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T. C ôté Les anciens ont ils not é musicalement


la déclamation ? Enjeux esthétiques et anthropologiques
d' un problème des Lumières | IRASM SI ( 2020 ) 2:165-184

Thierry C ôt é
5610 avenue Gatineau apt 10
Montreal, QC , H3T 1X7
Canada
Les anciens ont-ils not é Email thierry.cote.1@
umontreal ca
musicalement la UDC 78.01* 17’
dé clamation ? 7032(38)
Original Scholarly Paper
Enjeux esth étiques et Izvomi znanavenc rao
Received 2 Aprl 2020
anthropologiques d’un Pnmljeno 2 travnja 2020
Accepted 1 September 2020
problè me PnhvaCeno 1 rujna 2020

des Lumi ères

«La d éclamation naturelle donna naissance à la Abstract - R é sum é


La thèse formulée en 1719
musique, la musique à la poésie, la musique et la
poésie à leur tour firent un art de la déclamation » .
Jean - Fran çois MARMONTEL,
I par Dubos selon laquelle les
anciens possédaient un
système de notation musicale
de la déclamation soulève
>• Dé clamation théâ trale », Encyclopédie , des enjeux poétiques et
Vol . 4, p . 680 . anthropologiques centraux
pour la pens ée musicale des
Lumières Elle engage
notamment l' une des concep-
tions nodales de la théorie
Introduction : quels enjeux pour un problè me classique de r expression
persistant ? l'homologie des intonations
musicales et des accents
oratoires En étudiant
Tout au long du XVIII è me siè cle , un probl ème r évolution du problè me chez
retient particuli èrement l'attention des philosophes Dubos, Dudos , Condilac et
Rousseau I article montre
qui s'inté ressent de pr ès ou de loin à la question de qu il agit en réalit é comme fil
l 'expression musicale : les anciens poss édaient - ils un conducteur dans r évolution
systè me de notation musicale de la d éclamation ora - qui conduit la pensé e des
Lumières dune poétique
toire ? La th èse de l'existence d 'un tel systè me, sou - musicale dinspiration rhéto-
nque à une anthropologie
tenue par Dubos dans les Ré flexions critiques sur la
linguistique d inspiration
poésie et la peinture ( 1719, r éédité en 1733), est notam - musicale
ment discuté e par Condillac dans Y Essai sur l'origine Mots clé s - Keywords:
D éclamation • chant
des connaissances humaines ( 1746) et ré futé e par Du - • origine des langues •
clos dans le M émoire sur l’art de partager l'action théâ- imitation musicale
trale (1747, repris au tome IV de l' Encyclopédie à • Lumières • Dubos •
Condillac • Rousseau

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l'article « Déclamation des Anciens » en 1754) . Bien que le problè me n'y soit pas
abord é de front, on en trouve l'écho dans le Neveu de Rameau de Diderot ( vers
1770) et dans l'Essai sur l'origine des langues de Rousseau (paru à titre posthume en
1781) . La vivacité du dé bat s'explique moins par son intéê r t strictement historique
que par l'actualit é de ses enjeux pour la pensée musicale des Lumi è res . Il y va en
ré alité d'un des aspects fondamentaux de la sé miotique musicale du XVIIIème
si ècle fran çais, à savoir l'homologie des effets de sens de la musique et des signes
naturels du langage inarticulé . Le glissement entre la question de fait (a t on not é --
-
la dé clamation ?) et la question de droit ( peut on noter la déclamation ?) est con -
stant dans un d ébat qui engage d'abord la cohé rence de la poé tique classique de
l'opéra français (chez Dubos), mais bientô t é galement les hypothèses directrices
d'une anthropologie linguistique fond é e sur des mod èles musicaux (chez Condil -
lac, puis Rousseau ) . En analysant l'évolution des enjeux de ce problème dans la
pensée musicale du XVIIIè me si ècle, cet essai se propose de montrer qu'il agit
comme un vé ritable fil conducteur dans l'é volution si particuliè re qui mène , en
France, d'une poé tique musicale d'inspiration rhé torique à une anthropologie
linguistique d'inspiration musicale.

I. Dubos et Duclos ou l'enjeu esthétique

Aux origines d 'une polémique : la thèse des R éflexions critiques sur la poésie et
la peinture

Au tournant du XVIII ème siècle, au moment mê me o ù l'opéra italien se


d é tourne du « stile raprensentativo » au profit du « bel canto » et des figures du
dialogisme, compositeurs et philosophes français assument encore très largement
l'héritage intellectuel des cé nacles renaissants comme la Camerata Fiorentina ou
l'Acad émie de poésie et de musique1. D'une part, le style français reste durable-
ment marqu é par le figuralisme et la poétique de l'irrutation. D'autre part, la filia -
tion du théâtre antique est encore largement revendiqu ée et continue de jouer un
rôle normatif pour la poé tique de la tragédie lyrique .
-
L'attention particuliè re qu'accorde Jean Baptiste Dubos au rôle de la musique
dans les repr ésentations dramatiques des anciens est à cet é gard tout à fait signi -
ficative . Dans la premiè re édition des Ré flexions critiques sur la poésie et la peinture

'

-
Fondé en 1570 autour du poète Jean Antoine de Baï f et du compositeur, luthiste et chantre
Thibault de Courvtlle, sous la protection de Catherine de Médias et de Charles IX, ce cercle cultive
- -
l'idéal d'union de la musique au verbe à l'image de la musique gréco romaine. D partage avec la Came
rata fatentma une conœ ption hautement intellectualisé e de la musique . Les productions musicales,
comme le recueil de chansons intitulé Le Prations ( musique de Claude Le Jeune et la plupart des
poèmes de J . A. de Baif ), sont le résultat expérimental des théories élaborées.

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( 1719), ce thè me fait l'objet d' une longue digression (sections 42 et 43) o ù Dubos
d é veloppe une thèse originale qui ne cessera par la suite d 'ê tre discut ée : les
dramaturges anciens composaient et notaient la dé clamation des acteurs sur une
é chelle musicale 2. La d émonstration est insér ée straté giquement avant la section
sur la « musique proprement dite » (sections 45 à 47) , où l'auteur aborde la mu-
sique moderne (opéra et musique instrumentale ) . D ès la seconde é dition ( 1733) la
sé quence sur la musique des anciens est suffisamment é toff ée pour faire l'objet
d ' une partie autonome , la Dissertation sur les repré sentations th éâtrales des anciens
( 3"” * partie ). Une centaine de pages est désormais consacrée au seul problè me de
la notation musicale de la d é clamation. En s'interrogeant sur les raisons de cette
augmentation , Catherine Dubeau a écarté l'hypothèse d'un « appendice destiné à
faire la dé monstration des origines antiques de la tragé die lyrique » qui viserait la
« lé gitimation du nouveau spectacle en tant qu 'h éritier de la tragé die antique »3.
Elle insiste avec raison sur l'attention port ée par Dubos aux diff é rences spéci-
fiques de chaque genre et fait valoir les positions nuancées qui ressortent de sa
correspondance avec Louis Ladvocat entre 1694 et 16981. Elle manque toutefois
l'enjeu principal du problè me soulev é par Dubos . Il ne fait aucun doute que
l'auteur des Ré flexions critiques cherche à s'écarter des dé clarations enthousiastes
de Ladvocat sur la r ésurrection des pouvoirs del à tragédie grecque et qu'il entend
mener un travail plus rigoureux devant aboutir , moyennant l 'analyse patiente des
sources, à marquer des diff é rences plus qu'à affirmer des similitudes entre les
deux genres . Si le « carmen », équivalent romain de la mé lodie tragique des grecs,
admettait « quelque chose d'é crit au-dessus du vers, pour prescrire les inflexions
de voix qu'il fallait faire en les ré citant »5, Dubos précise à plusieurs reprises que
la d éclamation noté e des anciens n'a rien à voir avec le chant des modernes . Elle
n'avait « ni passages, ni ports de voix cadencés, ni tremblements soutenus, ni les
autres caractè res de notre chant musical »‘. Pourtant, à y regarder de pr ès, Dubos
ne relè ve aucune diff érence de nature entre la d éclamation noté e des anciens et le
chant lyrique des modernes . La diff é rence est de pur degré : d'une part , la d écla-
mation brasse moins d'air que le chant musical 7. D'autre part, elle se distribue sur

2 Dubos s'
appuie notamment sur Pierre - jean BURETTE, « Dissertation sur la m élop ée ancienne »
et
-
Addition à la dissertation sur la mélopée », dans M é moires de htté rature tirés des registres de l’acadé -
- . -
mie royale des inscriptions et belles lettres 51 vols , Pans, Imprimerie Royale, 1717, vol . 5, p. 169 206
3
Catherine DUBEAU, « De la musique des Anciens aux querelles sur l'opéra : la troisième partie
des Ré flexions critiques sur la poesie et la peinture de l'abbé Dubos » , dans M. A . BERNIER (dir.), Paralèle

4 Dans cette
correspondance Louis Ladvocat, é rudit hell éniste et passionn é d'opéra, revendique
-
des anciens et des modernes rhé torique , histoire et esthé tique au siècle des Lumières », PUL, 2006, p - 176 177.

avec enthousiasme la filiation de la tragédie antique pour l'opéra moderne . Dubos tend à rejeter cette
filiation .
5
Jean - Baptiste DUBOS, Ré flexions critiques sur la poésie et la peinture, [ éd augmentée de 1740],
Ulè me partie, p . 97.
/ & trf ., p 111.
7
.
Ibid p . 112.

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des intervalles grands (quarts de tons selon Dubos ) 5. Pour l'essentiel , elle
moins
est semblable au chant : dans la mesure où ses intervalles sont appré ciables, ils
sont susceptibles d 'une notation. D'ailleurs, si la d éclamation peut ê tre noté e, c'est
que la modulation oratoire, coefficient affectif de la parole vive , est elle -m ême une
espè ce de m élodie :
« Comme la simple d é clamation consiste aussi bien que le chant proprement dit, dans

une suite de tons plus graves ou plus aigus que le ton qui les a précéd és, et qui sont
liés avec art entre eux, il doit y avoir de la mélodie dans la simple déclamation aussi
bien que dans le chant proprement dit, et par conséquent une espèce de mélopée qui
-
enseigne à bien faire la liaison dont parle Capella, c'est - à dire à bien composer la déc -
lamation »
’.
L'attention porté e par Dubos aux diff é rences historiques et gén ériques ne
doit donc pas gommer le caractè re anachronique de sa dé monstration : la thèse
historique (de fait ) suppose autant qu 'elle valide le postulat central de la poé tique
classique de l'op éra : la possibilité (de droit ) de traduire les inflexions oratoires
dans les tons musicaux . Cette identité gé né rique des tons musicaux avec les
inflexions oratoires, sur laquelle Batteux é taiera bient ôt sa pr ésentation systé ma -
tique de la musique comme « art d 'imitation » l°, permet d'analyser la musique
qui, a priori , ne semblait pas avoir de propriét és figuratives, à partir de la notion
de vraisemblance , comme reproduction des accents propres à chaque passion . Elle fonde
é galement la dimension morale d 'un art qui risquait, faute de mod è le existant
dans la nature , d'ê tre réduit à un pur divertissement sans conséquence ou à un
agré ment sensible".
« Il est donc une v énté dans les r é cits des opé ras, et cette v é rit é consiste dans l'imitation
des tons, des accents, des soupirs, et des sons qui sont propres naturellement aux
sentiments contenus dans les paroles » u.

* Ibid , p . 150.
'10Ibid., p. 58.
Pour Batteux comme pour Dubos, il n'y a pas de diff érence de nature entre les tons parlé s,
déclamés, et les tons chantés. Aussi les effets de sens des uns sont - ils homologues aux effets de sens
des autres . « Si le ton de la voix et les gestes avaient une signification avant que d'être mesurés, ils
-
doivent la conserver dans la musique et dans la danse Charles BATTEUX, Les beaux - arts r éduits <i un
même ptmctpe, op . cit ., p 341.
On trouve encore cette straté gie, très caract éristique de la pensée musicale des Lumières, dans
le Neveu de Rameau (vers 1770), qui établit un lien direct entre la té ri té du chant et la congruence des
-
tons musicaux avec les tons oratoires : Lui (...) Quel est le modè le du musicien ou du diant ? c'est la
déclamation , si le modèle est vivant et pensant ; dest le bruit, si le modèle est inanimé . Il faut considérer
la déclamation comme un ligne , et le chant comme une autre ligne qui serpenterait sur la première
Plus cette d éclamation, type du chant , sera forte et vraie ; plus le chant qui s'y conforme la ooupera en
un plus grand nombre de points ; plus le diant sera vrai ; et plus il sera beau ( Denis DIDEROT, Le
Neveu de Rameau . DPV, XII, p 158)
12 Ibid , 1ère
partie, p . 447

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Si la question de la notation musicale de la d éclamation prend autant
d 'ampleur d ès la seconde version des Ré flexions critiques , si par ailleurs elle conti -
nue d'animer les dé bats sur la musique et le langage tout au long du XVIIIè me
si ècle, c'est quelle touche aux fondements philosophiques des thé ories mim éti-

ques de la musique , Le texte de Dubos contient, en somme, deux thèses compl é-


mentaires : une th èse sur d é clamation naturelle (elle a des proprié tés harmoni-
ques calculables ) et une th èse sur la musique (elle agit en imitant les inflexions
oratoires dont elle dramatise l'expression )!J. La v é rité des inflexions oratoires (du
point de vue de 1' ethos de l 'orateur ) dé pend intimement des proprié tés musicales
( objectivables puisque notables) de la langue . Inversement, c'est sa capacit é à imi -
ter les inflexions oratoires qui rend la musique moderne susceptible d'une ana -
lyse en termes d'ad équation ou de v é rit é.

Duclos critique de Dubos : la d éclamation irréductible au citant

L'homologie des effets de sens de la d éclamation et de la mé lodie serait bien -


t ôt radicalement questionné e dans un texte qui, malgré sa publication dans
l’Encyclopédie , passerait relativement inaperç u. En 1747, alors que les Ré flexions
critiques ont d é jà fait l 'objet de plusieurs r éé ditions, Charles Duclos reprend la
question de la notation musicale de la d é clamation des anciens dans un mé moire
rendu à l'Acad é mie des Inscriptions et Belles- Lettres intitul é De l'art de partager
l'action théâtrale , qu’on pré tend avoir été en usage chez les Romains (tiré des registres
-
de 1747 48 ) . Reproduit à l'article Dé clamation des anciens de l’ Encyclopédie (paru en
1754 dans le tome IV), ce texte analytique et concis s'en prend aux th èses de Dubos
qui, selon Duclos, « a traité cette question avec plus d 'étendue que de pr écision ».
Plus gé né ralement, il s'en prend à :

« L'opmion commune de ceux qui ont parlé de la d éclamation , (qui ] suppose que ses

inflexions sont du genre des intonations musicales, dans lesquelles la voix procède
dans des intervalles harmoniques, et qu 'il est très - possible de les exprimer par les
notes ordinaires de la musique, dont il faudrait tout au plus changer la valeur, mais
dont on conserverait la proportion et le rapport »‘*.

Duclos adopte plusieurs straté gies argumentatives pour d éconstruire


l 'assimilation des inflexions oratoires aux intonations musicales . Il s'emploie dans
un premier temps à montrer « en quoi consiste la diff érence qui se trouve entre la
parole simple et la voix de chant ? » IS. Ce faisant, il commence par é carter les deux

13
Rousseau reprendra la seconde th èse et combattra profondément la première
“ Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des ruélins. 17 vols.. Pans, 1751-1772,
-
article Dé clamation des anciens , t 4, p 688.
.
lsftui., t 4 p 688
»

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critè res qu'avait propos és Dubos : celui de la quantité d'air expulsé et celui de la
hauteur des variations tonales :

« Celle- ci (la modification sp é cifique du chant) d é pend de quelque chose de diff é rent
du plus ou du moins de vitesse, et du plus ou du moins de force de l 'air qui sort de la
glotte et passe par la bouche . On ne doit pas non plus confondre la voix de chant avec
le plus ou le moins d 'él é vation des tons, puisque cette vari é té se remarque dans les
accents de la prononciation du discours ordinaire

Un autre critè re , retenu notamment par Anstox ène, pourrait ê tre la maniè re
dont la voix chantée parcourt les intervalles, c'est - à-dire par « saut » et en s'arrêtant
sur les tons fixes, tandis que la prononciation simple passe d'un ton à l'autre de
maniè re continue sans se fixera certaines hauteurs d éterminé es . Duclos soutient
que cette explication est né cessaire mais insuffisante, en allé guant qu 'il existe une
maniè re de d é clamer , encore trè s diff é rente du chant, qui procède é galement par
sauts tout en s'arrêtant sur les tons . Pour Duclos, le critè re discriminant est d'abord
d'ordre physiologique . Il concerne la position du larynx dans chacune des voix :
le chant implique la vibration de tout le larynx « suspendu sur ses attaches »
tandis que dans la voix parl é e le larynx est « assis et en repos sur ses attaches »17.
En s'appuyant sur les recherches de Denis Dodart!ï, Duclos procède à une distri -
bution anatomique des fonctions expressives : qu'on parle ou qu 'on chante, le
« son » et le « ton » sont produits par la glotte ; mais la modification qui caracté rise
la seule voix chantée est attribu é e à cette « ondulation du larynx » qui n'a pas lieu
-
dans la simple parole ondulation qui affecte la « totalit é de la voix » et la « sub-
stance mê me du son ». Cette séparation des fonctions organiques permet
d'expliquer qu'on puisse avoir une voix magnifique et peu expressive, ou inver-
sement une voix sans beaut é quoique fort expressive. L'argument physiologique
pré pare ainsi la distinction d'ordre esth étique entre le chant et la dé clamation.
--
En quoi le chant diff è re t il de la d éclamation ? La d éclamation théâ trale, pré -
cise Duclos , est une imitation de la d éclamation naturelle, dé finie comme « une
affection ou modification que la voix re çoit, lorsque nous sommes é mus de quel -

. . -
ulbtd. t , 4 pp. 687 688
17 «
M Dodart, en continuant ses recherches, découvrit que dans la voix de chant il y a de plus

artère
-
que dans celle de la parole, un mouvement de tout le larynx, c'est à -dire de cette partie de la trachée
forme comme un nouveau canal qui se termine à la glotte, qui en enveloppe et qui en
qui
soutient les muscles La diff érence entre les deux voix vient donc de celle qu'il y a entre le larynx assis
et en repos sur ses attaches dans la parole, et ce même larynx suspendu sur ses attaches, en action et
mu par un balancement de haut en bas de bas en haut . Ce balancement peut se comparer au mouvement
des oiseaux qui planent , ou des poissons qui se soutiennent à la m ême place contre le fil de l 'eau
Quoique les ailes des uns et les nageoires des autres paraissent immobiles à l'œil, elles font de
continuelles vibrations, mais si courtes et si promptes qu'elles sont imperceptibles ». { Ibid , t 4, p 689).
ls
.
En particulier le Mémoire sur les causes de la voix de l'homme et de ses diff érents tons Paris, 1703.

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que passion, et qui annonce cette é motion à ceux qui nous é coutent » . Or, selon”
Duclos, cette déclamation naturelle n 'a ni « tons fixes », ni < « marche d é termin ée ».
L'argument d é cisif est cette fois emprunté à l'expérience esth étique :
« Si ( la dé clamation naturelle] consistait dans des intonations musicales et harmo -
niques, elle serait fixée et dé termin ée par le chant mê me du récitatif . Cependant
l 'expérience nous montre que de deux acteurs qui chantent ces mê mes morceaux avec
la mê me justesse, l'un nous laisse froids et tranquilles, tandis que l'autre avec une voix
moins belle et moins sonore nous é meut et nous transporte ; les exemples n 'en sont
pas rares »*.

S'il suffisait de s'astreindre à une progression mé lodique dé termin ée pour


d éclamer correctement, s'il suffisait de chanter juste pour parler vrai, la d éclama -
tion se réduirait à une technique . Rappelons que l'objectif de Dubos é tait pré cisé -
ment de montrer qu'il n'y avait pas d' « arbitraire » dans la d éclamation des
anciens . Si l'art de noter la d éclamation s'é tait perdu chez les modernes , Dubos
faisait valoir l'opinion de musiciens de sa connaissance, qui l'avaient assur é de la
possibilité de remé dier à cette situation. Sa conception des arts de la parole était
traversé e par un id éal de pré cision technique et scientifique : traiter scientifique-
ment les variations accentue lies, inscrire la d éclamation naturelle dans les rapports
calculables d' une acoustique . Mais l'art de déclamer, ré torque Duclos, n 'est pas
une simple technique . Le chant lui - m ême, pour être vrai , demande un suppl é -
ment d 'expression qu'aucune r è gle harmonique n'é puise, et qui ne d é pend pas
non plus des propri é tés organiques :

« Si les inflexions expressives de la déclamation ne sont pas Us mêmes que Us intonations

harmoniques du chant ; si elles ne consistent ni dans l 'él é vation , ru dans l'abaissement


de la voix, ni dans son renflement et sa diminution , ni dans sa lenteur et sa rapidit é,
non plus que dans les repos et dans les silences ; enfin si la d éclamation ne ré sulte pas
de l'assemblage de toutes ces choses, quoique la plupart l'accompagnent, il faut donc
que cette expression dé pende de quelque autre chose, qui affectant le son mê me de la
voix, la met en é tat d 'é mouvoir et de transporter notre â me ».J1

Qu 'est -ce donc que ce suppl é ment d 'expression, cette <• langue universelle »
que constitue la déclamation naturelle ,si elle n'est pas r é ductible aux calculs harmo-
niques ? Mê me si Duclos n'a pas d'explication technique à proposer d 'un effet de
sens dont seule l'expérience té moigne , il ne renonce pas à la possibilit é d'en
« d é couvrir le mé canisme ». La causalit é physique demeure l 'horizon d'explication
d' un phé nomè ne qui est « sensible », bien qu'il ne soit pas « appr éciable ».

, Ibid .t. 4. p. 687


l

.
,

K Ibid t . 4. p. 688.
21 Ibid ,t
4. p 689

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Duclos passe enfin à la question de la notation musicale de la dé clamation


proprement dite . Contre sa possibilité, il fait valoir l' incommensurabilité des modi -
fications qui affectent la voix du discours, confirm ée elle - mê me par l'échec allou é
d 'un musicien chinois du nom d ' Arcadio Hoangh à d éterminer le degré des into -
nations de sa langue , f û t-ce à partir de l'heptamé ride ou quarante -neuvi è me de
ton d éfini par Joseph Sauveur 22.

« Elle [la voix du discours] marche continuellement dans des intervalles incommensu -
rables, et presque toujours hors des modes harmoniques »a .

Si la d é clamation pouvait ê tre noté e , ajoute Duclos, le nombre des signes né -


cessaires à cette langue devrait ê tre « infini » M. La question de la d é clamation no-
té e rejoint ici la question de ce qu 'institue un signe . La langue, pour Duclos, est un
systè me fini ; le signe institue une limite d éfinie . Or l 'accent oratoire relè ve de
l'ind éfini dans l'expression . Il n 'est donc susceptible d'aucune notation institu -
ante, mais peut pallier l'indigence d'une expression par signes arbitraires . Tel
n'est pas le cas de la prononciation , qui est affaire de convention , et peut donc faire
l'objet d 'une notation. Selon Duclos, « Ce sont ces notes de la prononciation dont
parlent les grammairiens des siè cles post érieurs [notamment les accents grecs ],
qu'on a prises pour celles de la d éclamation » 2S.
Le mé moire de Duclos doit ê tre compté parmi les piè ces à conviction du dossier
contre l'assimilation de l'instrumental au vocal, du musical au rhétorique et en
somme , de ce que John Neubauer a appel é 1' « é mancipation de la musique par
rapport au langage » 2‘. Chabanon ne s'y trompera pas qui , lorsqu'il voudra montrer
que non -seulement « le chant n 'est pas une imitation de la parole » mais encore que
« l 'un subsiste indé pendamment de l'autre » ,avancera qu 'on ne peut pas calculer les
inflexions de la voix27. L'argumentation de Duclos met en pé ril à la fois l 'un des
principaux sché mas d'explication du sens musical de son é poque , et toute l 'esthé tique
du discours chanté tel qu'il s'exprime encore dans le Neveu de Rameau :

« Ecoutez ce chant , écoutez son accompagnement , et dites - moi après quelle diff é rence
existe entre la voix d'un mourant et l'expression de cet air ? vous verrez que la ligne de
la mé lodie musicale est ici absolument identifiée avec celle de l'accent naturel »a .

22

du terme » acoustique ».
-
Le physicien Joseph Sauveur (1653 1716) a fondé l'acoustique musicale Onlui doit l'invention
23
Ibid - , t . 4, p 689
2<
31
.
ftuf , t . 4 p . 690
Ibid
24
John NEUBAUER, The Emancipation of Music pom Language Departure pom Mimesis m
-
Eighteenth Century Aesthetics. New Haven Yale University Press, 1986
2r Michel CHABANON, De la
musique consid érée en elle - même et dans ses rapports avec la parole , les
.
langues , la poésie et le théâtre [1785), rééd Gen ève : Satkme Repnnts, 1967, p 73 74
28 Denis DIDEROT, Le Neveu de Rameau , DPV,
-
XII, p. 179. Je souligne

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Pour Duclos, la poétique musicale d 'un Diderot qui , à travers Jean - François
Rameau , préconisera encore un chant capable de « couper » la d éclamation « en un
plus grand nombre de points » J est non -seulement absurde, mais contreproductive .

« Je ne pré tends pas qu'il ne puisse quelquefois se trouver dans une d é clamation chan -

tante et vicieuse , et peut - ê tre mê me dans le discours ordinaire, quelques inflexions qui
seraient des tons harmoniques ; mais ce sont des inflexions rares, qui ne rendraient
pas la continuité du discours susceptible d'ê tre noté »î0.

S'il y a quelquefois congruence entre les tons musicaux et les tons oratoires
dans le discours ordinaire, elle est purement accidentelle, et relè ve d 'une d écla-
mation « vici é e ». A tout prendre, la poé tique du Neveu devrait plut ôt conduire à
de hideuses infractions contre le naturel de l'expression *1.

II. Condillac et Rousseau ou l 'enjeu anthropologique

La poé tique classique de l'opéra : mod è le pour la théorie Condillaciemte du signe ?

Pour Dubos, le problè me de la notation musicale de la d éclamation est avant


tout un probl è me d 'ordre historique, bien que la solution qu 'il lui donne soit très
fortement li ée à ses propres hypoth èses concernant l'expression musicale .
Lorsqu 'il reprend le probl ème, Duclos situe explicitement l'enjeu sur le plan de
l 'art, puisqu'il s'agit pour lui d 'appr éhender la diff é rence ré elle du chant et de la
d éclamation. Dans l 'Essm sur l'ongine des connaissances humaines (1746), Condillac
discute é galement les th èses de Dubos dans le contexte d ' une r éflexion plus large
sur l'origine du langage et de la signification. Le probl è me revêt alors un enjeu
proprement anthropologique, puisque la thèse selon laquelle la d éclamation des
anciens était « un vrai chant » intervient d ésormais pour corroborer une théorie
musicale des premi ères langues .

Ibid . , p . 158.
-
M

** « Déclamation des anciens , op. cit ., t. 4 p 689.


91
11 est plus que probable que Diderot avait connaissance des th èses de Duclos lorsqu'il écrivit le
Neveu de Rameau, puisqu'elles ont été publiées dans Y Encyclopédie Plusieurs hypothèses sont alors
envisageables pour expliquer la reprise de thèses réfutées par Duclos II est possible que Diderot
n'adhère tout simplement pas à la d émonstration de Duclos (mais qu 'il s'en tienne jflutôt aux
conclusions de Rousseau en la matière ) . Il est é galement possible que l'identification spontanée des
tons harmoniques aux tons oratoires soit un effet d'é poque auquel Diderot succombe, malgré sa
connaissance des réfutations de Duclos. Il est enfin possible (c'est l'hypothèse que nous retenons) que
la théorie de l'imitation d éfendue par le Neveu , qui repose sur cette identification appartenant à 1ère
du temps, ait été nécessaire à Diderot pour nouer dans le dialogue la question morale à la question
esthétique, auquel cas elle n'y remplirait pas tant une fonction scientifique qu'une fonction poé tique
ou heuristique

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dun problème des Lumières

Pour expliquer la formation des premi ères langues sans présupposer la


réflexion (que la maî trise des signes institu és rend seule possible), Condillac
suppose au premier chapitre de la section intitulé e De l' Origine et des progrè s du
langage , une progression continue entre les signes naturels (cris, soupirs, gé misse-
ments inarticulés ) et les signes d 'institution. La répé tition des mê mes cris et des
mê mes gestes dans les mê mes circonstances conduit les premiers ê tres humains à
associer ces sons aux perceptions qui y sont li é es avec constance, et à les employer
-
comme signes de ces mê mes perceptions à « faire , avec ré flexion , ce qu'ils
n'avaient fait que par instinct »33. L'accession de l'animal humain à la fonction
signifiante passe donc d 'abord par cette instrumentalisation du signe vocal natu -
rel qui dès lors, ne manifeste plus seulement, mais signifie sa cause, et peut donc
servir de « modè le » aux signes d 'institution . Peu à peu , les modifications de la
voix - « inflexions violentes » qui passent par des « intervalles fort sensibles » -
sont affecté es d'une fonction signifiante autonome 53. Signifiantes, ces modula-
tions doivent donc être appr éciables, à la mani ère des inflexions musicales :

« Dans l'origine des langues , la mani è re de prononcer admettait donc des inflexions
de voix si distinctes, qu 'un musicien e û t pu la noter, en ne faisant que de lé gers chan -
gements ; ainsi je dirai qu 'elle par ticipait du chant »M.

Dans Mustc and the Origins of Language , Downing A . Thomas estime que
l'expérience fictive des premiè res langues proposée par Condillac prend son
.
mod è le dans une scè ne d'opé ra 35 On pourrait ajouter : une scène d'op éra Italien .
au parti duquel les philosophes se rangeront bientôt 34, et o ù l 'expression passe
moins par l 'imitation des signes « arbitraires » du langage policé que parcelle des
signes « naturels » de la passion —
« des exclamations , des interjections, des
37
suspensions, des interruptions, des affirmations, des n égations » , dira le Neveu
de Rameau. Il est en effet difficile d'ignorer la ressemblance entre cette thé orie du
passage à l'émission r é fléchie et active des signes naturels dans les premi ères
langues et la poé tique de l'imitation des accents de la passion dans le chant

32
.
Ibid p. 197.
Tel n est pas seulement le casdans les premières langues, mais aussi dans les langues modernes,
malgré un affaiblissement global de leur accentuation Dans la langue chinoise telle que Condillac la
comprend , les intonations n'ont plus une simple fonction de recours contre l'équivoque lexicale, mais
elles font figure d'instrument essentiel pour exprimer des idées distinctes
11

35
.
Ibid p. 204
.
Downing A THOMAS, Music and the Origins of Language Theories from the French Enlightenment .
Cambridge, Cambridge University Press, 1995, p . 136.
36
Notamment Diderot, Grimm et Rousseau La Querelle des Bouffons a lieu en 1753, mais on
-
oppose dé jà depuis longtemps les styles d 'opéra Italien et Français Voir Jean Louis LE CERF DE LA
VIEV1LLE, Comparaison de la musique italienne et de la musique franç aise , 1704. ( Repris dans Laura
.
Naudeix (éd ), La premiè re querelle de la musique italienne Pans: Classiques Garmer, 2018)
-
3 Denis DIDEROT, Le Neveu de Rameaii . DPV, XII, p. 170.

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la déclamation ? Enjeux esth étiques et anthropologiques : -
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lyrique . En r éalité, tout se passe dans l'Essai comme si la thé orie mimé tique de la
musique faisait l 'objet d 'une ré interpré tation anthropologique, ou du moins
comme si l'anthropologie linguistique sous - jacente à la th éorie mimé tique con -
naissait un d é veloppement autonome : ce n'est plus d ésormais la thé orie de
l 'expression musicale qui emprunte ses caté gories à la linguistique, ce sont les
théories phylogé né tiques du langage qui accordent un rôle d éterminant à
l 'expression musicale. Avec Condillac, on est passé d'une analogie musique -lan-
gage à caractè re esthé tique ( la musique est un quasi -langage, une langue natu-
relle plus puissante et moins claire que la langue articulé e) à une analogie à carac -
-
t ère anthropo linguistique (le premier langage é tait semblable à un chant ) .

Condillac lecteur de Dubos : la déclamation des anciens fut un « vrai chant »

C'est dans ce contexte que Condillac non seulement reprend , mais radicalise
la thèse de Dubos sur 1a d éclamation des anciens . Pour Condillac, la th èse de
Dubos sur l'existence d 'un systè me de notation de la déclamation, interpré té e
correctement ( c'est -à -dire comme preuve que la d éclamation des anciens avait les
propri é tés harmoniques de ce que les modernes appellent le chant ) corrobore sa
propre hypothèse sur le caract ère musical des premi è res langues . Dubos, en effet,
d ès lors qu'il a admis la notation musicale de la d éclamation des anciens, a eu tort
de vouloir la distinguer du chant moderne : Condillac consid è re au contraire
qu 'elle n 'a pu ê tre qu'un « vrai chant », dans la mesure, pré cisément, o ù il tient
pour é tabli qu 'elle fut noté e.

«Cette conséquence sera é vidente à tous ceux qui auront quelque connaissance des
principes de l 'harmonie , Ils n'ignorent pas 1, Qu 'on ne peut noter un son, qu'autant
qu'on a pu l'apprécier ; 2. Qu 'en harmonie, rien n'est appréciable que par la résonance
des corps sonores ; 3. Enfin, que cette résonance ne donne d 'autres sons, ni d 'autres
intervalles, que ceux qui entrent dans le chant » œ.

La thé orie de la Gé né ration harmonique de Rameau (1737) est ici mobilisé e


pour établir le lien n écessaire entre son noté et chant . Avec Duclos, Condillac par-
tage au moms deux constats : on ne peut noter que les sons « appré ciables » ( *
« sensibles ») ; les sons qui interviennent dans un vrai chant sont tous appré ciables .
Condillac et Duclos reprochent tous deux à Dubos d 'avoir ignor é cette donné e
mise au jour par Rameau , et s'accordent pour dire qu 'une d éclamation notée est
chose impossible, si l 'on prend le mot « d éclamation » en son sens moderne. Pour-
tant, cette consid ération d 'ordre logique les conduit à des conclusions historiques
opposées sur la d éclamation des anciens . Pour Duclos, qui prend le mot « d écla-

38
-
Ibid , p 205 206.

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mation » dans son sens moderne , elle n'a pas pu ê tre not ée par les anciens : le
systè me de notation des accents oratoires est une pure invention des commenta -
teurs qui ont pris les accents de la prononciation pour ceux de la d é clamation.
Condillac, qui tient pour concluante la d é monstration de l 'existence historique de
ce système de notation (le § 16 de la seconde partie de l'Essai renvoie sur ce point
à la troisiè me partie des Ré flexions critiques ) , en d é duit implacablement que la
d é clamation des anciens é tait une v é ritable « dé clamation chantante »J \ é cartant
ainsi toutes les nuances historiques et les diff é rences introduites par Dubos entre
« vrai chant » et déclamation noté e, qui impliquent selon lui contradiction .

Condillac et Duclos s'en prennent par ailleurs aux thèses de Dubos pour faire
valoir des conceptions radicalement opposé es du rapport entre musique et pa -
role ® . Duclos reproche à Dubos de mé connaître les propri ét és expressives de la
d é clamation en la ré duisant aux proprié tés harmoniques du chant : sa réfutation,
qui anticipe les th èses de Chabanon sur l 'autonomie du chant par rapport à la
parole, remet profond ément en cause, quoiqu'implicitement , les théories classi -
ques de l'imitation ; Condillac reproche au contraire à Dubos de méconnaî tre
l'identit é entre la d é clamation des anciens et le « vrai chant » ou le chant « propre -
ment dit » : sa réfutation est en pleine cohé rence avec la poétique classique de
l'opéra11 et la th éorie de l 'imitation musicale des accents de la passion12.
La possibilité de deux interpré tations si opposées tient sans - doute à une am-
biguité dans le texte de Dubos, qui veut en m ême temps soutenir la thèse de
l'existence d 'une d éclamation notée sur une é chelle musicale chez les anciens et
marquer une diff érence entre la d é clamation not ée des anciens et le chant des
modernes . Nous avons dit plus haut comment nous lisons pour notre part le texte
de Dubos : nous estimons que les diff é rences historiques qu'il é tablit entre dé cla -
mation noté e et chant lyrique sont superficielles au regard de la thèse implicite
selon laquelle les utflexions oratoires sont du m ême genre que les intonations musi -
cales - th èse qui sous - tend sa d é monstration et nous paraî t indissociable des thèses
esthé tiques de Dubos sur le chant comme imitation des signes naturels .
Condillac, bien qu'il soit tout à fait conscient des diff é rences qui peuvent
exister entre l'accent prosodique et l'intonation musicale, franchit un pas supplé -
mentaire dans la réduction des effets de sens de l'un à ceux de l'autre : tandis que
chez Dubos, c'est une d é monstration historique qui fonde l'homologie des effets de

*’ Etienne Bonnot de CONDILLAC, Essai sur 1'origins des connaissances humaines, op . at ., p . 206
40
II «st très improbable que Condillac et Dudos aient eu connaissance de leurs thèses respectives
avant publication Le M émoire sur l'art de partager l'action théâtrale para ît en 1747, un an après l'Essai,
auquel il ne tait pas référence.
41 «
Ne comprenant pas que les Anciens eussent pu introduire sur leurs théâtres , comme l' usage le plus
naturel , une musique semblable à celle de nas opéras, il [Dubos] a pris le parti de dire que ce n'était point
une musique, mais seulement une simple déclamation notée » ( p. 209, je souligne ).
43 « En effet,
quel est le son le plus propre à rendre un sentiment de l 'â me ? C’est d'abord oelui qui
imite le cri qui en est le signe naturel, il est commun à ta d éclamation et à la musique » ( p 240)

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sens (par des arguments de fait ), chez Condillac, l'homologie est fond é e dans une
anthropobgte linguistique , o ù la prosodie et le théâ tre grecs n'ont plus qu 'un statut
d 'illustration . L'affinité entre expression musicale et expression oratoire est d ésormais
é tayé e sur une théorie des origines quasi- musicales du langage, qui s'accommode
facilement des diff é rences historiques . En effet , le discours historique se surajoute
chez Condillac aux thèses anthropologiques fondamentales dont il d é coule (il les
dynamise ) : ainsi l 'id ée d ' une diminution progressive de l'accentuation des
langues lui permet -elle d'expliquer la diffé rence marqu é e entre la d éclamation
-
moderne et le chant13 diff é rence qui ne remet en cause ni l' homologie des effets
de sens, ni la poé tique d'un art capable de r éaliser à nouveau l'imitation ponctu -
elle des accents oratoires par les intonations musicales .

L'histoire de la musique dans / 'Essai ; une théorie de la dissociation

Condillac consacre le chapitre V de la section sur le langage à l 'histoire de la


musique « en tant que cet art fait partie du langage » . Il distingue plusieurs é ta-
41

pes dans l histoire des rapports entre musique et discours et propose une véri-
'
table genè se de leur dissociation . La musique est d 'abord présenté e comme une
trouvaille lié e à l 'exercice de la parole puisque Condillac attribue la dé couverte
empirique des intervalles harmoniques au hasard des variations accentuelles des
premi è res langues. A ce stade, l'harmonie est le simple appendice du discours,
15

qui s'en subordonne les charmes, et dont celle -ci tire en retour toute son expres-
sion . Dans un second temps, la musique se perfectionne : « Peu à peu , elle parvint
à é galer l'expression des paroles : ensuite, elle tenta de la surpasser . C'est alors
qu'on put s'apercevoir qu'elle é tait par elle-mê me susceptible de beaucoup
d'expression »16. Cette théorie des origines de la musique instrumentale fait écho

° Selon Condillac, en dé pit de la d éclamation plus simple des Fran çais, « notre déclamation
admet de temps en temps des intervalles aussi distincts que le chant . Si on ne les altérait qu'autant
qu'il serait n écessaire pour les apprécier, ils n'en seraient pas moins naturels, et l'on pourrait les
noter > (p . 239) Ajoutons qu'il donne foi à Dubos, qui rapporte le té moignage de personnes « dignes

de foi » qui l'auraient assuré que « Moliè re guid é par la force de son génie, et sans avoir jamais su
apparemment tout ce qui vient d'être exposé concernant la musique des Airmens, faisait quelque chose
d'approchant de ce que faisaient les Anciens, et qu'il avait imaginé des notes pour marquer les tons
qu'il devait prendre en d édamant les rôles qu'il récitait toujours de la même manière » ( Ré flexions
,
Critiques op . cit., p. 346) .
“ Etienne Bonnot de CONDILLAC, Essai sur l'origme des connaissances humâmes , op cit ., p . 228
“ Condillac se fonde une fois encore sur les principes de l'harmonie ramiste pour soutenir que
les intervalles harmoniques ( tierce, quinte majeure) furent découverts et pratiqués avant ceux de la
gamme diatonique Pour Rameau , le son produit par la résonance d'un corps sonore donne à entendre
ses harmoniques : la tierce et la quinte majeure . Ces deux consonances parfaites sont contenues , avec
l'octave, comme parties de n'importe quel son harmonique, et sont donc « gé néré s » naturellement à
partir de celui- a . Condillac conçoit les premiers balbutiements de l' harmonie à partir des principes
« naturels » du langage tonal du XVHIè me si ècle.

“ Ibid . , p. 230

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aux d ébats du XVIII ème siè cle sur la l é gitimité d ' un art dont on peine à définir les
propri ét és expressives d ès lors qu 'il pr étend s'é manciper de la po ésie. La position
de Condillac sur la musique instrumentale est plus conservatrice qu 'elle n'en a
l'air : s'il affirme d'abord qu'elle est « par elle - m ême susceptible de beaucoup
d'expression », il attribue ensuite les pouvoirs extraordinaires que les sources
classiques lui prê tent ( gu érisons, prodiges divers ) à l'habitude contracté e
d'entendre la musique au service de l'expression linguistique :

« L'expression que les sons avaient dans la prosodie qui participait du chant , celle
qu'ils avaient dans la d é damation qui é tait chantante, pré paraient celle qu 'ils de -
vaient avoir lorsqu 'ils seraient entendus seuls . Deux raisons assurè rent mê me le
succès de ceux qui, avec quelque talent , s'essayèrent dans ce nouveau genre de
musique . La premiè re, c'est que sans doute ils choisissaient les passages auxquels, par
l'usage de la d éclamation , on é tait accoutumé d 'attacher une certaine expression , ou
que du moins ils en imaginaient de semblables , La seconde, c'est l'é tonnement que,
dans sa nouveauté, cette musique ne pouvait manquer de produire »47.

Le peu d'effet que la musique instrumentale moderne fait sur l 'imagination


s'explique alors moins par une r é gression technique que par l'é loignement d 'un
temps o ù elle n 'était qu 'une partie du discours ®. Les thèses anthropologiques de
Condillac sur la dissociation de la musique et du discours renvoient iné vitable -
ment à l'essor de la musique instrumentale dans l' Europe du XVIIIè me si ècle -
essor auquel la France est d 'ailleurs plus r étive que l' Allemagne ou l' Italie . Mais
loin de mener à la notion d ' une musique instrumentale autonome par rapport au
langage, elles tendent plutô t à refonder leur d é pendance et à expliquer la faiblesse
d'une musique dissocié e du discours . Dès lors que 1' « imagination ne r éagit pas
elle -mê me sur les sens », estime Condillac, l 'expérience musicale est ré duite à
1' « action des sons sur l'oreille » 4 . La sé miotique des lumi è res, qui s'unifie autour

d 'une conception représentative et rhé torique du signe linguistique, ne semble
pas disposer des caté gories permettant d 'analyser pour elles-m êmes les modalités
signifiantes de la musique instrumentale.

Le syncré tisme de Rousseau ; dé tournement d ' un triple hé ritage

Rousseau, qui connaît bien Dubos, Duclos et Condillac, remanie et approfon -


dit certains traits saillants de leurs théories : reprenant à son compte l'homologie
des effets de sens des intonations musicales et des inflexions de la parole mise de
l'avant par Dubos, il en précise les fondements anthropologiques à la suite de

Ibid.
"albid
« Ibid
. p 231
. .

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Condillac, tout en retenant de Duclos l'idé e d' une sé paration radicale entre calcul
harmonique et d éclamation naturelle .
La ré fé rence musicale permettait à Condillac de penser le passage de la signi-
fication spontan ée à la signification ré fl échie ; la d é clamation chant ée portait ainsi
la trace de l'origine quasi -musicale des langues d 'institution, né es grâce à
l 'instrumentalisation des signes naturels, puis nourries à-m ême les variations
harmoniques naturelles de la parole. Ce qui appara ît encore chez le philosophe
sensualiste comme un simple recours heuristique, assez prudent , à l'expé rience
-
musicale, pour illustrer les propri é tés d 'une proto langue d 'ailleurs distingué e du
chant proprement dit, est r éinterpré té par Rousseau dans le sens d 'une identité
originaire d é finitivement perdue de la parole et du chant . L'essai sur l'origine des
langues donne ainsi à l'homologie des effets de sens un fondement anthropologique
plus radical que dans l 'Essai sur l'origine des connaissances humâmes , qui ne parle
pas d'identité parole /chant, mais de « participation », quand Rousseau postule
une source commune . Comme le pr écise Catherine Kintzler, Rousseau ancre du
-
m ême coup la pensé e de l'effet musical effet moral sui generis dans une
« donné e immaté rielle inh é rente à la nature humaine » .
-

Si l'homologie est pour ainsi dire relev ée et valid é e dans l'anthropologie
rousseauiste, elle n'a toutefois plus à être fond é e dans une analyse comparative
des propri é tés physiques de la d éclamation et de la mé lodie puisqu 'en ré alit é, la
voix et la mé lodie ne signifient pas en tant qu'arrange ment s mécanique de sons,
mais comme signes immé diats de l'inté riorité psychique .

« Les sons dans la mélodie n'agissent pas seulement sur nous comme sons, mais
comme signes de nos affections, de nos sentiments ; c'est ainsi qu'ils excitent en nous
les mouvements qu 'ils expnment et dont nous y reconnaissons l'image »s .
,
Nul besoin d 'é tayer l'imitât ion musicale des accents sur des propri é tés acous-
tiques communes à la parole et à la m élodie , puisque la communauté non plus
simplement g éné rique , mais g é né tique des deux types de signe assure la possibilité
d ' une imitation mé lodique immé diate et non artificielle des passions . La discus -
sion sur l 'existence d 'une dé clamation noté e chez les anciens, qui avait pré cis é -
ment pour fonction , chez Dubos, Duclos ou Condillac, d'établir ou d 'infirmer une
correspondance objective entre l'accent oratoire et les intonations musicales,
n'int éresse donc que très peu Rousseau . Le problè me historique n 'est jamais dis-
cut é comme tel, bien qu'on en trouve un certain écho, par exemple à l'article
« Chant » du Dictionnaire de musique , o ù Rousseau soutient que les intervalles
formés par les inflexions de la voix ne peuvent ê tre « exprimés en notes », ce qui

!0
Catherine KINTZLER , Poitujue de l'opira français De Corneille à Rousseau , Pans Minerve, 2006,
p 438
.
Sllbid . p 126 .

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n'empêche pas le chant d 'être une « imitation paisible et artificielle des accents de
la voix parlante ou passionné e ; on crie et l'on se plaint sans chanter ; mais on
imite en chantant les cris et les plaintes » 5Î.
Notons que pour Rousseau , le succès d' un chant ne saurait par ailleurs
d é pendre de la reproduction borné e de la d éclamation théâ trale , per çue comme
artificielle .

« Ce qu 'on cherche donc à rendre par la mé lodie, c'est le ton dont s'expriment les sen -
timents qu 'on veut représenter, et l 'on doit bien se garder d 'imiter en cela la d éclama -
tion théâ trale qui n'est elle - mê me qu'une imitation, mais la veux de la nature parlant
sans affectation et sans art »a.

Si la r éf é rence aux accents oratoires demeure importante la mé lodie , qu'elle


soit d'ailleurs vocale ou instrumentale, prend d 'abord son mod èle dans une « voix
de la nature » quintessenci ée et universelle. C'est du moins le cas pour les airs, car
-
le probl ème se pose diff é remment pour le r écitatif , qui ne devrait lui m ê me ê tre «
que l'accent [ prosodique propre à chaque idiome ] noté dans une langue vraiment
musicale »54. Si le r écitatif français est si monstrueux, c'est que les accents proso-
diques de la langue fran çaise ne sont pas musicaux .
Pour Dubos, le probl è me de la d é clamation é tait lié au ê r ve d'une écriture,
d'une notation « musicale » capable de signifier les inflexions naturelles de la
voix ; la musique, saisie au triple prisme du chant, de l'harmonie et de l'acoustique
mathé matisée, portait l'espoir d' une inscription sans reste des nuances de la voix
passionn ée dans un systè me de signes . Pour Rousseau , au contraire , l'é criture
inscrit la perte m ême de l'accentuation musicale des langues . « S l'on croit
suppl éer à l'accent par les accents [écrits] on se trompe : on n'invente les accents
.
que quand l'accent est d éjà perdu » B D'ailleurs, loin de penser, comme Dubos, le
systè me des inflexions naturelles de la voix sur le mod è le d'un syst ème
d'intervalles harmoniques, Rousseau consid ère les rè gles de l'harmonie comme la
ruine de l'é nergie et de la finesse originaire du signe passionné .

« A mesure que la langue se perfectionnait, la mé lodie en s'imposant de nouvelles


rè gles perdait insensiblement de son ancienne énergie, et le calcul des intervalles fut
substitué à la finesse des inflexions »*.
Ainsi, lorsqu'il oppose drastiquement progression harmonique et langue
naturelle des passions, Rousseau n'est plus l' hé ritier de Dubos et Condillac, mais
de Duclos :

51
Article » Chant », Dictionnaire de musique,op . cit ., p. 182
», Dictionnaire de musique , op eit „ p , 322
” Article «« Expression
Article
Ré citatif », Diction nave de musique ,op at., p . 585
“ .
” -
Jean Jacques ROUSSEAU, Essai sur l'ongme des langues Pans : Gallimard , 1990, p 83
Ibid., op. cit ., p . 139 ,

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« En donnant aussi des entraves à la mé lodie elle [l'harmonie] lui ô te l'é nergie et
l 'expression, elle efface l'accent passionné pour y substituer l'intervalle luirvionique , elle
assujettit à deux seuls modes des chants qui devraient en avoir autant qu 'il y a de tons
oratoires, elle efface et d é truit des multitudes de sons ou d'intervalles qui n'entrent
pas dans son syst è me ; en un mot , elle sé pare tellement le chant de la parole que ces
deux langages se combattent, se contrarient, s'ô tent mutuellement tout caract è re de
v érité et ne se peuvent r é unir sans absurdité dans un sujet pathé tique »57.

Notons toutefois que le refus d'assimiler les accents passionnés aux interva-
lles harmoniques ne se fait plus, comme chez Duclos, au nom d ' un combat pour
la spécificité de la déclamation naturelle par rapport à la musique ; au contraire,
Rousseau tient la d éclamation naturelle pour la vraie musique, la vraie mé lodie
d é truite et vici ée par le systè me harmonique.

Conclusion

A travers cette é tude du probl è me particulier de la notation musicale de la


d éclamation, nous avons cherch é à reconstituer la chaî ne d'emprunts et de r éin-
terpr é tations qui conduit la pensée musicale des Lumiè res d'une poé tique de
l'opé ra centr ée sur l 'imitation musicale de la parole vive vers ce que nous avons
appelé une anthropologie linguistique d 'inspiration musicale. Nous espérons
ainsi avoir jeté un éclairage original sur la compr éhension des rapports complexes
et souvent caricatur és qu'entretiennent alors la pensé e du signe linguistique et
celle du signe musical . L'histoire de ces rapports est faite d'emprunts et d'aller-
retours théoriques parfois difficile à d é mê ler . Si les thé ories sur la signification
musicale se nourrissent d'abord abondamment de l'ensemble des savoirs scienti-
fiques sur la voix humaine et la signification linguistique ( thé orie de l 'articulation,
de la d é clamation, des « signes naturels », de l'accent ), on assiste à un basculement
significatif avec Condillac puis Rousseau : ce n 'est plus d ésormais la signification
musicale qui se fonde dans le mod è le linguistique, mais une certaine dimension
de la signification verbale qu'on explique en recourant au modè le musical . C'est
bien au moment o ù l'on commence à penser l 'irr éductibilité de la signification
musicale à la signification linguistique, vers 1750, que l 'expé rience musicale et en
particulier celle du chant est à son tour mobilisé e pour saisir les limites de la signi -
fication linguistique. Bien que la théorie musicale ne se constitue pas encore en
systè me sé miotique autonome, elle permet d'interroger les limites de la sé mio -
tique dont elle est tributaire. Saisie à partir d'une dimension irréductiblement affec-
tive dans la parole humaine, la musique donne à penser une modalité primitive de
la communication. Cet usage heuristique des mod èles musicaux montre à quel

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point, au delà des questions esth étiques, la poé tique de l'opé ra sollicite et con -
cerne, de mani ère iné dite au XVIIIème siècle, la ré flexion philosophique sur l'ê tre
humain, puisque loin de rester un simple objet pour la philosophie, la musique et
ses ressources deviennent de v éritables paradigmes conceptuels qui s'invitent au
cœur des ré flexions sur l 'émotion, le signe, la repr ésentation ou le corps.

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Summary

Have the Ancients Notated the Declamation?


Aesthetic and Anthropological Participation in an Enlightenment
Problem

The author first examines the thesis held by Jean- Baptiste Dubos in his Réflexions
cnhques sur la poé sie et la peinture ( 1719) according to which the ancient Greeks had a
musical system for noting declamation . He argues thatthe real implications of this statement
are more aesthetical than philological, for it validates the natural identity between oratory
inflexions and musical intonations an essential component in the classical theory of musi-
,

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dun problème des Lumières

cal imitation . He then analyzes the refutation by Charles Duclos In his Mémoire sur fart de
partager faction théâtrale ( 1747) . This remarkable text establishes , for the first time , the
real difference between singing and declamation and deeply questions not only the
,

homology between tones and accents , but the imitative poetics of music as a whole. He
then shows how Dubos s thesis Is reevaluated and reinterpreted by Etienne Bonnot de
Condillac in the Essai sur fongine des connaissances humaines (1746). Forthe latter, the
ancient s putative musical system for declamation no longer proves music s faculty to
imitate speech , but rather that primitive languages had musical aspects , an observation
that corroborates his theory of the quasi-musical origins of language . The author finally
shows how Rousseau , after Condillac , reformulates the poetical homology in terms of an
anthropo- linguistic theory , explaining why the factual question of the existence of a musical
notation for declamation does not directly interest the author of the Essai sur forigine des
langues . A musical anthropology , the author argues, has now taken relay over any objective
companson between music and speech the homology of which is now justified by a
,

genetic , rather than a generic identity.

Saietak

Jesu li stari glazbeno notirali deklamaciju? Udio jednog estetickog i


antropoloskog problema Prosvjetiteljstva

Autor najpnje ispituje tezu koju je Jean - Baptiste Dubos postavio u djelu Réflexions
critiques sur la poésie et la peinture ( 1719.), a prema kojoj su stari Grci imali glazbem sus-
tav za biljezenje deklamacije. Tvrdi da su stvame implikacye ove tvrdnje vise esteticke
nego filoloske. jerona dokazuje prirodnu istovjetnost govomih mfleksija I glazbenlh intona-
cija esencijalmh sastavmca klasiêne teorije glazbene imitacije. Zatim analizira opovrgava-
nje oveteze iz djela Mé moire surfait dé partager faction théâ trale ( 1747.) CharlesaDudo -
sa Ovaj izvanredan tekst po prvi puta uspostavlja stvarnu razliku izmedu pjevanja i dekla -
macije te snazno propitkuje ne samo podudamost izmedu tonova i akcenata, nego i imita -
tivnu poetiku glazbe u cjelmi. Nakon toga autor prezentira naCIn na koji Dubosovu tezu
Etienne Bonnot de Condillac preispituje i reinterpretira u djelu Essai sur fongme des
connaissances humaines (1746 ) . Prema Condillacu navodm anticki glazbeni sustav za
deklamaciju vise ne dokazuje da glazba ima sposobnost oponasanja govora. nego to da su
primitivm jezici imali glazbene aspekte , sto je zapazanje koje potkrepljuje njegovu teoryu
kvazi- glazbenog porijekla jezika. Konacno, autor pokazuje kako je Rousseau , nakon Con-
dillaca preformuliraopoetsku podudarnost u smislu antropolingvistiÊ ke teorije , objasnjava -
juci zasto cinjemcno pitanje postojanja glazbene notacije za deklamaciju nije primarni inte-
res autora djela Essai sur fongine des langues Glazbena antropologija . tvrdi autor, sada
je zamijemla svaku objektivnu usporedbu glazbe i govora , ciju podudarnost sada opravda -
va genetski, a ne generiCki identitet

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