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Thierry C ôt é
5610 avenue Gatineau apt 10
Montreal, QC , H3T 1X7
Canada
Les anciens ont-ils not é Email thierry.cote.1@
umontreal ca
musicalement la UDC 78.01* 17’
dé clamation ? 7032(38)
Original Scholarly Paper
Enjeux esth étiques et Izvomi znanavenc rao
Received 2 Aprl 2020
anthropologiques d’un Pnmljeno 2 travnja 2020
Accepted 1 September 2020
problè me PnhvaCeno 1 rujna 2020
165
-
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la dé clamation ? Enjeux esth é tiques et anthropologiques
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tfun problème des Lumières
l'article « Déclamation des Anciens » en 1754) . Bien que le problè me n'y soit pas
abord é de front, on en trouve l'écho dans le Neveu de Rameau de Diderot ( vers
1770) et dans l'Essai sur l'origine des langues de Rousseau (paru à titre posthume en
1781) . La vivacité du dé bat s'explique moins par son intéê r t strictement historique
que par l'actualit é de ses enjeux pour la pensée musicale des Lumi è res . Il y va en
ré alité d'un des aspects fondamentaux de la sé miotique musicale du XVIIIème
si ècle fran çais, à savoir l'homologie des effets de sens de la musique et des signes
naturels du langage inarticulé . Le glissement entre la question de fait (a t on not é --
-
la dé clamation ?) et la question de droit ( peut on noter la déclamation ?) est con -
stant dans un d ébat qui engage d'abord la cohé rence de la poé tique classique de
l'opéra français (chez Dubos), mais bientô t é galement les hypothèses directrices
d'une anthropologie linguistique fond é e sur des mod èles musicaux (chez Condil -
lac, puis Rousseau ) . En analysant l'évolution des enjeux de ce problème dans la
pensée musicale du XVIIIè me si ècle, cet essai se propose de montrer qu'il agit
comme un vé ritable fil conducteur dans l'é volution si particuliè re qui mène , en
France, d'une poé tique musicale d'inspiration rhé torique à une anthropologie
linguistique d'inspiration musicale.
Aux origines d 'une polémique : la thèse des R éflexions critiques sur la poésie et
la peinture
'
■
-
Fondé en 1570 autour du poète Jean Antoine de Baï f et du compositeur, luthiste et chantre
Thibault de Courvtlle, sous la protection de Catherine de Médias et de Charles IX, ce cercle cultive
- -
l'idéal d'union de la musique au verbe à l'image de la musique gréco romaine. D partage avec la Came
rata fatentma une conœ ption hautement intellectualisé e de la musique . Les productions musicales,
comme le recueil de chansons intitulé Le Prations ( musique de Claude Le Jeune et la plupart des
poèmes de J . A. de Baif ), sont le résultat expérimental des théories élaborées.
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( 1719), ce thè me fait l'objet d' une longue digression (sections 42 et 43) o ù Dubos
d é veloppe une thèse originale qui ne cessera par la suite d 'ê tre discut ée : les
dramaturges anciens composaient et notaient la dé clamation des acteurs sur une
é chelle musicale 2. La d émonstration est insér ée straté giquement avant la section
sur la « musique proprement dite » (sections 45 à 47) , où l'auteur aborde la mu-
sique moderne (opéra et musique instrumentale ) . D ès la seconde é dition ( 1733) la
sé quence sur la musique des anciens est suffisamment é toff ée pour faire l'objet
d ' une partie autonome , la Dissertation sur les repré sentations th éâtrales des anciens
( 3"” * partie ). Une centaine de pages est désormais consacrée au seul problè me de
la notation musicale de la d é clamation. En s'interrogeant sur les raisons de cette
augmentation , Catherine Dubeau a écarté l'hypothèse d'un « appendice destiné à
faire la dé monstration des origines antiques de la tragé die lyrique » qui viserait la
« lé gitimation du nouveau spectacle en tant qu 'h éritier de la tragé die antique »3.
Elle insiste avec raison sur l'attention port ée par Dubos aux diff é rences spéci-
fiques de chaque genre et fait valoir les positions nuancées qui ressortent de sa
correspondance avec Louis Ladvocat entre 1694 et 16981. Elle manque toutefois
l'enjeu principal du problè me soulev é par Dubos . Il ne fait aucun doute que
l'auteur des Ré flexions critiques cherche à s'écarter des dé clarations enthousiastes
de Ladvocat sur la r ésurrection des pouvoirs del à tragédie grecque et qu'il entend
mener un travail plus rigoureux devant aboutir , moyennant l 'analyse patiente des
sources, à marquer des diff é rences plus qu'à affirmer des similitudes entre les
deux genres . Si le « carmen », équivalent romain de la mé lodie tragique des grecs,
admettait « quelque chose d'é crit au-dessus du vers, pour prescrire les inflexions
de voix qu'il fallait faire en les ré citant »5, Dubos précise à plusieurs reprises que
la d éclamation noté e des anciens n'a rien à voir avec le chant des modernes . Elle
n'avait « ni passages, ni ports de voix cadencés, ni tremblements soutenus, ni les
autres caractè res de notre chant musical »‘. Pourtant, à y regarder de pr ès, Dubos
ne relè ve aucune diff érence de nature entre la d éclamation noté e des anciens et le
chant lyrique des modernes . La diff é rence est de pur degré : d'une part , la d écla-
mation brasse moins d'air que le chant musical 7. D'autre part, elle se distribue sur
2 Dubos s'
appuie notamment sur Pierre - jean BURETTE, « Dissertation sur la m élop ée ancienne »
et
-
Addition à la dissertation sur la mélopée », dans M é moires de htté rature tirés des registres de l’acadé -
- . -
mie royale des inscriptions et belles lettres 51 vols , Pans, Imprimerie Royale, 1717, vol . 5, p. 169 206
3
Catherine DUBEAU, « De la musique des Anciens aux querelles sur l'opéra : la troisième partie
des Ré flexions critiques sur la poesie et la peinture de l'abbé Dubos » , dans M. A . BERNIER (dir.), Paralèle
4 Dans cette
correspondance Louis Ladvocat, é rudit hell éniste et passionn é d'opéra, revendique
-
des anciens et des modernes rhé torique , histoire et esthé tique au siècle des Lumières », PUL, 2006, p - 176 177.
avec enthousiasme la filiation de la tragédie antique pour l'opéra moderne . Dubos tend à rejeter cette
filiation .
5
Jean - Baptiste DUBOS, Ré flexions critiques sur la poésie et la peinture, [ éd augmentée de 1740],
Ulè me partie, p . 97.
/ & trf ., p 111.
7
.
Ibid p . 112.
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des intervalles grands (quarts de tons selon Dubos ) 5. Pour l'essentiel , elle
moins
est semblable au chant : dans la mesure où ses intervalles sont appré ciables, ils
sont susceptibles d 'une notation. D'ailleurs, si la d éclamation peut ê tre noté e, c'est
que la modulation oratoire, coefficient affectif de la parole vive , est elle -m ême une
espè ce de m élodie :
« Comme la simple d é clamation consiste aussi bien que le chant proprement dit, dans
une suite de tons plus graves ou plus aigus que le ton qui les a précéd és, et qui sont
liés avec art entre eux, il doit y avoir de la mélodie dans la simple déclamation aussi
bien que dans le chant proprement dit, et par conséquent une espèce de mélopée qui
-
enseigne à bien faire la liaison dont parle Capella, c'est - à dire à bien composer la déc -
lamation »
’.
L'attention porté e par Dubos aux diff é rences historiques et gén ériques ne
doit donc pas gommer le caractè re anachronique de sa dé monstration : la thèse
historique (de fait ) suppose autant qu 'elle valide le postulat central de la poé tique
classique de l'op éra : la possibilité (de droit ) de traduire les inflexions oratoires
dans les tons musicaux . Cette identité gé né rique des tons musicaux avec les
inflexions oratoires, sur laquelle Batteux é taiera bient ôt sa pr ésentation systé ma -
tique de la musique comme « art d 'imitation » l°, permet d'analyser la musique
qui, a priori , ne semblait pas avoir de propriét és figuratives, à partir de la notion
de vraisemblance , comme reproduction des accents propres à chaque passion . Elle fonde
é galement la dimension morale d 'un art qui risquait, faute de mod è le existant
dans la nature , d'ê tre réduit à un pur divertissement sans conséquence ou à un
agré ment sensible".
« Il est donc une v énté dans les r é cits des opé ras, et cette v é rit é consiste dans l'imitation
des tons, des accents, des soupirs, et des sons qui sont propres naturellement aux
sentiments contenus dans les paroles » u.
* Ibid , p . 150.
'10Ibid., p. 58.
Pour Batteux comme pour Dubos, il n'y a pas de diff érence de nature entre les tons parlé s,
déclamés, et les tons chantés. Aussi les effets de sens des uns sont - ils homologues aux effets de sens
des autres . « Si le ton de la voix et les gestes avaient une signification avant que d'être mesurés, ils
-
doivent la conserver dans la musique et dans la danse Charles BATTEUX, Les beaux - arts r éduits <i un
même ptmctpe, op . cit ., p 341.
On trouve encore cette straté gie, très caract éristique de la pensée musicale des Lumières, dans
le Neveu de Rameau (vers 1770), qui établit un lien direct entre la té ri té du chant et la congruence des
-
tons musicaux avec les tons oratoires : Lui (...) Quel est le modè le du musicien ou du diant ? c'est la
déclamation , si le modèle est vivant et pensant ; dest le bruit, si le modèle est inanimé . Il faut considérer
la déclamation comme un ligne , et le chant comme une autre ligne qui serpenterait sur la première
Plus cette d éclamation, type du chant , sera forte et vraie ; plus le chant qui s'y conforme la ooupera en
un plus grand nombre de points ; plus le diant sera vrai ; et plus il sera beau ( Denis DIDEROT, Le
Neveu de Rameau . DPV, XII, p 158)
12 Ibid , 1ère
partie, p . 447
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Si la question de la notation musicale de la d éclamation prend autant
d 'ampleur d ès la seconde version des Ré flexions critiques , si par ailleurs elle conti -
nue d'animer les dé bats sur la musique et le langage tout au long du XVIIIè me
si ècle, c'est quelle touche aux fondements philosophiques des thé ories mim éti-
« L'opmion commune de ceux qui ont parlé de la d éclamation , (qui ] suppose que ses
inflexions sont du genre des intonations musicales, dans lesquelles la voix procède
dans des intervalles harmoniques, et qu 'il est très - possible de les exprimer par les
notes ordinaires de la musique, dont il faudrait tout au plus changer la valeur, mais
dont on conserverait la proportion et le rapport »‘*.
13
Rousseau reprendra la seconde th èse et combattra profondément la première
“ Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des ruélins. 17 vols.. Pans, 1751-1772,
-
article Dé clamation des anciens , t 4, p 688.
.
lsftui., t 4 p 688
»
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critè res qu'avait propos és Dubos : celui de la quantité d'air expulsé et celui de la
hauteur des variations tonales :
« Celle- ci (la modification sp é cifique du chant) d é pend de quelque chose de diff é rent
du plus ou du moins de vitesse, et du plus ou du moins de force de l 'air qui sort de la
glotte et passe par la bouche . On ne doit pas non plus confondre la voix de chant avec
le plus ou le moins d 'él é vation des tons, puisque cette vari é té se remarque dans les
accents de la prononciation du discours ordinaire
Un autre critè re , retenu notamment par Anstox ène, pourrait ê tre la maniè re
dont la voix chantée parcourt les intervalles, c'est - à-dire par « saut » et en s'arrêtant
sur les tons fixes, tandis que la prononciation simple passe d'un ton à l'autre de
maniè re continue sans se fixera certaines hauteurs d éterminé es . Duclos soutient
que cette explication est né cessaire mais insuffisante, en allé guant qu 'il existe une
maniè re de d é clamer , encore trè s diff é rente du chant, qui procède é galement par
sauts tout en s'arrêtant sur les tons . Pour Duclos, le critè re discriminant est d'abord
d'ordre physiologique . Il concerne la position du larynx dans chacune des voix :
le chant implique la vibration de tout le larynx « suspendu sur ses attaches »
tandis que dans la voix parl é e le larynx est « assis et en repos sur ses attaches »17.
En s'appuyant sur les recherches de Denis Dodart!ï, Duclos procède à une distri -
bution anatomique des fonctions expressives : qu'on parle ou qu 'on chante, le
« son » et le « ton » sont produits par la glotte ; mais la modification qui caracté rise
la seule voix chantée est attribu é e à cette « ondulation du larynx » qui n'a pas lieu
-
dans la simple parole ondulation qui affecte la « totalit é de la voix » et la « sub-
stance mê me du son ». Cette séparation des fonctions organiques permet
d'expliquer qu'on puisse avoir une voix magnifique et peu expressive, ou inver-
sement une voix sans beaut é quoique fort expressive. L'argument physiologique
pré pare ainsi la distinction d'ordre esth étique entre le chant et la dé clamation.
--
En quoi le chant diff è re t il de la d éclamation ? La d éclamation théâ trale, pré -
cise Duclos , est une imitation de la d éclamation naturelle, dé finie comme « une
affection ou modification que la voix re çoit, lorsque nous sommes é mus de quel -
. . -
ulbtd. t , 4 pp. 687 688
17 «
M Dodart, en continuant ses recherches, découvrit que dans la voix de chant il y a de plus
artère
-
que dans celle de la parole, un mouvement de tout le larynx, c'est à -dire de cette partie de la trachée
forme comme un nouveau canal qui se termine à la glotte, qui en enveloppe et qui en
qui
soutient les muscles La diff érence entre les deux voix vient donc de celle qu'il y a entre le larynx assis
et en repos sur ses attaches dans la parole, et ce même larynx suspendu sur ses attaches, en action et
mu par un balancement de haut en bas de bas en haut . Ce balancement peut se comparer au mouvement
des oiseaux qui planent , ou des poissons qui se soutiennent à la m ême place contre le fil de l 'eau
Quoique les ailes des uns et les nageoires des autres paraissent immobiles à l'œil, elles font de
continuelles vibrations, mais si courtes et si promptes qu'elles sont imperceptibles ». { Ibid , t 4, p 689).
ls
.
En particulier le Mémoire sur les causes de la voix de l'homme et de ses diff érents tons Paris, 1703.
170
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que passion, et qui annonce cette é motion à ceux qui nous é coutent » . Or, selon”
Duclos, cette déclamation naturelle n 'a ni « tons fixes », ni < « marche d é termin ée ».
L'argument d é cisif est cette fois emprunté à l'expérience esth étique :
« Si ( la dé clamation naturelle] consistait dans des intonations musicales et harmo -
niques, elle serait fixée et dé termin ée par le chant mê me du récitatif . Cependant
l 'expérience nous montre que de deux acteurs qui chantent ces mê mes morceaux avec
la mê me justesse, l'un nous laisse froids et tranquilles, tandis que l'autre avec une voix
moins belle et moins sonore nous é meut et nous transporte ; les exemples n 'en sont
pas rares »*.
Qu 'est -ce donc que ce suppl é ment d 'expression, cette <• langue universelle »
que constitue la déclamation naturelle ,si elle n'est pas r é ductible aux calculs harmo-
niques ? Mê me si Duclos n'a pas d'explication technique à proposer d 'un effet de
sens dont seule l'expérience té moigne , il ne renonce pas à la possibilit é d'en
« d é couvrir le mé canisme ». La causalit é physique demeure l 'horizon d'explication
d' un phé nomè ne qui est « sensible », bien qu'il ne soit pas « appr éciable ».
.
,
K Ibid t . 4. p. 688.
21 Ibid ,t
4. p 689
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« Elle [la voix du discours] marche continuellement dans des intervalles incommensu -
rables, et presque toujours hors des modes harmoniques »a .
« Ecoutez ce chant , écoutez son accompagnement , et dites - moi après quelle diff é rence
existe entre la voix d'un mourant et l'expression de cet air ? vous verrez que la ligne de
la mé lodie musicale est ici absolument identifiée avec celle de l'accent naturel »a .
22
du terme » acoustique ».
-
Le physicien Joseph Sauveur (1653 1716) a fondé l'acoustique musicale Onlui doit l'invention
23
Ibid - , t . 4, p 689
2<
31
.
ftuf , t . 4 p . 690
Ibid
24
John NEUBAUER, The Emancipation of Music pom Language Departure pom Mimesis m
-
Eighteenth Century Aesthetics. New Haven Yale University Press, 1986
2r Michel CHABANON, De la
musique consid érée en elle - même et dans ses rapports avec la parole , les
.
langues , la poésie et le théâtre [1785), rééd Gen ève : Satkme Repnnts, 1967, p 73 74
28 Denis DIDEROT, Le Neveu de Rameau , DPV,
-
XII, p. 179. Je souligne
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Pour Duclos, la poétique musicale d 'un Diderot qui , à travers Jean - François
Rameau , préconisera encore un chant capable de « couper » la d éclamation « en un
plus grand nombre de points » J est non -seulement absurde, mais contreproductive .
’
« Je ne pré tends pas qu'il ne puisse quelquefois se trouver dans une d é clamation chan -
tante et vicieuse , et peut - ê tre mê me dans le discours ordinaire, quelques inflexions qui
seraient des tons harmoniques ; mais ce sont des inflexions rares, qui ne rendraient
pas la continuité du discours susceptible d'ê tre noté »î0.
S'il y a quelquefois congruence entre les tons musicaux et les tons oratoires
dans le discours ordinaire, elle est purement accidentelle, et relè ve d 'une d écla-
mation « vici é e ». A tout prendre, la poé tique du Neveu devrait plut ôt conduire à
de hideuses infractions contre le naturel de l'expression *1.
Ibid . , p . 158.
-
M
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« Dans l'origine des langues , la mani è re de prononcer admettait donc des inflexions
de voix si distinctes, qu 'un musicien e û t pu la noter, en ne faisant que de lé gers chan -
gements ; ainsi je dirai qu 'elle par ticipait du chant »M.
Dans Mustc and the Origins of Language , Downing A . Thomas estime que
l'expérience fictive des premiè res langues proposée par Condillac prend son
.
mod è le dans une scè ne d'opé ra 35 On pourrait ajouter : une scène d'op éra Italien .
au parti duquel les philosophes se rangeront bientôt 34, et o ù l 'expression passe
moins par l 'imitation des signes « arbitraires » du langage policé que parcelle des
signes « naturels » de la passion —
« des exclamations , des interjections, des
37
suspensions, des interruptions, des affirmations, des n égations » , dira le Neveu
de Rameau. Il est en effet difficile d'ignorer la ressemblance entre cette thé orie du
passage à l'émission r é fléchie et active des signes naturels dans les premi ères
langues et la poé tique de l'imitation des accents de la passion dans le chant
32
.
Ibid p. 197.
Tel n est pas seulement le casdans les premières langues, mais aussi dans les langues modernes,
malgré un affaiblissement global de leur accentuation Dans la langue chinoise telle que Condillac la
comprend , les intonations n'ont plus une simple fonction de recours contre l'équivoque lexicale, mais
elles font figure d'instrument essentiel pour exprimer des idées distinctes
11
35
.
Ibid p. 204
.
Downing A THOMAS, Music and the Origins of Language Theories from the French Enlightenment .
Cambridge, Cambridge University Press, 1995, p . 136.
36
Notamment Diderot, Grimm et Rousseau La Querelle des Bouffons a lieu en 1753, mais on
-
oppose dé jà depuis longtemps les styles d 'opéra Italien et Français Voir Jean Louis LE CERF DE LA
VIEV1LLE, Comparaison de la musique italienne et de la musique franç aise , 1704. ( Repris dans Laura
.
Naudeix (éd ), La premiè re querelle de la musique italienne Pans: Classiques Garmer, 2018)
-
3 Denis DIDEROT, Le Neveu de Rameaii . DPV, XII, p. 170.
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lyrique . En r éalité, tout se passe dans l'Essai comme si la thé orie mimé tique de la
musique faisait l 'objet d 'une ré interpré tation anthropologique, ou du moins
comme si l'anthropologie linguistique sous - jacente à la th éorie mimé tique con -
naissait un d é veloppement autonome : ce n'est plus d ésormais la thé orie de
l 'expression musicale qui emprunte ses caté gories à la linguistique, ce sont les
théories phylogé né tiques du langage qui accordent un rôle d éterminant à
l 'expression musicale. Avec Condillac, on est passé d'une analogie musique -lan-
gage à caractè re esthé tique ( la musique est un quasi -langage, une langue natu-
relle plus puissante et moins claire que la langue articulé e) à une analogie à carac -
-
t ère anthropo linguistique (le premier langage é tait semblable à un chant ) .
C'est dans ce contexte que Condillac non seulement reprend , mais radicalise
la thèse de Dubos sur 1a d éclamation des anciens . Pour Condillac, la th èse de
Dubos sur l'existence d 'un systè me de notation de la déclamation, interpré té e
correctement ( c'est -à -dire comme preuve que la d éclamation des anciens avait les
propri é tés harmoniques de ce que les modernes appellent le chant ) corrobore sa
propre hypothèse sur le caract ère musical des premi è res langues . Dubos, en effet,
d ès lors qu'il a admis la notation musicale de la d éclamation des anciens, a eu tort
de vouloir la distinguer du chant moderne : Condillac consid è re au contraire
qu 'elle n 'a pu ê tre qu'un « vrai chant », dans la mesure, pré cisément, o ù il tient
pour é tabli qu 'elle fut noté e.
«Cette conséquence sera é vidente à tous ceux qui auront quelque connaissance des
principes de l 'harmonie , Ils n'ignorent pas 1, Qu 'on ne peut noter un son, qu'autant
qu'on a pu l'apprécier ; 2. Qu 'en harmonie, rien n'est appréciable que par la résonance
des corps sonores ; 3. Enfin, que cette résonance ne donne d 'autres sons, ni d 'autres
intervalles, que ceux qui entrent dans le chant » œ.
38
-
Ibid , p 205 206.
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mation » dans son sens moderne , elle n'a pas pu ê tre not ée par les anciens : le
systè me de notation des accents oratoires est une pure invention des commenta -
teurs qui ont pris les accents de la prononciation pour ceux de la d é clamation.
Condillac, qui tient pour concluante la d é monstration de l 'existence historique de
ce système de notation (le § 16 de la seconde partie de l'Essai renvoie sur ce point
à la troisiè me partie des Ré flexions critiques ) , en d é duit implacablement que la
d é clamation des anciens é tait une v é ritable « dé clamation chantante »J \ é cartant
ainsi toutes les nuances historiques et les diff é rences introduites par Dubos entre
« vrai chant » et déclamation noté e, qui impliquent selon lui contradiction .
Condillac et Duclos s'en prennent par ailleurs aux thèses de Dubos pour faire
valoir des conceptions radicalement opposé es du rapport entre musique et pa -
role ® . Duclos reproche à Dubos de mé connaître les propri ét és expressives de la
d é clamation en la ré duisant aux proprié tés harmoniques du chant : sa réfutation,
qui anticipe les th èses de Chabanon sur l 'autonomie du chant par rapport à la
parole, remet profond ément en cause, quoiqu'implicitement , les théories classi -
ques de l'imitation ; Condillac reproche au contraire à Dubos de méconnaî tre
l'identit é entre la d é clamation des anciens et le « vrai chant » ou le chant « propre -
ment dit » : sa réfutation est en pleine cohé rence avec la poétique classique de
l'opéra11 et la th éorie de l 'imitation musicale des accents de la passion12.
La possibilité de deux interpré tations si opposées tient sans - doute à une am-
biguité dans le texte de Dubos, qui veut en m ême temps soutenir la thèse de
l'existence d 'une d éclamation notée sur une é chelle musicale chez les anciens et
marquer une diff érence entre la d é clamation not ée des anciens et le chant des
modernes . Nous avons dit plus haut comment nous lisons pour notre part le texte
de Dubos : nous estimons que les diff é rences historiques qu'il é tablit entre dé cla -
mation noté e et chant lyrique sont superficielles au regard de la thèse implicite
selon laquelle les utflexions oratoires sont du m ême genre que les intonations musi -
cales - th èse qui sous - tend sa d é monstration et nous paraî t indissociable des thèses
esthé tiques de Dubos sur le chant comme imitation des signes naturels .
Condillac, bien qu'il soit tout à fait conscient des diff é rences qui peuvent
exister entre l'accent prosodique et l'intonation musicale, franchit un pas supplé -
mentaire dans la réduction des effets de sens de l'un à ceux de l'autre : tandis que
chez Dubos, c'est une d é monstration historique qui fonde l'homologie des effets de
*’ Etienne Bonnot de CONDILLAC, Essai sur 1'origins des connaissances humaines, op . at ., p . 206
40
II «st très improbable que Condillac et Dudos aient eu connaissance de leurs thèses respectives
avant publication Le M émoire sur l'art de partager l'action théâtrale para ît en 1747, un an après l'Essai,
auquel il ne tait pas référence.
41 «
Ne comprenant pas que les Anciens eussent pu introduire sur leurs théâtres , comme l' usage le plus
naturel , une musique semblable à celle de nas opéras, il [Dubos] a pris le parti de dire que ce n'était point
une musique, mais seulement une simple déclamation notée » ( p. 209, je souligne ).
43 « En effet,
quel est le son le plus propre à rendre un sentiment de l 'â me ? C’est d'abord oelui qui
imite le cri qui en est le signe naturel, il est commun à ta d éclamation et à la musique » ( p 240)
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sens (par des arguments de fait ), chez Condillac, l'homologie est fond é e dans une
anthropobgte linguistique , o ù la prosodie et le théâ tre grecs n'ont plus qu 'un statut
d 'illustration . L'affinité entre expression musicale et expression oratoire est d ésormais
é tayé e sur une théorie des origines quasi- musicales du langage, qui s'accommode
facilement des diff é rences historiques . En effet , le discours historique se surajoute
chez Condillac aux thèses anthropologiques fondamentales dont il d é coule (il les
dynamise ) : ainsi l 'id ée d ' une diminution progressive de l'accentuation des
langues lui permet -elle d'expliquer la diffé rence marqu é e entre la d éclamation
-
moderne et le chant13 diff é rence qui ne remet en cause ni l' homologie des effets
de sens, ni la poé tique d'un art capable de r éaliser à nouveau l'imitation ponctu -
elle des accents oratoires par les intonations musicales .
pes dans l histoire des rapports entre musique et discours et propose une véri-
'
table genè se de leur dissociation . La musique est d 'abord présenté e comme une
trouvaille lié e à l 'exercice de la parole puisque Condillac attribue la dé couverte
empirique des intervalles harmoniques au hasard des variations accentuelles des
premi è res langues. A ce stade, l'harmonie est le simple appendice du discours,
15
qui s'en subordonne les charmes, et dont celle -ci tire en retour toute son expres-
sion . Dans un second temps, la musique se perfectionne : « Peu à peu , elle parvint
à é galer l'expression des paroles : ensuite, elle tenta de la surpasser . C'est alors
qu'on put s'apercevoir qu'elle é tait par elle-mê me susceptible de beaucoup
d'expression »16. Cette théorie des origines de la musique instrumentale fait écho
° Selon Condillac, en dé pit de la d éclamation plus simple des Fran çais, « notre déclamation
admet de temps en temps des intervalles aussi distincts que le chant . Si on ne les altérait qu'autant
qu'il serait n écessaire pour les apprécier, ils n'en seraient pas moins naturels, et l'on pourrait les
noter > (p . 239) Ajoutons qu'il donne foi à Dubos, qui rapporte le té moignage de personnes « dignes
■
de foi » qui l'auraient assuré que « Moliè re guid é par la force de son génie, et sans avoir jamais su
apparemment tout ce qui vient d'être exposé concernant la musique des Airmens, faisait quelque chose
d'approchant de ce que faisaient les Anciens, et qu'il avait imaginé des notes pour marquer les tons
qu'il devait prendre en d édamant les rôles qu'il récitait toujours de la même manière » ( Ré flexions
,
Critiques op . cit., p. 346) .
“ Etienne Bonnot de CONDILLAC, Essai sur l'origme des connaissances humâmes , op cit ., p . 228
“ Condillac se fonde une fois encore sur les principes de l'harmonie ramiste pour soutenir que
les intervalles harmoniques ( tierce, quinte majeure) furent découverts et pratiqués avant ceux de la
gamme diatonique Pour Rameau , le son produit par la résonance d'un corps sonore donne à entendre
ses harmoniques : la tierce et la quinte majeure . Ces deux consonances parfaites sont contenues , avec
l'octave, comme parties de n'importe quel son harmonique, et sont donc « gé néré s » naturellement à
partir de celui- a . Condillac conçoit les premiers balbutiements de l' harmonie à partir des principes
« naturels » du langage tonal du XVHIè me si ècle.
“ Ibid . , p. 230
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aux d ébats du XVIII ème siè cle sur la l é gitimité d ' un art dont on peine à définir les
propri ét és expressives d ès lors qu 'il pr étend s'é manciper de la po ésie. La position
de Condillac sur la musique instrumentale est plus conservatrice qu 'elle n'en a
l'air : s'il affirme d'abord qu'elle est « par elle - m ême susceptible de beaucoup
d'expression », il attribue ensuite les pouvoirs extraordinaires que les sources
classiques lui prê tent ( gu érisons, prodiges divers ) à l'habitude contracté e
d'entendre la musique au service de l'expression linguistique :
« L'expression que les sons avaient dans la prosodie qui participait du chant , celle
qu'ils avaient dans la d é damation qui é tait chantante, pré paraient celle qu 'ils de -
vaient avoir lorsqu 'ils seraient entendus seuls . Deux raisons assurè rent mê me le
succès de ceux qui, avec quelque talent , s'essayèrent dans ce nouveau genre de
musique . La premiè re, c'est que sans doute ils choisissaient les passages auxquels, par
l'usage de la d éclamation , on é tait accoutumé d 'attacher une certaine expression , ou
que du moins ils en imaginaient de semblables , La seconde, c'est l'é tonnement que,
dans sa nouveauté, cette musique ne pouvait manquer de produire »47.
Ibid.
"albid
« Ibid
. p 231
. .
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Condillac, tout en retenant de Duclos l'idé e d' une sé paration radicale entre calcul
harmonique et d éclamation naturelle .
La ré fé rence musicale permettait à Condillac de penser le passage de la signi-
fication spontan ée à la signification ré fl échie ; la d é clamation chant ée portait ainsi
la trace de l'origine quasi -musicale des langues d 'institution, né es grâce à
l 'instrumentalisation des signes naturels, puis nourries à-m ême les variations
harmoniques naturelles de la parole. Ce qui appara ît encore chez le philosophe
sensualiste comme un simple recours heuristique, assez prudent , à l'expé rience
-
musicale, pour illustrer les propri é tés d 'une proto langue d 'ailleurs distingué e du
chant proprement dit, est r éinterpré té par Rousseau dans le sens d 'une identité
originaire d é finitivement perdue de la parole et du chant . L'essai sur l'origine des
langues donne ainsi à l'homologie des effets de sens un fondement anthropologique
plus radical que dans l 'Essai sur l'origine des connaissances humâmes , qui ne parle
pas d'identité parole /chant, mais de « participation », quand Rousseau postule
une source commune . Comme le pr écise Catherine Kintzler, Rousseau ancre du
-
m ême coup la pensé e de l'effet musical effet moral sui generis dans une
« donné e immaté rielle inh é rente à la nature humaine » .
-
“
Si l'homologie est pour ainsi dire relev ée et valid é e dans l'anthropologie
rousseauiste, elle n'a toutefois plus à être fond é e dans une analyse comparative
des propri é tés physiques de la d éclamation et de la mé lodie puisqu 'en ré alit é, la
voix et la mé lodie ne signifient pas en tant qu'arrange ment s mécanique de sons,
mais comme signes immé diats de l'inté riorité psychique .
« Les sons dans la mélodie n'agissent pas seulement sur nous comme sons, mais
comme signes de nos affections, de nos sentiments ; c'est ainsi qu'ils excitent en nous
les mouvements qu 'ils expnment et dont nous y reconnaissons l'image »s .
,
Nul besoin d 'é tayer l'imitât ion musicale des accents sur des propri é tés acous-
tiques communes à la parole et à la m élodie , puisque la communauté non plus
simplement g éné rique , mais g é né tique des deux types de signe assure la possibilité
d ' une imitation mé lodique immé diate et non artificielle des passions . La discus -
sion sur l 'existence d 'une dé clamation noté e chez les anciens, qui avait pré cis é -
ment pour fonction , chez Dubos, Duclos ou Condillac, d'établir ou d 'infirmer une
correspondance objective entre l'accent oratoire et les intonations musicales,
n'int éresse donc que très peu Rousseau . Le problè me historique n 'est jamais dis-
cut é comme tel, bien qu'on en trouve un certain écho, par exemple à l'article
« Chant » du Dictionnaire de musique , o ù Rousseau soutient que les intervalles
formés par les inflexions de la voix ne peuvent ê tre « exprimés en notes », ce qui
!0
Catherine KINTZLER , Poitujue de l'opira français De Corneille à Rousseau , Pans Minerve, 2006,
p 438
.
Sllbid . p 126 .
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n'empêche pas le chant d 'être une « imitation paisible et artificielle des accents de
la voix parlante ou passionné e ; on crie et l'on se plaint sans chanter ; mais on
imite en chantant les cris et les plaintes » 5Î.
Notons que pour Rousseau , le succès d' un chant ne saurait par ailleurs
d é pendre de la reproduction borné e de la d éclamation théâ trale , per çue comme
artificielle .
« Ce qu 'on cherche donc à rendre par la mé lodie, c'est le ton dont s'expriment les sen -
timents qu 'on veut représenter, et l 'on doit bien se garder d 'imiter en cela la d éclama -
tion théâ trale qui n'est elle - mê me qu'une imitation, mais la veux de la nature parlant
sans affectation et sans art »a.
51
Article » Chant », Dictionnaire de musique,op . cit ., p. 182
», Dictionnaire de musique , op eit „ p , 322
” Article «« Expression
Article
Ré citatif », Diction nave de musique ,op at., p . 585
“ .
” -
Jean Jacques ROUSSEAU, Essai sur l'ongme des langues Pans : Gallimard , 1990, p 83
Ibid., op. cit ., p . 139 ,
“
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« En donnant aussi des entraves à la mé lodie elle [l'harmonie] lui ô te l'é nergie et
l 'expression, elle efface l'accent passionné pour y substituer l'intervalle luirvionique , elle
assujettit à deux seuls modes des chants qui devraient en avoir autant qu 'il y a de tons
oratoires, elle efface et d é truit des multitudes de sons ou d'intervalles qui n'entrent
pas dans son syst è me ; en un mot , elle sé pare tellement le chant de la parole que ces
deux langages se combattent, se contrarient, s'ô tent mutuellement tout caract è re de
v érité et ne se peuvent r é unir sans absurdité dans un sujet pathé tique »57.
Notons toutefois que le refus d'assimiler les accents passionnés aux interva-
lles harmoniques ne se fait plus, comme chez Duclos, au nom d ' un combat pour
la spécificité de la déclamation naturelle par rapport à la musique ; au contraire,
Rousseau tient la d éclamation naturelle pour la vraie musique, la vraie mé lodie
d é truite et vici ée par le systè me harmonique.
Conclusion
"ftid . p . 124
181
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point, au delà des questions esth étiques, la poé tique de l'opé ra sollicite et con -
cerne, de mani ère iné dite au XVIIIème siècle, la ré flexion philosophique sur l'ê tre
humain, puisque loin de rester un simple objet pour la philosophie, la musique et
ses ressources deviennent de v éritables paradigmes conceptuels qui s'invitent au
cœur des ré flexions sur l 'émotion, le signe, la repr ésentation ou le corps.
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1865.
Summary
The author first examines the thesis held by Jean- Baptiste Dubos in his Réflexions
cnhques sur la poé sie et la peinture ( 1719) according to which the ancient Greeks had a
musical system for noting declamation . He argues thatthe real implications of this statement
are more aesthetical than philological, for it validates the natural identity between oratory
inflexions and musical intonations an essential component in the classical theory of musi-
,
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cal imitation . He then analyzes the refutation by Charles Duclos In his Mémoire sur fart de
partager faction théâtrale ( 1747) . This remarkable text establishes , for the first time , the
real difference between singing and declamation and deeply questions not only the
,
homology between tones and accents , but the imitative poetics of music as a whole. He
then shows how Dubos s thesis Is reevaluated and reinterpreted by Etienne Bonnot de
Condillac in the Essai sur fongine des connaissances humaines (1746). Forthe latter, the
ancient s putative musical system for declamation no longer proves music s faculty to
imitate speech , but rather that primitive languages had musical aspects , an observation
that corroborates his theory of the quasi-musical origins of language . The author finally
shows how Rousseau , after Condillac , reformulates the poetical homology in terms of an
anthropo- linguistic theory , explaining why the factual question of the existence of a musical
notation for declamation does not directly interest the author of the Essai sur forigine des
langues . A musical anthropology , the author argues, has now taken relay over any objective
companson between music and speech the homology of which is now justified by a
,
Saietak
Autor najpnje ispituje tezu koju je Jean - Baptiste Dubos postavio u djelu Réflexions
critiques sur la poésie et la peinture ( 1719.), a prema kojoj su stari Grci imali glazbem sus-
tav za biljezenje deklamacije. Tvrdi da su stvame implikacye ove tvrdnje vise esteticke
nego filoloske. jerona dokazuje prirodnu istovjetnost govomih mfleksija I glazbenlh intona-
cija esencijalmh sastavmca klasiêne teorije glazbene imitacije. Zatim analizira opovrgava-
nje oveteze iz djela Mé moire surfait dé partager faction théâ trale ( 1747.) CharlesaDudo -
sa Ovaj izvanredan tekst po prvi puta uspostavlja stvarnu razliku izmedu pjevanja i dekla -
macije te snazno propitkuje ne samo podudamost izmedu tonova i akcenata, nego i imita -
tivnu poetiku glazbe u cjelmi. Nakon toga autor prezentira naCIn na koji Dubosovu tezu
Etienne Bonnot de Condillac preispituje i reinterpretira u djelu Essai sur fongme des
connaissances humaines (1746 ) . Prema Condillacu navodm anticki glazbeni sustav za
deklamaciju vise ne dokazuje da glazba ima sposobnost oponasanja govora. nego to da su
primitivm jezici imali glazbene aspekte , sto je zapazanje koje potkrepljuje njegovu teoryu
kvazi- glazbenog porijekla jezika. Konacno, autor pokazuje kako je Rousseau , nakon Con-
dillaca preformuliraopoetsku podudarnost u smislu antropolingvistiÊ ke teorije , objasnjava -
juci zasto cinjemcno pitanje postojanja glazbene notacije za deklamaciju nije primarni inte-
res autora djela Essai sur fongine des langues Glazbena antropologija . tvrdi autor, sada
je zamijemla svaku objektivnu usporedbu glazbe i govora , ciju podudarnost sada opravda -
va genetski, a ne generiCki identitet
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