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Économie rurale

Agricultures, alimentations, territoires


297-298 | janvier-avril 2007
Le paysage

Le paysage, les paysagistes et le développement


durable : quelles perspectives ?
The Landscape, the Landscapers and the Sustainable Development: What Future
Prospects?

Pierre Donadieu

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/economierurale/1923
DOI : 10.4000/economierurale.1923
ISSN : 2105-2581

Éditeur
Société Française d'Économie Rurale (SFER)

Édition imprimée
Date de publication : 6 mai 2007
Pagination : 10-22
ISSN : 0013-0559

Référence électronique
Pierre Donadieu, « Le paysage, les paysagistes et le développement durable : quelles perspectives ? »,
Économie rurale [En ligne], 297-298 | janvier-avril 2007, mis en ligne le 01 mars 2009, consulté le 30
avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/economierurale/1923 ; DOI : 10.4000/
economierurale.1923

© Tous droits réservés


Le paysage, les paysagistes
et le développement durable :
quelles perspectives ?
Pierre DONADIEU • École nationale supérieure du paysage de Versailles

’idée de paysage a-t-elle encore un ave- analysera la diversification des réponses des
Lconstatant
nir ? On n’en doute pas un seul instant en
depuis vingt ans son développe-
professionnels du paysage à l’État et aux
pouvoirs publics. Enfin, l’objet de la qua-
ment politique et professionnel dans les trième partie sera d’esquisser ce que devient
pays de culture occidentale, notamment en aujourd’hui la pratique de projet des concep-
Europe (Donadieu et Scazzozi, 2007). Non teurs paysagistes sollicités par les pratiques
seulement le paysage serait une notion d’uti- de gouvernance qui inscrivent la construc-
lité publique, mais il aurait un rôle à jouer tion des paysages matériels ordinaires dans
dans la mise en œuvre des valeurs du déve- le débat public sur le développement
loppement durable. Il aurait ainsi à contri- durable.
buer, demain plus qu’aujourd’hui, au « bien-
être des populations », si l’on en croit la
Convention européenne du paysage signée
La conception du paysage :
à Florence et ratifiée par la France en
entre art et science
décembre 2006. Dans les langues d’origine européenne, le
Cette question est d’autant plus impor- mot paysage exprime, avec des nuances
tante que les acteurs politiques s’intéres- selon les cultures (nord et sud européennes
sent de plus en plus aux compétences des en particulier), l’étendue spatiale que l’on
professionnels du paysage. Quels rôles voit d’un seul regard : son image peinte,
jouent en France ces métiers dans l’action décrite ou photographiée autant que la réa-
publique ? Qui sont les professionnels du lité matérielle qui peut lui être associée.
paysage ? Entre les logiques mondialisées Selon l’historien du paysage Baridon (2006),
des acteurs économiques de la production de « un paysage est une partie de l’espace
l’espace et la mise en œuvre des gouver- qu’un observateur embrasse du regard en
nances territoriales, comment les profes- lui conférant une signification globale et
sionnels du paysage s’adaptent-ils ? un pouvoir sur ses émotions ». Dans la cul-
Cet article, centré surtout sur la France, ture chinoise traditionnelle, où le terme
montrera, dans les deux premières parties, shanshui (montagnes et eaux) désigne la
que le sens du mot paysage a évolué pour peinture de paysage, l’idéel et le matériel ne
signifier aujourd’hui non seulement la pro- sont pas dissociés. Cette dualité entre la
duction géographique d’un espace et la per- réalité objective et l’interprétation qui en
ception globale d’une étendue, mais aussi ce est faite fonde le rapport humain au monde
qu’elle devrait être, notamment en tant que sensible occidental. En Occident, contrai-
cadre de la vie humaine et sociale. Puis que rement à l’Orient, la rationalité cartésienne
le succès contemporain de la notion de pay- isole ce qui est vu du résultat de la vision :
sage est la conséquence de politiques la perception et la représentation, notam-
publiques qui l’ont instrumentalisée et en ment avec l’aide de la perspective pictu-
tirent parti aujourd’hui. La troisième partie rale. C’est pourquoi, en Occident, il existe,

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surtout depuis le XIXe siècle, deux pôles dis- tion polysensorielle au monde serait man-
tincts d’interprétation profane de la rela- qué. C’est ce que développent les
tion visuelle au monde visible : l’art et la démarches phénoménologiques 2 . Ces
science. modes d’interprétation du paysage pré-
sentent cependant des faiblesses. Le pre-
1. L’art du paysage mier réduit le monde vécu à ses appa-
L’artiste est, selon le sociologue Francastel rences, et néglige l’invisible (les forces
(1970), celui qui, « traduit dans un langage économiques, naturelles et politiques
particulier une vision du monde commune à notamment). Il en est de même du second
l’ensemble de la société dans laquelle il point de vue qui, en outre, est peu com-
vit ». C’est à partir de cette vision que tra- municable et partageable.
vaille l’artiste peintre de paysage immergé
dans un contexte culturel et social. Ainsi 2. Les sciences du paysage
produites, des images de paysage ont été Le point de vue de la science sur le paysage
données à voir à la société. Elles existaient a été affirmé surtout à partir du XIXe siècle.
sur les murs des villas romaines puis, après Il a mis en avant une connaissance repro-
le Moyen-Age, ont été largement diffusées ductible de faits géographiques observables
grâce à l’invention de la perspective eucli- parallèlement aux interprétations artistiques.
dienne par les architectes italiens Brunel- Les premiers géographes comme Alexandre
leschi et Alberti. Baridon1 fait ainsi des de Humboldt (1759-1869) proposaient des
tableaux du peintre Ambrogio Lorenzetti interprétations rationnelles des étagements
intitulés « Effets du bon et du mauvais gou- de la végétation en Amérique du Sud, mais
vernement en ville et à la campagne » et montraient aussi des scènes pittoresques
visibles au Palazzo Pubblico de Sienne, le dessinées, naturelles et sociales. À la suite
point de départ de la renaissance de la pein- de Paul Vidal de la Blache (1903), le pay-
ture de paysage occidental. sage, en tant qu’il donnait à voir et à com-
Le cube scénique et sa projection en deux prendre les relations déterministes entre les
dimensions supposaient l’unicité du point de faits de nature et les faits de société, fut un
fuite et la conservation de la position entre objet de prédilection de la géographie. Jugé
les objets. Cet espace scénique, qui repré- ensuite peu fiable en tant que concept trop
sente l’espace tel que l’œil le perçoit, a dis- incertain, il aurait pu disparaître de la scène
paru dans l’art pictural avec Paul Cézanne scientifique à la fin du siècle dernier. Il fut
et Vincent Van Gogh, mais n’est pas mort. redéfini par le géographe Georges Bertrand
Il perdure dans les usages sociaux de au sein de la notion de complexe paysager
l’image. Il continue à inspirer la scénogra- dans lequel il était associé à celles de géo-
phie théâtrale de l’espace urbain et archi- système et de territoire. Il y exprimait,
tectural, et des jardins et, nous le verrons, les comme le rappelle le géographe Yves
architectes paysagistes. Luginbühl (2004) « la part culturelle, patri-
Sans le point de vue de l’art sur les pay- moniale et identitaire de la pensée du rap-
sages et les jardins qui modèle les regards, port avec le monde qui entoure l’individu et
le monde sensible, dont le sens esthétique la société »3.
est privilégié, ne serait pas compréhen-
sible pour un regard occidental. C’est la
thèse culturaliste (Roger, 1997). Sans l’uni- 2. Voir les n° 11 (Cheminements, 2004) et 12 (La
vers intime de l’expérience sensible du danse, 2007) des Carnets du paysage (Revue bian-
nuelle éditée par les éditions Actes Sud et l’Ecole
corps dans l’espace, l’essentiel de la rela-
nationale supérieure du paysage, ENSP, de Ver-
sailles).
1. Baridon (op.cit). 3. Voir en particulier la page 2.

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Le paysage, les paysagistes et le développement durable

Née au XIXe siècle, la science écologique tivistes, fait de la notion de paysage un


fondée par Ernst Haeckel reprit au cours objet scientifique d’étude. De leur côté, les
des années 1980 le flambeau scientifique du sciences de l’homme et de la société,
paysage en France. L’écologie du paysage notamment dans les champs de l’histoire
(landscape ecology) a aujourd’hui pour des sensibilités (Corbin, 1988, 2001) et de
objet essentiel « la nécessité de gérer les l’ethnologie (Voisenat et Notteghem, 1995)
espèces et leurs habitats à partir d’ap- ont mis en avant des démarches construc-
proches spatialement explicites, sur de tivistes pour relativiser le caractère inté-
vastes étendues et de longues durées, tout grateur attribué à la notion de paysage, et le
en tenant compte des emboîtements rôle des experts paysagistes dans les
d’échelles par lesquels toute dynamique réponses aux commandes publiques.
locale s’inscrit dans une dynamique plus Ces nouvelles connaissances scientifiques
globale »4. Il s’agit alors de formaliser une tentent d’expliquer, chacune dans leur
analyse spatiale et biologique, autant que domaine, les faits concernés : les uns phy-
sociale, permettant de mieux connaître les siques et biologiques, les autres sociaux,
conditions objectives dans lesquelles évo- politiques et culturels. Les paysages acquiè-
luent la biodiversité ainsi que l’espace phy- rent ainsi des significations plurielles qui
sique et social où s’inscrivent les écosys- sont mises en relation avec des politiques
tèmes. Ce thème était encore flou au publiques dédiées : conservation, restaura-
moment où s’est déclenchée la crise envi- tion et création. Les actions de réglemen-
ronnementale des années 1970 en Europe tation requises par les pouvoirs publics – la
(Duvignaud, 1974). Il ne pouvait alors conservation des sites et des monuments
recevoir de réponses pertinentes, ni des historiques, l’action du Conservatoire de
géographes, des écologues ou des biolo- l’espace littoral et des rivages lacustres,
gistes, ni des architectes paysagistes. Cette l’encadrement des permis de construire,
mutation des connaissances scientifiques fut par exemple – s’éparpillent alors dans les
préparée en France par les travaux phy- territoires concernés. Elles ne sont pas,
toécologiques et phytosociologiques du comme le déplorent certains profession-
Centre national de la recherche scienti- nels du paysage (Fortier-Kriegel, 2005),
fique et du Centre d’études phytosociolo- reliées par un projet unitaire à finalité col-
giques et écologiques (CNRS-CEPE)5 de lective.
Montpellier. Elle fut aussi relayée par les Entre la loi de 1930 sur la protection des
programmes de recherche de l’Institut sites et celle de 1993 sur la protection et la
national de la recherche agronomique- mise en valeur des paysages, le sens du mot
Sciences pour l’action et le développement paysage s’est en effet élargi. Il ne désigne
(Inra-Sad), notamment ceux du « géoa- plus seulement, pour le législateur, des sites
gronome » Deffontaines (1998) sur les remarquables à protéger, du point de vue de
relations entre les pratiques agricoles et l’intérêt national, mais aussi un cadre local
les paysages. de vie ordinaire à préserver ou à réhabiliter
Ces deux domaines, la géographie phy- pour ceux qui l’habitent.
sique et sociale, et l’écologie du paysage C’est pour cette raison qu’à la charnière
ont, le plus souvent par des démarches posi- entre les artistes et les scientifiques, émer-
gèrent en France, à la fin des années 1970,
des pensées et des pratiques nouvelles,
4. Cf. H. et O. Decamps (2004). celles d’une petite communauté profes-
5. Ce Centre d’études phytosociologiques et éco-
sionnelle hétérogène réunissant des archi-
logiques fut fondé par Louis Emberger. Il se fit
connaître par ses travaux dans les régions circum- tectes, des architectes paysagistes, des ingé-
méditerranéennes, notamment en Afrique du Nord. nieurs paysagistes, agronomes et horticoles,

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des universitaires, écologues et géographes, L’art des jardins en Europe se situait dans le
et des « paysagistes d’aménagement »6. prolongement de celui de la peinture, de la
Ces nouveaux professionnels, spécialistes sculpture et de l’architecture, autant que du
d’approches dites « sensibles » autant que théâtre, de la musique, du roman et de la
scientifiques et techniques furent désignés poésie. Il était au service des princes et de la
par l’État (le premier ministère de l’Envi- bourgeoisie commerciale, puis industrielle,
ronnement en 1971) comme les experts dont il fabriquait le décor idyllique et emblé-
capables de répondre à la demande sociale matique de la vie publique et privée (Bari-
de paysage et de cadre de vie, et aux com- don, 1998).
mandes des pouvoirs publics dans ce Deux phénomènes majeurs vont susciter
domaine. une mobilisation de ces hommes de l’art par
les pouvoirs publics et les États. L’indus-
La commande publique trialisation naissante en Europe va poser
et les paysagistes la question de l’organisation des villes où
affluaient les populations ouvrières. Puis, les
Si on connaît assez bien l’histoire récente de conquêtes coloniales vont poser, de la
la commande faite aux architectes en France même façon, le problème de la planification
(Moulin et al, 1974), celle qui a été adres- des villes à créer. C’est en Angleterre que
sée aux professionnels du paysage a été
le théoricien des jardins J.-C. Loudon
également éclairée par les travaux des socio-
(1783-1843) recommanda l’embellissement
logues (Dubost, 1984, 2002 ; Barraqué,
de l’espace public dès le début du XIXe siècle
1985). Ces praticiens ont d’abord été appe-
pour créer des villes saines, agréables et
lés jardinier, jardiniste, architecte de jardin
préservées des épidémies, principes qui,
et architecte paysagiste jusqu’en 1940, puis,
avec d’autres (les égouts, la propreté de
à partir de 19627, paysagiste diplômé par le
l’espace public, notamment) seront repris
gouvernement (DPLG) et ingénieur pay-
sagiste. dans le réaménagement de Paris par le
préfet Haussman et l’ingénieur A. Alphand
1. Les pouvoirs publics et les architectes (1817-1891). Aux États-Unis, A.-J. Downing
paysagistes (1815-1862), puis l’architecte paysagiste
Jusqu’au XIXe siècle, la commande quasi F.-L. Olmsted (1822-1903) fonderont
unique était celle des jardins et parcs appar- ensuite les principes d’une planification
tenant aux familles royales et aristocratiques des villes ménageant de vastes espaces
et dépendant de palais, châteaux, manoirs et publics verts, notamment à Boston et
villas. Elle concernait des architectes, autant N e w -York. Au Maroc, au début du
e
que des jardiniers et des peintres et, le plus XX siècle, l’idée de ville-parc sera expéri-
souvent, des autodidactes (Racine, 2002). mentée en vraie grandeur dans les villes
européennes du Protectorat avec l’archi-
tecte paysagiste J.-C.-N. Forestier (1861-
6.Cf. Luginbühl (op. cit). 1930) et l’urbaniste H. Prost, notamment à
7. Date de la création du diplôme de paysagiste
Rabat (Bennani, 2006). De même, après la
DPLG pour les élèves de la section du paysage et de
l’art des jardins de l’Ecole nationale supérieure Seconde Guerre mondiale, l’enjeu politique
d’horticulture de Versailles (Donadieu et Bouraoui, de la fondation d’une capitale comme Bra-
2004). Le titre de paysagiste n’est pas protégé silia mobilisera, à la fin des années 1960,
comme celui d’architecte par un ordre profession- autour d’une utopie urbaine, l’urbaniste
nel. Il désigne autant les entrepreneurs paysagistes
que les ingénieurs et les architectes paysagistes.
Lucio Costa, l’architecte Oscar Niemeyer et
Ces derniers exercent leur métier en majorité sous le paysagiste Roberto Burle-Marx (Monte
la forme de la profession libérale Juca, 2005).

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Le paysage, les paysagistes et le développement durable

Dans tous ces cas, chaque État ou chaque tectes, qui l’ont apprise souvent au contact
ville désignait ses praticiens pour leur confier des paysagistes (Masboungi, 2002). Pour
une mission d’intérêt public : la fabrication ces professionnels, le paysage est une don-
de tout ou partie d’une cité. Aux architectes née interprétée de chaque site qui désigne la
paysagistes, il demandait particulièrement la relation humaine à l’espace proche et loin-
mise en place des réseaux verts d’espace tain. L’utiliser suppose souvent d’inscrire
publics destinés à la circulation automobile l’usager de l’espace dans un rapport « spec-
(parkways), aux loisirs et aux sports (parcs, tatorial » avec les éléments naturels (le ciel,
jardins, squares, stades), ou à d’autres ser- la montagne, la mer, l’arbre, la rivière, etc.)
vices d’intérêt général (cimetières). L’État, ou artificiels du paysage. C’est pourquoi la
par son représentant, comme le général pratique de la promenade, qui centre l’ex-
Lyautey au Maroc, pouvait demander aussi périence de l’espace sur celle du corps en
une véritable planification de la future ville mouvement, comme dans le cas de la danse,
en prévoyant les réserves foncières desti- prend une telle importance dans l’art du
nées, soit à être construites, soit à ne pas paysage et du jardin.
l’être, afin de ménager des espaces libres De ce point de vue, l’architecte paysagiste
d’accès au public et de vision des scènes s’affirme comme un scénographe qui orga-
remarquables (les montagnes de l’Atlas à nise l’espace sensible de l’usager, par
Marrakech, par exemple). exemple avec des parcours pédestres desti-
La figure de l’architecte paysagiste a été nés autant à éprouver les corps qu’à propo-
d’abord celle d’un concepteur et d’un maître ser des lieux différents.
d’œuvre de projet de jardins privés et d’amé- Autant le jardin et l’aménagement pay-
nagement d’espaces publics urbains. sager sont le domaine exclusif d’action du
D’abord autodidacte, sa formation fut jardinier et du paysagiste, autant la planifi-
ensuite dispensée à l’École nationale d’hor- cation du paysage (landscape and urban
ticulture de Versailles à partir de 1874. Sa planning, urban design) est partagée aujour-
pratique, qui acquit rapidement une audience d’hui avec les scientifiques. À l’époque de
internationale (Durnerin, 2002), se sépara J.-C.-N. Forestier et de F.-L.Olmsted, l’en-
progressivement de celle de l’entreprise jeu politique était la fabrication de villes
paysagiste comme dans le cas de l’archi- nouvelles faites pour le commerce et l’in-
tecte, qui était, et reste aujourd’hui, à la dustrie et pour accueillir des émigrants.
fois un modèle et un concurrent. À partir des Urbanistes et paysagistes pensaient la trame
années 1980, les paysagistes DPLG se sont verte et aquatique de la ville comme un
inspirés de la pratique de pionniers fran- « système de parcs » prometteur de mieux-
çais comme J.-C.-N. Forestier pour reven- être individuel et social, par rapport aux
diquer une compétence de conseiller de la villes insalubres qui n’en disposaient pas
maîtrise d’ouvrage publique, notamment (Leclerc, 1994). Il en fut de même dans les
dans le domaine de la planification urbaine villes nouvelles françaises des années 1970
et de l’aménagement du territoire. avec des paysagistes comme Gilles
Vexlard, Michel Corajoud et Jean-Claude
2. Le paysage comme outil de Saint-Maurice (Blanchon, 1999).
l’aménagement du territoire Pour contribuer à une réponse des concep-
Les figures professionnelles précédentes, teurs paysagistes aux questions formulées
qui font référence chez les paysagistes fran- aujourd’hui en termes de développement
çais d’aujourd’hui, montrent que la notion durable par les pouvoirs publics, l’outil des
de paysage a toujours fait partie de la culture projets de paysage est donc ancien. Mais il
des praticiens du jardin, mais aussi de ceux ne peut reposer ni sur les mêmes valeurs, ni
de la ville, comme les urbanistes et les archi- sur les mêmes modes de mise en œuvre

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qu’il y a un siècle. C’est pourquoi, l’utili- changement des paysages et du cadre de


sation de la notion de paysage a changé de vie. Elles s’expriment, dans les projets
nature en trente ans. D’un côté les pouvoirs urbains et de territoire, par des prescrip-
publics, notamment dans les intercommu- tions plus ou moins normatives qui doivent,
nalités des régions urbaines, font appel aux dans les documents réglementaires d’urba-
paysagistes pour élaborer des projets de nisme, s’imposer aux propriétaires du sol et
paysage dont les recommandations sont à aux constructeurs, par exemple dans la déli-
inscrire dans les documents d’urbanisme. vrance d’un permis de construire. Elles sont
De l’autre, le paysage est devenu, dans le fondées le plus souvent sur des données
cadre des gouvernances territoriales rurales démographiques, économiques (les emplois
et urbaines un objet social de débats et de à créer), environnementales (la limitation des
négociations sur le cadre local de vie. risques naturels, la qualité des eaux et de
Certains professionnels du paysage (les l’air, le traitement des déchets, la diversité
concepteurs paysagistes) cherchent plutôt à biologique, etc.), sociologiques (l’état des
infléchir des transformations matérielles dans réseaux sociaux et des phénomènes ségré-
des plans et chartes de paysage intégrés aux gatifs), et sur la mise en valeur du patri-
plans d’urbanisme communaux, et d’autres moine culturel et naturel (des règles de cou-
(géographes, écologues, agronomes, socio- leur de façades par exemple), notamment.
logues et urbanistes) à en comprendre et Deux courants peuvent être distingués dans
prévoir les évolutions à travers les jeux d’ac- les pratiques.
teurs pour conseiller les maîtres d’ouvrage.
Sont ainsi ouverts des dialogues entre 1. Le courant environnementaliste
ceux qui produisent les formes urbaines et Ce premier courant, discernable dès la fin des
rurales des paysages, et ceux qui y vivent, et années 1960 en Amérique du Nord et dans
souhaitent y privilégier – non sans conflits de les pays du nord de l’Europe s’appuie sur les
proximité – les valeurs qu’ils y attribuent ou sciences de la nature. Il confond paysage et
voudraient leur attribuer ; parmi celles-ci nature et assimile à la suite des écrivains
l’identité et le bien-être des personnes s’ajou- américains du XIXe siècle, R.-W. Emerson et
tent à la beauté et aux utilités des espaces per- H.-D.Thoreau, belle nature et beau paysage.
çus (Bigando, 2006). Le rapport humain au De ce point de vue, qui privilégie les valeurs
paysage joue alors le rôle, pour les pouvoirs pittoresques naturalistes, doivent être proté-
publics, d’une médiation, d’un filtre des gés, voire restaurés, les paysages naturels
regards, dans la construction physique et remarquables en tant que lieux scéniques
sociale des territoires. C’est ce rôle de média- collectifs de loisirs, de sports et de patri-
tion sociale que les commanditaires publics moine ou bien de réserves naturelles plus ou
demandent aux professionnels du paysage moins accessibles. Introduit en France dans
(concepteurs paysagistes et universitaires) de les années 1970, ce modèle de planification,
jouer en élaborant des projets de paysage fondé sur les valeurs naturalistes et esthé-
qui traduisent leur projet politique. tiques et sur des méthodes scientifiques d’in-
ventaires a eu peu de succès (Rougerie et
Beroutchachivili, 1991). Ce n’est que récem-
Les réponses des professionnels du ment, à la faveur du développement des
paysage aux pouvoirs publics démarches scientifiques d’écologie du pay-
La planification de l’évolution des paysages sage (Décamps, 2004), de l’action de l’État
et l’aménagement des espaces publics, sur- en matière de développement durable, et
tout dans les régions urbaines, sont les des directives européennes comme Natura
réponses techniques aux besoins exprimés 2000, que les valeurs écologiques connais-
par les pouvoirs publics d’accompagner le sent un regain d’intérêt dans les documents

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Le paysage, les paysagistes et le développement durable

d’urbanisme des collectivités locales et ter- • À l’artiste, ils empruntent une familiarité
ritoriales. Elles sont mobilisées en France par avec l’espace plastique des formes paysa-
les travaux des écologues du paysage, qui gères à reconnaître et à créer, ce que reven-
s’inscrivent dans les réseaux de l’Interna- diquent aujourd’hui les tenants du land-
tional Association for Landscape Ecology scape urbanism (Waldheim, 2006 :
(IALE)- France créée en 2001. Donadieu, 2006).
• À l’architecte autant qu’à l’urbaniste, la
2. L’héritage urbaniste et paysagiste culture de concepteur de projet.
Un second courant européen, issu en France • À l’ingénierie les outils techniques de la
du Musée social et des idées du sociologue réalisation d’un projet.
et économiste français Frédéric le Play • À la géographie, l’écologie, la sociologie
(1806-1882), s’est traduit au début du siècle et l’histoire la capacité à formuler un dia-
dernier par les travaux des urbanistes et gnostic sur l’évolution matérielle d’un ter-
paysagistes français associés à la planifica- ritoire, ses causes et ses conséquences
tion de villes au Maroc, à Cuba et en Argen- sociales et environnementales.
tine, mais aussi en France (Toulon, Paris). Enfin, ils s’inscrivent dans la tradition des
Ce fut le cas de H. Prost et J.-C.N. Forestier concepteurs paysagistes qui savent répon-
dont les travaux ont déjà été évoqués. À la dre depuis A. Alphand et F.-L. Olmsted,
même époque, le modèle de la cité-jardin en par un projet de paysagiste, à une com-
France était diffusé par Henri Sellier, émule mande publique des collectivités urbaines.
de l’architecte anglais Unwin inspiré par
3. Le rôle des concepteurs paysagistes
les théories de son compatriote E. Howard
sur la garden city. C’est à ce courant d’idées Dans tous les cas précédents, l’apport des
et de pratiques professionnelles, inspiré par concepteurs paysagistes sous leurs diffé-
des finalités sociales et politiques que, après rentes compétences (planificateur, archi-
une période d’oubli, les architectes paysa- tecte, ingénieur, artiste, jardinier) n’est pas en
gistes français ont fait référence à partir des principe redondant avec celui des scienti-
années 1980, et de manière plus institu- fiques, qui n’ont pas en général de compé-
tionnelle en 19958. tences de projeteur au sens du dessin de pro-
Ce qu’ont apporté les « paysagistes jet des architectes10. Il en est le complément
d’aménagement » formés au Centre national indispensable, non en termes de décoration
d’études et de recherches du paysage des espaces aménagés (pratique souvent cri-
(CNERP) de Trappes de 1972 à 1978, ainsi tiquée, car elle vient trop tard en aval des pro-
que, ensuite, les paysagistes DPLG des cessus de projet), mais en termes de mise en
écoles de paysagistes, a été inscrit dans l’hé- cohérence formelle et fonctionnelle des dif-
ritage d’un métier en construction au niveau férents types de projets qui construisent un
mondial : celui d’architecte paysagiste9. territoire, cohérence pensée en amont de
Héritiers d’une culture d’architecte de jar- ceux-ci. D’un côté des concepteurs paysa-
dins, les paysagistes DPLG ont fait valoir gistes, plutôt scénographes, qui s’appuient
auprès de leurs commanditaires publics une sur les connaissances scientifiques des états
pratique hybride entre quatre domaines :
artistique, architectural, technique et scien- 10. Toutefois, selon les écoles de concepteurs pay-
tifique. sagistes, les diverses compétences nécessaires peu-
vent être plus ou moins développées. Sont ainsi
différenciées des écoles à dominante de projets
8. Circulaire 95-23 sur les plans de paysage. dessinés (l’ENSP de Versailles qui forme des pay-
9. Avec en particulier la mise en place de la fédé- sagistes DPLG) ou de compétences scientifiques et
ration internationale des architectes paysagistes techniques (l’Institut national d’horticulture d’An-
(IFLA). gers qui forment des ingénieurs paysagistes).

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et des évolutions des paysages ; de l’autre, Les processus des projets


des scientifiques, ingénieurs ou non, qui de paysage des paysagistes
cherchent d’abord à préciser les raisons des
évolutions des sites et des territoires. Face à Comme dans le cas des projets d’architec-
ces deux catégories de praticiens, les com- ture ou urbain dont il est proche, le projet de
manditaires de l’État et des collectivités paysage repose sur deux bases, d’abord la
attendent un pilotage des paysages (la partie commande d’un client (une collectivité ou
visible des territoires et des patrimoines) un groupe de collectivités le plus souvent)
exprimant les intérêts, à la fois publics et pri- qui désigne le site ou le territoire concerné,
vés, des producteurs comme des « consom- et ensuite le programme du projet qui inven-
mateurs » de paysages. torie et précise les fonctions et usages que
L’efficacité d’une politique paysagère doit permettre le projet ou la politique de
nationale, celle des projets de paysage sous paysage. C’est à cette étape que sont décla-
la forme de plans, contrats et chartes de pay- rées, au sein de la gouvernance du projet, les
sage (Follea et Gauthier, 2001) comme sous valeurs qui vont l’inspirer, notamment celles
la forme d’aménagements d’espaces publics du développement durable, par exemple des
(Racine, op. cit.), se mesure à l’aune de sa aménagements publics prenant en compte
mise en œuvre concrète, et de la capacité des les risques d’inondation ou d’incendies, ou
pouvoirs publics à l’évaluer. C’est donc bien la demande sociale de jardins fami-
d’indicateurs précis, économiques, environ- liaux ou d’espaces de loisirs publics.
nementaux et sociaux que les planificateurs
et les gestionnaires doivent se munir. Ces 1. Les principes des processus de projet
indicateurs sont d’autant plus importants Classiquement, le processus de projet repose
pour les élus et leurs conseillers, que la plu- sur la reconnaissance paysagère et l’ana-
part des projets de paysage ne prévoient pas lyse multithématique du site : c’est le stade
d’évaluations a posteriori, et que l’évaluation du diagnostic paysager. Selon les sensibili-
environnementale des projets, qui inclut de tés des paysagistes et l’existence de parte-
fait la notion de paysage, est prescrite par une naires spécialistes d’autres compétences
directive européenne récente11. dans les équipes, selon aussi l’étendu géo-
Il est aujourd’hui possible de modéliser graphique des espaces à étudier et des atten-
l’hétérogénéité ou l’homogénéité d’un pay- dus du commanditaire, la prestation du
sage du point de vue des sciences écolo- concepteur paysagiste varie ; elle peut se
giques, ou bien d’évaluer son prix comme le limiter à une identification des tendances
font Cavailhès et Joly (2006). Mais peut-on évolutives des paysages et à des propositions
repérer la manière dont sont mobilisées et d’actions. Elle peut aussi prendre en charge
comprises les valeurs du développement un projet complet d’aménagement d’espace
durable par les architectes paysagistes et public, de la conception à la réalisation.
leurs partenaires, urbanistes et architectes Dans ce dernier cas, au diagnostic pay-
notamment ? sager succède la prise de connaissance du
programme d’aménagement du site, et des
11. La directive 2001/42/CE du 27 juin 2001 com-
allers et retours, à échelles spatiales
plète la loi Solidarité et renouvellement urbain et la variables, entre le client et les esquisses
loi Urbanisme et Habitat sur le plan environne- graphiques du concepteur. Ce processus a
mental. L’analyse environnementale et paysagère été formalisé dans les marchés de définition
doit comporter une évaluation permettant d’identi- qui permettent à un commanditaire de choi-
fier les impacts des orientations d’aménagement
du Schéma de cohérence et d’organisation territo-
sir un paysagiste maître d’œuvre associé à
riale (Scot) et des propositions de réduction ou de d’autres compétences, notamment tech-
compensation des impacts. niques (Donadieu et Perigord, 2005). Que le

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Le paysage, les paysagistes et le développement durable

projet concerne un plan de paysage à l’Écologie et du Développement Durable, les


l’échelle d’un Schéma de cohérence terri- projets de paysage indiquent, par rapport à
toriale (Scot) ou un Plan local d’urbanisme des états et des évolutions constatées (urba-
(PLU), ou encore un projet de place urbaine, nisation, boisement, déprise agricole et
le processus de conception est sensiblement industrielle, etc.) le meilleur parti de régu-
le même ; car les praticiens travaillent tou- lation nouvelle à tirer des potentialités paysa-
jours à plusieurs échelles spatiales, notam- gères des territoires : par exemple la locali-
ment pour prendre en compte des informa- sation de l’urbanisation, des activités
tions déjà existantes. C’est ce que permet, agricoles, des boisements, des routes, des
par exemple, l’atlas des paysages de Poitou- chemins, des éoliennes ou des zones d’ac-
Charentes réalisé il y a dix ans, quand un tivités économiques.
paysagiste est appelé par un maire pour une Le projet de paysage met en croquis, en
étude paysagère communale. images, en scènes et en fonctions nouvelles.
Dans tous les cas, ils cherchent à inter- Il transforme ou protège, souligne, relie ou
préter les attentes collectives des élus et des masque les formes des paysages et des lieux.
usagers de l’espace, en devenant d’autant Il sollicite l’architecte, l’urbaniste, le jardi-
plus précis et efficaces que les échelles géo- nier, le muséographe, l’écologue comme
graphiques de travail sont grandes et que la l’ingénieur et l’agriculteur. Scénographique,
commande publique est précise. Pour y par- il crée des liens matériels et polysensoriels
venir, ils introduisent dans la gouvernance entre les espaces différents pour un meilleur
des projets qu’ils conçoivent, les acteurs profit (confort, repères, spectacles, accès,
politiques, techniques et sociaux impliqués etc.) pour ceux qui s’y déplacent et y vivent.
dans le cadre, par exemple, du débat public Technique, il substitue la plurifonctionnalité
que prévoit la loi Solidarité et renouvelle- d’un espace à sa monofonctionalité, par
ment urbain (2000) pour préparer un plan exemple pour un bassin d’orage qui devient
local d’urbanisme (l’étape du plan d’amé- aussi un espace de loisirs. L’enjeu est alors
nagement et de développement durable). souvent – trop souvent peut-être – l’attrac-
Dans la mesure où des textes juridiques12 tivité des paysages tant pour les habitants
incitent les acteurs publics à inscrire leurs que pour les touristes, mais aussi ce qui est
actions dans les valeurs du développement de fait exclu et relocalisé (les nuisances en
durable, ce qui est le cas explicite de nom- particulier). Pour autant, ces actions
breuses collectivités françaises (la commu- publiques de paysage sont-elles conformes
nauté d’agglomération d’Angers ou la ville aux valeurs du sustainable development ?
de Montpellier, par exemple), les concep- Quand les chercheurs interrogent les élus
teurs paysagistes deviennent de fait des opé- et les techniciens de la Région Provence-
rateurs de ce mode de développement éco- Alpes-Côte d’Azur, qui a confié aux pay-
nomique, environnemental et social. sagistes de nombreuses études paysagères
dans le cadre d’« ateliers pédagogiques
2. Le projet de paysage comme action régionaux » de l’ENSP de Versailles, les
publique opinions recueillies sur ces projets sont en
Dans les quatre actions publiques de paysage général très favorables. Ce qu’ils soulignent
mises en œuvre depuis environ dix ans en est l’introduction par les paysagistes de
France (l’atlas, le plan, la charte, le contrat visions transversales de l’aménagement de
de paysage) à l’initiative du ministère de l’espace. Celles-ci concourent à créer ou à
restaurer en particulier les identités paysa-
12. Notamment la loi d’Orientation pour l’aména-
gères territoriales qui sont souhaitées par
gement et le développement durable du territoire du les élus de la Région. Tamisier et al. (2006)
25 juin 1999. écrivent : « Ce que montre avant tout le

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RECHERCHES
Pierre DONADIEU

contenu de ces entretiens, c’est que l’ap- durable au sein de gouvernances territo-
proche de paysage débouche immédiate- riales. Il est cependant difficile, au stade
ment sur des questions de territoire. Le pay- actuel des recherches, de savoir quels résul-
sage est à la fois une porte d’entrée et un tats précis ont obtenus les collectivités qui
écran : on cherche le paysage et on trouve se sont inscrites dans l’éthique du dévelop-
le territoire. Ce que les paysagistes appel- pement durable. L’évaluation de la construc-
lent « projet de paysage » est une approche tion de « paysages durables » n’est pas
de type territorialiste qu’Alberto Magnaghi encore opérationnelle. Il est possible néan-
appellerait « projet local auto-soutenable ». moins de déceler quelques tendances.
Ainsi il semblerait pouvoir faire la synthèse
de deux héritages des politiques publiques 3. Vers un paysage durable ?
dans ce domaine : la protection des espaces Trois modèles, repérés dans une recherche
naturels et des paysages remarquables d’un sur des collectivités du centre de la France
côté, et l’intégration de la qualité paysagère par les chercheurs du Centre national du
dans le développement urbain de l’autre. machinisme agricole, du génie rural et des
L’un est presque exclusivement lié aux poli- eaux et forêts (Cemagref) de Bordeaux
tiques patrimoniales initiées par l’État, (Moquay et al, 2004), semblent assez bien
l’autre semble beaucoup plus résider dans exprimer les tendances générales des pra-
les savoir-faire professionnels et dans l’in- tiques actuelles :
terface politiques locales/logiques habi- – le paysage-décor, héritier des origines
tantes et témoigne de la montée du souci du picturales du paysage est une production
cadre paysager dans les préoccupations « en soi » destinée surtout à la consomma-
habitantes. » tion esthétique et à fabriquer des images
La démarche paysagère est également valorisantes pour leurs commanditaires et
mise en avant dans le cas des chartes et leurs destinataires : c’est le cas du marketing
plans de paysages des parcs naturels régio- urbain consommateur de mises en scène
naux qui fixent les valeurs cadres de la pro- urbaines (les éclairages nocturnes des villes
duction des paysages : la conservation des et des monuments historiques par exemple) ;
patrimoines locaux, architecturaux, paysa- – le paysage-territoire est la résultante visible
gers et naturels, et le développement éco- des actions publiques et privées de projets
nomique notamment (Gorgeu et Jenkins, locaux portant sur les processus sociaux,
1995). En revanche, elle est loin d’aboutir environnementaux et économiques de pro-
partout, surtout quand les mutations sug- duction de paysages ordinaires ou remar-
gérées ne conviennent pas aux intéressés, quables à l’échelle de collectivités publiques ;
que les élus sont réticents ou que les évolu- – le paysage identitaire ou paysage culturel
tions des paysages sont trop complexes à est produit en tant que bien commun ou
maîtriser, surtout à une échelle intercom- patrimonial par et pour un groupe social
munale du fait des nombreux pouvoirs poli- qui y reconnaît ses repères symboliques,
tiques qui interfèrent. À ce niveau existe par exemple ceux d’une identité paysagère
réellement un déficit de connaissance de régionale ou locale. Les politiques de pré-
l’aboutissement du processus de projet et des servation des paysages culturels ruraux euro-
manières de l’évaluer. péens menacés de disparition en sont un
Dans ces deux exemples, la notion de bon exemple.
paysage est devenue un instrument des pou- Ils coexistent souvent dans la réalité d’un
voirs publics – de l’État, à la Région et à la territoire et sont mobilisés par les profes-
commune. L’outil du projet de paysage joue sionnels du paysage, qui interviennent
le rôle, pour les collectivités, d’un instrument comme médiateurs sociaux de ces construc-
de médiation des valeurs du développement tions collectives du cadre de vie.

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Le paysage, les paysagistes et le développement durable

La durabilité d’un paysage est encore à celles de sécurité ou de santé publiques.


un objet de recherche, car il est nécessaire Chaque domaine d’expertise la redéfinit et
de traduire les discours politiques en ques- la précise en rappelant ou non les intérêts
tions scientifiques. Dans le cas du déve- publics qu’elle signifie. Néanmoins, l’ac-
loppement durable urbain par exemple, il ception commune et ancienne, qui lie le
s’agit en principe autant de gérer un envi- paysage à l’aménagement paysager (land-
ronnement (pollutions, énergies, biodiver- scaping) et au jardinage, ne permet pas rapi-
sité, incivilités, etc.) que de favoriser une dement d’introduire les résultats de la
participation accrue des habitants à cette recherche sociologique, géographique et
gestion. Dans le cadre de recherches plu- écologique dans les pratiques profession-
ridisciplinaires à Paris, Blanc et al. (2005) nelles et sociales. Le paysagisme ne béné-
ont démontré que le fonctionnement bio- ficie ni des mêmes relais de vulgarisation et
physique du milieu peut être « gommé » de développement que la recherche agro-
par les agents opérationnels des collecti- nomique ou médicale, ni d’une tradition de
vités (techniciens paysagistes) au profit de controverses scientifiques.
décors verts et fleuris « jetables » et illu- Enfin, le paysagisme, domaine des théo-
soires. Encore peu traduite dans des faits, ries et pratiques paysagistes, apparaît sous
la mise en œuvre de « paysages durables » deux facettes différentes. Pour les uns, dans
est aujourd’hui autant une promesse poli- la tradition historique de l’architecture du
tique qu’une construction en cours des paysage, c’est une pratique synthétique et
chercheurs. opérationnelle de planification et de concep-
tion créative des espaces extérieurs au bâti,
comparable au travail de l’architecte pour
Conclusion le bâti. Elle relève surtout de l’initiation
L’idée de paysage apparaît comme une professionnelle et de la formation des com-
expression de la construction politique, manditaires et des élus. Pour les autres,
sociale et culturelle des rapports humains à c’est de plus en plus une expertise com-
l’espace. Elle représente aujourd’hui, dans plexe, à caractère normatif ou cognitif, qui
une perspective paysagiste, la possibilité exige des compétences multiples de scien-
de construire des liens acceptés entre les tifiques et de techniciens comme de concep-
hommes et l’espace qui les environne, en teurs de projets. Dans tous les cas, le lien
tant que sens partageables de ce qui est sen- établi en France entre élus, techniciens de
sible, visible et compréhensible. l’aménagement de l’espace et concepteurs
Le recours à l’outil politique et tech- paysagistes indique que l’instrumentalisa-
nique du projet de paysage a pour objet tion du paysage est souvent mise au service
d’enclencher des processus de régulation politique de l’éthique du développement
spatiale des conséquences, jugées néfastes, durable - notamment en termes de cadre
des seules logiques économiques ou tech- de vie - mais sans qu’il soit possible de le
niques grâce à d’autres valeurs notamment vérifier rigoureusement, en l’absence de
sociales, culturelles et environnementales. procédures scientifiques d’évaluation.
À ce titre, la conception et la mise en œuvre Le paysage comme le développement
de ces projets dépendent de politiques durable sont des notions qui globalisent les
publiques de cadre de vie qui s’inscrivent en projets politiques et de société. Entre action
général dans les valeurs du développement et contemplation, objectivité et subjectivité,
durable. L’évaluation de la « durabilité réalité et utopie, art et science, la notion de
d’un paysage » reste toutefois difficile. paysage n’échappe pas à sa réduction à
La notion de paysage est en effet poly- l’une ou l’autre de ses facettes par les actions
sémique et peu quantifiable, contrairement politiques et paysagistes. ■

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RECHERCHES
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