0. INTRODUCTION
Il est aujourd’hui plus que nécessaire d’avoir un esprit bien aiguisé pour ne pas se
retrouver aux abois dans un monde aux multiples défis. C’est dans cet état d’esprit que la
Philosophie de l’éducation constitue un des flambeaux importants. L’on a cru depuis des siècles
que la philosophie n’était pas à la portée de tout le monde. L’exemple le plus criant est cet écrit
gravé au frontispice de l’Académie : « Nul n’entre ici s’il n’est géomètre ». Cet ésotérisme s’est
au fil du temps étiolé, car tout celui qui avait la raison, l’élément nucléaire pour philosopher
pouvait y prétendre. Cette assertion a intégré beaucoup d’individus dans le champ réflexif et en a
éjecté un tas aussi. Surtout les enfants y ont été des grands perdants. Ceux-ci, l’opinion les
jugeait inaptes ou immatures à l’acte de philosopher. C’est ici que la philosophe française
Edwige Chirouter intervient en opinant que les enfants pouvaient être amené à penser grâce à la
littérature. C’est sur cette dernière question que nous allons pesamment tabler en montrant
l’impossible frontière qu’il y aurait entre la littérature et la philosopher dans ce projet de penser
avec les enfants.
Cela est d’autant plus nécessaire que dans l’embryonarité de sa pensée réflexive, l’enfant
est replié sur soi et est attiré par des récits magiques, fantasmagoriques, extraordinaires, … De
cette nombrilisation, le maître est censé le sortir pour le conduire ou l’élever à plus d’objectivité
ou l’amener à se remettre en question. Dès lors, la fiction littéraire est, à bon droit, l’habitacle de
prédilection pour l’atteinte de cet objectif. Dans sa mise en épochè du temps et de l’espace, les
récits de fiction aborde des thèmes existentiels à géométrie variable, à l’instar de l’amour, la
haine, la mort, …ouvrant ainsi la brèche de les penser. Ils offrent la possibilité d’éclosion de tous
les possibles. La censure de la « réalité » souvent assimilé à l’empirique est abrogée par la
fiction. Cette dernière dans les problèmes métaphysiques qu’elle pose, se place en équidistance
entre l’expérience personnelle trop subjective et le concept abstrait.
C’est à ce niveau que s’enracine notre élucidation, celle d’évaluer avec Chirouter si la
littérature est réfractaire à la Philosophie ou est-elle substantiellement empreinte de la
philosophie sans confusion ni séparation. C’est la deuxième assertion qu’adjuge Edwige. Il s’agit
donc de mettre en relief le lien entre la littérature et la Philosophie.
Ceux qui font le distinguo entre les deux s’accrochent à l’appréhension selon laquelle le
texte littéraire aurait foncièrement une propension esthétique destinée à impacter notre sensibilité
et nos émotions ; ce qui n’est pas le cas, à les entendre, du texte philosophique qui s’adresserait
uniquement à la raison, en faisant abstraction de la beauté du texte. Mais à y regarder de près,
l’on est pris au dépourvu, car cette césure ne tient plus. A titre exemplatif, les œuvres
philosophiques de Nietzsche ou de Montaigne sont des chefs-d’œuvre littéraires sans pour autant
perdre quoi que ce soit à leurs ailleurs logiques, mieux philosophiques.
Parmi les détracteurs de la littérature, l’on retrouve par exemple Platon. Ce dernier ne
cache pas la distinction et la hiérarchie entre le poète, le faiseur des simulacres et le philosophe,
le seul à même d’affréter l’ascenseur dialectique. Dans la condescendance du philosophe qu’il
met en exergue, il estime que la forme poétique n’est aucunement une adjuvante à l’abstraction
philosophique. Au contraire, sa pesanteur sentimentale (l’art étant le simulacre) nous en éloigne. 1
Mais le comble de sidération dans cette détestation qui frise l’oxymore est que Platon, tout en
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Seul le philosophe n’est pas affecté par ce poison littéraire pour Platon parce qu’il a l’antidote.
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faisant des critiques acerbes contre la littérature entendue comme cette mosaïque de styles, des
figures ou des procédés d’écriture, … (qui imite l’idée, la mimesis), il tombe dans ce qu’il
abhorre, c’est-à-dire qu’il est le premier à faire recours à la métaphore, aux nombreux mythes et
allégories, typiques de la littérature. Par conséquent, il apparaît absurde de les opposer
diamétralement sur fond d’une épuration spéculative. Autrement dit, aucun texte philosophique
ne peut se prétendre de n’avoir qu’une assise dialectique polie de toute littérarité.
Nietzsche est, en effet, de ceux qui ne se recroquevillent pas sur une position dont la
seule utilité réside en ce qu’elle veuille sauver l’aire philosophique bornée par beaucoup pour se
définir en s’opposant à la littérature. Pour le médecin de la civilisation (pour le nommer par ce
qualificatif qu’il donne aux philosophes, présent dans Les Fragments Posthumes), penser ainsi
est justement faire de la philosophie une fiction. Cette déconstruction des garde-fous passéistes
lui permet de diluer cette hiérarchisation déloyale entre la Philosophie et la littérature. Cela étant,
il appert que cette non-reconnaissance de l’interaction est le symptôme patent d’un déni ou d’une
hypocrisie de la part du philosophe, voulant ainsi sauver sa zone de confort, celle d’une
prétendue pure philosophie.
Cette autosuggestion est d’autant plus absurde que lorsque l’on l’analyse en observant
Platon faire appel aux mythes, Descartes faire usage du récit autobiographique, Kant et Hegel
employer constamment de la métaphore,… Bien plus, cela est encore beaucoup plus visible chez
Rousseau dont l’invective a tout l’air d’un oxymore. En substance, la vérité est aux sceptiques ce
que la littérature est à Rousseau. En clair, autant l’on reproche à Protagoras d’affirmer qu’aucune
vérité n’existe (l’homme étant la mesure de toute chose) et d’en faire une vérité, autant Rousseau
fait une diatribe contre la littérature, laquelle diatribe par sa beauté s’avère être une apologie
(dithyrambe) de la littérature.
Fort de ce qui précède, jusqu’ici, nous avons mis en exergue les arguments phares
révélant que la philosophie est farcie de la littérature. Mais la littérature est-elle provisoire ou
ancillaire dans cette démarche ? Autrement dit, au regard de la convocation de la littérature pour
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transmettre une pensée philosophique ou combler un vide explicatif, peut-on dire dans cette
complémentarité que la littérature est une ancilla philosophiae (une servante de la
Philsosophie) ? Beaucoup de philosophes y compris la philosophe Chirouter répondent non en
reconnaissant aux textes littéraires une certaine autonomie dans la pensée (Heidegger, Ricœur,
Chirouter,...).
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Monsieur Jourdain dans la comédie de Molière qui faisait de la prose sans le savoir ; mutatis mutandis ceux-là font
de la philosophie sans le savoir et que la véritable portée ontologique du texte est atteinte grâce au philosophe.
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Chirouter distingue deux types de texte littéraire. D’une part, il y a les récits (romans, récits
illustrés, poésie, mythes, contes ou fables,…) et d’autres part, il y a ce qu’elle nomme les
productions ad hoc (ce sont des petits manuels à usage des enfants qui visent à le faire réfléchir
plus explicitement sur des notions).
V. CONCLUSION
Somme toute, nous avons présenté, du mieux que nous pouvions, ce que la philosophe de
marmot pense du lien entre la littérature et la philosophie. Elle met en relief le pari d’éducabilité
à philosopher avec les enfants et grâce à la littérature, rassure-t-elle, ce pari peut être honoré.
Ceci va, comme elle l’explique si bien, à l’encontre de ce qu’avançaient naguère certains
philosophes dont Platon, Kant, etc. A ceux-ci, elle objecte en montrant l’instabilité de leurs
remontrances à l’égard de la littérature, car leurs écrits sont truffés de la littérature pris au sens de
ce qui plait par sa beauté. Contrairement à eux, des auteurs comme Nietzche ou Heidegger pense
que la littérature et la philosophie sont complémentaires à quelques nuances d’approche près. In
fine, par le biais des philosophes à l’instar de Ricœur, il sera démontré que la littérature n’est pas
un moyen aux mains de la philosophie, mais une entité possédant une autonomie de sens. C’est
de cette catégorie que Chirouter se revendique. Elle s’y assigne une tâche didactique, celle
d’amener les enfants à penser critiquement par eux-mêmes (sapere aude) dans un univers où l’on
constipe de la connaissance les hommes. En ce sens, elle veut coûte que coûte écarter le danger
d’agir comme Eichmann, un écueil éducationnel contre lequel Hannah Arendt s’est insurgé dans
son livre Eichmann à Jérusalem3.
BIBLIOGRAPHIE
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Arendt explique, en effet, qu’Eichmann était un homme d’une grande culture intellectuelle, mais qu’il n’avait
jamais appris à penser par lui-même, preuve de son loyalisme envers le régime nazi. Fort de ceci, la philosophe
exprime comme vœu que les écoles devraient être moins des endroits où l’on bourre les individus des connaissances
que des sanctuaires où l’on apprend à penser.