guillebaud
derrière le Littré, car il ne déteste rien tant que la technicité du lan-
gage et la pédanterie intellectuelle qui écarteraient de l’effort de pen-
ser ceux qui sont prêts à l’aventure.
« Posément. Patiemment. En toute imprudence », il nous
conduit dans une analyse très structurée des six antagonismes, des
six oppositions sur lesquelles lui « paraît buter le désarroi contempo-
rain ». A vrai dire, six grands points de douleur collective, où se
nouent et se pétrifient les cœurs, les esprits et les comportements. Il
s’agit de sonder, nommer, éclairer ces contractures mortifères, pour
tenter de passer outre, penser, voir, agir, parler autrement. Où sont
ces nœuds, et où, par conséquent, les issues à découvrir ou
inventer ? Ils sont : 1) entre limite et transgression ; 2) entre autono-
mie et lien ; 3) entre transparence et intériorité ; 4) entre innocence
et culpabilité ; 5) entre corps et esprit ; 6) entre savoir et croyance.
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Les lecteurs d’Etudes ne seront pas surpris par ces thèmes souvent
abordés dans la revue, que Jean-Claude Guillebaud ne manque pas de
citer à l’occasion. Comment parvenir à une juste appréciation de la
limite, humanisante et pesante à la fois, comment faire entre
obéissance consentie et désobéissance, comment concilier la person-
nalisation de chacun, son individualité, avec le nécessaire vivre-
ensemble ? Qu’advient-il quand la survalorisation de l’autonomie
nous laisse éperdus de solitude ? Que penser de cette transparence
réclamée haut et fort, où s’abîment l’intime et la pudeur ? Comment
oscillons-nous entre bonne et mauvaise conscience ; au prix de
quelles stigmatisations ou de quelles diabolisations d’autrui qui nous
exonèrent du même coup ? Pas une de ces questions qui nous soit
extérieure et qui n’importe. Notre vie collective et notre vie privée
sont là, dans un déploiement respectueux et juste. L’exposé, servi
par de réels bonheurs d’expression, n’est jamais ennuyeux, et donne
beaucoup à réfléchir sur le travail intellectuel, modeste et sans affé-
terie, dont il est une très sûre réhabilitation.
A ceux qui douteraient encore de pouvoir accéder à ce type
d’essai, on rapportera volontiers l’exergue, tiré de Claudel : « Me
voici / Imbécile, ignorant / Homme nouveau devant les choses incon-
nues », bel astre sous lequel est conduite la recherche et belle pro-
messe d’un état d’esprit autant que d’un état de veille. On ne
résistera pas non plus à reproduire cet extrait du second message
personnel, celui qui clôt le livre, dans lequel sont dites de ces choses
qu’habituellement on n’ose exprimer, parce qu’elles paraissent « trop

L
L IVRES
simples, naïves peut-être » : « Il me semble qu’au delà du principe
espérance, au delà d’une volonté de reprendre en main notre histoire,
c’est une certaine gaieté qui nous fait défaut. Je dis bien “une cer-
taine”, car celle que j’évoque ne s’apparente pas aux rigolades
convenues, encore moins à la dérision généralisée ou aux sarcasmes
malins. » On le suit encore lorsqu’il dit ne pas vouloir abandonner cette
gaieté « à la contrebande des désenchantés », et l’on se revigore dans
cette énergie grave, et gaie pourtant, qui s’apparente au courage.

FRANÇOISE LE CORRE

Un diagnostic plus complet


du catholicisme aux Etats-Unis

U N DIAGNOSTIC plus complet... car, ces dernières années, il n’a pas


manqué, en effet, de diagnostics de l’Eglise américaine, dans Etudes
1. Dans le prochain nu- en particulier (cf. juillet 2002, janvier 2003) 1. Les problèmes du
méro (Etudes, décembre
2003), un article de Domi-
catholicisme américain ne se réduisent aucunement au scandale de
nique Decherf, « L’Eglise la pédophilie, quelque grave qu’il soit, quelque lourdes conséquences
catholique aux Etats-Unis :
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qu’il comporte, c’est le message de Peter Steinfels dans un ouvrage
un géant sans voix ? »
[N.D.L.R.]. intitulé A people adrift (« Un peuple à la dérive ») 2 : il y a une « crise
du catholicisme romain américain » de bien plus lointaine origine, de
2. Peter STEINFELS, A people
adrift, publié par Simon plus large portée. Et le propos mérite d’être entendu, Peter Steinfels
and Schuster, New York / étant le journaliste religieux américain le plus qualifié aujourd’hui,
Londres, 2003, 396 pages.
directeur pendant longtemps de la revue Commonweal, longtemps
aussi chef du service religieux du New York Times, professeur, d’autre
part, aux universités Notre-Dame et Georgetown.
Pourquoi, interroge-t-il, les médias se sont-ils montrés aussi
anticatholiques durant les mois du scandale de la pédophilie ?
Pourquoi n’ont-ils pas nuancé leurs propos ? Pourquoi beaucoup
en ont-ils même volontiers « rajouté » ? Et pourquoi tant de catho-
liques se sont-ils également jetés dans la mêlée pour attaquer, les
uns le célibat (cause de tous les maux), les autres les « théologiens »
critiques et « infidèles au magistère » (non moins cause du mal),
d’autres, encore, le laxisme des responsables qui ont admis dans les
Carnets d’Étvdes

rangs du clergé tant de personnes d’orientation homosexuelle ?


Parce que, dit Peter Steinfels, l’atmosphère était délétère depuis
plus longtemps. Au début du livre, il évoque le cardinal Bernardin,
qui lança peu avant sa mort, en 1996, une fameuse Common Ground
Initiative (Initiative de recherche d’un terrain commun). Conscient
des tensions au sein de l’Eglise des Etats-Unis, il invitait les frères
« ennemis » à se rencontrer et à se parler, à rechercher et à découvrir
Les

entre eux un « terrain commun »... La réaction, très significative, du


cardinal Law, de Boston, fut véhémente : l’Eglise a-t-elle besoin
de quelque terrain commun nouveau ? N’a-t-elle pas ses Ecritures
et le magistère ?
Que se passait-il donc depuis déjà longtemps ? L’ancienne
Eglise des immigrés, si fortement soudée autour de ses prêtres et de
sa foi dans un environnement hostile, au XIX e siècle, s’était progres-
sivement intégrée à la culture américaine. Elle pouvait même passer,
à partir de la seconde guerre mondiale, pour l’une des réalités les
plus américaines, la consécration ayant été l’élection de John
Kennedy à la présidence des Etats-Unis. A partir de là, il y a bien une
crise d’« identité » catholique : on ne sait plus toujours très bien ce
par quoi on se distingue. Et c’est ce qu’analyse particulièrement
P. Steinfels, en rendant compte de l’évolution de l’énorme système
d’« institutions » (de santé, d’aide sociale, d’éducation...) caractéris-
tique de l’Eglise américaine. Que sont, aujourd’hui, un hôpital
« catholique », une université « catholique » ? On a vu, dit-il, des
jésuites chercher à définir leur identité par leur lien à l’humanisme
de la Renaissance et leur souci de l’étude... P. Steinfels sait – et dit –
que d’autres ont fait, et font, d’immenses efforts pour donner à
l’identité de leurs établissements un contenu moins ambigu. Lui-
même plaide pour que les institutions universitaires n’hésitent en
rien à se spécifier : c’est par un conformisme naïf qu’on finit par tout
homogénéiser aux Etats-Unis ; il n’y aurait qu’un seul modèle
d’« excellence » universitaire, un seul modèle d’université, en
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somme ! P. Steinfels sait aussi que tout est affaire de professeurs :
leur recrutement doit être sélectif, sans pour autant être discrimina-
toire. Il ne désespère pas de la réussite, à cet égard.
Ce chapitre sur les institutions est capital. On doit le rappro-
cher du chapitre sur la foi et sur sa transmission, où l’on reparle
beaucoup des écoles. P. Steinfels n’hésite pas à prononcer un dia-
gnostic d’illettrisme religieux (religious illiteracy). Il est temps, et
même urgent, de catéchiser hors des écoles catholiques paroissiales
– qui sont en diminution. Il y a déjà 350 000 catéchistes, mais leur
formation laisse à désirer. L’enseignement théologique répond
d’ailleurs assez mal aux besoins, car il est devenu une « spécialisa-
tion académique » : le savoir prime la vie. Un bagage cognitif, est-ce
la foi ? Discrètement, dans une parenthèse, Peter Steinfels livre son
sentiment qu’il y a crise de la foi dans le catholicisme des Etats-
Unis, ce que l’on n’eût jamais évoqué il y a trente ou quarante ans.
P. Steinfels date encore d’une autre manière, vers la fin de
l’ouvrage, la crise qu’il décrit : à la publication de Humanae vitae,
l’encyclique sur la contraception (1968). On a dit que les théologiens
ont provoqué le dissentiment ; ils ont plutôt suivi la réaction du
peuple catholique, estime Steinfels... Et, bien entendu, les problèmes
de la condition féminine dans l’Eglise se sont développés à partir
de là, y compris celui de l’ordination des femmes ; cependant,
Steinfels précise que les Américaines ne sont pas très nombreuses
à désirer être prêtres.
Au terme, en quoi, en qui mettre son espoir ? Bien peu en

L
L IVRES
l’épiscopat, semble penser P. Steinfels, compte tenu de sa médio-
crité, récemment manifestée (lors du scandale de la pédophilie)
– « médiocrité plus que malignité », écrit l’auteur. Il dit sa confiance
dans le laïcat, né du Concile et réveillé par les événements récents.
C’est un trait fréquemment souligné, ces dernières années. La
passation ne sera assurément pas facile... L’on est renvoyé au pro-
blème de la formation.
Il valait la peine d’élargir et d’approfondir un diagnostic qui
risquait de se faire trop étroit.

JEAN-YVES CALVEZ s.j.

L’élégance d’Alice Ferney

1. Alice FERNEY, Le Ventre


L’ ŒUVRE d’Alice Ferney occupe une place à part, encore trop dis-
crète, dans la littérature actuelle. Cinq romans 1 ont suffi à créer un
de la fée, 1993 ; L’Elégance univers romanesque unique, habité, tenu par les femmes, traversé
des veuves, 1995 ; Grâce et
dénuement, 1997 ; La par les grands élans de la vie, le désir amoureux, la maternité, mais
Conversation amoureuse, aussi par ce qui détruit et brise, la solitude, le deuil et la mort. Les
2000 – tous parus chez
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Actes Sud, puis réédités mots de la douleur et ceux de la jouissance se mêlent dans une prose
dans la collection de poche « charnelle » ; ils font parler tout un monde de sensations et de senti-
Babel. Dans la guerre vient
de paraître.
ments vécus à la frontière de l’esprit et du corps. Il en naît une émo-
tion rare et une familiarité immédiate vis-à-vis de personnages qui
incarnent avec force, plénitude – et sublime parfois – les choses de la
vie, sa beauté et son mystère, mais aussi sa tragique dureté.

A la manière d’une pièce à l’écart du bruit, mais qui en laisse


filtrer la teneur, ces romans expriment les déchirures et les incerti-
tudes de notre monde, à travers l’itinéraire monstrueux d’un serial
killer (Le Ventre de la fée), la chronique d’une grande famille bour-
geoise au début du siècle, avec son cortège de naissances et de
deuils (L’Elégance des veuves), l’incompréhension mutuelle qui écarte
les Gitans des « gadjés » (Grâce et dénuement), les souffrances provo-
quées par la grande guerre (Dans la guerre).
Carnets d’Étvdes

Mais, à l’image de la vie qui donne et reprend, leitmotiv qui


parcourt l’œuvre, ces pages de souffrance alternent avec celles qui,
dans un sursaut que l’on croit toujours impossible, voient renaître le
besoin de vivre et d’aimer, malgré tout. Après la mort de son petit
enfant, Mathilde, icône de la maternité, « se redressa, plus droite
qu’elle ne l’avait été par le passé. Et lorsqu’elle se baissait vers
2. L’Elégance des veuves, un de ces enfants, c’était avec la grâce frémissante de sa blessure 2 ».
Les

p. 75. La vocation des femmes à transmettre la vie est ici au cœur de la


construction romanesque. C’est une digue patiemment et imper-
turbablement élevée contre les coups incessants de la mort et de
la tristesse.

On peut reprocher à Alice Ferney de ne pas toujours éviter


la facilité dans la reprise de ces leitmotive, et ne trouver aucun
charme à cette vision archaïque, en somme, de la féminité. Mais, s’il
est vrai que ces thèmes sont comme une signature d’auteur au
cœur de chaque histoire, chaque roman se démarque du précédent
et aborde un sujet bien particulier. Dans la guerre marque même
une rupture très nette avec les précédents romans, et peut sur-
prendre le lecteur familier du style d’Alice Ferney. Sans quitter
tout à fait ses lieux de prédilection, elle explore les champs obscurs
de la conscience animale, et s’essaye à la veine romanesque, presque
épique, de la littérature de guerre : on n’avait jamais vu
autant d’hommes dans les romans d’Alice Ferney... Mais on retrouve
cette prose admirablement rythmée, où la concision des formules,
la justesse et la mesure de l’expression rendent aussi bien l’éclat
d’une pensée prompte, la légèreté calculée des conversations amou-
reuses, ou le vide que produit une douleur fulgurante. Cette écriture,
qui a l’élégance du classicisme et la grâce d’une voix particulière,
se déploie sans avoir besoin de se forcer ; elle laisse la place aux
non-dits et aux silences, elle aime s’enrouler dans de longues
phrases complexes, se pare de mots oubliés, romantiques, désuets,
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qui feraient rire ailleurs mais qui touchent au cœur le lecteur
qui se laisse séduire. Alice Ferney affectionne l’imparfait, qui confère
aux pensées et aux actions de ses personnages la patine des souve-
nirs, mais aussi une épaisseur de vie qui déborde le bref instant
d’un geste ou d’une parole. Toujours rapportées sans guillemets,
les paroles se fondent dans la continuité du récit. Ce flux ininter-
rompu efface les frontières entre l’extérieur et l’intérieur ; il permet
de rendre la lenteur et la complexité avec lesquelles se font et
se défont des relations humaines. Grâce et dénuement exprime avec
ce tissage verbal méticuleux la patience du personnage d’Esther,
une jeune femme qui entreprend de donner à des enfants gitans le
goût de la lecture ; malgré la méfiance des femmes, le regard trop
ardent des hommes, un lien extrêmement fragile se tisse, toujours
menacé par un mot ou un silence mal compris. Au fond, chacun
éprouve à quel point sa solitude est radicale. « Alors les femmes
restèrent seules. Livrées à elles-mêmes. Rendues à la seule sensa-
tion de leur féminité. C’est-à-dire vivant désormais sans le contre-
poids d’un esprit différent. Elles n’eurent plus que leur propre
façon de saisir le monde, ce qui est l’occasion d’éprouver à quel
point on se contient soi-même tout entier, sans chance de sortir
de cette prison 3. » 3. Dans la guerre, p. 57.

Ce lieu solitaire, où l’on éprouve, sans pouvoir les partager,


les joies les plus intenses comme les souffrances les plus arides,
impose une limite que les mots de l’analyse ne franchissent pas : ils

L
L IVRES
s’efforcent de circonscrire ce mystère sans le dénaturer. Les pre-
mières pages de La Conversation amoureuse, qui tentent de dire ce qui
se passe au moment du coup de foudre, ne font finalement que
l’enrober d’une prose à la fois pénétrante et respectueuse.

En magnifiant l’amour aussi long que la vie, les lumineuses


servitudes de la femme et de l’amour maternel jusque dans ses
excès, Alice Ferney choisit une voie originale où elle excelle. La
grâce et la légèreté de ses héroïnes viennent souvent de leurs atta-
chements mêmes, des pesanteurs et des angoisses d’une maternité
assumée comme une vocation parfois cruelle. Elle détermine ainsi un
univers romanesque très tranché, où les hommes et les femmes,
sans cesser de se désirer, ont des natures, des préoccupations et un
langage radicalement opposés. Les femmes y ont en partage la ten-
dresse, la grâce, les joies et les douleurs de l’enfantement, les liens
éternels que les mères ont avec leur enfant et que les pères ignorent,
mais aussi le fardeau des tâches quotidiennes. Les hommes donnent
parfois l’impression de rester à la lisière des choses, paradoxalement
encombrés de leurs certitudes et de leur insouciance. Là où les cli-
chés et les simplifications psychologiques guettent, Alice Ferney sait
multiplier les variations pour restituer une réalité complexe, comme
dans ce passage où Jules et Valentine déplorent la perte de leur
enfant mort-né : « Elle ne parlait pas. Elle n’avait pas besoin de mots
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pour sentir qu’en cet instant il l’aimait mais ne la comprenait pas.
Qu’il n’était pas comme elle une chair capable de s’emplir et de
créer, une chair volée de son fruit, ravagée de sang perdu. [...] Vous
aurez d’autres enfants, disait Jules, et elle ne bougeait pas. Il pour-
suivait, s’appliquant à être doux. [...] Elle faisait mine d’être conso-
lée. Mais seul un homme pouvait parler de cette manière,
pensait-elle. Car elle songeait aux mots qu’elle avait murmurés en se
4. L’Elégance des veuves, voyant si pleine : mots secrets de l’attente émerveillée 4. »
p. 19.

Et pourtant, c’est toujours dans l’amour, dans le regard de


l’autre que se déploient les personnages, au risque de faire l’expé-
rience d’une solitude plus amère encore. Le don de soi se vit comme
un risque, mais surtout comme le seul moyen de grandir et même
de vivre. En regard de la pureté ou de la grâce de certains person-
nages, l’itinéraire intérieur de Gabriel, le violeur du Ventre de la
fée, trace de manière troublante, comme une preuve a contrario, les
Carnets d’Étvdes

voies cachées et perverses de la haine. De Gabriel à Jules, angélique


héros de Dans la guerre, Alice Ferney s’affirme comme une roman-
cière au talent singulier.

AGNÈS PASSOT
Les

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