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Michel Corajoud

Le paysage,
c’est l’endroit
où le ciel et la terre
se touchent

ACTES SUD / ENSP


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LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS

Si on le connaît en tant que paysagiste, par l’intermédiaire des nom-


breuses réalisations dont il a été le pilote (à Lyon, à Bordeaux, à
Paris, entre autres), on connaît moins le Michel Corajoud écrivain,
pédagogue, réfléchissant de manière incessante sur les conditions
de la transformation des paysages, ainsi que sur leurs devenirs.
Dans cet ouvrage, Michel Corajoud, lauréat du grand prix du
Paysage en 1992 et du grand prix de l’Urbanisme en 2003, ras-
semble des textes qu’il a rédigés tout au long de sa carrière. C’est
l’occasion pour lui d’exposer les concepts fondateurs de son tra-
vail, ainsi que ses méthodes toujours attentives à la particularité
des sites, mais aussi les filiations intellectuelles dont il se réclame.
Il revient sur les projets qu’il estime les plus représentatifs de
son œuvre et sur les principes de l’enseignement qu’il a dis-
pensé à l’Ecole nationale supérieure du paysage de Versailles.
Ce livre rassemble les grandes orientations d’une pensée vi-
vante, articulée autour de l’intuition fondamentale de l’horizon,
et fournit des clés de compréhension décisives pour la pratique
du paysage de l’un des principaux représentants de la discipline
en France.

photographie de couverture : © Gérard Dufresne

ACTES SUD / ENSP


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COLLECTION PAYSAGE
sous la direction de l’Ecole nationale supérieure du paysage

Jean-Marc Besse, Voir la Terre. Six essais sur le paysage et la


géographie, 2000.
Jean-Marc Besse, Le Goût du monde. Exercices de paysage, 2009.
Pierre Donadieu, La Société paysagiste, 2002.
Pierre Donadieu, Les Paysagistes, ou les Métamorphoses du jardinier,
2009.
John Brinckerhoff Jackson, A la découverte du paysage vernaculaire, 2003.
Pierre-François Mourier, Les Cicatrices du paysage. Essai d’écologie scien-
tifique, 2000.
Anna Ottani Cavina, Les Paysages de la raison, 2005.

© ACTES SUD / ENSP, 2010


ISBN 978-2-7427-8750-0
978-2-330-10592-1
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MICHEL CORAJOUD

LE PAYSAGE,
C’EST L’ENDROIT OÙ LE CIEL
ET LA TERRE SE TOUCHENT

ACTES SUD / ENSP


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FONDATIONS
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PRÉAMBULE

J’ai choisi de rassembler dans ce premier chapitre le


plus dense de mes textes anciens (1981) et un autre plus
récent (2000) qui est, en réalité, une lettre que j’adres-
sais aux étudiants à la veille de ma mise à la retraite
(forcée) de maître de conférences à l’Ecole nationale
supérieure du paysage de Versailles. Vingt années les sé-
parent…

LE PAYSAGE, C’EST L’ENDROIT OÙ LE CIEL ET LA TERRE SE


TOUCHENT1

Je vois le ciel accoster la terre sur la ligne d’horizon. Au-


delà de ce découpage élémentaire, je voudrais discerner
la part du ciel qui entre en terre.
Par ce regard tendu, je mets un comble à l’imagina-
tion de leur contact et, progressivement, je perds l’illu-
sion des partages trop clairs, illusion qui durcit la surface
des choses, les enferme dans un contour et fait croire à
leur juxtaposition. Mon insistance creuse la ligne, et l’ho-
rizon, que je voyais jusque-là comme le simple profil de

1. Ce texte a été publié dans Mort du paysage ? Philosophie et es-


thétique du paysage (actes du colloque de Lyon, décembre 1981),
sous la direction de François Dagognet, “Milieux”, Champ Vallon,
Seyssel, 1982.

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la terre sur le ciel, vibre… De l’épaisseur s’immisce à


l’interface de ces deux mondes.
L’observation intensive des franges recompose une
géographie nouvelle où la terre et le ciel n’ont d’autres
qualités que celles acquises par leur mitoyenneté ;
comme si toutes les qualités sensibles ne pouvaient ap-
paraître que dans cette unique épaisseur du monde,
celle où les milieux et les choses se touchent dans un
impressionnant tumulte.
Le ciel et la terre ne prendraient donc forme et tex-
ture qu’aux endroits où la matière de l’un et celle de
l’autre seraient mises en émoi par leur proximité. Il se-
rait par conséquent impossible de voir autrement la terre
qu’en contact avec le ciel, et creuser pour la voir “seule”
serait une illusion puisqu’en creusant on ne fait jamais
qu’abaisser le niveau de leur contact. Tout se passe
comme s’il y avait, en périphérie de chaque substance,
une suractivation particulière, nécessitée par la présence
d’une substance étrangère ; ces différents “états limites”
composent l’ensemble du champ de la perception.
Par cette agitation de surface la terre protège son in-
tégrité profonde et amorphe et, laissant la part du ciel,
elle tisse avec lui un épiderme commun, le sol, qui
prend, pour nous, tous les aspects des phases transitoi-
res de leurs différents états d’équilibre.
Il n’est donc pas étonnant que dans cette couche d’ins-
tabilité où deux milieux s’affrontent, la vie végétale
puisse s’installer puisque, avant même que s’y enfouisse
la graine, tout le potentiel actif du ciel et de la terre s’y
trouve déjà concentré.
Ce que montre le jardinier en retournant la terre, en
éliminant la couche d’oxydation, c’est l’épaisseur active,
l’interrègne où le ciel et la terre ajustent en permanence
leur mode de coexistence. Le sol, pour un jardinier, pour
un paysagiste, c’est une profondeur irritable. En contra-
riant périodiquement les processus d’apaisement des
surfaces confrontées, en réactivant leur contact par l’outil,
le jardinier exacerbe ciel et terre, nous fait vivre les pre-
miers instants de leur rencontre : il revitalise le sol et
travaille sa fécondité.

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Terre et ciel ne cessent de se quereller dans l’épais-


seur du sol arable et, de ces querelles, naissent les qua-
lités premières de tout paysage. Une fois cette impression
acquise, on peut quitter l’horizon et étendre ce regard
nouveau sur le paysage d’ensemble.
Dans un paysage, l’unité des parties, leur forme, vaut
moins que leur débordement ; il n’y a pas de contours
francs, chaque surface tremble et s’organise de telle ma-
nière qu’elle ouvre essentiellement sur le dehors. Les
“choses” du paysage ont une présence au-delà de leur
surface, et cette émanation particulière s’oppose à toute
discrimination véritable. Je vois cet arbre et, pour qu’ap-
paraisse sa forme, je lui accorde une certaine autono-
mie ; mais tant que je n’épuiserai pas l’indécision de ses
rameaux je ne saurai pas le distinguer vraiment du mi-
lieu où il coexiste. Son individualité s’efface, pour par-
tie, au profit de l’ensemble… Les choses, les lieux ne se
donnent jamais comme des totalités irréductibles et, en
ce cas, il est difficile de fractionner un paysage, car tout
y est en expansion, tout flue et fusionne. L’espace est
plein de ces débordements.
En regardant une image d’un paysage typique du lit-
toral que j’ai rapportée de Guyane, je suis intéressé par
cette bande de végétation qui couvre le sol d’un vert
plus clair. Cette nuance m’interpelle, car elle ouvre une
brèche, une discontinuité dans l’homogénéité relative
du spectacle d’ensemble. Elle s’individualise en une pré-
sence fortement suggestive qui s’enracine dans la réa-
lité ; réalité d’un paysage qu’elle ouvre à mes explorations.
Cette présence singulière, fortement irriguée de sens,
parce qu’elle se laisse déborder, devient la figure qui
m’introduit dans le paysage global. Cette seule bande
plus claire me parle de la topographie dont elle dessine
une des nervures ; elle me parle de l’eau qui imbibe
toute l’étendue dont elle émerge ; elle me parle du subs-
trat, du sol, de toutes les conditions enfin qui lui valent
d’être plus claire, donc singulière et cependant partie
intégrante de ce paysage-là ! Bien que cette image soit
une représentation appauvrie de la réalité, elle se prête
à des explorations infinies et je pourrais, sans trop

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d’erreurs, faire la maquette en volume de ce site, car j’ai


loisir de prélever sur l’image des éléments singuliers qui,
en quelque manière, s’expliquent et expliquent le tout.
En effet, je peux établir les rapports qui les lient et fon-
der cette image en un milieu articulé. C’est grâce à ces
articulations (ici, le bas du tronc des arbres, le collet qui
annonce les racines) qu’il m’est possible de prélever un
de ces arbres sur le front forestier et qu’il m’est aussi
possible de le refondre dans son milieu pour glisser sur
d’autres regards.
J’ai donc la liberté de l’isoler, mais aussi d’établir aus-
sitôt les liens qui le tiennent en référence. Ces arbres,
ces arbustes et ces graminées sont en coexistence ab-
solue, ils se conjuguent les uns aux autres et je peux,
néanmoins, les distancier et voir, dans cet écart, d’autres
singularités qui m’informent et me promettent d’autres
explorations.
Le paysage ouvre, à chaque regard, sa composante
interstitielle et exhibe de nouvelles configurations. Et
cependant chaque nouveau sondage que j’opère ne
m’enlise pas dans une multiplicité, il me ramène à l’en-
semble.
Le paysage est le lieu du relationnel où toutes les lo-
calités ne sont compréhensibles que par référence à un
ensemble qui s’intègre, à son tour, dans un ensemble
plus vaste. Et ce qui fait qu’il n’y a pas confusion ou
éparpillement des données sensibles, c’est sans doute
que les choses qui le composent ne s’ignorent pas et
qu’elles sont liées par un même pacte.
Le paysage nous assaille de son omniprésence et nous
sombrerions dans le déferlement des présences si nous
n’avions pas la liberté de disjoindre les emboîtements
et de ne nous laisser impressionner qu’à partir d’un cer-
tain seuil de consistance. Peut-être devons-nous à l’atro-
phie de notre système sensoriel cette faculté d’anéantir
la cohésion d’ensemble d’un paysage, d’établir des dis-
continuités qui font saillir les choses. Je vois bien ces
palmiers rôniers qui se détachent sur la masse sombre
de la forêt et cependant je ne les discerne pas suffisam-
ment pour me distraire définitivement du contexte auquel

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ils appartiennent ; je franchis aisément les lacunes qui


les séparent et je pressens la texture subjacente où ils
échangent leurs attributs et nouent leurs relations avec
la forêt.
Cette capacité d’isoler puis d’associer les innombra-
bles termes qui composent un paysage permet des ex-
plorations et des découvertes infinies. Le paysage est
inépuisable en ce sens qu’il offre une multitude d’indi-
ces qui nous indiquent ce qu’il est, ce qu’il était et ce
qu’il peut devenir.
En effet, dans la chair même du paysage s’impriment
et perdurent tous les stigmates du passé. Le paysage est
une mémoire et je peux l’interroger.

La difficulté actuelle d’éclaircir le concept de paysage


n’est pas sans rapport avec une libération progressive
et vraisemblablement illusoire des contingences terri-
toriales. La terre n’est plus l’unique fond de nos néces-
sités et nous sommes entrés dans le théâtre des signes
et des images en ne sachant plus comment rejoindre la
consistance du monde. La réalité sensible s’efface der-
rière l’écran de nos représentations. Les sciences, et cel-
les du paysage notamment, ont elles-mêmes largement
contribué à cette désaffection ; elles ont tranché dans
la réalité pour constituer des isolats ; elles ont, de ce
fait, rompu les distributions, désarticulé les montages ;
elles ont tari la source de tous les indices du paysage,
celle qui jaillit entre les phénomènes, dans l’intervalle
où s’établissent les flux et les correspondances.
Le paysage n’est pas réductible aux apparences et,
sans doute, règne-t-il entre les choses comme principe
de foisonnement et comme puissance nouante.
Pour comprendre l’étendue que recouvre le champ
du paysage il faudrait éviter d’aborder ce concept par
le morcellement ; faire une approche latérale, c’est-
à-dire explorer ses états-limites et porter toute l’atten-
tion sur les franges du concept lui-même. Si l’on admet
que le monde est un assemblage où les parties se dé-
bordent, dialoguent et interagissent, il est possible de
discerner plusieurs types de montages et notamment

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deux qui, bien que faisant partie du monde perçu, se


trouvent sensiblement au-delà et en deçà du concept
de paysage (du moins tel que je le pressens).
Des assemblages pauvres où l’unité n’est qu’un sim-
ple effet des composantes en relation superficielle. Dans
ces assemblages, les interrelations entre les “choses” ne
sont que des juxtapositions externes, de proche en pro-
che. C’est le cas des amas, des agrégats. Ces assemblages
procèdent par addition : un tas de sable, des ustensiles
sur une étagère ne constituent pas un paysage ! Ce qui
différencie un amas d’objets d’un paysage, c’est que les
objets ont une difficulté essentielle à se rassembler, ils
ont du mal à se constituer en un “milieu” ; ils n’entre-
tiennent de relations que de bord à bord et restent jux-
taposés ! Notre capacité à les intégrer dans une unité
de perception se trouve bornée par leurs formes empe-
sées, singulières, qui font qu’ils ont toujours l’air d’être
posés sur le monde. Le paysage, lui, résiste à cette to-
tale discrimination des parties, c’est un bel assemblage
dont tous les éléments s’entre-déterminent. Par ces al-
liances multiples, il tisse un milieu qui intègre, sans mé-
lange, des localités diversifiées et, bien que ces éléments
soient ostensiblement donnés, il ne se laisse pas rom-
pre facilement.
Des assemblages complexes où les interrelations et
les interactions sont tellement profondes et énergétiques
(forces liantes internes) que les éléments se rassemblent
en blocs unitaires massifs et forment des ensembles au
port ramassé, des formes autonomes, caractéristiques
des êtres, du corps.
Certains objets ou constructions manufacturés sin-
gent par leur montage cette impression d’unité com-
plexe, mais elle n’existe que par solidarité physique
extérieure de leurs éléments assemblés. Ils ont un “sem-
blant d’être”, leur unité est plaquée et cependant ils ap-
partiennent à ce type d’assemblage : c’est le cas d’une
automobile, d’un objet architectural. Le sens commun,
du reste, ne s’y trompe pas, et n’associe jamais (sauf mé-
taphoriquement) un corps, un bâtiment, une automobile,
mais aussi un tas de sable, un amas d’objets à l’idée du

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paysage. A cet égard nous pensons que l’on a introduit


la plus grande des confusions avec la notion de paysage
urbain. En effet, la ville, par ses interrelations formelles
symboliques, culturelles, a toutes les qualités apparen-
tes d’un paysage : les assemblages y sont hiérarchisés,
complexes, les formes y sont enracinées… C’est un vé-
ritable milieu, mais elle est cependant construite de tou-
tes pièces : c’est un montage dont l’unité n’est qu’artefact.
Le sens commun ici encore ne s’y trompe pas : au cœur
d’une ville, à l’ombre d’une rue, on ne parle pas de pay-
sage ! Il faut rejoindre les limites extérieures de la ville,
retrouver l’horizon et la matérialité du monde pour que
l’idée manifeste de paysage soit ressentie. Parfois, il est
vrai, le paysage entre en ville ; lorsque la maille se re-
lâche et que le ciel y descend : le passage du fleuve en
est l’exemple fécond.
Malgré la diversité de ses configurations, le paysage
manifeste un aspect unitaire qui le tient plus proche de
l’être que des objets… Il a cette forte présence dans la
totalité qui lui donne son poids d’existence. Mais ce qui
le différencie du corps, c’est son port étalé ; c’est un bâti
horizontal, un substrat où les éléments s’enchaînent et
engagent toute la surface.
Il y aurait donc d’un côté les corps qui seraient le trop
du paysage et qui s’en désolidariseraient partiellement
par la locomotion. Et il y aurait de l’autre les amas qui
en seraient le moins et qui, parce qu’insuffisamment
liés, seraient libres d’y être déplacés.

Je reviendrai à ces comparaisons lorsque j’évoquerai


le paysage contemporain, mais il me faut dire avant cela
pourquoi je reste très sensible aux paysages de campa-
gne.
D’abord, parce qu’il semble bien que ce soit dans l’ex-
périence du paysage fait, architecturé, par l’homme que
nous soient données toutes les formes de connaissance
sur la nature ; celle-ci n’aurait sans doute jamais rien si-
gnifié pour nous si nous n’avions pas agi sur elle. Mais
surtout parce que les alliances formelles de ces paysa-
ges en disent long sur les interdépendances qui tiennent

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l’homme et le monde en étroite cohabitation. Ils témoi-


gnent, en lecture directe, de la somme des efforts qu’a
nécessités la mise en culture d’un territoire qui s’y refu-
sait, des ruses, des audaces… Tous ces contournements
traduisent le corps même du paysan aux prises avec
cette terre qui lui a imposé d’insurmontables seuils.
Regarder la campagne, c’est éprouver et reprendre à
son compte le sens du travail qui l’a produite ; c’est sai-
sir, dans son propre corps, une dynamique de réalisa-
tion ; c’est retrouver les lignes de partage, les seuils, les
recouvrements successifs. C’est comprendre confusé-
ment l’histoire des générations qui se sont succédé et
qui ont dressé cette draperie, sans toutefois réussir à
vaincre les résistances du site, comme ce rocher qui en
crève toujours la surface.
Quand le paysan n’est plus de taille, il prolonge son
corps d’outils plus forts et la conquête est plus mani-
feste, si manifeste qu’elle atteint parfois la limite de tous
les horizons.
Il y avait, jusque-là, de par la taille et la puissance des
outils, une connivence obligatoire entre paysage et pay-
san. La griffe du labour sur la peau du site n’était pas
profonde et le quadrillage de la herse laissait le sol s’ex-
primer. Cet immense effort de géométrie, d’économie,
loin de pouvoir nier le site, le rendait plus manifeste en-
core. Le rapport de politesse au site dans lequel le pay-
san s’est trouvé obligé donne à ses géométries un air de
nature, une nature magnifiée !
Et c’est bien parce que la campagne s’organise sur les
propres données de la nature que l’on a pu les associer.
Mais cette association abusive autorise les idéologues
de notre temps à les confondre volontairement. Cette
opération de substitution permet de naturaliser la cam-
pagne et de la vider de toutes significations sociales. Le
paysage historique a, par rapport au paysage de nature,
cette profondeur supplémentaire, restitutive de l’histoire
de l’homme. L’homme dont il montre bien, pour qui sait
regarder, les différents bâtis en couches de parution. Tel
un livre d’histoire, il a plusieurs plans de lecture et nous
propose de faire une lecture dans l’espace.

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On trouve au Burundi une des formes agraires les


plus archaïques. La géographie y est si tumultueuse
qu’elle ne laisse aucune autonomie au travail des champs.
Pour le paysan burundais, il y a une adhérence entre
l’espace et son projet. Il regarde le site dans le sens du
travail qu’il va accomplir ; il projette la dimension et le
tracé des chemins qui conduisent son effort au mieux
sur les violences du terrain. Il y a correspondance entre
la forme physique du sol et celle de son appropriation.
Le village lui-même n’est qu’un instant plus concentré
de cette géométrie. Ces paysages qui procèdent davan-
tage des incitations de la nature que des réponses de
l’homme donnent cette présence forte, active, qui com-
pose un monde d’évocations, un monde qui formule
l’activité de cette région du monde.
Cette manière de regarder rétablit sans peine l’ordre
des nécessités qui ont modelé cette terre ; et lorsque
l’on sait que toute la surface collinaire du Burundi est
l’objet d’un affrontement permanent et nécessaire à l’as-
sujettissement de cette terre comme lieu de production,
le sens profond de ces paysages ne se dissimule pas
sous des apparences, il l’habite tout entier et les com-
posantes en sont les concrétions explicites. Il exprime
les conditions d’existence de tout un peuple.
Sur cette géométrie balbutiante l’autorité coloniale et
néocoloniale est venue croiser ses lignes planificatrices.
Les fossés anti-érosion qui quadrillent la tourmente des
champs nous incitent à comprendre. Ce paysage témoi-
gne de l’affrontement de deux cultures. La presque to-
talité des plantes cultivées ici furent, elles aussi,
importées par la colonie et, à l’inverse d’un paysage
français dont les assises sont millénaires et où les nou-
velles cultures se sont fondées sur les bâtis anciens, ce
paysage-là a brusquement perdu ses origines. Cepen-
dant, il est remarquable de voir les détournements ma-
nifestes du paysan burundais sous, et aujourd’hui sur,
l’implacable discipline coloniale. Ce sont donc ces dif-
férents plans de lecture, ces avancées perceptives dans
la profondeur du paysage qui en livrent, pour qui s’y
attache, les contenus successifs. Les feuillets de ce livre

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d’histoire se décollent et notre savoir remplace les su-


perlatifs creux qui tombent de la bouche extasiée des
“touristes” du monde. Les paysages historiques resti-
tuent, parce qu’ils parlent infiniment d’un lieu, mais
aussi anticipent, parce qu’ils rassemblent et résument
ce qui se passe en d’autres lieux.
Ces panoramas qui s’enlisaient, hier, dans la banalité
quotidienne d’une existence laborieuse, exploitée, sor-
tent de l’anonymat et, devant l’imminence de leur dis-
parition, entrent en mémoire et accèdent à la “beauté ;
beauté déjà compromise par son effacement. L’admira-
tion commencerait-elle où finit l’usage ? Cet instant,
avant qu’il ne s’emboîte dans le futur, donne au regard
une inquiétude nostalgique. C’est à ces instants-là que
l’on doit, depuis plusieurs années, le déferlement d’une
idéologie passéiste, seule manière de couper court au
développement de l’angoisse avant l’exacerbation des
contradictions et des brutalités futures ; seule manière
de la sublimer en lui substituant une image embrumée
de l’histoire, une représentation parfumée de quiétude
et de savoir-vivre, une image obsessionnelle de la so-
ciété paysanne toujours riche d’humanité : un état an-
térieur harmonieux, un paradis perdu. Les formes de
l’ancienne campagne, comme du reste celles des villes
anciennes, sont soigneusement vidées de toute signifi-
cation réelle, réduites à des milieux géographiques ou
topographiques innocents où le savoir-faire des géné-
rations précédentes est largement surestimé. On dissi-
mule ainsi les antagonismes sociaux qui nous ont valu
ces paysages urbains ou ruraux que l’on voudrait, aujour-
d’hui, muséifier.
Ce qui, pour moi, reste vrai, c’est qu’en regardant les
paysages de nature et les paysages anciens je peux en-
core faire la synthèse de leurs différentes transitions, je
suis capable d’assumer l’éparpillement des données
sensibles et de garder le fil des choses. Et s’ils engagent
mes intentions, c’est parce qu’ils me concernent et que
je trouve en moi le complément de ce que je regarde.
Notre relation au monde étant toujours médiatisée par
le corps, je peux éprouver et reprendre à mon compte

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le sens de leur montage et saisir, dans mon propre corps,


les efforts nécessaires à leur réalisation. J’avais, jusqu’à
ce jour, assez de sens et de bon sens pour comprendre,
au seul regard des paysages, ce qui s’était tramé sur cette
terre-là ! Même si je n’appartenais pas à telle localité, je
pouvais en pénétrer la structure, c’est-à-dire compren-
dre l’ensemble des dispositions visibles de l’espace et
l’articulation des parties. Bien qu’étranger, le paysage
me devenait vite familier, car il composait un territoire
ouvert à mes investigations.

Je voudrais faire apparaître ce qui me semble, en re-


vanche, irrémédiablement rompu, ce qui nous laissera,
pour toujours, étrangers à nos anciennes références spa-
tiales : c’est la perte d’une certaine territorialité, du moins
dans ses formes concrètes jusque-là maintenues. Le pay-
sage d’aujourd’hui est en train de rompre toutes ses
amarres avec la réalité sensible. Il se déracine et quitte
la référence terre, il a cet air “posé sur” qui l’associe aux
objets.
Tout l’effort technique du siècle s’est employé à faire
table rase, à utiliser le territoire comme un support amor-
phe où pourraient se déployer “librement” toutes les
stratégies d’aménagement. L’outillage dont nous dispo-
sons est si violent qu’il n’a plus à négocier son effort
avec le site ; il peut tout rectifier, tout géométriser, tout
homogénéiser. On va progressivement assujettir le réel
et transformer le territoire en surface instrumentale, indif-
férente et interchangeable. La contingence et l’antériorité
ne doivent plus peser sur la dynamique d’aménagement.
Pour qu’il entre dans le circuit des échanges, il faut ho-
mogénéiser l’espace et le soumettre au quadrillage abs-
trait du système de production. On s’est ingénié à détruire
les particularismes morphologiques et culturels, et de-
puis de nombreuses années déjà on projette sur des
plans vierges, ce qui bouleverse les configurations, brise
les distributions et désarticule la continuité des indices.
Ce que je contemple aujourd’hui n’est plus l’extériorité
sédimentaire, mais l’image sans profondeur qui n’est

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plus le monde mais sa représentation, un théâtre où les


signes beuglent leur message.
Je comparerais ce mouvement d’émancipation des
contingences du paysage, cette volonté d’échapper dé-
finitivement au chaos dérisoire du monde, à une sorte
de lévitation où les hommes et les choses s’élèveraient
au-dessus du socle originel pour s’engager dans l’espace
sans consistance de la pure stratégie et de la simula-
tion.
Je regardais dernièrement à la télévision les images
du paysage de Saturne : images détruites, triturées par
le code puis recomposées par le balayage d’un petit
nombre de points. Images réduites à leur plus simple
expression, et cependant celles d’un monde nouveau
ouvert aux investigations et au savoir. Et je pensais que
l’image télévisée, parce qu’elle fait l’économie du débor-
dement des choses, parce qu’elle les retransmet approxi-
mativement, contribue à transformer notre perception
des paysages. Tout y est mis à plat et se donne à la pre-
mière lecture sans explorations possibles. Les choses y
ont cette espèce de dureté qui encombre la perception,
elles résistent à tout effort d’accommodement en ne re-
culant plus sous la poussée du regard. Les images dé-
réalisent le monde et s’y substituent progressivement.
Or les paysages contemporains s’organisent sur le mode
de l’image et du message, ils sont univoques. Les élé-
ments qui les constituent n’ayant pas d’ancrage dans
l’épaisseur concrète du site ne s’additionnent plus dans
l’espace, mais s’opposent aux vides dans le tumulte de
leur dissonance. Voilà ce qui paraît nouveau ! Les pay-
sages contemporains entrent avec difficulté dans mon
champ de perception comme si je ne possédais pas en
moi le montage type qui me permet d’articuler et d’as-
sumer ma perception ! Je dois prolonger mon corps de
toutes sortes de prothèses.
Les grandes plaines céréalières des Etats-Unis composent
un paysage dont le sens n’apparaît qu’en avion ; à hau-
teur du corps rien ne se distingue sinon la monotonie.
En possédant lui-même un avion, le paysan a modifié pro-
fondément son sens de la territorialité.

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Au moment même où l’on s’absente du paysage, on


assiste à une véritable frénésie sportive pour la conquête
des espaces de nature encore vierge, comme s’il fallait en
finir et étendre notre juridiction sur la planète entière. Or
il est étonnant de voir le sportif conjurer la promiscuité
du corps à corps avec le paysage en se couvrant de cara-
paces et d’instruments de plus en plus sophistiqués.
Face à cette nouvelle manière d’être au monde, je
pense que la nostalgie ne nous laissera qu’un court répit.
En tant que paysagiste il me faut absolument aiguiser
mon acuité, prolonger ma perception pour comprendre
et intégrer la dimension nouvelle des paysages. En effet,
je pose l’hypothèse que c’est notre désaccord avec le
monde contemporain qui en pulvérise la perception ;
il n’y aurait pas de crise de l’environnement, mais une
crise de notre position par rapport à lui. Ce ne seraient
pas les paysages qui se désagrégeraient, mais notre désir
d’y être inclus, d’être de ce monde. Le système social
qui trame les paysages de notre temps est ressenti comme
inadmissible et, s’il ne semble pas possible d’échapper
au caractère ostensible de ses constructions, on peut
fort bien se refuser à voir, c’est-à-dire à laisser se consti-
tuer en nous la parution d’ensemble, le panorama du
monde actuel, qui nous engagerait à prendre violem-
ment position. Il suffit, en effet, de tenir notre regard en
dessous du seuil de la perception, de voir certes les cho-
ses qui s’y entassent, mais de les priver d’une certaine
réalité en refusant de voir les rapports qui les lient et les
articulent en un milieu cohérent. Pour éviter que cette
réalité opère et se réalise en nous, qu’elle y fasse émer-
gence, nous préférerions la disloquer, rompre et perdre
le fil des choses qui la tissent. Il y aurait donc, dans la
critique actuelle du modernisme, plus d’évitement que
de dépassement.
En faisant perdre du sens aux paysages actuels, la
tentation est grande de chercher la réalité sous des formes
plus reconnues, mais c’est tout intervertir que de vouloir
dissoudre les effets de la “crise” urbaine ou rurale en
l’affublant d’une forme antérieure, en renouant avec je
ne sais quelle “tradition formelle”. C’est faire de l’histoire

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l’instrument qui dissimule la nôtre, nous extrade de


notre temps et nous engage à des luttes surannées.

En tant que paysagiste, concepteur, je n’établis jamais


vraiment de rapport direct entre les idées que j’ai du
monde et ma pratique du projet. Non que j’imagine qu’il
n’y en ait pas, mais je considère le projet, l’acte créatif,
comme une dynamique qui a ses propres systèmes de
références et d’émergences. Ce qui ne place pas le créateur
dans les meilleures conditions pour qu’il situe lui-même
ses œuvres dans l’ordre des systèmes de représentation
de la réalité. Il me semble qu’aujourd’hui trop de créa-
teurs pensent qu’il suffit de transposer leurs réflexions
en systèmes formels, c’est-à-dire d’illustrer leurs pen-
sées par des correspondances terme à terme. Ce qui
donne à leurs projets plus de désuétude que d’efficience.
La transsubstantiation du concept en forme, l’œuvre,
implique le transit par ce lieu d’alchimie qu’est le corps.
En imaginant le concept comme un ciel et la forme
comme la terre, on sent bien que leurs coïncidences s’en-
racinent dans la pénombre.

LES NEUF CONDUITES NÉCESSAIRES


POUR UNE PROPÉDEUTIQUE, POUR UN APPRENTISSAGE
DU PROJET SUR LE PAYSAGE1

SE METTRE EN ÉTAT D’EFFERVESCENCE

Dès les premières heures, sans avoir encore de préci-


sions sur le programme ni sur le site qui fera l’objet de
votre intervention, je vous invite à mener parallèlement
deux actions d’une grande intensité. Pour faire un projet,
sur un territoire qui vous est le plus souvent étranger,
vous devez combler, dans un temps court, un déficit
énorme de connaissances et mille questions doivent
être posées : Que s’est-il tramé, que se trame-t-il sur ce

1. Texte publié dans Le Jardinier, l’Artiste et l’Ingénieur, sous la


direction de Jean-Luc Brisson, Editions de l’Imprimeur, Paris, 2000,
sous le titre “Le projet de paysage : lettre aux étudiants”.

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lieu ? Que veut-on faire de lui ? Et qui le veut ? Quelle


fut son apogée, à quand remonte son déclin, pourquoi
est-il disponible aujourd’hui et pourquoi doit-on le trans-
former ? Quelles sont ses inclinaisons et dans quel en-
chaînement d’espaces est-il inscrit ?
Toutes ces questions et bien d’autres encore, qui de-
vront évidemment trouver leur juste réponse à un mo-
ment ou à un autre du travail qui s’engage, peuvent
rester pour un temps sous une forme évasive, suspen-
due. Seuls comptent, pour l’instant, leur émergence, leur
nombre et leur accumulation. C’est le questionnement
lui-même qui vous déterminera et vous engagera dans
la réalité, c’est lui qui galvanisera votre attention. Dès
les premiers moments, une certaine émulation cogni-
tive doit aiguiser votre regard et votre sensibilité. Cet
insatiable besoin d’être informé et le travail que cela
exige ne doivent cependant pas retarder l’engagement
dans le travail formel du projet.
Dans le même temps, vous pouvez très bien, sans at-
tendre toutes les réponses à vos questions, formuler des
hypothèses de travail et dessiner les premières proposi-
tions d’aménagement. L’intuition est l’élan qui devrait
inaugurer la genèse du projet. L’important, me semble-
t-il, est de prendre le plus tôt possible la posture pro-
jectuelle pour éviter les atermoiements d’une analyse
préalable trop longue. L’attente débouche souvent sur
une incapacité à discriminer les éléments fondateurs du
projet ou oriente celui-ci vers des réponses littérales.
C’est en confrontant progressivement les premières in-
tuitions aux données multiples du site et du programme
que l’on va mesurer, pas à pas, l’écart entre projection
et réalité. L’intuition joue ici le rôle de catalyseur de l’ana-
lyse qui fonctionne alors simultanément. Le projet com-
mence donc par elle et se prolonge par un travail de
reconnaissance et d’ajustement.
Ces premières intuitions qui, avec le temps, seront fon-
dées sur une certaine expérience de la transformation
de l’espace, vont céder partiellement ou complètement
sous les injonctions du réel, sous le faisceau de ce que l’on
nomme à tort les “contraintes” du site ou du programme,

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mais il en restera cependant, quelque chose, un certain


entêtement, une sorte de polarité qui jouera le rôle de
premier noyau organisateur du projet. Noyau autour
duquel se sédimenteront, progressivement, toutes les
décisions ultérieures. Les risques d’un a priori doivent
être prévenus par une pensée résolument contradictoire.
Contrebalancez vos premières intentions par des hypo-
thèses inverses. Mesurez ainsi leur résistance et, en ce
sens, considérez votre projet comme un travail d’expé-
rimentation.
Il ne faut pas confondre cette première conduite avec
la phase dite d’analyse, que la tradition veut absolument
distinguer en la plaçant en phase inaugurale du projet.
Le projet de paysage est une réponse spatiale apportée
à un faisceau de données plus ou moins conceptuali-
sées, plus ou moins objectives et souvent contradictoi-
res. Ces données (celles du site et du programme), si
complètes soient-elles, et quelle que soit la manière dont
elles sont assemblées (analyses), restent vides d’inten-
tions spatiales ; elles sont inaptes à susciter d’elles-
mêmes l’espace qui les agencera. Ces données sont
l’“objet” du projet, il y manque le “sujet”. Ce n’est que dans
la médiation de l’objet par le sujet que le projet s’élabore.
C’est la manière spécifique dont un concepteur répond
à une situation qui donne la forme de l’espace attendu.
Chaque projet est une circonstance particulière où
les données extérieures pénètrent librement. On aurait
tort d’imaginer qu’il y a une règle établie pour en gérer
le flux. On peut tout aborder dans le désordre ; c’est le
temps long du projet qui, par sa richesse, sa complexité
et par toutes les pistes qu’il ouvre, organise à son rythme
ce déferlement. La démarche de projet n’est pas linéaire
mais récurrente, et, par ce balayage incessant, toutes les
connaissances se donnent et s’organisent progressive-
ment. L’analyse et le projet ne sont pas, à mon avis, dis-
sociables, ce sont les deux occupations parfaitement
synchrones d’une même démarche.
La manière dont vous vous engagez dans le projet est
décisive. L’état d’effervescence que je vous suggère vien-
dra, en effet, dynamiser et conforter les premiers moments

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où vous devrez résoudre des contradictions, réunir des


domaines séparés, expérimenter, imaginer l’espace et
le représenter ; les premiers moments où vous devrez
vous lancer dans un ensemble d’essais dirigés vers un
but incertain, mal connu et faire face à des sentiments
opposés d’enthousiasme et d’inquiétude.

EXPLORER LES LIMITES, LES OUTREPASSER

Tout projet sur le territoire devrait commencer par une


remise en cause de l’apparente légitimité des limites
convenues pour une transformation, par le refus de lais-
ser le paysage se fragmenter en multiples “terrains d’ac-
tion” aveugles les uns aux autres. L’aménagement de
chaque lieu doit, au contraire, être instruit par une
connaissance large du site qui l’accueille et son projet
doit travailler l’ensemble des données induites par tous
les espaces mitoyens qui, par enchaînement, compo-
sent les divers horizons d’un site.
Il vous faut éviter d’être exclusivement concentré sur
l’emprise d’un domaine. Il vous faut vous esquiver, pren-
dre de la distance, rejoindre les limites pour y découvrir
les différentes issues par lesquelles vous allez pouvoir
vous en évader. En élargissant votre point de vue, en
outrepassant les limites qui vous sont assignées, vous
pourrez mesurer leur résistance, faire l’état de leur po-
rosité. En vous éloignant, vous testerez les diverses
conditions par lesquelles, ici, l’espace s’affirme ou, là,
bascule sur des espaces voisins, et quels sont les gui-
chets par lesquels il s’extravase à son tour et s’ouvre sur
les lointains. Vos escapades détermineront donc quels
sont les horizons véritables de ce lieu.
Dans le paysage, il n’y a pas de limite si dure, si close
qu’elle ne se fissure et s’ouvre sur des espaces mitoyens.
Il n’y a pas de discrimination véritable entre les diffé-
rents lieux, la démarcation entre les choses n’est jamais
nette. Les éléments d’un paysage ont presque toujours
des formes ouvertes et ils sont caractérisés par leur fa-
culté de débordement, par la diversité et la complexité
des pactes qui les lient aux éléments voisins. C’est donc

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aux situations limites que l’on trouve le gisement de


toutes les qualités. Celles qui affirment la présence des
choses et celles qui, dans le même temps, les estompent
pour les faire coexister et les fondre dans un milieu plus
vaste.
Toutes ces lacunes, cette porosité, ces diverses défor-
mations et évolutions tissent, pour un même site, des
frontières diffuses, des lignes de partage qui frangent,
se dérobent, se superposent pour parfois se confondre.
J’associe volontiers l’idée d’horizon à cet état particulier
des limites qui font paysage.
L’horizon est “un confus distinct”, dit Michel Serres.
L’horizon est si peu stable qu’il est une puissance d’ouver-
ture, de débordement. L’horizon est la manière singulière
dont un espace modèle son rapport avec ses espaces voi-
sins. Les espaces glissent les uns vers les autres, ils trans-
gressent toutes les bornes, toutes les propriétés. Ils vont
puiser leur qualité dans les espaces extrinsèques.
Parce qu’il est lacunaire, instable dans le temps, mul-
tiple et changeant dans l’imaginaire et la représentation,
l’horizon est un passage, un lieu d’interrelation qui fait
se chevaucher, coexister et s’enchaîner des paysages
singuliers. Pour explorer les horizons d’un paysage, on
doit s’engager dans un double mouvement : celui qui
nous éloigne du lieu considéré et nous libère de son
emprise et celui qui, tout au contraire, nous fait revenir
sur nos pas pour entrer dans son intimité par une ex-
foliation minutieuse et progressive de ses divers états
limites.
Cette expérience de l’espace, qui se fonde sur le fran-
chissement, la transgression et la récurrence, se traduit
aussi dans nos dessins lorsque nous voulons représen-
ter le paysage. Un designer fait, le plus souvent, l’épure
de l’objet qu’il imagine, l’architecte celle de son bâti-
ment. Le paysagiste a beaucoup de mal à rendre compte
du tremblé de la lisière, de l’incessante bifurcation de
la ramure des arbres, de la variabilité de la surface d’un
pré. La présence indéniable des choses qu’il observe
ou qu’il imagine ne peut pas être réduite, ni s’exprimer
par un contour. Alors son dessin commence en deçà de

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toutes limites, son trait s’épaissit et se propage avec fé-
brilité, mais aussi avec retenue, car il doit négocier et
ajuster, dans un même mouvement, la qualité des fran-
ges et du centre de ce qu’il représente. Son travail est,
sans cesse, inquiet de cette apparente contradiction où
toutes les choses se distinguent et se confondent à la
fois.

PARCOURIR EN TOUS SENS

Vous devez parcourir le site et ses alentours en tous


sens, observer et consigner toutes les configurations,
toutes les choses jusqu’aux plus ténues et aux plus né-
gligeables ; vous ne devez rien perdre de cette page
d’écriture.
Tous les territoires qui vous seront proposés auront
fait historiquement l’objet de bouleversements naturels,
d’occupations successives qui auront laissé des traces,
des configurations, des distributions. Certaines d’entre
elles se seront maintenues pendant plusieurs décennies,
voire plusieurs siècles, pour avoir été confirmées par
des usages successifs. Il n’est pas inutile de savoir re-
prendre dans vos projets, ou transposer pour l’avenir,
ce que l’on peut considérer comme de véritables fon-
dations. Cette sorte d’économie de moyens donnée à
vos propositions vous permettra de ne pas rompre avec
l’identité d’un lieu, de garder le fil en évitant les ruptu-
res trop brutales.
C’est l’observation, l’investigation, la prise en compte
d’un maximum de données, de tout le système événe-
mentiel, de toutes les circonstances, qui tissent, sur le
plan morphologique et culturel, nos rapports aux cho-
ses, qui feront que vos décisions et vos projets seront
inspirés, inspirés par le monde lui-même.
L’attention portée aux données formelles, sensibles,
est donc cette forme particulière d’apprentissage qui
permet de distinguer les diverses manières dont, ici ou
là, les influences, les signes, les références et surtout les
pratiques se surajoutent, s’expriment et se modifient.
Une observation trop hâtive des lieux, une observation

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