Délègue Yves. Mallarmé, les philosophes et les gestes de la philosophie. In: Romantisme, 2004, n°124. Littérature et
philosophie mêlées. pp. 127-140;
doi : https://doi.org/10.3406/roman.2004.1262
https://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_2004_num_34_124_1262
Abstract
Henri Meschonnic asserts that there is a "Mallarmé case" brought to light by the post-heideggerian
philosophers who consider Mallarmé as a French Hölderlin. Hence, as a poet-philosopher, he has
attracted the attention of scholars, from Maurice Blanchot to Jacques Rancière or Alain Badiou.
Without taking sides on this issue, I wish to take the opportunity of querying the relationship between
philosophy and poetry. If Mallarmé can be considered as a philosopher, how is this to be understood?
To speak of his philosophy is to misunderstand the nature of the poetic experience that led him to
"delve deeper in his verse " and to "spin out his thought" to the point of "nothingness". It is safer to
speak of the philosophical gestures that / / governed his poetical practice, gestures which can also be
found in other writers' works, whether or not they are philosophers, because these gestures relate to
the link between words and things. Only thus is it possible to understand how poetry and philosophy
are at once united and separated, and what makes them both so essential, today more than ever.
Yves DELEGUE
«L'affaire Mallarmé»
Peut-être faut-il en convenir avec Henri Meschonnic : désormais «il y a une affaire
Mallarmé», une affaire qui mettrait sens dessus dessous le Landerneau des Lettres,
comme celle de l'infortuné Dreyfus le fit de la société dans son temps. Cette affaire
est celle «de la poésie, l'affaire de l'hermétisme, l'affaire de l'herméneutique, l'une
des affaires de la modernité». Elle aurait été montée par les partisans d'une «heidé-
heidé-heideg-gérianisation de la poétique et du politique», qui nous ont fait «sur
Mallarmé, le coup de Heidegger sur Hôlderlin», bref par des philosophes - autant de
«Diafoirus» ' — qui, las de la vacuité des concepts, auraient envahi le champ littéraire
pour y voler aux poètes le flambeau de la Vérité, à la suite de Hegel, Nietzsche et
Heidegger. Les «littéraires» - dont je suis - (regratteurs de syllabes, magasiniers des
œuvres, archéologues de la littérature, metteurs en scène des textes, amoureux des
auteurs etc.), nous formons une engeance naïve. Nous avions peut-être cru qu'après la
profonde analyse spectrale de Jean-Pierre Richard et la décisive mise en perspective de
Bertrand Marchai, le «mystère» Mallarmé était enfin percé: l'univers imaginaire du
poète s'ordonnait dans une religion de la poésie dont le culte était «l'écho de la
dramaturgie céleste». A quoi s'ajoutaient les résultats d'une herméneutique qui avait
quasi vaincu l'hermétisme même des plus obscurs de ses poèmes. On allait vers un
«consensus» de leur sens pour reprendre le terme de Gardner Davies.
Moyennant quoi l'offensive de nos voisins philosophes nous échappait, tout
comme ceux-ci, il est vrai, méconnaissaient les études des littéraires. Aucune référence
à Blanchot dans l'ouvrage magistral de Bertrand Marchai; Derrida y est nommé une
fois dans une note cursive. Mais de leur côté, ni Badiou, ni Rancière, ni les autres ne
mentionnent par exemple La Religion de Mallarmé 2 ne serait-ce que pour en discuter
les interprétations littérales ou la signification globale. Le point de vue différent des
uns et des autres explique cette indifférence réciproque. Les littéraires ont tendance à
fixer leur regard sur l'individualité du poète. J.-P. Richard s'appuie certes sur les
théories de Bachelard, mais c'est bien l'imaginaire de l'homme Mallarmé qui
l'intéresse, et si B. Marchai expose les courants de la pensée religieuse et linguistique de
la fin du XIXe siècle, c'est pour mieux suivre le parcours particulier de son héros de la
littérature. Les philosophes cherchent à situer le cas Mallarmé dans une perspective à
très long terme, qui donne toute son ampleur au «pourquoi» de la littérature lancé
par Mallarmé 3.
Peut-être est-il temps que chacun regarde autour de soi, au lieu de se replier sur ses
terres, et plutôt que d'affaire, mieux vaut sans doute parler de crise. Mallarmé eût
préféré ce terme, où il voyait plus un symptôme de santé par le débat que de mort par
la guerre 4. De ce remue-ménage témoignent les deux numéros spéciaux consacrés à ce
sujet par la revue Europe, cet autre de la même revue à Mallarmé, celui de Critique à
Jacques Rancière, l'ouvrage collectif La Politique des poètes, pour ne citer que les
principaux lieux de débat 5. La crise est loin d'être close, et il faut s'en réjouir, car,
outre ses enjeux métaphysiques, elle oblige enfin littéraires et philosophes à
s'interroger sur les limites de leur territoire et sur les objectifs de leur pratique. La question
en effet s'ouvre à nouveau qui depuis Descartes avait été comme suspendue, de savoir
ce qui sépare poésie et philosophie, si l'on pose en principe qu'un même dessein
d'écrire (sur) la vérité les suscite. Derrida notait justement qu'« entre Platon et Mallarmé
[...] une histoire a eu lieu [qui] fut aussi une histoire de la littérature [...] tout entière
réglée par la valeur de vérité» 6. De façon plus générale, il s'agit de penser le lien qui
unit et sépare à la fois l'art et la philosophie, «lien qui, dit Alain Badiou, depuis
toujours est affecté d'un symptôme, celui d'une oscillation, d'un battement», depuis
«le jugement d'ostracisme porté par Platon sur le poème, le théâtre et la musique», et
qui fondait la philosophie sur le cadavre des arts 7.
Si «affaire» il y a, encore faut-il en exposer les données et en mesurer l'importance,
et l'on peut penser que Meschonnic va un peu vite en besogne, s'il suffit, pour repousser
l'offensive des philosophes, de discréditer l'adversaire, de se référer au «son du poème.
Du vrai», et d'affirmer que «vers, prose, il n'y a pas plus simple, ici : tout est affaire
de rythme» 8. Il se peut, mais encore faut-il savoir pourquoi l'affaire a lieu. Mon propos
n'est pas de la régler, si elle existe vraiment, mais de présenter quelques pièces du
dossier, d'en analyser sommairement le contenu. Peut-être alors sera-t-on en mesure
de savoir ce qu'il y a toujours à faire avec Mallarmé en ce qui concerne les liens de
l'écriture et de la pensée, puisqu'en définitive, telle est bien la question que «l'affaire»
pose à tous, philosophes ou littéraires, la question de la vérité selon les formes du
langage qui l'expriment. Elle dépasse le seul Mallarmé, notamment en ces temps où
les sophistes de l'économisme pensent avoir dissipé les nuées de l'Esprit.
Hermétisme et mystère
Avec un sourire, ce dernier imaginait la souffrance de ses «scoliastes futurs», et
son goût de la facétie y prenait un plaisir certain. Mais il dénonçait les «bas farceurs»
qui jouent de la difficulté pour se faire remarquer. Les philosophes aiment bien le défi
de ce qui s'offre à la pensée tout en lui résistant. On ne sache pas qu'ils se soient
jamais sentis concernés par Racine ou La Fontaine, sauf pour en tirer peut-être
quelques citations. Quand on lui pose la question, Alain Badiou, même s'il dit «apprendre
par cœur Hugo et La Fontaine», avoue ne pas faire d'eux l'objet de sa réflexion, et il
ne peut «que renvoyer à un élément subjectif, capricieux, arbitraire», non sans
reconnaître toutefois que le retient «la manière dont, pour le philosophe, un certain type de
poème guide ou oriente la spéculation» 18. Car il ne suffit pas qu'un poète se déclare
philosophe pour retenir l'attention du philosophe. Hugo par exemple, dans les articles
de Littérature et philosophie mêlées, peut bien avoir développé non sans force et
grandeur sa «philosophie», c'est-à-dire sa vision esthétique et religieuse de la Nature sur
laquelle reposait sa poésie, cette pensée n'a pas retenu les professionnels de la pensée.
14. Petit manuel d'inesthétique, ouvr. cité, p. 9.
15. Ibid., p. 21.
16. Entretien entre A. Badiou et Charles Ramond, dans Europe «Littérature et philosophie», p. xxx.
17. Mallarmé, la politique de la sirène, Hachette, 1996, p. 82 et 88.
18. Europe, n° 849-850, p. 68. Il y a donc deux sortes de poésie, l'une pour le plaisir, l'autre pour la
pensée, ce qui ne va pas sans contredire la définition générale qu'il veut en donner.
Pourtant elle avait déjà le courage, comme celle de Mallarmé, qui n'ignorait pas son
prédécesseur, de s'interroger sur le devoir et le pouvoir de la littérature face au
«mystère» du monde. Se faisait-il de ce mystère une image trop limpide, c'est-à-dire
trop naïve pour des yeux philosophiques? Ou bien est-ce parce qu'il évitait d'en
questionner la teneur de vérité pour en décrire seulement les formes visibles ? Est-ce encore
parce que la puissance de son verbe semble céder plus au plaisir de la rhétorique qu'à
la rigueur de la vérité? À la différence de Hugo, Mallarmé ne se voulait que poète,
mais ses poèmes et les proses qui en théorisent la pratique présentent sans doute ce
que le même Badiou appelle «la poésie mise en condition de la philosophie», c'est-à-
dire qu'ils offrent des énigmes d'autant plus captivantes pour la pensée que, si elles
portent, comme chez Hugo, sur le rapport de la littérature avec le monde, elles
s'interrogent sur la nature et la légitimité de ce rapport et sur l'essence du mystère de l'être
du monde, de l'être-au-monde de l'homme. Quelle définition de la littérature pouvait
mieux séduire les philosophes que celle, mallarméenne, qui en fait un «envol tacite
d'abstractions» dignes d'occuper le champ de la pensée proprement philosophique?
L'irritation de Badiou, comme celle de Meschonnic, a pour cause la sacralisation
dont les post-heideggériens, (et les littéraires aussi sans doute, même s'il ne les
nomme pas), sont accusés d'avoir entouré la poésie de Mallarmé, en entretenant le
culte de son mystère au lieu de l'élucider. Il veut reprendre à la poésie ce qu'il nomme
encore «l'innommable» pour le rendre à l'opération conceptuelle qui caractérise le
philosophe, au carrefour des «conditions» de la philosophie 19. Car, dit-il, «le poème
moderne» — celui de Mallarmé notamment — «est d'autant moins la forme sensible de
l'Idée» (comme le pensent les épigones contemporains du romantisme) «que bien
plutôt, c'est le sensible qui se présente comme nostalgie subsistante, et impuissante, de
l'idée poétique» 2(). Loin que le phisosophe-sophiste doive s'oublier jusqu'à se
déconstruire dans la forme sensible et trompeuse du poème, celui-ci a besoin du
philosophe pour parvenir à la clarté de son Idée.
Répondant à Badiou, Lacoue-Labarthe focalise son regard non sur l'hermétisme de
la poésie elle-même, mais sur ce qu'il appelle le «mythème», qui en serait «l'élément
natif, avec toutes les connotations religieuses, sacrées, sacralisantes — mais aussi très
largement "politiques" - que ce mot implique» 21. Mais entre l'insondable du
«mythème» et l'abstraction du «mathème» y a-t-il vraiment opposition? Platon chassait
les poètes, mais recourait aux mythes, et Badiou reconnaît que Platon ne pouvait
«tenir jusqu'au bout cette maxime qui promeut le mathème et bannit le poème».
Aussi, loin de nier l'hermétisme de Mallarmé, il en circonscrit la profondeur, dès lors que
le poème consiste dans l'« opération» quasi chirurgicale qui désobjective son objet,
désubjective son auteur, et engage le lecteur «dans l'énigme pour parvenir au point
momentané de la présence, de même que les grands théorèmes de Cantor, de Gôdel,
19. Tant il est vrai qu'à ses yeux, contre les philosophes devenus «sophistes», «la philosophie n'existe
qu'à soutenir que ce qui ne peut se dire est précisément ce qu'elle entreprend de dire» (Conditions, Seuil,
1992, p. 60). Moyennant quoi, on demeure perplexe quand on voit comment, s'appuyant sur ce qu'il appelle
«la méthode de Mallarmé: soustraction et isolement», il procède à «l'appropriation philosophique» de tel
poème ou à sa «préparation prosodique pour le disposer à la saisie philosophique» (ibid., p. 109 et 123):
s'aidant des lectures de Gardner Davies, auquel il rend hommage, il le réduit à l'état de «prose
préphilosophique», squelette décharné dont il extrait à sa guise l'Idée, comme le chien rabelaisien le faisait
comiquement de la substantifique moelle.
20. Petit manuel, ouvr. cité, p. 38.
21. Dans La Politique des poètes, p. 44. «La suturation, en réalité ne se ferait pas ou ne se serait pas
faite au Poème mais au Mythème» (p. 46).
de Cohen marquent, dans le siècle, les apories du mathème» 22. «Présence» : le mot est
lâché qui unit tous les mysticismes. À la mystique du sensible poétique, Badiou substitue
la mystique du mathème qu'avait inaugurée le geste platonicien de l'exclusion.
L'irritation chez Jacques Rancière est similaire, mais, plus radicale que chez Badiou.
Il veut désacraliser, démystifier la poésie mallarméenne, et il s'en prend à ceux qui
épaississent les ténèbres mallarméennes : il veut aider à «débrouiller cette nuit», à
«dégager de l'ombre portée des mots de poète et d'obscurité la difficulté propre de
Mallarmé». Maurice Blanchot est à ses yeux l'un de ceux qui ont accru l'épaisseur du
mystère dans «la nuit de l'écriture», ce «jeu insensé qui veut faire un pouvoir de
l'impuissance». Non, Mallarmé n'est pas l'homme enfermé dans la tour d'ivoire d'une
écriture impossible, il a vécu dans et de son temps; non, Mallarmé n'a pas de «secret»,
il «n'est pas un auteur hermétique, c'est un auteur difficile» 23, et le philosophe se plaît à
relever le défi que ses poèmes lancent à sa perspicacité en commençant par expliciter le
sens finalement évident des plus ardus de ses poèmes, celui par exemple dédié «À la nue
accablante tu», dont Rancière fait le flambeau de l'œuvre tout entière, non sans lui
reconnaître la possibilité de recouvrir plusieurs significations dont la superposition fait le
mystère, sauf à qui sait en démêler les diverses valeurs métaphoriques.
22. Petit manuel d'inesthétique, p. 50-52 et 37. Badiou répond au poète polonais Czeslaw Milosz qui
reproche à la poésie occidentale d'être enclose «dans un hermétisme sans espoir».
23. Mallarmé, la politique de la sirène, ouvr. cité, p. 7-10. À ce genre de déclaration, Pierre Campion
souscrit entièrement quand il rend compte dans Critique (juin-juillet 1997) du petit ouvrage de Rancière :
«Jacques Rancière a raison. Oui, il faut dissiper les ombres portées sur la poésie de Mallarmé et sur son
œuvre en général, celle que jettent et que confortent les idées trop convenues de secret, de mystère et
d'obscurité, celle de l'image souvent mal comprise de Néant, celles de son nom même et du nom de poète»
(p. 467). Il suffit de s'y mettre à manches retroussées.
24. PUF, 1994, p. 5 et 6. On lira avec intérêt, dans le numéro de juin-juillet 1997 de Critique, le compte
rendu du livre de Rancière dû justement à P. Campion.
25. On pense à Valéry, obsédé lui aussi par la construction de son «égosystème» impossible, comme
j'essaie de le montrer dans une étude à paraître {Valéry: égosystème et vérité).
l'on s'en défend, admettre que la forme poétique est en réalité la vêture d'une pensée
que la forme philosophique exprimerait lisiblement? À quoi Hugo avait déjà justement
objecté que «c'est une erreur de croire qu'une même pensée peut s'écrire de plusieurs
manières, qu'une même idée peut avoir plusieurs formes. Une idée n'a jamais qu'une
forme, qui lui est propre, qui est sa forme excellente [...] Tuez la forme, presque
toujours vous tuez l'idée»26. En toute logique, «l'idée» du poème ne vit que le temps
passager de sa formulation et de sa lecture. Qu'est-ce qui sépare donc la vérité des
philosophes de celle des poètes? Simple affaire de genre littéraire, de langage, de
procédés (le raisonnement contre l'image?), de thèmes? Tel est, disions-nous, le fond
de «l'affaire Mallarmé», qu'il faut bien atteindre enfin.
Mallarmé n'a cessé de se poser la question de la vérité en poésie et l'on sait que
l'acuité de cette réflexion proprement philosophique alla jusqu'à menacer sa vie,
durant la crise des années 1865-1870. Mais sa philosophie ne saurait se résumer en un
système extérieur à sa poésie et dont celle-ci serait l'application. Si philosophie il y a,
elle a formé l'assise et comme la membrure invisible de sa production, mais
indissociable d'elle: les idées en sont comme l'ombre ou le précipité. C'est le sens de
l'affirmation bien connue : «Je révère l'opinion de Poe, nul vestige d'une philosophie,
l'éthique ou la métaphysique ne transparaîtra; j'ajoute qu'il la faut, incluse et latente.» 27
Cette philosophie «latente» a consisté en un ensemble de gestes, de décisions, dont à
des degrés divers on retrouve les exemples chez d'autres philosophes ou écrivains: ce
sont ces gestes qui déterminent le mouvement de la pensée tendue vers l'expression de
sa vérité. J'en citerai quatre.
Détruire
Le premier de ces gestes, et fondateur, fut la «Destruction», sa «Béatrice», selon
la formule restée fameuse, la Destruction de toutes les croyances antérieures. Le
questionnement philosophique de Mallarmé n'a pas surgi de la lecture des philosophes, de
leur exclusion plutôt, et de la pratique poétique d'abord. C'est «en creusant le vers»,
celui d'Hérodiade, que, durant une «année effrayante», il en est arrivé à «penser sa
pensée» et à découvrir la terrifiante idée du Néant28. Nulle philosophie ne fut plus
pragmatique que la sienne, et c'est bien ce qui en définitive intrigue. Il est vrai qu'en
août 1866, il écrit à Aubanel que, tout «obscurci» qu'il est, son «cerveau [...] scrute
et feuillette [...] des livres de science et de philosophie». Comme pour tuer le temps!
un peu de Hegel peut-être, sur les conseils de Villiers et de Lefébure, mais pas encore
les ouvrages de linguistique, ni le Discours de la méthode dont Bertrand Marchai
pense que la découverte en 1869 l'a sauvé de sa quête suicidaire de l'Absolu. En tout
cas rien là qui aurait créé sa pensée.
À force de creuser le vers, il a compris qu'il ne repose sur rien, sur aucun réfèrent
qui le soutiendrait29. En a parte dans Crise de vers, il lâchera: «La nature (on s'y bute
26. Littérature et philosophie mêlées, Robert Laffont, coll. «Bouquins», 2002, p. 52. Hugo développe la
même idée dans son article sur l'« Utilité du beau» (ibid, p. 584-585). Campion à la fin de son étude (p. 98) écrit:
«La rigueur de la conceptualisation et du raisonnement, la pertinence et la portée éthiques et métaphysiques des
questions posées et enfin l'ambition de vérité, tout cela appartient à la sphère de la philosophie, mais n'existe que
par le fait des procédures poétiques». Mais toute la question est de savoir quelle est la vertu spécifique de ces
«procédures poétiques», si la même vérité peut s'exprimer autrement et clairement par des voies rationnelles.
27. Sur Poe, OC, p. 872.
28. Une année sépare l'une de l'autre ces deux formules qui disent le vif de la crise.
29. P. Campion a raison de prendre cette formule au pied de la lettre: «Le travail du vers consiste bien
à creuser tels espaces entre les blocs de termes, dans le vers et entre les vers, de manière à instituer entre ces
avec un sourire)», «on», c'est-à-dire le langage qui s'y heurte sans même l'effleurer.
Écrire Hérodiade ce fut constater que les mots composent un univers autarcique qui
flotte dans le vide et qui force la pensée à se replier sur elle-même. Que pense alors la
pensée, quand elle se regarde ainsi? Non pas le concept immatériel ou l'Idée pure des
choses, ni la maîtrise de son propre fonctionnement, mais son impuissance à saisir
avec le langage quoi que ce soit de la réalité qu'elle croit arraisonner : «Pour être bien
l'homme, la nature se pensant, il faut penser de tout son corps [...]. Les pensées
partant du seul cerveau me font maintenant l'effet d'airs joués sur la partie aiguë de la
chanterelle dont le son ne réconforte pas dans la boîte», écrit-il à Lefébure, et à
Villiers: «Vous serez terrifié d'apprendre que je suis arrivé à l'Idée de l'Univers par la
seule sensation» 30. Seul le corps pense les choses en même temps qu'il les vit, le corps
des mots échoue à capter leur résonance. La pensée qui se pense se vide de toute
pensée, fût-ce celle du rien. Elle se détache de tout et ne saisit que le néant de l'acte
qui la tient au réel dont elle voulait percer le mystère et abolir la distance. Plus de
dieu, nulle part: l'écriture rendue à elle-même est athée. Ainsi le geste premier de la
philosophie mallarméenne fut celui de la tabula rasa, dont Aristote avait été
l'inventeur 31 et que le doute hyperbolique de Descartes avait illustrée dans la première partie
du Discours de la méthode: il fallait débarrasser la pensée, comparée à une page
d'écriture {tabula), des opinions qui l'encombrent. Une fois rendue à sa blancheur, elle
serait en mesure de faire face à elle-même et au monde pour en arracher le secret.
Mais si ce geste a commandé toute la démarche de Mallarmé (condamnation de
«l'universel reportage» et hantise de la page blanche), il n'est pas le résultat, comme
chez Descartes d'une volonté initiale de douter 32, il lui a été imposé par l'évidence
lucide de l'acte poétique lui-même, lorsqu'il refuse les contraintes de la vieille mimésis
et en dissipe le leurre, en quoi a consisté la révolution mallarméenne.
Scruter l'origine
C'était se risquer non sans héroïsme dans l'impasse du silence mortifère, mais
c'était aussi se fier à la force de l'acte poétique, lequel, antérieur à tous les gestes de
la pensée, impose plus encore sa nécessité que ses limites, véritable impératif
catégorique ou «instinct» 33 de survie. Le faux suicide d'Igitur, quand il quittait la chambre du
vieux monde agonisant, était en réalité l'acte de sa renaissance34 grâce auquel le poète
chantera un jour «victorieusement fui le suicide beau». En «creusant le vers», Mallarmé
n'a rien détruit que l'éphémère du temps qui retenait captif Igitur. Son geste était
29. (suite) blocs, telles relations qui fassent sens [...]» (ouvr. cité, p. 15). Creuser le vers c'est aménager les
blancs qui séparent les mots et les vers pour que le sens remplisse les intervalles, mais c'est aussi et surtout
aller jusqu'au soubassement de l'écrit pour en constater l'absence, et conclure que l'édifice poétique repose
sur le vide.
30. Lettres du 27 mai et du 24 septembre 1867. Correspondance, B. Marchai (éd.), Folio, p. 353 et 366.
31. Dans le De Anima (III, 4). «Tabula rasa» est la traduction de Thomas. Locke et les empiristes
referont à leur façon ce même geste. Tabula signifie tablette d'écriture: il n'y a pas de pensée pure, c'est-à-
dire qui ne soit déjà langage.
32. C'est pourquoi je demeure réservé sur le rôle que B. Marchai fait jouer à la lecture vers 1869 du
Discours par Mallarmé. Le terme de «fiction» dont use alors celui-ci n'est pas proprement cartésien; il me
paraît signifier que Mallarmé se résigne au fait que le langage n'est jamais que la fiction des choses. Mais
tout ceci demanderait de plus amples développements.
33. «Instinct» est le terme dont use fréquemment Mallarmé pour désigner la latence de la force
poétique et donc sa vérité. «Or suivant l'instinct de rythme qui l'élit, le poète [...]» {Bucolique, OC, p. 402).
34. Je renvoie à l'analyse que j'ai risquée d'Igitur dans Mallarmé, le suspens, Presses universitaires de
Strasbourg, 1997.
animé par le désir de descendre jusqu'à l'origine pour comprendre la nécessité qui
dicte le vers malgré tout, quand le support des choses fait défaut : «Orage, lustral ; et,
dans des bouleversements, tout à l'acquit de la génération, récente, l'acte d'écrire se
scruta jusqu'en l'origine. Très avant, au moins, quant au point, je le formule: - À
savoir s'il y a lieu d'écrire.»35 Mythe de l'Éternel Retour, rajeunissement, purification
par le feu (ekpurosis) des Stoïciens : le geste de la table rase est commandé par le désir
de revenir au point zéro du temps, quand l'âme, avant d'avoir été formée ou déformée
par l'expérience, n'obéissait encore qu'à ses impulsionss premières. Il renvoie au
mythe de l'enfance, où Mallarmé fait curieusement hommage à Banville de s'être
retrempé, «buvant tout seul à une source occulte et éternelle; car rajeuni dans le sens
admirable par quoi l'enfant est plus près de rien et limpide» 36. À la musique de
Wagner, que reproche Mallarmé sinon que «tout se retrempe au ruisseau primitif: pas
jusqu'à la source» 37, là où justement la vraie poésie s'efforce de puiser? Car «le chant
jaillit de source innée: antérieurement à un concept [...] Quel génie pour être un
poète! quelle foudre d'instinct renfermer, simplement la vie, vierge, en sa synthèse et
loin illuminant tout» 38. La vérité de la poésie réside dans le surgissement qui relie et
allie la profondeur à la hauteur. Il fallait creuser et détruire pour permettre au jet de la
vie de jaillir dans la poésie resourcée au «ruisseau primitif». Pour Mallarmé, nul doute
que la nostalgie proprement philosophique de l'origine, lieu de la vérité native, nourrit
l'instinct de poésie. Lequel, depuis Homère jusqu'à Freud, pousse les héros à descendre
des bords de FAverne jusqu'aux Enfers, dans le dessein ambigu soit de gagner les
hauteurs du paradis perdu ou promis, soit de faire face aux monstres qui dans les
profondeurs menacent la surface. À moins, comme le pensait Blanchot39, que le «regard
d'Orphée» ne soit condamné à rater ce point de la nuit originelle qui suscite son désir,
si bien que l'œuvre s'enroule en spirale autour de son «désœuvrement» et de sa fin,
comme si le chant de la poésie était soutenu par la hantise de son désenchantement.
Créer
Mais ce ne fut pas le cas de Mallarmé-Orphée : comme pour Igitur, la mort à soi-
même lui a permis de rebondir au point de l'origine. «Je suis véritablement décomposé,
et dire qu'il faut cela pour avoir une vue très-une de l'Univers», écrit-il à Lefébure,
dans sa lettre du 27 mai 186740. Orphée, déchiré par les Ménades en furie, touchait au
plus près de sa vérité, alors que dans les disjecta membra poetœ Horace ne voyait que
l'horreur de la beauté démembrée, ignorant qu'il fallait en passer par cette dispersion
de soi pour que l'univers renaisse. La crise que Mallarmé traversait personnellement
doublait cette autre, «exquise», dont la mort de Hugo était la marque visible. Dans un
demi-sourire Mallarmé apportait à ses auditeurs oxfordiens la «plus surprenante» des
nouvelles: «On a touché au vers», et celui-ci, défait, morcelé, était rendu à son enfance.
Hugo se félicitait à juste titre d'avoir «désarticulé» l'alexandrin, mais il fallait donner
35. La Musique et les lettres, OC, p. 644. «La langue a été retrempée à ses origines. Voilà tout.»
36. Solennité, OC, p. 333.
37. Richard Wagner, Rêverie d'un poète français, OC, p. 544.
38. Sur Poe, OC, p. 872.
39. Dans L 'Espace littéraire, notamment p. 227-234.
40. Et dans la même lettre, il parle de son «épuisement complet» et son miroir lui «montre la pro fonde
désagrégation de [s]on être physique». On sait que la crise traversée par Mallarmé a menacé jusqu'à sa vie:
«J'ai senti des symptômes très inquiétants causés par le seul acte d'écrire», écrit-il à Cazalis en février
1869, et au même, quatre plus tôt, il confiait encore: «Et mon Vers, il fait mal par instants, et blesse comme
du fer». Mallarmé assassiné par son Vers, comme Orphée par les Ménades.
Jouer
«À quoi sert cela - À un jeu [...] en des fêtes à volonté et solitaires». La question
et sa réponse fameuse semblent contredire les espoirs que la crise, telle que nous
venons d'en définir les enjeux, portait en elle, à moins d'imaginer un Mallarmé
partageant la naïveté de ceux qui, au siècle précédent, pensaient que danses et réjouissances
composaient la vie et la vérité des tribus «primitives». On songe plutôt cette fois à la
caverne platonicienne, dans laquelle le poète emprisonné prend plaisir à regarder les
formes mouvoir leurs ombres sur les «parois de grotte» de l'esprit44. La prison est
devenue salle de spectacle, où le poète se plaît à vivre sans la nostalgie du monde des
Idées. Quand Mallarmé reprend à Platon ce terme, le dotant d'une majuscule quasi
irrévérencieuse, il y met autant de désaveu que de défi. L'Idée mallarméenne ne
renvoie plus à la sphère des dieux, elle occupe l'espace de leur disparition. Réduite à sa
valeur étymologique, elle s'identifie aux images verbales que l'esprit éclaire et perçoit.
Platon nous leurrait en nous faisant miroiter l'espoir de la délivrance. Il faut supprimer
toute aspiration à une Présence qui accueillerait tendrement notre intelligence tendue
vers elle45.
Mais le plaisir que procure le ballet des mots lorsqu'on leur cède l'initiative n'était
pas pour lui un divertissement à la mode pascalienne. Rien de plus étranger à Mallarmé
que le thème méprisant de la poésie consolatrice, qui permet de supporter ou d'oublier
le monde tel qu'il va. Pourtant il aurait dit que la poésie rend le «séjour» humain
habitable, mais pas au sens d'Hôlderlin commenté par Heidegger, pour qui «en poète
l'homme habite sur cette terre», parce que le poème «prend la mesure» du «Dieu»,
dont, même s'il «demeure inconnu», la présence nous est en quelque sorte par lui
rendue 46. Pour Mallarmé, les mots, même scrutés dans leur origine étymologique, ne
révèlent rien de l'être. La vérité de la poésie n'est pas alèthéia, dévoilement, sortie
de l'oubli, réveil de la réminiscence, rappel du poids de l'être contenu dans les mots47.
La «latence» de Mallarmé n'a rien à voir avec ce que Heidegger fera de la lèthè
grecque: il vivait trop près des choses, et Rancière a raison de dire qu'il ne fut
«pas l'artiste vivant dans la tour d'ivoire de l'esthète en mal d'essences rares et de
mots inouïs» 48. Mallarmé fut attentif à son temps, à l'or du drame solaire, mais aussi à
celui de l'Économie politique où il percevait «la contre-partie sociale» de l'Esthétique.
Rien dans ses écrits ne fait de lui l'adversaire à la façon heideggérienne de la
«technique moderne» dont la poésie nous sauverait. Il avait le sentiment que la «crise
idéale» doublait l'« autre, sociale», qui portait l'avenir en gestation49. La poésie
rendrait le monde habitable non parce qu'elle le «révèle», mais parce que son jeu en
trace l'épure.
Ce geste impliquait deux vertus, l'une morale, l'autre métaphysique. D'une part le
jeu instaure par la grâce du suspens la distance entre les choses et la conscience: à
défaut de les prendre, il interdit d'être pris par elles. Façon honnête de jouer le jeu du
monde et de lui rendre l'hommage de l'incompréhension, façon religieuse assurément.
On ne peut douter après Bertrand Marchai que Mallarmé n'ait été l'adepte (non
l'apôtre) d'une «religion privée du livre», à l'image de la dramaturgie du monde qu'elle
mime. D'autre part le retrait dans le temps de «l'interrègne» permet de faire le geste
proprement philosophique du pari (pascalien), de la mise en jeu, avec le risque d'y
perdre sa vie ou l'espoir de gagner la vérité, jusqu'au jour où la Foule, «gardienne du
mystère», en accouchera peut-être «comme elle est, magnifique». A une philosophie
latente correspondait l'Idée d'une latence50 de la vérité, et s'il faut encore rapprocher
Mallarmé d'un philosophe, c'est d'Aristote qu'on est tenté de le faire, non le
théoricien de la mimésis, mais celui du poète auquel il assigne la fonction non de versifier,
mais de «traiter du général», à la différence de l'historien et mieux que le philosophe,
c'est-à-dire de chercher en toute chose «le type». Le poète dit «ce qui pourrait avoir
lieu», il est l'homme du «possible» sous le mode du «vraisemblable» 51. La latence
mallarméenne rejoint le possible aristotélicien qui, à défaut de saisir l'au-delà ou l' en-
deçà des mots, se sert d'eux pour monter les fictions des choses52.
52. Cette nécessité de la fiction pour désigner la vérité était déjà ressentie par Diderot par exemple,
comme il ressort de la belle étude de Pierre Hartmann, Diderot, la figuration du philosophe (Corti, 2003).
53. C'est ainsi que Meschonnic, partant «d'une postulation de l' inséparation entre l'affect et le
concept» et faisant «une lecture en poète de la philosophie», étudie dans le latin de Spinoza «quel rapport
[il y a] entre une langue et une pensée» {Europe, Littérature et philosophie I, p. 80).
54. Michel Deguy, philosophe et poète: si la poésie moderne «démythologise» le réel (elle n'est plus
savoir, mais «simonie», «remploi profanant du mythique»), il revient à la philosophie de «transcrire cette
démythologisation», et de s'opposer de conserve à la Science qui, contrairement au vieux conseil socratique,
prétend «savoir»: «Philosophie et poésie sont du même côté. Et ce qu'on appelle maintenant la Science, de
l'autre» {Europe, Littérature et philosophie I, ouvr. cité, p. 63-64).
55. L'histoire de la littérature européenne «moderne» (au sens large, si je peux dire) a été tout entière
commandée par son rapport changeant avec la vérité, elle-même changeante. Mais cette vérité n'a pas été
celle de Platon ou d'Aristote, dont le retour à la Renaissance n'a été qu'un des accidents de son parcours. Je
tente dans un autre ouvrage d'écrire cette histoire dans le fil de cette lignée, que l'éclat de la pensée
allemande a obscurcie, sans se rendre compte, tout habitée par son hellénisme, que son mysticisme en est
une modalité.
56. Ce serait l'occasion d'une étude qui n'est même pas esquissée dans ces quelques pages.