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NADINE MONFILS

LES ENQUÊTES DU
COMMISSAIRE LÉON
Madame Édouard
La Nuit des coquelicots

belfond
12, avenue d’Italie
75013 Paris
DU MÊME AUTEUR
La Petite Fêlée aux allumettes, Belfond, 2012
Les Vacances d’un serial killer, Belfond, 2011
Coco givrée, Belfond, 2010 (prix de la Ville de Limoges 2012)
Le Bal du diable, La Musardine, 2010
J’aime pas les bisous, Mijade, 2010
Tequila frappée, Belfond, 2009
Les Fleurs brûlées, Mijade, 2009
Le Bar crade de Kaskouille, La Branche, 2009
Contes cruels, Éditions Blanche, 2008
Nickel Blues, Belfond, 2008 (prix des Lycéens de Bourgogne 2008)
Contes pour petites filles criminelles, Tabou Éditions, 2008
Babylone Dream, Belfond, 2007 (prix Polar 2007, Salon Polar & Co.
de Cognac)
Peau de papier, L’Arganier, 2005
Contes pour petites filles perverses, La Musardine, 2005
Monsieur Émile, « Série noire », Gallimard, 2002
Les Miroirs secrets de Bruges, Hors Commerce, 2002
Rouge fou, Flammarion, 1997
Une petite douceur meurtrière, « Série noire », Gallimard, 1995
Madame Édouard
À Jenny Bel’Air
et à tous ceux de Montmartre
qui m’ont inspiré ces personnages

1
Une maille à l’endroit, une maille à l’envers… Après, faudrait penser à
faire une diminution. Pas simple, parce que les pattes de derrière de
Babelutte étaient plus hautes que celles de devant. Drôle de bête, ce
clébard ! La laine verte allait bien ressortir sur ses poils de moquette. Le
veinard ! Ah, çà, il allait être content avec son petit paletot pour l’hiver !
Une maille à l’endroit, une maille à…
Toc ! Toc !
Le commissaire Léon rangea prestement son tricot sous son bureau et
fit mine de compulser un dossier.
— ’trez !
— Chef, y a un type qui veut vous parler au téléphone. Y veut causer
au patron et à personne d’autre.
— C’est à quel sujet ?
— Il a rien voulu dire, sauf que c’est très grave.
— Bon, passez-le-moi. Dites, Pinchon, vous avez faxé le document
que je vous ai donné pour le cabinet du préfet ?
— Euh ! C’est-à-dire que… C’est pas passé.
— Ben, réessayez, mon vieux !
Pinchon s’en alla en soupirant. Il avait horreur de tous ces trucs
modernes et devait faire un rejet. À chaque fois qu’il était confronté au
fax, ou pire, aux ordinateurs, il s’emmêlait les pinceaux. Heureusement,
il n’avait pas de portable. Il allait demander à Nina Tchitchi, la secrétaire.
Elle ferait bien ça pour lui.
Il passa la communication au commissaire Léon et raccrocha dès qu’il
entendit son « allô ! » sec et agacé. Il avait dû le déranger dans la lecture
d’un dossier particulièrement ardu.
— Vous êtes le commissaire ? demanda une voix plutôt jeune.
— Oui.
— Voilà… J’avais un rancard au cimetière Saint-Vincent hier à minuit,
et…
— Curieux endroit pour un rendez-vous !
— Et… j’ai trouvé un cadavre de femme !
— Celle que vous deviez rencontrer ?
— Euh, non, j’avais rendez-vous avec un homme. C’est pour ça que
j’ai hésité à vous appeler. Je ne voudrais pas que ça se sache. Comprenez,
je suis marié, commissaire.
— Chacun fait ce qu’il veut, cher monsieur, mais je vous conseille de
venir faire une déposition.
— Non, je voulais juste vous signaler la chose. Le cadavre se trouve
dans un monument funéraire, à côté de la tombe d’un peintre. Je ne sais
plus son nom, mais il y a une statue de femme tenant une palette juste à
côté.
— On pourrait se retrouver là-bas, je vous donne ma parole de ne rien
dire à votre épouse.
— Non, pas confiance dans la police. Désolé.
— Z’avez tort, y a des flics honnêtes.
— Sans doute, mais je n’en connais aucun.
— Donnez-moi au moins un numéro où je peux vous joindre.
— Non, c’est moi qui vous rappellerai. Ah, encore un détail, il
manquait un bout de bras au cadavre.
— Un bout de bras ?
— Oui, le droit, à partir du coude.
— Et le type avec qui vous aviez rendez-vous…
Il avait raccroché. La vache !
Léon se calma. C’était peut-être un plaisantin, il y en avait des tas qui
passaient leur temps à emmerder les poulets. Mais bon, fallait vérifier. Si
ce que le gugusse avait raconté était vrai, Babelutte n’aurait pas son
paletot pour l’hiver !
Le commissaire Léon s’était mis au tricot quand il avait arrêté de
fumer. C’était le seul truc efficace qu’il avait trouvé pour s’occuper les
mains sans replonger dans la nicotine. Et bizarrement, cette activité «
honteuse » avait eu sur lui un effet zen. Quand Léon tricotait, il se sentait
envahi par une sorte de bien-être proche du nirvâna. Et c’est ainsi qu’il
avait pu dénouer bon nombre d’énigmes. Le tricot était devenu une
passion pour lui, une passion d’autant plus forte qu’il ne pouvait s’y
adonner qu’en cachette. Si quelqu’un avait découvert son secret, il serait
devenu la risée de tout le quai des Orfèvres ! En revanche, tout le monde
savait qu’il allait voir les putes de temps à autre, et ça, ça ne posait pas de
problèmes. Le lieutenant Bornéo lui-même avait confié que ça le rendait
plutôt sympathique à ses yeux.
— Un flic qui vit avec sa vieille maman, s’il va pas voir les putes, on
croit qu’il est pédé.
— Et alors ? avait répliqué Léon.
— Alors, dans la police, on n’aime pas se faire enculer.
Ce jour-là, Léon avait compris que s’envoyer en l’air avec une rosace
de Prisunic, c’était mieux que de taquiner les aiguilles à tricoter. Et
comme les interdits ont toujours une saveur attirante, il avait fini par
préférer le tricot aux putes.
— Viens, Babelutte !
Le chien qui dormait à ses pieds ouvrit un œil désapprobateur.
N’aimait pas qu’on le dérange. Son rêve était de vivre dans une grande
pantoufle au bord de la mer. Et de regarder courir tous ces cons de chiens
après leur baballe.
— Allez, mon vieux, au boulot !
Babelutte secoua la queue à la vue du morceau de chocolat que lui
tendait son maître pour l’inciter à le suivre. Parce que le courage de ce
Rantanplan de la police n’était mû que par la gourmandise.
Le commissaire Léon glissa son flingue dans son holster, enfila son
blouson d’aviateur et sortit. À quarante ans, plutôt mince, les cheveux
noirs, il avait l’air d’un mec dans le coup. Qui aurait pu soupçonner qu’il
tricotait en cachette ?
Outre Babelutte, qu’il emmenait partout, il embarqua le lieutenant
Bornéo. Si l’appel téléphonique n’était pas un gag, il demanderait qu’on
lui envoie un procédurier et toute la smala. Mais fallait d’abord vérifier
avant de déclencher la tempête. Des p’tits rigolos comme l’autre abonné
aux cimetières, y en avait un paquet ! Ça les amusait de couillonner les
flics. Ils grimpèrent dans la voiture de police et Babelutte sauta derrière.
Il aimait bien la machine à roulettes de Léon. Ça, c’était un truc cool.
Pouvait roupiller sur le siège.
— Alors, Jules, ça va la famille ? demanda le commissaire pour fleurir
le trajet.
— Ça va, dit le lieutenant d’un air las.
— Ça t’en fait combien, là, maintenant ?
— Six. Bientôt sept. Carmen est de nouveau enceinte.
— Ben mon vieux, tu devrais la mettre dans une vitrine.
— Qui ça, ma femme ?
— Non, ta zigounette.
— Tu parles ! Même si je la mettais sous globe avec une alarme, ma
femme parviendrait encore à être enceinte rien qu’en la regardant !
— T’as jamais essayé la contraception, les capotes ?
— Carmen veut pas en entendre parler. Tu sais, elle est plus catholique
que le pape.
— Enfin, t’auras des allocs en plus. C’est toujours ça.
— Ben tiens. À propos, samedi prochain faudra que j’emmène avec
moi le petit dernier. J’ai promis à Carmen de m’en occuper, et comme je
suis de garde…
— On l’assoira sur le coussin de Babelutte, hein mon pépère ?
Couché sur la banquette arrière, Babelutte tentait vainement de faire la
sieste. Mais avec cette saloperie de sirène, pas moyen !
Un quart d’heure plus tard, ils débouchèrent dans l’allée du cimetière
Saint-Vincent, rue Lucien-Gaulard, dans le XVIIIe arrondissement. Fief
du commissaire Léon qui vivait là depuis des lunes. Et pour rien au
monde il n’aurait quitté Montmartre. Pas même pour une villa aux
Seychelles ! Son quartier, c’était sacré. Il gara la voiture près de l’entrée.
Babelutte dut se faire violence pour sortir. Préférait rester peinard dans la
bagnole.
Le cimetière était situé en contrebas d’une maison de retraite. Les
petits vieux jouissaient donc d’une vue imprenable sur l’avenir…
Après avoir ratissé les allées transversales, Léon repéra la femme à la
palette, sur la tombe de Maurice Utrillo. Il aimait bien ce peintre. Du
moins ses premières œuvres, avant qu’il ne sombre dans les délices de
Bacchus ! Il poussa la grille du mausolée juste à côté. L’intérieur était
vide.
— Je m’en doutais, grommela-t-il. Encore un plaisantin de mes deux.
— Le type a précisé à quelle heure il avait découvert le cadavre ?
demanda Bornéo.
— Hier soir, à minuit.
— Quelqu’un a pu le faire disparaître entre-temps.
— Évidemment. Va falloir faire des prélèvements. Mais y a peu de
chances. On va d’abord aller cuisiner le gars qui s’occupe de l’entretien
des tombes. Il a peut-être vu quelque chose.
Le commissaire frappa à la porte de la maisonnette située en bas du
cimetière. Un vieux bougre qui sentait le fromage de chèvre et la vinasse
vint ouvrir. Il avait un gros nez couvert de veinules violacées.
— Bonsoir, monsieur, police ! annonça Léon en montrant sa carte.
Le gars n’eut pas l’air impressionné.
— Y a un mort qui s’est échappé ? fit-il.
— C’est bien possible. Vous n’avez rien remarqué d’anormal hier soir
?
— Vin Dieu, non ! Moi, je m’occupe pu de ça ! J’viens juste tenir
compagnie à Paluche.
— C’est qui, Paluche ? s’enquit Bornéo.
— C’est le nouveau. Un brave gars qu’a pas toutes ses billes mais
qu’est ben volontaire. On l’appelle Paluche pasqu’il a des pattes comme
des pelles à tarte ! J’connais point son vrai nom. Tin, ben le v’là !
Un garçon d’une trentaine d’années apparut en tenant un râteau. Il
avait des cheveux noirs hirsutes, une mèche grasse qui pendouillait sur
son front telle une limace. Léon lui trouva une vague ressemblance avec
Babelutte. Ils avaient le même regard endormi.
Non, il n’avait rien vu, rien entendu. Pensez donc, les morts, ça ne se
balade pas !
À propos de Babelutte, où était-il passé ? Inquiet, le commissaire
abandonna Bornéo pour aller à sa recherche. D’habitude, le chien le
suivait partout.
Le lieutenant Bornéo demanda s’il pouvait jeter un coup d’œil dans le
bâtiment où l’on entreposait les vestiges des tombes abîmées pour les
restaurer. Il remarqua que Paluche avait attrapé un tic. Sans doute ne
supportait-il pas les flics.
Un énorme juron fusa depuis l’autre bout du cimetière. Léon venait de
retrouver Babelutte, occupé à gratter la terre dans le mausolée. C’était
même plus la peine d’appeler les spécialistes pour relever les empreintes.
Le clébard avait tout effacé !
Avant de partir, Bornéo alla visiter une autre annexe du cimetière. N’y
vit rien de spécial. L’affaire était close. Ils allaient pouvoir regarder le
match ce soir !
Satisfait, Babelutte remonta tranquillement sur la banquette arrière
pour ronger ce qu’il venait de trouver…
2
Vu l’heure tardive, le commissaire Léon déposa Bornéo chez lui et
rentra au bercail. Il gara la voiture rue Robert-Planquette, l’adresse de
son domicile à Montmartre. Cette fois, Babelutte ne se fit pas prier pour
descendre. L’idée de retrouver ses pénates le remplissait de joie.
Léon composa le code de la grille verte qui protégeait un magnifique
jardin dont il profitait avec les autres habitants de la copropriété. Ici, on
n’avait pas l’impression d’être à Paris mais dans un lieu magique.
Ginette, sa mère, l’attendait en lisant des prospectus. Elle épluchait
tout, sa grande passion étant de jouer à tous les concours qui lui
tombaient sous la main.
— Bonsoir, mon biquet ! J’ai préparé de la viande avec des haricots, ça
te va ?
— Encore des haricots ? gémit Léon qui en mangeait depuis quatre
jours.
— Faut bien les finir, on ne va quand même pas les gaspiller ! répliqua
Ginette qui en avait acheté vingt boîtes pour être sûre de gagner un set de
table avec la tête de lady Di.
Ignorant complètement son entourage, Babelutte avait foncé sur son
coussin où il rongeait consciencieusement ce qu’il avait déterré au
cimetière.
— Rien de neuf ? demanda Ginette, toujours à l’affût de faits divers
croustillants.
— Non, fit Léon en ôtant son blouson. À part un olibrius qui s’est payé
ma tronche, c’est le calme plat.
Ginette soupira. Elle préférait quand son fils avait des choses à lui
raconter. La semaine passée avait été plus passionnante. Un homme avait
fait croire à sa femme qu’une mouche était collée au fond du lave-
vaisselle. Elle avait enlevé les bacs pour mieux voir et il l’avait poussée à
l’intérieur, puis avait refermé la porte avant d’enclencher le prérinçage…
Un grincement épouvantable fit sursauter Léon.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— C’est bien, hein ! C’est la nouvelle pendule que j’ai gagnée avec la
margarine. C’est une pièce unique, tu sais ! Ça vient de L’Homme
moderne.
Léon leva la tête et vit une horloge suspendue avec des oiseaux à la
place des chiffres.
— Toutes les heures y en a un qui chante, expliqua fièrement Ginette.
— T’appelles ça chanter ? Y tousse, oui !
Ginette haussa les épaules. Elle trouvait ça magnifique et ne
comprenait pas qu’on puisse penser le contraire. Babelutte s’était dressé
sur son coussin, complètement paniqué. Il avait horreur des bruits
inhabituels qui venaient perturber sa quiétude.
— Après le repas, je vais voir le match chez Jeannot, annonça Léon.
Jeannot était le patron du Colibri, le « quartier général » du
commissaire. C’était le plus chouette bistrot de Montmartre. Ginette ne
rouspéta pas. Elle avait horreur du foot.
— Dis donc, s’exclama-t-elle soudain, Babelutte n’est même pas venu
me dire bonjour ! Y fait jamais ça. D’habitude, il me saute dessus comme
un sauvage. Tu crois pas qu’il est malade ? s’inquiéta-t-elle en
s’approchant du chien.
— Mais non, il est en pleine forme.
— Oh, regarde ! Il ronge quelque chose…
— Il a dû ramasser une saleté dans la rue.
Ginette se pencha pour voir ce que le chien avait dans la gueule.
Babelutte grogna. Personne ne toucherait à son trésor ! Mais la mère
Canigou était tenace. Elle lui flanqua une claque et il lâcha l’objet de son
plaisir.
Un cri perçant, qui ressemblait à s’y méprendre au « chant mélodieux
» du rossignol de la pendule, déchira l’air. Pétrifiée, Ginette tenait dans sa
main un gros orteil à moitié déchiqueté.
3
Marie se réveilla la bouche pâteuse. Depuis la mort de sa mère, un
mois auparavant, elle prenait des calmants pour dormir.
Elle se sentait seule. N’avait pratiquement aucun souvenir de son père,
sauf une vague image d’un homme lui offrant un ours en peluche avec
lequel elle avait dormi pendant un moment. Jusqu’au jour où l’ours avait
disparu ! Sorti du lit tout seul ! « Il est parti en voyage », lui avait dit sa
maman. Marie avait grandi à Goult, dans le Lubéron. Et elle avait fait ses
études à Avignon où sa mère était vendeuse dans une boutique de
fringues.
Elle se leva et se dirigea vers la cuisine inondée de soleil. Elle aimait
cette pièce au parfum provençal, où tout était bleu et jaune. Elle mit l’eau
et le café dans le percolateur et regarda par la fenêtre. Elvire, sa voisine,
était déjà dehors avec ses chats. Elle ne venait ici que pendant les
vacances. Marie l’aimait bien. Elle ouvrit la fenêtre et l’appela.
— J’ai passé une nuit d’enfer ! cria Elvire. Noirpiau a eu des
problèmes intestinaux et j’ai dû lui mettre une culotte. Comme elle ne
tenait pas, il a fallu que je lui bricole des bretelles… Tout ça à deux
heures du matin ! Et toi, ça va ?
— Ça va… J’ai pas encore besoin de bretelles.
— Ah, ne te moque pas de moi, hein ! À propos, je monte à Paris vers
la fin du mois. Si tu veux, tu peux m’accompagner. Ça te changerait les
idées !
Marie la remercia et se servit un café. Elvire était rentrée dans sa
maison où elle passait le plus clair de son temps à lire et à s’occuper de
ses chats dont la plupart avaient été abandonnés. Depuis la mort de sa
mère, Marie avait boudé les livres. Elle ne parvenait même plus à peindre
! C’était pas dans sa nature de se laisser aller. Elle but son café, grignota
un bout de pain et décida d’aller fouiller dans le grenier, précisément
dans un coffre toujours fermé à clef. Avec un gros tournevis, elle
parviendrait bien à l’ouvrir…
Les morts cachent toujours des secrets. Mais Marie était loin de se
douter de ce qu’elle allait découvrir !
Elle n’eut pas trop de mal à forcer le coffre en bois avec son tournevis.
Elle eut un pincement au cœur en découvrant ses vêtements d’enfant. Sa
mère avait soigneusement emballé dans du papier de soie sa première
paire de souliers vernis et ses petites robes bleues et roses. Dans une boîte
à chaussures elle retrouva ses dessins : des bonshommes minuscules à
côté de femmes géantes, des maisons avec des fenêtres en forme de
soleil… Et, parmi tout ça, un seul représentant un homme très grand dont
la tête semblait flotter dans les nuages.
Marie fouilla encore. Dénicha de vieux jouets et plongea dans ses
livres d’images. Rien ne pouvait être plus délicieux que cet instant où,
par la magie des illustrations, elle venait de pousser la porte de ses rêves
d’enfant. En feuilletant ainsi les pages de Tigrette, de Benjamin Rabier,
ou de La Bergère et le ramoneur, sans parler de Bécassine, de Petzi ou
encore d’Alice à travers le miroir, elle retrouvait la petite fille de cinq ans
qu’elle avait été. Marie savoura son bonheur comme une friandise aux
couleurs de l’arc-en-ciel.
Après avoir pris le temps de pénétrer dans chaque image, elle plongea
la main dans le fond du coffre et en sortit Baloo, l’ours en peluche qui
avait été son compagnon au temps où elle suçait encore son pouce.
— Eh bien, tu n’étais donc pas parti en voyage ! lui dit-elle en le
serrant dans ses bras.
Pourquoi sa mère le lui avait-elle enlevé ? La jugeait-elle trop grande
pour dormir avec un ours ? Pourtant, elle lui avait laissé les autres
peluches… Qu’avait donc fait son père pour qu’on ait effacé toute trace
de lui dans son cœur de petite fille ?
En cherchant bien, elle allait peut-être découvrir quelque chose sur lui.
Marie remua tous les papiers et finit par dénicher une enveloppe adressée
à sa grand-mère maternelle. À l’intérieur, la lettre était signée « Édouard
». C’était son père, qui suppliait la vieille dame de lui donner des
nouvelles « de la petite ». La mamy avait dû transmettre la lettre à sa fille
qui s’était empressée de la cacher au grenier. Et si son père était un
assassin ? ou un violeur ? Marie avait l’impression de recevoir des petits
coups de bec dans le cerveau. Comme si une partie d’elle-même
s’effilochait.
Au dos de l’enveloppe figurait une adresse : Édouard Bertot, 36, rue
des Abbesses, Montmartre. Habitait-il encore là ou était-il mort ? Marie
ne portait pas son nom. Sa mère et lui n’avaient probablement pas été
mariés.
Elle referma le coffre, emporta l’ours et la lettre. Elle allait écrire à son
père. Après toutes ces années, elle n’avait pas beaucoup d’espoir de
retrouver « l’homme avec la tête dans les nuages ». Mais le destin a
parfois des ailes d’ange. Ou de diable…
4
Paluche, le gardien du cimetière Saint-Vincent, était impatient que
Mathias s’en aille. Pas moyen de faire décoller ce vieux débris !
— T’as pas un coup de rouge ? demanda ce dernier.
— Nan.
— D’habitude, t’en as bien, va !
— J’ai tout bu.
— Vin Dieu ! T’es pire qu’une pompe à purin !
— Allez, Mathias, dégage, j’ai un rendez-vous.
— Ah bon ! C’est donc ça que t’es nippé comme un premier ministre !
Et comment qu’elle s’appelle, la croquette ?
— Ça te regarde pas.
— Alors m’en va, fit-il, vexé. Et fera noir comme dans l’cul d’un
Auvergnat quand j’reviendra, va !
Paluche ne s’inquiéta pas. Son copain disait ça chaque fois qu’il était
contrarié. Et le lendemain il était là, fidèle au poste. Il attendit que
Mathias ait franchi le portail pour aller dans l’entrepôt. La fille était
cachée derrière une pierre tombale. Il lui avait apporté un pull pour pas
qu’elle ait froid. Mais quand même, il l’aimait bien toute nue. Il la
regarda un moment avant de lui enfiler le pull. Elle avait de gros nichons
et ça, c’était super. Paluche allait lui tripoter la chatte ce soir. Une grosse
chatte noire ! Dommage qu’elle miaulait plus…
— J’peux plus t’emmener là-haut. Y a des rats qui sont venus fouiner
tout à l’heure. Faut rester ici. Regarde ! J’t’ai apporté des bougies pour
faire la fête et du camembert avec du picrate. Tu sais, Zézette, j’t’aime
bien pasque t’es pas causante. D’ordinaire, les filles, elles parlent trop.
Elles me foutent les boules, les salopes. Toi, t’es gentille. Tu veux voir
ma quéquette ?
Affalée dans son coin, Zézette fixait son admirateur d’un œil mort. Ses
longs cheveux plaqués sur sa peau grise ressemblaient à des spaghettis
pourris. Les yeux rivés sur la touffe de la fille, Paluche ne vit pas que des
asticots grouillaient au bout de son moignon.
Il s’assit près d’elle et se mit à lui caresser les pieds en mordant dans le
camembert.
— Merde alors ! s’exclama-t-il, y te manque un orteil ! Déjà que t’as
perdu ton morceau de bras…
Il se demanda si la puanteur qui avait envahi les lieux provenait de
Zézette ou du camembert.
— Si t’es bien sage, tu pourras toucher mon mimile avec la main qui te
reste. Contente ?
Comme mû par un étrange pressentiment, Paluche se retourna. Un
visage collé contre la vitre sale de l’entrepôt l’observait.
5
Jeannot, le patron du Colibri, sifflait en essuyant ses verres. Il était
content parce que l’équipe de France avait gagné. La veille au soir, son
établissement était plein à craquer. La télé était dans la salle et Maurice,
le cuisinier antillais, avait préparé sa tambouille en regardant le match
tout en agitant son gri-gri sur l’écran, persuadé que l’équipe gagnerait
grâce à ça. À l’annonce de la victoire, ce fut l’allégresse. Gérard – dit
Gégé – sauta sur le comptoir et commença à chanter La Marseillaise. Les
autres l’accompagnèrent en chantant L’Internationale. Trop beurré, il ne
fit pas la différence…
Il était presque onze heures et, à part les habitués dont Rose, la blonde
platine permanentée qui frisait les soixante balais, il n’y avait pas grand
monde. Les autres devaient « récupérer » après cette nuit délirante.
De huit heures du matin à dix heures du soir tapantes, Rose était juchée
sur un tabouret au coin du zinc. De là, elle pouvait garder un œil sur ce
qui se passait, car son grand plaisir était de fouiller dans la vie des gens.
Elle adorait ça, les ragots ! Et se révélait imbattable quand il s’agissait du
prince Charles et de Camilla. Cheveux impeccablement coiffés,
mocassins vernis noirs, pantalon bien repassé et pull pastel à paillettes,
elle sirotait son demi.
— À propos, dit-elle, il était pas là, hier, le commissaire Léon !
— P’t’être qu’il avait du boulot ! fit Jeannot. Ou alors il a suivi le
match avec sa mère, mais ça m’étonnerait. Tiens, regarde qui arrive !
Irma, le travelo ménagère de Montmartre, traversait la rue. Cheveux
tirés en chignon, tablier à fleurs cachant son éternelle robe bleu marine,
pantoufles à carreaux, Irma oscillait entre Mme Doubtfire et Mad Max.
Elle faisait le ménage pour les petits vieux du quartier, portait leur linge à
la laverie en face du Colibri et attendait au comptoir – endroit stratégique
de la ménagère consciencieuse. De là, elle pouvait surveiller le hublot de
sa machine et discuter le coup. Elle fit une entrée fracassante. Jeannot
sentit tout de suite que quelque chose n’allait pas.
— Ouh là ! T’as la pantoufle hargneuse aujourd’hui, ma poule, lança
Rose.
— Tu devrais être contente qu’on a gagné, fit Jeannot en lui servant un
coup de rouge.
— J’m’en tape, du foot.
— Oh, là, là ! Ça ne va pas, toi !
— Elle a ses règles, se moqua Rose.
— Sers-m’en un autre ! fit Irma en avalant son verre cul sec.
— T’as des ennuis ? demanda Jeannot.
— Pire que ça.
— Des problèmes de santé ?
— Pire, j’te dis.
— Si t’as les huissiers au cul, t’inquiète pas. En France, il y en a un par
habitant. T’oublies de payer ta motte de beurre et crac, ils viennent faire
l’inventaire avant de tout rafler. J’ai lu dans le journal d’hier qu’un
garagiste en avait zigouillé un, puis l’avait jeté dans sa fosse à cambouis.
— Faut le décorer ce garagiste, déclara Rose.
— Sur terre, dit la poissonnière d’à côté qui passait au café de temps
en temps, y a deux races de gens inutiles : les huissiers et les coiffeurs.
— Il est vrai qu’avec les poils de tapis que t’as sur le crâne, faudrait
être le Mozart du bigoudi pour que ça s’arrange, ricana Rose.
— Je préfère être nature plutôt que de ressembler à une poupée de
foire, moi, madame !
— Encore un, Jeannot, demanda Irma qui venait d’écluser son
deuxième ballon de rouge.
— Bon, ben quoi, tu le vides, ton sac ? fit le patron. Qu’est-ce qui
t’arrive de si grave à la fin ?
— Y… Y m’arrive que… je suis papa !
— QUOI ??? s’exclama toute l’assemblée en chœur.
La poissonnière éclata de rire.
— Il nous fait marcher, dit Rose en haussant les épaules.
— J’voudrais bien.
Jeannot, mort de rire lui aussi, essuyait ses larmes avec son torchon.
Gégé entra. Voyant la joyeuse assemblée, il prit un air guilleret,
pensant qu’ils prolongeaient la fête de la veille. Seule Irma tirait une
gueule d’enfer en zieutant cette bande d’iconoclastes.
— Elle s’appelle Marie.
— Ah, parce que t’as déjà trouvé un prénom ! s’esclaffa Jeannot.
— Elle est née quand, cette petite ? demanda Rose.
— Il y a dix-huit ans.
— Merde alors ! lâcha Jeannot qui avait cessé de rire. Tu ne nous en
avais jamais parlé.
— C’est une vieille histoire, raconta Irma. Trop douloureuse. J’ai vécu
un an avec une femme il y a longtemps, puis elle est tombée enceinte. Je
lui ai proposé de l’épouser. Elle a pas voulu.
— Pourquoi, elle aimait pas tes boucles d’oreilles ? railla la
poissonnière.
— À l’époque, je m’appelais encore Édouard, imbécile.
— Bon, alors tu la continues, ton histoire ! s’énerva Jeannot qui
attendait la suite avec impatience.
— Eh bien la mère s’est barrée avec la petite quand elle avait deux ans.
Elles sont parties au fin fond de la France. J’ai jamais vraiment su où.
— T’as pas cherché à revoir ta gamine ? demanda Rose.
— J’avais de ses nouvelles, au début, par la grand-mère. Puis elle m’a
fait comprendre qu’il valait mieux que je laisse la petite tranquille. Pour
son équilibre. Qu’un père travelo, ça pouvait faire des dégâts.
— C’est elle, le dégât, dit Jeannot.
— Alors pour pas la perturber, j’ai fini par laisser tomber. Mais j’en ai
gros sur le cœur. J’ai jamais oublié. Y pas un jour où je pense pas à ma
gosse.
Plus personne ne riait. Mais Gégé, encore sur les nuages bleu blanc
rouge de la veille, continuait à sourire béatement, complètement largué
par ce qui se passait ici. Il avait loupé une case. Il lissa ses grandes
moustaches, retroussa ses manches, arborant un tatouage en forme de
cœur sur lequel était gravé : « Amuse-toi, chérie », et passa derrière le
comptoir pour donner un coup de main à Jeannot. Y avait encore plein de
verres à laver.
— Comment elle t’a retrouvé ? demanda le patron.
— Sa mère est morte il y a un mois. Alors elle a fouillé dans ses
affaires et a déniché mon adresse. Puis elle m’a écrit. Et comme j’ai pas
déménagé depuis qu’elles sont parties…
— Qu’est-ce qu’elle dit ?
— Qu’elle arrive le week-end prochain ! Elle va profiter de la voiture
d’une amie qui lui a proposé de faire le trajet avec elle.
— Elle va pas être déçue du voyage ! fit la poissonnière.
— Elle veut suivre des cours de peinture à Paris, continua Irma.
— Waouh ! s’écria Gégé qui commençait à atterrir. Et elle sait que
t’es…
— Bien sûr que non.
— Et qu’est-ce que tu vas faire ?
— Ben, justement, je venais te demander si tu voudrais pas te faire
passer pour son père.
— QUOI ??? hurla Gégé, mais t’es maboul !
— Je te promets que je ne dirai plus jamais de mal du PSG.
— Et qu’est-ce que je vais raconter à Mimi, hein, tronche de cake ?
Que j’ai fait joujou avec une autre et que je lui ai jamais dit ! Tu la
connais, elle va me tuer.
— Tu lui expliques que c’était avant elle.
— Et alors ? Ça change rien. Elle est même jalouse de la nurse qui m’a
langé à la maternité.
— C’est beau, l’amour, siffla la poissonnière.
— T’as qu’à te rhabiller en mec, conseilla Rose.
— Jamais ! s’écria Irma. Ce serait renier une partie de moi-même. Et
j’ai mis des années à accepter et à faire accepter aux autres ce que je suis
aujourd’hui.
— Ben alors, mon coco, dit Jeannot avec sa bonne logique, c’est tout
simple : tu restes comme tu es, et si elle t’aime, ça ne posera pas de
problèmes. Elle comprendra.
— Non, c’est pas possible. Elle n’a que dix-huit ans. C’est encore une
gamine.
— Crois-moi, insista Jeannot, la vérité est toujours le meilleur chemin
à prendre. Même s’il est plus difficile au début, il t’évite de t’embourber
par la suite.
Jeannot avait le bon sens de ceux qui côtoient les gens de la rue. Avant
ça, il avait été chauffeur de taxi. Un jour, le commissaire Léon lui avait
confié que le Colibri était pour lui une sorte de paradis où il oubliait tous
ses soucis. Et malgré le fait qu’il était flic, on l’aimait bien ici, Léon. Il
n’emmerdait personne et on le respectait. Certains l’appelaient «
Monsieur Léon », un peu comme si on lui avait collé une médaille avant
son nom.
Irma en était à son quatrième ballon de rouge quand elle quitta le
bistrot. Grâce à Jeannot – et au côtes-du-rhône –, elle avait réussi à
dédramatiser la situation. Du moins pour un temps. Les bistrots sont
moins chers que les psys, et souvent plus efficaces.
6
Salaud de flic, va. N’aimait pas les poulets, Paluche ! D’ailleurs, quand
on en enterrait un, il attendait qu’il fasse noir pour aller jouer du tambour
sur sa tombe. Au début, les petits vieux du home d’en face rouspétaient.
Mais quand il leur a expliqué pourquoi il faisait ça, ils n’ont plus rien dit.
— Où qu’elle est, Zézette ? Vous lui avez pas fait du mal, quand même
?
Paluche avait passé le reste de la nuit sur cette chaise, dans le
commissariat. Et il commençait à en avoir sérieusement ras le bol ! Il
avait les fesses en compote et cet abruti de commissaire ne répondait
jamais à ses questions. En revanche, il lui posait toujours les mêmes. Et
Paluche faisait comme lui. Il ne répondait pas ! C’est vrai, à la fin, son
histoire avec Zézette, ça ne regardait personne.
Le commissaire Léon commençait à piquer du nez malgré les
innombrables cafés serrés qu’il avait ingurgités. Il appela Bornéo à la
rescousse.
— J’en peux plus, mon vieux, lui confia-t-il. Jamais vu une tête de
mule pareille !
— T’es p’t’être trop gentil avec cette tête de nœud…
— Que veux-tu que je fasse ? J’peux quand même pas taper sur un
handic !
— De qui vous parlez, là ? s’exclama Paluche.
— Devine ? fit Bornéo.
— J’suis pas un handicapé ! J’suis même surdoué dans certains
domaines…
— Ah ouais, railla Bornéo, dans le domaine de la nécrophilie, par
exemple ?
— C’est quoi, ça ? Non, moi, j’suis champion du rubicube !
— Très intéressant… Hein, chef ? Ça, c’est un truc vachement utile
dans la vie ! Bon, cria soudain Bornéo, tu vas lâcher le morceau ou je
t’éclate la tronche. C’est vrai, hein, chef, puisque c’est pas un handic on
peut cogner un peu, non ?
Paluche s’assit instinctivement à l’autre bout de sa chaise. Cet abruti
ne lui disait rien qui vaille. Il préférait l’autre.
— Moi, à votre place, je parlerais, conseilla Léon. Le lieutenant
Bornéo est un teigneux. La dernière fois qu’il a interrogé un gars, le
pauvre bougre s’est retrouvé à l’hosto avec un stylo planté dans l’œil.
Une horreur !
— J’m’étais un peu énervé, expliqua Bornéo.
— Sans parler de Babelutte ! Il a l’air gentil comme ça, ce chien, mais
c’est pire qu’un pitbull ! Il suffit qu’on lui donne l’ordre de foncer et il
vous arrache la peau jusqu’à l’os. Redoutable !
Paluche regarda le chien, affalé sur son coussin. Il n’avait pourtant pas
l’air féroce, mais faut jamais se fier aux apparences.
— Alors, fit Bornéo, tu causes ou on lâche le fauve ?
— J’ai rien fait. Zézette, c’est ma fiancée. Faut pas lui faire de mal.
— Je crois qu’il a compris. Il va être raisonnable et il va tout me
raconter, hein, Nounours ?
Paluche fronça le nez. Il faisait toujours ça quand il avait envie de
mordre. Mais valait mieux pas. Le lieutenant avait un regard mauvais. Un
regard d’assassin…
— Laisse-moi Babelutte, des fois que Monsieur aurait de nouveau
perdu sa langue. Je te le ramènerai tout à l’heure.
Léon enfila sa veste, caressa la tête de son chien et sortit. Il allait faire
un peu de tricot dans les toilettes de la PJ, ça lui calmerait les nerfs.
Babelutte redressa la tête et fixa la porte. Parfois, son maître le laissait là
le temps d’une course. Il n’était pas vraiment inquiet. Du moment qu’il
avait son coussin…
La porte se rouvrit sur le commissaire.
— À propos, qui a gagné le match hier ?
— La France, évidemment.
— Ah, fit le commissaire, satisfait.
Babelutte commença à redresser son postérieur pour suivre son maître.
Vu qu’il avait les pattes de devant plus courtes que celles de derrière et
que son dos était un véritable toboggan pour puces, il se levait toujours
en deux temps. Mais Léon avait déjà refermé la porte ! Tout ça allait trop
vite pour lui. Babelutte poussa un soupir qui en disait long sur son
opinion à propos des hommes, et il se recoucha en tournant le dos aux
deux abrutis qui squattaient le bureau de son maître.
— Où tu l’as rencontrée, ta fiancée ?
— Au cimetière.
— Ah oué ! Elle venait apporter des fleurs et tu l’as zigouillée, c’est ça
?
— Mais non, je l’ai pas tuée ! Elle était déjà comme ça.
— Ben tiens, fit Bornéo qui s’efforça de rester calme un petit moment,
le temps de mettre l’autre en confiance. Ne me dis pas qu’elle est sortie
d’une tombe ?
— Ben si.
— C’est la nuit des morts vivants, quoi !
— J’vois pas de quoi vous parlez.
— C’est rien, mon petit… Tu me racontais donc que cette fille était
sortie d’une tombe et que tu l’avais invitée à dîner. Normal. À ta place,
j’aurais fait pareil.
Paluche sourit. Au fond, ce type n’était peut-être pas si mauvais que
ça. Il l’avait mal jugé.
— Et après, tu comptais l’inviter à danser ?
— Ah, oui ! Ça, c’est une bonne idée !
— Tu te fous de ma gueule ? hurla soudain Bornéo qui s’était
rapproché du zouave. Maintenant, tu cesses de me prendre pour un con et
tu me racontes la vérité, ou alors dans deux minutes, je transforme ta
tronche en hachis Parmentier. Vu, crétin ?
Si, c’était un sale pourri de flic. Paluche retroussa de nouveau son nez.
Le clébard s’était retourné et le fixait de son œil menaçant. Il avait les
poils dressés, comme le paillasson en coco à l’entrée de l’immeuble où il
habitait, avant. Et de la même couleur, en plus !
— Alors ? hurla une nouvelle fois l’inspecteur.
— C’est vrai ce que je vous ai dit, m’sieur le commissaire.
— Lieutenant.
— Oui, monsieur le commissaire. J’ai vu de la terre qui avait été
remuée derrière la tombe du peintre…
— Quel peintre ?
— Le fils de Suzanne.
— De quoi tu parles, là, mon gaillard ?
— Maurice Utrillo, c’est le fils de la Suzanne Valadon qu’était la
maîtresse de Toulouse-Lautrec. Tout le monde sait ça, fit Paluche, fier de
lui.
Bornéo se rassit. Ce type, avec son air d’aller cueillir des carottes dans
un arbre, lui en bouchait un coin.
— Et je m’suis dit que c’était pas normal toute cette terre remuée. J’ai
pensé qu’un mort avait peut-être essayé de sortir… Des fois, on raconte
que des morts reviennent à eux et grattent le couvercle de leur cercueil.
Même que dans certains pays on met une clochette à côté de leur tombe
avec un fil attaché à leur poignet pour qu’ils préviennent les vivants.
— Bon, tu ne vas pas me donner un cours sur les loisirs des
macchabées ! Poursuis, mon vieux.
— Si j’raconte ça, c’est pour que vous compreniez, pasque quand on
ne sait pas qui est Utrillo… Moi j’suis peut-être un handic, comme vous
dites, mais j’ai de la culture !
— Dis donc, espèce de petit merdeux, la culture n’est pas une preuve
d’intelligence. Continue ton récit.
— J’suis allé chercher une bêche et j’ai creusé. Puis j’ai cogné sur
quèqu’chose… C’était sa main. Elle était dressée dans la terre comme si
elle voulait que je la sorte de là. Alors j’ai continué à dégager la fille et je
l’ai emportée sur mon dos jusqu’à l’entrepôt. Puis j’ai été chercher une
bassine avec de l’eau et du savon et je l’ai lavée. Ah, elle était pas belle à
voir quand j’l’ai sortie du trou ! Après, elle était bien propre. J’ai pris
soin d’elle, commissaire. Z’auriez dû voir ses yeux, des vraies perles !
Bornéo commença à douter. Et si ce zouave disait vrai ? Si quelqu’un
avait été enterrer cette femme dans ce cimetière pour s’en débarrasser ?
— Quand tu l’as déterrée, il lui manquait déjà un bras ?
— Oui. Mais j’ai entendu dire, toujours rapport aux morts qui seraient
pas vraiment morts, que certains se mangent une main pour ne pas crever
de faim…
Ce gars lui donnait la nausée. Bornéo se leva et regarda par la fenêtre.
C’était un réflexe. Chaque fois que quelque chose le mettait mal à l’aise,
il cherchait des images rafraîchissantes au-dehors. Il vit une jeune femme
qui traversait la rue et accrocha son regard à ses longs cheveux dorés et à
sa démarche sautillante. Il la trouva belle parce qu’elle représentait la vie.
7
Marie relisait la lettre de son père pour la centième fois. Oh, elle
n’était pas très longue. Mais la jeune fille espérait capter un détail,
quelque chose de plus à travers les mots ou l’écriture. Bien sûr, il avait
l’air content de la revoir, mais elle sentait une sorte de crainte. Elle aussi
avait peur. Peur de le décevoir ! Souvent, elle s’était dit qu’il n’avait plus
donné signe de vie parce qu’elle n’était pas la petite fille qu’il aurait aimé
avoir. Que de fois elle avait remué dans sa tête ce qu’elle aurait pu dire
ou faire qui ne lui aurait pas plu ! Mais un enfant a droit à tous les égards.
À tout l’amour du monde. Et elle était alors passée par une phase de
rancune, puis de haine face à cet homme qui avait disparu de sa vie,
comme ça, qui l’avait gommée à tout jamais ! Elle aurait préféré qu’il
soit mort. Là, au moins, elle aurait pu continuer à l’idéaliser.
Puis la vie lui avait appris à devenir indulgente et à ne pas juger sans
savoir. Face au silence de sa mère, elle avait décidé de mettre son père
entre parenthèses et d’attendre de le rencontrer pour savoir, enfin. Elle
allait l’écouter parler, ensuite elle aviserait. Et peut-être s’en irait-elle
pour toujours…
Bizarrement, plus le moment de la rencontre se rapprochait, moins
l’explication qu’il pourrait lui donner avait de l’importance. Marie
referma sa valise. Elvire l’attendait, avec ses chats vautrés sur les
coussins de la voiture.
Mais que voulait dire cette phrase au bas de la lettre de son père : « Tu
comprendras beaucoup de choses en me voyant… » ?
8
Babelutte était ravi de rentrer au bercail. Le vilain avec ses poils gras
sur le front ne l’inspirait guère. Il sentait tout de suite quand les gens
n’aimaient pas les chiens. Ils dégageaient quelque chose de particulier.
Comme lorsqu’on ouvre la porte du frigo.
Le lieutenant Bornéo pénétra avec lui dans le bureau de son maître.
Lui, il l’aimait bien. Pas comme tous ces gniards qui tiraient sur sa queue
quand ils venaient au bureau, ça, non ! Fallait toujours qu’ils l’embêtent
pendant sa sieste. De toute façon, quand il ne dormait pas, il appréciait
qu’on le laisse tranquille. Combien de fois avait-il entendu ces idiots
d’adultes le traiter de feignant ! Des cons qui ne connaissaient rien aux
bêtes. Lui, il méditait. Et il observait tout. C’était un actif du ciboulot.
Pas des pattes.
Ginette, la mère du commissaire, avait changé son coussin de place.
Pourquoi elle avait fait ça ? Babelutte en était tout désorienté. Il avait
horreur qu’on bouscule ses habitudes. Têtu, il se coucha à sa place
habituelle, à même le parquet pour bien montrer qu’il désapprouvait cette
initiative stupide. Mais personne ne fit attention à lui. Z’étaient tous trop
occupés à baver sur cette histoire de cadavre trouvé au cimetière. À ce
propos, d’ailleurs, il était furax. Pourquoi lui avait-on retiré l’os qu’il
avait découvert près de la niche à morts ? Certes, la viande autour était un
peu pourrie, mais c’était pas une raison ! Ce qu’on lui servait dans les
boîtes avait parfois la même odeur.
Voyant qu’on ne faisait toujours pas attention à lui, Babelutte lâcha un
pet monstrueux. D’habitude, ça marchait, tout le monde râlait, mais là,
que dalle ! L’affaire devait être drôlement préoccupante pour qu’on
l’ignore à ce point. Ah, vraiment, chien de flic, c’est pas une sinécure…
9
— Dites donc, mon petit, vous avez combien de paires de boucles
d’oreilles ? demanda le commissaire Léon en passant devant le bureau de
Nina Tchitchi, sa secrétaire.
Aujourd’hui, elle arborait fièrement des sortes de bulles transparentes
dans lesquelles évoluait deux minuscules poissons rouges.
— Vous aimez ?
— Euh… c’est spécial.
Léon disait toujours ça pour s’en sortir. En fait, il trouvait que Nina
avait en général des goûts épouvantables, et surtout très kitsch. Mais
quelque part, ça l’amusait. Cette fille avait une collection hallucinante de
boucles d’oreilles, toutes plus farfelues les unes que les autres.
— On jurerait que ce sont de vrais poissons, fit-il, histoire d’être gentil
avec elle parce qu’il avait une masse de courrier à lui faire taper !
— Mais ce sont des vrais ! assura-t-elle. On les appelle des « néons ».
— Euh… Et vous leur donnez à manger ?
— Évidemment. Tous les soirs, quand je retire mes boucles d’oreilles,
j’enlève le petit bouchon transparent au-dessus, et avec une pince à épiler
j’introduis un peu de nourriture.
— Quel travail ! À propos, j’ai du courrier pour vous…
— Pas trop, j’espère, parce que j’ai rendez-vous chez Marcello à midi.
— C’est qui, celui-là ?
— Ben, mon coiffeur, dit-elle en le toisant comme s’il était la dernière
des andouilles parce qu’il ne connaissait pas son Marcello !
— Ah bon… Pourtant, vos cheveux sont très bien comme ça.
— Je voudrais qu’il me fasse une choucroute.
— Ah, il fait aussi à manger ?
— Mais non ! soupira-t-elle devant cet ignare de la chevelure. Une
choucroute, c’est une sorte de chignon, un peu comme une pièce montée.
— Je vois…, dit le commissaire qui s’attendait au pire.
— Et je dois partir à quatre heures tapantes parce que j’ai rendez-vous
avec mon chirurgien pour choisir mes nouveaux seins. Tiens, qu’est-ce
que vous préférez comme modèle ? En forme de poire ou de
pamplemousse ?
— Personnellement, je pencherais pour les noix de coco.
Il poussa la porte de son bureau, laissant sa secrétaire dubitative. Sans
perdre plus de temps, il appela le médecin légiste pour savoir s’il avait du
neuf à propos du cadavre de la jeune femme. L’autopsie indiquait qu’on
lui avait injecté une forte dose de cyanure.
— Le cyanure dégage une odeur d’amande amère, expliqua le toubib.
L’analyse toxicologique a confirmé la présence de cette substance dans le
sang. Le cadavre présente l’aspect paradoxal d’une personne morte
d’anoxie, c’est à dire d’une diminution ou de la suppression d’oxygène
dans les tissus, avec un sang rouge vif totalement oxygéné. Un léger
traumatisme crânien montre que la victime a dû être assommée avant
qu’on lui refile cette saleté.
— À votre avis, sa mort remonte à quand ?
— À quatre jours tout au plus. Cette femme devait avoir environ vingt-
cinq ans. On peut affirmer aussi qu’il n’y a pas eu de rapport sexuel juste
avant sa mort.
— Il faut donc exclure le viol, dit le commissaire comme s’il
réfléchissait tout haut.
— Oui. Son bras a probablement été coupé avec une lame acérée, du
genre couteau à désosser. La coupure est très nette au niveau du coude,
juste entre les deux os. Du bon travail, ajouta le toubib qui, tant qu’à
faire, appréciait qu’on découpe proprement les cadavres.
— Vous avez déjà commencé les prélèvements dans l’estomac ?
— Oui. Elle a manifestement mangé de la soupe de poissons. Moi,
j’adore ça, surtout la rouille et les croûtons à l’ail ! Pas vous,
commissaire ?
Léon eut un haut-le-cœur. À force, le médecin légiste parlait des
cadavres avec une certaine désinvolture, ce qui avait toujours choqué le
commissaire au début de sa carrière dans la police. Puis il avait fini par
comprendre que pour le légiste, qui baignait toute la journée dans l’odeur
de putréfaction, cette attitude était l’unique façon de supporter ce terrible
métier. L’humour, lui avait confié le médecin, est la seule parade.
— On a aussi analysé la terre sous les ongles. Elle vient bien du
cimetière. On a également trouvé des débris de blanc qui sont toujours au
labo. Voilà, c’est tout ce que je peux dire pour le moment.
— Merci, toubib, vous avez fait vite.
— Si vous voulez venir la voir, je suis à votre disposition pour une
visite guidée dans nos frigos. Elle a de jolis nichons !
Le commissaire raccrocha. Décidément, il avait bien du mal à
plaisanter avec ces choses-là. Cette conversation l’avait rendu nerveux. Il
sortit une sorte de chandail de sa mallette et tricota quelques rangs pour
se détendre. Il ne vit pas le regard inquiet de Babelutte, qui se demandait
si cette serpillière verdâtre qu’il avait déjà dû essayer une fois ne lui était
pas destinée…
10
Mimi gérait la laverie en face du Colibri. Sans elle, les gens du quartier
auraient été crasseux comme des loqueteux. Elle avait sa tronche des
mauvais jours lorsqu’elle déboula au bistrot, les mains sur les hanches.
— Ous’ qu’elle est, Irma ?
— J’suis là, fit une grosse voix au bout du comptoir.
— Depuis quand la vieille Bertha a accouché ?
— De quoi tu causes ? demanda Irma.
— Je cause du linge de la vieille bouchère dont tu t’occupes et que t’as
fourré dans la machine n° 10, andouille !
— Oui, eh ben quoi ?
— Sur combien de degrés t’as mis ça ?
— Je ne sais plus, moi, s’énerva Irma qui avait d’autres préoccupations
que le linge de la vieille Bertha.
— T’as fait bouillir ses gilets, imbécile !
— Merde !
Irma se précipita à la laverie et revint quelques minutes plus tard avec
un panier rempli de lainages taille fillette. Devant son air catastrophé,
Jeannot la rassura :
— Ça prendra moins de place dans sa garde-robe !
— C’est à cause de ma fille, expliqua Irma. L’idée qu’elle arrive
demain, ça me prend la tête. Purée, la vieille va être furax !
— T’as qu’à les remettre à leur place sans rien dire, et le jour où elle
s’apercevra qu’ils ont rétréci, tu feras l’imbécile, conseilla Gégé.
— Ouais. Ça, elle sait bien faire, dit la poissonnière en sirotant un
demi.
— Ah, toi, m’énerve pas, hein ! s’écria Irma. C’est pas le moment. En
plus de ça, la vieille va pas être de bon poil aujourd’hui. Elle est allée sur
la tombe de son mari au Père-Lachaise, comme tous les premiers lundis
du mois. Et chaque fois qu’elle revient, elle est d’une humeur de cochon.
— Pourquoi ? demanda Gégé qui lisait L’Équipe. Elle l’aimait tant que
ça ?
— Justement non, expliqua Irma. Il lui a cassé les couilles, euh,
pardon, les pieds toute sa vie. Il lui a mis des cornes jusqu’au plafond.
Alors chaque fois qu’elle va sur sa tombe, c’est pour l’engueuler et lui
dire tout ce qu’elle a sur la patate. Elle prétend que ça la soulage.
— C’est une thérapie comme une autre, conclut Jeannot.
— Bonjour la compagnie !
Jeannot regarda autour de lui. Bizarre, il n’avait vu entrer personne. Il
fixa Gégé, et à voir son air hébété, il pensa qu’il avait pété les plombs et
se mettait à dire bonjour comme ça, sans raison.
— Une grenadine, s’il vous plaît.
Voilà qu’il entendait des voix, maintenant !
— Hé, Gégé, t’es devenu ventriloque ? s’inquiéta le patron.
Gégé fronça sa moustache, espérant le faire taire.
Soudain, Jeannot comprit lorsqu’il vit une petite tête se hisser au
niveau du comptoir et lui adresser un grand sourire. Le nain avait réussi à
se jucher sur un tabouret.
— Je me présente : Yves, surnommé « le Pin’s ».
— ’chanté, fit le patron.
— Hé, Irma ! chuchota Gégé.
— Quoi ?
— Tu devrais essayer de lui revendre les gilets de la vieille.
— Ah, c’est malin !
— Vous êtes ouvert tous les jours ? demanda le Pin’s.
— Eh oui, soupira Jeannot. On est des vieux de la vieille, nous.
— Alors je passerai demain avec ma valise. Je voulais d’abord faire
connaissance.
— Euh, c’est pas un hôtel, ici ! objecta le patron. On fait juste bistrot-
restaurant.
— Ne vous inquiétez pas, je ne viens pas dormir chez vous. Ma valise,
c’est une vraie caverne d’Ali Baba. Vous verrez, j’ai tout ce que vous
pouvez imaginer ! Ça va du guidon de vélo aux bigoudis musicaux. Vous
êtes marié ?
— Non, il vit en état de péché mortel, railla Gégé. Ça fait dix ans qu’il
est en concubinage avec Bibiche.
— Elle sera là demain, précisa Jeannot.
— Alors je reviendrai demain, dit le Pin’s qui avait vidé sa grenadine
d’une traite. Les femmes sont des connaisseuses.
Il paya, sauta du tabouret et s’en alla.
— Ouh, je sens que ta Bibiche va se faire arnaquer ! fit Gégé. Elle va
bouffer ta recette de la semaine. C’gars-là, c’est un rusé, ça se voit. Y te
vendrait des coquillettes en fourrure à coller sur ta télé !
— Te réjouis pas trop vite, mon gars, y réussira peut-être à appâter
Mimi aussi. Les gonzesses, ça résiste jamais aux babioles.
— Tu te trompes, Jeannot, Mimi, ça l’intéresse pas ces trucs-là. Par
contre, j’en connais une qui va craquer, c’est Rose, la poupée Barbie !
— Moi, y m’attrapera pas non plus, railla la poissonnière. Des
bigoudis musicaux ! Quelle connerie !
— C’est très utile, dit Irma. Moi, ça me plairait d’écouter Aznavour en
faisant ma permanente. Autant pas friser idiote !
— Ah, parce que tu te fais des permanentes, toi ? se moqua Gégé en
zieutant les cheveux plats d’Irma.
— Parfaitement, mon cher. D’ailleurs, je m’en vais de ce pas chez la
coiffeuse. Faut que je sois chic pour accueillir ma fille. Demain, vous ne
me reconnaîtrez plus ; Sharon Stone pourra aller se rhabiller !
Et elle sortit en claquant la porte avec sa pantoufle.
11
— Chef, y a une admiratrice qui souhaiterait vous voir, dit Pinchon.
Z’avez de la chance, elle est canon !
— J’ai du boulot, soupira le commissaire. Qu’est-ce qu’elle me veut ?
— Sais pas. Elle ne veut parler qu’à vous. Elle dit qu’elle vient sur les
recommandations d’une certaine Irma.
— Faites-la entrer.
Babelutte poussa un gros soupir. Décidément, pas moyen d’être
tranquille, ici !
Le canon fit son entrée. Une vieille bique dans le genre Carmen Cru.
Lui manquait que son vélo et son cageot avec ses économies dedans.
Babelutte trouva qu’elle sentait comme les chaussettes de Léon quand il
enlevait ses godasses, le soir.
— Bonjour, commissaire, dit-elle en s’asseyant. C’est ma femme de
ménage qui m’envoie. Elle a dit que vous étiez un de ses amis et qu’en
plus vous êtes de la Butte, alors j’ai confiance. Parce que moi, la police et
les bouchers, j’aime pas des masses.
— Ah bon… Mais pourquoi les bouchers ? Ils vous ont escroquée sur
le prix de la viande ?
— Non, c’est pasque mon crétin de mari était boucher, comprenez. Et
moi, j’ai trimé toute ma vie dans le gigot et la côtelette. Vous n’imaginez
pas, commissaire, ce que c’est que d’avoir vécu avec un abruti qui était
toujours plein de sang et qui, en prime, trempait sa chipolata dans tout ce
qui passait.
Reste zen, mon vieux Léon. Fallait encore bien que ça tombe sur moi.
Elle va quand même pas me raconter sa vie…
— C’est pour me parler bidoche que vous êtes venue me voir ?
— Non, mais de mon mari. Enfin, de ce qu’il en reste, pasque depuis
qu’il est mort, doit plus en rester que des abats pourris. Donc, je vais sur
sa tombe tous les lundis…
— C’est bien, ça ! Vous allez lui apporter des fleurs ?
— Non, je viens l’engueuler. N’avait qu’à pas se taper toutes les
gamines du quartier, ce salopard. Donc, j’arrangeais un peu sa tombe,
histoire de pas faire jaser la famille des fois qu’y diraient que je ne
l’entretiens pas. Soudain, j’ai vu une grosse racine qui sortait de la terre,
juste derrière. J’ai trouvé ça vilain. On aurait dit du boudin noir. Alors
j’ai tiré dessus… Et au bout, il y avait une main accrochée ! J’ai cru que
c’était celle de cet obsédé d’Hubert, commissaire ! Me suis dit que même
sous terre, il sortait encore sa sale paluche pour tripoter les filles qui
passaient ! Vous n’imaginez pas la frayeur ! Me suis pissée dessus…
— Elle est située où, la tombe de votre mari ?
— Au Père-Lachaise. Juste à côté de celle du peintre. Vous savez, celui
qui peignait des têtes de femmes longues comme des langues de bœuf.
Un nom en i…
— Modigliani ?
— Oui, c’est ça.
— Vous avez laissé la main au cimetière ?
— Non, je vous l’ai apportée, dit-elle en ouvrant son cabas en skaï
noir.
Et elle déposa la chose sur le bureau du commissaire. Une sorte
d’araignée en décomposition. Un instant, Léon crut voir bouger les
pattes. Les longs ongles allaient jouer des claquettes !
12
Voilà un quart d’heure que Marie tournait dans le quartier. Son amie
Elvire l’avait déposée sur la place des Abbesses et était repartie avec ses
chats qui avaient copieusement arrosé la banquette arrière. Elvire avait
préféré faire le trajet en deux étapes pour pouvoir folâtrer sur les petites
routes de campagne. Elle détestait les autoroutes.
De toute façon, Marie avait prévenu son père qu’elle n’arriverait qu’en
fin de matinée. Elle avait repéré l’immeuble, une ancienne bâtisse avec
une tête de lion sculptée dans la pierre, mais n’avait pas osé sonner tout
de suite. Elle n’avait emporté qu’une valise contenant le strict nécessaire,
car elle comptait garder la maison à Goult encore quelque temps, au cas
où.
Courage, ma vieille, y va pas te manger !
Marie sonna à la porte. Elle ne savait pas que, là-haut, son père guettait
son arrivée depuis sept heures du matin avec anxiété.
Irma s’était levée à cinq heures pour se pomponner. Elle n’avait
presque pas dormi, ayant passé une partie de la nuit couchée dans son lit
à ressasser cent fois tout ce qui pourrait arriver lorsque sa fille
découvrirait la vérité. Et puisqu’elle avait décidé, selon les conseils de
Jeannot, de ne pas masquer la réalité, autant que la femme qui allait
accueillir sa fille soit le plus chic possible. Elle s’était bouclé les
cheveux, avait sorti sa robe bleue des soirs de fête et mis un collier en
strass. Au coup de sonnette, elle faillit foncer dans la salle de bains et tout
enlever pour enfiler un pantalon et un pull. Elle avait fait ça pendant des
années, quand ses parents venaient la voir. Avec sa fille, elle ne voulait
pas tricher. Ni la perdre.
Marie entendit une voix dans l’interphone : « Troisième étage ». Elle
grimpa l’escalier et s’arrêta quelques instants au niveau de chaque palier
pour poser sa valise. Son cœur battait très fort. Mais pas aussi fort que
celui d’Irma.
Au troisième, elle frappa à la porte qui s’ouvrit aussitôt. Marie crut
d’abord avoir affaire à la femme de son père. Il ne lui avait pas parlé
d’elle. Peut-être par pudeur ? Drôle de dame, quand même…
— Bonjour ! Je suis Marie… Mon père n’est pas là ?
— Si, entrez.
Irma trouva sa fille plutôt mignonne. Pas la greluche nippée à la mode,
mais une nana de caractère qui avait l’air de savoir ce qu’elle voulait.
— ’seyez-vous. Vous voulez boire quelque chose ?
— Un jus d’orange, si vous avez.
Pendant qu’Irma était dans la cuisine, Marie observa les lieux. C’était
un appartement plutôt simple, sans chichis. Au vu de la femme en robe
du soir et collier clinquant, Marie se serait attendue à un décor chargé,
avec statuettes en biscuit et dorures à gogo. Elle se leva pour regarder les
photos posées sur le buffet. Se reconnut bébé dans les bras d’un homme,
probablement son père. C’était la première fois qu’elle voyait à quoi il
ressemblait. Plutôt costaud, les cheveux noirs, barbu, il avait l’air
heureux de tenir sa petite fille. Pourtant, Marie trouva qu’il avait quelque
chose de triste dans le regard.
Debout derrière elle, Irma l’observait en silence, tenant un plateau avec
deux verres remplis de jus d’orange. Elle avait une boule dans la gorge et
une envie folle de serrer à nouveau son « bébé » dans ses bras. Mais la
vie lui avait appris à ne jamais brûler les étapes.
— J’ai hâte de voir mon père, dit Marie en se retournant. Pourquoi
n’est-il pas là ?
— Il a peut-être peur, fit Irma.
— Pas autant que moi.
Irma s’assit et regarda sa fille avec douceur.
— Tu n’as aucune raison d’avoir peur, dit-elle, ton père t’aime. Il t’a
toujours aimée. Il ne s’est pas passé un seul jour sans qu’il pense à toi.
— Alors, pourquoi est-il parti ?
— Ce n’est pas lui qui est parti.
— Vous voulez dire que c’est ma mère qui l’a quitté ? s’étonna Marie,
qui avait toujours cru que son père les avait abandonnées.
— Elle avait ses raisons. Il ne faut pas la juger.
— Qu’a-t-il donc fait de si terrible pour que ma mère s’en aille avec
moi et devienne un mur de silence chaque fois que je lui posais des
questions ?
— Santé ! dit Irma en cognant son verre contre celui de sa fille.
Elle avait besoin de boire un peu pour faire passer cette boule dans sa
gorge. Une boule remplie de mots entourés de fils barbelés. Les avaler ou
les sortir lui donnaient le même goût de sang.
— Tu sais, dit-elle au bout d’un moment, avoir le courage ou la folie
d’être soi-même suffit parfois à tout détruire. Mais on ne peut bâtir sa vie
sur le pire de tous les mensonges : celui qu’on se fait à soi-même.
— Il n’était pas amoureux de ma mère, c’est ça ?
— Non, disons qu’il ne s’aimait pas et que pour être capable d’aimer
les autres il faut d’abord s’aimer soi-même.
— Oh, après tout, dit Marie, ça n’a plus beaucoup d’importance.
— Tu crois que tu pourrais l’aimer tel qu’il est ?
— Comment aimer quelqu’un autrement ? Au fait, vous le connaissez
depuis longtemps ?
Irma fixa intensément sa fille et répondit :
— Depuis toujours…
Marie sentit un frisson lui parcourir l’échine. Elle venait enfin de
comprendre. Quand elle vit les yeux de son père se remplir de larmes,
elle sut qu’elle l’aimait.
13
Malgré tous les examens pratiqués sur le cadavre de la première
victime, aucune identification n’avait été possible. Bornéo avait épluché
tous les fichiers, toutes les empreintes, rien. Et jusqu’à présent personne
n’avait signalé la disparition de la jeune fille.
Après la découverte macabre de Bertha, la vieille bouchère, la police
avait déterré un cadavre de femme dans un état de décomposition plus
avancé que celui de la première, mais présentant une caractéristique
commune : son avant-bras droit était sectionné au niveau du coude. Le
fait que les corps aient été enterrés à proximité immédiate de tombes de
peintres célèbres était-il également une pure coïncidence ou un indice
sciemment semé ?
Le commissaire Léon compara les photos des corps, prises au moment
de la découverte. Pas joli à voir…
Toc ! Toc !
Babelutte grogna. Encore un casse-couilles ! Pinchon passa sa tête
dans l’encoignure de la porte.
— Chef, le médecin légiste veut vous voir à l’Institut.
— Quoi ? Il ne peut pas me donner les éléments par téléphone ? Déjà
que c’est assez pénible comme ça quand je dois subir toutes ses
descriptions !
— Non, il dit qu’il faut que vous y alliez. Que c’est important.
— À mon avis, il se sent seul.
— Vous voulez que je vous accompagne ?
— C’est pas une mauvaise idée.
Le commissaire enfila son blouson et sortit, suivi de son chien dont les
oreilles balayaient la moquette. Quand il passa devant sa secrétaire, il eut
un choc. Nina Tchitchi venait d’arriver et arborait une coiffure digne des
personnages de Fellini ! Une sorte de pièce montée, du genre grappe de
raisin, avec des rubans colorés enlacés dans les mèches. Avec ça, elle
portait des boucles d’oreilles en forme de sphères, composées de
morceaux de bois assemblés.
— Vous aimez, commissaire ?
— Euh… C’est quoi ? demanda-t-il, vaguement intrigué par cet
assemblage hétéroclite.
— Ce sont des casse-tête. Regardez, expliqua-t-elle en détachant une
boucle, chaque lamelle de bois s’enlève, puis vous devez essayer de
recomposer la sphère.
— Très ingénieux, admit Pinchon.
— Ah oui ? Vous trouvez aussi ? minauda-t-elle.
— Sûr ! Vaut mieux faire ça que de se gratter l’nez !
Le commissaire crut que la choucroute de Nina Tchitchi allait
s’effondrer sur sa tête tant elle paraissait interloquée par la réflexion très
terre à terre de son collègue.
— Bon, on y va, Pinchon ! dit-il afin de couper court à ces égarements.
Une fois dans le couloir, le commissaire frappa sur l’épaule de son
collègue et dit :
— Z’êtes un grand romantique, vous, mon vieux !
— C’est comme ça que j’ai séduit ma femme.
— À propos, comment va-t-elle ? Toujours aussi jalouse ?
— Pire que ça, chef. Quand je rentre le soir, elle me renifle comme un
clébard pour voir si je n’ai pas approché une parfumée. Puis elle examine
mon manteau, et si jamais y a un poil dessus, elle hurle et me demande
avec quelle pétasse j’ai traîné. Elle croit qu’on s’amuse dans la police.
— Pas toujours, gémit le commissaire en s’asseyant dans la voiture.
Dites, à propos, Pinchon, ce fax, il est passé finalement ?
— Euh… Oui, enfin, je crois.
— Comment ça, vous croyez ? Vous savez que c’est un fax
hyperimportant et que le préfet l’attend !
— Oui, chef. Mais vous connaissez mon problème avec toutes ces
machines… À peine si je sais me servir du percolateur !
— C’est inouï, mon vieux. Faites un petit effort et tâchez de vous y
mettre ! On a passé l’ère du moulin à café.
— Je dois tenir ça de ma grand-mère. Quand mon père lui a fait
installer une salle de bains, elle a continué à se laver dans sa bassine… Et
chaque fois qu’on lui achetait des appareils modernes, genre mixer et
autres gadgets, elle les stockait dans son grenier.
— Enfin, même si vous continuez à moudre votre café dans un bol
avec une pierre, je m’en fous du moment que vous vous débrouillez pour
envoyer mes fax.
— J’ai demandé à Nina Tchitchi si elle voulait bien le faire pour moi.
Elle m’a répondu que c’était d’accord pour celui du préfet, mais que pour
les autres je devais d’abord l’inviter à dîner.
— Si c’est pour faire avancer le travail, faut pas hésiter. Le devoir
avant tout, Pinchon !
— Qu’est-ce que je vais dire à ma femme ?
— Bah, les petits mensonges servent à protéger votre jardin secret.
— J’aime pas mentir.
— On ne ment qu’aux gens qui ne sont pas capables de comprendre,
affirma Léon.
— Oui, vous avez raison. Mais si elle apprenait que j’ai dîné avec une
gonzesse du bureau, elle serait capable de m’arracher les yeux.
— Dites que vous venez à la maison.
— Vous feriez ça pour moi, chef ?
— Non, pour contribuer au progrès de la police.
Le commissaire Léon gara sa voiture le long du quai de la Rapée, face
à l’Institut médico-légal. Chaque fois qu’il se trouvait devant ce vieux
vaisseau de briques, le commissaire avait des frissons. Coincé entre le
métro aérien et l’entrée de l’autoroute de l’Est, ce sombre édifice
paraissait encore plus sinistre et lugubre. L’énorme double porte faisait
penser à celle d’une maison d’arrêt. Le seul content d’être là, c’était
Babelutte ! Il aimait beaucoup cet endroit, qui sentait comme la poubelle
du charcutier du coin. Pinchon, lui, traînait les pieds. Il regrettait d’avoir
proposé à son chef de l’accompagner, mais il voulait compenser ses
allergies au modernisme en se montrant dévoué.
Le commissaire Léon appuya sur la sonnette au-dessus de laquelle était
inscrit « I.M.L ». Un grincement. Un visage gras apparut derrière la
lucarne grillagée. Dernier confessionnal.
Passé la loge du concierge collé devant son écran de télé, le
commissaire et son collègue traversèrent la cour avant de gravir l’escalier
menant aux salles de dissection. Une puanteur atroce les prit aux tripes.
Le commissaire avait oublié d’emporter un mouchoir parfumé avec lui.
Heureusement, ni l’un ni l’autre n’avaient mangé.
— Quand on a senti l’odeur de la mort, dit Léon, elle ne vous quitte
jamais. Pour la faire fuir, y a que le lait pour peaux de bébés. C’est la
seule chose qui marche, Pinchon. Même un parfum de femme, le plus
capiteux soit-il, ne parvient pas à effacer ça.
14
— Papa, est-ce que tu peux me prêter ton collier en strass ? Je sors ce
soir.
— Bien sûr, ma chérie.
Irma était ravie de cette complicité « entre nanas ». Et Marie avait
l’impression d’avoir trouvé à la fois un père et une mère. Depuis son
arrivée à Paris, la jeune fille s’était inscrite à l’École du Louvre dans la
section « peinture ». Elle vivait avec son père, qui lui avait donné sa
chambre et dormait sur un canapé-lit dans le salon. Ça ne le dérangeait
pas, bien au contraire. Il avait insisté pour que sa fille reste avec lui. « On
a été séparés pendant tant d’années, lui avait-il dit, maintenant il faut
rattraper le temps perdu. »
En dehors de ses cours, Marie travaillait dans une librairie du quartier
trois soirs par semaine pour se faire un peu d’argent de poche. Elle
adorait les livres et les clients l’aimaient beaucoup : toujours souriante,
elle avait un mot gentil pour chacun.
— Tu ne sors pas seule, j’espère ? s’inquiéta son père.
— Mais non, Carine m’accompagne. On va à La Cigale écouter
Philippe Servain. Tu sais, c’est l’accordéoniste de Philippe Léotard. Un
type génial !
— Oh, moi, côté musique, je ne connais que Gavroche, le type qui
joue de l’accordéon et chante au vieux Belleville. Et Florence, qui
certains soirs apporte un air de guinguette au Colibri. Ils sont super eux
aussi. Dis donc, c’est qui encore cette Carine ?
— Une fille de l’École du Louvre, elle est dans la même section que la
mienne mais en dernière année. Elle a un talent fou. On est devenues
amies. Je te la présenterai. Papa, tu serais pas un peu mère poule, par
hasard ?
Irma sourit. Depuis qu’elle avait retrouvé sa fille, elle était devenue
très protectrice. Elle avait peur de la perdre à nouveau.
— Paris, comme toutes les grandes villes, est pleine de pièges, mon
petit. Tu ne peux pas te balader ici comme dans ta campagne !
— Papa, j’allais à l’école à Avignon ! C’est pas vraiment un bled !
— Si tu veux du parfum, une robe moulante, un boléro en fourrure ou
des bas résille, ne te gêne pas, ma chérie. Y a tout ça dans ma garde-robe.
— Tu portes des trucs comme ça ? s’étonna Marie.
— Oh, il y a longtemps ! C’est quand j’imitais Dalida chez Michou.
Ah, quelle époque ! J’étais encore mince et sexy… On m’appelait «
Madame Édouard ».
— J’aimerais bien que tu chantes un soir pour moi, habillée comme
autrefois.
— Tu plaisantes ?
— Pas du tout, papa. Dis, à propos, demanda-t-elle en enfilant sa veste,
la mobylette qui est dans la cour, en bas, c’est à qui ?
— À moi, mais je ne m’en sers plus. Si tu veux, tu peux la prendre.
— Peut-être pas aujourd’hui, mais à l’occasion je veux bien ! Merci !
Marie embrassa son père et quitta l’appartement après avoir promis de
ne pas rentrer trop tard. Irma décida d’aller boire un verre au Colibri. En
tablier à fleurs et en charentaises…
Quand elle sortait avec sa fille, elle s’habillait chic, portait ses
escarpins vernis – qui lui faisaient horriblement mal aux pieds vu qu’en
semaine elle ne portait que des pantoufles – et une jolie robe avec des
bijoux. Elles étaient allées quelques fois au Studio 28, rue Tholozé, le
seul cinéma de quartier de Montmartre, décoré par Cocteau. La dernière
fois, elles avaient vu Drôle de drame de Marcel Carné. Irma était une fan
de Louis Jouvet.
Aujourd’hui, c’était Bibiche, la femme de Jeannot, qui était derrière le
comptoir. Le patron se reposait. Sur le coin du bar, à sa place habituelle,
Rose, la poupée Barbie. Gégé regardait les résultats sportifs à la télé.
— Un ballon de rouge ! demanda Irma.
— Alors, comment ça va avec ta gamine ? s’enquit Bibiche.
— C’est l’pied ! Marie est un ange.
— Quand est-ce que tu nous la présentes ?
— On n’est pas assez bien pour elle ! grogna Gégé.
— Pas du tout, fit Irma. Mais je vous connais, vous n’allez pas me
rater !
— Meuh non, meuh non, dit Gégé en souriant sous sa moustache.
— Elle m’a emprunté un collier pour sortir ce soir ! annonça fièrement
Irma.
Gégé se fendit la poire.
— Ah ! ah ! J’imagine la scène : « Papa, passe-moi ton porte-
jarretelles pour aller voir mon fiancé ! »
— Ça, c’est sûr qu’elle va pas lui emprunter ses pantoufles ! lâcha
Rose.
Irma avait décidé que la meilleure stratégie aux attaques était le
silence. Mais c’était dur ! Elle but un coup de rouge pour garder son
calme. Ça, c’était son yoga à elle.
Mimi fit irruption dans le café. Elle venait de fermer la laverie. Et
comme chaque fois que sa journée était finie, elle rejoignit son Gégé dans
la « succursale » d’en face. Elle avait l’air grognon.
— Y a encore des cons qui ont détraqué l’essoreuse, dit-elle. Quand
elle sera réparée, je mettrai un panneau « en panne » dessus et ils la
bousilleront plus, ces corniauds.
— T’énerve pas, Mimi, dit Bibiche. C’est mauvais pour tes artères.
Allez, j’te sers un panaché.
— Ouais. Tiens, à propos, Irma, qu’est-ce qu’elle a dit la vieille Bertha
quand elle a récupéré ses gilets Petit Bateau ?
— Rien. Elle les a pas encore vus. Je les ai rangés dans sa garde-robe.
Toute façon, le jour où elle s’en apercevra, je dirai que ce sont tes
machines qui sont détraquées…
— Quoi ??? s’étrangla Mimi. Si tu fais ça, je dépose plainte chez le
commissaire Léon pour calomnies mensongères !
— Tu vois pas qu’elle te charrie ? dit Gégé. Tu marches au quart de
tour, toi !
— La vieille Bertha risque pas de s’en apercevoir avant longtemps, la
rassura Irma. Elle a d’autres préoccupations en ce moment, elle vient de
trouver un cadavre derrière la tombe de son mari !
— Ça me paraît normal de trouver des cadavres dans les cimetières, dit
Rose.
— Oui, mais on n’enterre pas les gens comme ça dans la terre sans les
mettre dans un cercueil et sans même inscrire leur nom au-dessus, objecta
Irma.
— Comment elle a trouvé ça ?
— En tirant sur une racine. Y avait une main au bout.
— Sont polis les morts, rigola Gégé, maintenant y te serrent la pince
quand tu vas leur rendre visite !
— Et après, qu’est-ce qu’elle a fait la vieille rosse ? demanda Bibiche
qui n’avait jamais aimé la bouchère.
— J’lui ai conseillé d’aller voir Monsieur Léon de ma part.
— Et elle y est allée ?
— Oui. Elle l’a trouvé plutôt beau gars malgré qu’il est flic, qu’elle
m’a dit. Par contre, elle a pas du tout aimé son chien. Elle trouve qu’il est
vilain.
— Ça, elle n’a pas tort ! approuva Rose. C’est un bâtard.
— Moi, je crois que c’est la bouchère qui a tué la femme et qui l’a
enterrée derrière la tombe de son mari, affirma Bibiche.
— Pourquoi elle aurait fait ça ?
— Par jalousie, tiens. Elle a jamais supporté les jeunes donzelles. Tu te
souviens quand ils avaient encore la boucherie, elle servait toujours des
morceaux de viande pleins de nerfs à la fille de ma sœur quand elle
venait en vacances. Tout ça parce qu’elle était mignonne. Quelle garce,
cette Bertha !
— Moi, si je tuais quelqu’un, assura Rose, je n’irais certainement pas
voir la police !
— Y en a qui font ça par stratégie, pour détourner les soupçons,
expliqua Bibiche.
— Ça fait le deuxième cadavre avec celui du cimetière Saint-Vincent,
dit Gégé qui l’avait entendu à Radio Montmartre.
— Je t’en ressers un ? demanda Bibiche à Irma, voyant que son verre
était vide.
Irma ne répondit pas. Elle était plongée dans ses pensées. Se souvenait
du jour où elle avait voulu descendre dans la cave de la vieille Bertha une
petite table qui encombrait la bouchère mais dont elle ne voulait pas se
débarrasser car c’était un souvenir de famille. La vieille était devenue
cramoisie quand Irma avait insisté en croyant qu’elle était simplement
soucieuse de lui épargner les escaliers, et lui avait dit en criant qu’il était
hors de question qu’elle mette les pieds dans la cave. Une fois calmée,
elle s’était excusée. Avait expliqué que cette cave était dangereuse à
cause des marches glissantes et des rats qui avaient envahi les lieux.
Qu’elle-même n’y allait jamais. Sur le moment, Irma avait été surprise
d’une telle réaction. Puis elle avait mis ça sur le compte de la vieillesse. «
À cet âge-là, on disjoncte parfois », avait-elle pensé. Au fait, où était
passée la fameuse petite table ? Maintenant qu’elle y songeait, ça faisait
un bout de temps qu’elle avait disparu ! La vieille Bertha ne voulait pas
la donner, et elle prétendait qu’elle ne descendait jamais à la cave…
Alors ?
Irma décida d’aller faire un tour par là. C’est pas une armée de rats qui
allaient lui flanquer la trouille ! Elle en avait vu d’autres et trouvait les
humains bien plus dangereux que les animaux.
15
Le commissaire Léon vit son collègue Pinchon devenir de plus en plus
livide lorsqu’ils traversèrent l’interminable couloir où étaient alignés des
cadavres nus, protégés pas des couvertures de plastique transparent. Lui-
même devait virer à la couleur « fromage blanc ». Seul Babelutte
paraissait guilleret et remuait la queue chaque fois qu’il passait à côté
d’un morceau de viande emballé sous vide. Se demandant pourquoi y en
avait pas des aussi gros au supermarché.
Pinchon s’arrêta un moment, comme pris de nausées.
— Ça va, mon vieux ? demanda le commissaire.
— Ça va aller…
— Vous ne préférez pas retourner m’attendre dans la voiture ?
— Non, faut que j’y arrive.
— C’est la première fois que vous venez ici ?
— Oui.
— Vous verrez, on s’y fait, mentit le commissaire.
Non, il ne s’était jamais habitué à ces amas de chairs inertes et bleuies,
étalées sur des chariots en ferraille. Léon détourna la tête en passant
devant le corps d’une fillette. Rien ne lui paraissait plus injuste que la
mort d’un enfant. C’était aussi pour ça qu’il avait choisi de faire ce
métier. Pour empêcher les fous de faire du mal aux petits.
Il croyait en la justice, pas dans les hommes qui la gouvernaient. Il
savait que les riches avaient plus de chances de s’en sortir que les
pauvres et qu’il n’y avait aucune logique. Il avait vu des gens condamnés
à des années de prison pour vol sans coups ni blessures, et d’autres à
quelques mois seulement pour viols ! Pourtant, Léon continuait à espérer,
trouvait que l’espoir était une valeur à protéger par-dessus tout.
Deux cadavres attendaient leur tour à côté de la salle de dissection.
Léon pensa que ça manquait de posters aux murs et de plantes, comme
dans la salle d’attente de son dentiste.
Ils croisèrent un assistant dont la blouse blanche était constellée
d’éclaboussures de sang. Le gars poussait le chariot d’un « disséqué »
auquel il manquait la tête avec une totale indifférence, comme s’il s’était
agi d’un Caddie rempli de provisions.
— Jour, commissaire ! lança-t-il joyeusement. Content de vous voir !
Je commençais à me faire du mauvais sang pour vous !
— Il en lâche souvent, des plaisanteries de ce genre ? demanda
Pinchon lorsque l’assistant se fut éloigné.
— C’est leur façon de tenir le coup dans cette boucherie, répondit
Léon. Faut pas leur en vouloir. Z’allez voir, mon vieux, le toubib est pire
encore ! Accrochez-vous !
— On est bientôt arrivés ?
— Oui. Estimez-vous heureux, aujourd’hui ça ne bouchonne pas ! Si
par malheur on vient le lundi, il faut slalomer entre les civières pour
avancer. Les accidents de la route du week-end. Après ça, on n’a plus
envie de remonter dans sa bagnole… Tenez, on y est !
Un bruit épouvantable provenait de la salle d’autopsie.
Par la porte ouverte, on apercevait le médecin légiste occupé à scier la
calotte crânienne d’un vieillard.
— Merde ! jura le légiste, j’ai pété ma scie !
Le commissaire profita de cet instant d’accalmie pour entrer.
— Bonjour, toubib !
— Ah, salut, commissaire. Il avait la tête dure, le p’tit vieux ! Vous
vous y connaissez en bricolage ?
— Pas vraiment.
— On n’a qu’une seule scie électrique pour cinq salles de dissection,
se plaignit le toubib.
— La police se cotisera pour vous en acheter une à Noël ! Je suis venu
avec Pinchon, mon collègue.
— ’Chanté. Vous voulez boire quelque chose ?
— Non merci, dit Pinchon.
— Whisky, vodka, bloody mary ? plaisanta le toubib.
— Euh…
— On a même des cacahuètes aujourd’hui, précisa-t-il en montrant un
petit sachet transparent contenant des morceaux d’arachides. C’était dans
l’estomac du vieux. Hier, j’aurais pu vous proposer des olives…
Pinchon eut envie de vomir lorsqu’il aperçut sur le côté une table
couverte de bocaux renfermant les organes prélevés des corps pour des
analyses.
— Je réparerai ma scie tout à l’heure, dit le toubib. On va s’occuper de
notre princesse. Attendez-moi une seconde, je vais la chercher.
Il ôta ses gants en caoutchouc et disparut dans le couloir. Il revint
quelques minutes plus tard avec une femme nue sur une civière. Elle
avait une vingtaine d’années, des cheveux châtains et le bras droit
sectionné au niveau du coude, comme la première victime. Mais, en
prime, une méchante déchirure sur le sein. N’avait plus rien d’une
princesse !
Le commissaire Léon ouvrit son carnet pour noter tout ce que le légiste
allait lui révéler.
Ce dernier enfila une autre paire de gants et jeta la précédente dans une
grande poubelle qui dégageait une puanteur insoutenable.
— Bon, on y va ! fit le toubib. Attachez vos ceintures !
À l’aide d’une fine lame, il lacéra les jambes de la fille.
— Trois hématomes sur la cuisse droite et un sur la gauche.
Puis il saisit un gros couteau et ouvrit la cage thoracique. Un
craquement épouvantable résonna dans toute la pièce. C’en était trop
pour Pinchon, qui dut sortir précipitamment.
S’accrochant à son crayon, le commissaire Léon continua à noter
pendant que Babelutte attendait sous la civière, comme s’il était sous la
table de la cuisine…
Le commissaire avait tracé un croquis sommaire du corps de la fille.
Le légiste commença à extraire le cœur et le posa sur une balance.
— Cette fois, la mort est due à un coup de couteau porté en pleine
poitrine.
Il extirpa ensuite les poumons, les posa également sur la balance puis
remit le tout à sa place.
— Je me suis occupé du cerveau hier, dit-il en décollant la calotte à la
manière d’un œuf à la coque ; rien à signaler de ce côté. Quant à ce
qu’elle a ingurgité avant de mourir, on va voir ça tout de suite.
Il prit l’estomac et l’ouvrit d’un coup de lame.
— Mmm… Des spaghettis bolonaise ! Mon plat préféré ! Ah, tout le
charme de l’Italie, la saveur ensoleillée du chianti, Venise l’envoûtante,
comme une femme aux dessous troublants…
Emporté par sa passion pour la péninsule, le toubib se mit à chanter
Volare, cantare !
Le commissaire, qui adorait aller à la Rughetta, le resto italien de son
quartier, se dit que plus jamais il ne pourrait avaler des spaghettis sans
penser à cette scène. Heureusement, on y servait aussi des pizzas ! Quant
à Babelutte, voyant qu’il n’y avait pas d’espoir qu’une miette tombe de la
table à roulettes, il s’en alla plus loin en poussant un soupir de charrette à
bras.
— La fille a dû se débattre, précisa le toubib. Bon, allez ma cocotte, je
t’ai assez tripotée pour aujourd’hui, fit-il en lui remettant l’estomac en
place. En voiture, Simone, zou !
Et il rangea la civière dans le couloir.
— Hé, fit-il en revenant, c’est pas tout le monde qui a la chance
d’ouvrir le cœur d’une gonzesse pour voir ce qu’il y a à l’intérieur, hein,
commissaire ?
— Quand est-ce que le labo me livrera le résultat des analyses ?
— Je leur ai demandé de faire vite, mais ils sont débordés. Comme
pour l’autre cadavre, j’ai également prélevé ce qu’il y avait sous les
ongles.
Pendant ce temps, profitant du fait qu’on ne le regardait pas, Babelutte
avait réussi à fourrer son nez dans la poubelle et y avait trouvé un trésor.
Tranquillement installé dans un coin, il dégustait un morceau de foie.
Décidément, c’était autrement meilleur que ses boîtes de Canigou !
16
— J’ai une passion pour Lautrec. C’était quelqu’un d’authentique,
expliqua Carine à son amie Marie. Il ne s’est jamais laissé enfermer dans
un style commercial. Il a continué à chercher au fond de lui ce qu’il avait
d’unique. Je crois que le secret est de rester en accord avec soi-même.
Mais le jour où on ne ressent plus cette passion de peindre, cette
jubilation ou cette brûlure, c’est qu’on est sur le mauvais chemin. Alors
vaut mieux s’arrêter. Prendre du recul.
Marie aurait écouté son amie pendant des heures. Carine avait une
façon de peindre bien à elle et ses réflexions traduisaient un cheminement
intérieur sincère et profond. Marie, elle, peignait de manière instinctive,
sans trop essayer d’analyser. Mais les mots de Carine faisaient écho en
elle.
— Ce qui m’effraie, dit Marie, c’est l’idée que je puisse me laisser
influencer par d’autres peintres que j’admire.
— Matisse prétendait n’avoir jamais évité l’influence des autres. Il
disait que la personnalité de l’artiste s’affirme par les luttes qu’elle a à
subir contre d’autres personnalités.
— Souvent, les gens veulent des choses gaies.
— Là aussi, c’est un piège. L’art est le reflet de tes émotions, et si tu es
triste, exprime-le ! Si tu es joyeuse aussi. Mais ne te soucie que de ta
propre résonance intérieure. Ce qui est juste finit toujours par toucher le
cœur de quelques-uns. Et ça suffit. Tu viendras à mon expo ?
— Quoi ? Tu exposes ? Tu ne me l’avais pas dit ! s’exclama Marie.
— Je le sais depuis ce matin !
— Mais c’est génial !
— Oui… J’ai très peur.
— Je suis certaine que ce sera super !
— J’aurai l’impression de me mettre toute nue devant les gens en
montrant mes toiles, avoua Carine.
— Moi, ce serait plutôt l’avis de mes amis qui me ferait le plus peur.
— Ils peuvent ne pas aimer ce que tu peins mais t’aimer toi !
— Ben ça, tu vois, je n’en suis pas certaine. Ce que je peins, c’est ce
que j’ai à l’intérieur de moi, et s’ils n’aiment pas ça, ils n’aiment que
mon reflet.
— Tu as peut-être raison.
— Et où exposes-tu ?
— À la galerie Art Vocation Mobile, rue Caulaincourt à Montmartre.
Le vernissage a lieu dans trois semaines. Tu amèneras ton père, comme
ça, on fera connaissance !
Marie sourit. Elle avait raconté à son amie qu’elle venait de retrouver
son père après des années de séparation. Mais elle ne lui avait pas encore
dit qu’il s’appelait Irma !
17
La vieille Bertha venait de grimper dans l’autobus pour aller à Saint-
Ouen rendre visite à sa sœur qui habitait dans un HLM, près du pont de
l’autoroute. Elles se voyaient une fois par mois. Bertha achetait un cake à
l’épicerie du coin, enlevait l’emballage et l’enveloppait dans un torchon
propre pour faire croire qu’elle l’avait confectionné elle-même.
Irma attendit que le bus ait démarré pour quitter le bistrot où elle
s’était planquée et elle fonça chez la vieille bouchère. Elle disposait de
l’après-midi pour explorer la cave. Elle fouilla dans tous les tiroirs de la
commode de la chambre à coucher et finit par trouver la clef sous les
robes de chambre en pilou. « Pas étonnant que son mari regardait ailleurs,
pensa-t-elle, imaginant la vieille bique dans ces horreurs à fleurs. Ça te
donne pas envie de cueillir des pâquerettes ! »
Bertha et son mari avaient acheté leur petite maison pour une bouchée
de pain à l’époque. Elle était sombre et triste, mais elle avait l’immense
avantage de ne pas avoir de vis-à-vis. L’entrée de la cave donnait sur
l’arrière-cour. Irma la traversa, ouvrit la porte, la referma à clef derrière
elle et chercha l’interrupteur, qu’elle ne trouva pas. Heureusement, elle
avait emporté une torche. Elle descendit les escaliers, constata que ceux-
ci n’avaient rien de glissant ! En revanche, elle dut se baisser pour éviter
les toiles d’araignées qui pendouillaient. Drôle de cave ! Un long boyau
menait à une deuxième porte. « Zut, grogna Irma, il faut peut-être une
autre clef. » Mais la porte n’avait pas de serrure.
Irma faillit tomber à la renverse en découvrant le spectacle qui s’offrait
à elle… Des mannequins grotesques habillés en femmes, avec des
boutons cousus à la place des yeux et des lèvres rouges dessinées au
marqueur, pendaient à des crochets de bouchers. Certaines de ces
créatures en chiffon avaient un couteau planté dans la poitrine, d’autres
des ciseaux enfoncés dans la bouche ! Ainsi, la vieille peau de vache se
défoulait dans sa cave ! Et si elle ne se contentait pas seulement de tuer «
pour rire » ?
Irma entendit un curieux bruit provenant du couloir… Elle éteignit sa
lampe de poche.
18
À midi, Bornéo n’allait jamais prendre ses repas à la cantine habituelle
des flics. Pas seulement parce qu’il avait besoin de déconnecter, mais
parce qu’il voulait être tranquille pour faire son « travail ». Et si jamais
quiconque découvrait ce qu’il trafiquait pendant ses heures de pause, il
serait la risée de la PJ ! Mais c’est qu’il avait beaucoup de bouches à
nourrir, lui ! Et c’est pas avec son salaire de lieutenant qu’il arrivait à
nouer les deux bouts. Sa femme, Carmen, devait s’occuper des mômes et
il était exclu qu’elle envisage de travailler, du moins pas avant
longtemps, vu que le petit dernier était en préparation…
Il relut pour la énième fois la dernière ligne du premier chapitre de son
nouveau roman rose intitulé Épouse-moi pour la vie, Eugénie, une
sirupeuse histoire d’amour, tout en plumes d’autruche et falbalas, entre
une jeune comtesse née dans un château digne d’EuroDisney et un
pauvre bougre sans emploi. C’était Plan-Plan à Buckingham, Roméo
SDF et Juliette le cul dans le beurre ! Pathétique !
« Ne me laisse pas, Eugénie chérie ! Je t’offrirai des colliers en pierre
de lune et des chaussons à pompons étoilés. »
Depuis trois ans qu’il écrivait ce genre de sucreries, Bornéo
commençait à attraper des caries. Les trous étaient de plus en plus grands.
Il avait bien pensé écrire des polars, mais ça le replongeait trop dans son
métier. Et il avait surtout envie de s’évader de temps en temps ! Le porno,
c’était pas son truc. Il préférait l’amour-télé sous la couette aux
gymnastiques périlleuses en costume de Zorro.
Il revint à ses « pompons étoilés ». Pas moyen d’aller plus loin ! Il ne
pouvait sortir de sa tête l’image de cette jeune fille au bras coupé. C’est
lui qui était allé au cimetière du Père-Lachaise avec une équipe pour
déterrer le cadavre. La vision atroce de ce corps décomposé s’était
imprimée à jamais dans sa mémoire. Pourtant, il en avait vu d’autres !
Mais cette jeune femme avait quelque chose de pathétique. Comme si ce
qui restait de son visage tentait d’exprimer un terrifiant secret. Il
n’oublierait jamais son regard vitreux, sa bouche entrouverte remplie de
terre qui avait recouvert ses derniers cris.
Il décida de rentrer au bureau pour regarder encore les clichés pris au
cimetière. Il lui semblait que quelque chose lui avait échappé, mais quoi ?
19
Cachée derrière une armoire, Irma attendit. Les pas se rapprochaient…
Elle n’avait jamais aimé les caves. C’est là que son père l’enfermait
quand il était petit et qu’il avait fait une bêtise.
Et si la vieille bouchère avait fait semblant de prendre le bus et qu’elle
soit descendue à l’arrêt suivant ? Soupçonnait-elle quelque chose ? Irma
sentit la sueur couler sous ses aisselles. Instinctivement, elle tâtonna pour
trouver un objet ou une barre afin de se protéger. Elle distingua une
ombre à l’entrée de la porte. Celle d’un enfant !
Clic ! Une ampoule s’alluma au milieu de ce capharnaüm. Elle
reconnut le nain qu’elle avait vu au Colibri ! Qu’est-ce qu’il fabriquait là,
ce Pin’s ? Il traînait un grand sac qu’il laissa dans un coin. Puis il éteignit
la lumière et s’en alla.
Irma poussa un gros soupir. Bizarre, ça, il n’avait pas jeté le moindre
coup d’œil aux mannequins !
Dès qu’elle entendit la porte du haut se refermer, elle quitta sa tanière
et ralluma sa torche. Elle fonça en direction du gros sac et l’ouvrit. Il
contenait des livres. Irma les feuilleta. Tous parlaient de sorcellerie…
20
Bornéo laissa la moitié de son sandwich, paya au comptoir et s’en alla.
Il vit Nina Tchitchi traverser le quai des Orfèvres et se diriger vers « la
Tour », surnom que l’on donnait aux locaux de la PJ. Elle portait un
tailleur rose et des talons qui lui donnaient une démarche de canard.
Bornéo fit exprès de ralentir le pas. N’avait pas envie de parler à un
bubble-gum. Mais un énervé du klaxon se défoula pour faire avancer les
autres plus vite, et Nina se retourna. Lorsqu’elle l’aperçut, elle lui fit un
sourire jusqu’aux oreilles et l’attendit. Bornéo la salua poliment, comme
d’habitude. Cette exaltée lui flanquait les boules ! Il y avait déjà assez
d’agitation chez lui avec ses mouflets.
— Ça va, lieutenant ?
— Fatigué, dit-il, espérant ainsi clore le débat.
— Vous devriez prendre des vitamines C ! Et aussi vous détendre.
— Mmm… Pas le temps.
— À la pause de midi, par exemple, vous pourriez venir chez moi. Je
n’habite pas loin. Je pourrais vous faire un petit massage !
Voyant l’air surpris du lieutenant, elle ajouta en roulant des hanches :
— Oh, en tout bien, tout honneur !
— Je n’aime pas les massages, grogna Bornéo.
— Ah bon ? Vous êtes bien le premier ! Enfin, soupira-t-elle, déçue.
Écoutez, j’ai une autre idée.
Il avait envie de lui dire : « Fermez-la ! », mais il resta poli.
— Rien de tel qu’une belle histoire d’amour pour vous relaxer ! En ce
moment, je lis un bouquin super ! Je suis presque à la fin. Dès que je
l’aurai terminé, je vous le prêterai. Ça se passe dans le désert. Josiane
rencontre Marcel, un touriste qui s’est perdu à dos de chameau. Tout les
sépare. Josiane a vingt-six ans et Marcel soixante-quatre. Elle est avocate
et il est pompiste à Maubeuge. Tenez, regardez ! dit-elle en sortant le
livre de son sac en bonbonnière.
Depuis qu’elle avait commencé à lui raconter l’histoire, Bornéo avait
senti ses joues devenir toutes rouges. C’était la première fois que
quelqu’un lui parlait d’un de ses livres !
— Cette Angélica des Aubrays doit être une femme formidable ! dit
Nina. Sûr qu’elle fait tomber les hommes comme des mouches ! J’ai tout
lu d’elle ! Mais le meilleur, c’est Prends-moi ou je meurs. Je vous le
prêterai.
— Je ne lis pas ce genre de conneries, lâcha Bornéo.
— Ah, c’est bien les hommes, tiens ! Dès qu’on leur parle d’amour, ça
leur fiche les jetons. Ils ne s’intéressent qu’à ce qui leur tape dans l’œil
du premier coup. Pas à ce qu’il y a autour ! En revanche, les bouquins de
cul, ça, tant que tu veux mon poilu !
— Je n’aime pas les histoires de cul non plus.
— Vous vous intéressez à quoi alors, lieutenant ? Au foot ?
— Non. Aux cercopithèques.
— C’est quoi, ça ?
— Ce sont des singes à longue queue qui vivent en Afrique.
— Ah ouais ! fit-elle d’un air entendu.
Ouf ! Ils étaient arrivés ! Bornéo la planta sur le seuil et fonça dans le
bureau du commissaire. Babelutte le reconnut et aboya. Ce drôle de clebs
ne gueulait que quand les gens lui étaient familiers. Mais si un inconnu
entrait, il ne bronchait pas. Sacré chien de garde ! Il avait dû louper une
case à la naissance.
Les mains sous le menton, le commissaire Léon fixait le curé assis en
face de lui. On le connaissait bien dans la maison ! Au moins une fois par
mois, le vieux curé se faisait choper dans les grandes surfaces en train de
piquer des attaches trombones ! C’était son truc à lui. Un jour, suite à la
plainte déposée par un directeur de magasin qui avait vu son stock
diminuer à vue d’œil, la police avait fait une perquisition au presbytère.
C’est ainsi que Léon avait découvert un jésus grandeur nature
entièrement fabriqué avec des attaches trombones !
Bornéo espérait que le commissaire n’allait pas encore l’alpaguer pour
arracher des aveux au curé et jouer au grand méchant loup. Léon profitait
de l’imposante carrure de son collègue pour intimider les lascars à la
langue de bois. Comme il l’avait fait la dernière fois avec le zinzin du
cimetière Saint-Vincent. Pourtant, y avait pas plus doux que Bornéo !
N’avait jamais écrasé une mouche !
— Du neuf dans l’affaire des femmes mutilées ? demanda-t-il.
— Tiens, dit le commissaire en lui tendant un carnet, je suis allé à
l’Institut médico-légal. J’ai tout noté.
Bornéo prit le carnet et retourna dans son bureau. L’ouvrit, lut
attentivement les notes et étala les photos devant lui. Soudain, les paroles
de Nina Tchitchi lui revinrent en mémoire : « Les hommes ne
s’intéressent qu’à ce qui leur tape dans l’œil du premier coup. Pas à ce
qu’il y a autour. » Jusqu’à présent, il avait détaillé les corps, s’était
attardé à chaque partie, cherchant un indice qui aurait pu lui donner une
piste. Mais il n’avait pas bien regardé autour… Il prit une loupe et scruta
le décor. Là, sur le mur du cimetière Saint Vincent au pied duquel on
avait déterré le cadavre, il remarqua un petit dessin taillé dans la pierre.
Une sorte de signe cabalistique en forme de croix, avec une lettre de
chaque côté des branches, en haut et en bas. Au-dessus, il lut : « A » et «
G », et en dessous, « L » et « A ».
Il fonça chez le commissaire. Le curé était toujours là.
— « AGLA », ça te dit quelque chose ? demanda Bornéo à Léon.
— Non, rien du tout !
— Si je puis me permettre… C’est le premier mot du carré des
invocations à Dieu, expliqua le curé. C’est l’acrostiche des mots hébreux
Atah, Gabor, Lailam, Adonaï. Ce qui signifie : « Tu es fort toujours,
Seigneur. » Il y a aussi une autre traduction, plus secrète, mais que je ne
puis vous dévoiler. Il ne faut pas jouer avec ça. Ces mots ont une valeur
magique et occulte plus puissante qu’on ne le pense. C’est dangereux !
— Vous voulez dire que ça peut être utilisé lors de messes noires, par
exemple ? demanda le commissaire.
— Ça peut…
— Merci, mon père ! fit le commissaire.
— De rien. Si vous avez besoin d’en savoir plus, vous me demandez.
Le téléphone sonna. C’était Ginette, la mère du commissaire.
— Léon, j’ai une question très importante à te poser.
— Maman, je t’ai déjà dit de ne pas me déranger en plein boulot.
— Mais c’est pour gagner un mange-cookies musical qui a la tête de
Bill Clinton… Tu soulèves sa casquette de golf pour prendre un cookie
dans son crâne et il dit : « Merci Monica ! »
— Maman, c’est débile !
— Pas du tout ! C’est très amusant ! Mais pour gagner il faut répondre
à une question : « Quand est-ce qu’il a été élu président des États-Unis ?
»
— Écoute, là j’ai vraiment pas le temps, soupira le commissaire. On
verra ça ce soir, d’accord ?
— Bon, fit-elle, déçue. À propos, je t’ai préparé une bonne sauce
bolognaise pour accompagner des spaghettis. Je sais que tu adores ça,
mon chéri.
Léon raccrocha. Après sa visite à l’IML, les spaghettis étaient bien la
dernière chose qu’il ait envie de déguster !
— Viens, Bornéo, on fonce au Père-Lachaise examiner les alentours de
la tombe de Modigliani. Si on trouve le même signe, on est sur une piste !
— Euh, je peux partir ? demanda le curé.
— Oui, je vous libère pour services rendus à la police. Mais tâchez de
perdre votre sale manie ! Devriez essayer de fabriquer le Christ avec des
coquilles de moules. Ça se trouve partout à la mer et c’est gratos.
En passant devant Nina Tchitchi, Bornéo lui adressa un grand sourire.
Ça la rendit toute chose ! C’est fou ce qu’il ressemblait à Jean-Robert, le
beau ténébreux qui enlevait Jessica dans Prends-moi ou je meurs. Il était
grand, fort, avec des cheveux châtains et, comme lui, fumait des
Gauloises.
Bientôt, Nina aurait de nouveaux seins. Avec ça, c’est sûr qu’elle allait
faire fureur !
21
Maurice, le cuisinier antillais du Colibri, était revenu de vacances.
Avec ses économies, il s’était acheté un beau vélo tout jaune pour
sillonner les routes de France.
— Alors, demanda Jeannot qui n’avait pas pris de congés depuis des
années, comment ça s’est passé ?
— Mal.
— La bouffe était mauvaise ?
— Si ce n’était que ça !
— Allez, bois un coup à ma santé et raconte !
— J’avais demandé à un copain de me déposer à Chartres. Tout
guilleret, je suis monté sur mon vélo, mais au premier carrefour, v’là-t’y
pas qu’un vieux pépé a traversé sans regarder. J’ai freiné comme un
malade et actionné ma sonnette en même temps. Dring ! dring ! Qu’est-
ce t’aurais fait à ma place ?
— Pareil, répondit Jeannot.
— Donc, j’ai sonné. Et le pépé s’est même pas retourné ! Sourd
comme un pot qu’il était ! Tout à coup, j’ai entendu le sifflet d’un flic. Je
me suis dit qu’il en avait après le pépé. Mais pas du tout ! C’est à moi
qu’il s’adressait, cette andouille. « Vos papiers ! » qu’il m’a demandé. «
Qu’est-ce que j’ai fait ? » que j’lui ai dit. « Il est interdit de sonner devant
un hôpital », qu’y m’a fait ! « Quoi ? Vous auriez préféré que j’écrase le
vieux ? » « Faut pas sonner, c’est le règlement », qu’il a répondu. Et il
m’a collé un procès, ce con ! « À quoi ça sert alors d’avoir une sonnette ?
», que je lui ai demandé. Si c’est juste pour la déco, j’aurais pu aussi bien
mettre le portrait de ma tante !
— Moi, j’aurais pas donné mes papiers, dit Irma. J’aurais foncé !
— J’ai pas osé. Les uniformes, ça me traumatise. Les seuls que je
supporte, c’est ceux des pom-pom girls.
— Bon, c’est tout ? fit Jeannot. Tu dois pas t’en faire pour un procès,
mon gars. Tant qu’on a la santé !
Sur ce, Irma but un coup. Elle faillit s’étrangler quand elle vit entrer le
nain avec sa valise à roulettes.
— Bonjour tout le monde. Bibiche n’est pas là ?
— Non, elle est à une démonstration Tupperware, dit Jeannot, qui en
avait marre de voir sa femme dépenser plein de fric pour les merdouilles
du Pin’s. La moitié du réduit dans la cour est déjà rempli de sa camelote
qu’elle lui achète uniquement parce qu’elle a bon cœur. Elle ne s’en sert
même pas !
— Dommage, fit-il, parce que j’ai des guirlandes lumineuses qui
jouent La Marseillaise quand on les branche.
— C’est pas encore Noël !
— Et alors, répliqua le nain, des guirlandes, ça se met partout. Tiens,
autour de ta télé, par exemple. J’ai quelque chose pour toi, patron, dit-il
en ouvrant sa valise. Un tire-bouchon qui fait lampe de poche en même
temps. Regarde ! C’est très pratique si tu veux aller boire un coup en
cachette dans ta cave.
Jeannot ne se laissa pas tenter.
— Et vise-moi ça, dit-il en brandissant une sonnette sous le nez de
Maurice. Ça ce serait chic sur ton nouveau vélo ! Quand tu la dévisses, ça
fait yo-yo en même temps !
Le cuisinier faillit le faire décoller du sol.
— T’as de la chance que t’es petit, éructa-t-il.
— C’est rien, expliqua Jeannot. Il est un peu énervé.
Le Pin’s avala son eau grenadine et referma sa valise. Avant de sortir,
il ramassa une vieille carte de visite déchirée dans un cendrier.
— Je collectionne tout ce qui est déchiré. Ça m’amuse de recoller les
morceaux, dit-il.
Irma but son verre d’un trait et le suivit dans la rue.
22
Suivi de son chien, le commissaire Léon traversa l’allée principale du
Jardin des Défunts, bordée de tilleuls et de thuyas. Ici, ça ne sentait pas la
mort mais l’oranger, le lilas et la rose. Même s’il n’aimait pas
particulièrement les cimetières, il dut reconnaître que celui du Père-
Lachaise était l’un des plus beaux qu’il ait jamais vus. Bornéo flânait,
admirant les sculptures de femmes alanguies ou d’anges aux ailes
cassées. Toutes avaient quelque chose à la fois de pathétique et
d’apaisant. Ils passèrent devant la tombe de Jim Morrison pour rejoindre
l’avenue des Acacias. Un groupe de fans était assis devant en tailleur. Le
buste du chanteur de rock ayant été volé quelques années auparavant, il
ne restait plus qu’une stèle en granit portant une épitaphe usée par le
temps.
Bornéo appréciait le calme des cimetières, pour lui les seuls lieux dans
Paris, avec les jardins, où les gens ne couraient pas le portable collé à
l’oreille. Ici, on retrouvait la juste valeur des choses, et les morts étaient
là pour rappeler qu’il faut savoir s’attarder et goûter pleinement chaque
minute de la vie. Même Babelutte ne se risquait pas à courir après les
nombreux chats qui gambadaient entre les tombes.
Le commissaire était toujours impressionné de se trouver dans cet
endroit qui réunissait tant de personnalités. Passer de Signoret à Oscar
Wilde en saluant Méliès ou Édith Piaf lui semblait extraordinaire. Preuve
qu’il n’avait rien perdu de son âme d’enfant. « Je serai mort le jour ou
plus rien ne m’enchantera », pensait-il souvent.
Arrivés devant la tombe de Modigliani, ils reprirent conscience qu’ils
étaient là pour le boulot ! Le lieutenant scruta les alentours, cherchant un
signe ou un indice quelconque. Le commissaire, lui, prit des photos des
tombes voisines, et surtout de celle de Modigliani et du mari de la
bouchère derrière laquelle ils avaient trouvé le corps de la jeune fille. Sur
la pierre tombale était inscrit en lettres dorées : « Hubert Blanchet 1921-
1995 ». Dessous était posée une plaque ornée de fleurs en porcelaine
avec la mention : « À mon regretté mari ».
Hypocrite, pensa Léon.
— Viens voir ! cria Bornéo.
Le même signe que celui qui figurait sur le mur du cimetière Saint-
Vincent était gravé sur le tronc d’un arbre proche de la tombe du boucher.
— Crois-moi, il doit y avoir une histoire de messes noires là-dessous,
assura le lieutenant.
Le commissaire prit plusieurs clichés de l’arbre, zoomant sur la croix
taillée dans l’écorce. Au moment de partir, il s’aperçut que Babelutte
avait disparu.
— Nom de Dieu ! lâcha-t-il.
— Si ma femme t’entendait, mon vieux, tu aurais déjà ramassé un
coup de sacoche sur la cafetière ! On est dans un lieu sacré ici.
— C’est vrai, désolé ! Mais où est passé mon couillon de chien, putain
!
D’habitude, Léon était poli. Mais quand Babelutte faisait des fredaines,
il se maîtrisait difficilement. Le plus terrible était qu’on ne pouvait pas
crier dans les cimetières. Alors comment retrouver cet animal ?
— Tu vas vers l’est, moi vers l’ouest, et on se rejoint à la sortie, côté
métro Père-Lachaise, dit le commissaire.
Bornéo longea le mur des Fédérés, victimes de l’histoire. Piqués çà et
là, des œillets et des roses évoquaient la couleur du sang. Il passa à côté
de la tombe d’Éluard dont il avait appris quelques poèmes au lycée.
Léon retrouva son chien couché sur le gisant du journaliste Victor
Noir. La sculpture était dotée d’un phallus impressionnant, patiné par un
siècle d’attouchements ! Le commissaire se dit que de tous les morts,
c’était certainement lui le plus veinard !
Trop occupé à ronger un os de fémur trouvé sous la dalle cassée d’une
tombe voisine, Babelutte ne s’aperçut même pas que son maître était là.
23
Irma attendit que le nain entre dans l’impasse Germain-Pilon. Cet
endroit était un véritable coupe-gorge ! Le Pin’s traversa la cour avec son
« magasin à roulettes », puis il tira une grosse clef de sa poche et ouvrit
une porte en fer. Fallait pas le laisser filer ! Au moment où il allait entrer,
Irma sauta dessus.
— Hé ! Qu’est-ce qui vous prend ? cria-t-il. Vous êtes folle !
— Tu vas me dire ce que tu fabriques avec cette fêlée de bouchère, ou
tu pourras même plus servir de nain de jardin !
— J’ai rien fait ! geignit-il. Lâchez-moi ! Vous m’étranglez…
Irma relâcha son étreinte. Elle avait une poigne de camionneur. Le nain
était tout rouge !
— Je t’ai vu entrer dans sa cave. Qu’est-ce que vous trafiquez tous les
deux, hein ?
— Rien.
Irma resserra son étreinte et souleva le nain à sa hauteur. Ses petits
pieds pédalaient dans le vide.
— Je… Je vous jure que… argn…
Elle le reposa sur le sol sans le lâcher.
— C’est elle… qui m’a demandé si… je pouvais lui procurer des…
bouquins de sorcellerie…
— T’as trouvé ça où ? demanda Irma en le tenant par la manche de son
manteau.
— Chez un vieux bouquiniste.
— Elle t’a dit pourquoi elle voulait ces saloperies ?
— J’ai un principe, je ne demande jamais rien aux clients. Je fournis,
c’est tout.
— Brave petit ! fit Irma en passant sa grosse paluche dans ses cheveux.
Si t’en touches un mot à la bouchère, t’es mort. OK ?
— Moi, je vois rien et je dis rien. Suis trop petit…
— Ben tiens ! Allez, file ! Et fais gaffe de ne pas finir en tête pressée.
C’était sa spécialité, à la charmante Bertha.
Le Pin’s disparut dans son antre. Irma était sûre qu’il mentait. Elle ne
pouvait expliquer pourquoi, mais elle le sentait.
24
Le commissaire Léon était content. Il aurait bientôt terminé le paletot
de Babelutte. Ah, çà, ce chien était un veinard ! Gros gâté, va !
Tout en tricotant, Léon réfléchissait aux meurtres des deux jeunes
filles. Elles avaient sensiblement le même âge. Elles n’avaient pas été
violées et leur disparition n’avait été signalée par personne. Et si c’était
des touristes ? Pourquoi leur avait-on coupé l’avant-bras droit ?
L’inscription trouvée à proximité des corps laissait à penser que ces
meurtres obéissaient à un rituel. Le commissaire s’était renseigné auprès
d’un de ses amis spécialiste dans l’étude des rites, mais il n’avait pas
obtenu de réponse qui aurait pu l’éclairer. Rien ne correspondait. Il
pouvait donc tout aussi bien s’agir de l’acte d’un fou dangereux. Pinchon
et Bornéo s’étaient laissé enfermer dans les cimetières du Père-Lachaise
et de Saint-Vincent et n’y avaient vu que des illuminés ou des homos
occupés à se faire une petite gâterie dans des cryptes obscures.
Le labo avait livré le résultat complet des analyses et on avait trouvé
du blanc sous les ongles des deux victimes. Elles avaient dû gratter un
mur ou un sol de cette couleur. Le commissaire avait demandé une étude
approfondie de ces traces de peinture. On lui avait promis de faire le
nécessaire le plus rapidement possible.
— Commissaire !
Pinchon venait de frapper et de passer en même temps sa tête à travers
la porte. Léon n’eut que le temps de laisser tomber son tricot sous son
bureau.
— Dites, mon vieux, je ne vous ai pas dit d’entrer ! grogna le
commissaire.
— Pardon, mais c’est urgent. On vient de trouver un troisième
cadavre… Il a aussi l’avant-bras droit sectionné.
— Merde ! lâcha le commissaire.
Babelutte ouvrit un œil. Décidément, on ne pouvait jamais roupiller
tranquille ici ! Il se passait toujours quelque chose.
25
Marie travaillait tard ce soir à la librairie. Des auteurs de polars
signaient leurs livres. Irma enfila son gilet et décida d’aller boire un verre
chez Hamade, pour changer. Elle n’aimait que les vieux bistrots. Trouvait
les nouveaux sans âme. Elle descendit la rue Véron en traînant ses
pantoufles. C’est pas tellement les ménages qui la fatiguaient, mais plutôt
les p’tits vieux qui lui pompaient l’air. La pire était la mère de la
poissonnière. Une teigne qui faisait exprès d’écraser des chips avec son
fauteuil roulant pour qu’on s’occupe d’elle. C’est sûr, Irma regrettait ses
heures de gloire chez Michou ! Quand « Madame Édouard » apparaissait
sur scène en chantant Gigi l’amoroso, elle avait son petit succès ! Mais
Dalida avec des varices, c’était plus ça…
Irma enfila quelques ballons de rouge et tapa le carton avec un pote,
ancien taulard recyclé dans les paysages champêtres pour touristes.
Personne n’avait jamais su pourquoi il avait séjourné quelques plombes
derrière les barreaux, mais Irma s’en foutait. Au moment où elle se leva
pour aller pisser, elle aperçut le nain qui remontait la rue. Que faisait-il
dehors à cette heure tardive ?
Elle dit au patron qu’elle repasserait payer plus tard et sortit
précipitamment. Elle suivit le Pin’s en rasant les murs. La Panthère Rose
n’aurait pas fait mieux ! Le nain s’arrêta devant la maison de la bouchère.
Je le savais ! se dit Irma. Je savais qu’il avait menti. Mais qu’est-ce
qu’il va foutre chez cette vieille peau en pleine nuit ?
Il ne sonna pas et ouvrit la porte avec une clef.
Tiens, tiens…
Irma fouilla dans les poches de son tablier, extirpa son trousseau de
clefs qu’elle emportait toujours avec elle. Elle attendit un peu avant
d’entrer à son tour, et grimpa l’escalier dans le noir, tel un Sioux avec ses
pantoufles d’espion. Arrivée en haut, la « ménagère aux pattes de velours
» entendit un drôle de bruit. Comme si on égorgeait un cochon. Elle
s’approcha de la chambre de la vieille Bertha. La porte était entrouverte
et laissait passer une lumière poudreuse. Irma vit un foulard beige jeté sur
la lampe de chevet. Sur le lit, la bouchère, nue et à quatre pattes, offrait
son énorme cul au nain qui la besognait avec frénésie. Tant et si bien
qu’elle couinait de plaisir, la salope ! De ses petites mains gourmandes, le
Pin’s malaxait la paire de nichons gélatineux.
Posé sur la table de chevet, un portrait du mari, bien tourné vers eux
afin qu’il ne rate rien de la scène. Et qu’il en crève, évidemment ! On
peut toujours mourir deux fois…
26
— C’est encore dans votre fief, commissaire ! dit Pinchon en
franchissant les portes du cimetière de Montmartre.
Des camionnettes de flics stationnaient devant l’entrée. C’était le
branle-bas ! Un troisième meurtre en si peu de temps, ça commençait à
donner la chair de poule.
— Le lieutenant Bornéo est déjà sur place. Il était tout près d’ici quand
on a signalé la découverte, expliqua Pinchon.
— Qu’est-ce qu’il fichait là ?
— Il était retourné voir le zinzin du cimetière Saint-Vincent.
— Qui a trouvé le cadavre ?
— Le jardinier. Il voulait planter un arbuste, il a creusé et, coucou
pépère, la poule est sortie de son trou ! Il a cru qu’il lui avait tranché le
bras avec sa bêche ! Le pauvre est tombé dans les pommes, à ce qu’il
paraît.
Dring !
— C’est quoi, ça ? demanda le commissaire.
— Euh… C’est le cadeau de ma femme pour mon anniversaire. Pour
pouvoir me joindre partout…
— Vous avez un portable maintenant ? s’étrangla Léon qui connaissait
l’aversion de son collègue pour ce genre d’engin.
— Pas eu le choix.
Dring !
— Ben répondez !
— C’est que…
Tout en se dirigeant vers la 4e division, du côté de l’avenue de
Montebello où avait eu lieu la découverte macabre, Pinchon extirpa son
portable de sa poche et commença à le tripoter nerveusement. Panique à
bord ! Il ne savait plus sur quel bouton appuyer pour prendre la
communication. Le commissaire, qui l’observait discrètement, eut envie
de rire. La sonnerie cessa.
— Et zut, grogna Pinchon. Ma femme va encore s’imaginer des
choses.
Babelutte remua la queue à l’idée qu’il allait sûrement faire de
succulentes découvertes.
Le cadavre avait été enterré derrière la tombe de Degas ! De nouveau
un peintre. La fille était dans un sale état de décomposition. Une odeur
insoutenable se dégageait de ce corps gris. Elle n’avait plus de visage.
Bornéo avait trouvé un autre signe gravé au dos de la stèle du peintre. Le
même que les précédents.
Léon pensa aux Danseuses bleues de Degas. Les couleurs chassent la
mort. Pour un temps.
27
Il y avait beaucoup de monde à l’exposition de Carine. Principalement
des élèves de sa classe et des profs. Mais aussi quelques amateurs d’art,
des habitués de la galerie. Une petite femme avec un nœud rouge dans les
cheveux et un ravissant sourire accueillait les gens. C’est elle qui
s’occupait de la galerie, avec son ami, un beau moustachu qui ressemblait
un peu à un marin breton. Leur chat, Max, gambadait entre les jambes
des curieux. Il vint se frotter contre Marie qui venait d’entrer avec son
père. Carine allait être surprise…
Les toiles étaient intéressantes. Carine avait un style bien à elle, plutôt
abstrait, avec des tons bruns de terres mélangées et quelques touches de
bleu de Prusse et d’ocre. En les regardant, Marie ressentait chaque fois
une émotion très forte, comme un envol vers un ailleurs qui ne faisait
partie ni des rêves ni des fantasmes, mais d’un imaginaire épuré de tout
cliché.
Elle aperçut son amie en train de discuter avec un prof qu’elle
connaissait pour l’avoir croisé quelques fois dans les couloirs de l’école.
Un type un peu bizarre qui regardait toujours ses chaussures quand il
marchait.
— Viens, papa, je vais te présenter Carine.
Pour la circonstance, Irma avait mis une robe noire avec un collier
anthracite. Elle avait fait dans le sobre. Enfin, presque… à cause de ses
durillons. Elle n’arrivait plus à chausser ses mocassins et avait décidé de
garder ses pantoufles, se disant que les gens étaient là pour voir les
peintures et pas ses godasses. Marie, ça ne la dérangeait pas. Tout ce
qu’elle voulait, c’est que son père se sente bien.
Carine fit un grand sourire quand elle vit Marie et l’embrassa. Irma
n’avait pas osé s’approcher. Elle se tenait un peu en retrait et se donnait
une contenance en caressant le chat. Ravi, Max ronronnait.
— Je vais te présenter mon père, dit Marie en tirant son amie par le
bras.
Carine s’attendait à tout sauf à ça !
— Je sais, ça surprend, fit Irma. En fait, je suis son père et sa mère en
même temps. Deux en un ! Comme les shampoings…
Carine se mit à rire de bon cœur et embrassa Irma. Le choc passé, elle
la trouvait plutôt drôle et gentille.
— Ça vous plaît ? demanda-t-elle.
— Beaucoup, répondit Marie. Tu as vraiment quelque chose d’unique
en toi !
— Et vous, euh… monsieur ?
— Appelle-moi Irma. C’est très beau, mais je n’y connais rien.
— Papa, tu n’as pas besoin de t’y connaître pour aimer la peinture !
C’est surtout une question de sensibilité. Je crois qu’il faut se méfier de
ceux qui intellectualisent tout. Ceux-là passent à côté de la vie.
— Bon, ben alors, disons que je suis en plein dedans ! conclut Irma.
Marie laissa son amie à ses invités et fit le tour de la galerie. Elle
remarqua un homme élégant vêtu d’un costume beige et d’une chemise
blanche, qui observait attentivement les toiles et ne semblait pas là,
comme la plupart des gens, pour se montrer ou picorer des petits fours.
N’aimant pas trop les vernissages, Marie eut soudain envie de rentrer
chez elle. Elle chercha son père. Il avait disparu ! Elle sortit de la galerie
et regarda aux alentours. Le trouva la robe relevée, occupé à pisser contre
un mur, dans une impasse !
Elle éclata de rire et il se retourna.
— Désolée, ma chérie, mais j’avais un besoin urgent à satisfaire.
— C’est pas pour ça que je me marre, expliqua Marie. Tu as vu ce qui
est marqué sur le mur ?
Irma leva le nez et lut : « Fais ce que dois, advienne que pourra ».
28
D’après le médecin légiste, la mort de la troisième victime remontait à
trois mois. Elle avait donc été tuée avant les deux autres. Selon les
analyses, elle devait avoir la trentaine et, comme la première, elle avait
été intoxiquée au cyanure. On avait également décelé des traces de blanc
sous les ongles !
Les empreintes des trois victimes avaient fait l’objet d’une recherche
minutieuse, mais l’informatique n’étant pas toujours une boîte à miracles,
elles ne correspondaient à aucune des personnes portées disparues. Du
côté de l’ADN, ça n’avait rien donné non plus. Pas de bijou, ni de
tatouage ou autre signe qui eût permis une quelconque identification.
Le commissaire Léon avait passé sa journée à plancher sur les dossiers,
tâchant de trouver une piste. En vain ! Un peu par jeu, il prit une feuille et
nota : Utrillo, Modigliani, Degas. Trois peintres qui avaient vécu à
Montmartre. Qu’y avait-il d’autre de commun entre eux, sinon leur vie
tumultueuse, propre à beaucoup d’artistes ?
La sonnerie du téléphone fit sursauter Babelutte.
— Commissaire ?
— Oui.
— C’est moi qui vous ai téléphoné à propos du corps de la jeune fille
découvert dans une crypte du cimetière Saint-Vincent… Je vous appelle
parce que j’ai lu dans les journaux que deux autres cadavres sans bras
avaient été déterrés… C’est juste pour que ma conscience me laisse en
paix, vous comprenez ?
Léon ne répondit pas. Avec ce genre d’individu, on marchait sur des
œufs. Un mot de travers, et adieu l’ami !
— Je vous avais expliqué que j’avais rendez-vous au cimetière avec un
garçon que je ne connaissais pas, et qui, d’ailleurs, n’est pas venu. Je ne
sais pas si ça peut constituer une piste, mais au cas où, vous trouveriez
son téléphone dans les toilettes de chez Jack, un bar homo situé rue
d’Orsel, à Montmartre. Le numéro est inscrit en rouge sous la poignée de
la porte.
— Vous ne voulez toujours pas venir faire une déposition ?
Il avait raccroché.
Le commissaire Léon enfila sa veste et appela son chien. Celui-ci ne
bougea pas de son coussin. Il avait décidé de rester là.
— Ça alors ! s’exclama le commissaire. C’est la première fois que tu
me fais ça ! Tu ne m’aimes plus ? T’es fatigué ?
Babelutte poussa un gros soupir et souleva ses pattes arrière, puis
celles de devant. Les humains, il faut toujours leur prouver qu’on les
aime ! Sont compliqués.
À la vue du commissaire, Nina Tchitchi raccrocha subitement le
combiné. Mais Léon n’était pas dupe. Il savait qu’elle profitait de ses
heures de bureau pour appeler ses copines.
— Bonsoir, commissaire, dit-elle en minaudant. Vous ne remarquez
rien ?
— Vos boucles d’oreilles en forme de pop-corn ?
— Oh, ça, c’est un détail. Elles sont comestibles. Vous voulez goûter ?
— Non merci. Je ne mange jamais en dehors des repas.
— Alors, fit-elle, impatiente…
— Je ne sais pas, moi, s’énerva Léon qui avait autre chose à faire que
de jouer aux devinettes. Vos cheveux ?
— Mais non, dit-elle en se penchant pour lui montrer ses seins. J’ai
finalement opté pour les poires… Il paraît que les hommes préfèrent…
— C’est très bien, conclut le commissaire. Il faut manger des fruits.
C’est plein de vitamines ! J’espère que ça vous donnera de l’énergie pour
travailler.
Et il sortit, suivi de Babelutte qui aurait bien aimé, lui, croquer un pop-
corn !
Le commissaire Léon n’eut pas de mal à trouver le bar de Jack. Il était
souvent passé devant en allant au théâtre. Il sentit les regards se tourner
vers lui lorsqu’il entra. D’habitude on reluquait son chien. Pas cette fois !
Il commanda une bière, but une gorgée et alla directement aux toilettes. Il
n’avait pas remarqué qu’un type l’avait suivi.
— Je te plais ?
— Pardon ? s’étrangla le commissaire.
— Je te demande si je te plais parce que toi, tu me bottes vachement !
— Euh…
— J’ai tout de suite vu que tu me zieutais quand t’es entré.
— Vous vous trompez, je…
— Je ne te plais pas ? C’est ça ? demanda le garçon, soudain agressif.
— Écoutez, foutez-moi la paix, d’accord ?
— Oh là ! Ne le prends pas comme ça, mon chéri. Si t’as des
problèmes pour assumer ton homosexualité, ça peut s’arranger !
Agacé, le commissaire finit par exhiber sa carte.
— Je suis là pour le boulot, pas pour la branlette, vu ? Maintenant, va
jouer à touche-pipi avec un autre, je m’en fous, mais lâche-moi la grappe.
— Oh bon, ça va ! Faut pas vous fâcher. Je ne pouvais pas savoir, moi
! Un mec qui entre ici et qui fonce illico dans les appartements de la
reine, c’est pas pour jouer aux dominos !
Léon attendit que le pot de colle soit parti pour entrer dans les toilettes.
On ne sait jamais… Il trouva le numéro écrit en rouge sous la clenche et
le nota.
Quand il retourna au bar, il s’aperçut qu’on ne le regardait plus de la
même façon. Le gars avait dû claironner qu’il y avait un flic dans le
potage. Léon n’aimait pas qu’on le considère comme un grand méchant
loup. N’avait rien contre les homos, lui, au contraire ! D’ailleurs son
meilleur ami, qui habitait Bruxelles, était président de la Gay Pride. Il but
son verre et s’en alla.
Au moment où il sortit du bar, on l’interpella sur le trottoir d’en face :
— Bonsoir, commissaire !
C’était le concierge de la PJ. Qu’est-ce qu’il foutait là, celui-là ? C’est
évident que ce couillon allait lui tailler un costard rose bonbon avec des
poches remplies de capotes ! Sa femme était une vraie gazette ! Demain
matin, tout le monde serait au courant ! Mais le concierge traversa la rue
et entra à son tour chez Jack ! Il mit son doigt sur sa bouche et lui fit un
petit clin d’œil. Léon resta abasourdi. Le concierge avec ses grosses
bretelles, son gros ventre, sa grosse femme et son petit canari était
vraiment la dernière personne qu’il aurait soupçonnée d’avoir des
penchants homosexuels !
Le plus pénible, c’est qu’il allait devoir maintenant se farcir le clin
d’œil complice du gros chaque fois qu’il traverserait la cour de la PJ !
29
— Hé, fais voir !
Irma arracha le journal des mains de Gégé. Le Parisien titrait en
couverture : « Le cadavre d’une jeune fille a été découvert dans le
cimetière de Montmartre ».
L’article, signé Simone Alfonse, expliquait que c’était le troisième
corps mutilé découvert en quelques semaines, enfoui à même le sol
derrière la tombe d’un peintre célèbre. En médaillon, les portraits-robots
des deux premières victimes dont personne n’avait encore signalé la
disparition. L’article stipulait que le cadavre trouvé à Montmartre était
dans un état de décomposition très avancé.
Irma connaissait la journaliste, une petite blonde kamikaze avec une
rose tatouée sur le bras, qui habitait dans le même immeuble que le
commissaire Léon. On la voyait souvent avec ses fiancés à la terrasse du
Lux Bar de la rue Lepic. Elle en faisait collection.
— Faut que je parle au commissaire, dit Irma. Mais j’aime pas aller à
la PJ, y a plein de cafards là-bas. Et je veux pas le déranger chez lui.
— Il y a un moment qu’il n’est pas passé, constata Jeannot. Il doit être
submergé de boulot avec cette affaire de meurtres. Tiens, quand on parle
du loup !
Le commissaire entra. Il avait été chercher un pain au chocolat aux
Petits Mitrons. Chaque fois qu’il passait devant ce boulanger, il craquait !
Il adorait prendre son petit déjeuner au Colibri, mais souvent, il partait au
bureau sans manger. Aujourd’hui – jour de la saint Léon –, il avait décidé
de ne plus se laisser gagner par le stress parisien.
— Bonjour tout le monde ! Jeannot, sers-moi un café, s’il te plaît !
— Alors, monsieur Léon, fit le patron, vous avez du pain sur la
planche !
— Ça, on peut le dire !
Irma s’approcha de lui.
— Commissaire, ça tombe bien que vous soyez là, je voulais vous
parler.
— Venez, dit-il, allons nous asseoir là-bas, au fond, on sera tranquilles.
Vous buvez quelque chose pour moi ?
— Bah, un p’tit ballon pour me mettre en forme.
Ils s’installèrent sur une table près de la cuisine. Et Irma lui parla de sa
découverte chez la bouchère ; des mannequins de femmes éventrés, des
bouquins de sorcellerie apportés par le nain, et elle évoqua aussi leurs
ébats sexuels.
— Vous êtes sûre qu’ils baisent ensemble ?
— Je les ai vus, commissaire ! La grosse avec son cul en l’air et lui
occupé à chercher des violettes dans les plis de sa bedaine.
— Vous êtes très romantique, Irma. On ne dirait pas, quand on vous
voit…
— Faut pas se fier aux apparences, commissaire.
— Bon, eh bien je vous remercie pour ces informations. Il ne faut
négliger aucune piste. Mais actuellement, je n’ai pas de motif valable
pour pouvoir perquisitionner chez cette dame. Faire joujou avec des
mannequins et baiser avec un nain ne sont pas des délits !
— Franchement, il aurait pu choisir autre chose que ce gros
dindonneau !
— Il n’a peut-être pas beaucoup de choix, vu sa taille.
— Détrompez-vous, commissaire ! C’est un sacré tombeur, et Rose l’a
déjà vu au bras de superbes créatures ! Faut dire qu’il est plutôt beau
gosse.
— À mon avis, la bouchère, c’est un fantasme fellinien, dit le
commissaire Léon en avalant son café. Bon, faut que j’y aille ! J’ai du
boulot !
Il avait hâte de retrouver les traces du jeune homo dont il avait repéré
le numéro dans les toilettes de chez Jack. Il n’était pas un fana de
l’informatique, mais il reconnaissait que, dans bien des cas, c’était
drôlement efficace. Une empreinte, un numéro de téléphone, et hop, tous
les renseignements apparaissaient sur l’écran. Du moins neuf fois sur dix
!
Il retourna chez lui pour prendre Babelutte qui ronflait comme un
soudard lorsqu’il était sorti. N’avait pas eu le cœur de le réveiller. Le jeu
favori du commissaire était de tourner lentement la clef dans la serrure
afin de surprendre son chien vautré sur le divan, le seul endroit de
l’appartement qui lui était interdit. Il n’y était jamais arrivé ! Chaque fois,
Babelutte sautait prestement en bas et se couchait sur son coussin avec un
air des plus angéliques ! Léon n’était pas dupe, car le milieu du divan
était toujours chaud. Cette fois encore, il trouva Babelutte roulé en boule
sur son coussin, et faisant semblant de dormir, par-dessus le marché !
Mais l’animal fut trahi par son collier qui s’était détaché et traînait sur les
lieux du délit, le divan… Léon le ramassa et le mit sous le nez de son
chien, qui prit un air parfaitement innocent et étonné.
— C’est quoi, ça, Babelutte ? demanda son maître.
Le toutou resta impassible. Le commissaire avait souvent rencontré des
gens comme ça, qui, pris la main dans le sac, continuent à jurer leurs
grands dieux qu’ils sont innocents.
— Faux cul, va !
Il laissa un petit mot gentil à sa mère qui dormait toujours tard, attacha
le collier à Babelutte et sortit en râlant après son chien. N’aimait pas
qu’on se foute de sa gueule. Mais Babelutte eut vite fait de reconquérir le
cœur de son maître en se livrant à une action d’éclat : il s’arrêta juste
devant le bistrot du gros abruti à la moto jaune de la rue Planquette et
déposa une énorme crotte devant sa porte.
— Brave chien, fit Léon en le caressant.
En remontant la rue Lepic pour reprendre sa voiture, il lui acheta un
bâton de chocolat. Il l’avait bien mérité !
30
— Vous voilà bien chargée ! dit le boulanger des Petits Mitrons, qui
prenait l’air sur le pas de sa porte.
Marie avait les bras remplis de papiers.
— Je vais faire des photocopies pour mes cours, expliqua-t-elle.
Quand elle entra chez Raffalli, elle vit le nain dont lui avait parlé son
père, occupé à photocopier des documents. Les autres machines étaient
prises elles aussi.
— J’ai terminé, annonça-t-il en lui lançant un regard gourmand.
Marie lui sourit. Pensa que c’était sûrement un sacré dragueur ! Elle le
regarda partir avec sa grosse valise à roulettes. Le trouva marrant. Au
moment où il allait traverser la rue, il se retourna pour l’observer. Là, elle
ressentit un étrange malaise. Ses yeux étaient différents. Ils avaient
quelque chose de diabolique…
— Curieux personnage, hein ? fit Raffalli (surnommé « le Capitaine »
parce qu’il avait mis plein de photos de voiliers aux murs, histoire de
donner au lieu un petit air de vacances). L’autre jour, continua-t-il, il a
tenté de me vendre un bateau dans une bouteille ! « Tu colles ton oreille
au goulot et t’entends la mer ! » qu’il m’a dit. Tu parles ! J’ai essayé, et
j’ai rien entendu. « C’est parce que t’y crois pas », qu’il m’a encore fait !
« Non, que j’lui ai dit, c’est parce que j’ai du sable dans les tympans ! »
Ha ! Ha !
Marie aimait bien venir ici. C’était comme une île au soleil en plein
milieu de la rue Lepic. Quand elle ouvrit le volet abattant de la
photocopieuse, elle constata que le nain avait oublié une carte d’identité
très abîmée. Elle fit semblant de rien et la glissa dans sa poche.
Une fois dehors, elle y jeta un coup d’œil. La carte appartenait à une
jeune fille qui souriait sur la photo, mais dont le nom était devenu
illisible. Elle avait été déchirée et recollée.
31
En traversant la cour du quai des Orfèvres, le commissaire eut droit,
comme il le craignait, au clin d’œil complice du concierge qui rentrait les
poubelles. Il se contenta de lui lancer un bref bonjour et prit son air
pressé.
Au moment où il allait pénétrer dans son bureau, il eut un choc en
voyant Nina Tchitchi. Elle avait teint ses cheveux en rouge !
— Ben qu’est-ce qui vous est arrivé ?
— Vous aimez ?
— C’est spécial.
— Marcello m’a dit que ça m’allait à ravir et que ça me donnait l’air
d’une Indienne.
— Il n’a pas dû souvent voir des westerns, votre coiffeur.
— Il dit que ce qui compte c’est pas la réalité, mais l’idée qu’on s’en
fait. Que c’est ça le propre des artistes.
— Un grand philosophe, ce Marcello ! Tenez, fit le commissaire en lui
tendant un papier sur lequel était inscrit le numéro de téléphone de
l’homosexuel, donnez ça à Bornéo, qu’il me déniche l’adresse de ce gars.
— Très bien. À propos, le dépeceur a téléphoné. Il faut que vous le
rappeliez.
C’est ainsi que Nina surnommait le médecin légiste !
Le commissaire entendit des pleurs dans le bureau de Bornéo.
— C’est quoi, ça ? Il est encore en train de torturer un suspect ?
— Non, c’est son petit dernier. Il est mignon comme tout. Mais qu’est-
ce que ça bave un bébé ! Je préfère les chiens.
— Faudra trouver quelqu’un qui vous en fasse un, dit le commissaire
avant d’entrer dans son bureau.
Il appela le toubib, qui lui parut tout guilleret au bout du fil.
— Z’avez l’air d’avoir le moral, mon vieux ! fit Léon.
— Je veux, mon neveu ! Dans la salle de dissection, une superbe
créature m’attend, étendue sur une civière, complètement à poil, avec des
nichons à faire bander un mort. Et je m’apprête à lui fouiller le minou. Le
bonheur suprême !
— Là, vous m’écœurez, toubib ! Ça s’appelle de la nécrophilie. Que
vous ayez besoin de plaisanter pour supporter votre métier, je comprends,
mais de là à satisfaire vos pulsions sexuelles avec des macchabées, je ne
vous suis plus du tout.
— Qui vous a dit qu’elle était morte, commissaire ?
— Euh…
— C’est une jeune stagiaire. Faut bien lui apprendre le métier, non ? Et
rien de tel que la pratique, mon cher.
— Finalement, c’est pas si ingrat votre boulot ! Bon, à part cette bonne
nouvelle, pourquoi vous m’avez appelé ?
— Pour vous communiquer le résultat complet des analyses. La
substance trouvée sous les ongles des trois victimes est du blanc de
titane. Le titane est un métal brillant et très dur. Il est employé comme
pigment et comme revêtement d’électrodes de soudage, constituant de
céramiques réfractaires et pour des revêtements de sols.
— Ouais… Bon, je vais plancher là-dessus. Merci, toubib ! Et
instruisez bien la stagiaire, on a besoin de bons éléments.
— Comptez sur moi, commissaire.
Léon raccrocha en soupirant. Voilà longtemps qu’il n’était plus allé
voir les putes. Ça commençait à lui manquer. Ce soir, il téléphonerait à sa
mère pour lui dire qu’il avait une réunion. Il eut une soudaine envie de
fumer et sortit son tricot de sa mallette. Fit quelques mailles en
réfléchissant au blanc de titane. Soit cette substance provenait d’un
revêtement de mur que les victimes avaient dû gratter avec leurs ongles
pour sortir, ou alors d’un sol sur lequel le tueur les avait traînées…
Le commissaire sursauta. On venait de frapper à sa porte. Il rangea son
tricot en râlant. N’avait même pas eu le temps de terminer sa ligne. Le
lieutenant Bornéo apparut avec son bébé dans les bras. Une grosse larme
coulait sur la joue du gamin.
— J’ai trouvé l’adresse du gars. Il s’appelle Bobby Rouski, il est né à
Alger en 1970 et il habite au 4 de la rue des Envierges. C’est dans le
quartier de Pinchon.
— Génial ! On y va !
— Euh… Qu’est-ce que je fais du petit ?
— Putain, mais c’est pas une pouponnière ici !
— Oh, râle pas ! Tu sais que je ne lésine pas sur mes heures. Carmen
devait aller chez le gynéco ce matin. Elle en est à son cinquième mois.
Le môme se mit à pleurnicher et Babelutte grogna. N’aimait pas les
gniards.
— Qu’est-ce qu’il a ? demanda le commissaire.
— Il a peur des chiens.
— Il n’a rien à craindre. Babelutte adore les gosses. Il ne ferait pas de
mal à une puce et s’il grogne, c’est parce qu’il a envie de jouer, hein mon
pépère ?
Tu parles ! Si ce morveux m’approche, je le bouffe tout cru !
— Comment il s’appelle, celui-ci ? s’enquit Léon qui s’y perdait dans
toute cette marmaille.
— Scout Larue.
— Quoi ? C’est son prénom ?
— Oui. C’est Carmen qui a voulu l’appeler comme ça. À cause de sa
passion pour Bruce Willis ! Un de ses mômes porte ce nom-là.
— Misère !
— Mais depuis qu’il s’est séparé de Demi Moore, elle est moins fan.
— Y a de l’espoir… Dis à Pinchon que je l’attends dans mon bureau.
J’irai avec lui voir Bobby Rouski.
Le lieutenant disparut avec son moutard qui couinait toujours.
Babelutte poussa un soupir de satisfaction. Enfin, la paix ! Quelques
minutes plus tard, Pinchon apparut, les traits tirés.
— Z’avez l’air fatigué, constata le commissaire.
— C’est à cause des voisins du dessus. Des Gabonais… Ils ont joué du
tam-tam toute la nuit.
— Fallait aller danser avec eux.
— C’est ce qu’on a fait. Suis crevé. C’est dur d’habiter Belleville.
— Pas de chance, c’est là qu’on va ! Vous connaissez la rue des
Envierges ?
— Oui, c’est une rue qui surplombe les jardins. Y a encore de très
belles petites maisons là-bas.
— Très bien, allons-y !
— Quelle heure est-il, chef ?
— Dix heures trente-cinq.
— C’est curieux. Ma femme devait m’appeler vers dix heures…
J’espère que j’ai bien allumé mon portable, s’inquiéta Pinchon en sortant
l’engin de sa poche. Et merde !
— Qu’est-ce qui se passe, une catastrophe ?
— Ça, vous pouvez le dire ! Je me suis trompé… J’ai emporté la
télécommande de la vidéo à la place ! Elle va croire que je l’ai fait
exprès.
— C’est évident que pour capter Canal + avec un portable elle aura du
mal ! se moqua le commissaire.
— Dites, chef, j’ai un petit service à vous demander. J’ai raconté à ma
femme que ce soir vous m’aviez invité à dîner chez vous pour causer
boulot. Elle va sûrement vous appeler pour vérifier. Vous direz que je suis
aux toilettes. Prévenez votre mère aussi, parce qu’elle voudra lui parler.
Elle n’a pas confiance dans les hommes.
— Elle a raison. Ça ne me regarde pas mais couvrez-vous, mon vieux.
Les vierges ne sont plus ce qu’elles étaient !
— C’est pas ce que vous croyez, chef. Je vais chez Nina Tchitchi.
Voilà des semaines qu’elle me tanne pour qu’on mange ensemble, sinon
elle ne passera plus mes fax.
— Pinchon, dit le commissaire Léon en enfilant sa veste, ce que
j’admire chez vous, c’est votre dévouement.
Par contre, c’était râpé pour les putes ce soir !
32
Carine avait donné rendez-vous à Marie aux Fous de l’Île, un resto
sympa dans le Marais où elle allait quelquefois.
Marie trouva son amie très belle, très en forme. Elle portait un
pantalon moulant avec une blouse en soie turquoise qui s’harmonisait
bien avec ses cheveux blond vénitien.
— Alors, ton expo, comment ça se passe ? demanda Marie.
— J’ai vendu une toile ! Tu te rends compte ? Je suis supercontente !
— C’est génial !
— Et toi, ça va ?
— Oui, je peins. Et mon boulot à la librairie m’intéresse. En plus, ça
ne me prend pas trop de temps.
— Et avec ton père ?
— Oh, c’est super ! Il est très chouette… Et j’adore ses robes !
— Vu ton côté extravagant, ça ne doit pas te déplaire.
— C’est vrai, ça m’amuse. J’ai toujours été attirée par ce qui n’est pas
banal. Et là, je suis servie !
— À propos, tu ne connais pas la meilleure ? Manchette m’a invitée
chez lui demain soir ! Tu sais, le prof de dessin qui était au vernissage et
dont tu te moques parce qu’il regarde tout le temps ses chaussures quand
on lui parle…
— Tu vas y aller ?
— Oui, ça peut être drôle, non ?
— Tu me raconteras ?
— Évidemment ! Si tu veux, on peut dîner toutes les deux dans ton
quartier, au Caratello. Après-demain à une heure. C’est dimanche. J’en
profiterai pour passer à la galerie avant.
— OK !
Marie plongea sa main dans sa poche et en sortit un petit étui doré.
— Tiens, dit-elle, j’ai pensé que ça te ferait plaisir.
Carine la regarda avec tendresse. Ouvrit le cadeau et en sortit un
bracelet en pierres vertes.
— C’est joli ! s’exclama-t-elle. On dirait des gouttes d’eau !
Elle l’attacha tout de suite à son poignet et embrassa son amie.
— Ça va bien avec ma blouse, en plus !
— Il paraît que ce sont des pierres qui portent bonheur, affirma Marie.
— Dans ce cas, je ne le quitterai jamais !
33
La petite maison de Bobby Rouski surplombait les jardins de
Belleville. Dans ce quartier de Paris, le commissaire Léon avait
l’impression d’être hors du temps. En traversant ces vieilles rues pavées,
on s’attendait à tout moment à voir surgir une diligence ou un coutelier
poussant sa charrette.
La demeure de Rouski était en partie cachée par un haut mur couvert
de lierre qui camouflait une porte en bois. Le commissaire sonna.
Attendit un moment. Sonna de nouveau.
— Il n’est peut-être pas là, fit Pinchon.
— Bon, on va en avoir le cœur net, déclara le commissaire en sortant
son passe.
La porte ne fut pas difficile à ouvrir. Elle était branlante. Ils pénétrèrent
dans une cour intérieure envahie par les mauvaises herbes et des plantes
en pot qui, vu leur état, avaient dû pousser au petit bonheur la chance. Par
contre, le commissaire ne parvint pas à ouvrir la porte d’entrée de la
maison avec son passe. Pinchon et lui, suivis de Babelutte qui semblait
traîner la patte, longèrent la façade et finirent par trouver une fenêtre mal
fermée à l’arrière, au rez-de-chaussée.
Le commissaire grimpa le premier, Pinchon lui passa le chien et
grimpa à son tour. Ils se retrouvèrent dans la cuisine, une pièce sombre et
sans âme. Des assiettes sales traînaient dans l’évier en pierre grise et, sur
la table en bois, une montagne de mégots débordait d’un cendrier. À côté
de l’armoire gisaient des cadavres de bouteilles de vin. Le living était un
peu plus accueillant. Un divan fleuri égayait la pièce et des photos
garnissaient un meuble breton.
Le commissaire les examina de plus près. Deux photos représentaient
des paysages maritimes. Sur la troisième, on voyait un jeune homme,
probablement Bobby, qui posait devant un rocher. Léon la glissa dans sa
poche. Quelques livres poussiéreux ornaient une étagère. Le commissaire
eut l’impression qu’ils servaient surtout de garniture.
— Chef, venez voir ! cria Pinchon en haut de l’escalier.
La chambre du gars n’avait rien de commun avec le rez-de-chaussée !
Un grand lit à baldaquin donnait à cette pièce un parfum de fin de siècle.
Au mur, près de la fenêtre, des portraits d’éphèbes et de personnages
ambigus, avec voilette et bas résille.
— Curieuses photos ! siffla Pinchon.
— Il ne peut s’agir que de reproductions de Pierre Molinier et du baron
von Gloeden. Les originaux sont hors de prix, expliqua le commissaire.
Et Rouski ne semble pas baigner dans le luxe. À moins que ce ne soient
des cadeaux…
Léon connaissait bien ces photographes, car son ami homosexuel belge
collectionnait tout ce qui les concernait.
— Hé, chef, regardez ce que j’ai trouvé dans le tiroir de sa table de
chevet ! fit Pinchon en brandissant une paire de menottes.
— Doit être du genre à se faire attacher aux montants du lit pour se
laisser fouetter, dit le commissaire. Le mois dernier, on en a trouvé un
comme ça qui croupissait depuis deux jours. C’est sa femme de ménage
qui nous a appelés. Le gars s’était fait attacher au radiateur,
complètement à poil, espérant le nirvâna, et l’autre s’était tiré avec son
portefeuille, sa chaîne stéréo et tout le toutim !
Il alla jeter un coup d’œil dans la salle de bains. À part la baignoire sur
pieds en émail griffé et les toilettes roses, rien de spécial. Le commissaire
remua le panier à linge, fouilla dans les poches d’un jean, n’y trouva
qu’un ticket de métro.
— Bon, allons-y, dit-il. Babelutte n’est pas avec vous ?
— Non.
Le commissaire appela son chien.
— Couillon de cabot ! grogna-t-il. Où est-il encore allé traîner ses
pattes ?
Il alla voir sous le lit, endroit de prédilection de Babelutte.
— Tiens, tiens…
Le commissaire sortit un carton et l’ouvrit. Il contenait des articles de
journaux concernant les meurtres des jeunes filles ! Pourquoi Rouski
avait-il gardé ça ? Et surtout, pourquoi les avait-il cachés sous le lit ?
Il emporta sa découverte pour la montrer à Pinchon qu’il trouva à
quatre pattes dans la cuisine, occupé à agiter un torchon sous une
armoire.
— Qu’est-ce que vous faites là, mon vieux ? Un p’tit coup de ménage
? C’est gentil, ça ! Va être content, Bobby !
— Non, chef, je cherche votre chien, et comme j’y vois rien…
— Relevez-vous, je le connais, il aurait déjà grogné. C’est qu’il est
ailleurs. Dites, vous savez ce que j’ai trouvé dans la chambre de Rouski ?
Des articles de presse sur l’affaire des meurtres aux cimetières !
— Y a plein de gens qui collectionnent les faits divers.
— Oui, mais lui il n’a gardé que ceux-là, et en plus, il les a cachés sous
son lit ! Bizarre, non ?
— Effectivement…
— Bon, il faut retrouver mon nigaud de chien, car si Rouski rentre, on
n’est pas dans le cirage ! Viol de domicile sans mandat, ça va faire mal !
— C’est quand même un peu grâce à votre chien que vous avez mis la
main sur les articles !
— C’est vrai, admit le commissaire.
— Zut, dit Pinchon, tout à l’heure, j’avais entrouvert la porte pour
aérer un peu parce que ça pue le rance, ici ! Il a dû sortir par là.
— Venez, on va voir s’il n’est pas autour de la baraque, proposa Léon.
— Babelutte ! Babelutte !
— Chef, écoutez ! Il me semble que j’ai entendu gémir…
— Z’êtes sûr ?
— Oui, ça provenait de la cabane à outils, là-bas.
— Quelle andouille, ce cabot ! grommela le commissaire. Pour ce qui
est de passer inaperçu, c’est loupé !
Il avait lu dernièrement qu’on est influencé par le prénom qu’on porte.
Il aurait dû appeler son chien Einstein. C’est sa mère qui avait insisté
pour Babelutte ! À cause de ses origines belges. Ça lui rappelait son
enfance à la mer du Nord, où elle se gavait de babeluttes, une spécialité
de l’endroit. Léon en avait goûté une un jour et le caramel était resté collé
à ses dents pendant des heures !
— Justement, avait dit Ginette, si on appelle le chien Babelutte, il te
collera aux semelles et tu ne le perdras pas.
Tu parles !
La porte de la cabane était ouverte.
— Chef, venez voir ! s’exclama Pinchon.
Babelutte était couché sous un corps pendu à une poutre. Léon éclaira
le visage du mort avec la flamme de son briquet. Reconnut le jeune
homme de la photo et vit que le malheureux avait un œil rongé par un rat
qui avait probablement longé la poutre pour se laisser glisser le long de la
corde et atterrir sur le crâne du mort.
S’était payé un festin de luxe ! Et à l’œil, en plus !
Cette fois, Babelutte avait mérité non pas un morceau de chocolat mais
la tablette entière.
34
Marie était pile à l’heure quand elle poussa la porte du Caratello, rue
Audran. Carine était toujours très ponctuelle. Peut-être l’attendait-elle
déjà devant un apéro…
Mais apparemment, Marie était la première. Seelan, le patron, l’installa
à la table face à l’entrée. Une petite femme au nœud rouge fit son
apparition. Elle était au bras d’un monsieur âgé qui avait les mêmes yeux
pétillants qu’elle. Marie reconnut la dame de la galerie où exposait son
amie et la salua.
— Je suis une amie de Carine, expliqua-t-elle. J’étais au vernissage…
— Ah, oui ! Il me semble que je vous reconnais. Je vous présente mon
papa.
Le monsieur inclina la tête.
— J’attends justement Carine, dit Marie. Elle n’est pas passée à la
galerie ce matin ?
— Non, mais vous savez, c’est dur de se lever le dimanche ! Venez
prendre le café à notre table lorsque vous aurez dîné, proposa la dame au
nœud rouge.
Marie accepta volontiers. Elle les trouvait sympathiques tous les deux.
Seelan les installa près de l’affiche de La Strada. Marie parcourut la
carte histoire de se distraire, car chaque fois qu’elle venait là elle prenait
la même chose : des raviolis Fellini ! Un régal !
Le temps passait, et toujours pas de Carine ! Au bout d’une demi-
heure, Marie commença à s’inquiéter. Son amie n’était pas du genre à
poser un lapin et elle s’étonnait qu’elle n’ait pas encore appelé le resto !
Elle demanda au patron si elle pouvait donner un coup de fil. Tomba sur
le répondeur. À deux heures moins le quart elle commanda les raviolis.
L’angoisse l’empêcha de savourer pleinement son repas.
Pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé !
Marie paya et alla dire au revoir à la galeriste et à son père avant de
partir.
— Ah bon, Carine n’est pas là ? s’étonna la dame au nœud rouge.
— Je suis inquiète, avoua Marie, car elle est toujours à l’heure, et si
elle a un problème, elle s’arrange pour prévenir.
— Elle a peut-être oublié ! dit le vieux monsieur. Ça arrive…
— Pas à elle, assura Marie.
Le vieil homme sourit. Il pensait que les jeunes sont bien naïfs de
croire qu’ils sont à l’abri des problèmes que l’on rencontre avec l’âge.
35
Confortablement installé à son bureau, le commissaire avait repris son
tricot. Il espérait que cette fois personne ne viendrait le déranger.
Couché à ses pieds, Babelutte n’en revenait pas encore d’avoir reçu du
chocolat pour avoir fait une connerie. Décidément, c’était le monde à
l’envers ! Son maître était-il devenu gaga ? Un chat venu de nulle part lui
avait couru après, et Babelutte avait foncé dans le jardin la tête la
première dans une porte pourrie. Il s’était retrouvé à moitié groggy sous
un truc qui pendouillait. D’habitude, quand il fichait le camp ainsi, il
recevait une raclée ! Il était très perturbé. N’avait plus de repères !
Devant lui, Léon avait étalé les articles de journaux trouvés chez
Bobby Rouski, ainsi que la photo du jeune homme. Avait-il eu des
remords et s’était-il pendu après avoir assassiné les trois jeunes filles ?
Toc ! Toc !
— J’avais demandé qu’on me laisse tranquille ! grogna le commissaire
Léon en rangeant son tricot. Je réfléchis !
— C’est le rapport du lieutenant Bornéo à propos de Bobby Roustons,
fit la voix aiguë de Nina Tchitchi.
— Rouski ! Entrez, cria le commissaire.
Nina pénétra dans le bureau en tortillant du croupion. Elle portait une
minijupe moulante en lamé qui faisait ressortir ses fesses rondes et un
pull chaussette qui allait bientôt craquer sous le volume de ses seins !
— Dites, on n’est pas au Moulin-Rouge, ici, fit le commissaire qui
commençait à avoir une érection.
— Vous préféreriez que je m’habille comme Madame Chapeau ?
Madame Chapeau – surnommée ainsi parce qu’elle portait toujours un
bibi vert chasseur avec une plume de faisan plantée sur le côté – était une
habituée de la PJ. Au moins une fois par mois, elle venait déposer plainte
contre son voisin du dessus, un vieux monsieur qui jouait aux boules sur
son plancher avec ses copains.
— Ne passez pas d’un extrême à l’autre, ma chère. Seulement ne vous
étonnez pas si un jour vous vous faites violer au coin d’une rue !
— Mais, commissaire, je n’attends que ça ! déclara-t-elle en déposant
le dossier sur son bureau.
Même si c’était pour une bonne action, elle ne devait pas compter sur
lui ! Léon avait pour principe de ne jamais mélanger le cul et le boulot.
C’était une source d’emmerdes.
— Pinchon n’est pas encore arrivé ? demanda-t-il.
— Qui ça ?
— Pin-chon ! articula le commissaire. Vous devriez cesser de porter
des boucles d’oreilles aussi extravagantes, ça rend sourde ! D’ailleurs,
c’est quoi ces trucs rouges qui pendouillent jusque dans votre cou ?
— Des capotes à la framboise. On ne sait jamais… En cas d’urgence !
— C’est ça. Vaut mieux être prévoyante. Envoyez-moi Pinchon quand
il arrive.
Nina s’en alla en claquant la porte. Qu’est-ce qu’il avait dit ? Elle
semblait fâchée ! Bah, pensa Léon, avec les gonzesses, faut pas chercher
à comprendre.
Il reprit son tricot qu’il avait caché sous la table, comme d’habitude, et
il termina son rang avant de se plonger dans le dossier Rouski. Le jeune
homme, fils d’un émigré russe, avait vécu plusieurs années à Alger avant
de venir à Paris, où il posait pour des élèves de l’Académie des beaux-
arts. En dehors de ça, il travaillait dans un resto du Marais, Les Fous de
l’Île.
D’après les premières estimations du médecin légiste, sa mort
remontait à quelques heures seulement. Le rat devait être affamé pour
s’être précipité sur ce festin tombé du ciel !
Au moment où le commissaire s’apprêtait à relire les articles trouvés
sous le lit de Rouski, on frappa à la porte.
— ’Trez !
Pinchon – ou plutôt son fantôme – apparut.
— Ben qu’est-ce qui vous est arrivé, mon vieux ? On dirait que vous
venez d’avaler votre dentier !
— M’en parlez pas, chef.
Le commissaire se rappela soudain que son collègue lui avait dit qu’il
était invité chez Nina Tchitchi la veille au soir. Et il lui avait demandé de
raconter à sa femme qu’il était chez lui pour causer boulot ! Mais avec la
découverte du pendu, ça lui était complètement sorti de la tête. Il était
resté jusqu’à l’arrivée des flics et avait bavardé longuement avec le
médecin légiste. Pinchon, lui, était parti plus tôt.
— Merde ! Désolé, mon vieux ! J’ai oublié d’avertir ma mère au cas
où votre femme lui téléphonerait…
— C’est rien, chef. Votre maman est une personne intelligente. Elle
s’est bien doutée de quelque chose et elle a dit à ma femme que nous
étions en réunion de travail dans votre bureau avec ordre de ne pas nous
déranger.
— Je reconnais bien là ma mère ! Elle a toujours été très forte pour
raconter des bobards. Mais alors, qu’est-ce qui s’est passé ?
— Il… il s’est passé que Mlle Tchitchi a voulu me violer, chef. Elle
m’a fait boire, puis elle a ôté mon pantalon et elle m’a sauté dessus !
— Bah, c’est pour ça que vous faites cette tête ? Y en a qui auraient
bien aimé être à votre place, Pinchon.
— Oui, ben pas moi ! Cette folle a des nichons comme des bulldozers,
et en plus, elle mord ! Une vraie sauvage ! J’ai dit à ma femme que
c’était votre chien, chef.
Roulé en boule sur son coussin, Babelutte entendait vaguement qu’on
parlait de lui. Il dressa une oreille, histoire d’avoir l’air vif et éveillé. Puis
il refit semblant de dormir pour mieux réfléchir à ce qu’il pourrait
inventer comme connerie pour avoir encore un bout de chocolat.
36
Marie avait rappelé Carine en sortant du resto. Elle n’était toujours pas
chez elle. Le lendemain, elle fut encore plus inquiète quand elle ne la vit
pas à l’école ! Elle fonça chez Manchette, le prof de dessin, et lui
demanda si Carine était allée chez lui l’avant-veille au soir.
— Mais ça ne vous regarde pas, fit-il, le nez pointé vers ses
chaussures.
— Si, ça me regarde ! Il se fait que Carine est mon amie, que j’avais
rendez-vous avec elle hier midi et qu’elle n’est pas venue. Depuis, plus
de nouvelles.
— Elle a dû avoir un empêchement.
— Non, elle m’aurait prévenue.
— Écoutez, mademoiselle, je ne suis pas une agence de
renseignements et j’ai encore droit à ma vie privée. Si ça vous pose un
problème, allez la voir chez elle. Elle est peut-être malade…
— Si c’était le cas, elle m’aurait appelée.
— Elle n’a probablement pas envie de vous parler !
— C’est ça ! Merci quand même ! râla Marie.
Elle n’aimait pas ce type. C’était sans doute un bon prof, mais il avait
une tronche de premier de la classe. Elle trouverait bien un moyen de
savoir… Suffisait de le suivre après les cours pour voir où il habitait et de
demander aux voisins s’ils avaient vu une jeune fille entrer chez lui
l’avant-veille au soir. Les vieilles cachées derrière les rideaux, ça existe
encore !
À quatre heures, Marie se précipita à la sortie pour ne pas louper sa
proie. Heureusement, il prenait le métro, sinon il aurait fallu demander à
un copain qui avait une bagnole de le suivre. Et elle ne voulait mêler
personne à cette histoire.
Marie se fondit dans la foule qui s’enfonçait dans le métro et monta
dans le wagon situé juste derrière celui du prof. Il descendit à Odéon –
elle aussi –, remonta la rue Saint-Sulpice et pénétra dans un vieil
immeuble avec une arrière-cour ornée d’une petite fontaine. Il grimpa
l’escalier. Elle attendit quelques minutes avant de le suivre.
— Hé, là ! Où vous allez ?
Elle sursauta. Une vilaine femme blonde décolorée avec des narines à
cuire un œuf dedans la toisait méchamment, accrochée à son balai de
sorcière.
— Euh… Chez M. Manchette.
— Ça va, dit-elle.
— Dites-moi, vous ne savez pas si avant-hier soir il a eu la visite d’une
de mes amies, une jolie fille avec des cheveux blond vénitien…
Elle sortit une photo de son sac à dos, la seule qu’elle possédait de
Carine, prise lors d’une soirée chez des copains.
— Je suis pas là pour répondre à des indiscrétions sur les gens de
l’immeuble, déclara la concierge.
Marie fouilla dans ses poches et lui tendit un billet.
— Si, elle est venue.
— Je vous remercie. Excusez-moi, mais j’ai oublié à quel étage habite
M. Manchette.
— Au deuxième.
Marie grimpa l’escalier et, arrivée devant la porte du prof, elle frappa.
Elle entendit des pas, devina qu’il l’observait par l’œilleton et qu’il
devait se demander s’il allait lui ouvrir ou pas.
— Si vous n’ouvrez pas, décréta Marie, je reviens avec les flics ! Je
sais que Carine est venue chez vous, c’est la concierge qui me l’a dit.
Un grincement. La porte s’ouvrit.
— Je n’ai jamais dit qu’elle n’était pas venue, expliqua le prof, mais
elle n’est restée qu’une demi-heure, puis elle est partie en prétextant un
rendez-vous je ne sais plus où !
— Vous avez intérêt à vous rappeler !
— Ah, vous m’énervez à la fin ! Je n’ai rien à voir avec cette histoire,
moi !
— Si, car vous êtes le dernier à l’avoir vue.
Elle allait ajouter vivante, mais elle se tut.
— Il me semble qu’elle m’a parlé d’un loup dans un faubourg… Un
truc comme ça, complètement farfelu. Elle n’est pas un peu affabulatrice,
votre amie ?
— C’est pas parce qu’elle n’a pas voulu coucher avec vous qu’il faut
dire du mal d’elle, conclut Marie.
Et elle le planta là !
Avant de quitter l’immeuble, elle alla revoir la concierge pour vérifier
les dires de Manchette et s’assurer que Carine était partie tôt. Avec un
autre petit billet, la concierge confirma avoir vu partir la jeune fille, mais
elle ne se souvenait pas de l’heure exacte, parce qu’elle ne s’occupait pas
de la vie privée des autres, comprenez ?
37
Le commissaire éplucha à nouveau le dossier de Rouski et n’y trouva
pas ce qu’il cherchait. Il appela Bornéo. Entendit des pleurs à l’autre bout
du fil.
— C’est le petit dernier qui pleurniche comme ça ?
— Non, c’est Nina. Elle a perdu une boucle d’oreille !
— Tu es en plein drame, mon pauvre vieux ! se moqua Léon.
— Tais-toi, murmura-t-il, ça fait un quart d’heure qu’elle est à quatre
pattes sous mon bureau…
— Petit veinard, va ! Dis donc, sans vouloir te déranger, est-ce que tu
pourrais vérifier si Rouski n’a pas été en contact avec les victimes du
cimetière ? Va voir du côté des Fous de l’Île, moi je vais faire un tour à
l’Académie des beaux-arts. Est-ce qu’il a encore des parents ?
— Pas que je sache. Le labo n’a pas donné ses résultats ?
— Non. Ils doivent êtres débordés, comme d’habitude. À propos, dit le
commissaire avant de raccrocher, attention de ne pas te faire mordre !
C’est vrai, ça ! On n’allait pas encore accuser Babelutte !
Le commissaire Léon enfila sa veste et quitta son bureau, suivi de son
chien.
Il traversa la cour de la PJ et eut encore droit au clin d’œil du
concierge. Il fit semblant de n’avoir rien remarqué. En grimpant dans la
voiture de police, il eut la surprise de voir un petit sapin vert accroché au
rétroviseur ! Dessus, il était écrit « Senteur des pinèdes ». Sa mère avait
pendu le même dans les waters !
38
Marie avait emprunté la mobylette de son père pour aller chez Carine.
Elle sonna à sa porte. Personne. Elle insista, en vain ! Puis elle sonna
chez le concierge. Le gros bonhomme vint lui ouvrir. Une insoutenable
odeur de pourri émanait de son antre. Il avait un T-shirt plein de taches de
graisse, un ventre rempli de bourrelets et d’épais sourcils en broussaille.
Marie l’avait déjà croisé quelques fois. Il parut la reconnaître.
— Bonjour, je suis inquiète parce que je n’ai plus vu Carine depuis un
moment et…
— Vous direz à votre copine que quand elle s’en va pour plusieurs
jours elle ferait bien de prévenir. J’suis pas sa boîte aux lettres, moi ! dit-
il en postillonnant d’épaisses gouttelettes jaunes.
Marie recula. Ce type la dégoûtait ! Devait être du genre à se tripoter
tout seul le soir en matant des pornos à la télé.
— Vous êtes certain qu’elle n’est pas chez elle ? Elle a pu s’évanouir
ou se cogner…
— J’l’ai pas vue rentrer.
— Peut-être que vous dormiez…
— J’suis insomniaque.
— Tenez, voilà mon numéro de téléphone, dit-elle en lui tendant une
carte de visite. Si vous avez des nouvelles, appelez-moi !
— Hé, il est pas marqué France Télécom sur mon front !
Non, il est marqué gros con, pensa Marie.
— Quand l’avez-vous vue pour la dernière fois ?
— Hé, t’es Julie Lescaut, toi ?
— C’est important, je vous en prie.
— J’l’ai plus revue depuis samedi soir. J’ai rien d’autre à dire, fit-il en
lui claquant la porte au nez.
Marie était désemparée. Fallait-il avertir la police ? Après tout, son
amie n’avait disparu que depuis deux jours ! Les flics lui répondraient
que Carine était une grande fille qui avait le droit de découcher sans en
avertir qui que ce soit ! Pourtant, Marie avait une sale intuition… Comme
un goût amer au fond de la gorge.
Elle remonta sur sa mobylette et s’éloigna tout en réfléchissant à ce
que lui avait raconté Manchette. « Elle m’a dit qu’elle avait un rendez-
vous avec un loup dans un faubourg. »
Mais que j’suis bête !
Carine lui avait une fois parlé d’un endroit où elle était allée écouter
une femme qui chantait Fréhel. Et elle se souvenait du nom : Le Loup du
Faubourg. C’était près de la Bastille.
Marie mit les gaz et fonça.
39
Le commissaire Léon revenait de l’Académie des beaux-arts où avait
posé Bobby Rouski. Il était content. La pêche avait été bonne. Pas du
côté du pendu, mais des victimes…
Rouski passait pour un garçon gentil, plutôt secret et peu bavard. On
ne lui connaissait pas d’amis à l’académie. Sa vie privée il la vivait en
dehors. Poser nu n’avait jamais eu l’air de lui causer de problèmes et il
était clair qu’il faisait surtout ça pour le pognon. Mais aussi pour le
plaisir d’exhiber son corps.
Quand le commissaire avait montré les portraits-robots reconstitués sur
ordinateur à partir de deux des victimes les moins abîmées, le directeur
avait reconnu l’une de ses élèves.
— Pourquoi n’avez-vous pas signalé sa disparition ? lui avait demandé
Léon.
— Parce qu’elle était inscrite comme élève libre. Vous savez, ici,
certains vont et viennent. Ce sont des adultes ! Ils assistent aux cours
parfois pendant un mois, puis s’en vont parce que ça ne leur plaît pas, ou
parce que c’est trop dur. S’il fallait chaque fois signaler leur disparition,
on ne ferait plus que ça !
Le directeur avait retrouvé la fiche d’inscription de la fille dans ses
archives. Elle s’appelait Lola Barnes et était d’origine anglaise. C’était
celle dont le corps avait été découvert au cimetière Saint-Vincent,
précisément par le gars à qui Rouski avait donné rendez-vous. D’après le
directeur, elle n’avait pas de famille. Le commissaire avait également
interrogé son prof de peinture, qui se souvenait surtout de son talent et
avait cru qu’elle était partie parce qu’elle s’était vite rendu compte
qu’elle n’avait rien à apprendre ici.
En parlant avec lui, le commissaire avait aussi appris qu’on employait
souvent du blanc de titane pour couvrir la toile avant de peindre, afin de
rendre les couleurs plus lumineuses. Léon avait trouvé le lien entre les
victimes : la peinture. Ce qui expliquait que leurs corps aient été enterrés
à proximité de tombes de peintres célèbres. Restait à élucider pourquoi le
meurtrier avait gravé le signe AGLA à côté des cadavres.
Rouski avait probablement posé ailleurs et rencontré ces jeunes
femmes dans des écoles de peinture. Et il y avait de fortes chances qu’il
les ait tuées par sentiment de frustration vis-à-vis d’elles ou parce qu’il
assumait mal son homosexualité.
Bornéo, lui, n’avait rien trouvé de particulier. Rouski était bien vu par
le patron des Fous de l’Île. Il faisait du bon boulot, était aimable avec les
clients. Son absence n’avait inquiété personne, vu qu’il était en congé
depuis une semaine !
Cette fois, le commissaire Léon s’assit à son bureau, satisfait. Il prit
son tricot, pas pour mieux réfléchir, mais pour se détendre. Comme une
récompense.
40
Marie gara sa mobylette devant le Loup du Faubourg, rue de la
Roquette. L’endroit était accueillant. Une petite scène au fond lui donnait
un air de fête. Marie aimait bien les cafés-théâtres, c’est souvent là qu’il
se passait vraiment des choses intéressantes.
Elle commanda un jus d’orange et montra la photo de Carine à la
serveuse, lui demandant si elle ne l’avait pas vue le samedi soir
précédent.
— Ça ne me dit rien, fit-elle. Le soir, il y a toujours du monde et je ne
fais pas vraiment attention aux gens. Il faut que le service suive…
— Je comprends, dit Marie, déçue.
— Mais allez demander à Marie-Pierre. C’est elle qui gère le lieu avec
son amie. Elle se souviendra peut-être de quelque chose. Tous les soirs,
elle est à l’entrée pour accueillir les clients. Tenez, elle est là-bas, au
fond.
Marie se dirigea vers la patronne qui lisait un texte, assise à une table.
Elle lui présenta la photo, assortie des mêmes explications.
— Oui, oui, dit-elle avec un grand sourire, je la reconnais ! Cette petite
est déjà venue ici quelques fois.
— Est-ce qu’elle était seule la dernière fois ?
— Non, il y avait un monsieur qui l’attendait. Ils ne sont d’ailleurs pas
restés pour le spectacle.
— Comment était-il ? Vous vous en souvenez ?
— Oui, parce qu’il vient déjeuner à côté tous les midi. Il doit avoir la
cinquantaine et porte souvent des costumes clairs. Il a l’air d’un artiste.
Marie regarda sa montre. Il était midi moins le quart.
— Ça vous ennuierait de sortir avec moi vers midi et de me le désigner
discrètement si vous le voyez au resto ?
— Pas du tout !
Marie retourna boire son jus d’orange au comptoir et feuilleta le
programme. Elle se promit de venir un de ces soirs. Comme si elle
devinait ses pensées, la patronne l’invita à écouter Jehan, un Brel
toulousain bourré de talent, qui chantait des chansons de Bernard Dimey.
— Vous savez, expliqua-t-elle, c’est ce poète montmartrois qui a écrit
des tas de chansons très connues comme Syracuse, Mon truc en plumes…
Marie connaissait.
À midi, elles quittèrent le Loup pour aller jeter un coup d’œil à côté.
— Il est là, dit Marie-Pierre. C’est l’homme dans le coin, avec des
cheveux gris et un costume beige.
Marie reconnut le type qu’elle avait remarqué à la galerie, lors du
vernissage de Carine. Le seul qui paraissait plus attentif aux toiles
exposées qu’aux invités qui péroraient dans la salle.
Elle remercia la dame du Loup, laissa sa mobylette au même endroit et
alla s’asseoir à la terrasse du bistrot d’en face, où elle sirota un autre jus
d’orange en attendant que le type quitte le resto. Moins d’une heure plus
tard, il sortit et glissa quelques pièces dans un parcmètre à côté d’une
grosse voiture noire. Marie le suivit discrètement jusque dans la rue de
Lappe. Il entra dans une galerie d’art et réapparut peu après avec un
tableau sous le bras. Revenu rue de la Roquette, il ouvrit la portière de la
grosse voiture noire, posa le tableau à l’arrière et démarra.
Marie grimpa sur sa mobylette et le fila. Elle le perdit dans le trafic,
mais elle avait eu le réflexe de mémoriser le numéro de sa plaque
minéralogique.
41
Nina Tchitchi avait mis sa robe rouge « pomme d’amour ». Le tissu
lamé donnait envie de mordre dans ses fesses caramélisées. Babelutte la
regardait comme un gros bonbon. Il se mit à saliver.
— Qu’est-ce qu’il a votre cabot à me suivre ainsi ? demanda-t-elle au
commissaire qui était venu passer sa plante verte sous le robinet, dans le
couloir.
— Sais pas. J’ai toujours cru qu’il était pédé. J’espère qu’il ne va pas
mal tourner !
Nina haussa les épaules et alla se servir un café.
— Vous en voulez un, commissaire ?
— Non merci. Je préfère un whisky.
— À cette heure-ci ?
— Y a pas d’heure pour se faire plaisir. À ce propos, fit-il avec un petit
sourire malicieux, vous avez retrouvé votre boucle d’oreille ?
— Euh… Oh, oui, oui. C’était une qui faisait ventilateur en même
temps, et quand je l’ai mise en route, elle s’est carrément envolée !
— Jusque dans le bureau de Bornéo ?
— Oui. Il avait laissé sa porte ouverte.
Si tu crois pas celle-là, mon vieux Léon, elle t’en fera avaler une
autre…
— C’est puissant, ces petites choses, dit-il en ayant des pensées
grivoises, l’imaginant à quatre pattes entre les jambes de son collègue.
— Pourtant, j’ai pas tiré dessus !
Il faillit éclater de rire. Mais la sonnerie du téléphone dans son bureau
le sauva.
C’était le médecin de l’Institut médico-légal. Encore une joyeuse
conversation en perspective !
— Ça va, commissaire ? La forme ?
— Eh oui ! Pas de chance pour vous. Je ne suis pas encore prêt à venir
m’étendre dans votre salon des Mille et Une Nuits !
— Dommage, vous n’imaginez pas le bonheur qu’éprouvent mes
visiteurs à se laisser tripoter par mes petites mains habiles. Parfois, il me
semble même en voir sourire certains.
— Prenez garde que l’un d’entre eux ne vous saute au cou pour vous
embrasser.
— Ouais… À propos de cou, j’ai relevé des traces d’ecchymoses dans
celui de votre Boby Lapointe. Aussi des fractures de l’hyoïde et du
thyroïde. Il s’agit ici d’une strangulation par ligature, car l’orientation des
lésions cutanées situées plus bas est horizontale. En revanche, j’ai décelé
des signes anormaux qui m’ont fait pousser les analyses plus loin et ont
confirmé mes doutes. Votre gars n’est pas mort étranglé.
— Quoi ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
— Il est mort empoisonné. J’ai fait faire une analyse toxicologique qui
a permis de confirmer la présence de cyanure dans le sang.
— Comme dans les cadavres de deux des jeunes filles ! s’exclama le
commissaire.
— C’est peut-être une pure coïncidence.
— Est-ce que le fait de s’injecter du cyanure donne encore le temps de
se pendre après ? demanda Léon.
— Oui, si la dose ne dépasse pas un demi-milligramme. Et dans son
cas, c’est limite ! Par contre, la dose trouvée dans le sang des victimes est
nettement supérieure ! Avec ça dans le corps, c’est le coma et la mort
rapide ! Elles n’ont pas eu le temps d’aller cueillir des champignons.
— Ça veut dire que quelqu’un a pu lui injecter cette substance et le
pendre ensuite, conclut le commissaire.
— Exact. D’autant qu’on n’a pas trouvé de traces de fibres sur les
mains du pendu.
— Tout cela ne prouve pas pour autant qu’il ne soit pas l’assassin des
jeunes filles, car il peut s’agir d’un acte de vengeance. On a pu lui
injecter une dose de cyanure comme aux victimes pour qu’il ressente les
souffrances qu’il leur avait infligées, et le pendre ensuite pour faire croire
à un suicide.
— À part vous, vos collègues et moi, commissaire, qui était au courant
que ces filles avaient été empoisonnées au cyanure ?
— Personne. Mais vous savez, les informations circulent vite. Et les
journalistes sont à l’affût ! L’un d’eux a pu en faire mention dans un
article.
— Bon, faut que je vous laisse. Y a de la marchandise qui vient
d’arriver. Au plaisir, cher ami.
Pour ça, oui, c’était un vrai plaisir ! Qu’est-ce qu’on se marre dans la
police !
Nina frappa à la porte et n’attendit pas la réponse du commissaire pour
l’ouvrir. Heureusement qu’il avait rangé son tricot…
— C’est le voisin qui habite au-dessus de chez Mme Chapeau,
commissaire. Vous savez, rue Blondel. Il veut absolument vous voir et…
— Faites-le entrer.
— Il est dans un état ! dit-elle en se mordant la lèvre.
Un petit bonhomme rondouillard apparut. Il avait le visage tout rouge
et un œil caché par un pansement.
— ’Seyez-vous, proposa le commissaire Léon.
— Je viens déposer plainte pour coups et blessures, avec demande
d’internement de l’agresseur avant qu’il y ait un meurtre, déclara tout de
go le plaignant.
— Mme Cha… euh, Ballu n’irait quand même pas jusqu’à vous tuer !
— Elle, peut-être pas, mais moi, si ! Ça fait trois ans que j’ai
emménagé dans cet immeuble et trois ans qu’elle m’emmerde à venir
tambouriner à ma porte ou à se plaindre chez vous chaque fois que je fais
un pet de travers ! Z’avez vu ce qu’elle m’a fait, cette folle ?
Il souleva le pansement recouvrant son œil qui avait doublé de volume.
Un gros œuf de pigeon !
— M’a tapé une boule de pétanque dans la gueule ! Vous vous rendez
compte ? J’aurais pu être borgne ! Et comment j’aurais fait après pour
pointer, moi ?
— Vous êtes au chômage ?
— Non, je suis à la retraite. Je parlais de pointer aux boules,
commissaire. N’êtes pas amateur ?
— Si, quand je vais passer mes vacances en Provence, ça m’arrive de
jouer. Mais c’est plutôt pour l’ambiance et le pastis ! Quand même, vous
devriez peut-être faire moins de bruit. Je suppose que vous ne jouez pas
avec des boules en plastique !
— Non, elles sont en laiton.
— Raison de plus ! Vous imaginez le potin que ça doit faire quand ça
roule sur le plancher ?
— C’est ma seule distraction, commissaire. Tout le monde n’a pas
envie de s’abrutir devant les programmes débiles de la télé comme cette
dingue ! Moi, je viens pas emmerder les flics chaque fois qu’elle ouvre sa
télé à fond la caisse et que j’ai les tympans pollués par des feuilletons
pour malades mentaux !
— Vous devriez mettre de la moquette.
— Z’avez déjà joué aux boules sur de la moquette, vous ? Je vous
aurai prévenu… Si vous ne faites pas enfermer cette zinzin chez les
mabouls, je vous l’apporte en kit la prochaine fois.
— Mon collègue va taper votre déposition.
Il appela Nina et lui demanda de conduire le plaignant chez Pinchon.
— Il n’est pas là, commissaire. Il est parti rechercher son portable…
Paraît qu’il l’a oublié dans un pot de fleurs sur son balcon. Y pense peut-
être que ça s’arrose ?
— Emmenez Monsieur chez le stagiaire, ça lui fera les crocs.
Le gros bonhomme le salua et sortit. Léon ne put s’empêcher de penser
qu’il ressemblait à un cochonnet.
42
Ce jour-là, les cours de Marie se terminaient à midi. Irma en avait
profité pour inviter sa fille à déjeuner au Colibri et la présenter à ses
potes.
— Ça te changera les idées, avait-elle dit.
Elle voyait bien que la jeune fille était tracassée par quelque chose.
Marie avait fini par lui avouer qu’elle s’inquiétait pour son amie.
— Je ne voulais pas t’embêter avec ça, d’autant que je me fais
sûrement du souci pour rien. Mais ce n’est pas dans les habitudes de
Carine de poser un lapin ! Je suis allée voir chez elle et chez Manchette,
le prof avec qui elle avait rendez-vous la veille de notre déjeuner à la
Rughetta. Il m’a certifié qu’elle était restée peu de temps avec lui et
qu’elle était partie une demi-heure après… Mais c’est pas tout ! Le mec
qu’on a retrouvé pendu, tu sais, celui qui avait sa photo dans le journal,
eh bien il était serveur aux Fous de l’Île, un resto où je suis allée avec
Carine, dans le Marais.
— Bah, c’est le hasard ! Ne te mets pas martel en tête.
Marie hésita à lui parler du Loup du Faubourg. Le type avec qui Carine
avait rendez-vous n’avait peut-être rien à voir avec sa disparition. Fallait
qu’elle vérifie d’abord.
— Tu paniques trop vite ! Ta copine en a probablement eu marre de
Paris et elle s’est barrée au soleil. Je faisais souvent des trucs comme ça
quand j’étais jeune.
— Tu as sans doute raison, papa. J’ai dû me faire un cinéma à cause de
toutes ces filles qu’on a retrouvées assassinées dans les cimetières. J’te
quitte, fit Marie en embrassant son père, sinon je vais arriver en retard
aux cours.
Tout en terminant sa tasse de café, Irma la regarda s’éloigner dans la
rue. Elle regrettait de ne pas l’avoir connue petite fille, avec son cartable
trop grand pour elle. Ses premiers jours à l’école, ses rires d’enfant…
Toutes ces images tant de fois inventées et rangées dans sa mémoire
fermée à double tour pour ne pas pleurer.
À onze heures trente, chaussée de ses pantoufles de combat, Irma était
allée en éclaireuse prendre l’apéro au Colibri et surtout prévenir toute la
smala de l’arrivée de sa progéniture. Bibiche astiquait le comptoir
pendant que Jeannot s’affairait en cuisine.
— Bonjour, ma puce, lança joyeusement Irma à l’égard de la patronne.
— Mgrmm…
— Ben alors, t’as avalé ton string ?
— L’embête pas, fit Rose, perchée sur son tabouret. Elle râle parce que
le cuisinier devait venir à dix heures ce matin et qu’il n’est pas encore là,
cet abruti.
— On a des réservations pour ce midi, expliqua Bibiche. Un car de
Belges. Et en général, ils sont pile poil à l’heure ces gens-là. La dernière
fois, ils sont arrivés à onze heures pour l’apéro et ils sont repartis à quatre
heures pour pas rater le car.
— Mais alors, ils n’ont rien vu de Paris ! s’exclama Irma.
— Si, ils m’ont demandé où était le Moulin-Rouge, pour pas mourir
idiots…
— Quand t’as vu le Colibri, t’as tout vu ! Dis donc, ma vieille, tu t’es
mise sur ton trente et un, je vois ! fit Rose en fixant le chouchou que le
travelo ménagère avait mis dans ses cheveux pour retenir ses trois
mèches.
— C’est parce que j’ai invité ma fille à dîner ici pour vous la présenter,
dit-elle fièrement.
— C’est bien, mais t’aurais pu prendre le temps de te raser !
— Hé ! la Pompadour, est-ce que je m’occupe de tes poils de cul, moi
? répliqua Irma.
L’arrivée du commissaire Léon mit fin à leur conversation mondaine.
— Bonjour, ça va ? demanda-t-il.
— Non, ça ne va pas ! lâcha Irma. Le cuisinier a été kidnappé.
— Depuis le temps qu’il attend ça, railla Rose.
— Où est Jeannot ? s’enquit Léon.
— Dans la cuisine. Faudrait qu’il se repose, mais il a jamais
l’occasion, le pauvre ! Y a toujours quelque chose.
Léon aimait bien la femme de Jeannot. Sous son air parfois grognon,
elle cachait un bon cœur.
— Vous dînez ici, m’sieur Léon ?
— Oui. Je prendrai le plat du jour.
Il commanda un porto et paya un verre à Rose et à Irma.
— À propos, demanda Rose, où est passé le petit mignon qui est venu
une fois avec vous ?
Pinchon l’avait raccompagné un soir et, pour le remercier, Léon lui
avait offert l’apéro.
— Il a beaucoup de boulot. Il s’initie à l’électronique…
— Je veux bien son adresse à çui-là ! Ça fait longtemps que j’ai plus
vu une paire de couilles !
— Hé, si t’as envie, j’peux te montrer les miennes ! cria une voix au
fond du bistrot.
C’était le boxeur, un ex-champion devenu poivrot, qui passait là de
temps en temps.
— J’ai parlé de couilles, pas de reliques ! précisa Rose.
Le commissaire sourit. Dans ses vêtements chics, avec sa permanente à
la Marie-Sophie de Bourbon-Sicile et ses ongles manucurés, elle avait
l’air d’une femme du monde. D’ailleurs, quand on la croisait en-dehors
du bistrot – ce qui était assez rare –, elle avait un langage plutôt châtié.
Mais ici elle se relâchait. Un vrai bonheur.
— Ah ! T’es là, toi ! Où t’étais passé ? s’écria Bibiche en voyant se
pointer le cuisinier. On va leur servir quoi à nos touristes belges ? Des
zamburgères ? J’espère que t’as une bonne excuse !
— T’as un mot de ta mère, au moins ? demanda Irma que cette scène
semblait beaucoup amuser.
— C’est à cause d’un con de flic qui…
Il réalisa soudain que le commissaire était là !
— Oh, pardon, m’sieur Léon…
— Y a pas de mal, Maurice, il y a des cons partout. Même dans la
police !
— La fois dernière, voilà-t’y pas que j’me fais arrêter parce que j’avais
agité la sonnette de mon vélo près d’un hôpital pour pas écraser un vieux
pépé. Donc, qu’est-ce que je fais ? Ben j’enlève ma sonnette, comme ça
plus de tentations ni de problèmes avec les poulets, que j’me dis. Qu’est-
ce que vous auriez fait à ma place, m’sieur Léon ?
— Je ne sais pas. Je ne roule pas en vélo.
— Ah… Bref, ce matin, je pédalais joyeusement, tout content de venir
à mon travail, quand soudain, trîîît ! Un flic, qui m’avait repéré à un feu
rouge, siffle comme un malade au moment où je prends mon élan ! Ce
con, il m’a flanqué un procès parce que je n’avais pas de sonnette !
— La sonnette est obligatoire, expliqua le commissaire.
— Si j’peux pas m’en servir, à quoi ça sert ?
— Les règlements, c’est comme le sexe, conclut Rose. Si tu cherches à
comprendre, t’attrapes des hémorroïdes au cerveau.
— Chut ! Voilà Marie ! clama Irma. Tâche d’avoir un langage châtié !
— Non mais je rêve ! Tu t’es déjà entendue, toi, quand tu causes ? On
dirait une benne à ordures…
— Commissaire, je vous présente ma fille, dit la diva des ménages.
Marie salua tout le monde et embrassa son père.
Irma vida son verre et proposa au commissaire Léon de venir s’asseoir
à leur table pour déjeuner. Il accepta volontiers, trouvant la petite plutôt
mignonne. Se demandait – à part le chouchou dans les cheveux – ce
qu’elle pouvait bien avoir de commun avec son père.
Jeannot apporta une bavette aux échalotes avec des pommes de terre
sautées. Il avait la tignasse en bataille et l’air d’avoir dormi au bord d’une
autoroute.
— Alors, m’sieur Léon, vous avez arrêté l’assassin ?
— Je pense bien…
— Vous pensez ou vous êtes sûr ?
— Disons que je suis presque sûr.
— Espérons, dit Jeannot, parce que si j’avais une môme, je ne serais
pas tranquille.
Il réalisa soudain que Marie devait être la fille d’Irma. Il ne l’avait
encore jamais vue, mais ces choses-là, ça se sent. D’ailleurs, quand elle
regardait sa gamine, Irma avait du soleil dans les yeux. Et pas un p’tit
soleil du Nord, non, mais un grand tout doré et tout chaud.
— Jeannot, je te présente Marie.
— Je peux lui faire la bise ?
— T’en rates pas une, toi ! plaisanta Irma.
— Allez, bon appétit !
Il les laissa bavarder et retourna à la cuisine donner un coup de main à
Maurice. Les Belges venaient d’arriver. Ils avaient déjà le nez rouge…
Léon aimait bien les Belges. Il trouvait qu’en général c’étaient des
bons vivants. Après tout, il avait aussi du sang de Gaulois dans les veines
!
À la fin du repas, Irma s’en alla aux toilettes.
— Hé, fais attention de pas te pisser dessus ! Soulève ta jupe ! lui
conseilla Rose.
Irma haussa les épaules. Elle avait l’habitude.
Marie profita d’être seule avec le commissaire pour lui parler.
— Ça tombe bien que vous soyez là, je voulais justement vous voir,
commissaire. Papa m’a dit que vous étiez un de ses amis.
Elle avait bien réfléchi. Ne voulait pas lui faire part de ses craintes à
l’égard de Carine, sinon, elle devrait aller au commissariat. Et ça, pas
question ! Sa mère lui avait flanqué la trouille des flics. Elle lui avait
toujours dit d’éviter à tout prix la justice. Elle trouvait que c’étaient tous
des pourris et que les avocats étaient pires encore. Même si le
commissaire Léon avait l’air sympa, il ne fallait pas s’y fier. « Ne fais
jamais confiance à un flic ! » lui avait souvent seriné sa mère.
— Voilà, expliqua-t-elle, un chauffard a heurté ma mobylette en face
du Loup du Faubourg, rue de la Roquette, et il a filé. Mais j’ai eu le
temps de relever son numéro de plaque. Tenez, le voici ! Le problème est
que si je n’ai pas son nom et son adresse, l’assurance refusera de me
rembourser. Pourriez m’aider ?
— C’est pas très légal, ça, dit le commissaire.
— S’il vous plaît !
Elle avait des yeux craquants.
— Je vous téléphone cet après-midi, promit-il.
— Merci ! C’est très gentil ! Seulement, je voudrais que vous n’en
parliez pas à mon père. C’est sa mobylette…
— Il va s’en apercevoir.
— Non, il ne roule plus avec. Et comme souvent je prends le métro, il
ne se doutera de rien.
Irma rappliqua des toilettes. Elle s’était refait une beauté et avait mis
une touche de rouge à lèvres trouvé dans le débarras de Bibiche. Ça
venait sûrement du Pin’s, parce que quand elle avait ôté le capuchon, elle
avait entendu comme un bêlement !
Les Belges la regardèrent bizarrement. Il est vrai qu’ils n’avaient pas
l’habitude de voir une gueule à la Gainsbourg avec la bouche de Betty
Boop !
43
Le commissaire Léon avait chargé Nina Tchitchi de retrouver la trace
du chauffard qui avait heurté la mobylette de Marie. Il lui avait donné un
papier avec le numéro de plaque et le téléphone de la petite. N’avait
vraiment pas le temps de s’en occuper lui-même. Une heure plus tard,
elle avait trouvé le nom et l’adresse du gars et avait appelé la jeune fille
pour lui communiquer tout ça.
— Elle était contente comme si on lui avait décroché la lune ! dit Nina.
— Tant mieux, fit le commissaire, plongé dans ses dossiers.
La sonnerie du téléphone arracha Babelutte à son sommeil. Il était
justement en train de rêver qu’il se faisait sauter par un berger allemand
et qu’il portait un paletot en latex.
— Bonjour, chef, c’est Pinchon. J’ai des nouvelles toutes fraîches ! La
fille retrouvée par la bouchère au cimetière du Père-Lachaise a exposé
dans une galerie d’art, rue du Temple, où elle a vendu un tableau. Elle
s’appelle Sandra Durieux. Son père est mort et sa mère est internée. Ce
qui explique pourquoi personne n’a signalé sa disparition. À la fin de son
expo, elle s’est fâchée avec le galeriste et a repris ses tableaux.
— Bravo, Pinchon !
— C’est Bornéo, chef. Il m’avait demandé de l’aider à ratisser les
écoles de peinture. Quelqu’un a fini par la reconnaître grâce au portrait-
robot. Elle avait fait un court séjour d’une semaine au Louvre. Pour
vivre, elle effectuait des petits boulots à gauche et à droite.
— Merci, mon vieux.
Le commissaire raccrocha, pensif. Les deux victimes avaient en
commun un don pour la peinture. Pourquoi Rouski se serait-il attaqué à
elles plutôt qu’à n’importe quelle jeune fille ? Le blanc de titane
découvert sous les ongles de la troisième victime, dont on n’avait pu
dresser de portrait-robot vu son état de décomposition trop avancé,
tendait à prouver qu’elle aussi était peintre.
Le commissaire se sentait à la fois éloigné et proche du but. Comme
s’il avait presque toutes les pièces du puzzle, mais pas dans le bon ordre.
Son métier lui avait appris que la poussière d’étoiles avait souvent plus
d’importance que les étoiles elles-mêmes ! Il reprit son tricot et, au
moment où il allait faire les diminutions pour l’encolure du paletot de
Babelutte, il eut soudain une idée. Il appela aussitôt Nina pour lui
demander le numéro de téléphone du curé qui piquait les trombones dans
les magasins. Il eut de la chance. Le saint homme était chez lui !
— Bonjour, curé, c’est le commissaire Léon.
— J’ai rien fait, commissaire, sur la tête de la Vierge, je vous promets !
J’ai suivi vos conseils et je suis en train de fabriquer un christ avec des
canettes de Coca. Ça, on en trouve dans les poubelles, tandis que les
coquilles de moules, comme vous me le conseilliez, c’est plus difficile à
dénicher. Je n’ai pas le temps d’aller gratter les rochers à la mer.
— C’est pas pour ça que je vous appelle, curé !
— Ah bon ?
— Vous vous souvenez, la dernière fois que vous étiez dans mon
bureau, je vous avais demandé ce que signifiait le signe AGLA inscrit
auprès des corps des jeunes femmes trouvées dans les cimetières… Vous
m’aviez dit que ces mots hébreux signifiaient : « Tu es fort, toujours,
Seigneur », et vous aviez ajouté qu’il y avait une autre explication plus
mystérieuse…
— Normalement, je ne peux pas vous la dévoiler. C’est un secret.
— Refus de coopérer à une enquête, vous savez quelles peuvent être
les conséquences ?
— Bon, soupira le curé. En magie noire, il y a des adeptes qui gravent
ce signe près du corps des animaux qu’ils offrent à Satan…
— Ou des êtres humains ?
— Il y a des fous partout, commissaire. En principe, ce signe les
protège contre un retour de flamme. Ainsi, ils sont sûrs que l’âme des
défunts ne viendra pas se venger.
— Donc, si je comprends bien, ils ne font ça que quand ils ont tué ?
S’ils se suicident, ce signe n’a aucune signification ?
— C’est bien ça, commissaire.
— Merci, curé. Et fabriquez-nous une œuvre d’art ! L’Église a besoin
de renouveau…
— Quand mon christ sera terminé, je l’offrirai à la police, promis !
Le commissaire Léon faillit en avaler ses aiguilles à tricoter. Manquait
plus que ça ici !
44
Le type qui avait rencontré Carine s’appelait Valdès et habitait dans
une grande maison, allée des Brouillards à Montmartre. Marie se
rappelait que l’écrivain Roland Dorgelès avait vécu dans le coin.
Elle sonna. Quelques secondes plus tard, une voix à l’interphone lui
demanda qui elle était.
— Je suis une amie de Carine Richez.
— Carine comment ?
— Richez ! La jeune fille avec qui vous avez eu rendez-vous au Loup
du Faubourg samedi dernier.
— Ah oui, je me souviens… Entrez !
Elle entendit un déclic et poussa la porte en fer. Se retrouva dans un
parc rempli d’arbustes, plutôt mal entretenu.
L’homme était élégant. Il portait une chemise blanche, ample, et un
pantalon en lin écru avec des chaussures italiennes. Il accueillit Marie
dans un intérieur bourgeois. Très luxueux, meublé à la mode des années
cinquante. Il la pria gentiment de s’asseoir.
— Que puis-je pour vous, mademoiselle ?
— Voilà, je suis inquiète parce que mon amie a disparu. Nous avions
rendez-vous dimanche et elle n’est pas venue. Depuis, plus de nouvelles.
— C’est curieux, moi non plus, dit-il. Elle devait me rejoindre ici lundi
soir après ses cours pour m’aider à choisir le meilleur emplacement pour
son tableau, et elle m’a fait faux bond !
— Pourtant, je vous assure que ce n’est pas son habitude. Chaque fois
qu’elle a eu un empêchement, elle a toujours pris la peine de me
téléphoner.
— Elle vous a parlé de moi ?
— Oui, mentit Marie. Elle m’a appelée juste avant de vous voir…
— Et… que vous a-t-elle dit ?
— Rien. Simplement qu’elle avait rendez-vous avec vous.
— Alors, comment savez-vous où j’habite ?
Marie sentit une chaleur moite l’envahir.
— Je… J’ai demandé aux gens de la galerie. Vous leur avez acheté le
tableau…
Valdès savait que cette fille mentait. Il n’avait pas donné son adresse
aux galeristes. Il avait payé cash. Comme toujours…
— Il faut que j’y aille, déclara Marie qui se sentait de plus en plus mal
à l’aise.
— Mais non ! J’ai fait du thé ; vous prendrez bien une tasse avec
moi…
— Mon père va s’inquiéter.
Valdès ne répondit pas et se dirigea vers la cuisine.
— Vous aimez le thé à la badiane ?
— Je n’ai pas très soif.
— Il ne faut pas avoir soif pour boire du thé, ma chère. Ce breuvage
des dieux fait partie des parfums de la vie, il se déguste avec l’âme autant
qu’avec le corps, expliqua-t-il en réapparaissant avec deux bols fumants
sur un plateau.
Valdès s’assit en face d’elle et la fixa. Marie le trouva dangereusement
séduisant. Elle sentait qu’il cherchait à l’accaparer, à capturer ce qu’elle
avait de plus secret. Pour faire diversion, elle se pencha vers la table
basse et voulut saisir le bol, mais poussa aussitôt un petit cri. Valdès
sourit.
— Il ne faut jamais brûler les étapes, dit-il calmement. Le thé, c’est
comme une femme. On doit d’abord le laisser infuser, puis humer
doucement son parfum, s’en imprégner jusqu’à l’ivresse, ensuite déguster
par petites gorgées…
— En fait, je n’aime pas tellement le thé.
— Comment ? C’est un crime ! Ce sont les êtres frustes qui n’aiment
pas le thé.
— Il ne faut jamais généraliser.
— Ce que vous pouvez lâcher comme banalités ! Qu’est-ce que vous
faites dans la vie ?
— Je suis dans la même école que Carine.
— Si vous voulez devenir une vraie artiste et ressentir la quintessence
de ce qui vous entoure, commencez par vous élever au niveau de ce qui
peut vous magnifier. Portez des matières soyeuses et veloutées, apprenez
à savourer des mets aux essences rares et nourrissez-vous du meilleur,
tant physiquement que spirituellement.
— L’art peut surgir du caniveau.
— Écoutez-moi bien, vous allez comprendre… Une femme en haillons
qui se soûle au gros rouge et traîne dans les égouts ne donnera que des
éclats de blessures et d’écorchures. Une femme du monde qui se balade
dans un jardin anglais ne peindra que du vernis et des formes creuses.
Mais une fille en robe blanche tachée de fange peut être capable de
toucher au sublime. Avez-vous vu Fitzcarraldo ?
— De Werner Herzog ? Oui.
— Il y a dans ce film la plus belle image de femme que j’aie jamais
vue ! Claudia Cardinale en robe de mariée déchirée et maculée de boue.
Il saisit délicatement son bol en porcelaine, huma le thé et but une
gorgée.
— Buvez ! dit-il en fixant Marie. Vous verrez, le goût anisé est très
agréable et vous replonge dans les buissons interdits de l’enfance. Mais
prenez garde à ne pas avaler les étoiles.
Marie approcha timidement sa main du bol. Elle ne voulait plus se
brûler. Elle le toucha, sentit que ce n’était plus trop chaud, le porta à ses
lèvres et but un peu.
Valdès observait chacun de ses gestes.
Comme un prédateur qui étudie sa proie, pensa-t-elle.
— Là encore, vous allez trop vite, fit-il remarquer. Il faut prendre le
temps de laisser imprégner tous vos sens. L’odorat est aussi important
que le goût et le toucher.
Marie détestait les gens paternalistes et moralisateurs. Elle avait appris
à s’en méfier.
Une petite voix dans sa tête lui ordonnait de fuir.
— Je m’en vais, dit-elle en se levant.
Tu ne m’échapperas pas, tes ailes de mouche ne peuvent déjà plus
voler !
— Non ! Vous n’allez pas laisser ce thé ! C’est une injure à mon égard
et aussi à l’égard de cette plante. Comme si vous tuiez un animal juste
pour lui manger une oreille ! Prenez votre bol, ordonna-t-il sur un ton
soudain agressif.
La jeune fille se rassit en soupirant et obéit.
— Maintenant, fermez les yeux et délectez-vous de ce parfum céleste.
Puis buvez larme par larme…
Fais ce qu’il te dit ! Après, il te laissera partir.
Une fois le bol vide, Marie voulut se lever à nouveau. Sentit un drôle
de tourbillon dans sa tête. Assis devant elle, Valdès ne la quittait pas des
yeux. Elle le voyait dans une sorte de flou artistique, distinguant un
sourire carnassier.
En s’affalant sur le divan, Marie fit glisser le coussin en satin. Des
gouttes de pluie giclèrent sur le sol. Des petites gouttes vertes, comme les
perles d’un certain bracelet…
45
Bornéo avait questionné tous les voisins de Bobby Rouski. La rue des
Envierges avait été passée au peigne fin. Le lieutenant avait montré les
portraits-robots des jeunes filles assassinées. Personne ne les connaissait.
D’après le voisinage, Rouski ne recevait jamais chez lui. Il rentrait très
tard et ne fréquentait pas le quartier. On n’avait rien remarqué non plus le
jour de sa mort.
Un enquêteur avait photographié le lieu où Rouski avait été retrouvé
pendu, et y avait prélevé des échantillons de terre… Pour finir, les
résultats du labo avaient révélé des traces de pattes et la présence de poils
de chien et de chat, et pas n’importe lesquels : Babelutte et le matou avec
lequel il s’était bagarré dans la cabane à outils ! Pire, dans cette bagarre,
ils avaient effacé toute autre empreinte ! Mais comme c’était quand
même grâce au chien du commissaire que le mort avait été découvert, on
ne fit à ce dernier aucun commentaire.
N’empêche… Léon sentait bien qu’il avait intérêt à dénouer
rapidement cette affaire. Armé d’une puissante torche, il examina
minutieusement l’endroit, chaque centimètre de mur et de poutre, et finit
par trouver ce qu’il cherchait : le signe AGLA, gravé sous une pierre.
Cela confirmait bien que Rouski ne s’était pas pendu et que son
assassin était celui des jeunes filles. Le commissaire en conclut qu’il
avait probablement été témoin de l’un des meurtres lors d’une de ses
sorties nocturnes au cimetière et qu’on l’avait tué pour qu’il se taise.
Quant à l’assassin, il courait toujours…
46
Le vieux Bébert avait encore fait des siennes aujourd’hui. Irma était
furax. Quand elle était arrivée chez lui, elle avait cru qu’il avait chié dans
son froc avant de se rendre compte que cet imbécile s’était amusé à
tartiner le fond de son pantalon avec du choco ! Savait pas quoi inventer
pour se faire remarquer, ce con ! Irma avait passé sa matinée dans les
lessives.
L’après-midi, elle n’avait pas été plus gâtée. La vieille dont elle
s’occupait avait réussi à glisser ses cotons-tiges dans le convecteur
électrique… Un passe-temps comme un autre. Quand Irma était arrivée,
elle avait trouvé la mémé installée devant le chauffage qui diffusait une
fumée noire. Un peu plus, la baraque cramait ! Et ça la faisait rire ! La
seule chose qui aidait Irma à ne pas craquer, c’était la perspective de
retrouver sa fille le soir.
Une fois chez elle, elle s’écroula dans son fauteuil, se reposa un
moment et commença à préparer le repas. Marie était en retard. En
l’attendant, Irma alluma la télé. Y avait Annie Cordy. Ah, celle-là, elle
l’aimait bien ! Sacrée bonne femme ! Elle avait une pêche d’enfer. Irma
se mit à danser avec elle. Mais après quelques chansons, elle s’arrêta. Le
cœur n’y était plus. Irma commençait à angoisser. C’était pas dans les
habitudes de sa fille de rentrer si tard, et surtout de ne pas prévenir.
Pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé !
Elle éteignit le gaz de la cuisinière, n’ayant pas envie de manger toute
seule. Marie avait maintenant plus de trois heures de retard. Pas normal,
ça ! Irma laissa un petit mot sur la table : « Ma chérie, je suis très
inquiète. Si tu rentres, je suis au Colibri. Le commissaire y passe parfois
le soir. Viens me rejoindre aussitôt ! Ton père qui t’aime. » Et,
machinalement, elle avait signé « Irma ».
Au bistrot, elle trouva Jeannot et sa femme chacun à un bout du
comptoir. Il y avait de l’eau dans le gaz.
— Ça va, les amoureux ? lança-t-elle, histoire de dénouer cette boule
qu’elle avait dans la gorge.
— Non, ça ne va pas, grommela Jeannot. Bibiche s’est encore laissé
avoir par le « marchand de tapis miniature » ! Çui-là, y te vendrait le
Sacré-Cœur dans un bocal de cornichons ! On ne sait plus rentrer, là
derrière ! C’est rempli de merdouilles.
— C’est pas des merdouilles, répliqua Bibiche.
— Tu connais pas sa dernière acquisition ?
Irma s’attendit au pire…
— Une roue d’autobus ! Non mais tu te rends compte ? Qu’est-ce
qu’on va faire avec ça ?
— Il a dit que ça fera très joli dans un jardin en y mettant des fleurs
dedans, répliqua Bibiche.
— On n’a pas de jardin !
— Eh ben t’as qu’à la pendre au mur du bistrot avec un miroir à
l’intérieur. Ce sera original. Nulle part ailleurs tu trouves ce genre de
choses…
— Ah, pour ça, je suis tranquille ! Aucun idiot n’aura cette idée !
Qu’est-ce que je te sers, ma chérie ? demanda-t-il à Irma.
— Un double whisky.
— Ben dis donc, t’y vas fort ce soir !
— Marie n’est pas encore rentrée. J’ai les boules.
— Bah, à son âge, elle n’a peut-être pas envie d’être toujours dans les
jupes de son père…
Assise comme d’habitude sur son tabouret préféré, Rose se marrait.
— Le commissaire ne vient pas ce soir ? s’enquit Irma.
— Je ne sais pas. Je ne l’ai pas vu ce matin non plus. Mais si t’es trop
inquiète, dit Jeannot, tu peux aller jusque chez lui. C’est pas loin !
— Je sais, mais j’ai pas envie de le déranger. Déjà que toute la journée
il ne doit entendre que des gens qui se plaignent !
— Ta fille, c’est important quand même ! Moi, j’hésiterais pas. Si tu
veux, téléphone-lui avant pour voir si ça ne l’embête pas que tu passes.
Tiens, voilà son numéro, fit-il en lui tendant un petit carnet ouvert à la
lettre « L ».
Irma tomba sur Ginette, la mère du commissaire, qui lui confia que son
fils était aux toilettes mais que ça ne le dérangerait sûrement pas, même
s’il était déjà en pantoufles.
Comme ça, on sera deux, pensa Irma.
Elle, elle connaissait Ginette parce que Jeannot lui avait un jour
expliqué que la dame qui traversait la rue était la mère du commissaire.
Mais Ginette ne la connaissait pas ! Surprise, surprise !
Arrivée rue Robert-Planquette, Irma fit le code que Ginette lui avait
donné et la grille s’ouvrit sur un jardin éclairé par des réverbères. C’était
un de ces endroits magiques comme il y en avait quelques-uns à
Montmartre. Le commissaire habitait au rez-de-chaussée en entrant. Juste
à côté de la loge de la concierge. Les visiteurs devaient d’ailleurs souvent
se tromper ! C’est probablement pourquoi il avait collé une petite
pancarte sur sa fenêtre : « Babelutte n’est pas le chien de la concierge ».
Irma toqua.
— Entrez, entrez !
Ginette eut un moment de stupeur en voyant Irma. Arrêt sur image !
Clac ! Mais la mécanique reprit vite le dessus.
— Mon fils vous attend, annonça-t-elle avec un grand sourire. Léon, y
a le monsieur qui a sonné tantôt, qui est là avec ses slaches1. Alleï, toi !
Ginette avait gardé pas mal d’expressions belges, ayant vécu là-bas
très longtemps. Quant à son accent, il suffisait qu’elle retourne à
Bruxelles pour qu’il revienne au galop !
Effectivement, le commissaire avait ses pantoufles. De belles vertes à
carreaux avec de la mimine qui dépasse.
— Désolée de vous déranger, dit Irma, mais je suis très inquiète parce
que Marie n’est pas rentrée ce soir.
— Vous avez bien fait de venir, Irma.
— Oh, s’exclama Ginette, je vous demande pardon ! Je vous ai appelé
« monsieur » tout à l’heure !
— Y a pas de mal, j’ai l’habitude…
— Vous voulez une couque ? proposa-t-elle comme pour se faire
pardonner.
— Une quoi ?
— Elle veut dire un biscuit, expliqua le commissaire, qui servait
souvent de traducteur pour sa mère.
— Euh… Je ne voudrais pas vous en priver.
— Vous en faites pas, Irma, elle en a trente paquets en stock. Tout ça
pour gagner une photo de Travolta !
— Dédicacée ! précisa fièrement Ginette.
— Tu parles ! Ces trucs-là, c’est signé par le plouc de service qui colle
les timbres sur les cartes quand il les envoie.
— Pfft ! Toi, tu crois à rien ! Si on t’écoutait, on croirait même plus au
père Noël ! Pauvre soekkeleir !
— C’est rien, c’est un mot gentil, fit le commissaire. Bon, revenons-en
à Marie. Elle devait rentrer à quelle heure ?
— À six heures, après ses cours de dessin.
— Ah, elle fait des études d’art plastique ?
— Enfin… elle peint, quoi !
— À quelle école est-elle ?
— Au Louvre. Vous savez, m’sieur Léon, depuis qu’on vit ensemble,
elle est rentrée une seule fois en retard parce qu’elle avait un peu traîné
avec sa copine. Mais elle m’a appelé tout de suite pour pas que je me
fasse du mouron.
Ginette, qui s’était installée dans un fauteuil avec un magazine ouvert
depuis dix minutes sur une page de pub, ne perdait pas une miette de la
conversation. Elle ne put d’ailleurs s’empêcher d’intervenir.
— Les mamans, c’est toujours comme ça, on s’inquiète vite pour nos
petits.
— Je ne suis pas sa maman, répliqua Irma. Je suis son père.
Ginette ressentit le même effet que si le ciel lui était tombé sur la tête !
Non, mais fallait savoir, quoi ! Tout à l’heure elle avait commis une
erreur en appelant Irma « monsieur », et voilà que c’était le père de la
gamine !
La mère du commissaire tourna la page.
— Vous êtes certaine qu’elle ne vous a pas dit qu’elle rentrait plus tard
ce soir ? Parce que parfois, on oublie…
— Certaine, commissaire.
— Vous n’avez pas le numéro d’un copain ou d’une copine qu’on
pourrait appeler pour en savoir plus ?
— Justement, non ! Sa meilleure amie a disparu depuis quelques jours
et…
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
— Enfin… Marie avait rendez-vous avec elle au resto dimanche et elle
n’a plus de nouvelles depuis. Elle s’est rongée les sangs avec cette
histoire et je l’ai un peu calmée, parce que j’me disais qu’elle avait peut-
être pris un peu de vacances. Je faisais souvent ça quand j’étais jeune. Je
partais me dorer les couilles au soleil…
Elle se rendit soudain compte de ce qu’elle venait de lâcher ! Parfois,
l’habitude de parler comme au bistrot débordait.
— ’Xcusez-moi, commissaire, c’est sorti tout seul !
Ginette était figée dans son fauteuil, pareille à une statue de cire.
Décidément, son fils avait de drôles de fréquentations ! S’il n’était pas
devenu flic, il aurait certainement mal tourné.
— Et la copine de Marie, elle était dans sa classe ?
— Non, à la même école, mais en dernière année. Elle a d’ailleurs fait
une expo avec ses toiles, à la galerie de la rue Caulaincourt.
— Donc, ça fait pratiquement une semaine que cette fille n’a plus
donné de nouvelles, conclut le commissaire. Pourquoi Marie ne m’en a-t-
elle pas parlé quand on a mangé ensemble au Colibri ?
— Probablement parce que j’avais un peu relativisé tout ça !
Léon ressentait comme un malaise. Les deux gamines étaient peintres.
Celles qui avaient été tuées aussi. Mais il ne fallait pas tomber dans la
paranoïa ! À cet âge-là, découcher était une habitude plus que courante.
Léon recevait des appels de détresse de parents tous les soirs. Et le
lendemain, ils rappelaient pour dire que leur gosse était revenue et qu’elle
avait passé la nuit avec son petit ami.
— Bon, écoutez, Irma, vous allez rentrer tranquillement chez vous.
Inutile de vous mettre dans tous vos états, il faut rester calme. Et quand
elle revient, même si c’est en pleine nuit, appelez-moi, dit-il en
griffonnant son numéro sur un papier. Attendons demain matin jusqu’à
dix heures. Si vous n’avez aucune nouvelle, alors venez me voir au
commissariat et nous agirons. D’ici là, essayez de réfléchir à ce qu’elle
vous a dit avant de partir et aussi à ce qu’elle vous a raconté à propos de
sa copine. Vous êtes sûre qu’elle n’est pas partie la rejoindre ?
— Marie m’a certifié que son amie n’était pas chez elle.
— Cette fille lui a peut-être téléphoné entre-temps et elle est allée la
retrouver…
— Elle m’aurait prévenue.
— Bon. Si un détail vous revient en mémoire, notez-le. Voyons-nous
demain comme prévu. Moi, je crois qu’elle va revenir, dit Léon pour
apaiser les esprits. Il est fort probable qu’elle vous attend à la maison !
Irma aurait donné n’importe quoi pour que ce soit vrai. Elle aurait
même vendu ses robes au diable !

1. Mules.
47
Marie se réveilla doucement. Des ombres pareilles à des feux follets
léchaient les murs. Valdès avait allumé des bougies. Toujours assis à la
même place, en face d’elle, il l’observait, la détaillait au scalpel de son
regard acéré. Combien de temps avait-elle dormi ? Quelle saloperie avait-
il mis dans son thé ? Elle sentit qu’elle avait les mains attachées derrière
le dos.
— Où est Carine ? Elle est venue ici ! Vous m’avez… menti, articula
Marie qui avait la bouche pâteuse et des marteaux dans la tête.
Valdès ne répondit pas. Il souriait. Et ses lèvres étaient pires que des
lames de couteau.
— Les perles… Elle est venue ici, n’est-ce pas ? insista Marie en se
redressant.
Valdès parut soudain ailleurs. Comme si ce que racontait la jeune fille
ne l’intéressait pas du tout. Même qu’il se leva et lui tourna carrément le
dos pour regarder le tableau suspendu au-dessus du buffet.
— Il vous plaît ? demanda-t-il.
— Je veux que vous me disiez où est Carine !
— C’est ma femme qui l’a peint avant de mourir. Elle savait qu’elle
était atteinte d’un cancer et qu’elle n’avait plus beaucoup de temps…
— Vous l’avez tuée, n’est-ce pas ?
— Qui ça, ma femme ? Non. Elle s’est éteinte toute seule. Elle était
très jolie avant la maladie. Après, elle a maigri, perdu ses cheveux…
Mais c’est sa plus belle toile ! Jamais elle n’a peint pareille œuvre d’art à
l’époque où elle ne pensait pas à la mort. La peur crée le chef-d’œuvre !
— Je me fiche de vos œuvres d’art, je veux savoir où est mon amie,
vous entendez ?
— Bien sûr, fit-il en se retournant lentement. Ça ne pose aucun
problème. Tu vas aller la rejoindre !
Il tenait un revolver braqué sur Marie.
48
Irma avait passé une nuit blanche. N’avait pas fermé l’œil malgré sa
fatigue. Il était huit heures et Marie n’était toujours pas rentrée ! Pas de
coup de fil, rien !
C’est quoi ça ? J’compte pour du beurre, moi ? Si elle veut s’envoyer
en l’air avec le premier venu, c’est son problème après tout, mais qu’elle
me prévienne au moins ! J’espère qu’elle fait gaffe ! Est-ce qu’elle a
parlé du sida avec sa mère ? M’étonnerait… Elle était plutôt coincée sur
ce coup-là.
Au fond d’elle-même, Irma ne pensait pas que sa fille avait découché,
elle était même certaine que celle-ci aurait appelé si ça avait été le cas.
Mais bon, il y a toujours un petit doute. En fait, elle râlait pour ne pas
pleurer. Parce que oui, elle avait une trouille bleue… Toute la nuit, elle
avait ruminé. Tout ça, c’était de sa faute. Si elle s’était acceptée comme
elle était, avec son corps de mec, ses poils partout et sa queue entre les
jambes, ce ne serait pas arrivé. Elle aurait élevé Marie, aurait été un bon
père pour elle, lui aurait appris à rouler à vélo, à nager… Elle lui aurait
montré où se trouvaient les limites à ne pas dépasser pour affronter les
dangers de la vie. Au lieu de ça, elle avait suivi son désir égoïste de vivre
une vie de femme, d’exprimer à l’extérieur ce qu’elle ressentait
profondément en elle. Comme si ce qu’elle éprouvait au-dedans ne
suffisait pas ! Pourtant, elle avait tenu le coup quelques années. De
longues années durant lesquelles elle avait refoulé sa féminité.
Elle portait le pantalon comme un mensonge. En avait finalement eu
marre de tricher et c’est pour ça qu’elle avait craqué.
Et alors ? Ça t’avance à quoi maintenant ? Pauvre cloche !
Ne pas tricher. Être sincère avec soi et avec les autres. Tu parles ! La
vérité est un sentiment d’égoïste qui ne fait plaisir qu’à celui qui la dit.
Tout était chamboulé dans la tête d’Irma. Elle attendit encore un peu près
du téléphone au cas où, puis enfila un gilet par-dessus son tablier à fleurs
qu’elle n’avait pas quitté depuis la veille, et elle fonça à la PJ.
Marie avait laissé la mobylette dans la cour. Irma n’avait plus
tellement l’habitude de ce genre d’engin, mais c’était nettement plus
rapide qu’un taxi. À un virage, elle perdit sa pantoufle qui glissa dans le
caniveau. Irma s’arrêta, jura un bon coup, remit sa pantoufle toute
trempée et reprit la route.
En chemin, elle pensa à ce que lui avait dit Marie. Elle n’avait évoqué
aucun garçon et ne lui avait pas paru amoureuse. Bien sûr, elle était
inquiète pour son amie… Arrivée quai des Orfèvres, Irma s’arrêta devant
les flics de service et expliqua qu’elle avait rendez-vous avec le
commissaire Léon.
— Tiens donc !
— Appelez-le, vous verrez bien !
— Il ne nous a rien dit.
— C’est qu’il a oublié. Mais il m’attend.
— Qui dois-je annoncer ? demanda le plus jeune flic en tapotant sur
son portable.
— Caroline de Monaco, lâcha le plus rondouillard.
— Irma.
— Irma comment ?
— Irma la Douce. Y comprendra. C’est un pote.
— Oh, oh, le commissaire a de drôles de fréquentations ! susurra le
plus acerbe des deux.
— Hé, c’est pas parce que t’as le cul moulé dans un uniforme que t’es
mieux que moi, connard !
— Quoi ??? hurla le flic, tout rouge. Mais on va l’embarquer, cette
pétasse !
Pendant ce temps, l’autre avait réussi à joindre le commissaire Léon.
— Heu, il est venu sur une espèce d’essoreuse jaune canari, il prétend
qu’il s’appelle Irma et que c’est un pote à vous. Qu’est-ce que je fais ?
— Ben laissez-le passer, mon vieux !
— Ah bon ? C’est que…
Le commissaire avait raccroché.
— Alors on l’embarque pour insulte à un fonctionnaire de police !
gueulait son collègue.
— Non. Le commissaire attend Madame…
— Perdez rien pour attendre, grogna le flic.
Fière comme si elle avait été élue reine du bal de Bourg-en-Bresse,
Irma passa devant eux, faisant pétarader sa mobylette qu’elle gara dans la
cour. Aussitôt, le concierge apparut en rouspétant.
— Pouvez pas laisser vot’ trottinette ici. C’est interdit.
— J’ai rendez-vous avec mon pote Léon, clama-t-elle.
Le concierge en resta pantois.
Les pédés, ça il comprenait, et pour cause ! Mais les travelos… Sacré
commissaire, va !
Irma se tapa les étages à pied. N’avait pas confiance dans les
ascenseurs de la police. Quand elle arriva dans le couloir où se trouvait le
bureau du commissaire, elle fut alpaguée par Nina Tchitchi qui veillait
sur son chef comme un chien sur son os.
— Vous allez où ?
— Chez le commissaire Léon. Il est au courant. Les deux nigauds d’en
bas l’ont déjà averti. Dites donc, c’est ravissant vos boucles d’oreilles !
— Ah oui ? Vous aimez ?
— J’adore ! Vous les avez achetées où ?
— Celles-là, je les ai fabriquées moi-même. Regardez, dit-elle, ravie
de papoter colifichets.
Elle en retira une pour lui montrer qu’à l’intérieur des petits losanges
argentés suspendus au bout d’une fine chaînette on pouvait glisser une
dent de lait ou un cheveu et que ça pouvait servir de pendule.
— Ah bon ? C’est ingénieux. Et ça marche ? demanda Irma.
— Je ne sais pas. J’ai pas encore eu l’occasion de tester, mais moi j’y
crois !
— Les dernières que j’ai achetées, expliqua Irma, elles étaient avec du
strass, assorties à mon collier. Ma fille les porte parfois…
Nina vit soudain qu’elle avait les yeux pleins de larmes et ne pouvait
plus parler.
— Vous voulez un verre d’eau, ou un café ? proposa-t-elle pour faire
diversion.
— Non merci, je vais voir le commissaire, il pourra peut-être m’aider.
Nina frappa à la porte.
— Oui !
— Il y a une dame qui…
— Je sais, faites-la entrer.
— Marie est pas revenue, dit tristement Irma en s’asseyant sur la
chaise en face du bureau.
— Faut pas dramatiser, mais on va voir ce qu’on peut faire. Vous avez
réfléchi à ce qu’elle vous a raconté ces derniers jours ?
— J’ai fait que ça, m’sieur Léon.
— Même des détails qui peuvent vous paraître insignifiants sont
importants.
— Je suis pratiquement certaine qu’elle a pas découché. Elle me
paraissait pas amoureuse. La seule chose qui la tracassait, c’était de ne
plus avoir de nouvelles de son amie.
— Qu’est-ce qu’elle vous a raconté à son propos ?
— Oh, pas grand-chose. Je crois que Marie ne voulait pas trop me faire
part de ses soucis. Elle a toujours veillé à ce que notre relation soit un peu
comme un jour ensoleillé. Vous savez, on ne se connaît pas depuis
longtemps… Elle pense sans doute que c’est fragile. Elle sait pas que
pour moi, quoi qu’elle fasse, je l’aime pour toujours.
— Irma, c’est sûrement pareil pour elle ! Je crois qu’elle vous adore
aussi.
— Je ne sais plus, commissaire… Je m’suis dit qu’elle était peut-être
partie parce que c’était trop dur à supporter, un père qui se balade en
robe…
— Elle vous a donné cette impression-là ?
— Non. Au contraire, j’avais même l’idée que ça l’amusait. Mais vous
savez, elle a sûrement dû faire un terrible effort pour accepter ça. À cet
âge-là, on crâne souvent.
— Je crois que vous vous trompez, Irma. Du peu que j’ai vu de Marie,
c’est pas ce que j’ai ressenti. N’oubliez pas que c’est une artiste. Et en
général, ces gens-là sont attirés par ce qui est « hors norme ». Ne vous
cassez pas la tête. Je ne dis pas que c’est son cas, mais quand quelqu’un
disparaît ou meurt, on a tendance à culpabiliser. Sachez que quoi qu’on
fasse, on commet toujours des erreurs. Mais ça n’a aucune importance.
Ce qui compte, c’est l’amour qu’on donne, quelle que soit la manière de
le donner. Le reste, c’est du remplissage. Cessez de vous remettre en
question et tâchons d’être efficaces. On va commencer par chercher du
côté de son amie. Je suis sûr qu’elle nous mènera à Marie. Dites-moi tout
ce qu’elle vous a raconté sur elle.
— Elle s’appelle Carine Richez. Comme je vous l’ai dit chez vous,
hier soir, elle a exposé à la galerie qui se trouve rue Caulaincourt. Je suis
allée au vernissage avec Marie.
— Vous n’avez rien remarqué de particulier ?
— Non. Il y avait beaucoup de monde. Et moi j’aime pas ça. Me sens
mal à l’aise.
— À qui avez-vous parlé ce soir-là ?
— J’ai juste dit bonsoir à Carine. Puis je suis sortie pour aller pisser.
— Quand elle n’a plus vu Carine, est-ce que Marie est allée chez elle ?
— Oui, elle m’a dit qu’elle n’y était pas. Elle est même allée voir son
prof de dessin, un type qui porte le même nom qu’un auteur de polar…
J’ai retenu ce détail parce qu’à une certaine époque, j’en lisais pas mal.
J’pensais que ça pourrait m’aider à devenir plus virile ! C’est raté, hein,
commissaire ?
— Irma, le monde serait bien triste s’il n’y avait pas des gens comme
vous sur cette terre ! Vous lui apportez quelques petites notes de couleur.
— Z’êtes gentil, m’sieur Léon.
— Vous ne vous souvenez plus du nom du gars ?
— Euh… Si on me le disait, peut-être.
— Simenon, James Hadley Chase, Ellroy, Frédéric Dard, Manchette ?
— C’est lui !
— Bon. Et qu’est-ce que le prof lui a raconté ?
— Qu’il avait effectivement vu Carine, mais pas longtemps, et qu’elle
était repartie après.
— Marie et Carine sont à l’École du Louvre, c’est ça ?
— Oui.
— Je vais aller interroger le prof, puis je passerai à la galerie. Ça
donnera peut-être quelque chose. J’enverrai aussi quelqu’un chez la
petite.
— Bon, fit Irma, je vous laisse. Tenez-moi au courant !
— Bien sûr ! Et vous aussi, si vous avez la moindre nouvelle…
— J’espère que l’enflure d’en bas n’a pas bougé ma mobylette. Y râle
parce que je l’ai garée dans sa cour. Qu’est-ce que ça peut lui foutre ?
— Vous êtes venue en mobylette ? s’étonna le commissaire, qui
pensait qu’elle était en panne suite à l’accident de Marie.
— Oui, ça va plus vite.
— Euh… Vous en faites souvent ?
— De temps en temps. On se la partage avec Marie. Mais des fois, elle
prend le métro.
Théoriquement, entre le moment où il avait vu sa fille au Colibri et la
veille, jour de sa « disparition », elle n’avait pas eu le temps de faire
réparer la mobylette puisqu’il fallait attendre la réponse de l’assurance
après avoir communiqué les coordonnées du gars qui l’avait renversée.
— Je vous raccompagne, annonça Léon. Ça me fera prendre l’air…
Dans la cour, il vit que le concierge les observait derrière son rideau.
Ça y est ! Ma réputation est faite !
La mobylette n’avait strictement rien ! Pas une seule bugne !
— Elle roule bien ? demanda-t-il avec l’air de s’intéresser à la
mécanique.
— Impeccable !
Il ne voulait pas parler de sa conversation avec Marie, respectant sa
demande de se taire à ce sujet.
Avant de démarrer, Irma caressa Babelutte qui se mit à sauter autour
d’elle. Le chien l’aimait bien parce que parfois, elle lui donnait des
cacahuètes chez Jeannot.
— Arrête de faire le fou ! ordonna son maître.
— Oh, il ne risque pas de déchirer mes bas nylon ! plaisanta Irma qui
n’en portait jamais. Tiens, oui ! À propos de fou, ça me revient
maintenant… Marie m’avait dit qu’elle allait parfois manger avec Carine
dans un resto, aux Fous de je ne sais plus quoi, et qu’elle avait un peu
connu le type qu’on a retrouvé pendu. Y travaillait là. Elle l’a reconnu
sur la photo dans le journal.
— Aux Fous de l’Île, précisa le commissaire.
— C’est ça !
— Merci, Irma.
Ce détail ne faisait que confirmer le lien qui existait entre le tueur des
jeunes filles et le pendu. Mais si Carine avait été prise au piège de cette
toile d’araignée, et que Marie ait retrouvé sa trace, il n’y avait plus un
instant à perdre ! Toutes deux avaient le profil des victimes retrouvées
dans les cimetières. Il était peut-être déjà trop tard…
49
— Tu vas pouvoir lui serrer la main, à Carine ! déclara Valdès.
Tout en maintenant le revolver pointé sur Marie, il souleva une tenture
rouge cachant une porte qui s’ouvrait sur un escalier.
— Passe devant et avance, ordonna-t-il.
Il alluma la lumière et poussa sur un bouton qui referma le panneau
derrière eux. Les marches étaient raides. Marie sentait le canon froid du
revolver dans sa nuque. Le souffle saccadé de Valdès. Elle espérait qu’il
n’avait pas fait de mal à son amie…
En bas de l’escalier, une porte fermée à clef. Valdès l’ouvrit et Marie
découvrit une immense pièce aux murs blancs dont un pan était recouvert
de tableaux, avec des sortes de gros tubes de néon dessous. Au sol, un
tapis rouge. On aurait dit qu’il y avait quelque chose dans les tubes, mais
Marie ne distinguait pas bien quoi. Au moment où elle s’approcha du
mur, elle ne put retenir un cri ! Chaque tube de verre contenait une main
et un avant-bras qui flottaient dans un liquide.
— Qu’avez-vous fait ? hurla-t-elle, vous êtes un monstre !
— Non, ma chère, un esthète et un collectionneur. C’est pas pareil.
Comme je te l’ai expliqué là-haut, la peur sublime l’art. Il n’y a pas de
chef-d’œuvre sans conscience de la mort. Les plus grands peintres sont
ceux qui vivaient constamment avec la hantise de mourir. Regarde
Bacon, Schiele, Van Gogh… Ils se promenaient avec la mort au bout
d’une laisse, dormaient avec elle et se réveillaient entre les bras d’un
squelette. J’ai compris ça quand ma femme a peint sa dernière toile. Elle
savait qu’elle n’aurait plus le temps d’en faire une autre et elle a tout mis
dedans.
— Il y a aussi des grands peintres qui aiment la vie, répliqua Marie.
— Foutaises ! Cite-m’en un seul !
— Matisse.
— Ce n’est pas un grand peintre. Il en est de même pour les écrivains,
les musiciens et tous les autres. Le bonheur banalise la création.
— C’est faux ! Quand on a un univers on le transporte partout ! Que ce
soit sous le soleil ou sous l’orage. Où est Carine ?
— Justement, à ce propos, cette fille avait du talent. Les peintures
qu’elle a exposées dans cette galerie sont intéressantes, mais jamais elle
n’aurait réalisé le chef-d’œuvre que je vais te montrer si elle ne m’avait
pas rencontré.
Il poussa Marie jusque devant la dernière toile. Des tons superbes,
éclats de couleurs indéfinissables, pareils à du velours déchiré,
s’harmonisaient dans une composition parfaite sur un fond blanc. Du
blanc de titane… Les formes paraissaient presque réelles.
Contrairement aux autres peintures, il n’y avait pas de tube dessous.
Carine est peut-être encore vivante !
— Où est Carine ? insista Marie.
— Patience… Apprécie d’abord ce que tu as devant toi. Je ne connais
pas de plus grand plaisir que celui d’être ici. Et je suis fier d’être d’une
certaine manière à l’origine de toute cette beauté.
— Mais quelle horreur ! Vous vous rendez compte de ce que vous dites
? Vous avez tué ces femmes…
— Non, j’ai donné un sens à leur vie. Je leur ai permis d’exprimer le
meilleur d’elles-mêmes. Elles auraient pu mourir par accident et n’avoir
jamais cette force que nous procure l’échéance de la fin. Leur but était
quand même de peindre une toile inoubliable. Grâce à moi, elles ont pu le
faire.
— Aucun chef-d’œuvre au monde ne vaut une seule vie.
— C’est là que tu te trompes. Ce qui compte, c’est la trace qu’on
laisse. Le reste, c’est du vent.
— Vous êtes un assassin, un criminel !
Là, tu viens de signer ton arrêt de mort, petite salope !
— Maître Vergès a dit un jour que « le crime est un pont entre l’art et
la beauté ». J’ai construit ce pont pour que ces artistes puissent passer de
l’un à l’autre.
— Je ne pense pas qu’il ait exactement voulu dire ça. Pourquoi avoir
mutilé ces femmes ?
— Par respect pour elles ! J’ai voulu garder une sorte de signature. La
main avec laquelle elles ont peint leur toile et le bout de bras qui l’a
guidée sont là comme un trophée, conservé dans un tube de formol.
— Est-ce que vous avez pensé à la peine de leurs parents, de leurs
amis… ?
— Le chagrin passe, l’art reste.
— Pourquoi m’avez-vous montré tout ça ?
— Pour que tu comprennes… Plus exactement, pour te préparer à la
peur. Comme à un acte d’amour. Ce que tu viens de voir pourrait se
comparer aux préliminaires. Ce n’est rien à côté de ce qui t’attend…
50
— Nina n’est pas encore là ? demanda le commissaire au planton de
service.
— Non, chef, elle a dit qu’elle avait un rendez-vous capital ce matin et
qu’elle arriverait en retard.
— Merde ! Déjà qu’hier soir elle est partie plus tôt alors que j’avais un
renseignement important à lui demander !
— Devriez essayer de téléphoner chez elle.
— Ça sonne toujours occupé.
— M’étonne pas. Doit être du genre pipelette, et à décrocher quand
elle est pas là.
— Bon, dès que vous verrez pointer le bout de son nez, vous lui dites
de venir me voir. C’est urgent !
Léon suspendit sa veste au portemanteau et ouvrit la fenêtre de son
bureau. Y avait une sale odeur de renfermé. Babelutte gratta la moquette
avec ses pattes arrière, comme s’il enterrait un os – n’avait pas encore fait
la différence avec le gazon ! –, et tourna trois fois sur lui-même avant de
s’affaler sur son coussin. Là, c’était bon pour la journée ! Dans un ultime
effort, il aboya ! On venait de frapper à la porte.
— Salut, mon vieux, je suis allé chez Carine Richez, dit Bornéo, qui
avait l’air crevé.
— Et alors ?
— Rien trouvé. Le concierge ne l’a plus vue depuis samedi dernier.
Quel porc, celui-là ! Figure-toi qu’il s’était coincé des frites dans les
bretelles !
— Hein ?
— Une dizaine de frites bien grasses de chaque côté ! De temps en
temps, en me parlant, il en tirait une et la mangeait ! Pour ça, il a été poli
le garçon ! Il m’a même demandé si j’en voulais pas une ! À part ça, il
m’a donné le courrier. Des pubs, une lettre de la mère qui raconte des
banalités, et une carte postale de Suisse genre « on est en vacances et tout
va bien ». Des clous, quoi.
— T’as fouillé dans ses tiroirs ?
— Partout. Que des broutilles. Et toi ?
— Je suis passé à la librairie où Marie travaille à mi-temps. C’est pas
loin de chez moi. Ils étaient étonnés de ne pas l’avoir vue hier. Rien non
plus de ce côté-là. Par contre, j’avais envoyé Pinchon interroger le prof
de dessin de Carine. Il m’a dit que le gars l’avait vue chez lui et qu’elle
était partie un peu après, ce qui a été confirmé par la concierge. Elle avait
un rancard avec un loup, a dit le prof qui pensait qu’elle s’était payé sa
poire. Mais quand j’ai vu Marie au Colibri, le bistrot tout près de chez
moi, elle m’a demandé de lui rendre un service. Elle prétendait que
quelqu’un s’était barré après avoir renversé sa mobylette devant le Loup
du Faubourg… Elle avait noté le numéro de sa plaque de voiture et elle
voulait que je retrouve le type pour que l’assurance rembourse les dégâts.
Ça m’avait frappé, le Loup du Faubourg. Un ancien flic recyclé dans le
polar m’y a invité un soir. Il voulait que je vienne l’écouter lire des
extraits de son bouquin, entre les passages d’un pianiste et d’une
chanteuse appelés « les Petits Assassins » et qui agrémentaient la soirée
d’intermèdes musicaux. Donc je suis allé au « Loup » hier soir. Marie-
Pierre, la patronne, se souvenait avoir vu Marie cherchant son amie. Cette
dernière avait un rendez-vous là avec un type qui va déjeuner dans le
resto d’à côté tous les midis. Mais depuis quelques jours, on ne le voit
plus ! Marie-Pierre m’a dit avoir montré le gars à Marie, puis elles se
sont quittées sur le trottoir. Elle n’a aucun souvenir d’une collision
quelconque, et quand le père de Marie est venu ici, il était en mobylette et
elle marchait très bien ! J’en ai donc conclu que le numéro de plaque
relevé par Marie était celui du gars avec qui Carine avait rendez-vous.
Comme c’est Nina qui s’en est occupée… J’espère qu’elle n’a pas jeté le
papier sur lequel j’avais griffonné le numéro, sinon, c’est foutu ! T’as pas
une idée d’où elle a pu aller ce matin ?
— Demande à Pinchon… Je crois qu’il est en relation rapprochée avec
elle. Un petit retour de service…
— Si sa femme sait ça, elle le tue !
— Non, chef, elle le découpe en morceaux d’abord.
51
— Je veux voir Carine !
— Pas avant que tu aies admiré chacune de ces toiles. Passer devant
elles sans ressentir l’émotion et la force qu’elles expriment, c’est faire
injure à celles qui les ont peintes. En agissant ainsi, tu bafoues leur art,
pire, leur âme !
— Quoi ? Un assassin qui me fait la morale, maintenant ! Mais je rêve
!
— Tu ne comprends rien. Tu es trop terre à terre. Détache-toi de la
chair et envole-toi vers l’espace infini. C’est là que tout commence. La
vie n’est qu’une illusion.
— Et vous, bien sûr, vous n’avez pas peur de mourir.
— Non. Nous sommes ici pour accomplir une tâche et j’ai accompli la
mienne. En partie… Maintenant, cesse de parler. On n’apprécie bien les
choses que dans le silence. Laisse-toi aller et ne dis rien.
Marie ressentait surtout du dégoût et de la peur. Valdès était un type
intelligent et fou. C’est ce qui le rendait encore plus dangereux. Le canon
toujours pointé sur sa nuque, Marie s’arrêta devant chaque toile, faisant
semblant d’apprécier. Même si ce qu’elle voyait était particulièrement
beau et émouvant, elle ne pouvait regarder ces œuvres sans éprouver un
sentiment d’horreur profonde. Mais avait-elle d’autre choix que celui de
jouer le jeu ?
Jusqu’où irait ce monstre ?
Marie pensa à son père, à l’angoisse qu’il devait éprouver en ne la
voyant pas revenir. Elle aurait dû lui parler, ne pas agir seule. Maintenant,
il était trop tard.
Elle fait semblant d’apprécier… Elle pense à autre chose. Je le sens.
Cette fille n’est que pourriture. Je vois déjà les insectes nécrophages
pondre leurs œufs dans ses orbites évidées et s’incruster dans sa chair en
putréfaction.
52
— Te laisse pas aller comme ça ! lança Jeannot à Irma, qui ressemblait
à un cadavre ambulant.
— J’ai plus goût à rien. J’sais pas quoi faire… J’peux pas rester ainsi
alors que ma fille est peut-être en danger !
— Bois un coup, proposa Rose, ça te fera du bien.
— Pas envie.
— Oh, là, là ! Mais c’est que ça va vraiment mal, alors !
— T’as pas de gosse, toi, tu peux pas comprendre.
— J’ai pas voulu faire de la chair à canon, moi ! Les mômes, c’est que
des problèmes. La preuve, j’veux plus de chien non plus. Quand
Choupinette est morte, j’ai été inconsolable pendant des mois !
— Ouais, approuva Jeannot, elle se beurrait la gueule tous les jours.
— Le secret du bonheur, expliqua-t-elle, c’est d’être libre comme l’air
! Pas de moutard, pas de bestiole, et pas d’homme dans les pieds. Même
le poisson rouge, je l’ai viré ! J’peux passer ma journée au bistrot, y a
personne pour m’engueuler quand je rentre chez moi.
— Personne pour te faire des câlins non plus, ajouta Bibiche qui
frottait les tables.
— Tu verras quand je gagnerai au Loto ! Ils seront tous là à se traîner à
mes pieds, les roubignoles par terre… Allez, Irma, secoue-toi ! Neuf
chances sur dix que ta gamine soit en train de s’envoyer au septième ciel
avec un étalon. Et toi, t’es là à te ronger les sangs pour des prunes.
— Marie n’est pas comme ça. Elle me l’aurait dit.
— Parce que tu le disais à tes parents, quand tu faisais mumuse avec
une merdeuse ?
— C’est pas pareil. À notre époque, on n’osait pas raconter tout ça.
— Est-ce que t’as fouillé dans ses affaires ? demanda soudain Jeannot.
— C’est pas dans mes habitudes, dit Irma. D’ailleurs, elle m’en
voudrait si je faisais ça.
— T’es con ! Y a peut-être un indice, quelque chose qui pourrait
t’indiquer où elle est !
— Tu crois ? fit Irma.
— Qu’est-ce que tu risques ? À ta place, elle ferait sûrement pareil. Je
suis sûre qu’elle ne t’en voudra pas.
— T’as raison.
Ni une ni deux, Irma fonça chez elle. Elle ouvrit l’armoire contenant
les affaires de Marie et commença à fouiller. Inspecta chacune de ses
poches… Irma tremblait. Elle avait peur d’y trouver quelque chose de
blessant, des mots déplacés à son égard, un baiser déchiré…
Dans le fond de l’armoire, elle dénicha une photo de son ex-femme et
fut émue en la voyant. Elle était jolie. Irma l’avait aimée. Un peu. Au
début. Et lorsqu’elle ouvrit la valise glissée sous l’armoire, elle éclata en
sanglots en découvrant l’ours qu’elle avait offert à Marie quand elle était
petite. Il était toujours là et avait traversé tous les orages. C’était comme
si sa fille lui disait qu’elle n’avait jamais cessé de l’aimer.
Irma serra l’ours dans ses bras. Elle était certaine qu’à cet instant
précis, où qu’elle soit, Marie sentait que son père la serrait contre son
cœur. Irma voulut chasser le goût des larmes. Elle alla à la cuisine se
préparer un café. Fallait qu’elle soit forte si elle voulait aider sa fille.
Je ne peux pas me laisser aller ! J’ai pas été là quand elle avait besoin
de moi. Maintenant, faut que je me rattrape !
Elle sillonnerait toutes les rues de Paris avec la photo de Marie.
Quelqu’un finirait bien par la reconnaître. Elle commencerait par
Montmartre. Irma ouvrit la penderie pour prendre un anorak. Faisait pas
chaud aujourd’hui. C’est alors qu’elle vit le blouson de sa fille et eut
envie de le mettre à la place de son anorak. Juste pour être avec elle et
sentir son odeur fruitée. Marie se parfumait à la mandarine.
Quand elle enfila le blouson, Irma glissa la photo de son « bébé » dans
la poche droite et sentit quelque chose. Comme un bout de carton. Elle le
sortit et vit qu’il s’agissait d’une carte d’identité déchirée qui avait été
recollée. Le nom était illisible. Par contre, le portrait de la jeune fille lui
rappelait vaguement quelqu’un. Elle avait déjà vu cette personne. Mais
où ? Et pourquoi Marie avait-elle gardé ça dans sa poche ? Bizarre…
53
— Tu veux voir ton amie ? demanda Valdès lorsque Marie eut fini d’«
apprécier » les toiles de ses victimes.
— Oui.
Marie espérait la trouver vivante puisque sa peinture était la dernière,
et la seule, sans « trophée macabre » dessous.
Valdès poussa la jeune fille dans une pièce adjacente, aux murs
carrelés de blanc. Un bloc opératoire qu’un éclairage cru rendait plus
sinistre encore était installé au milieu. Sur une tablette, des instruments
de chirurgien, des bocaux, une scie…
Tout en continuant à maintenir son revolver braqué sur la nuque de sa
proie, Valdès ouvrit le premier tiroir d’une grande armoire métallique.
— Tu voulais lui serrer la main ? dit-il à Marie en lui tendant ce qui
restait de Carine…
Il riait.
Marie se sentit défaillir. Les murs tournaient autour d’elle, se
rapprochaient, allaient finir par l’écraser ! Des doigts traversaient le
carrelage et voulaient lui griffer le visage. Marie aurait voulu crier. Mais
aucun son ne sortait de sa bouche.
Elle s’écroula sur le sol glacé.
Maintenant, petite misère, tu vas savoir comment dansent les morts…
Mais d’abord, tu vas cracher tes mystères, sortir tes tripes et ton âme
rien que pour moi. Je vais posséder tout ce qu’il y a en toi, jusqu’à
l’ultime couleur, celle de la peur.
54
— Dites-moi, Pinchon, est-ce que par hasard vous ne sauriez pas où je
pourrais trouver Nina ? C’est urgent.
— Pourquoi me demandez-vous ça à moi ? J’suis pas dans ses
confidences…
— Ah bon. Je pensais…
— Qu’est-ce que vous insinuez, chef ?
— Rien. Je vous croyais complices puisqu’elle vous initie à
l’informatique.
— Qui vous l’a dit ?
— Tout le monde sait ça, ici.
Pinchon changea de couleur. Si sa femme apprenait ça, ce serait l’enfer
!
C’est alors que le diable apparut, avec sa minijupe vert fluo et ses
talons aiguilles.
— ’Jour, commissaire ! Paraît que vous me cherchez ?
Nina adressa un grand sourire à Pinchon.
— Ça va, toi ?
Il ne répondit pas.
— C’est à cette heure-ci que vous arrivez ? grogna le commissaire.
— J’avais un rendez-vous de la plus haute importance.
— Pour le boulot, j’espère !
— Bon, chef, je vous laisse, fit Pinchon, de plus en plus mal à l’aise
face à Nina qui ne cessait de lui lancer des œillades.
Çui-là, il a pas gardé ses mains dans ses poches, pensa Léon. Y serait
peut-être même passé à la casserole que ça m’étonnerait pas !
— Oui, c’est pour le boulot, assura Nina. Vous savez que la
présentation d’une secrétaire est très importante dans son métier. Nous
devons veiller à donner de la police une image jeune et dynamique.
Où veut-elle en venir ?
— Donc, continua-t-elle, ce matin, je me suis rendue à un rendez-vous
que j’ai mis des mois à obtenir ! Je ne pouvais vraiment pas le manquer,
vous comprenez.
— Venez-en au fait, Nina. Où étiez-vous ?
— Chez le chirurgien esthétique d’Emmanuelle Béart. Vous vous
rendez compte ? Il a accepté de me recevoir ! Quand j’pense qu’il l’a vue
en chair et en os !
— Nina…
— Oui, commissaire ?
— Vous vous foutez de ma gueule ou quoi ? cria-t-il.
Babelutte se terra sur son coussin. N’aimait pas qu’on aboie aussi fort.
C’est vrai, ça, c’est fragile les oreilles d’un gentil petit chien !
— Pas du tout, commissaire, expliqua Nina qui restait très calme. C’est
celui qui lui a refait les lèvres. Z’avez vu la bouche de star qu’elle a ? Eh
bien, je veux la même. C’est pour ça que je suis allée chez lui.
— Vous allez continuer à vous rafistoler longtemps comme ça ?
— Je veux devenir la top model de la PJ.
— À force, vous allez finir par ressembler à Michael Jackson et on
vous emmènera au bureau en pièces détachées. Occupez-vous un peu
plus de votre boulot et un peu moins de votre apparence. On n’est pas
chez Gaultier, ici ! Tout ce qu’on vous demande, c’est d’être efficace.
Nina râla. Décidément, ce vieux croûton ne comprenait rien aux
femmes ! Pas étonnant qu’il soit toujours célibataire.
— Pour être efficace, une femme doit se sentir bien dans sa peau,
commissaire. Ça me paraît évident !
— De toute façon, vous ne serez jamais satisfaite. Vous changez de
coiffure tout le temps, vous vous êtes déjà fait revisser de nouveaux
seins. Et après les lèvres, ce sera le nez…
— Ah bon ? Vous n’aimez pas mon nez ? demanda-t-elle, visiblement
contrariée.
— J’ai pas dit ça !
— Si, vous l’avez dit !
— Écoutez, Nina, faites-vous recoudre et recoller dans tous les sens,
faites-vous tatouer un omnibus autour du nombril, je m’en fous ! Mais
soyez au bureau à l’heure et retrouvez-moi immédiatement l’adresse du
gars que je vous avais demandé de chercher d’après le numéro
d’immatriculation que j’avais noté sur un papier l’autre jour.
Moi, j’le trouvais plutôt pas mal, mon nez…
— Nina ? Vous m’entendez ?
— Euh, oui, commissaire.
— Vous avez communiqué l’adresse d’un type à une jeune fille
nommée Marie, vous vous souvenez ?
— Ah oui.
— Ouf !
— Ben je l’ai plus.
— C’est pas vrai ?
— Pourquoi vous lui téléphonez pas à cette Marie ?
— Parce qu’elle a disparu ! Et que la seule piste était cette adresse !
Bon Dieu, faites un effort, Nina. Vous ne vous souvenez vraiment pas
d’un détail ? Ne serait-ce que de l’arrondissement ?
— Non.
— Et bien entendu, vous n’avez pas gardé le papier sur lequel j’avais
inscrit le numéro de plaque du gars ?
— Non.
— Alors, c’est foutu, dit-il, désespéré.
— Par contre, je me souviens du numéro…
— Hein ? Pourquoi ne l’avez-vous pas dit tout de suite ?
— Parce que vous m’avez demandé si je me souvenais de l’adresse et
si j’avais gardé le papier. Mon père m’a toujours conseillé de ne pas dire
ce qu’on ne demande pas. « Ça t’évitera des emmerdes », qu’il ajoutait.
Léon soupira. Entre Babelutte et Nina Tchitchi, il se sentit soudain seul
au monde.
— C’est 182 RLM 75.
— Quelle mémoire !
— Facile ! 182, c’est le nombre de boucles d’oreilles que je possède, et
les lettres sont celles des prénoms de mes trois premiers amants : Robert,
Louis, Marc. Pour le département, je me souvenais que c’était à Paris.
Le commissaire l’attrapa par-dessus son bureau et lui colla un gros
bisou sur la joue. C’était la première fois qu’il faisait ça ! Nina en fut
toute chamboulée. De petits nuages roses flottaient autour de sa tête, avec
des angelots couverts de paillettes.
— Retrouvez-moi l’adresse ! Vite !
Il me parle ? Qu’est-ce qu’il dit ?
— Oh ! Nina ! Qu’est-ce qui vous arrive ?
Elle le regardait comme s’il était un gros gâteau d’anniversaire plein
de bougies et de crème au beurre.
— Nom d’une pipe, réveillez-vous ! Il y va peut-être de la vie de cette
petite. Magnez-vous le train !
Ça y est ! Il venait de souffler les bougies. La crème dégoulinait du
gâteau. Nina tourna les talons. Elle marchait rageusement. Pour écraser
les dernières miettes qui restaient.
55
Les murs de la cave où était enfermée Marie ressemblaient à des
lambeaux de chairs de cadavres pourris. De grosses gouttes d’humidité
suintaient sur les parois, dégageant une insoutenable odeur de moisi. Elle
était dans le ventre de la mort. Et devait accoucher d’une œuvre. D’un «
enfant » engendré dans la peur et dont elle ne verrait jamais les couleurs à
la lumière du jour.
Une lampe trop vive éclairait la toile que Marie avait dû enduire
auparavant de blanc de titane, seule exigence picturale de Valdès.
Marie pleurait. De grosses gouttes coulaient sur ses joues, comme
celles qui transpiraient des murs. Elle resta longtemps devant ce rectangle
blanc immaculé, pareil à un ciel de silence, fenêtre de pureté au cœur de
cet endroit monstrueux, à l’image du fou qui lui avait attaché le ventre et
les chevilles avec des sangles, sur ce fauteuil vissé au sol.
Elle pensait à sa mère qu’elle allait bientôt rejoindre, à Carine… Où
Valdès l’avait-il enterrée ? Auprès de quel peintre ? Elle espérait qu’il
avait choisi Lautrec. Mais laissait-il le choix à ses victimes ? Poussait-il
la cruauté jusqu’à les mutiler de leur vivant, ou attendait-il qu’elles soient
mortes pour leur couper le bras ?
Valdès avait tracé une ligne rouge autour du sien… Marie avait essayé
de la faire partir en humidifiant sa peau avec sa langue et en frottant de la
main gauche puisque le haut de son corps était libre. Mais la ligne
semblait indélébile.
Le visage de son père apparut sur la toile. Un visage d’homme
d’abord. Un peu flou. Ensuite, les traits devinrent plus ambigus, avec
quelque chose de féminin dans le regard et dans le sourire.
Pourvu qu’il ne se soit pas imaginé que je suis partie parce que je ne
supportais pas son apparence physique. Lui ai-je dit que je l’aime tel
qu’il est ? J’aurais dû lui répéter. Lui dire encore et encore. Comme à ma
mère et à Carine.
Elle pensa aussi à Elvire. Aurait aimé se réincarner en chat après sa
mort et se faire adopter par elle.
Peu à peu, elle choisit des couleurs. Pas au hasard, mais selon ce
qu’elle ressentait profondément. Elle jeta des éclats de rouge écarlate et
de jaune safran sur la neige. Des couleurs qui criaient la vie sous ses
coups de pinceau pour chasser la mort.
56
Bornéo avait mis les gaz et la voiture fonçait vers Montmartre, allée
des Brouillards, chez Valdès. Le commissaire Léon était à ses côtés.
Derrière, Babelutte, vautré dans les poils qu’il laissait chaque fois sur
la banquette, bâilla d’aise. Depuis peu, il s’était aperçu que dans cette
machine à roulettes y avait la même odeur qu’à la maison, quand Ginette
ouvrait la porte des toilettes. Et il aimait ça, se sentir comme chez lui. En
plus, il retrouva un os coincé sous le siège. Il reconnut celui qu’il avait
déterré dans le grand parc plein de pierres et de fleurs qui ne sentent rien,
où il était allé avec son maître et l’autre andouille.
— C’est toi qui as accroché ce sapin ridicule dans la voiture ?
demanda le commissaire.
— Comment, t’as pas remarqué qu’il y en a un dans chaque bagnole ?
— Non. J’ai pas fait attention. C’est une infection, ce truc ! Ça pue les
chiottes !
Bornéo se mit à rire.
— Qu’est-ce qui te fait marrer ?
— C’est un cadeau de ta mère !
— Quoi ?
— Elle nous en a offert une caisse entière ! Elle a gagné ça dans un
concours avec une marque de biscuits. T’étais pas là quand elle a appelé,
et comme c’est le brigadier Ramoz qui a répondu à la question, on a eu
droit à une caisse de sapins parfumés ! Il était tellement content qu’il
voulait en mettre dans tous les bureaux !
— Non ?
— Rassure-toi, ta mère n’a pas tout donné à la police ! Paraît qu’il lui
en reste quatre caisses. Petit veinard, va !
— Tu crois que c’est parce qu’elle est belge qu’elle est comme ça ?
— J’crois pas. La mienne est française et elle collectionne les jeux de
Game Boy.
— J’vois pas ce que ça a de curieux.
— Ah non ? Elle a soixante-dix ans. Enfin, mes gosses trouvent ça
cool, comme ils disent. Tu penses, une mémé qui passe son temps avec
Mario Bros ! Et moi qui m’esquinte à leur démontrer qu’il vaut mieux
lire que de jouer avec ces machins qui rendent abrutis !
Ils étaient arrivés. Bornéo gara la voiture sur la petite place, pas loin du
Lapin Agile, le célèbre cabaret dont l’enseigne, un lapin dans une poêle,
avait été peinte par André Gill.
— Bon, tu m’attends ici, dit le commissaire. Si au bout d’une demi-
heure tu ne me vois pas réapparaître, tu rappliques.
— Compte sur moi. Dis, il est bon le vin de Montmartre ? demanda
Bornéo en regardant les vignes de la rue Saint-Vincent.
— Ça dépend… Je t’en ferai goûter quand cette histoire sera finie. En
espérant qu’elle se terminera bien.
Léon sortit de la voiture et referma la portière, laissant Babelutte avec
son collègue. Le chien n’en revenait pas ! D’habitude, son maître
l’emmenait toujours avec lui. Comprenait pas. S’il avait fait une
connerie, il aurait reçu un bout de chocolat. Donc, c’était pas ça. Y puait
de la gueule ou quoi ?
Soudain, Babelutte se rappela que la seule fois où Léon l’avait laissé
dans la cage à roulettes, il avait entendu des coups de feu un peu après. Il
se dressa sur ses pattes arrière et regarda par la fenêtre. Se mit à aboyer
pour faire revenir son maître. Mais il était déjà trop loin et ne l’entendait
plus.
Le commissaire Léon sonna. Une voix lui demanda qui il était.
— Police.
Silence. Quelques secondes plus tard, la porte s’ouvrit. Un homme
élégant et souriant accueillit le visiteur qui montra sa carte.
— Que me vaut cet honneur ?
— J’ai quelques questions à vous poser.
— J’ai grillé un feu rouge ?
— Je peux entrer ? demanda le commissaire.
— Mais bien sûr !
Vu l’intérieur, Valdès n’était certainement pas dans le besoin. Déjà,
pour habiter ce quartier… Léon s’y était baladé souvent avec son chien.
Il aimait beaucoup cette allée où certains soirs on pouvait encore voir
rôder les fantômes de Dorgelès, Aristide Bruant, Apollinaire, Carco… On
ne pouvait venir à Montmartre sans en tomber éperdument amoureux.
C’est ce qui était arrivé au commissaire.
— Manifestement vous aimez la peinture, dit-il en regardant l’unique
toile suspendue au-dessus du meuble.
Une toile volontairement isolée pour être mise en évidence. On sentait
qu’elle n’avait pas été posée là par hasard et qu’elle avait trouvé sa place
après moult recherches, en fonction de l’éclairage, de l’environnement…
— C’est ma passion, commissaire. Celle-ci est de ma femme.
Gabrielle Lazare, peintre très cotée. Malheureusement, elle n’est plus
parmi nous. Et vous, quelle est votre passion ?
— La vie. Tout simplement.
Valdès sourit. Pensa que, décidément, les flics ne sont pas des génies !
— Vous êtes venu pour me parler de peinture ?
— Non, pour vous parler de Carine Richez.
— Ah… La jeune fille à qui j’ai acheté une toile ! Elle a du talent !
— Quand l’avez-vous vue pour la dernière fois ?
— Je ne sais plus exactement. C’était un soir. Samedi, il me semble. Je
lui avais demandé si elle désirait venir accrocher sa peinture elle-même.
C’est très important, car un mauvais emplacement peut tuer une toile !
— Vous parlez de la peinture comme si elle était vivante !
— Mais elle l’est, commissaire ! Écoutez, dit-il en approchant son
oreille du tableau sur le mur, je l’entends respirer ! Si, si, je vous assure !
— Et Carine a accepté ?
— Malheureusement non. Elle trouve qu’une fois vendue, l’œuvre ne
lui appartient plus et que personne ne peut trouver meilleure place que
celui qui l’a acquise. C’est un point de vue…
— Carine vous a quitté à quelle heure ?
— Elle ne m’a pas quittée !
— Ah bon ?
— Non, puisque sa peinture est avec moi.
Le commissaire Léon eut subitement envie d’une cigarette. Ce type
l’énervait. S’il l’avait pu, il aurait sorti son ouvrage de sa mallette pour
tricoter quelques mailles. Mais ça aurait fait mauvais genre !
— Pourquoi me posez-vous toutes ces questions ? Il lui est arrivé
quelque chose ? demanda Valdès.
— Elle a disparu.
— Oh, vous savez, à cet âge-là… Un petit ami, un conflit avec les
parents et on fugue !
— C’est pas son genre.
— Vous la connaissiez bien, commissaire ?
— Moi, non, mais son amie Marie, oui.
Léon s’attendait à une réaction de la part de Valdès, mais il ne broncha
pas.
— Marie… Une jeune fille avec des cheveux châtains et la peau mate,
ça ne vous dit rien ?
— Non, ça devrait ?
— Elle roulait sur une mobylette jaune et vous l’avez renversée en face
du Loup du Faubourg, rue de la Roquette.
— Je m’en serais aperçu si j’avais renversé quelqu’un. Je vais souvent
dans cette rue, car j’ai un ami qui y tient un restaurant et je vais déjeuner
chez lui pratiquement tous les midis. Mais ces derniers temps, j’ai eu pas
mal de travail…
— Vous faites quoi ?
— J’achète et je vends des œuvres d’art à l’étranger.
— Permettez que je jette un coup d’œil avant de partir ?
— Mais bien sûr, commissaire ! Je vous en prie…
Léon parcourut la pièce, regarda dans la cuisine, grimpa à l’étage. Vit
la chambre et la salle de bains. Un endroit où des peintures étaient
entreposées.
— La toile de Carine Richez est parmi celles-ci ? demanda le
commissaire.
— Non, elle est dans ma maison de campagne, en Bourgogne. Je
trouvais que cette toile, avec ses tons de terre de Sienne, serait mieux
dans un environnement champêtre.
— Bon, fit le commissaire, si jamais vous avez des nouvelles de
Carine, contactez-moi au quai des Orfèvres.
— Bien sûr. Au revoir, commissaire !
Valdès le raccompagna jusqu’à la grille.
Lorsque Babelutte vit son maître, il remua la queue. Il n’avait pas
entendu de coups de feu. Était-il passé à travers les balles ?
57
Ce qui attristait le plus Marie, c’est qu’elle allait mourir sans avoir
connu une grande histoire d’amour. Elle aurait aimé ça, rencontrer un
homme qui lui donne envie de croquer les nuages. Un type romantique,
avec une longue écharpe bleue, qui l’aurait mangée des yeux et aurait
chassé les poussières grises du quotidien.
Elle avait cessé de mettre des couleurs sur sa toile. Voulait garder un
petit espace blanc pour s’évader et rêver que l’homme la déshabillait sur
une place enneigée, à Venise ou ailleurs. Il était impatient et déchirait sa
robe pour dévorer la petite fille qu’elle resterait toujours, et qui
s’abandonnait dans les bras de cet amour comme on se jette dans le vide.
Après la tristesse, Marie ressentit de la rage. Elle ne voulait pas mourir,
ni faire cadeau d’une œuvre à ce monstre ! Elle trempa ses pinceaux dans
du noir, du vert, du brun et mâchura la toile de lambeaux d’amertume.
La porte s’ouvrit et Valdès s’approcha de sa captive. Lui toucha
l’épaule. Marie ressentit une brûlure. Certaines fois, les caresses sont des
morsures du diable. Et ce type était bien plus dangereux que Satan parce
qu’on ne s’en méfiait pas. Il ne manquait pas de charme et son
intelligence était effilée comme la lame d’un couteau qui s’enfonce
lentement, lentement… Au début, on ne sent rien. On voit juste une perle
rouge sur la peau. Mais quand on retire la lame d’un coup sec, ça fait très
mal.
Marie hurla.
Une longue traînée pourpre coulait le long de son bras.
— Avec toi je vais devoir faire comme avec l’autre. Celle que j’ai dû
déchirer à coups de couteau parce qu’elle avait piétiné le cadeau que je
lui avais offert. Chaque minute avant la mort est enfermée dans un écrin
contenant l’inestimable valeur du temps qui reste. Au lieu de toucher au
sublime, tu t’enfonces dans la laideur et dans la rage. Ton tableau, c’est
de la crasse, et tu le sais, dit Valdès. Les autres avaient compris. Je leur ai
injecté une dose de cyanure. Toi, tout comme celle que j’ai enterrée
derrière la tombe de Modigliani, tu galvaudes de précieuses minutes, tu
bafoues l’art et tu ne mérites qu’une mort violente. L’autre, j’ai dû la
déchiqueter de partout avant qu’elle finisse par me pondre une œuvre
d’art. Je vais te donner ta dernière chance…
Il posa une autre toile devant elle. Une belle toile blanche.
L’homme à la longue écharpe bleue réapparut. Il marchait lentement
vers Marie. Ses pas ne laissaient pas de traces dans la neige. Il enroula
son écharpe autour de son bras et elle cessa de saigner.
58
— Commissaire ! Y a un monsieur qui vous attend dans votre bureau,
dit Nina Tchitchi en papillotant des cils. Je l’ai fait entrer parce que le
banc dans le couloir est cassé. Le gros Maurice s’est assis dessus… Le
monsieur paraît très énervé.
— Ah oui ? Eh bien ça va être vite réglé ! Je vais le calmer, moi !
J’suis pas d’humeur…
— Je vous avais pas donné la bonne adresse ?
— Je n’en sais rien. Valdès prétend n’avoir pas vu Marie, mais ce qui
me chiffonne, c’est que c’est un collectionneur de tableaux. Or les
victimes ont sûrement été tuées par quelqu’un qui évolue dans ce milieu.
— Il ment !
— Qu’en savez-vous ? s’étonna le commissaire.
— J’ai pendulé mes boucles d’oreilles au-dessus de son adresse.
— C’est la meilleure ! Vous croyez pouvoir résoudre toutes les affaires
grâce à vos boucles d’oreilles ? On se demande pourquoi on s’esquinte
encore à faire des enquêtes ! Allez dire à Pinchon qu’il peut partir en
vacances. Les Baléares, c’est pas cher en cette saison.
— Vous vous fichez de moi, commissaire ?
— Vous croyez ?
Nina soupira et lui tourna le dos. Ce flic était un ignare, un goujat, un
sale matérialiste. N’avait aucune sensibilité. Pouah !
Petites lunettes rondes, visage buriné et dos voûté, le visiteur avait déjà
pris place sur la chaise en face du bureau. Avec ses grandes oreilles.
— Soyez bref et efficace. J’ai du boulot, grogna le commissaire.
— Je viens porter plainte pour attentat. À cinq centimètres près j’étais
mort, m’sieur l’agent.
— Commissaire.
— Le toit de ma voiture est tout défoncé ! Un obus est tombé dessus !
— Un obus ? Vous êtes sûr ?
— Enfin, c’est tout comme… Regardez, dit l’homme rond en sortant
l’objet meurtrier de sa poche.
— Mais c’est une boule de pétanque !
— Ah oui ? Et depuis quand est-ce que les boules de pétanque tombent
du ciel ?
— Votre voiture n’était pas garée rue Blondel, par hasard ?
— Euh… si ! Comment vous savez ça ?
— Une intuition.
— Dites donc, vous êtes fort, vous !
— C’est pour ça que je suis flic. Bon, vous n’êtes pas mort, tout va
bien. Vous pouvez rentrer chez vous maintenant. Au revoir, monsieur.
— Quoi ? Mais je veux déposer plainte !
— Plainte contre qui ? Contre des extraterrestres ?
— Comprends pas.
— Ça arrive tout le temps rue Blondel. Les gens voient des ovnis et
puis paf ! Une boule qui tombe… On en a conclu que les Martiens
attendaient de se trouver au-dessus de cet endroit pour jouer à la
pétanque. Doivent pas aimer les putes. Y en a plein dans le quartier.
D’ailleurs, on parle de la « rue Bordel ». C’est comme ça, faut plus
passer par là, c’est tout. Au revoir, monsieur.
— Et… et la police ne va rien faire ?
Quand est-ce qu’il va me lâcher la grappe ?
— Si. On tend des filets. Allez, au revoir, monsieur.
Cette fois, ça y était. Bon débarras ! Le type s’en alla. Avec ses petites
lunettes et ses grandes oreilles.
Le commissaire Léon prit son tricot et…
Toc ! Toc !
— Quoi encore ?
— C’est Nina. Y a le concierge qui veut vous voir, chef !
— Le concierge ? Qu’est-ce qu’il me veut çui-là ?
Il rangea prestement son tricot et invita la secrétaire à entrer.
— Y prétend que c’est top secret.
— Écoutez, racontez-lui n’importe quoi, mais j’ai du boulot et je ne
veux plus qu’on me dérange. Sous aucun prétexte. Vu ?
— Bien, commissaire, fit-elle en battant de nouveau des paupières
comme une star de Hollywood.
— Vous avez quelque chose dans l’œil ?
— Non, ce sont mes nouveaux cils. N’aviez pas remarqué ? fit-elle,
déçue.
— Euh… C’est que j’ai pas vraiment la tête à ça en ce moment, ma
chère Nina.
— Les autres fois non plus. Vous ne voyez jamais rien, vous. À croire
que les femmes, ça vous intéresse pas.
— Hé ! Hé ! Elle a du nez cette petite. Hein, m’sieur l’commissaire ?
Le concierge venait de passer sa tête de cabillaud derrière la porte.
— Qu’est-ce qu’il a mon nez ? demanda Nina.
— Mais rien ! Il est très bien votre nez, hurla le commissaire. Bon, et
vous, qu’est-ce que vous me voulez ? lança-t-il au concierge.
— C’est entre vous et moi. Je ne voudrais pas faire jaser, comprenez ?
— Bon, eh bien puisque je suis de trop, je m’en vais, geignit Nina,
vexée.
— Avant de tirer la tronche, vous pourriez appeler la mère Chapeau et
lui dire de se calmer avec ses boules de pétanque. Elle va finir par tuer
quelqu’un dans la rue si ça continue.
Nina ne répondit pas et claqua la porte.
— Voilà, je ne voulais pas vous mettre dans l’embarras, chuchota le
concierge, le sourire en demi-camembert.
— C’est fait ! Parlez plus fort, j’entends mal.
— Comme vous voulez… C’est rapport à votre petit ami, dit-il en
élevant considérablement la voix.
— Quel petit ami ?
— J’aurais dû me douter que vous en aviez plusieurs, beau gars
comme vous êtes !
Respire ! Reste zen, mon vieux Léon. Le tai ji quan c’est pas mal non
plus, paraît-il. Faudrait essayer.
— Écoutez, monsieur Molard…
— Bolard. Mais vous pouvez m’appeler Raymond. Entre confrères…
— Je vais être très clair. Nous ne sommes pas confrères et je suis sur
une affaire épineuse. Venez-en au fait !
— J’aimerais bien être à votre place et être aussi sur une affaire
épineuse, dit-il avec un petit sourire.
Tais-toi ! Pense aux p’tits zoizeaux dans la forêt !
Il pensa aux volatiles qui éructaient toutes les heures sur l’horloge de
sa mère et ça le mit encore plus de mauvaise humeur.
— Allez, je ne vous en veux pas. Au début, on a toujours du mal à
accepter…
Je vais le tuer ! D’abord lui couper la langue avec un cutter, puis les
couilles…
— C’est votre ami le travelo qui m’a remis cette enveloppe pour vous.
Comme vous n’étiez pas là, je lui ai dit de me la confier pour pas que ça
traîne entre d’autres mains. Les bruits courent vite dans la police. Tenez,
Léon.
— Commissaire !
— À mon avis, elle est parfumée !
— Je me fous de votre avis ! Dégagez !
— Pardon ?
— J’ai dit « Dégagez » ! C’est clair ? éructa le commissaire qui sentait
grimper sa tension.
— Eh ben on m’y reprendra à rendre service ! Enfin, vous avez de la
chance que je comprenne votre problème. Avant, j’étais comme vous.
Mais une fois qu’on s’accepte tel qu’on est, ça va mieux.
Qu’est-ce que je fais ? Je le mords ou je pleure ?
— Foutez le camp ou je lâche mon chien ! hurla Léon, hors de lui.
— Bon, bon, je m’en vais. Faut pas crier comme ça !
— Ça va, commissaire ? demanda Nina qui venait d’ouvrir la porte,
alertée par tout le vacarme.
— Je veux être seul. Tout seul !
— C’est rien, fit le concierge, il vit mal sa féminité. Tant qu’il la
refoulera, il sera nerveux.
Nina faillit en perdre ses faux cils !
Enfin tranquille, le commissaire Léon ouvrit l’enveloppe. Elle
contenait un mot d’Irma et une carte d’identité qui avait été déchirée et
recollée. Léon lut le mot d’abord.
Cher commissaire,
J’ai retrouvé ça dans la poche du blouson de ma fille. Je ne comprends
pas pourquoi elle a gardé cette carte d’identité toute déchirée. Ça m’a
intriguée. C’est pourquoi je vous l’apporte à tout hasard. On ne sait
jamais ! Comme vous n’étiez pas là, le concierge m’a proposé de vous
remettre l’enveloppe.
Irma.
PS : Il est pas un peu toqué, le concierge ?
Le commissaire saisit ensuite la carte d’identité qu’il examina avec une
loupe. Impossible de déchiffrer le nom et l’adresse. Mais la photo lui
rappelait quelqu’un. Il approcha le document de sa lampe de bureau et
jura. C’était Sandra Durieux, dont le corps avait été retrouvé au Père-
Lachaise par la bouchère. Cette pauvre fille qu’il avait vue à l’Institut
médico-légal, le cœur transpercé par un coup de couteau.
Il téléphona immédiatement à Irma. Ne la trouva pas chez elle. Fit le
numéro du Colibri. Tomba sur Jeannot.
— C’est Léon. Irma n’est pas chez toi ?
— Si, elle vient juste d’arriver. Le capitaine lui a fait plein de
photocopies avec la photo de Marie et on en a mis partout. J’ai appelé des
copains de bistrot qui sont occupés à en placarder dans tout Paris !
— Extra !
— J’te la passe ! fit Jeannot.
— Commissaire ? Vous avez reçu mon enveloppe ?
— Oui. À ce propos, est-ce que vous avez une idée de l’endroit où
Marie a pu trouver ça ?
— Pourquoi, c’est quelque chose d’important ?
— Je veux ! C’est la carte d’identité de la gamine retrouvée assassinée
par la bouchère !
— Oh mon Dieu ! Jeannot, un whisky !
— Écoutez, Irma, creusez-vous la cervelle et tâchez de voir d’où ça
peut provenir. C’est peut-être une piste ! Si quelque chose vous revient, je
suis à la PJ. Appelez-moi tout de suite !
— Bien sûr, commissaire.
Restait plus qu’à prier. Black & White !
59
Gagner du temps… Croire jusqu’au bout à sa bonne étoile !
Marie se répétait sans cesse cette phrase. Elle avait employé une
mauvaise tactique, tenté de faire fléchir ce détraqué, de lui faire
comprendre l’horreur de ses gestes et l’absurdité de son raisonnement.
Marie était spontanée et parlait toujours avec le cœur. Mais ici, il fallait
tricher. Pour battre le fou, il faut l’amener à croire qu’on pense comme
lui. Faire semblant d’entrer dans son jeu. Jamais aller contre lui !
L’homme à l’écharpe bleue apparaissait entre les lignes de couleur.
Marie ne distinguait pas son visage. Seul détail, une boucle en or à
l’oreille droite. Il disparut au moment où Valdès poussa la porte de la
cave. Ou plutôt de l’espèce de blockhaus dans lequel Marie était
enfermée. Elle aurait aimé qu’il lui laisse son écharpe pour étrangler le
monstre.
— C’est beaucoup mieux !
— J’ai réfléchi à tout ce que vous m’avez dit. Je crois que je
comprends votre point de vue.
— Voilà qui me ravit pour toi ! Ton âme sera sauve. Ne serait-ce qu’à
travers ton art. La mort est un cadeau. Elle nous aide à relativiser toutes
choses. Sans elle, l’art n’existerait pas. Tu es d’accord ?
— Bien sûr…
— Menteuse.
Il joue, Marie ! Ne te laisse pas avoir !
— Vous croyez qu’on a envie de mentir quand on sait qu’on va mourir
?
— Les femmes mentent toujours. Surtout quand elles s’imaginent
qu’elles disent la vérité.
Laisse-le parler. Il se prend pour un génie et adore s’écouter.
— Seul l’art est un mensonge qui dit la vérité.
— Donc, une femme qui ment est une œuvre d’art.
— Je te défends de comparer un être fruste qui mange et qui défèque à
de l’art !
— Je plaisantais…
— On ne plaisante pas avec ces choses-là. L’art est sacré. Demain soir,
ta toile doit être terminée. Un flic est venu rôder. Il cherchait ta copine. Il
a aussi demandé si je ne te connaissais pas. Je lui ai assuré que non. Et il
est reparti avec ses petites questions et son petit calepin. Ce minable ne
reviendra plus. Mais sait-on jamais ? Mieux vaut prévoir. Il te reste une
nuit. Je compte t’enterrer celle d’après. Si ta toile me plaît, je te laisserai
le choix du peintre.
— Lautrec.
— Ah, non ! La place est prise !
— Vous y avez mis Carine, c’est ça ?
Il se contenta de sourire.
Salaud !
— Tu as encore un peu de temps pour réfléchir. Plus beaucoup. Je te
tuerai peut-être avant…
Marie sentit la pointe d’un couteau pénétrer la chair de son épaule. Elle
frissonna. Valdès enfonça encore un peu plus la lame. Presque jusqu’à
l’os. Au moment où elle allait crier, il la retira. Des gouttes froides
perlaient sur sa peau.
« C’est la mort qui pleure », aurait dit sa grand-mère.
60
Léon avait presque terminé le paletot de Babelutte. Il en était à
l’encolure. Tout en faisant ses diminutions, il réfléchissait à sa visite chez
Valdès. Un détail lui avait-il échappé ? Le commissaire était venu à
l’improviste et n’avait rien trouvé de suspect. Valdès n’avait
vraisemblablement pas heurté la mobylette de Marie puisque la patronne
du Loup du Faubourg n’avait rien entendu. Or, d’après la jeune fille, ça
s’était passé juste devant chez elle, rue de la Roquette. Pourquoi Marie
avait-elle menti ? Où était-elle allée après avoir repéré Valdès au resto ?
Le commissaire avait envoyé Pinchon pour enquêter dans le quartier
de la Bastille. Personne ne se souvenait d’un accident ou d’un accroc
dans la rue ce jour-là. Mais ce qui énervait le plus Léon, c’est qu’il avait
l’impression d’avoir toutes les cartes en mains sans savoir laquelle jouer.
Il se sentait impuissant, dans un état d’attente forcé. Plus que quelques
points, et Babelutte serait bientôt l’heureux propriétaire d’un magnifique
paletot vert en laine des Pyrénées. Il pourrait se pavaner devant les cabots
de la rue Lepic. Comme chaque fois que le commissaire ramenait un de
ses ouvrages en tricot à la maison, il disait qu’il avait reçu ça en cadeau
d’une mémé à qui il rendait de menus services.
— Des pots-de-vin ! avait répliqué sa mère le jour où il avait rapporté
un couvre-bouteille en forme de caniche qu’il avait tricoté pendant
l’affaire Thierry Paulin, le tueur de vieilles dames.
Le plus dur, ça avait été les pompons pour les oreilles, les pattes et la
queue.
Le téléphone sonna.
— Allô, commissaire ? C’est Irma.
— Ah ! fit-il avec satisfaction.
— Je crois que j’ai une piste pour la carte d’identité qui était dans la
poche de Marie… Le seul qui, à ma connaissance, ramasse tout ce qui est
déchiré pour le plaisir de recoller les morceaux c’est le Pin’s.
— Qui ça ?
— Le nain qui vend des babioles dans notre quartier. Vous avez
sûrement dû le croiser ! Il se trimbale toujours avec une grosse valise à
roulettes. Je vous ai raconté qu’il baisait avec la bouchère et qu’il lui
filait des bouquins de sorcellerie.
— Où il crèche, cet énergumène ?
— Il a sa caverne d’Ali Baba dans le fond de l’impasse Germain-Pilon.
— D’où m’appelez-vous ?
— De Belleville. Comme le pendu était du coin et qu’il travaillait au
resto où Marie allait avec sa copine, j’ai pensé que ce serait utile que je
me balade par ici avec la photo de ma fille… Mais ça n’a rien donné.
— Ne vous découragez pas, Irma, on est sur une piste. Je fonce chez le
Pin’s, comme vous dites. Ce type n’est pas clair.
— Commissaire, vous croyez que… Marie est toujours en vie ?
— Irma, les pessimistes n’ont jamais sauvé le monde.
Le commissaire Léon raccrocha et rangea son tricot.
— Désolé, Babelutte, tu devras encore patienter un tout petit peu ! dit
le commissaire en enfilant sa veste.
Faudrait la jouer en finesse avec le nain ! Le commissaire n’avait
aucun motif pour l’arrêter. Rien ne prouvait que cette carte d’identité
provenait de chez lui. C’était juste une supposition d’Irma. Marie avait-
elle été fouiller dans ses affaires ? Il s’en était peut-être aperçu et lui avait
tendu un piège !
Il traversa la cour, suivi de son chien. Pas de concierge en vue. Il
poussa un soupir de soulagement. Croiser cet ahuri des Carpates lui était
devenu pénible.
L’odeur du sapin qui pendouillait au rétroviseur de la voiture donna la
nausée au commissaire. Il le détacha et le balança par-dessus bord. Ouf !
Au moment où il s’apprêtait à démarrer, quelqu’un frappa sur la vitre
arrière.
— Commissaire, vous avez perdu ça !
Nina Tchitchi tenait la « fraîcheur des pinèdes » entre ses doigts
manucurés.
— Je ne l’ai pas perdu, je m’en suis débarrassé.
— Ah ? C’est joli pourtant. Et en plus, ça sent bon.
— Je vous l’offre.
— Oh, merci, commissaire ! Dites, vous allez de quel côté ?
— Pourquoi, vous voulez que je vous emmène ? J’ai pas pris le panier
pour le pique-nique.
— Non, c’est parce qu’il y a des manifs et vous risquez d’être bloqué.
— Merde, j’avais oublié ! Merci Nina.
Il laissa la voiture et emmena Babelutte avec lui dans le métro. Les
gens, entassés comme des sardines, avaient l’air maussades. Le gros de la
foule descendit à la gare du Nord. Léon s’assit à côté d’une dame qui
sourit au chien et lui fit une petite caresse.
— C’est quoi comme race ?
— Un lévrier nain de Laponie.
— Ah ! Il a l’air très intelligent.
— Il allume la télé tout seul.
Barbès. Léon salua la dame et descendit du métro. Fallait changer.
Encore deux stations et il était à Pigalle. Quelques poivrots étaient affalés
sur les bancs à côté de leur litron de rouge, tandis qu’une vieille
mendiante alpaguait la foule en tendant la main : « Bonjour mesdames,
bonjour messieurs. Je n’ai plus vingt ans. Une petite pièce serait la
bienvenue car je ne peux plus vendre mon cul ! » Les gens se marraient
et lui donnaient de la monnaie. Léon pensait que, pour cacher la misère,
l’humour est le plus noble des vêtements.
Arrivé à Pigalle, le commissaire remonta la rue Houdon, proche de
l’impasse Germain-Pilon. Il espérait que le nain serait chez lui. Sinon,
resterait plus qu’à l’attendre. Soudain, Babelutte fonça ! Il venait de
reconnaître Émile, le chien de la voisine, devenu héros d’un roman
policier et pour lequel il ressentait une attirance particulière. Chaque fois
qu’ils se croisaient, les deux clébards ne pensaient qu’à une chose :
s’enfiler ! Émile attendait son petit maître à la sortie de l’école.
— Babelutte, on n’a pas le temps ! se fâcha Léon.
Mais le chien avait déjà grimpé sur Émile, tout content de cette
rencontre. Trop bon !
C’est alors qu’il le vit ! Le nain dévalait la rue avec sa valise à
roulettes. Le commissaire attrapa Babelutte par le collier et l’obligea à le
suivre. Le chien grogna.
— Désolé, mon vieux, ce sera pour une autre fois.
Quand Léon allait voir les putes, Babelutte ne le dérangeait pas ! Quel
manque de savoir-vivre !
Le nain prit la rue André-Antoine, salua les deux gros travelos aux bas
résille déchirés, ficelés comme des rôtis de dindonneau dans leur jupe en
latex. Ils avaient une tronche à jouer dans Freaks. Léon attendit de se
trouver dans l’impasse Germain-Pilon, pour coincer son olibrius.
— Bonjour ! Commissaire Léon. J’ai quelques questions à vous poser.
— Ah oui ?
Il avait plutôt une bonne bouille. Des petits yeux vifs et pétillants, pas
une tête d’assassin, pensa Léon. Mais il en avait connu, des serial killers
à qui on aurait donné « le bon Dieu sans confection », comme disait sa
mère.
— Ce ne serait pas à vous, par hasard ? demanda le commissaire en lui
tendant la carte d’identité recollée.
— Ah, ben si ! Je l’avais oubliée dans la photocopieuse chez le
capitaine… Quand je suis allé voir, elle y était plus. Y a des malhonnêtes,
quand même !
— Pourquoi vous vouliez photocopier ça ?
— Parce que chaque fois que j’ai réussi à recoller un document, j’en
fais une photocopie que j’envoie à mon frère. Il a la même passion que
moi. C’est une manière amusante de communiquer…
— C’est ici que vous habitez ?
— Euh, c’est ma garçonnière occasionnelle. C’est plutôt un endroit où
j’entrepose ma marchandise, car la plupart du temps je couche ailleurs…
— Avec la bouchère, par exemple !
— Ah ! Vous avez vu Irma ? Quelle voyeuse, celle-là !
— Que fabrique la bouchère avec des bouquins de sorcellerie ?
— Vous savez ça aussi ? Écoutez, commissaire, je couche de temps en
temps avec, d’accord. Elle a des nichons énormes et ça me branche. Mais
pour le reste, je ne m’occupe pas de sa vie et je m’en fous ! Je pense
simplement qu’elle est un peu détraquée et plutôt caractérielle. Son cul
m’intéresse plus que sa tête. Moi, j’suis un marchand ambulant. Vous me
demandez un couteau électrique qui brille dans le noir, je vous le fournis,
mais je ne veux pas savoir si c’est pour découper le gigot ou tuer votre
belle-mère.
— Je peux entrer dans votre antre ?
— Sûr ! Et si quelque chose vous plaît, servez-vous ! Je vous ferai un
prix d’ami…
— Merci, mais je ne suis pas venu pour ça.
Le commissaire avait déjà vu du brol, comme on dit en Belgique, mais
à ce point-là, jamais ! La pièce était un véritable foutoir ! Dans un des
petits coins de cette poubelle géante trônaient un lit et une table, un peu
plus loin un évier pourri et un réchaud à gaz. Il n’y avait pas de fenêtre.
Une lumière blafarde donnait à ce lieu un parfum d’apocalypse !
— Asseyez-vous, proposa le nain en avançant une chaise de style
ancien qui détonnait avec le reste du mobilier.
— Je voudrais surtout savoir comment vous avez été en possession de
cette carte d’identité.
— Pourquoi ? Qu’est-ce qu’elle a de particulier ?
Ou bien il sait et il joue au naïf, ou bien il ignore de quoi il s’agit.
— C’est celle de Sandra Durieux, la fille assassinée que la bouchère a
découverte au cimetière du Père-Lachaise.
— Mince !
— Avouez que vous l’avez trouvée chez la bouchère…
— Pas du tout ! Je vous l’ai dit, commissaire, je ne fouille que dans sa
chatte, pas dans ses affaires. Pour qui me prenez-vous ? Je suis un
gentleman !
— D’où ça vient, tout ça ? demanda Léon en montrant le tas de
misères.
— Des poubelles, des salles de ventes, des greniers…
— Et la carte d’identité ?
— D’une poubelle. J’adore recoller les morceaux.
— Elle était où, cette poubelle ? Vous vous en souvenez ?
— Vous avez de la chance que j’aie une bonne mémoire, commissaire !
La poubelle se trouvait dans l’allée des Brouillards…
— Vous êtes sûr ?
— Certain.
— Pourriez-vous m’accompagner pour me montrer l’emplacement
exact ?
— C’est que j’avais un rancard très important, et…
— Je vous relâche après.
— Bon, soupira le nain en sortant un drôle d’engin de sa poche.
— C’est quoi, ce truc ?
— Un portable qui fait rasoir en même temps. C’est japonais.
— M’étonne pas ! Allez, dépêchez-vous, il n’y a plus une minute à
perdre !
Tandis que le commissaire appelait du renfort pour le rejoindre allée
des Brouillards et qu’il demandait à Bornéo de se débrouiller pour
amener un mandat de perquisition, le Pin’s avertissait sa fiancée qu’il
serait un peu en retard.
— On prend un taxi ? demanda le nain.
— Non, on y sera plus vite à pied ! C’est tout près.
Le commissaire faisait des grands pas et le nain n’arrivait pas à le
suivre. Finalement, Léon décida de le prendre sur ses épaules. Une plume
! Ou presque. Babelutte avait choisi quant à lui de les suivre sur le trottoir
d’en face.
— Dites, commissaire, qu’est-ce qu’il a votre chien ? Il est toujours
comme ça ou il fait la tronche ?
— Il est furax parce que je l’ai empêché de tirer son coup tout à
l’heure.
— J’ferais pareil à sa place ! Pauv’bête !
Le portable du Pin’s sonna.
— Allô, mon petit poussin des îles ? Tu ne devineras jamais où je suis
! À dos de chameau !
— Merci ! grogna le commissaire.
— Oui, dans le désert. Je t’appelle quand je rentre à Paris. Mais oui, je
t’aime ! Bye bye !
— Menteur !
— Mais non, commissaire, je suis un affabulateur ! Pas pareil. Aux
femmes, il faut leur donner du rêve ! Elles adorent ça. Ma mère dit
toujours qu’elle préfère un homme qui ment qu’un homme avec lequel
elle s’ennuie.
— Vous n’aviez pas rendez-vous ?
— Si, mais pas avec celle-là.
— Vous êtes un sacré dragueur, vous !
— Le bon Dieu a créé les fruits pour qu’on les croque. C’est ici, dit le
Pin’s en désignant la plus grande des maisons de l’allée des Brouillards.
— Merci. Vous pouvez y aller, dit le commissaire en s’abaissant pour
que le Pin’s puisse se récupérer sans se faire mal en sautant
Les flics venaient d’arriver. Le commissaire leur demanda de se
disperser discrètement autour de la maison.
— Quand le lieutenant Bornéo sera là, dites-lui de venir me rejoindre.
À Pinchon aussi. Toi, Babelutte, tu restes ici !
Il escalada le mur qui masquait la maison de Valdès et sauta dans le
jardin. Puis il contourna la façade arrière et entra par la porte de la
cuisine. Personne. Il pénétra dans le salon, revolver au poing.
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Babelutte n’aimait pas ça du tout ! Non seulement son maître l’avait
empêché d’honorer son copain Émile, mais en plus il le larguait de l’autre
côté du mur comme un malpropre !
Il jeta un coup d’œil torve aux flics qui attendaient dans la voiture, en
vit quelques autres qui jouaient à cache-cache dans les buissons d’en
face… Apparemment, personne ne faisait attention à lui, c’était le
moment d’y aller !
Il longea le mur, fit semblant de pisser au cas où un des flics aurait eu
l’idée de le surveiller, puis s’engouffra dans le trou qu’il avait repéré un
peu plus loin, là où les pierres étaient pourries.
C’est ainsi que Babelutte se retrouva à son tour dans le jardin. Il eut
beau renifler, il ne sentit pas par où son maître était passé. Soudain, il
aperçut un autre trou, à moitié camouflé par des herbes sous une fenêtre,
et décida d’aller faire un tour par là.
Personne n’entendit le hurlement qu’il poussa en tombant.
62
La première fois qu’il était venu chez Valdès, Léon avait trouvé sa
maison plutôt agréable, peut-être parce qu’un rayon de soleil habillait ce
lieu d’une douce lumière. Mais là, ce n’était plus pareil ! Les murs blancs
n’étaient plus poudrés d’or, ils reflétaient le froid glacial de la mort. Les
quelques objets avaient pris un aspect agressif et il régnait dans ce salon
une atmosphère suffocante que le commissaire avait du mal à supporter.
Pourtant, la pièce n’avait pas changé ! C’était comme si, soudain, cette
maison était devenue vivante. Il l’entendait respirer…
Le commissaire Léon ne vit pas le rideau rouge se soulever derrière
lui.
— Bonjour, commissaire !
Il sursauta et se retrouva avec le canon d’un revolver pointé sur lui.
— Lâchez votre flingue.
— Soyez raisonnable, Valdès.
— Lâchez-le ou je vous descends !
Le commissaire obéit. Valdès avait un curieux rictus, les cheveux
ébouriffés et les mains pleines de sang.
— Qu’est-ce que vous venez encore faire chez moi ?
— Où est Marie ?
— Je ne sais pas.
— Vos mains…
— C’est de la peinture. Vous n’avez pas le droit d’entrer ici comme un
voleur ! Vous avez un mandat ?
— Oui, mentit le commissaire. Ne jouez pas au dur avec moi, vous
êtes dans de sales draps, mon vieux. Je suis venu vous arrêter pour
meurtre.
— Ah oui ? Et j’ai tué qui ?
— Les jeunes filles qu’on a retrouvées dans les cimetières.
— Vous avez des preuves ?
— La carte d’identité de Sandra Durieux était dans votre poubelle.
— Et alors ? N’importe qui peut jeter n’importe quoi dans les
poubelles en passant !
— Curieux que ce soit justement elle qui ait été assassinée, non ?
— La vie est faite de coïncidences…
— Oui, mais vous vous les multipliez ! Vous avez acheté une toile à
Carine Richez et celle-ci a disparu. Et Marie, qui vous avait repéré grâce
à votre numéro de plaque d’immatriculation, est devenue introuvable
également.
— Et alors ? Ça ne fait pas de moi un assassin !
— Si vous aviez l’âme en paix vous n’auriez pas surgi tel un diable
hors de sa boîte, en braquant votre arme sur moi !
— J’ai cru que vous étiez un voleur !
— Où est Marie ?
Soudain, un bruit au-dehors attira l’attention de Valdès. Il vit des
ombres se glisser le long du mur et comprit qu’il était entouré de flics. Ça
le fit sourire…
— Je vous ai demandé où était Marie ! insista le commissaire.
— Pas de chance ! Je viens juste de la tuer, dit-il en passant son doigt
plein de sang au bord de ses lèvres.
— Vous êtes un monstre !
— Pas du tout ! Grâce à moi elle a pu peindre un chef-d’œuvre !
Comme toutes les autres. Mais vous ne pouvez pas comprendre. L’art
n’est accessible qu’aux grands de ce monde.
— Dont vous faites partie, bien sûr !
— Ça me paraît évident.
— Pourquoi avoir mutilé ces filles ?
— On voit que vous n’êtes pas collectionneur, commissaire. L’œuvre
est indissociable de la main qui l’a créée.
— Et Bobby Rouski ? C’est vous qui l’avez tué, n’est-ce pas ?
— Cette petite pédale avait donné rendez-vous à un de ses gigolos en
pleine nuit, dans un cimetière où il m’avait surpris en train d’enterrer une
fille. Il voulait me faire chanter. Pauvre con.
— Et le mot AGLA ? C’était pour que les fantômes des personnes que
vous avez assassinées ne viennent pas vous hanter la nuit, c’est ça ?
— Je n’ai peur de rien, commissaire. Et surtout pas de mourir. C’est
pour ça que je ne suis pas artiste. Mais j’aime l’art plus que ma vie.
Valdès recula doucement vers la peinture au-dessus du buffet, le
revolver toujours pointé sur le commissaire.
— Ne faites pas le con !
Valdès avait l’air calme. Il souriait.
Un bris de vitre provoqué par Bornéo le fit sursauter.
— Lâchez votre arme ! hurla le lieutenant.
Mais Valdès n’obéit pas. Son regard avait déjà tué le commissaire. Il
s’apprêtait à appuyer sur la détente quand une détonation fit éclater son
crâne dont les morceaux giclèrent un peu partout. Il s’écroula sur le sol,
fixant le tableau de ses yeux morts.
Valdès venait de signer son premier chef-d’œuvre : des étoiles filantes
rouge sang sur un mur blanc. Presque du Kandinsky. Quelques-unes
avaient éclaboussé la peinture, une dernière image qu’il avait emportée
au bout de la nuit. Elle était signée « Gala ». La muse de Dalí. Le début
du prénom et du nom de la femme de Valdès : Gabrielle Lazare. Et
l’anagramme d’AGLA.
63
Comme un personnage tombé d’un tableau de Bacon, Valdès gisait
dans une mare de sang, le crâne éclaté. Les flics s’affairaient autour de
lui, pareils à des mouches bourdonnantes, récoltant çà et là des morceaux
de cervelle dans des sachets en plastique.
Pendant ce temps, suivi de Bornéo, le commissaire Léon soulevait la
tenture rouge derrière laquelle Valdès était apparu. Elle masquait une
porte ouvrant sur un escalier en pierre qui menait à une salle
d’exposition. Ils eurent un haut-le-cœur en découvrant la collection
macabre de Valdès. Près d’une vingtaine de toiles étaient accrochées aux
murs avec, en dessous de chacune, un avant-bras et une main enfermées
dans un tube rempli de liquide.
Des œuvres pleines de souffrance, avec des relents de Spitzner, pensa
Léon.
— Regarde, dit Bornéo, le dernier tableau est signé Carine Richez !
La signature de Marie ne figurait sur aucune des peintures. Le
commissaire Léon tournait comme un lion en cage. Pas de trace de la
jeune fille. Et si Valdès l’avait déjà enterrée ? Et ce sang sur ses mains…
— Viens, on va fouiller là-haut, décréta le commissaire. Il l’a peut-être
séquestrée au grenier…
Bornéo et lui s’apprêtaient à rebrousser chemin lorsqu’un gémissement
leur parvint au-delà de la cloison.
— Babelutte !
Léon chercha une issue, tâta les murs lisses. Rien ! Puis il souleva
chacun des tableaux, et au dixième décela un mécanisme qui fit coulisser
un panneau découvrant un long couloir sombre. Le commissaire trouva
son chien un peu groggy, mais il n’avait rien de cassé. Il le prit dans ses
bras et le serra contre lui. Cette boule de poils n’était peut-être pas une
lumière, mais il l’adorait.
Au bout du couloir, il aperçut une porte. Elle n’était pas fermée à clef.
Le commissaire l’ouvrit et se retrouva dans un bloc opératoire. Bornéo
entra à son tour et frissonna en voyant de gros tubes vides destinés sans
doute à contenir d’autres bras. Sur une table carrelée, un grand couteau
effilé sur lequel étaient accrochés des lambeaux de peau…
Valdès avait dû percevoir la présence de quelqu’un là-haut et être
interrompu dans son travail. Mais avait-il eu le temps d’injecter du
cyanure à Marie ?
Le commissaire et son adjoint retournèrent dans le couloir. Il n’y avait
plus une minute à perdre ! Au moment où ils s’apprêtaient à quitter la
cave, Babelutte, qui s’était échappé des bras de son maître, se mit à
gratter frénétiquement au pied du mur, sur la terre battue.
— Qu’est-ce qu’il a, ton chien ? demanda Bornéo.
— Je ne sais pas… Allez, viens, Babelutte !
Mais l’animal n’écoutait pas. Il continuait à gratter. Léon s’approcha
de lui pour le prendre dans ses bras et vit une charnière au niveau du sol.
En tâtant la paroi, il remarqua une fente un peu plus en hauteur. Peut-être
une ouverture…
— Va me chercher une tige de fer ou quelque chose du genre dans le
bloc opératoire, demanda-t-il à Bornéo.
Celui-ci revint quelques secondes plus tard avec un gros tournevis. Le
commissaire força la porte… Et là, dans une sorte de bunker éclairé par
un néon, ils découvrirent Marie évanouie, la peau soigneusement
découpée tout autour du bras, au niveau du coude. Du sang coulait sur le
sol humide. Devant elle était posée une peinture aux couleurs de la vie.
64
La jeune fille fut emmenée à l’hôpital où on la garda quelques jours en
observation. Irma allait la voir tous les après-midi. Elle lui apporta son
ours en peluche. Et des tonnes d’amour.
Marie quitta l’hôpital un dimanche. Ce soir-là, tout le monde
l’attendait pour faire la fête au Colibri. Malgré sa tristesse d’avoir perdu
son amie, elle ne bouda pas le plaisir d’être encore en vie.
— Alors, ma biche, ça va ? demanda Jeannot qui, pour la circonstance,
avait été chez le coiffeur.
En guise de réponse, la jeune fille lui donna un gros bisou.
— Mon père n’est pas encore là ?
— Non…
— Bizarre ! Il m’a pourtant demandé que je le rejoigne ici.
Rose était, comme toujours, perchée sur son tabouret et tapait le carton
devant un demi. Brushing impeccable, pantalon bien repassé, elle
semblait sortie d’un paquet cadeau. Assis dans son coin avec Babelutte à
ses pieds, le commissaire Léon guettait le moment où elle allait en lâcher
une ! Ça ne tarda pas !
— Je vais te faire bouffer tes couilles, Gégé ! cria-t-elle en jetant un as
sur le comptoir.
Bibiche papotait avec Mimi de sa dernière acquisition achetée au nain :
une pyramide dont la pointe servait de taille-crayon à maquillage.
— Le seul inconvénient, c’est que ça prend la moitié de la table du
salon. Mais c’est beau.
— Ouais, quand on aime l’Égypte, dit Mimi qui continuait à surveiller
sa laverie d’un œil.
Mais ce qui intriguait tout le monde, c’était cet énorme paquet dans le
fond du café, près des toilettes.
— Tu ne veux toujours pas nous dire ce que c’est ? demanda Maurice
qui avait finalement revendu son vélo.
— Non, tout à l’heure.
Le nain entra, accompagné d’une superbe nana, la fiancée de Roger
Rabbit ! Le commissaire Léon faillit s’étrangler en la voyant. Un canon !
— Bonsoir tout le monde ! lança le Pin’s avec un grand sourire.
Couché sous la table, mort de honte, Babelutte essayait d’enlever la
ridicule chaussette verte que son maître lui avait enfilée et qu’il appelait
pompeusement « paletot ». Debout près de la porte, Marie rêvait.
— Alors, on peut enfin la voir, cette surprise ? demanda Gégé.
Jeannot quitta le comptoir et, d’un geste théâtral, déchira le papier,
découvrant une multitude de lampes clignotantes sur un tableau.
— Un flipper ! grogna Rose. Ça fait du bruit ces saloperies ! On va
plus s’entendre jurer ici !
— Évidemment, quand on sait pas jouer, railla Gégé.
— Toi, va te faire voir chez Plumeau !
À propos de plumeau, Nina Tchitchi débarqua, arrachant un sifflement
admiratif à un client qui se tenait au comptoir comme à un bastingage.
Elle chercha le commissaire et alla s’installer à sa table.
— Qu’est-ce que vous faites ici ? s’étonna-t-il.
— Bornéo m’a dit que vous lui aviez donné rendez-vous pour goûter
au vin de Montmartre. Et comme il ne pouvait pas venir à cause du petit
dernier, qui a la coqueluche, il m’a demandé de vous prévenir. J’ai pensé,
vu que j’avais rien d’autre à faire, que ce serait plus sympa de vous
passer le message de vive voix.
Mon pauvre Léon ! Tu vas devoir te la farcir toute la soirée !
— Pourquoi vous me regardez comme ça, commissaire ?
J’hallucine !
Nina avait fabriqué des boucles d’oreilles avec les sapins « senteur des
pinèdes » gagnés par sa mère.
— Ah oui, c’est original, n’est-ce pas ? dit-elle en secouant la tête. J’ai
gardé le petit sapin que vous m’aviez offert et j’en ai trouvé un autre dans
les toilettes de la PJ pour faire la paire.
Cette fille a vraiment des goûts de chiotte !
— Y a une surprise pour vous dans votre bureau, annonça-t-elle la
bouche en cœur.
Aïe, aïe !
— Avec Pinchon, on se demandait si c’était un portemanteau de chez
Tati ou une sculpture de César. C’est le curé qui l’a apporté.
Le Christ fabriqué avec des canettes de Coca ! Mais pourquoi j’ai été
lui donner cette idée débile ?
— Si ça vous plaît, je vous l’offre ! déclara le commissaire Léon dont
la générosité n’avait pas de limites.
Nina rougit. Elle prit ça pour une avance et allongea son pied sous la
table. Accrocha son talon aiguille dans le paletot vert pelouse du chien et
tenta de s’en dégager. Au moment où elle tira sur le bout de laine,
détricotant ainsi l’œuvre d’art du commissaire, et s’octroyant la
reconnaissance éternelle de Babelutte, le bistrot fut plongé dans le noir.
Musique !
« Madame Édouard » apparut dans un halo de lumière tamisée, tout en
éclats de paillettes, avec son collier en strass et ses chaussures à talons.
Moulée dans une robe noire qu’elle avait dû un peu élargir, Irma se mit à
chanter en faisant virevolter les mèches blondes de sa perruque.
« Arriva, Gigi l’amoroso ! Croqueur d’amour, œil de velours, comme
une caresse… Gigi l’amoroso, toujours vainqueur, parfois sans cœur,
mais jamais sans tendresse ! »
Dehors, sur le trottoir d’en face, un homme avec une écharpe bleue
regardait Marie qui souriait près de la porte.
La Nuit des coquelicots
1
Maura avait décidé de se vernir les ongles en bleu. Son mari détestait
ça ! Hier, elle avait acheté des sous-vêtements en dentelle rouge. Une
merveille ! Elle l’avait attendu devant une belle table sur laquelle
vacillait la flamme romantique d’une bougie constellée d’étoiles. Elle
avait même poussé le raffinement jusqu’à poser une rose à côté de son
assiette. Quand Pierre était rentré, il lui avait dit, plein de sollicitude : «
Va t’habiller, tu vas prendre froid ! » La honte ! Elle avait alors enlevé
son slip et son soutien-gorge et les avait passés au mixer. Avec le potage.
Il avait trouvé la soupe aux tomates très rouge.
— Ça a un drôle de goût ! Et c’est quoi ces fils ?
— J’ai cuit des haricots avec. Ils étaient peut-être filandreux.
C’est leur union qui était devenue filandreuse, avec le temps. Maura
mâchait la monotonie du quotidien avec de plus en plus de difficultés. En
revanche, Pierre semblait s’en accommoder sans problèmes. Après dix
ans de mariage, il avait chaussé ses pantoufles et vivait heureux entre sa
télé et sa passion pour les voitures miniatures. Dès qu’il avait un moment,
il courait s’enfermer dans son bureau aménagé en salle d’exposition.
C’était son lieu sacré. Même Loulou, leur fils de sept ans, n’avait pas le
droit d’y entrer !
Maura trouvait cette passion complètement puérile et débile. Mais elle
se disait que ça valait mieux qu’un homme qui passe ses soirées dans les
bistrots. Elle, ce qu’elle aimait, c’était le cinéma, les voyages, la lecture,
la vie… Bref, tout ce qui la sortait du quotidien.
L’amour au lit était devenu une routine. La corvée du dimanche.
Pendant que son mari s’escrimait en elle, elle faisait sa liste pour les
courses de la semaine. Il avait oublié qu’une femme ça se caresse, et que
le plaisir se partage et ne se prend pas ! Maura avait bien tenté de lui en
parler, mais il se refermait alors comme une huître et s’éloignait encore
plus d’elle. Alors pour ne pas l’énerver, elle se taisait. Pourtant, avant, il
était très tendre et attentif à ses moindres désirs. S’il avait changé envers
elle, c’était depuis cet accident… Elle ne voulait plus y penser.
D’ailleurs, ce n’était pas de sa faute.
Le lendemain matin, quelle ne fut pas sa surprise de trouver un petit
mot de François dans la boîte aux lettres ! Maura n’avait plus eu de ses
nouvelles depuis des années. Dieu sait qu’elle l’avait aimé ! En dépit de
cela, à l’époque, elle lui avait préféré Pierre, tout simplement parce que
ce dernier lui avait proposé le mariage. Pauvre gourde ! Aujourd’hui, elle
s’ennuyait comme un rat mort au fond d’une cage dorée avec des
pétunias devant sa porte.
François revenait au bon moment. Elle avait besoin d’échapper à sa
transparence. Besoin du regard d’un homme posé sur elle. Elle était
encore belle et trouvait injuste d’être vouée à l’oubli. Elle n’était plus
qu’une femme rangée dans un placard. Bonne mère, bonne ménagère, le
cœur tordu dans une serpillière…
François n’avait pas écrit grand-chose. Juste quelques lignes pour dire
qu’il pensait à elle. D’après le timbre, l’enveloppe venait de Bretagne.
Pas d’adresse ni de numéro de téléphone, mais la promesse de se revoir
bientôt. Maura se mit à rêver d’une rencontre magique. Elle se voyait au
balcon de sa maison bourgeoise de Neuilly, regardant arriver le Prince
Charmant, tel Richard Gere dans Pretty Woman brandissant un bouquet
de fleurs dans sa décapotable. D’autant qu’elle ressemblait vaguement à
Julia Roberts avec ses longs cheveux roux. Le problème était que
personne ne l’avait jamais remarqué.
Lorsqu’elle revint dans le living-room, Maura trouva son fils en
pyjama, occupé à lamper un grand bol de lait. Elle l’embrassa et lui dit de
se dépêcher pour ne pas arriver en retard à l’école. La voisine, qui avait
un enfant du même âge, passait le prendre tous les matins et Maura allait
les rechercher tous les deux à quatre heures trente. Elle l’adorait ce petit
bonhomme, pourtant elle avait toujours une certaine réticence à lui faire
des câlins, comme si elle n’en avait pas eu le droit depuis l’accident.
— Maman, est-ce que les oiseaux portent parfois des bottines ?
— Non, mon chéri.
— Pourquoi ?
— Pour ne pas salir les toits avec leurs semelles.
Cette explication parut convenir à Loulou qui mordit dans son pain
avec un grand sourire.
Mais alors, pensa-t-il, qui est-ce qui marche dans le grenier la nuit ?
2
Ce matin-là, comme tous les matins, Pierre prit son petit déjeuner en
lisant son courrier, puis il embrassa distraitement sa femme et son fils en
leur souhaitant une bonne journée. Il aurait pu embrasser la porte, c’eût
été pareil ! Au lieu de lui répondre le traditionnel « moi aussi », Maura
lui lança « moi non plus ». Pas de réaction.
Il prit son attaché-case et traversa le jardinet d’un pas alerte. Depuis
qu’il avait décidé de ne plus aller au bureau en voiture, il se sentait plus
tranquille. Le bus lui plaisait bien. Il trouvait amusant d’observer les
gens. Surtout cette petite brune qui se tenait toujours à l’arrière en
écartant les jambes pour qu’il puisse voir le carré blanc entre ses cuisses.
Un jour, il avait même aperçu une tache de sang sur son slip et ça avait
éveillé en lui une envie de viol. C’était la première fois qu’il ressentait
quelque chose de semblable. Mais le jeu s’arrêtait là. C’était toujours le
même scénario : la jeune fille descendait sans se retourner.
Au cours de la journée, Pierre téléphona à sa femme pour l’avertir
qu’il rentrerait plus tard. « Une réunion avec un chef d’entreprise ! » Elle
avait répondu « Bien ». C’est tout. Au début, elle était triste quand il
devait s’absenter le soir, et elle lui faisait comprendre qu’il allait lui
manquer. S’aimaient-ils encore ? Il ne voulait pas le savoir. D’ailleurs, il
trouvait que c’était bien là la question la plus absurde que l’homme ait
jamais inventée !
Parfois, il ressentait une immense tendresse pour Maura lorsqu’elle se
baladait nue, avec ses longs cheveux roux ondulant jusqu’au bas de ses
reins. Mais il ne voulait pas qu’elle se doute de son trouble. Ce n’était pas
tellement l’accident qui l’avait choqué, mais surtout le fait qu’elle lui ait
menti ! Elle n’avait pas eu confiance en lui, n’avait pas pensé qu’il aurait
pu l’aider, et ça, il ne le lui pardonnerait jamais.
Il passa sa journée dans son bureau gris, avec pour seule note de
couleur une reproduction d’un tableau de Matisse laissée là par son
prédécesseur. La société dans laquelle Pierre travaillait s’occupait
d’exportation de matériaux de construction. Et il s’en foutait éperdument.
Il était bien payé. C’était tout ce qui comptait. Ce soir-là, il sortit plus tôt
que d’habitude, prit le métro jusqu’à Pigalle, marcha jusqu’à la rue des
Martyrs et entra dans un petit hôtel sordide où il demanda Milka :
— Elle vous attend. Chambre 28.
Il avait téléphoné la veille pour réserver sa place. C’était la troisième
fois qu’il la voyait, mais il ne l’avait pas encore baisée. Il s’était contenté
de la regarder se déshabiller. Aujourd’hui, il avait l’intention d’aller plus
loin.
Milka n’était pas belle, mais elle l’excitait terriblement. Elle était
plutôt grosse et ses seins débordaient d’un soutien-gorge vert en satin. La
pute était couchée sur le lit, jambes écartées, avec un string vert qui
séparait les petites lèvres de son sexe rasé. Outrageusement maquillée,
elle fumait une cigarette en attendant son client, comme on attend
derrière un guichet de poste. Ses cheveux blonds décolorés lui donnaient
un air encore plus vulgaire et Pierre sentit sa verge se durcir. Il s’assit
devant elle sans dire un mot, les yeux rivés sur son sexe béant.
— Ça te plaît, chéri ?
Il se contenta de hocher la tête.
— T’as perdu ta langue ?
— Tu vas voir !
Il enfouit sa tête entre les cuisses grasses de la femme et lui arracha la
ficelle de son string avec les dents. Puis il la mordit doucement jusqu’à la
faire gémir. Il savait que les putes sont bonnes comédiennes et il s’en
fichait si elle faisait semblant d’avoir du plaisir. Il la payait pour ça. Il
enfonça sa langue dans son sexe et empoigna ses seins à pleines mains.
Elle poussa des petits cris de chatte sauvage.
— Dis donc, t’es plus voyeur aujourd’hui ?
— Ta gueule.
Elle referma ses jambes, furieuse.
— Une femme qui parle, ça me déconcerte.
— Tu pourrais rester poli !
Il sortit une liasse de billets de sa poche et lui dit :
— Ça, c’est pour me donner le droit de te dire et de te faire tout ce que
je veux.
Elle palpa les billets en arborant un sourire satisfait.
— Mets-toi à quatre pattes !
Milka ne se fit pas prier. Il écarta ses fesses, ouvrit sa braguette et
enfourna sa verge dans ce gros bouton de rose fripé.
— Aïe ! Espèce de salaud ! Tu aurais pu…
Un autre billet la fit taire. Il pinça le bout de ses seins, écrasés sur
l’oreiller qui avait dû être blanc il y a bien longtemps. La pute criait, mais
il ne savait si c’était de douleur ou de plaisir. D’ailleurs, ce n’était pas son
problème. Lorsqu’il se fut soulagé, il alla se laver dans l’évier à l’émail
strié de veinules noires.
— Reste ainsi jusqu’à ce que je m’en aille, lui ordonna-t-il.
Dans le miroir du lavabo il vit la pute, toujours à quatre pattes, et son
sperme qui dégoulinait sur le lit. Il aimait bien cette image. C’était celle
qu’il allait emporter avec lui, dans son tiroir secret, pour supporter le
bureau et la vie à la maison. Il s’était juré de ne pas infliger à son fils les
souffrances d’un gosse de parents divorcés. Sa mère avait quitté son père
quand il avait douze ans et il ne s’en était jamais remis. Le jour où elle
était partie, elle lui avait promis de revenir bientôt. « Je prends juste un
peu de vacances », lui avait-elle murmuré, la bouche en cœur.
Il l’avait revue des années plus tard, avec des kilos en plus et des
cheveux blonds décolorés, comme la pute.
3
Le commissaire Léon rangea son tricot. La journée avait été calme : un
cambriolage et quelques vols à la tire. La routine, quoi. Il avait eu le
temps de faire dix centimètres d’un carré caca d’oie qu’il voulait offrir à
son chien pour garnir son petit coussin. Comme ça, il aurait plus chaud
l’hiver.
Pelotonné contre le bureau, Babelutte dormait d’un œil. Et de l’autre, il
observait avec méfiance le nouvel « alien » qui sortait des aiguilles de
son maître ! Depuis qu’il avait cessé de fumer, le commissaire meublait
ses pauses en tricotant. Et, comble de l’horreur, le fruit de ses créations
revenait toujours à son chien ! « Gros gâté, va », qu’il disait. Tu parles !
Babelutte essayait de faire marcher le seul neurone dont il avait hérité
pour savoir comment redonner à son maître le goût des cigarettes. Il avait
bien ramené des mégots trouvés dans la rue et les avait déposés dans le
fauteuil du commissaire, mais Ginette, sa mère, les avait aussitôt fait
disparaître. Madame Canigou était une balayette ambulante.
Avant de sortir, le commissaire Léon s’aspergea d’eau de toilette Brise
marine, un truc qui puait les moules. N’aimait pas ça, Babelutte ! Il cacha
son museau entre ses pattes et soupira. Il savait bien ce que ce geste
voulait dire : le commissaire allait passer chez les putes. C’est fou ce
qu’il faisait comme heures sup ! « Des flics comme ça, on n’en fait plus !
» qu’elle disait sa mère.
4
Maura rangea la bouteille de vodka dans l’armoire de la cuisine
derrière les torchons. Pierre n’allait jamais fouiller là. Depuis l’accident,
elle avait besoin de se remonter le moral de temps en temps. Bon Dieu,
pourquoi est-ce que cette gamine avait traversé la route juste à ce
moment-là ? Une seconde plus tard et il ne se serait jamais rien passé !
Maura serait encore heureuse avec son mari. Pas d’ombre au tableau.
Une petite vie en sucre. Pourtant, elle essayait de ne pas penser à cet
instant tragique. Parfois elle y arrivait, mais l’attitude de Pierre
l’empêchait d’oublier. Alors il restait l’alcool. Oh, elle ne buvait pas
beaucoup. Juste une bouteille par jour. Avec le temps, elle était parvenue
à masquer son vice. Et puis elle mâchait constamment des bonbons à la
menthe, ce qui lui donnait une haleine toujours fraîche.
François allait la détacher de son mari, donc de son drame. Et la vie
redeviendrait belle. Elle allait retrouver son insouciance. Tout ce qu’elle
voulait, c’était faire disparaître ces petites taches rouges dans sa tête…
Après tout, elle n’avait rien à se reprocher ! Bon, d’accord, elle avait pris
la fuite après avoir renversé la fillette en voiture. Mais elle l’avait posée
sur le bas-côté de la route, et puis elle avait téléphoné aux flics pour leur
dire qu’un corps de petite fille gisait à l’orée du bois de Boulogne, sur
une route près de la porte de Madrid. Elle ne l’avait pas laissée pourrir là
comme un chien. Héléna et Catherine, qui étaient avec elle ce jour-là, lui
avaient suggéré de prendre la fuite. Elle les entendait encore : « Ce n’est
pas de ta faute ! C’est la gamine qui a traversé sans regarder… Une fois
qu’on a affaire à la justice, on est pris dans un engrenage. C’est trop tard,
tu ne peux quand même plus rien y faire… Tu vas gâcher ta vie et la
nôtre… Et puis pense à ton gosse ! ». Maura s’était laissé convaincre. Et
elles avaient juré toutes les trois de garder le secret.
C’était la première fois qu’elle cachait quelque chose à Pierre. Quand
elle était rentrée chez elle, elle lui avait raconté qu’elle avait renversé un
animal, « un chevreuil, je crois ». Puis elle était ressortie pour nettoyer la
calandre pleine de sang. Il avait absolument voulu l’aider. Quel con !
Pourquoi avait-il fallu qu’il trouve ce bracelet accroché au pare-chocs ?
Un petit bracelet en or avec des roses ciselées et le nom « Lily » gravé
sur une plaque fine.
La gamine devait avoir six ou sept ans, et ses longs cheveux blonds
collaient sur son visage taché de sang. Le choc avait été très violent,
brutal, comme un coup de foudre qui s’abat sur la vie. Elle avait une robe
bleue et tenait bien serré dans sa petite main un bouquet de coquelicots…
5
Attablé devant un verre de bourgogne, le commissaire Léon écoutait de
vieilles chansons au Colibri, le bistrot du coin, à Montmartre, où il avait
l’habitude d’aller. Florence, l’accordéoniste, avait joué Comme un p’tit
coquelicot pour l’anniversaire de Jeannot, le patron des lieux. Tout le
monde était là ! Moulé dans son T-shirt sur lequel était inscrit au-dessus
d’un dinosaure : « Dans 2 000 ans, on se souviendra de moi ! », Gégé
pétait la forme. Bibiche, la femme de Jeannot, s’affairait derrière le
comptoir. Elle s’était mise sur son trente et un et portait un joli nœud
grenadine dans les cheveux. Hiératique, juchée sur son tabouret au bout
du bar, Rose observait tout ce monde. Comme d’habitude, elle était
hyperbien nippée, lavée, repassée, sans un pli et coiffée à la Marilyn.
Pour une fois, le commissaire avait laissé son chien à la maison.
Babelutte dormait sur son coussin et il était parti en douce. Ils étaient un
peu en froid tous les deux. Depuis que son maître lui avait enfilé cette
vilaine chaussette verte – tricotée derrière ses dossiers – qu’il appelait
pompeusement « paletot », l’animal lui tirait la gueule. Là, franchement,
il s’était senti ridicule avec ce truc sur le dos ! Un jambon de Bayonne
entouré d’une étiquette couleur pelouse. La honte ! Il avait bien vu cette
lueur moqueuse dans l’œil d’Émile, le chien pédé qui habitait à côté de
chez lui.
— M’sieur Léon !
Jeannot l’appelait avec le combiné du téléphone en main.
— C’est vot’maman !
Le commissaire se leva en soupirant.
— Allô, m’man ?
— J’me doutais bien que tu étais au bistrot !
Il faillit répondre que c’était l’anniversaire de Jeannot, mais à quarante
balais il estimait qu’il n’avait de comptes à rendre à personne. Et encore
moins à sa mère, même si elle vivait avec lui.
— Est-ce que le chien est avec toi ?
— Ben… non ! Tu as dû le remarquer en rentrant ! fit-il étonné. Il
dormait sur son coussin…
— Je sais bien. Mais quand j’ai ouvert la porte, il s’est sauvé. J’ai cru
qu’il était dans le jardin. Je ne me suis pas trop inquiétée, j’ai pris le
temps de ranger mes provisions dans le frigo puis je l’ai appelé. Pas de
Babelutte ! J’suis allée voir dans la rue, pensant que quelqu’un était entré
et avait ouvert la grille… Pas de chien à l’horizon non plus. Donc, je me
suis dit qu’il était allé te rejoindre. D’autant qu’il connaît bien le
chemin…
Le commissaire ne releva pas l’allusion. Il posa le combiné sur le
comptoir et jeta un coup d’œil dehors.
— M’man, Babelutte n’est pas là !
— Bon, eh bien amuse-toi ! S’il revient, je te rappellerai.
— Ça va pas ? demanda Jeannot en voyant son copain contrarié.
— Mon clébard s’est tiré.
— C’est pas dans ses habitudes, ça ! Il est toujours collé à vos basques
!
— On l’a peut-être kidnappé ! se moqua Gégé qui avait entendu la
conversation.
— Ah ! Ah ! s’esclaffa Rose, mes couilles, oui ! Qu’est-ce que les
ravisseurs feraient d’un bout de moquette sur pattes ? Si c’était un chien
de race, je comprendrais, mais un croisement entre une pantoufle et un
paillasson…
Léon haussa les épaules. Elle ne pouvait pas comprendre. Babelutte,
c’était son ombre, son Jiminy Cricket. Bref, son meilleur pote. Et Rose
avait un faible pour les bichons maltais. Lui, il avait toujours préféré les
chiens nés dans le caniveau. Et même si Babelutte était un zinneke2,
comme disait sa mère qui était belge, pour lui, c’était le plus beau.
— Jeannot, j’peux pas rester, expliqua-t-il. J’suis trop inquiet. Faut que
je le retrouve.
— Je comprends. Mais vous allez rater le spectacle d’Irma. Un grand
moment !
Irma, le travelo ménagère du quartier, s’était rasé la barbe et avait
troqué ses charentaises et son tablier à fleurs contre une robe en lamé
avec paillettes et tralala. Souvenir du temps où elle s’appelait Madame
Édouard3 et faisait des spectacles de travestis chez Michou.
Le commissaire Léon parcourut les rues environnantes en appelant son
chien. Il alla même jusqu’au Sacré-Cœur. Quand il rentra chez lui, il avait
une grosse boule dans la gorge. Une boule de poils. Babelutte n’était
toujours pas réapparu. C’était la première fois qu’il découchait ! Léon
décida de passer la nuit dans le jardin, allongé sur le banc, en espérant
que son chien sentirait sa peine et reviendrait vers lui. Et si quelqu’un
l’avait écrasé ? Il ne voulait même pas y penser.

2. Un bâtard.
3. Voir le premier récit du présent volume.
6
Ce soir-là, Loulou eut bien du mal à s’endormir. C’était depuis qu’il
avait enterré son petit chat rose. Depuis cette fameuse nuit où, pour la
première fois, il avait entendu ses parents se disputer. Son père criait : «
Tu m’as menti ! Et ça, je ne te le pardonnerai jamais ! » Sa mère hurlait,
le suppliait. Et Loulou avait promis à la fée de tuer son chat rose si elle
venait avec sa baguette magique pour que ses parents ne se disputent
plus. Il était descendu dans la cuisine et avait planté un couteau dans le
ventre de son petit chat en mousse. Puis il était allé l’enterrer dans le
jardin.
Depuis, il n’avait plus entendu ses parents se disputer, mais il avait du
mal à s’endormir. Son doudou lui manquait. Et il sentait bien que quelque
chose avait changé dans la maison. Papa était là tout en étant ailleurs, et
maman ne riait plus.
Soudain, il entendit des pas dans le grenier, comme l’autre nuit. Non, il
ne rêvait pas ! Quelqu’un marchait au-dessus de sa tête ! Il prit la lampe
de poche qu’il avait cachée sous son oreiller et grimpa les marches. La
lune traversait la lucarne, inondant les murs poussiéreux d’une lueur
blême, comme du miel. Personne. Loulou avait peut-être simplement
entendu un oiseau… En s’approchant de la vieille armoire de sa grand-
mère, il vit qu’elle était ouverte et que des boîtes gisaient sur le plancher.
Il s’amusa à fouiller leur contenu et trouva un petit bracelet doré avec des
fleurs et un nom gravé sur une plaquette. Il eut du mal à le déchiffrer car
les lettres étaient abîmées. Lily. Il ne connaissait personne de ce nom-là.
Peut-être une cousine ? Il glissa le bijou dans la poche de son pyjama et
s’apprêtait à redescendre l’escalier lorsque quelque chose attira son
attention. Sous la tenture jaune qui cachait une partie du fourbi du grenier
dépassait une paire de chaussures brunes. Loulou hésita un instant entre
fuir et soulever la tenture, mais la curiosité l’emporta et il choisit la
dernière option. Il braqua le faisceau lumineux de sa torche sur ce que
cachait le tissu jaune : un imper de son papa et, dessous, ses chaussures
d’hiver…
L’enfant dévala l’escalier du grenier à toute vitesse et se pelotonna
dans son lit. Il pensa à son petit chat rose qui gisait sous la terre humide,
le corps transpercé par les cris des adultes qui n’arrivaient plus à s’aimer.
7
Maura jeta sa sauce béchamel à la poubelle. C’était un mélange laiteux
plein de grumeaux. Elle savait qu’elle pouvait la recommencer autant de
fois qu’elle le voudrait et qu’elle n’arriverait pas à la rendre onctueuse.
C’était pas son jour. Sa mère lui disait toujours : « Quand on est réglée,
on rate toutes ses sauces. » Elle se sentait nerveuse, maladroite. Déjà
qu’elle détestait faire la cuisine !
Elle avait envie de tout planter là et d’aller au cinéma. On jouait un
film de David Lynch, son cinéaste préféré avec Jean-Pierre Jeunet. Elle
s’imaginait la tête de son mari lorsqu’il rentrerait et trouverait un petit
mot sur son assiette : « Chéri, réchauffe les plats, je suis allée voir Blue
Velvet. »
Bien sûr elle n’en ferait rien, parce qu’il y avait Loulou. Tant pis, ils
mangeraient les roulades de jambon toutes sèches. Elle pensa à François,
à son sourire mystérieux, à son regard qui allait la dévorer des pieds à la
tête, elle, la petite fille transparente perdue dans une vie d’adulte, avec un
tablier de ménagère et un fer à repasser posé sur sa boîte à fantasmes ! Si
seulement les fourneaux étaient encore des jouets… Quand elle était
gamine, elle adorait préparer des dînettes à ses poupées. On devrait
mettre une bombe dans les jouets des filles, pensa-t-elle. Leur offrir ça,
c’est criminel !
Chaque fois qu’elle avait ses règles, Maura sentait ses ténèbres
remonter à la surface. Elle ne savait plus où elle était, comme si elle
marchait dans une forêt d’ombres. Ce qui lui manquait le plus, c’était la
passion, le désir brûlant. Tout en sachant au fond d’elle-même que ce
n’était qu’un leurre. Une heure, une heure seulement d’amour fou. Que
n’aurait-elle donné pour cela ? Elle mit le jambon au four avec du
gruyère dessus. Maura s’apprêtait à se servir un verre de vodka lorsqu’on
sonna à la porte. Un jeune garçon se tenait dans l’entrée avec un paquet
sous le bras.
— C’est pour vous, m’dame.
— Qu’est-ce que c’est ?
— J’sais pas. C’est quelqu’un qui m’a demandé de vous l’apporter.
— Qui ?
— J’ai pas vu son visage. Fait noir. Puis il avait le col de son imper
relevé. Il m’a donné une pièce. Faut que j’y aille.
Il tendit le paquet à Maura et disparut dans la nuit. Maura pensa que
c’était peut-être un cadeau de François. Elle l’ouvrit fébrilement et
poussa un cri. Le carton contenait une petite boîte noire en forme de
cercueil avec, à l’intérieur, un coquelicot…
8
Héléna se demandait pourquoi Maura avait tant insisté pour la voir au
plus vite. Depuis l’accident, elles avaient communiqué une ou deux fois
par téléphone mais ne s’étaient plus revues. Quant à Catherine, elle
n’avait plus de nouvelles. Comme si le fait de s’entendre ou de se voir
risquait de réveiller une blessure toujours à fleur de peau. Héléna
n’oublierait jamais le regard perdu de cette petite fille étendue sur la
route. Une petite fille sortie des contes de Perrault qui avait été cueillir
des fleurs, sans doute pour sa maman. Combien de fois avait-elle imaginé
le chagrin de cette femme lorsqu’on lui avait appris qu’elle ne reverrait
plus jamais son enfant. Cette petite fille qu’elle avait portée, choyée, et
sur laquelle elle avait peut-être veillé pendant des nuits… Rien, jamais,
ne remplace le sourire d’un enfant. Rien, pas même le plus bel amour du
monde. Elle le savait bien parce qu’elle avait aussi une petite fille, et
même si Carole avait presque quatorze ans aujourd’hui, c’était encore
son bébé.
À la mort de son mari, Héléna avait eu la chance que sa mère accepte
de venir vivre chez elle pour garder son enfant afin qu’elle puisse aller
travailler. Carole avait deux ans à cette époque. La mère d’Héléna était
un ange ! C’était la femme la plus douce de la terre. Quand Héléna
rentrait chez elle le soir, tout était prêt. Jamais un reproche pour quoi que
ce soit, jamais une question indiscrète. La dame aux cheveux d’argent ne
faisait pas plus de bruit qu’un chat. Héléna et Carole l’aimaient
profondément.
Héléna n’avait plus vu Maura depuis au moins trois mois. Elles
s’étaient donné rendez-vous dans le café mauresque de la mosquée de
Paris. Un endroit hors du temps, sorti des Contes des mille et une nuits.
Plein de recoins où on peut se cacher pour discuter tranquillement. Le
tailleur gris de Maura lui allait comme un linceul. Elle fixait son thé à la
menthe en arrachant la peau autour de ses ongles.
— Salut, lança Héléna.
Maura détestait ce mot. C’était celui qu’employait parfois Pierre pour
lui dire au revoir le matin.
— Alors, continua Héléna, qu’est-ce que je peux faire pour toi ?
— Tu veux un thé ?
— Volontiers.
Maura héla le garçon qui se baladait de table en table avec un plateau
chargé de verres colorés et fumants. Elle joua un temps avec les feuilles
de menthe collées au bord de son verre, avant de lever la tête vers son
amie.
— Je voudrais savoir si tu n’as jamais parlé à personne de l’accident.
— Voyons, Maura, tu sais bien que non ! Je n’y ai pas intérêt ! Après
tout, je suis complice d’un délit de fuite, tout comme Catherine d’ailleurs
!
— Tu ne l’as pas revue ?
— Non. Et toi ?
— Moi non plus.
— Mais pourquoi me demandes-tu ça, Maura ?
— Parce que j’ai reçu un petit cercueil noir contenant un coquelicot…
Héléna resta bouche bée.
— Qui a bien pu te faire cette farce stupide ?
— C’est ce que je cherche à savoir. À part moi, il n’y a que Catherine
et toi qui êtes au courant du drame. Tu es certaine de n’avoir rien dit à ta
fille ou à ta mère ? C’est dur de garder un tel secret pour soi !
— Je te jure que je ne leur en ai pas parlé ! Crois-tu sincèrement que
j’aurais envie de me vanter d’être complice d’un meurtre et de risquer de
perdre l’amour de ma fille et celui de ma mère ?
— Tu sais très bien que c’était un accident.
— La gamine est quand même morte, et puis, souviens-toi, on riait et
tu ne faisais pas trop attention à la route quand c’est arrivé.
— C’est faux ! s’insurgea Maura. J’étais très attentive au contraire !
C’est vous deux qui déconniez à l’arrière !
— Et bien sûr, tu ne t’es pas retournée pour nous dire que Pierre baisait
à six cents tours comme l’essorage de ta machine à laver !
— Écoute, Héléna, si c’est comme ça que tu vois les choses, alors nous
sommes coupables toutes les trois. Vous n’aviez pas à me distraire quand
je conduisais.
— Ça va, Maura, arrête ! Je te trouve bien nerveuse !
— C’est une impression. Tout va bien. Depuis l’accident, je suis
devenue un fantôme qui passe à travers les murs. Étrange que tu m’aies
vue assise à cette table.
— Tu devrais mettre des couleurs. Tu as l’air d’une passagère de la
brume.
— À quoi bon ? J’ai tout essayé ! Je n’existe plus. Je suis morte en
même temps que cette petite fille…
— Quitte ton mari !
— Et Loulou ?
— Les gosses sont toujours de bons prétextes à la lâcheté des adultes.
Tu crois vraiment qu’il est heureux entre vos deux tronches de cake, ton
gamin ? Ce qu’il faut à un enfant, c’est être entouré de gens heureux qui
s’aiment et qui l’aiment. C’est tout.
— La vie n’est pas si simple, Héléna ! Je sais que si mes parents
s’étaient quittés, j’en aurais beaucoup souffert. Pourtant, Dieu sait s’ils se
disputaient, ces deux-là ! Un jour, ma mère a même envoyé une casserole
de purée à la tête de mon père ! Malgré tout, je crois qu’ils s’aimaient.
Avec Pierre, dans l’ensemble, c’est pacifique. Tu vois, ça ne veut rien
dire.
— Peut-être que dans le fond, il t’aime encore ?
— Alors, pourquoi il ne m’embrasse plus ? On dirait que je le dégoûte
! Et pourquoi il ne me touche plus ? J’ai l’impression qu’il est devenu
manchot ! Tu sais, on ne fait presque plus l’amour depuis l’accident.
— Il se doute peut-être de quelque chose.
Maura ne répondit pas. Elle ne voulait pas qu’Héléna sache qu’il avait
découvert le petit bracelet. Une envie de protéger son mari…
— Achète-toi une poupée gonflable, ça ne mange pas et il ne faut pas
lui laver ses chaussettes !
Maura se mit à rire. Après tout, pensa-t-elle, la vie n’est faite que du
regard qu’on pose sur elle. On peut toujours choisir de fermer la porte à
la douleur. Enfin, pour un temps… Parce qu’il y a des courants d’air qui
se chargent de l’ouvrir.
Maura avala son thé.
— T’en fais pas trop pour cette stupide blague de cercueil, dit Héléna.
Bon, il faut que j’y aille parce que je n’aime pas laisser ma mère toute
seule.
— Comment va Carole ?
— Bien. Elle n’aime toujours pas l’école, mais elle est adorable.
— Embrasse-la de ma part.
— D’accord. Et achète-toi une petite robe à fleurs ! Sinon, tu vas faire
fuir le printemps !
Une robe avec des coquelicots…, pensa Maura.
9
— Allô, Catherine ?
— Oui !
— C’est Maura.
—…
— Allô ?
— Oui, j’écoute.
— Ça va ?
— Oui, très bien. Et toi ?
— À peu près.
Catherine se mit à trembler. L’appel de Maura la mettait mal et lui
rappelait le visage de cette petite fille, la bouche ouverte sur des dents de
lait. Un fin filet de sang coulait au bord de ses lèvres, du même rouge que
les fleurs écrasées dans sa main.
— Dis-moi, Catherine, je voudrais savoir si tu n’as parlé à personne de
l’accident.
— Non, pourquoi ?
— Parce qu’il y a un con qui s’amuse à jouer avec mes nerfs pour je ne
sais quelle raison. J’ai reçu un coquelicot dans un cercueil…
— C’est une plaisanterie stupide !
— Je ne te le fais pas dire.
— Mais qui donc s’amuserait à ça ?
— Je ne sais pas. Tu n’as pas une idée ?
— Je ne vois que ton mari pour…
— Laisse-le en dehors de ça ! s’énerva Maura. Pierre ne me ferait
jamais de mal ! Et puis, il n’est au courant de rien, mentit-elle.
— À moins qu’Héléna n’ait parlé…
— Non, je l’ai vue. Elle n’a rien dit à personne.
— Tu n’as aucune preuve.
— Pas plus qu’avec toi !
Décidément, Maura n’avait pas changé ! Elle était toujours aussi
cinglante. Pourtant, avant, Catherine l’aimait bien. Disons plutôt qu’elle
s’amusait bien avec elle. Elle n’avait plus eu de contact avec Héléna non
plus. Le jour de l’accident, elles avaient tacitement décidé de ne plus se
voir. Comment auraient-elles pu encore rire après ce qui était arrivé ? Il y
aurait toujours entre elles l’ombre rouge d’une petite fille disloquée sur la
route. Une poupée jetée dans le grand égout de la nuit des temps.
— Ta vie, ça va ? demanda Catherine.
— Merveilleux ! répondit Maura d’une voix monocorde.
— Et avec Pierre ?
— Tout baigne ! Allez, salut Catherine !
Maura raccrocha en ajoutant tout haut :
— Oui, tout baigne… dans la merde.
Pierre venait de rentrer. Elle avait entendu claquer la porte. Et si
Catherine avait raison ? Il est clair que l’attitude de son mari avait changé
depuis cette histoire et qu’il lui en voulait. Mais de là à lui envoyer cette
saloperie !
Il déposa sa serviette dans le couloir et vint lui donner un baiser furtif.
Il avait une drôle d’odeur !
— Tu te parfumes, maintenant ? demanda-t-elle.
— Non, pourquoi ?
— Tu pues le parfum bon marché !
Pierre colla discrètement son nez sur le tissu de sa chemise. Elle avait
l’odeur de Milka. Ça lui apprendrait à baiser en n’enlevant que son
pantalon !
Maura ruminait en mettant un plat surgelé au four. Et si Pierre
connaissait quelqu’un d’autre ? Non, c’était impossible ! Le sexe ne
l’intéressait plus. Pourtant, cette odeur lui rappelait quelque chose…
Quand son père rentrait à la maison, il avait le même goût écœurant. Un
goût sordide de sperme vidé dans une poubelle.
10
Toc ! Toc !
Le commissaire n’eut même pas besoin de planquer son tricot. N’avait
plus le cœur à ça. Depuis que Babelutte avait disparu – ça faisait deux
jours maintenant ! –, le commissaire Léon était plongé dans un état
léthargique. Il regardait dans le vide.
— Eh ben, commissaire, vous en tirez une tête ! dit Nina Tchitchi en
faisant virevolter ses boucles d’oreilles en forme d’ananas.
— C’est à cause de mon chien.
— Oui, je vois qu’il n’est pas sur son coussin comme d’habitude. Ça
fait vide, hein ?
Le commissaire eut envie de pleurer. Mais un mec qui est sans cesse
confronté à la misère humaine et qui soudain se met à chialer pour son
clebs, ça la fout mal !
— Notez que ça ne m’étonne pas ! Les mâles se tirent toujours un jour
ou l’autre. Z’ont ça dans le sang. Vous auriez dû prendre une femelle…
— Ça ne vous fatigue pas de lâcher autant de conneries à la minute ?
— Bon, bon, moi j’disais ça parce que je voulais vous faire profiter de
mon expérience. Après tout, débrouillez-vous ! Je comprends qu’il se soit
barré, le pauvre. Avec le caractère de cochon que vous avez.
— Si c’est pour me raconter ça que vous êtes venue me déranger,
c’était pas la peine ! grogna le commissaire.
— Non, c’est parce que Bornéo a arrêté une femme qui a réussi à
s’introduire dans la vitrine au magasin du Printemps…
— Et alors ?
— Elle faisait un strip-tease ! Le directeur a déposé plainte.
— De quoi il se plaint ? Ça a dû attirer les clients…
— Justement, non ! Y en a qui criaient sur le trottoir. Surtout quand
elle a enlevé son dentier pour leur faire « bouh ».
— Quel âge elle a ?
— Vingt-trois ans, cria une voix derrière la secrétaire.
Léon vit apparaître une mémé qui devait friser les quatre-vingts balais
! Les cheveux jaune paille en bataille et le visage caché sous des strates
de fond de teint, elle avançait comme un canard dans son manteau kaki.
— S’eyez-vous.
— Merci, monsieur le préfet.
— Appelez-moi commissaire. C’est bon, Nina. Pouvez y aller, dit-il à
sa secrétaire qui restait plantée là, espérant assister à une conversation qui
promettait d’être croustillante.
Nina sortit en claquant la porte. N’aimait pas qu’on l’empêche de
participer aux joies de la maison. De toute façon, Léon savait qu’elle
avait l’oreille collée derrière la porte.
— Qu’est-ce qui vous a pris de vous déshabiller dans la vitrine d’un
magasin ?
— Une envie.
— Si tout le monde se mettait à satisfaire ses envies, où irions-nous ?
— Plus loin que là où on est. S’il y avait moins de frustrés, le monde
tournerait plus rond.
— Peut-être, mais quand même, ça ne se fait pas de se mettre toute nue
devant tout le monde !
— Pourquoi ?
Le commissaire soupira. Il n’était pas sorti de l’auberge !
— J’ suis encore drôlement bien roulée, vous savez ! Vous voulez voir
?
— Non merci.
— Dommage. C’est beau la nature !
— Écoutez, ma p’tite dame, comprenez que ça peut choquer des gens !
— Vous parlez comme les enculés de ma famille ! Toute ma vie j’ai
entendu des discours de ce genre, par des hypocrites qui s’envoyaient en
l’air dès qu’ils avaient le dos tourné. Alors maintenant que je n’ai plus
rien à perdre, je les emmerde et je fais enfin ce que je veux ! Depuis que
mon crétin de mari est mort, je m’éclate !
— Alors soyons clairs. Si vous recommencez, je vous envoie en prison
pour attentat à la pudeur.
— Oh, oui, mettez-moi en prison ! Ça doit être excitant !
— ’Coutez… Je n’ai pas de temps à perdre avec une gamine de votre
âge qui ne veut rien entendre. La prison, c’est pas drôle, croyez-moi !
— Erreur ! Ma meilleure copine, qui a découpé son amant en rondelles
parce qu’il ne voulait pas lui rendre sa télé, y est depuis quinze ans. Et
elle s’y sent très bien !
— Les prisons sont surchargées. Il n’y a plus de place. Maintenant, on
enferme les gens dans des grands trous remplis de fourmis. Alors tenez-
vous tranquille et dégagez ! hurla le commissaire.
Nina Tchitchi apparut aussitôt.
— Besoin d’un coup de main, commissaire ?
— Non, non, ça ira. Veuillez raccompagner la strip-teaseuse, s’il vous
plaît.
— Bien, commissaire.
Bornéo profita de la porte ouverte pour entrer.
— Salut, Léon. On dirait que t’as les nerfs en boule !
— C’est à cause de Babelutte. Ce petit con a disparu depuis avant-hier
soir. Et l’autre mémé, là, se prend pour Brigitte Lahaye ! Franchement,
j’ai les neurones qui pédalent dans la semoule.
— Je sais que c’est pas marrant, mais y a bien plus grave, mon vieux !
Hier soir, un ami inspecteur à Neuilly est venu manger à la maison et
nous a raconté qu’il y a quelque temps, il s’était occupé du transfert
d’une petite fille à la morgue et qu’il en était encore tout chamboulé. La
gamine habitait avec ses parents et sa sœur dans un vieil appartement,
près du bois de Boulogne. Elle avait été se promener et c’est là qu’un
chauffard l’a renversée… Ce salaud a averti la police avant de prendre la
fuite !
— La mère doit être folle de douleur !
— Tu parles !
— Pauvre femme…
Le commissaire Léon pouvait imaginer la peine ressentie par cette
mère meurtrie à vie parce qu’on avait écrasé son cœur au bord d’une
route. Même si son chagrin à lui n’était lié qu’à un chien. Pour lui, c’était
un peu son enfant. Un sale gamin qui s’était barré sans crier gare. Après
la colère, Léon éprouvait de l’angoisse. Mais bon… Lui, au moins, avait
encore l’espoir de le retrouver vivant.
11
Comme chaque fois qu’il allait arriver, Catherine avait la gorge nouée.
Gilles avait un regard perçant qui prenait possession d’elle jusqu’au plus
profond de son être. La première fois qu’elle l’avait rencontré, chez des
amis, il s’était passé quelque chose de terrible : elle s’était sentie
anéantie, incapable de réagir, comme si soudain elle était devenue une de
ces poupées disloquées de Hans Bellmer. Il l’avait prise sauvagement
contre la porte des toilettes et lui avait déchiré sa robe. Il ne l’avait même
pas caressée et l’avait violée avec sa langue et son sexe. Un sexe
gourmand qui lui avait déchiré les entrailles et fait pousser un cri qu’il
avait dû étouffer en l’embrassant.
Ils avaient une telle faim l’un de l’autre qu’ils ne cessaient de
s’étourdir dans de folles étreintes afin d’assouvir leur désir. Une nuit,
Catherine avait éprouvé le besoin de lui dire ce qui s’était passé sur la
route du bois. Par souci d’honnêteté, ou pour soulager sa conscience
auprès de celui qu’elle aimait. Dans sa vie, elle avait eu deux amours :
son père, et Gilles. Mais on peut avouer des choses à un amant qu’on ne
peut dire à son père, surtout quand celui-ci est maire de la ville !
Gilles n’avait pas paru perturbé après cet aveu, au contraire, il avait été
très gentil et s’était même intéressé aux détails de l’accident. Elle lui
avait finalement tout raconté. Elle lui avait aussi parlé de François, cet
homme que son amie évoquait avec beaucoup de tendresse. Bien sûr, elle
lui avait fait jurer de ne répéter cela à personne.
Il possédait un double des clefs et elle l’entendit fouiller dans la serrure
comme dans son sexe. Il lui avait demandé de l’attendre nue, avec des
chaussures rouges à talons hauts. Il claqua la porte derrière lui et
l’observa un long moment en silence. Puis il sortit un appareil photo du
sac qu’il portait en bandoulière et commença à la traquer. Catherine se
sentit mal à l’aise. Elle alla s’allonger sur le lit et ne bougea plus.
— Descends de là et cours ! lui imposa-t-il.
Quelque chose de plus fort qu’elle la poussa à obéir. Il la photographia
dans toutes les positions qu’elle lui offrait, depuis l’enfant fragile,
tremblante, jusqu’au petit animal sauvage. Puis il l’obligea à s’étendre
sur le sol et se masturba devant elle. Il lui ordonna ensuite de faire pareil.
Elle avait le sexe rouge et bombé. Une douleur lancinante lui tailladait le
bas-ventre.
Catherine était couchée comme une bête qu’on vient d’abattre. Elle
restait là, pantelante, écartant les jambes le plus qu’elle pouvait pour
donner de l’air à son sexe brûlant. Gilles acheva de satisfaire son plaisir
en éjaculant sur son ventre. Elle se trouva soudain ridicule et indécente
avec ses chaussures à talons, gênée face à cet homme qui prit une photo
d’elle dans cet état d’abandon total. Il la regardait en riant. Au fond, elle
ne savait rien de lui. Chaque fois qu’elle avait voulu lui poser des
questions sur sa vie, il l’avait menacée de s’en aller car, disait-il, l’amour
ne vit que par le secret de l’autre.
Au moment où elle sentit qu’il allait partir, emporter ses images volées
et la laisser là, elle lui dit que Maura lui avait téléphoné pour lui
demander si elle avait parlé de l’accident à quelqu’un.
— Elle a reçu un coquelicot dans un cercueil.
— Je sais. C’est moi qui lui ai envoyé.
— Mais… Pourquoi as-tu fait ça ? C’est horrible !
— Ne confonds pas, ma chérie ! C’est elle qui a fait quelque chose
d’horrible en abandonnant cette gamine sur la route. Et puis, étiez-vous
certaines qu’elle était vraiment morte ?
12
Héléna trouva sa mère assise près de la fenêtre, comme d’habitude. La
vieille dame lisait Chateaubriand. Il y avait toujours dans son regard un
perpétuel enchantement. C’était une amoureuse de la vie, curieuse de
tout. Héléna ne l’avait jamais vue morose ou de mauvaise humeur.
Sa mère lui avait communiqué la chose la plus précieuse qu’on puisse
donner à son enfant : l’amour de la vie. Et elle, avait-elle réussi à
transmettre cela à Carole ? Sa propre fille était souvent d’humeur triste,
et Héléna s’en voulait de ne pas prendre plus de temps pour s’en occuper,
mais son travail l’accaparait beaucoup. Et puis, quatorze ans, c’est l’âge
du spleen ! Héléna embrassa tendrement sa mère qui lui répondit par un
sourire, ôta ses lunettes, posa son livre sur la table et lui demanda si tout
allait bien.
— Oui, ça va. J’ai revu Maura.
— Ah ! Et comment va-t-elle ? Au fait, pourquoi êtes-vous restées
sans vous voir pendant tout ce temps ?
— Oh, tu sais maman, le boulot, les occupations et tout, ça laisse peu
de loisirs pour les promenades au bord du cœur !
— À mon époque, on savait s’arrêter pour bavarder avec ses amis.
C’était sacré ! L’amitié, c’est comme les fleurs, ça s’entretient. Alors,
comment va-t-elle ?
— Ça va, répondit évasivement Héléna.
— Son mari joue toujours avec ses petites autos ?
Héléna se mit à rire.
— Oui, dit-elle. Maura m’a confié qu’il dépensait une fortune avec ça,
parce qu’ils sont toujours fauchés.
— Mmm… C’est louche.
— M’enfin, maman, pourquoi dis-tu ça ?
— L’âge rend lucide.
— Pierre est un peu dingue, mais il ne fait rien de mal.
— Qu’en sais-tu ?
Héléna haussa les épaules. Elle n’aimait pas quand sa mère se mettait à
jouer les Miss Marple.
— Où est Carole ? demanda la jeune femme pour changer de sujet.
— Dans sa chambre. Elle étudie.
Héléna grimpa à l’étage et frappa doucement à la porte de Carole. Sa
fille était penchée sur un cahier et suçait un crayon jaune.
— Bonjour, ma chérie. Tout va bien ?
— J’en ai marre des maths ! Émilie fête son anniversaire samedi. Je
peux y aller ?
— Si tu rentres tôt, oui.
— Oh, maman, je ne suis plus une petite fille ! Les autres ont la
permission de minuit.
— Je me fiche des autres ! se fâcha Héléna. Je ne veux pas que tu
rentres quand il fait noir. C’est trop dangereux.
— Alors viens me rechercher.
— La question n’est pas là ! Je trouve qu’à quatorze ans, tu es trop
jeune pour sortir.
— Pff… T’es pas cool.
Héléna détestait quand sa fille disait ça. Elle allait répliquer quand un
bruit sourd les fit sursauter toutes les deux. Elles se précipitèrent dans la
salle à manger et trouvèrent la vieille dame couchée par terre, près de son
livre ouvert.
— Maman ! cria Héléna.
— C’est rien… J’ai eu un petit malaise. Ça va passer.
Héléna aida sa mère à se redresser pendant que Carole appelait un
médecin.
— Non, dit la vieille dame, laisse les médecins où ils sont. Ils ont tué
ton grand-père et je n’en veux pas à la maison !
— Mais, grand-mère !
— Ça va aller, je t’assure ! Un peu d’air et je me sentirai de nouveau
en pleine forme.
Héléna ramassa le livre et voulut en défroisser les pages, mais sa mère
le lui reprit aussitôt.
— Qu’est-ce qui te prend ? fit Héléna, surprise du geste brusque de la
vieille dame. Je ne vais pas le manger, ton bouquin !
— Je sais, excuse-moi. Je suis un peu nerveuse.
Héléna et Carole l’aidèrent à s’étendre sur le divan. Puis Héléna alla
chercher une couverture et un verre d’eau fraîche. Quand elle revint, sa
mère s’était assoupie. La jeune femme prit délicatement son livre pour le
déposer sur la chaise à côté d’elle et, machinalement, l’ouvrit pour
défroisser les pages. Elle poussa un cri. Sous la couverture de
Chateaubriand était caché un roman de Stephen King, Simetierre. Héléna
lut le passage où sa mère était probablement arrivée puisqu’un signet
marquait la page. Il racontait la mort d’un petit garçon, renversé par un
camion…
Héléna se sentit mal. Elle alla vomir aux toilettes, comme le jour où
elle avait vomi en se tenant contre la voiture de Maura, le regard rivé sur
un petit soulier projeté dans l’herbe. Elle avait acheté les mêmes à sa fille
quand elle était enfant.
13
Depuis ces derniers jours, Maura avait décidé de laisser son gamin
rentrer tout seul de l’école. Elle en avait parlé à sa voisine, celle avec qui
elle s’était arrangée pour qu’elle ramène Loulou en même temps que son
fils. Mais celle-ci avait préféré demander à une autre maman de lui
déposer son gosse à la maison. L’idée de savoir son fils tout seul sur le
chemin ne plaisait pas à Maura. Mais elle pensait que Loulou ne courait
aucun risque. Et puis l’école n’était vraiment pas loin. Loulou, lui, était
ravi ! Cette décision marquait son statut de « grand ». Quant à Maura,
elle estimait que c’était une corvée de moins…
Chaque fois que Loulou passait devant la vitrine hétéroclite du vieux
marchand de jouets, il s’arrêtait un long moment pour regarder le petit
clown aux yeux de verre et au grand sourire rouge. Le clown lui tendait
les bras, et quand Loulou bougeait, son regard semblait suivre l’enfant.
Bien sûr, le gamin avait déjà vu de bien plus beaux jouets, mais celui-là
n’était pas comme les autres. Il avait quelque chose de magique.
D’envoûtant, même ! Depuis qu’il avait fixé le regard du clown, Loulou
ne pouvait pas passer un jour sans aller le voir. Il avait peur que
quelqu’un ne l’achète. Pourtant, il savait au fond de lui que ce clown
l’attendait. Inutile de demander à sa mère qu’elle le lui offre ! Maura
détestait les vieux jouets, de vrais nids à microbes. C’est alors que
l’enfant pensa au petit bracelet qu’il venait de trouver au grenier. Si sa
mère l’avait mis de côté dans une boîte, c’est qu’il devait avoir une
certaine valeur. Peut-être était-il en or ! Il l’emballa dans une feuille de
cahier et se promit d’aller chez le marchand de jouets après l’école.
Le clown était toujours là, les bras grands ouverts. « Je suis venu te
chercher ! » lui murmura le môme, tout heureux. Et il poussa la porte de
la boutique. Un léger carillon retentit, faisant surgir du fond du magasin
un vieil homme vêtu d’un tablier noir. Loulou trébucha sur une jambe de
poupée. Il y avait un tel bric-à-brac qu’il aurait fallu des semaines pour
pouvoir tout regarder. À croire que toutes les vieilles petites filles de la
ville étaient venues enterrer leurs jouets ici !
— Bonsoir, monsieur, je voudrais acheter le clown qui est dans la
vitrine.
— Il n’est pas à vendre, répondit le vieil homme.
Loulou fut très déçu, mais il ne s’avoua pas vaincu pour autant.
— J’ai de quoi vous payer.
— Ce n’est pas une question d’argent, mon petit.
— Qu’est-ce qu’il a de si particulier, ce jouet ?
— S’il t’a attiré, c’est qu’il n’est pas comme les autres, non ?
— Peut-être. Mais franchement, j’en ai déjà vu de plus beaux !
— Alors pourquoi veux-tu celui-là ?
— Je ne sais pas. Je crois qu’il m’a appelé !
— Mmm… Intéressant, ce que tu dis là !
Loulou sentit que le marchand de jouets n’était pas insensible à son
argument.
— En d’autres circonstances, je te l’aurais donné. Mais là, je ne peux
vraiment pas. Désolé ! Il a plus de valeur pour moi que tout l’argent du
monde.
Entêté, le gamin sortit le petit paquet de sa poche et tendit le bracelet
au vieux monsieur. La main du marchand se mit soudain à trembler,
comme si le bracelet lui brûlait la peau. Ou plutôt le cœur. Il rajusta ses
lunettes et l’observa attentivement sous l’ampoule qui éclairait son
comptoir. Il resta un long moment silencieux.
— Où as-tu trouvé ça ?
— Dans le grenier, chez mes parents. Mais ne le dites pas à maman, je
vous en supplie ! Elle serait très fâchée !
— Je te le promets. Dis-moi, où habites-tu ?
— Rue Bagatelle, près du marché.
— Et comment t’appelles-tu ?
— Pourquoi vous me demandez tout ça ? fit l’enfant, inquiet.
— Si je te donne le clown en échange du bracelet, je dois savoir chez
qui il va, et où ! Je dois m’assurer qu’il sera bien, tu comprends ?
— Oui. Je m’appelle Louis Servier. Mais on m’appelle Loulou et j’ai
sept ans, ajouta-t-il fièrement.
Le vieil homme traversa lentement la boutique et prit le clown dans la
vitrine avec une infinie tendresse. Il avait quelque chose de touchant qui
mit Loulou mal à l’aise. Le gosse faillit s’en aller en courant et laisser le
jouet au vieux monsieur tant il avait l’impression de lui arracher un peu
de sa propre vie. Mais il croisa le regard du clown et sut qu’il était trop
tard. Depuis le premier jour où il l’avait vu, le petit garçon savait qu’il
s’était passé quelque chose d’étrange entre ce jouet et lui. Quelque chose
d’inéluctable…
Loulou le cacha dans son cartable et courut jusqu’à la maison. Il passa
par la porte du jardin et grimpa l’escalier sur la pointe des pieds. Sa mère
regardait la télé, une bouteille d’eau « qui sent fort » posée à côté d’elle.
S’il laissait le clown dans sa chambre, elle allait finir par le trouver et il
terminerait ses jours à la poubelle. Loulou décida de le planquer au
grenier. Sa mère y allait rarement. Il le coucha dans un coffre en bois et
lui fit un oreiller avec un vieux foulard mauve.
Mais au moment où Loulou voulut refermer le couvercle du coffre sur
le clown, il lui sembla que son grand sourire rouge avait changé. Il n’était
plus accueillant et gentil comme derrière la vitrine. Était-ce la lueur de la
lampe de poche qui le rendait tout à coup si menaçant ?
14
Le commissaire allait quitter son bureau lorsque le téléphone sonna.
Chaque fois, son cœur battait la chamade. Il avait ameuté tous les
vétérinaires de son quartier et communiqué le numéro de tatouage de son
chien. L’espoir était peut-être au bout du fil…
— Allô, mon biquet ? C’est maman.
— Ah ! Babelutte est revenu ?
— Mais non ! Cesse donc d’être obsédé par ce chien ! C’est un ingrat.
Il a toujours eu tout ce qu’il voulait, du Canigou plein sa gamelle et un
panier rempli de jouets. L’autre jour, tu lui as encore acheté une côtelette
en plastique qui fait « ouin ouin » et il ne l’a pas regardée ! Tu dépenses
une fortune pour cet animal et il n’est même pas capable de t’aider dans
ton boulot. Tu parles d’un chien policier ! Tu lui lances un bâton et il
s’enfuit. Y croit qu’on l’attaque ce zievereir4 ! Et quand un étranger entre
chez nous, il n’aboie même pas. On se demande à quoi il sert ! Tout juste
bon à faire garniture sur son coussin.
— T’as fini, m’man ?
— Non. Depuis qu’il a pris la poudre d’escampette, tu maigris, tu ne
manges plus… Faut te ressaisir, mon p’tit ! Si c’était moi qui avais
disparu, j’crois pas que tu serais dans un tel état !
— Là, m’man, tu dis des conneries !
— Ah oui ? Et depuis quand tu ne m’as plus offert un bloembouquet5 ?
Tout pour Babelutte, rien pour Ginette ! Sans compter que tu lui as
encore acheté un paletot en laine y a pas longtemps. N’a même pas voulu
le mettre, ce snul6 !
— Je l’ai pas acheté ! C’est une vieille dame à qui j’ai rendu des
services qui lui tricote des trucs pour me remercier.
— Peu importe. Y en a qui ont de la chance, tiens ! Moi aussi je vais
passer mes journées allongée dans mon fauteuil, sur mes petits coussins,
et tu repasseras tes chemises toi-même. Peut-être qu’alors j’aurai des
cadeaux…
— Non mais tu me fais une crise de jalousie, là ! s’exclama le
commissaire.
— Pas du tout. Je remets les pendules à l’heure.
— Et moi qui croyais que tu l’aimais bien, ce chien.
— J’ai pas dit le contraire. J’aime bien le vase de tante Germaine
aussi. Encore que lui, au moins, il est décoratif.
— C’est pour me raconter tout ça que tu m’appelles au bureau ?
— Non. C’est parce que je voudrais savoir combien on peut mettre de
coquillettes dans un camion de trois tonnes.
— Tu te fiches de moi ?
— Mais non ! C’est pour un concours. Avec ça, on peut gagner son
poids en pâtes et un séjour à Blankenberg, à la mer du Nord ! Ça me
donnerait une occasion de revoir mon pays.
— Maman, quand vas-tu cesser de faire ces stupides concours ?
soupira Léon, qui connaissait la musique.
Il allait encore devoir se taper des pâtes pendant des mois, jusqu’à
épuisement du stock ! Là, il sortait d’une cure de haricots parce qu’elle
avait gagné quarante boîtes de Princesse en donnant le nombre exact de
maris que Caroline de Monaco avait eus.
— À chacun ses passions. Toi, c’est ton chien, moi, ce sont les
concours. Alors, tu ne sais pas m’aider ?
— Comment veux-tu ? C’est complètement débile cette question !
Écris un chiffre au hasard…
— Toi, t’es aussi doué que ton Rantanplan ! Allez, ne rentre pas trop
tard, j’ai fait de la blanquette.
Le commissaire raccrocha. Il prit sa mallette, enfila son blouson
d’aviateur, et sortit sans même se regarder dans le miroir qu’il avait
installé dans son coin toilette. Nina Tchitchi était déjà partie. Elle avait
oublié de planquer son vernis à ongles rose fluo.
Avant de rentrer chez lui, le commissaire passa au Colibri boire un
petit coup pour se remonter le moral. Gégé feuilletait les vieux journaux
que Jeannot gardait pour lui. Sa grande passion était de découper toutes
les photos des joueurs du PSG pour les coller dans des cadres dont il
décorait le contour avec des allumettes.
Le commissaire jeta machinalement un coup d’œil à un article
consacré à cette gamine écrasée sur la route. « Elle ressemblait à Alice
dans sa robe bleue et un chauffard l’a envoyée de l’autre côté du miroir…
», titrait le journal. Il ne lut pas la suite car Rose venait de débarquer avec
sa permanente style barbe à papa couleur soleil et son pull à paillettes.
Elle prit place sur son tabouret habituel, au coin du comptoir, et harponna
aussitôt le commissaire.
— Alors, vous l’avez retrouvé vot’vadrouille ?
— Non.
— Vous inquiétez pas, y va revenir la queue entre les pattes. Les
mâles, je connais ! Tous les mêmes. Jeannot, mets-moi comme
d’habitude, mon chou.
— Mon chien n’est pas comme les autres, rétorqua le commissaire.
— Non, il est pire ! lâcha Rose.
— Qu’est-ce que vous insinuez ? grogna le commissaire, prêt à
mordre.
— Laissez tomber, conseilla Jeannot en lui servant un ballon de côtes.
Elle est de mauvaise humeur parce qu’elle a perdu aux cartes hier soir.
— J’ai pas perdu, c’est Gégé qui a triché ! Il a tout vu dans le miroir !
Le jour où tu l’enlèveras, on en reparlera !
— Jamais j’enlèverai mon miroir ! dit Jeannot en frappant du poing sur
le comptoir.
— Ça, je crois ! railla Mimi qui s’occupait de la laverie en face et
dormait avec Gégé. De là, y peut surveiller les filles qui passent dans la
rue. Tiens, à propos de pin-up, voilà Irma.
Irma tirait la gueule. Elle avait la queue de cheval hirsute, la barbe
agressive et le tablier mal boutonné.
— Ben qu’est-ce qui t’arrive, ma poule ? demanda Jeannot.
— Y m’arrive, nom de Dieu, que j’ai marché dans une merde de chien
juste en face de chez le gros con à la moto jaune. On peut même plus
aller faire les poubelles à l’aise dans la rue Planquette ! T’as vu l’état de
ma pantoufle ? fulmina-t-elle en la plaquant sur le comptoir.
Le cœur du commissaire se mit à battre. Le seul chien qui allait
déposer sa crotte devant le resto de ce gars, c’était Babelutte ! Depuis le
soir où il l’avait entendu dire qu’il n’aimait pas les bêtes à poils noirs…
Léon vida son verre et sortit, laissant Jeannot engueuler Irma parce
qu’elle incommodait sa clientèle avec sa sale pantoufle sur le comptoir
qu’il venait de nettoyer. Arrivé chez lui, il trouva Babelutte, penaud
devant la grille de la copropriété. Le commissaire était tiraillé entre
l’envie de le disputer et celle de le serrer très fort dans ses bras. Le regard
du chien le fit craquer. Cet imbécile lui avait mis le cœur en morceaux et
il venait de tout recoller d’un coup, rien qu’en lui faisant des yeux de
gonzesse amoureuse. La vache !
Léon pensa soudain à cette femme qui avait perdu sa petite fille. Rien
ne pourrait jamais recoller son cœur. Il prit Babelutte dans ses bras et
marcha jusque dans la rue Lepic, où il acheta un bouquet de fleurs pour
sa mère. Des œillets de poète.

4. Imbécile.
5. Bouquet de fleurs.
6. Idiot, naïf.
15
Maura en était à son troisième bonbon à la menthe. Il ne fallait pas que
Pierre se doute de tout ce qu’elle avait ingurgité comme alcool
aujourd’hui. Il s’était passé quelque chose de bizarre. Le téléphone
sonna.
— Maura ? C’est François. Je n’ai pas le temps de te parler. Je suis
dans une cabine. Je t’attends demain, à minuit, près de la chapelle du
Pendu, dans le bois. Sois nue sous ton manteau.
Il avait raccroché avant qu’elle ait pu dire un mot. Mais qu’est-ce qu’il
lui prenait à François ? Il ne s’était plus manifesté depuis des lunes, et
voilà que tout à coup il surgissait de nulle part pour lui donner des ordres
! Elle n’irait pas, bien sûr. Qu’est-ce qu’il croyait ? Maura avait passé
l’âge de la soumission ! Et puis, se faire geler sous son manteau, pas
question ! Quand même, ça la flattait qu’il ait envie d’elle à ce point. Ça
faisait du bien, à côté d’un mari qui ne la regardait plus, ou presque.
Quelques semaines auparavant, elle avait acheté une robe, très
décolletée, qu’elle n’avait pas encore mise. Elle décida de l’enfiler avant
que Pierre n’arrive. Une robe noire, moulante et courte. Supersexy ! Si
avec ça il ne craquait pas, c’était à désespérer ! Elle releva ses cheveux et
se maquilla un peu. Elle aurait bien voulu vernir ses ongles en rouge,
mais trop tard ! La porte d’entrée venait de claquer.
— Maura, je suis là ! Tu peux me servir devant la télé ? Il y a une
émission sur les collectionneurs. Ça m’intéresse.
Une fraction de seconde, Maura faillit enlever sa robe et se cacher dans
son grand peignoir blanc en éponge. Mais elle n’en fit rien et apparut en
vamp sur le seuil du salon.
— Bonjour, chéri ! dit-elle d’une voix suave.
Elle ne l’appelait jamais « chéri » d’habitude.
— Tu peux m’apporter une bière, s’il te plaît ?
Elle ne bougea pas d’un pouce.
Au bout d’un moment, Pierre se retourna et lui demanda :
— Ça ne va pas ?
— Si, très bien. Pourquoi ?
— Pour rien. Je rentre d’une dure journée de travail, je suis crevé, et
pour une fois qu’il y a une émission que je ne veux pas rater et que je te
demande gentiment d’aller me chercher à boire, tu restes plantée là
comme un sapin de Noël !
— Moi aussi, je travaille.
— Moins que moi. La preuve, tu as le temps de te bichonner comme
une poupée de luxe !
— Ça m’apprendra à vouloir te faire plaisir !
— C’est très sympa, mais tu sais bien que tu n’as pas besoin de mettre
tous ces falbalas pour moi. Je n’aime que ce qui est simple et naturel.
C’est affreux, ces boucles d’oreilles !
Maura les enleva et les posa sur le manteau de la cheminée.
— Et ma robe, elle ne te plaît pas non plus ?
— Elle fait pute et j’ai horreur du noir. Mais si tu te sens bien dedans,
c’est le principal. Maintenant, tu me laisses regarder mon émission à mon
aise ?
— Pierre… Tu m’aimes encore ?
— C’est pas vrai ! soupira-t-il, agacé. On ne peut pas te faire une
remarque sans que ça remette tout en question. Ah, les bonnes femmes,
j’vous jure !
Maura ne répondit pas et enleva sa robe d’un geste brusque. Une
couture craqua et elle envoya valdinguer son vêtement dans un coin de la
pièce.
— Qu’est-ce qui te prend ?
— Rien. Tout va bien. Tout va très bien…
Pierre haussa les épaules et décida d’aller chercher sa bière lui-même.
Puis il se colla devant la télé, oubliant le reste du monde. Sa femme
réapparut quelques minutes plus tard avec un tablier, des pantoufles
fourrées et un balai. Elle attacha sa robe noire à la brosse, versa de la cire
d’abeille et se mit à frotter énergiquement le parquet.
— Pierre, demain, je dois partir.
— Ah…
— Je vais chez Catherine.
— Je pensais que vous ne vous parliez plus !
— On n’a jamais été fâchées. Ce sont les circonstances qui…
— Je sais.
— Elle ne va pas très bien et j’ai promis d’aller la voir.
— Mmm…
— Je rentrerai tard. Très tard.
Pierre sourit en pensant que lui aussi il pourrait rentrer tard demain. Il
allait demander à Milka de mettre cette robe noire moulante et décolletée
qui lui allait si bien. Avec un porte-jarretelles rouge en dessous.
Il eut soudain envie de croquer des cerises. Mais ce n’était pas la
saison.
16
Catherine était malade des absences de Gilles. Elle ne pouvait plus se
passer de lui. Il avait remué les ténèbres en elle, cette partie vénéneuse,
tragique et écorchée qu’elle avait longtemps refoulée. Il ne lui offrait pas
le bonheur dont elle rêvait. Mais était-elle faite pour une vie au bord des
étoiles ? La foudre l’attirait davantage… Elle préférait l’amour violent,
celui qui vous déchire à coups de griffes, les silences et les caresses
brûlantes. Celui qui ne mène nulle part, mais qui ne s’endort jamais.
Il débarquait toujours sans la prévenir. Elle n’osait plus sortir le soir de
peur de le manquer. Et elle restait là à l’attendre et à mordre chaque
minute de son absence, affamée de sa chair et du plaisir douloureux qu’il
lui donnait. On sonna à la porte. Le cœur de Catherine se mit à battre très
fort. Mais Gilles avait les clefs, ce ne pouvait pas être lui. Ou peut-être
les avait-il oubliées…
Elle souleva sa robe et ôta son slip qu’elle fit disparaître derrière le
coussin du fauteuil. Prit le temps de se mettre du rouge à lèvres très vif et
de se parfumer d’un nuage de Fantasme de Ted Lapidus, son parfum
préféré, un mélange indéfinissable de caramel et de volupté.
La sonnerie se fit insistante. Elle réajusta sa robe rouge, découvrant
largement ses épaules, et alla ouvrir. Catherine eut du mal à cacher sa
déception. Ce n’était pas Gilles, mais son père.
— Eh bien ! On dirait que ça ne te fait pas plaisir de me voir. Tu en
tires une tête !
— Pardonne-moi, papa, mais je croyais que c’était Gilles.
— Désolé, ma chérie, ce n’est que ton vieux père.
— Oh, papa, dit-elle en lui sautant au cou, je suis très contente que tu
sois là. Mais je suis tellement amoureuse, tu comprends ?
— Bien sûr ! Ne t’inquiète pas. Moi aussi j’ai été amoureux dans ma
vie, tu sais.
Catherine avait du mal à imaginer son père, un homme si important,
occupé à faire l’amour à une femme fatale. Car elles le sont toutes quand
on aime ! Cette idée la gêna et elle s’empressa de penser à autre chose.
— Tu veux boire un café ?
— Je ne bois que du whisky à cette heure, et puis j’ai un cadeau pour
toi. Mais je voulais m’assurer que tu étais bien à la maison avant de te
l’apporter ! Je l’ai laissé dans la voiture. Je vais le chercher.
Dès que son père fut parti, Catherine remit son slip. L’idée d’être nue
sous sa robe devant lui la mettait mal à l’aise. Elle lui servit une rasade de
whisky avec un glaçon. Son père remonta très vite, impatient de lui offrir
son cadeau.
Le cadeau avait de longs poils gris cendré, quatre pattes de velours et
une queue en panache. Catherine prit le chartreux dans ses bras et le
caressa. Quelques instants plus tard, il ronronnait.
— Papa, tu es un amour, dit-elle.
— Je sais que tu adores les chats.
Le téléphone sonna. Ne voulant pas montrer son impatience, elle dut se
faire violence pour attendre la deuxième sonnerie avant de prendre le
combiné. C’était Gilles.
— Y a quelqu’un chez toi ? J’entends du bruit.
— C’est mon père. Il m’a apporté un petit chat. Il est très mignon, tu
verras.
— Je n’aime pas les chats. Ni les animaux en général. Entre toi et moi,
je ne veux rien d’autre. Quand je viendrai, tu l’enfermeras dans la
cuisine. Je ne veux ni le voir, ni l’entendre.
Et il raccrocha. Devant l’air dépité de Catherine, son père lui demanda
si tout allait bien.
— Oui, ça va. Ne t’inquiète pas. Et toi ?
— Beaucoup de travail, comme d’habitude. Dis-moi, comment il
s’appelle, l’homme qui a capturé ton cœur ?
— Gilles.
— Mais encore ?
— Gilles Raynart.
— Ah ! Et qu’est-ce qu’il fait dans la vie ?
— C’est un interrogatoire, papa ?
Catherine savait que la curiosité de son père partait d’une bonne
intention et qu’il n’avait d’autre souci que de veiller à son bien-être, mais
elle s’estimait assez grande pour aimer qui elle voulait. Et puis, est-on
plus heureuse avec un bon employé qu’avec un truand ?
— Tu ne veux pas me répondre ?
— Qu’est-ce que ça peut te faire, papa ?
— Ça me fait que tu es naïve et que le monde est plein de profiteurs et
autres détraqués !
— Arrête, papa ! se fâcha-t-elle. Tu crois qu’on ne m’aime que parce
que je suis la fille du maire de la ville et que tu as du fric, c’est ça ?
— Ne te fâche pas, ma chérie. Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire.
Il but son whisky, caressa le chat et s’en alla après avoir embrassé sa
fille. Catherine avait le cœur gros lorsqu’elle referma la porte. Elle s’en
voulait d’avoir réagi de la sorte, mais personne, jamais, ne pourrait
toucher, fût-ce du bout des yeux, à cette île sur laquelle elle était
enfermée avec l’homme qui lui mangeait le cœur. Le chat surgit de
dessous le lit, une boulette de papier dans les pattes. Catherine la lui prit
pour s’amuser avec lui. Machinalement, elle la déplia et découvrit un
numéro de téléphone. Ce n’était pas son écriture. Le papier avait dû
glisser de la poche de Gilles. Curieuse, Catherine prit son téléphone et
composa le numéro. À sa grande surprise, la personne qui lui répondit ne
lui était pas inconnue.
— Allô ? Qui est à l’appareil ? insistait la voix.
Catherine se hasarda.
— C’est toi, Pierre ?
— Oui.
Comment Gilles possédait-il le numéro de Maura, et à quoi cela lui
servait-il ?
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Pierre.
— Euh… Je voudrais parler à Maura.
— Mais elle est chez toi, non ?
Catherine ne comprenait pas.
— Elle m’a dit que tu n’étais pas bien et que tu lui avais demandé de
venir.
— Je vais très bien. Tu as dû confondre.
— Bon sang ! Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
— Dis-lui de me rappeler quand elle reviendra.
Elle raccrocha avec un pressentiment amer.
17
Le vieux Boris n’avait plus été voir sa fille depuis qu’elle avait été
internée à l’asile des Peupliers. La pauvre femme était devenue folle en
apprenant que sa petite Lily avait été écrasée par une voiture. C’est Boris
qui était allé reconnaître l’enfant. L’image de cette petite main rouge du
sang des coquelicots le hantait à chaque instant de son existence. Le
vieux marchand de jouets se demandait pourquoi Dieu permettait de
telles horreurs alors que lui ne demandait qu’à mourir.
Après l’accident, tout s’était effondré autour de lui. Le mari de sa fille
était retourné au Maroc, abandonnant la mère de Lily à sa folie et laissant
sa fille aînée à la charge de son grand-père. Boris était inquiet pour elle.
Lara venait d’avoir dix-sept ans, l’âge sombre. La jeune fille vivait
presque en recluse depuis que sa famille avait éclaté. Elle n’avait jamais
été très bavarde, mais à présent, elle semblait cultiver un silence qui
dressait un mur entre le monde et elle. De temps en temps, elle disait
quelques mots au vieil homme. Juste ce qu’il fallait. Elle avait abandonné
l’école et passait ses journées à lire. Boris attendait et il espérait qu’un
jour ou l’autre elle allait sortir de sa torpeur. Un jour ou l’autre…
Il avait hésité à lui montrer le bracelet de sa petite sœur, ne voulant pas
raviver la plaie encore si vive ! Lara adorait Lily. Quand la petite était
née, Lara avait dix ans et s’était sentie tout de suite investie d’une
mission d’ange gardien auprès de ce bébé adorable. D’autant que sa mère
était une femme-enfant fragile, tellement émotive qu’elle était incapable
de surmonter le moindre problème. Peu à peu, le père se fatigua de porter
tout seul le poids de la vie sur ses épaules. Au début, c’était un homme
gentil et attentionné, très amoureux de sa femme. Mais à la naissance de
Lily, il était devenu triste et mélancolique. Quelque chose s’était cassé en
lui. Il avait fallu attendre que Lily soit un peu plus grande pour qu’il
retrouve sa joie de vivre. C’est vrai qu’ils avaient vécu heureux tous les
quatre !
Boris avait finalement décidé de montrer le bracelet à sa petite-fille. Il
avait choisi l’heure du repas et le lui avait glissé au creux de la main.
Lara était restée un long moment sans réagir, comme pétrifiée.
Finalement, elle avait prononcé quelques mots avec beaucoup de
difficultés. Des mots qu’elle avait dû dénouer au fond de sa gorge.
— Où as-tu trouvé ça ?
— C’est un gosse qui me l’a apporté. Il me l’a donné en échange de…
— De quoi ?
— Du petit clown de Lily.
Lara parut soudain se réveiller.
— Quoi ??? Tu as donné le jouet de ma sœur à un gamin ?
— Qu’aurais-tu fait à ma place ? Si je ne l’avais pas fait, il ne m’aurait
pas laissé le bracelet. C’est celui que je lui avais offert quand elle est née,
tu te souviens ? Elle le portait toujours à son poignet droit, dit-il, les
larmes aux yeux. Chaque année, je faisais ajouter quelques mailles d’or
en plus. On ne l’a pas retrouvé quand elle a eu son accident…
— Comment est-ce que ce gosse a eu ça ?
— Il m’a expliqué qu’il l’avait trouvé dans une boîte au grenier.
— Tu connais son nom ?
— Je sais même où il habite ! Il s’appelle Louis Servier et vit rue
Bagatelle, en face du marché. Mais que veux-tu faire ? Ça ne va pas
ressusciter notre petite Lily. Et puis, les gens qui font du mal reçoivent
toujours un choc en retour.
La jeune fille serra le bracelet dans sa main. C’était la première fois
que le vieil homme la voyait sourire depuis la mort de Lily. Elle décida
d’aller voir sa mère et de lui montrer le bracelet. Peut-être que ça lui
provoquerait un choc ? Mais avant ça, elle devait récupérer le clown de
sa petite sœur…
18
— Commissaire, dit Nina Tchitchi, y a Pinchon qui a encore détraqué
le fax !
— C’est pas possible ! Il a vraiment un problème ce garçon. À propos,
il arrive à se servir de son portable, maintenant ?
— Une fois sur trois, quand le hasard veut qu’il pousse sur le bon
bouton. Dites, commissaire, je venais vous avertir que je pars plus tôt ce
midi.
— Encore ?
— C’est pour mon boulot.
— Ah bon ?
— Faut être présentable, hein, sinon ça donnerait une mauvaise image
de la police ! Je vais chez Marcello, mon coiffeur.
— Et ça ne pouvait pas attendre le soir ?
— Non. Selon mon thème astral, il pense que le meilleur moment, si je
veux que ma permanente tienne, c’est aujourd’hui à douze heures pile.
— C’est quoi ce délire ? s’écria Léon.
— Y travaille avec un astrologue. Depuis, il y a foule dans son salon.
Même Yvette Horner y est allée. Y a une photo d’elle avec Marcello dans
la vitrine. Paraît qu’après, elle était tellement contente qu’elle a joué un
air d’accordéon.
— Ah, bon ! Elle va chez le coiffeur avec son accordéon ?
— Moi, je répète ce qu’on m’a dit, commissaire. Tiens, vous avez
retrouvé vot’chien ? s’exclama-t-elle en voyant Babelutte surgir de
derrière le bureau.
— Oui. Il ne peut pas se passer de moi.
— Pff… Il est rentré parce qu’il avait le ventre vide, oui !
— Pouvez pas comprendre, Nina.
— Et où était-il cet Houdini ?
— Devant la grille du jardin. Il a dû se perdre et errer dans la ville,
l’âme en peine.
— Pauvre chou ! J’espère que vous lui avez flanqué une bonne raclée.
— Bien sûr ! assura le commissaire avec aplomb.
— Bon, j’y vais parce que je dois encore m’occuper de trouver
quelqu’un pour réparer ce fax avant de partir. C’est moi qui fais tout, ici !
Z’avez de la chance de m’avoir !
— Ah, çà, vous êtes irremplaçable, Nina !
— Vous le pensez vraiment ? se pavana-t-elle en faisant danser ses
boucles d’oreilles en forme de tour Eiffel qui aussitôt se mirent à
clignoter.
— Euh, oui, bien sûr ! Z’avez trouvé ça où ?
— Place du Trocadéro. C’est un marchand ambulant qui les vendait.
Sont chics, hein ? Il a dit que j’étais une femme de goût et il m’a donné
les piles en cadeau. J’ai fait une affaire.
Du coup, Babelutte était retourné se cacher derrière le bureau de Léon.
Cette femme avec ses clignoteurs aux oreilles lui flanquait la trouille. Et
depuis sa mésaventure, il était devenu plus craintif. C’est sûr qu’il ne
quitterait plus son maître d’une semelle. Foi d’animal ! Il avait eu
drôlement faim pendant ces deux jours. Il aurait donné tous les poils de
sa queue pour une boîte de Canigou. Mais bon Dieu, pourquoi avait-il
suivi Émile, le chien pédé du voisin ? Cette andouille qui s’était moquée
de lui quand il avait son paletot vert en tricot s’était soudain montré plein
de sollicitude et lui avait léché le derrière avec amour. Babelutte, qui
n’avait jamais éprouvé pareille volupté, s’était laissé tourner la tête, et
voilà qu’il l’avait suivi jusque dans le garage de Thomassin, un type
sympa qui habitait dans la rue Planquette, comme lui. Ah, çà, il avait
passé un bon moment avec Émile – que son maître, un beau mec avec
une boucle d’oreille, appelait pompeusement « Monsieur Émile ». Après
l’avoir léché de toutes parts, le chien avait essayé de le sodomiser. Mais
comme Babelutte était plus grand que lui, il n’y était pas arrivé. « On
remettra ça », avait semblé dire Émile qui ne s’avouait jamais vaincu. «
Des promesses, toujours des promesses… », avait pensé Babelutte en
soupirant. Puis il avait entendu un déclic. Plus subtil, Émile était déjà
sorti du garage. Le temps que Babelutte réagisse, la porte s’était
refermée. Il avait dû attendre là jusqu’à ce que Thomassin réapparaisse.
Qu’aurait dit le commissaire s’il avait su que son chien était prêt à se
laisser troufignoler par un adepte des backrooms ?
Après tout, il allait bien voir les putes, lui…
19
« Je suis folle d’avoir accepté de me rendre dans un endroit aussi
désert que celui-ci ! pensa Maura. La chapelle des Pendus est un lieu
maudit et il n’y vient jamais personne. François a toujours été un drôle de
type. C’est aussi pour ça qu’il m’attirait. » Elle allait chercher chez
François ce qu’elle aurait voulu recevoir de son mari : un bouquet
d’épices dans un jardin de tendresse. Elle avait lu un jour dans un petit
cahier bleu trouvé dans le tiroir du bureau de sa mère : « L’infidélité n’est
pas tromperie, elle n’est que manques. »
En roulant dans la nuit d’encre, elle se demandait à quoi ressemblait
François aujourd’hui. Après tout, ça n’avait pas beaucoup d’importance,
du moment qu’il lui apporterait ce qui lui manquait. Maura avait froid
sous son manteau, mais l’idée d’être nue l’excitait. Soudain, elle se rendit
compte que pour aller à la chapelle il n’y avait pas d’autre chemin que
celui qui traversait le bois de Boulogne. Depuis l’accident, elle avait
toujours soigneusement évité cet endroit. Elle faillit renoncer, mais elle
était déjà trop loin.
Maura brancha la radio et s’efforça de ne penser à rien. Une fine pluie
laquait l’asphalte et la nuit rendait les arbres menaçants. Ils ressemblaient
à ceux que peignait Léon Spilliaert, un peintre belge du siècle dernier
qu’elle aimait particulièrement : des cris d’ombres sur ciel de silence. Un
extrait de Talons aiguilles d’Almodóvar claquait dans l’air. Maura se mit
à pianoter sur le volant, l’air absent. C’est à ce moment-là qu’elle la vit…
Elle traversait tranquillement, avec sa jolie robe bleue, un bouquet de
coquelicots dans la main. La petite fille se retourna doucement et fixa
Maura en souriant à l’instant où celle-ci allait la renverser. La jeune
femme freina d’un coup sec et se retrouva sur le talus. Elle resta quelque
temps immobile, hagarde, serrant le volant sans oser se retourner, jusqu’à
ce qu’un camion se pointe au loin. Maura reprit la route en regardant
dans le rétroviseur. Un chiffon bleu volait dans l’air, pareil à une feuille
morte.
Le chemin était encore long jusqu’à la chapelle des Pendus. Maura
tremblait. Elle essaya de penser à François, espérant qu’il aurait faim
d’elle. Elle voulait sentir son désir lui brûler la peau.
Maura gara sa voiture à la lisière du bois et marcha un bon moment
jusqu’à la chapelle, perdue au milieu de nulle part. Peu de gens
connaissaient cet endroit et les travelos ne s’y aventuraient pas, préférant
ne pas trop s’éloigner des routes. Maura faillit rester embourbée. La
chapelle était éclairée… La lueur des bougies vacillait à l’intérieur et
jouait à faire vivre les couleurs éclatées d’un petit vitrail rouge et bleu.
François devait l’attendre. Le cœur de la jeune femme battait très fort.
C’était la première fois qu’elle allait déchirer sa robe de mariée, d’un
coup de reins qui se balançait à la potence du quotidien.
Elle poussa la vieille porte en bois. Une statue cassée gisait sur le sol.
Des bougies éclairaient l’autel parsemé de fleurs en plastique délavé. Des
fleurs de cimetière trop léchées par le soleil. Elles avaient quelque chose
de pathétique dans cet endroit oublié du monde.
François n’était pas là. Pourtant, la lumière témoignait de sa présence.
Une lumière douce et étrange, comme une lune de miel. Maura sursauta.
La porte venait de claquer derrière elle.
— Ne te retourne pas ! ordonna la voix.
Une voix qu’elle ne reconnut pas. Mais il y avait si longtemps…
— Ôte ton manteau.
Maura le laissa tomber à ses pieds. Elle entendait le souffle saccadé de
l’homme derrière elle. Elle avait toujours été fière de la cambrure de son
dos. Elle sentit qu’il l’examinait.
— Maintenant, assieds-toi sur l’autel.
C’est alors qu’elle le vit. Il avait une cagoule sur la tête et un revolver
dans la main.
— Mais…
— Ta gueule, madame.
Il s’approcha d’elle et sortit une corde épaisse de la poche de sa
gabardine. Puis il lui attacha les poignets à une vieille croix de fer, scellée
dans le mur. Maura tenta de se débattre, mais il lui intima l’ordre de
rester tranquille, faute de quoi il lui faisait sauter la cervelle.
— Écarte les jambes.
Il attacha solidement ses chevilles au pied de l’autel. Ainsi, elle était
assise, le sexe béant. Les cordes lui faisaient mal et la croix rouillée lui
blessait le dos.
— Vous n’êtes pas François… Où est-il ? articula-t-elle.
— Quelque part, dans une autre vie, je suppose…
— Pourquoi vous faites ça ?
— Pour m’amuser, ma chère. J’adore me divertir. Pas vous ?
— Vous allez…
— Te violer ? Oh, non ! Tu n’es pas mon genre. Je n’aime pas les
femmes qui ont de gros seins.
Il colla le canon de son revolver sur la peau moite de Maura qui,
malgré le froid, transpirait. Un liquide glacé coulait sous ses bras.
L’homme introduisit le canon dans le sexe de sa victime qui se mit à
crier.
— Si tu continues à gueuler, je tire tout de suite ! Ça m’énerve, tu
comprends ?
Il fouilla dans les entrailles de Maura qui poussa des gémissements.
— Tu aimes ça, hein, salope ?
La jeune femme ressentait un mélange de peur et de plaisir malsain. Il
retira le canon d’un coup sec et l’introduisit dans la bouche de Maura qui
haletait. Elle l’entendit ricaner sous sa cagoule. Cet homme était le
diable. Un diable aux mains de cuir. Elle ne voulait pas mourir.
— Je te laisse la vie sauve, dit-il en s’éloignant d’elle. C’est bien plus
cruel parce que tu continueras à trimbaler ta sale mémoire tachée de sang.
— Qu’est-ce que je vous ai fait ?
Pour toute réponse, il prit une photo d’elle et ajouta :
— Pour ma collection. Je te laisse, pauvre conne !
— Non, je vous en supplie ; j’ai mal et j’ai froid.
— Ton mari sait que t’es une sale pute ?
— Ne le mêlez pas à ça !
— Ah, ah ! Je te laisse avec Dieu et les couteaux de ta conscience. Tu
pourras toujours humer le parfum des fleurs de mort qui grouillent à tes
pieds. J’aurais voulu trouver des coquelicots en plastique, mais il n’y en
avait pas. Ce n’est pas le genre de fleurs qu’on met sur les tombes parce
qu’elles ont la couleur de la vie et du sang.
Il referma la porte derrière lui. Maura entendit le bruit d’un moteur,
puis une voiture s’éloigner dans la nuit sinistre. Tandis qu’elle tentait en
vain de rompre ses liens, une énorme araignée grimpait sur l’autel et se
dirigeait vers son sexe offert.
20
Loulou retournait souvent au grenier voir le petit clown. Il le prenait
dans ses bras et lui confiait ses secrets. Des secrets de gosse, dérisoires
aux yeux des adultes, mais si importants pour lui. Là, il avait tout son
temps. Sa mère n’était pas encore rentrée. Son père lui avait dit qu’elle
avait passé sa nuit chez son amie Catherine. Elle ne faisait jamais ça
d’habitude. Loulou avait trouvé son père soucieux. À observer les
adultes, il pensait que les histoires d’amour avaient le même goût amer
que les endives. Lui, plus tard, il aurait juste un grand chien. Ça ne parle
pas.
Il attendit que son père soit parti pour grimper au grenier. Aujourd’hui,
il n’y avait pas école. Il souleva doucement le couvercle du coffre dans
lequel sommeillait le clown. L’enfant était joyeux. Il se sentait libre ! Il
prit le clown et le lança en l’air, puis voulut le rattraper et rata son coup.
Le jouet retomba sur le plancher en faisant un bruit sourd qui intrigua
Loulou. Il saisit le clown et le retourna dans tous les sens. C’est alors
qu’il sentit quelque chose de dur à l’intérieur de son ventre.
Il descendit à la cuisine, sortit un couteau du tiroir et en enfonça
doucement la pointe dans le ventre du clown. Le jouet avait des boules de
coton à la place des tripes. « Il a des nuages dans le ventre », pensa
Loulou. Ses doigts fouillèrent les entrailles et rencontrèrent un objet dur.
Loulou en ressortit une clef. Une vieille clef rouillée. Et si elle ouvrait la
porte d’un jardin secret ? L’enfant s’empara de la boîte à couture de sa
mère et entreprit de recoudre tant bien que mal le ventre du clown. Mais
il était mauvais chirurgien. Au moment où il allait ranger la boîte, le
téléphone sonna.
— Pierre Servier ?
— Non, j’suis son petit garçon.
— Ton papa n’est pas là ?
— Non, il est au bureau.
— Dis-lui qu’il ne bouge pas de la maison ce soir. Je l’appellerai.
— Vous êtes qui ?
— Le père Noël, dit l’homme avant de raccrocher.
L’enfant n’aimait pas cette voix. Il trouvait qu’elle avait des épines. Il
alla cacher la clef dans sa chambre, dans une de ses chaussures rangées
tout au fond de son armoire. Là, sa mère n’irait pas fouiner ! Comme il
ignorait l’heure à laquelle elle allait rentrer, il joua encore un peu avec le
clown, puis alla le remettre dans son coffre au grenier.
Midi, et sa mère n’était toujours pas là. L’aubaine ! Il avait la maison
pour lui tout seul. Une pièce l’intéressait évidemment bien plus que les
autres, le bureau de son père, puisqu’il leur avait interdit à sa mère et lui
d’y entrer. D’ailleurs, il était toujours fermé à clef. Pourtant, chaque fois
qu’il passait tout près et que personne ne le voyait, il tournait la poignée
de la porte, mais sans résultat.
Il décida d’essayer une nouvelle fois. Et coup de théâtre, la porte
s’ouvrit comme par enchantement ! Son père devait être bien soucieux en
ce moment pour avoir oublié de fermer son bureau à clef ! La collection
de voitures miniatures se trouvait sur une grande planche supportée par
des tréteaux. Loulou dut grimper sur une chaise pour voir quelque chose.
D’abord, le gamin fut émerveillé de découvrir toutes ces petites voitures
parsemées dans un décor champêtre. Son père avait fabriqué des
montagnes en carton-pâte, des maisons, une église… Un charmant cours
d’eau traversait le paysage bordé d’arbustes et de figurines. Une dame
assise sur un banc regardait son enfant penché au-dessus d’une mare sur
laquelle flottait un minuscule bateau. Loulou voulut le prendre, et son
doigt ramena un personnage tombé au fond de l’eau. C’était une petite
fille avec une robe bleue. Il la coucha sur le banc, près de la dame. Puis il
voulut faire marcher le train. Mais celui-ci s’arrêta au milieu du tunnel.
Loulou saisit le briquet sur le bureau de son père et alluma la flamme
pour voir ce qui se passait à l’intérieur. Il resta bouche bée en voyant une
autre petite fille en robe bleue, attachée aux rails !
Çà et là, il vit d’autres petites filles en bleu. L’une d’elles était tombée
de la montagne, l’autre pendue à un arbre… Mais ce qui effraya le plus le
gosse, c’était celle qui avait les jambes cassées et dont le tronc se trouvait
de l’autre côté de la route traversant le bois. Il eut envie de prendre les
petites jambes et de les recoller, mais son père allait s’en apercevoir. Déjà
qu’il en avait sauvé une de la noyade ! Avant de partir, il s’efforça de
remettre la figurine dans la mare. Sans pouvoir se l’expliquer, Loulou eut
le sentiment étrange de faire quelque chose de très moche, comme si,
quelque part, à l’autre bout de la terre, une vraie petite fille se noyait à
cause de son geste.
Il se maudissait d’avoir violé le secret de son père. Un secret pourri, né
d’un cerveau malade. Ou monstrueux.
21
L’inspecteur Bornéo était fatigué. Il avait passé une partie de sa nuit à
terminer l’écriture d’un roman rose, histoire de nourrir toute sa
marmaille. Voilà quelques années qu’il faisait ça à ses moments perdus,
dans les coins de bistrots, sans rien dire à personne. Franchement, il
aurait eu honte ! Il avait bien pensé écrire des polars, mais ç’aurait été
replonger à nouveau dans son boulot et il avait besoin de se changer les
idées de temps en temps. Son pseudo était Angélica des Aubrays, et il
savait que Nina Tchitchi était une fan de ce genre de guimauve
puisqu’elle avait toujours un de ses bouquins sur son bureau. Si elle avait
su !
On venait de lui amener le curé qui s’était encore fait choper dans un
grand magasin, en train cette fois de piquer des cure-dents ! Un habitué
de la maison. C’était pas le jour !
— Alors, dit Bornéo, pourquoi vous avez fait ça ?
— Pour fabriquer une couronne d’épines sur la tête du Christ que j’ai
fait avec les bouchons des bouteilles de vin de messe.
— Vous savez pourtant que c’est pas beau de voler !
— Je ne les ai pas volés, mon fils, je les ai empruntés à la nature. Les
cure-dents sont faits avec du bois. Et c’est aussi pour servir l’Église et
contribuer à l’art religieux. D’ailleurs, autrefois, les fidèles donnaient de
l’argent à l’Église. Aujourd’hui, les troncs sont vides. Les gens
n’achètent plus leur place au paradis ! Dieu saura reconnaître les siens,
croyez-moi !
Bornéo soupira. Le vieux curé était plus têtu qu’une mule et avait
toujours les arguments qu’il fallait, persuadé d’être dans son bon droit. Il
vivait sur sa planète !
— Bon, tâchez de ne pas recommencer, sinon vous risquez de graves
ennuis. J’essaierai d’arranger ça avec le patron du magasin pour qu’il ne
porte pas plainte.
Il savait qu’il prêchait en l’air et que le curé s’y remettrait. Aussitôt
son christ terminé, il s’attaquerait à une autre « œuvre d’art ».
— Si jamais ça vous reprend, opérez dans un autre magasin, conseilla
Bornéo.
— Merci pour ce sage conseil, mon fils, dit le curé en souriant. À
propos, avant de m’en aller, je voudrais voir le commissaire Léon.
— À quel sujet ?
— C’est personnel.
— Permettez ?
Bornéo décrocha le combiné et composa le numéro du commissaire.
— Allô, commissaire, M. le curé voudrait te voir. Il dit que c’est
personnel. Non, cette fois, ce sont des cure-dents… D’accord.
Il raccrocha et expliqua que le commissaire était très occupé.
— Bon, fit le curé visiblement déçu. Tant pis ! Je voulais lui montrer le
dessin de ma prochaine œuvre. Vous savez, c’est lui qui m’avait conseillé
de faire un christ avec des coquilles de moules. Comme je n’ai pas eu
l’occasion d’aller à la mer, j’en ai fait un avec des canettes de Coca. C’est
celui que j’ai offert à la police. À propos, je ne l’ai pas vu dans le hall
d’entrée ! Vous l’avez changé de place ?
— Euh… Oui, oui ! On l’a mis dans la salle de conférences.
— Oh ! Je peux le voir ?
— C’est que… Justement, il y a un colloque pour le moment et on ne
peut pas déranger les autorités.
— Je comprends. Allez, ce sera pour une prochaine fois. Que Dieu
vous garde, mon fils ! dit-il en soulevant son béret, découvrant trois poils
hirsutes.
Bornéo soupira quand il le vit disparaître de son horizon. Le christ
avait été flanqué au grenier. C’est dans cet endroit minuscule que les
policiers de la criminelle faisaient sécher sur un mannequin les vêtements
tachés de sang des victimes. De là-haut, Jésus avait une vue imprenable
sur la flèche de Notre-Dame, la tour Eiffel, la tour Montparnasse et
Beaubourg. Pas si mal !
— Bonjour, inspecteur ! fit Nina qui arborait un sourire jusqu’aux
oreilles. Le commissaire demande que vous passiez, si vous avez un
instant.
— Qu’est-ce qui vous met d’aussi bonne humeur ? demanda Bornéo
qui se méfiait toujours des femmes qui sourient trop, persuadé que ça
cache une punaise.
— C’est M. le curé ! Il m’a proposé de me faire des christs en boucles
d’oreilles avec des boutons de bottine. Quel brave homme, ce curé ! Ah,
j’ai hâte de les avoir ! Au moins, je suis sûre que personne n’aura les
mêmes !
— Ça, c’est évident !
— En plus, il m’a promis de les bénir !
— Vous pourrez traverser la place de l’Étoile les yeux fermés, il ne
vous arrivera rien.
— Vous croyez ?
— Question de foi, ma chère. Bon, je vais voir mon collègue en
détresse.
Bornéo pénétra dans le hall décoré d’une table en marbre noir, d’un
curieux meuble chinois supportant une pendule arrêtée à trois heures dix
et de trois portemanteaux à boules style années soixante. Quelques
personnes qui avaient rendez-vous avec les « huiles » attendaient dans cet
antre vert olive, éclairé par un puits de lumière appelé « l’aquarium ». Il
trouva le commissaire Léon à quatre pattes sous la fenêtre de son bureau.
— Ben mon vieux, si on te lance un os, tu le ramènes ?
— Y a une colonie de cafards qui a décidé de camper chez moi, grogna
Léon. T’en as pas dans ton bureau ?
— Des gars sont passés hier avec des produits anti-blattes. Sont pas
venus chez toi ?
— Si, mais j’ai pas voulu qu’ils aspergent le tapis à cause de Babelutte.
Y supporterait pas, le pauvre ! Quelle saloperie ces cafards !
— C’est parce qu’on est près des cuisines du Palais de Justice. Tu
voulais me voir pour que je vienne écraser les bestioles avec toi ?
— Non, fit le commissaire en se redressant. Charles Grangier m’a
téléphoné.
— Ce nom me dit quelque chose.
— C’est le maire de Neuilly.
— Purée, t’as des relations, toi ! s’exclama Bornéo.
— On a fait notre service militaire ensemble. Ça crée des liens. Il m’a
demandé des renseignements sur un certain Gilles Raynart. Ça me
rappelle vaguement quelque chose, pas toi ?
— Si. Je vais vérifier aux archives. Je crois me souvenir qu’on a arrêté
ce gars il y a quelques années pour une histoire d’enlèvement. Je
t’apporte ça tout à l’heure.
— Dis donc, qu’est-ce qu’il me voulait, le curé ?
— Des conseils artistiques. Paraît que tu es devenu son manager ! Le
jour où il exposera au musée Guggenheim à New York, tu me
préviendras !
Une fois sorti du bureau du commissaire, Bornéo sentit quelque chose
lui chatouiller la jambe. Il souleva son pantalon et vit un gros cafard qui
escaladait son mollet.
22
Les Servier habitaient une maison très bourgeoise, avec petits volets et
pelouse permanentée. Lara y enfonça la pointe de ses talons avec régal.
Elle espérait qu’à cette heure tardive tout le monde dormait, mais il y
avait encore de la lumière dans une des pièces du bas. Elle devait être
prudente. Quelques jours avant le drame, Lily avait prêté son petit clown
à son grand-père pour qu’il le mette dans sa vitrine. « Ça va le distraire »,
avait dit la fillette. Et le vieux monsieur n’y avait plus touché depuis.
Lara tenait d’autant plus à récupérer le clown qu’elle lui était infiniment
reconnaissante de l’avoir aidée à retrouver la trace des assassins. Elle
pensait que dans certains jouets se cachent parfois des anges…
diaboliques.
La porte arrière n’était pas fermée à clef. Elle l’ouvrit doucement et
marcha à pas de loup. Elle découvrit un homme endormi dans son
fauteuil, une vraie gueule de déterré. Lara grimpa l’escalier et poussa la
porte d’une des chambres, mais n’y vit qu’un grand lit aux draps qui
s’ennuyaient. Un peu plus loin, la chambre du gosse. Il dormait. La jeune
fille chercha le clown, mais ne le trouva point. Elle pensa que le gamin
avait dû le cacher au grenier, puisque c’était là qu’il avait trouvé le
bracelet et qu’il risquait de se faire inonder de questions si ses parents
dégotaient le jouet. Elle dut avancer sur le côté des marches pour ne pas
les faire craquer. Une trappe tout ce qu’il y a de plus moderne s’ouvrait
sur une grande pièce éclairée par une lucarne. Elle détestait ce grenier
bien rangé, « propre et en ordre », surtout sans âme. Elle ouvrit une
penderie dans laquelle étaient alignés des vêtements d’hiver. Lara prit un
plaisir fou à les déchirer et à en arracher les boutons. Puis elle ouvrit un
coffre brun et trouva le clown. Il semblait dormir en l’attendant. Lara
sentit les larmes lui nouer la gorge, mais ses yeux restèrent secs. Elle ne
savait plus pleurer, revoyant sa petite sœur qui lui confiait parfois son
clown en lui recommandant d’en prendre soin « parce qu’il tousse
beaucoup ». Lily lui avait assuré qu’il était magique, et que la nuit il lui
racontait des histoires de méchantes fées et de gentilles sorcières. « Il
prétend qu’on reconnaît les méchantes parce qu’elles ont toujours des
gants verts… C’est vrai ? » lui demandait alors Lara.
« Lily, où es-tu ? dit Lara tout haut. Depuis que tu es partie, tout s’est
écroulé autour de moi. Et maman ressemble à ton petit clown. » Elle
emporta le jouet et rabattit le couvercle du coffre, comme on avait fait
avec le cercueil, enfermant à jamais le corps de sa petite sœur. Au
moment où elle descendait l’escalier, Lara entendit une voix d’homme.
L’endormi du fauteuil avait refait surface. Il se tenait debout près d’un
meuble bas et grognait dans le combiné du téléphone. La jeune fille se
terra dans un coin et écouta.
— Mais non, il n’a pas dit son nom ! Il avait une voix plutôt jeune, je
crois. Difficile à dire… Des bruits de fond ? J’sais pas, j’ai pas fait
attention. Il faut que vous m’aidiez à la retrouver, Mario. Non, ce n’était
pas une blague ! Je connais ma femme, elle m’appelle toujours quand elle
est en retard, ne serait-ce que pour rassurer le gosse. Le type m’a
demandé de lui déposer la somme ce soir à minuit, à la sortie du bois,
près du pavillon d’Ermenonville. Il m’a dit de prendre mon portable et il
me rappellera pour m’indiquer où il l’a séquestrée. Quoi ? Vous êtes
détective, oui ou merde ? Non, je ne veux pas prévenir la police. Si je
vous dis tout, vous me promettez de m’aider ? Je sais que vous êtes lié
par le secret professionnel ! Au début de l’année, Maura a
malencontreusement renversé une gamine qui traversait la route et la
gosse a été tuée. Ma femme était en voiture avec deux de ses amies. Au
lieu d’avoir la bonne réaction, elles ont paniqué et décidé de prendre la
fuite. Oui, je sais… Mais je pense qu’il peut s’agir d’une histoire de
vengeance. Quelqu’un de la famille de la petite, peut-être. Et si une des
amies de ma femme en avait parlé autour d’elle ? De là à remonter
jusqu’à nous, c’est pas très difficile. Si Maura a un amant ? Je ne sais pas.
Oui, je vais vous les donner. L’une s’appelle Catherine Grangier. C’est la
fille du maire. Elle habite 17, rue de Chartres à Neuilly. Et l’autre, Héléna
Danvers, vit à Paris au 47, rue de Boulainvilliers, dans le XVIe. Je ne
crois pas qu’elles pourront vous renseigner. Quand Maura est partie, elle
m’a dit qu’elle allait chez Catherine. Mais j’ai dû mal comprendre…
Vous me conseillez d’apporter quand même la somme ? C’est tout ce qui
me reste. Il devait savoir que j’avais fait un petit héritage, ou alors, il a
probablement cuisiné ma femme ! Vous êtes certain de retrouver ce
salaud et de récupérer mon fric ? Bon… d’accord. Au revoir, Mario.
Pierre s’affala dans son fauteuil. Il avait mal à la tête. Un trop-plein de
whisky, sans doute. Il ferma les yeux sans se rendre compte que, derrière
lui, un clown l’observait en souriant.
23
Héléna découvrait sa mère sous un autre jour. Cette gentille vieille
dame, qui avait toujours symbolisé la douceur pour sa fille, se révélait
être une mordue d’histoires d’horreur ! Bien sûr, ce n’était pas bien
méchant, mais c’était comme si soudain Héléna venait de voir une grosse
tache rouge au milieu d’un paysage blanc qu’elle avait toujours connu
calme et serein.
— Maman, y a longtemps que tu lis ces affreuses histoires ?
— Tu sais, j’ai toujours aimé ça.
— Pourquoi ne m’en as-tu jamais rien dit ? s’étonna Héléna.
— Pour quelle raison l’aurais-je fait ? Chacun doit avoir ses secrets.
— J’ai toujours cru que tu étais quelqu’un de lumineux.
— Ça n’empêche pas. Nous ne sommes que paradoxes, ma chérie.
— Tu ne dois plus lire toutes ces bêtises. Ça te fait du mal.
— Mon malaise n’a rien à voir avec mes lectures. C’est la chaleur,
sans doute. Et puis Carole m’inquiète. Elle est un peu bizarre en ce
moment, tu ne trouves pas ?
— Bah, c’est l’adolescence !
Le téléphone sonna. C’était un certain Mario Van quelque chose qui se
prétendait détective.
— Quoi ? Maura a disparu ! s’exclama Héléna.
Elle s’en voulut aussitôt d’avoir parlé si fort. Elle craignait que sa mère
ne s’inquiète. La vieille dame était si fragile !
— Non, continua-t-elle plus bas, je ne sais pas où se trouve Maura.
Elle pensa tout de suite à cet amant dont son amie lui avait un jour
parlé, un certain François. Mais elle se tut. Pourvu qu’il ne lui soit rien
arrivé !
— Je vais téléphoner à votre copine Catherine Grangier, dit le
détective avant de raccrocher.
Il ne laissa pas le temps à Héléna de lui demander pourquoi il les
appelait précisément, elles deux. La jeune femme resta perplexe. Il se
passait quelque chose d’anormal. Quand elle revint dans le salon, elle
trouva sa mère occupée à rire toute seule, un livre entre les mains.
— Qu’est-ce qui t’amuse à ce point ? demanda Héléna.
— Rien. Tu ne pourrais pas comprendre.
Agacée, Héléna lui arracha son livre et lut le passage que sa mère
venait de souligner finement au crayon. Il décrivait comment une femme
découpait son mari en petits morceaux, puis passait son sexe dans un
extracteur de jus de fruits avant de l’introduire dans le gosier de sa
maîtresse qu’elle avait attachée à une chaise.
Héléna pâlit en regardant sa mère. La brave femme souriait à un petit
oiseau venu se poser sur le rebord de la fenêtre.
— Il faudrait lui donner un peu de pain, dit-elle à sa fille. Il a faim !
24
Depuis combien de temps était-elle là ? Maura ne savait pas. Les
bougies étaient éteintes et une faible lumière filtrait à travers les vitraux
sales. Elle tremblait de froid. Avait peur. Elle vit soudain une autre
araignée s’approcher lentement de son visage. Elle hurla, mais rien n’y
fit. La bestiole continua son chemin, imperturbable. Maura sentit un
liquide chaud couler entre ses jambes. La peur. Puis, plus rien.
C’est alors qu’elle ouvrit la porte de la chapelle… Elle avait sa jolie
robe bleue, des souliers vernis et un bouquet de coquelicots dans les
mains. Elle souriait. Puis une autre petite fille entra, la même. Une
troisième fillette passa par le vitrail cassé. Mais Maura se sentait protégée
par la vierge ébréchée oubliée dans un coin. La sainte dame ouvrit son
manteau bleu ciel et il en sortit encore trois petites filles avec des
coquelicots ! Toutes souriaient et avançaient vers Maura. Celle-ci hurla
de nouveau. Mais elles continuaient inexorablement, comme l’araignée.
Maman est devenue folle à cause de toi, souffla l’une d’elles. Perdre
un enfant est une douleur mortelle, parce qu’elle tue Dieu.
Les petites filles bleues riaient. Elles s’apprêtaient à faire un festin
macabre. Toutes fixaient maintenant Maura avec un regard perçant et de
fines dents brillantes, pointues comme des couteaux bien aiguisés. Maura
n’avait pas peur de mourir, sauf pour Loulou. Il était tout ce qui lui
restait.
Soudain, la porte s’ouvrit sur un fantôme.
— Réveille-toi, Maura !
Une gifle fit fuir toutes les petites filles aux dents d’acier et Maura
revint à elle. Pierre était là. Elle avait envie de l’embrasser, de lui dire
merci, de lui demander pardon… Mais c’était trop tard. Elle le vit à ses
yeux vides. Il était venu la chercher parce que quelque chose de plus fort
que lui l’y avait poussé. Quelque chose qui ressemblait à la bonne
conscience. Pas à l’amour.
25
— Maman !
Lara sentit son cœur éclater en morceaux quand elle vit sa mère
immobile, face à cette fenêtre qui donnait sur le parc. Il aurait pu être le
plus beau du monde, il serait toujours un grand trou vide depuis la mort
de Lily. Lara revoyait sa maman des années en arrière, une femme
espiègle, jolie, aimant sourire et danser avec ses filles. Ses longs cheveux
blonds, tressés dans le dos, la faisaient ressembler à une gamine. Là, face
à la fenêtre, se tenait une vieille femme aux cheveux blancs coupés court,
sans élégance. Une vieille femme de quarante ans. Elle portait une blouse
blanche et des mules.
— Maman !
Elle ne bougeait toujours pas.
Lara s’approcha d’elle et lui donna un baiser.
— Elle va arriver…
— Qui ça ? demanda Lara.
— Lily. Elle est partie me cueillir des fleurs.
Au début, juste après la mort de sa petite sœur, Lara avait pris le parti
de ne pas contrarier sa mère. Mais à présent, elle se demandait s’il fallait
continuer à la laisser vivre avec ses illusions. Elle avait questionné les
médecins, qui n’avaient pas de réponse. Ils ne lui laissaient guère
d’espoir de guérison et pensaient que, de toute façon, elle n’entendait rien
de ce qu’on lui disait. Elle vivait dans son monde. Un monde auquel
personne n’avait accès. Sauf Lily.
— Maman, Lily est morte.
— Regarde ! C’est elle ! Je la vois courir, là-bas !
Machinalement, Lara jeta un coup d’œil à la fenêtre. Personne ! Rien
qu’un grand mur pour séparer les fous des gens normaux.
— Je t’ai apporté quelque chose, maman. Viens t’asseoir près de moi.
— Non, non, parce que si elle ne me voit pas à la fenêtre, elle va croire
que je suis partie et elle va s’en aller.
Lara prit la main de sa mère et y fit couler le petit bracelet, comme un
fin filet d’or. La jeune fille espérait provoquer une réaction. Juste une
lueur qui aurait ramené sa mère à la réalité. Elle se sentait si seule.
— Tiens, Lily a perdu son bracelet ! Elle va être triste. Faut lui rendre.
— Je lui rendrai, maman, ne t’inquiète pas.
— Ah, tu vas la voir ?
— Oui, oui.
— Dis-lui que je l’attends.
— Je lui dirai.
Lara embrassa sa mère et sortit, le cœur lourd. Finalement, elle pensa
que sa mère avait de la chance, et que le pire de tout, c’est de savoir que
la mort existe. Elle fit signe au fantôme de sa maman qui la protégeait
des blessures du monde. Un petit fantôme fragile, presque transparent,
pareil à une fresque pâle dont l’image s’efface peu à peu quand elle entre
en contact avec l’air.
Lara fixa le mur, cherchant désespérément à voir courir sa petite sœur,
mais elle ne vit rien.
26
Catherine n’aimait pas du tout cette histoire ! Le détective qui était
venu tout à l’heure ne lui disait rien de bon. Il était petit, bedonnant, avait
l’air ringard et sentait la sale fouine. Bon sang, pourquoi Pierre avait-il
fait appel à ce fouille-merde ? En plus, ce con savait pour l’accident, il lui
avait tout raconté ! Même s’il l’avait rassurée en lui disant qu’il était
détective privé et pas un flic, Catherine ne lui faisait pas confiance.
Le détective, qui visiblement avait déjà pris ses renseignements, lui
avait posé plein de questions à propos de Gilles.
— Qu’a-t-il fait le soir où votre amie a disparu ?
— Il était avec moi.
— Vous mentez, ma chère ! Je sais qu’il n’était pas avec vous.
Pourquoi cherchez-vous à le couvrir ? Vous n’avez pas confiance en lui ?
Catherine ignorait pour quelle raison elle avait menti au détective. Il
était évident que Gilles n’avait rien à voir avec cette histoire.
— Il n’avait aucune raison d’enlever Maura ! avait-elle protesté.
— Si, le fric, et le chantage. Héléna et vous étiez les seules à connaître
l’histoire de l’accident et à savoir que Pierre Servier avait fait un
héritage.
— Pierre a très bien pu parler de ça à quelqu’un d’autre !
— Peut-être. Rien n’est à exclure. Que fait votre ami ? Où vit-il ?
Catherine n’en savait rien. Même pas l’âge qu’il avait. Et le numéro de
téléphone de Maura… Pourquoi l’avait-il sur lui ? Le détective l’avait
informé qu’il irait rendre visite à Héléna. Qu’allait-il en tirer de plus ?
Catherine pensait que Maura était tout simplement allée voir François,
cet amant trop longtemps enfermé dans l’album de souvenirs de sa
mémoire, et qu’elle n’avait pas osé l’avouer à son mari. D’accord, Pierre
l’avait retrouvée attachée dans la chapelle des Pendus, mais Maura avait
très bien pu combiner cet enlèvement avec son amant pour obtenir de
l’argent afin de préparer l’avenir avec lui. Cependant, quelque chose
clochait ! Maura ne serait jamais partie ainsi à cause de Loulou ! Elle
l’aimait trop. En plus, même si elle souffrait du manque de tendresse de
son mari, elle en était toujours amoureuse. Enfin, c’est ce qu’elle
prétendait…
Mysti sauta sur le lit. Il se mit à lécher frénétiquement la main de sa
maîtresse avec sa petite langue rose et râpeuse. Catherine l’adorait ! Le
petit chat était tellement affectueux qu’elle fondait chaque fois. Alors elle
arrêtait tout, s’asseyait et le prenait dans ses bras. Puis elle le caressait
pendant longtemps, contente qu’il soit là. Les absences de Gilles lui
faisaient moins mal. Il lui avait dit qu’il partait pour quelques jours. « Où
? » lui avait-elle demandé. « Dans un pays où les fleurs portent ton
parfum », avait-il répondu. Il n’avait pas encore vu son chat et elle était
sûre qu’il ne résisterait pas en voyant cette petite boule craquante.
Quand le téléphone sonna, elle sut que ce n’était pas lui car il lui avait
dit qu’il ne l’appellerait pas. Mais…
— Catherine, c’est papa. Écoute-moi, j’ai téléphoné au commissaire
Léon, un ancien copain flic, et il m’a donné des renseignements sur ton
ami Gilles.
— Quoi ? C’est dégueulasse !
Elle faillit lui raccrocher au nez, mais la curiosité l’emporta.
— Il a un casier judiciaire. Voici quelques années, il a été écroué pour
chantage. Il a profité d’une jeune fille un peu naïve, comme toi, pour lui
soutirer des renseignements après l’avoir séquestrée. Des renseignements
plutôt délicats sur sa famille qu’il a fini par escroquer. Puis il a disparu
dans la nature avec le magot. Mais le commissaire Léon a retrouvé sa
trace.
— Papa, tu m’énerves ! C’est pas parce qu’il a fait des conneries dans
le passé qu’il va recommencer ! Et puis il avait peut-être besoin d’argent
pour soigner sa mère. Comment peux-tu juger les gens sur un simple
rapport de police ?
— Catherine, dis-toi bien qu’un type qui a fait une telle saloperie est
capable de tout ! Fondamentalement, les gens ne changent pas. Méfie-toi
!
— Écoute papa, je trouve scandaleux que tu fourres toujours ton nez
dans mes affaires. J’en ai marre ! Je ne suis plus une petite fille, merde !
Et…
— Attends, on sonne, quitte pas, je reviens. Parce qu’il y a autre chose
que tu ne sais pas. Il… Oui, j’arrive !
— Tu me casses les pieds, papa ! cria Catherine dans le combiné.
Cette fois, elle allait raccrocher quand elle entendit un coup de feu.
— Papa ! Allô, papa ? PAPA !!!
Catherine entendit un long bip. Incapable de faire le moindre
mouvement, elle continuait à tenir le combiné, comme s’il était le dernier
lien de vie entre elle et son père. Avait-il entendu la dernière chose
qu’elle avait dite ? Elle espérait de toute son âme que non. On avait tiré
sur lui… Peut-être n’était-il pas mort ? Elle le voulait de toutes ses
forces. Mais au fond d’elle-même, elle savait.
Quand elle arriva chez son père, la rue était déjà envahie de policiers.
Alertée par le coup de feu, la voisine les avait prévenus. Aujourd’hui, la
ville avait perdu son maire. Le père de Catherine était mort. Dieu qu’elle
l’aimait ! Quand le lui avait-elle dit pour la dernière fois ? D’où lui venait
cette pudeur de ne pas oser lui avouer son amour plus souvent ? La
pudeur ou la peur de se sentir plus fragile encore ? Car les mots d’amour
nous déshabillent bien plus que la nudité… Catherine avait l’horrible
sensation, en se fâchant avec son père juste avant qu’il ne meure, que
celui-ci était parti en emportant le dernier coup de tonnerre. L’injure
suprême. Un souvenir déchiqueté.
Quand elle s’approcha du corps de son père, elle posa ses lèvres contre
sa joue et lui murmura qu’elle l’aimait. Mais déjà, il avait les yeux
fermés. Elle voulut blottir sa main, tout doucement, dans la sienne et
c’est alors qu’elle sentit quelque chose, comme un petit mot de velours
froissé : il tenait un coquelicot écrasé entre les doigts.
27
Le commissaire Léon trouva sa mère scotchée devant la télé. Il avait
plu et Babelutte macula le parquet de ses pattes crasseuses. Ginette ne fit
aucune remarque. D’habitude, elle se précipitait avec sa loque7, comme
elle disait, et se mettait à frotter énergiquement le sol. Mais là, rien ! Les
infos devaient être croustillantes.
— Bonsoir, m’man, lança Léon en ôtant son blouson.
— ’Soir.
— T’as l’air collée à la télé comme une mouche sur un ca…
— Tais-toi, écoute !
Le commissaire n’aimait pas les infos. Il avait l’impression d’être
encore au boulot. Il préférait le foot ou les conversations au Colibri. En
plus, dès qu’il arrivait au bureau le matin, il trouvait une pile d’articles
glanés dans les journaux par un jeune inspecteur qui passait ses journées
à dépouiller, découper, classer les nouveaux textes parus dans la revue
Dalloz, le Journal officiel et la Gazette du palais.
— Le maire de Neuilly a été assassiné…
— Quoi ???
— Tu le connaissais ? s’étonna sa mère, peu habituée à ce que son fils
s’intéresse aux actualités.
— On a été à l’armée ensemble ! Et il m’a téléphoné il y a quelques
jours pour me demander des renseignements sur un type que j’avais
arrêté.
— Et qui a été relâché, bien sûr ! railla-t-elle.
— Il avait purgé sa peine.
— Ben tiens. On se demande à quoi ça sert que tu te décarcasses !
D’autant que quand ils sortent de prison, paraît qu’ils sont pires qu’avant
! Tu aurais collé des étiquettes sur des boîtes de camembert, ça aurait été
plus utile !
— Il a été tué où ?
— Chez lui.
— Bizarre, tout ça !
— Quoi donc ? demanda Ginette.
— Qu’il m’ait demandé des renseignements sur ce Gilles Raynart et
qu’on l’ait retrouvé assassiné peu après. Grangier ne m’avait plus appelé
depuis des lunes.
À la fin des infos, Ginette se leva de son fauteuil et éteignit la télé.
— Tu ne regardes pas le film ?
— Non, je voudrais essayer mon nouveau cadeau.
Elle ouvrit l’armoire et en sortit une paire de mules vert pomme avec
de drôles de trucs au bout, comme des brosses à reluire…
— C’est quoi ces machins ?
— Ce sont des mules balayettes, expliqua-t-elle en les enfilant. Chez
nous, en Belgique, on appelle ça des slaches ramassettes. C’est pratique,
regarde. Tu les enfiles et ça prend les poussières tout seul.
— M’man, en France, on dit « faire la poussière ».
— C’est pas logique. Tu ne fabriques pas de la poussière, voyons, tu
l’enlèves ! C’est vraiment pratique ce bazar ! s’exclama-t-elle en se
tordant les pieds pour ramasser une crasse par terre.
— Génial ! Cette invention va révolutionner la vie de la ménagère.
— Hein, dis ! C’est japonais.
— M’étonne pas…
— En plus, c’est chic. J’ai gagné ça en faisant un concours pour les
chaussures Marcel. Il fallait deviner combien chausse la reine
d’Angleterre.
— Ah, fit Léon d’un air distrait.
Le meurtre du maire de Neuilly le préoccupait davantage que les mules
de sa mère.
— J’ai dit 40 et c’était du 45 ! Mais j’ai été tirée au sort pour le lot de
consolation. Dis donc, fit soudain Ginette d’un air inspiré, ce serait utile,
des mules comme ça dans la police ! Vous pourriez relever les indices
sans vous baisser. Je vais écrire au ministère de la Justice pour leur
suggérer mon idée.
— Tu n’es pas sérieuse ?
— Mais si, mon chéri. Pourquoi ?
— M’enfin, m’man, tu nous vois avec ces machins ridicules aux pieds
?
— S’il y avait un peu plus de fantaisie dans la police, il y aurait moins
de meurtres !
7. Serpillière.
28
Catherine avait un goût de vide dans la bouche. Elle ne pouvait
s’imaginer que son père ne serait plus là pour la protéger, pour l’aimer.
Grandir ne lui disait rien. Elle décida d’aller traîner dans les bars.
Voilà trois jours que son père était mort, et elle n’avait toujours pas de
nouvelles de Gilles ! Elle ne comprenait pas. Il ne trichait pourtant pas
quand il lui faisait l’amour et qu’il la regardait avec ses yeux qui
déchiraient le ciel. Elle en était déjà à son cinquième Martini quand le
grand type qui l’observait du bout du comptoir depuis un bon moment
s’approcha d’elle.
— Tu bois quelque chose pour moi ?
— Un Martini.
— Je t’ai jamais vue ici.
— Je ne sors pas beaucoup.
— Tu sais que t’es bien roulée ?
Bien sûr qu’elle le savait ! Pour qui il la prenait, ce cave ? Il avait les
paupières en braguettes… Oui, elle allait lui donner ce qu’il voulait.
Après tout, Gilles l’avait platement laissée tomber. Il méritait qu’elle le
cocufie avec le premier venu. Catherine n’était plus assez lucide pour se
poser la question de savoir si cet homme lui plaisait ou pas. Et puis, ça
n’avait aucune importance. Tirer un coup vite fait avec un inconnu ne
devait pas être plus désagréable que d’attendre le bus !
Il l’entraîna dans les toilettes et lui souleva son chemisier d’un geste
brusque, faisant ressortir ses seins qu’il malaxa violemment. Catherine
gémit un peu sous la douleur. Mais en même temps, cette douleur attisait
son plaisir. L’homme baissa la tête et se mit à lui mordiller les mamelons
du bout des dents. Puis il retroussa sa jupe jusque sur son ventre et la
traita de salope quand il vit qu’elle ne portait pas de slip. Il fourragea
aussitôt dans son sexe avec son index. Jusque-là, elle s’était laissé faire
sans trop de gêne, mais un léger clapotis la fit rougir. Elle eut soudain
honte face à cet étranger qui fouillait dans son intimité et retirait son
doigt pour le porter à ses narines.
— Tu mouilles, hein, p’tite garce ?
D’un coup sec, il enfonça son doigt dans le derrière de Catherine qui
tenta de se dégager. Mais l’index était devenu un crochet. Elle était à la
merci de cet homme qui la tenait et jouait avec elle comme avec une
marionnette. Elle n’était plus rien. Rien qu’une petite pute qui se faisait
sauter dans les toilettes d’un bar à la con. Pourtant, quand elle sentit le
sexe de l’homme en elle, elle éprouva un plaisir malsain mais intense.
Tout en lui cognant le dos contre le mur, il lui pinçait les tétons.
Catherine ferma les yeux et imagina que c’était Gilles qui la prenait. Il
avait la même violence que cet homme, et c’était ce qu’elle aimait. Elle
n’eut pas le temps de jouir. Il éjacula sur ses cuisses, puis pissa dans la
cuvette des waters et remit son pantalon comme s’il était simplement
venu se soulager. Il s’en alla sans même la regarder.
Elle resta là un moment contre ce mur qui sentait l’urine, plaquée
comme un papillon qui se serait écrasé en voulant s’envoler. Entre elle et
ce mur, il n’y avait rien d’autre que des rêves perdus. Quand elle revint
au bar, l’homme avait disparu. Elle demanda ce qu’elle devait.
— Six Martini.
Elle ne savait plus très bien ce qu’elle avait bu. Devant son air
brumeux, le garçon ajouta :
— Le client qui voulait vous payer le dernier verre est parti en disant
qu’il avait changé d’avis.
Pour Catherine, ce fut l’humiliation suprême. Elle ne valait même pas
un verre de Martini ! Quand elle rentra chez elle, elle appela son chat.
D’habitude, il l’attendait couché sur le divan et bondissait dès qu’elle
avait franchi le seuil de la porte. Mais là, il était tard. Il devait dormir sur
le lit. Elle se dirigea vers la cuisine et ouvrit le frigo pour se servir un
grand verre d’eau avec des glaçons. Elle avait un peu mal à la tête. Il
fallait absolument qu’elle prenne une douche avant de se coucher, pour se
laver de cette histoire sordide. Pourtant, en y repensant, elle sentait
encore le désir monter en elle. Une petite douleur meurtrière…
Catherine resta longtemps sous l’eau et enfonça presque le pommeau
de la douche dans son sexe. Elle aurait aimé que l’eau efface la
mémoire… Quand elle se glissa dans son lit, elle avait encore les
cheveux mouillés.
— Mysti ! Où es-tu ?
Il devait se cacher sous le lit. Elle laissa pendre sa main. Il ne vint
même pas la lécher, ce petit feignant !
— Même toi, tu ne m’aimes plus !
Et elle se retourna pour se lover dans son oreiller, là où elle retrouvait
la douceur de son enfance, là où elle pensait que Dieu posait sur celui qui
dort un regard bienveillant, quoi qu’il ait fait pendant la journée.
Catherine enlaça son oreiller comme si c’était un ours en peluche, puis
s’abandonna dans ses bras de plumes. C’est alors qu’elle sentit quelque
chose de dur et poisseux. Mysti était venu cacher son jouet. Elle alluma
la lampe de chevet et poussa un cri d’horreur : l’objet qu’elle tenait dans
sa main était une patte ensanglantée… Paniquée, elle se leva et jeta un
œil dans la pièce, à la recherche de Mysti.
Catherine retrouva son chat en morceaux sous le lit. Et, dans son
museau béant, un coquelicot.
29
— Commissaire ! Commissaire !
Nina Tchitchi entra dans le bureau sans frapper. Elle paraissait dans
tous ses états. Heureusement, le commissaire Léon n’était pas occupé à
tricoter, il compulsait le dossier Raynart. Sachant qu’il s’était chargé de
cette affaire et qu’on avait retrouvé des renseignements sur lui chez le
maire de Neuilly, le procureur avait demandé au commissaire de prendre
l’enquête en main. Celui-ci avait envoyé Bornéo au domicile de Raynart
avec une convocation de la police pour le matin même à onze heures, afin
de vérifier son emploi du temps la nuit où le maire avait été assassiné. Il
espérait que le zigue serait à l’heure. D’ailleurs, il avait intérêt !
— Je vous ai déjà demandé de ne pas entrer comme ça sans prévenir !
— ’Xcusez-moi, commissaire, mais y a un drame affreux. Pinchon est
coincé dans la photocopieuse.
— C’est une blague ?
— Pas du tout ! Vous connaissez sa maladresse avec tous les appareils
modernes… Eh ben, en photocopiant des documents, il a voulu décoincer
une feuille à l’intérieur de l’appareil et il est resté accroché avec la
manche de son gilet dans les rouages de la machine !
— Il n’a qu’à enlever son gilet !
— Non, il dit que c’est impossible parce qu’il a sa bague prise dans les
mailles…
— Mais quel crétin, çui-là !
— Faut un homme pour tirer dessus avec moi. J’y arrive pas toute
seule. J’ai essayé en m’agrippant à la ceinture de son pantalon, mais ça
n’a rien donné. J’ai juste pu voir ses fesses…
— Profiteuse !
Nina haussa les épaules. Bien sûr qu’elle s’était rincé l’œil ! Sa mère
lui avait toujours dit qu’il fallait prendre le train quand il passait.
Le commissaire accompagna Nina. Ils traversèrent « l’aquarium » et se
rendirent dans l’une des salles de la tour Saint-Louis, surnommée tour «
Bon Bec » au XIVe siècle à cause des cris de douleur qu’on arrachait aux
prévenus. Quand Léon vit son collègue torturé par la photocopieuse, il ne
put s’empêcher de rire ! À moitié couché sur la machine et essayant
vainement de s’en dégager en donnant de petits coups de reins, Pinchon
avait l’air de forniquer avec l’engin.
— Allez-y, mon vieux. Vous y êtes presque ! plaisanta Léon.
Trîît ! Trîît !
— Merde ! grogna Pinchon, c’est mon portable dans la poche arrière
de mon pantalon. Sûrement ma femme.
— Je vais lui expliquer, susurra Nina en saisissant le portable.
— Non ! Donnez-moi ça, s’écria Pinchon en se contorsionnant comme
une anguille, vous savez bien qu’elle est horriblement jalouse !
— Justement, répliqua Nina qui adorait mettre de l’huile sur le feu,
d’autant qu’elle trouvait plutôt Pinchon à son goût et qu’il avait de belles
fesses, le bougre !
Plus vite il aurait quitté cette tigresse, plus vite elle pourrait lui faire
goûter aux joies d’un petit pique-nique sous le bureau. Ils avaient déjà
failli s’allonger sur la moquette, mais le souvenir de bobonne avait
ramené ce couillon sur terre.
— Empêchez-la, commissaire ! Rosa Maria va me tuer si c’est elle qui
décroche !
— Allô, fit Nina d’une voix suave.
— La salope ! grogna Pinchon.
— Pinpin ? Oui, je vous le passe. Tiens, chéri, c’est mémère.
Pinchon fulminait. Il prit le portable de la main gauche, tentant encore
de dégager l’autre qui était toujours coincée dans la machine infernale.
— Allô, Mimine ? Arrête de crier, je vais t’expliquer. Je… Merde,
merde, elle a raccroché ! Elle est furax ! Ah, vraiment merci, Nina !
— Allez, on y va commissaire ?
— On y va ! dit-il en empoignant la ceinture de son collègue. Oh !
hisse !
On entendit un « crac » retentissant, suivi d’un cri atroce. Ils avaient
réussi à délivrer Pinchon qui était tombé de tout son poids sur Nina.
— Vous n’avez pas de mal ? s’inquiéta le commissaire en aidant sa
secrétaire à se relever.
— Cet abruti a cassé ma boucle d’oreille ! Imbécile, va !
— Bien fait ! lâcha Pinchon qui avait le doigt meurtri et le bide en
compote à l’idée d’affronter sa douce moitié ce soir.
Sans compter qu’il avait craqué son pantalon. C’est sûr que Rosa
Maria allait encore s’imaginer des choses. Elle ne le croirait jamais quand
il raconterait ce qui s’était vraiment passé…
— Quoi ??? s’écria Nina hors d’elle. Le jour où vous vous jetterez
dans la Seine, j’irai pas vous chercher !
— Tiens, vous savez nager ? s’étonna le commissaire qui se souvenait
d’une soirée arrosée où ils avaient tous fini dans la piscine d’un collègue
dont on fêtait le départ. Nina avait sauté et coulé à pic. Il avait dû plonger
pour la remonter à la surface.
— Non, justement.
— Bon, maintenant que tout est arrangé, je vous laisse ! J’ai rendez-
vous. Pinchon, de grâce, ne vous occupez plus de rien, mon vieux !
Prenez la vie du bon côté ! Jouez à la belote avec le gardien, arrosez vos
plantes de bureau… Rendez-vous utile, quoi !
Sûr, pensa le commissaire, Pinchon n’est pas prêt à gagner dix
centimètres de bureau. Car, ici au quai des Orfèvres, la table de travail
variait selon les grades : cent dix centimètres et deux tiroirs pour les plus
humbles, cent trente pour un capitaine, cent cinquante pour un
commandant – avec deux fois plus de rangements –, et cent quatre-vingts
pour un commissaire divisionnaire. C’était Brazil !
Il n’était pas encore onze heures et le commissaire en profita pour
passer chez Bornéo afin de prendre les dernières nouvelles. Nounours, le
petit dernier des six ou sept mômes de son collègue – Léon avait renoncé
à les compter –, braillait dans un coin, entouré de ses jouets.
— Il est difficile à cause de ses dents, et comme Carmen est très
fatiguée…
— Tu as du neuf sur l’affaire du maire ?
— Oui. T’avait-il dit au téléphone pourquoi il cherchait des
renseignements sur Gilles Raynart ?
— Non. J’ai pas demandé non plus.
— C’était l’amant de sa fille et elle a retrouvé son chat en morceaux !
Or Raynart était le seul à posséder le double des clefs de son appart’,
d’après ce qu’elle a dit aux enquêteurs.
— On a fait analyser ses empreintes ?
— Y a rien chez le maire. Mais chez sa fille, y en a partout !
— Merci, mon vieux !
À la vue du commissaire, Nounours s’était un peu calmé. Mais dès
qu’il quitta l’appartement, Léon l’entendit hurler de plus belle jusqu’au
bout du couloir. Il pensa à sa propre mère, qui avait toujours rêvé d’avoir
des petits-enfants ! Mais lui préférait les chiens. Et les putes. Ça ne lui
prenait pas la tête. Ni les nerfs !
Raynart attendait, assis sur un banc dans le couloir. Le commissaire le
reconnut tout de suite. Il n’avait pas changé d’un iota ! Juste la gueule un
peu plus burinée, mais le même regard métallique et glacial. Il le fit
entrer dans son bureau. Couché sur son coussin, Babelutte ouvrit un œil.
Qui c’était encore, ce zouave qui venait perturber sa tranquillité ?
Le chien se redressa et alla renifler la jambe du nouveau venu qui
l’envoya balader d’un coup de pied.
— Dites donc, allez-y mollo avec mon chien !
— J’suis allergique aux flics et aux puces de clébards. Ça me donne de
l’urticaire.
Babelutte disparut derrière le bureau en grognant. Il avait déjà senti
cette odeur de brute en sueur…
— Ben, ça fait plaisir de vous revoir, cher ami ! railla le commissaire.
Alors, mon vieux, racontez-moi où vous étiez le soir du meurtre…
— Je me promenais.
— Dans le bois avec le petit chaperon rouge ?
— Exactement ! fit Gilles.
— J’aime pas qu’on se foute de ma gueule !
— Ça vous arrive jamais, à vous, d’avoir besoin de prendre l’air ?
Vous devriez, parce que je vous trouve un peu pâlot, commissaire !
Léon eut envie de lui planter ses aiguilles à tricoter au travers de la
langue !
— Voilà un bon alibi, conclut le commissaire. Et je suppose qu’un
pigeon pourra témoigner de ta présence dans le bois…
Raynart haussa les épaules.
— À propos, comment va ta petite copine ?
— Laquelle ?
— Catherine Grangier.
— Ah ! fit-il comme s’il se souvenait vaguement d’elle. J’sais pas.
Plus de nouvelles.
— Quelqu’un s’est amusé à couper son chat en morceaux. Tu n’y
serais pas pour quelque chose par hasard ?
— J’aime trop les bêtes, commissaire.
— Ben, tiens, fit Léon en regardant Babelutte couché à ses pieds. Tu as
intérêt à te tenir à la disposition de la police. Vu ?
— Qu’est-ce que j’ai à voir avec cette affaire ?
— Tu es le principal suspect. Le maire a découvert des cadavres dans
ton placard et il ne voyait pas d’un bon œil ta relation avec sa fille.
— Parce que vous croyez que les politiciens n’ont que des amis et que
leur placard à eux est nickel ?
— Tu étais amoureux de sa fille ?
— Et quoi encore ? S’il fallait tomber amoureux chaque fois qu’on a
envie de tirer un coup !
Babelutte poussa un soupir de soulagement quand l’abruti quitta le
bureau. Et il reprit tranquillement sa place sur son coussin. Ah, vraiment,
chien de flic, c’est pas un boulot peinard !
30
Pierre se mordait les doigts d’avoir engagé un détective. Bien sûr,
grâce à lui il avait récupéré sa femme, mais pas son fric ! Et aujourd’hui,
il ne savait pas ce qui comptait le plus pour lui. Chaque fois qu’il appelait
Mario, le détective lui répondait : « Patience, je cherche ! » Pierre avait
dû expliquer à Maura comment il l’avait finalement retrouvée. Elle, ce
qui l’inquiétait le plus, ce n’était pas l’argent que son mari avait donné en
échange, mais bien le fait que ce détective connaissait leur secret.
— Comment as-tu pu te fier à un inconnu recruté à travers des petites
annonces ? Qui te dit qu’il ne va pas en profiter maintenant et faire du
chantage, lui aussi ?
— Cesse de fabuler, Maura, tu vois des escrocs partout ! C’est quand
même grâce à lui que je t’ai retrouvée, non ? Tu aurais préféré que
j’avertisse la police ? Je n’ai toujours pas compris pourquoi tu m’as menti
et pourquoi tu es partie à ce rendez-vous.
— Je te l’ai dit. D’abord je ne voulais pas t’inquiéter, et puis quelqu’un
m’a téléphoné en me menaçant de me dénoncer aux flics si je ne venais
pas, mentit Maura.
Pierre savait qu’elle racontait des histoires. Mais ça lui était égal. Tout
ce qui comptait pour lui à présent, en dehors de Loulou, c’était cette
nouvelle pute, China. Cette fille l’envoyait au ciel ! Elle avait quelque
chose qui le fascinait. Très maquillée, avec une perruque noire et ses
lèvres gourmandes, elle ressemblait un peu à Betty Boop. Personne ne lui
avait jamais donné autant de plaisir. Elle avait une façon de lui manger le
sexe qui touchait à la volupté suprême. Il ne fallait surtout pas que Maura
se doute de quoi que ce soit. Il ne voulait en aucun cas prendre le risque
de la voir s’en aller, parce que Loulou comptait trop pour lui. Et sans elle,
il ne serait pas heureux. Ce que Pierre aimait dans ses relations avec les
putes, c’est qu’elles n’allaient pas venir l’embêter chez lui avec des coups
de téléphone ou s’accrocher à ses basques. En fait, sa femme ne le
dérangeait pas, et il était plutôt content de ne pas trouver la maison vide
en rentrant.
— Loulou n’est pas encore là ? Il est presque sept heures, s’inquiéta
Pierre.
— Mon Dieu, c’est vrai ! Je lui avais dit de revenir à six heures au plus
tard. Je vais téléphoner à la maman d’Arnaud.
La voisine décrocha aussitôt. Elle affirma que Loulou était bien parti
de chez elle à six heures moins dix. Et comme ils habitaient quelques
pâtés de maisons plus loin, il aurait déjà dû être là depuis longtemps.
Bizarre…
— Il est peut-être passé chez un autre copain, suggéra-t-elle.
— Non, il n’aurait pas fait ça sans nous prévenir, assura Maura.
Le petit Arnaud confirma que Loulou avait dit qu’il rentrait chez lui.
Pierre enfila sa veste et sortit. Il appela son fils. Pas de réponse. Il
appela de nouveau, marcha jusque chez la mère d’Arnaud, qui ne put rien
lui dire de plus. Puis il alla chez cet autre petit copain avec qui son fils
jouait de temps en temps. Non, il n’avait pas vu Loulou. Très inquiet,
Pierre rentra à la maison. Loulou n’était toujours pas revenu. Maura était
assise dans le fauteuil, une bouteille de vodka à côté d’elle.
— Tu crois que ça va arranger les choses ? demanda Pierre en
désignant la bouteille.
Il détestait les femmes soûles. Maura ne répondit pas. Cette fois, il
allait prévenir la police. Au moment où il s’apprêtait à décrocher le
téléphone, on sonna à la porte. Pierre alla ouvrir. Personne ! Mais il y
avait un sac en plastique posé sur le seuil. Il l’ouvrit, et découvrit la
casquette de Loulou, celle avec un Mickey dessus. Pierre reconnut la
trace de stylo que son gosse avait faite sur la visière et qui lui avait valu
une engueulade. Il se précipita dans la rue. Il lui sembla voir bouger les
feuillages du jardin voisin. Mais c’était seulement le vent. Il rentra et
tendit la casquette à Maura. Puis il regarda s’il n’y avait pas un mot dans
le sac. Rien. Simplement un coquelicot écrasé.
31
Le commissaire Léon avait été prendre son petit déjeuner au Colibri.
Jeannot était furieux parce que Bibiche, sa femme, s’était encore laissé
avoir par le Pin’s, un nain camelot qui vendait des merdouilles dans le
quartier. Cette fois, il avait réussi à lui fourguer des clous bénits.
— Tu te rends compte, fulminait Jeannot, cette nouille est de nouveau
tombée dans le panneau ! À quoi ça sert, ces trucs-là ? demanda-t-il à
Bibiche qui tirait la tronche dans son coin.
— C’est pour guérir des maladies. Malheureusement, ça soigne pas les
caractères de cochon !
— Guérir des maladies ? s’exclama-t-il en balançant son torchon sur
son épaule. Tout c’qu’y faut pas entendre ! Alors tu avales des clous et
t’es plus malade ? Ah ! Ah !
— Il a dit que c’était très efficace.
— C’est vrai, approuva Mimi qui attendait au comptoir pour ouvrir sa
laverie. D’ailleurs, y nous a donné un papier avec le mode d’emploi pour
que ça marche. Tiens, je l’ai là, dans ma poche.
— Allez, passe-moi ça qu’on rigole un peu !
— T’ention, le chiffonne pas.
Le patron prit sa voix de ténor et lut : « Pour que le remède soit
efficace, plantez les clous bénits avec de l’eau de Saint-Michel, dans un
mur ou dans un arbre. Puis, préparez-vous un bain dans lequel vous
mélangerez de l’huile d’olive, du gel douche – y disent pas la marque ! –
et quelques gouttes d’urine ! » Plié de rire, Jeannot se tenait à la pompe à
bière.
Cet épisode mit le commissaire de bonne humeur et il partit content au
bureau, Babelutte sur ses talons. Même les œillades complices du
concierge du quai des Orfèvres, persuadé qu’il était pédé, ne parvinrent
pas à le mettre en rogne. Quand il arriva au bureau, il trouva une note de
frais bien en vue sur sa pile de dossiers. Elle était signée « Nina Tchitchi
» et concernait un incident de travail ayant endommagé des accessoires
indispensables à son travail.
— Elle est pas gonflée ! Nina ! cria-t-il.
Elle arriva aussitôt en tortillant du croupion.
— Oui, commissaire ?
— C’est quoi cette note ?
— C’est pour ma boucle d’oreille que cet idiot de Pinchon a cassée.
— Vous appelez ça un « accessoire indispensable à votre travail » ?
— Bien sûr ! Dans la boucle de droite, il y a une minibrosse à dents, et
dans l’autre, un minidentifrice. Ça me donne les dents brillantes,
l’haleine fraîche, et donc du tonus pour bien faire mon boulot !
— Vous savez qu’une brosse à dents normale coûte sûrement moins
cher que vos babioles ? Et c’est plus efficace !
— Oui, mais c’est encombrant, et avec toutes les allées et venues que
vous me faites faire, je ne me vois pas me déplacer avec mon attirail
d’hygiène dentaire dans la main. Faut avoir un peu de sens pratique,
commissaire !
— Parce que vous vous brossez les ratounes toutes les heures ?
— Chaque fois que je dois entrer dans vot’bureau, pour vous faire un
sourire de star !
Léon soupira. Avec elle, il n’avait jamais le dernier mot.
— Dites, chef, y a le médecin légiste qui a laissé un message pour
vous. Il voudrait que vous veniez lui dire un p’tit bonjour quand il
découpera le maire… Il a trouvé un coquelicot écrasé dans sa main.
Curieux, non ? À propos, une dame va venir vous voir ce matin. Elle a
appelé hier. Tiens, ben la voilà, fit-elle au moment où elle allait sortir.
Une grosse blonde avec un nez en trompette et un ciré orange pénétra
dans le bureau.
— Bonjour, commissaire, c’est moi qu’a téléphoné hier.
— Asseyez-vous.
— C’est rapport au crime de Neuilly… J’suis concierge dans
l’immeuble en face de la fille du maire, et pour sûr, j’en sais des choses !
— Ah ! fit Léon, méfiant.
Il connaissait trop les personnages de ce genre, qui jouent aux espions
pour se rendre intéressants et n’apportent rien au moulin. Elle se pencha
vers lui comme si elle craignait que les murs ne soient truffés de micros
et expliqua sur le ton de la confidence qu’elle avait vu un homme sortir
de chez la poute, comme elle l’appelait !
— Quelle pute ?
— Ben la fille du maire ! Elle est pas mariée et elle passe son temps à
s’envoyer en l’air !
— Comment savez-vous ça ?
— Elle ferme pas les tentures. Donc, continua-t-elle, la nuit du crime,
j’ai vu le criminel du chat sortir de chez la poute.
— Ah ! fit Léon en considérant cette diva de la serpillière.
— Je le connais parce qu’avant, y venait chez la poute souvent avec sa
femme.
— Arrêtez de la traiter de pute ! Elle a bien le droit de recevoir qui elle
veut chez elle !
— Au Portugal, une femme pas mariée qui couche avec des hommes,
c’est une poute. Et moi, j’suis portougaise. Et si ça vous plaît pas, je m’en
vais.
— Continuez ! soupira le commissaire.
— Le type qui était là la nuit du crime du chat s’appelle Pierre Servier.
Je le sais parce que je l’ai reconnu. Avant, j’ai été femme de ménage dans
la société où y travaille.
— Donc, vous prétendez avoir vu Pierre Servier entrer chez Catherine
Grangier le soir où son chat a été tué ?
— Non. J’ai jamais dit ça ! Je l’ai vu sortir. Pas entrer.
— Bon… Chère madame, mon collègue va prendre votre déposition.
Merci pour ce témoignage.
— J’aurai ma photo dans le journal ?
— Sûrement. Et si vous voyez autre chose de suspect, n’hésitez pas à
me le dire.
— Absolument. Je suis très fière de travailler pour la police. C’est des
braves gens. Tenez, fit-elle en lui glissant un papier jaune pisseux dans la
main avant de quitter le bureau.
Le commissaire parcourut le feuillet. C’était un tract des Témoins de
Jéhovah ! Il était écrit qu’une pluie de feu s’abattrait sur tous ceux qui ne
croyaient pas en Jéhovah, et aussi sur les homosexuels, les putes et ceux
qui les fréquentaient !
Léon pensa qu’il ferait bien de s’acheter un casque de pompier pour
sortir… Au moment où il allait jeter le tract à la poubelle, le téléphone
sonna. C’était Bornéo.
— Une vieille dame a été assassinée au 47 de la rue de Boulainvilliers,
dans le XVIe, annonça-t-il. Magne-toi !
— J’arrive !
Le commissaire Léon demanda à Pinchon de l’accompagner. Il
n’aimait pas conduire dans Paris. Son collègue était bougon.
— Ça n’a pas l’air d’aller, mon vieux !
— C’est Rosa Maria. Elle m’a donné mon baluchon ! Tout ça à cause
de cette idiote de Nina ! Ah, j’vous jure !
— Bah, vous inquiétez pas, elle ne pourra pas se passer de vous
longtemps ! Ne serait-ce que pour lui expliquer comment marche la
télécommande, se moqua Léon.
Ça ne fit pas rire Pinchon.
Quand le commissaire entra dans la voiture, il eut un haut-le-cœur. Ça
puait encore Senteur des pinèdes, un lot de sapins pour waters que sa
mère avait gagné à une tombola et offert à la police ! Il les avait tous fait
enlever depuis des mois, et ça sentait encore ! Il ouvrit la fenêtre et fit le
trajet le nez dehors. Arrivé dans la rue de Boulainvilliers, il se rappela
que son ami Roland Topor avait habité là. Coïncidence ! Il le revit une
fraction de seconde avec son gros cigare et son rire tonitruant.
L’immeuble était plutôt cossu. La première chose qu’il aperçut en
entrant était la vieille dame couchée par terre, une balle dans la tête. Elle
avait du sang séché collé à ses cheveux.
— C’est sa fille Héléna, dit Bornéo en lui désignant la jeune femme
prostrée dans un fauteuil.
— Votre maman était comme ça quand vous êtes arrivée ? demanda le
commissaire.
— Oui. Je ne l’ai pas touchée.
— Vous l’aviez quittée à quel moment ?
— Il y a une heure. Pour aller faire des courses.
— Vous avez un mari, des enfants ?
— Une fille de quatorze ans, Carole. Elle est dans la salle de bains. En
train de vomir…
— Elle était ici quand c’est arrivé ?
— Non. Elle était à l’école.
— J’aimerais lui parler. C’est possible ?
— Je vais voir.
Héléna se leva péniblement et se dirigea vers la salle de bains. Elle
revint quelques instants plus tard avec sa fille, blême. Les lèvres de la
gamine tremblaient, elle avait les yeux remplis de larmes.
— Vous aimiez beaucoup votre grand-mère ?
— Oui, murmura-t-elle de manière presque inaudible.
— Vous n’avez rien remarqué d’inhabituel en rentrant de l’école ?
Croisé quelqu’un qui vous paraissait bizarre ?
— Non.
La vieille dame avait la langue qui pendait hors de sa bouche et sa robe
retroussée dévoilait ses cuisses blanches, striées de veinules bleues. Une
sale odeur s’en dégageait. Pour ne pas tourner de l’œil, Léon pensa très
fort aux seins de la dernière femme qu’il avait baisée. De gros nibards
pleins de vie qu’il avait pu triturer pendant une heure. Des montgolfières
pour aller dans les étoiles !
La jeune fille demanda si elle pouvait s’en aller. Léon quitta ses étoiles
et répondit qu’il n’y voyait pas d’inconvénient.
— En tout cas, dit Bornéo, Raynart n’est pour rien dans cette histoire
puisqu’il était chez nous au moment où ça s’est passé.
— Vous n’allez quand même pas lui flanquer tous les meurtres de Paris
sur le dos ! D’autant qu’on n’a pas de preuves pour le crime du maire de
Neuilly, fit remarquer Pinchon.
— C’est peut-être sa fille, pour empocher l’héritage ! dit le
commissaire.
— Oh, non, Catherine n’aurait jamais fait ça ! lâcha Héléna, choquée.
— Vous la connaissez ? s’étonna le commissaire.
— Euh… Un peu. Nous étions amies.
— Étions ?
— Oui. Les circonstances de la vie nous ont séparées.
— Ah ! Et vous connaissiez son amant ?
— Non.
— Curieuse coïncidence, fit remarquer Léon. Le maire est assassiné, le
chat de sa fille coupé en morceaux, on retrouve votre maman avec une
balle dans la tête, et vous fréquentiez Catherine !
Héléna ne répondit pas.
— Par hasard, est-ce que le nom de Pierre Servier vous évoque
quelque chose ?
— Pourquoi ?
— Oh, pour rien. Lui et sa femme sont des amis de Catherine Grangier.
— Je ne connais pas toutes ses fréquentations, mentit Héléna qui
commençait à se sentir de plus en plus mal.
Elle fut sauvée par l’arrivée du médecin légiste qui débarqua avec son
équipe de choc. Toutes les pièces furent passées au peigne fin !
— À propos, dit un des flics qui venaient d’arriver, quelqu’un a cru
voir cette pauvre femme folle qui s’est échappée de l’asile il y a quelques
jours. Paraît qu’elle se promenait du côté du bois de Boulogne, sur la
route où sa gamine a été tuée. Les collègues sont allés fouiller par là,
mais on ne l’a pas retrouvée.
— Une folle s’est échappée ? demanda Héléna qui parut subitement
sortir de son état léthargique.
— Oui. Vous vous souvenez de cet horrible accident avec cette gosse
qu’un chauffard a renversée et laissée là, derrière le talus ! Pauvre
petite… Mourir toute seule, comme un chien !
— Excusez-moi.
Héléna se précipita aux toilettes. Les flics attribueraient son malaise à
la mort de sa mère. Elle s’agenouilla devant la cuvette mais ne parvint
pas à vomir. Elle resta un moment ainsi, puis se releva pour se rafraîchir
un peu le visage. Elle se trouva moche dans le miroir. Vieille, fanée… Le
chagrin ratatine bien plus que le temps.
Elle se dirigea vers la cuisine, prit un verre dans l’armoire où elle avait
planqué le livre que sa mère lisait juste avant de mourir. Héléna avait
honte pour elle et ne voulait pas que les policiers découvrent son goût
pour les lectures sordides. Elle saisit machinalement Le Dahlia Noir, de
James Ellroy. Le dos de couverture faisait mention de la mère de l’auteur
qui avait été assassinée. Ellroy avait choisi d’écrire son histoire. Ironie du
sort ! Héléna ouvrit le roman pour voir à quel passage sa mère était
arrivée et quels étaient les derniers mots qu’elle avait emportés avec elle.
La vieille dame mettait toujours un bout de papier pour ne pas perdre sa
page. Il avait dû glisser dans la chute. Pourtant, le livre s’ouvrit à un
endroit précis. Héléna eut la gorge nouée en apercevant une tache de sang
écrasée entre les pages. Elle l’effleura du bout des doigts. Se revit petite
fille, quand elle aimait toucher les lèvres rouges de sa maman. Mais la
peau des lèvres se colla aux doigts d’Héléna qui ne vit plus qu’un petit
coquelicot.
Pendant que les gars de l’identité judiciaire prenaient des photos de la
scène du crime et prélevaient les indices pour les envoyer au labo, le
commissaire laissait vagabonder son regard sur le décor. Il essayait de
cerner un peu de la personnalité de la vieille dame. Difficile, dans cet
endroit où vivaient également sa fille et sa petite-fille. Quels étaient les
objets qu’elle avait réellement choisis ?
Il observa une photo d’elle plus jeune et la trouva belle. Elle avait les
traits doux, avec cependant un petit je ne sais quoi qui laissait
transparaître un caractère plutôt affirmé.
Elle portait un beau gilet parme tricoté à la main. Un signe qui rassura
le commissaire !
32
Il y avait du soleil dehors et Gilles s’en foutait. Assis au milieu du
bordel de son appartement, il se demandait qui avait bien pu venir
fouiller chez lui, et pourquoi. À part la clef de Catherine, qui était facile à
repérer puisqu’il y avait son nom et son adresse sur le porte-clefs, rien
n’avait disparu. Même pas les photos d’elle à poil ! Gilles les regardait
comme on regarde des souvenirs de vacances. Il n’éprouvait rien. Juste le
goût des bons moments. N’était même pas amer.
Au départ, cette fille lui avait plu. Elle avait quelque chose de sauvage
qui l’attirait et lui donnait envie de la fouetter, de jouer avec elle à Barbe-
Bleue. Puis il s’était fatigué. Il n’avait jamais pu s’attarder longtemps
auprès des femmes. Dès qu’elles tombaient amoureuses de lui, elles ne
l’intéressaient plus. Il les trouvait collantes et ennuyeuses. Des insectes à
épingler dans une boîte. Il épingla la photo de Catherine au mur. C’était
celle où elle se masturbait sur le lit. Il se demanda si elle se faisait lécher
par son matou. Il lui aurait volontiers flanqué un coup de pied, mais il ne
l’aurait pas tué. Quant au maire, il s’en fichait éperdument.
Bientôt, quand cette affaire serait réglée, il pourrait se tirer avec le fric
des Servier. Là où il l’avait planqué, personne ne le trouverait ! Il allait
attendre bien gentiment chez lui que tout ça se tasse, puis bonsoir la
compagnie ! Il avait toujours rêvé d’aller vivre à la Martinique…
Le téléphone sonna. Gilles avait branché le répondeur.
— Gilles, c’est Catherine. Je sais qu’on t’a relâché… Je ne te crois pas
coupable. Tu n’aurais jamais fait une chose pareille. Je sais que tu
m’aimes.
— Pauvre conne ! murmura-t-il.
— Ne me laisse pas… Je t’aime aussi.
Un bip strident mit fin au message de Catherine. Gilles ne comprenait
rien aux femmes. Il n’était pas mal, certes, mais il n’avait rien
d’exceptionnel. Et puis, il avait un caractère de cochon et était plutôt
autoritaire. À croire que ça leur plaisait ! Son oncle Lucien lui avait
toujours dit : « Les femmes préfèrent les salauds. Ça les fait rêver. »
C’était son point de vue, et il y avait du vrai là-dedans.
Il glissa un coussin sous sa tête et se délecta des images gravées dans
sa mémoire : celles où on voyait Maura attachée à la croix rouillée dans
la chapelle des Pendus. Un délice ! Il y a comme ça des souvenirs
croquants comme des bonbons du diable. Il ferma les yeux et plongea sa
main entre les cuisses de cette femme prise au piège. Elle tremblait de
peur et de froid, prisonnière d’une toile tissée par lui, le sexe offert au rire
des anges. Il avait menti quand il lui avait dit qu’il n’aimait pas ses gros
seins. Juste pour le plaisir de l’humilier.
Le téléphone sonna de nouveau. Mais Gilles avait le nez dans les
fesses de Maura…
— C’est encore Catherine. J’ai oublié de te dire qu’à l’enterrement de
mon père j’ai vu son frère Lucien. J’allais chez lui quand j’étais petite. À
ma grande surprise, il m’a parlé de toi et m’a raconté qu’il te connaissait
! Tu…
À nouveau, un bip lui coupa la parole. Elle rappela, tenace.
— Tu te rends compte que si mon père ne s’était pas disputé avec lui
on aurait pu se rencontrer plus tôt ! Il m’a expliqué qu’il s’était occupé de
toi quand ton père est mort. Je ne savais pas que ta mère t’avait
abandonné, mon pauvre ché…
Gilles quitta les fesses de Maura pour se lever et décrocher le
téléphone. Cette nana le gonflait avec ses jérémiades ! Il n’avait pas
besoin qu’elle lui raconte sa propre vie, qu’il connaissait mieux qu’elle.
Encore moins qu’elle s’apitoie sur son sort.
— Allô, Gilles, tu es là ?
Il hésita un instant puis parla en changeant sa voix.
— Non, Gilles est parti. Je suis un copain.
— Vous ne savez pas où il est allé ?
— Rejoindre sa maîtresse.
—…
— Vous devez la connaître, je crois ! Il m’a dit que c’était une copine à
vous. Elle s’appelle Maura.
Catherine raccrocha.
Gilles souriait, content de lui. Il espérait que cette fois, elle lui foutrait
la paix. Il se recoucha par terre, empoigna le coussin et en mordit le coin
avec rage, les yeux fermés. Il était certain que Maura le sentait ! Il
l’entendait gémir, la voyait se trémousser et uriner de plaisir sur les fleurs
des morts. L’enfer, se dit-il, c’est de ne plus fantasmer.
33
On était dimanche. Le commissaire Léon était allé acheter des
saucisses pour le repas de midi parce que sa mère voulait lui faire un
stoemp8. Il passa devant la terrasse du Lux Bar de la rue Lepic et vit
Jenny Bel Air en grande conversation avec sa copine Dominique, une
photographe de mode amoureuse du « cri de la soie ». Cheveux rouges,
bouille ronde et vêtements indiens, elle formait un tandem bigarré avec
Jenny, qui elle était parée de coquillages et trimbalait ses perroquets et
autres douceurs des îles. Jenny, qui avait dû faire tous les métiers du
monde – dont portier dans les boîtes de nuit –, était surtout une excellente
chanteuse. Il leur fit signe et vit deux autres bras se lever pour le saluer,
celui de Rose, qui avait quitté le Colibri le temps d’un pinard, et celui de
Michel Célie, autre figure locale et ami de Dimey, un auteur
montmartrois de superbes chansons. Bernard, dit « Belle Moustache »,
qui servait derrière le comptoir, lui lança un grand bonjour. Ça le
rassurait, le commissaire, de voir son petit monde à la bonne place. La
rue Lepic sans ses personnages, c’était comme Paris sans la tour Eiffel.
Pour lui, Montmartre était le plus bel endroit de la terre. Une sorte de
paradis qui lui faisait oublier toutes les misères du monde. Il s’arrêta un
moment pour écouter les joueurs de jazz dans la rue. Puis reconnut son
voisin qui l’accompagnait au washboard, son chien Émile couché à ses
pieds. Quand il vit Babelutte, il se redressa et sauta dessus avec fougue !
Léon déposa ses saucisses par terre et prit son chien dans ses bras. Du
coup, le nez plongé dans le sac du boucher, Émile ne s’intéressa plus du
tout à Babelutte. Voilà, pensa Léon, tous les problèmes entre les hommes
et les femmes se résument à ça. Finalement, la vie n’est qu’un paquet de
saucisses.
Il reprit ses marchandises et traversa la rue pour aller boire l’apéro au
Colibri qui affichait sur une ardoise, à l’extérieur : « Menu du père Noël
». Une trouvaille de Jeannot depuis que Maurice, son cuisinier antillais,
l’avait quitté pour un autre surnommé « Nono ». Mais Nono était surtout
le manager du lieu qui invitait des chanteurs pour mettre de l’ambiance
certains soirs. Son seul défaut, contrairement à son prédécesseur, est qu’il
n’avait pas de gris-gris à agiter devant la télé quand le PSG jouait.
Conclusion, quand son équipe se prenait une raclée, Gégé était persuadé
que c’était à cause de ça.
Irma était au comptoir. De grand matin, elle éclusait sec.
— Comment ça va, ma poule ? demanda-t-elle au commissaire.
Depuis qu’elle avait retrouvé sa fille Marie, des liens s’étaient créés
entre eux et Irma était la seule à oser l’appeler ainsi. Pour les autres,
c’était « monsieur Léon ».
— Ça va. Et Marie ?
— Elle est retournée dans le Lubéron. Mais elle va revenir ! C’est juste
pour les vacances.
— Tu parles, elle s’est tirée parce qu’elle te supportait plus ! railla
Popeye, un habitué du Colibri qui venait là comme au cinéma et se
prenait pour le shérif de l’univers !
— Et ma pantoufle sur ta tronche de cake, tu vas la supporter ? grogna
Irma.
— On se calme ! fit Jeannot. C’est ma tournée.
Assis à la place de Rose, Gégé était plongé dans le journal.
— Les nouvelles sont bonnes ? demanda la bouchère qui attendait le
Pin’s, comme tous les dimanches, pour lui tâter les rognons.
— Encore un gosse qui a disparu à Neuilly. Il habitait rue Bagatelle.
Ça s’invente pas !
Ce nom évoqua soudain quelque chose pour le commissaire. Mais oui !
Il avait demandé à Nina de rechercher l’adresse de Pierre Servier pour
l’interroger sur son emploi du temps, et elle avait parlé de cette rue !
C’était Bornéo qui avait rencontré Servier. Il lui avait dit qu’il était passé
chez Catherine Grangier pour voir comment elle allait, mais comme il
n’y avait personne, il était parti aussitôt.
— Des témoins ont vu une folle se promener dans les parages,
continua Gégé qui lisait pour tout le bistrot. Il s’agirait de la mère de la
fillette écrasée dans le bois de Boulogne.
— Comment s’appelle le môme ? demanda le commissaire, soudain
très intéressé.
— Tenez, c’est marqué plus haut… Louis Servier.
— Nom de Dieu !
Il ne termina pas son pastis et quitta le Colibri comme si on lui avait
mis un pétard dans le derrière. Il ne vit même pas que Babelutte n’était
plus là !
Sur le chemin qui le menait chez lui, rue Robert-Planquette, il se
demanda s’il y avait un lien entre le meurtre du maire et celui de la vieille
dame. Chez elle, on n’avait pas retrouvé de coquelicot. La disparition de
l’enfant avait-elle un rapport avec tout ça ? Tous ces gens se
connaissaient. Et la folle s’était déjà enfuie quand le maire avait été
assassiné. Quelque chose lui échappait, mais quoi ?
Quand il vit passer son maître, Babelutte quitta Émile qui était occupé
à lui lécher les noisettes, et trotta sur ses talons, tout guilleret. À quoi
tient le bonheur ?

8. Plat belge à base de purée de pommes de terre, de choux et de carottes, qui peut être
accompagné de saucisses.
34
Héléna avait pris la place de sa mère dans le fauteuil et regardait par la
fenêtre, pensive. Elle s’en voulait d’être ainsi. Elle aurait voulu être forte
pour remonter le moral à sa fille, mais elle était trop triste. Elle sentait
que l’adolescente s’éloignait d’elle. Bientôt elle serait seule, et trop
vieille à quarante ans pour encore espérer attirer le regard des hommes
qui préfèrent les gamines de l’âge de Carole. Sa fille était le regret vivant
de ce qu’elle ne serait plus jamais. Héléna aurait préféré avoir un garçon.
Soudain, sur le trottoir d’en face, elle aperçut une curieuse bande de
jeunes portant une couronne mortuaire ! Ils traversèrent la rue et vinrent
sonner chez elle. Elle alla ouvrir avec méfiance, se demandant ce qu’ils
voulaient. Sûrement une erreur !
— Bonjour, madame, dit le plus efféminé d’entre eux. Nous sommes
des amis de Clara. Elle nous aimait beaucoup, et nous aussi… Nous
avons lu la terrible nouvelle dans le journal et nous voulions lui
témoigner notre amitié.
— Je… je ne sais pas quand a lieu l’enterrement, répondit Héléna,
désarçonnée. La police n’a pas délivré le permis d’inhumer.
— Oh, ne vous inquiétez pas. Les fleurs se conservent. Elles sont en
plastique.
— Mais qui êtes-vous ?
— Elle ne vous a jamais parlé de nous ? s’étonna l’un des jeunes gens,
affublé d’une chemise à frous-frous bleu pâle.
Héléna tombait des nues. Ce n’était pas possible ! D’ailleurs, sa mère
ne sortait qu’une fois par semaine pour aller chez son coiffeur.
— Je crois que vous vous êtes trompés d’adresse, messieurs…
Pourtant, ils avaient appelé sa mère « Clara » ! Mais elle n’était pas la
seule à porter ce nom.
— Oh, non, c’est bien elle ! On a reconnu sa photo dans le journal,
hein mon Pitou ? dit l’un d’eux en s’adressant à son copain qui avait les
cheveux décolorés comme lui. Qu’est-ce qu’on a été tristes !
— Ah, ça oui ! Quand elle nous lisait des passages de Stephen King,
on était suspendus à ses lèvres.
— Elle adorait quand je la coiffais. Elle me disait que j’étais plus doux
qu’une fille.
— Quand ma mère vous voyait-elle ?
— Tous les samedis, dans l’arrière-salle de l’académie de billard, rue
de Clichy.
— Quoi ? s’étrangla-t-elle. Et qu’est-ce que vous faisiez ?
— On se marrait, on tchatchait et elle picolait avec nous pendant que
Carmella la coiffait.
— Oui, je suis coiffeuse mais je n’exerce pas, expliqua Carmella, un
grand baraqué moulé cuir et décoré de bijoux en argent. Je suis une amie
du patron.
— Parfois, on jouait au billard, dit le blondinet. Ah, Clara était
imbattable ! C’était l’attraction du bistrot.
— Ma mère jouait au billard ? s’étrangla Héléna.
— Bien sûr, fit Carmella, même qu’elle était championne. Bon, on va
vous laisser. Vous avez de la chance d’avoir eu une mère comme elle.
Moi, quand mes parents ont su que j’étais homo, ils ne m’ont plus jamais
parlé. Allez, au revoir madame.
Héléna se retrouva sur le seuil de sa porte avec la couronne mortuaire
composée de fleurs roses, ornée d’une banderole : « À notre Clara
adorée. Tes chéries. »
Quand Carole rentra, elle vit la couronne au pied de la cheminée et sa
mère dans un état proche de l’Ohio. Voyant le sourire de sa fille, Héléna
comprit qu’elle savait.
— Ta grand-mère t’avait dit qu’elle fréquentait les tantouzes ? lâcha-t-
elle agressive.
— Oui. Et d’ailleurs, ne les appelle pas comme ça ! Moi aussi j’ai
plein d’amis homos.
— Manquait plus que ça !
— Mamy se sentait proche d’eux et s’amusait bien en leur compagnie.
— Ta grand-mère n’a jamais été normale.
— Maman ! Pourquoi tu dis ça ? se fâcha Carole.
— En plus, elle se délectait d’histoires débiles.
— C’est toi qui es d’une intolérance crasse.
— Moi ? Pas du tout ! J’ai toujours été très tolérante. Trop, même.
— C’est souvent ce que prétendent les gens les plus bornés.
— Et puis elle m’a menti pendant toutes ces années. Je ne lui
pardonnerai jamais !
— Tu n’aurais pas accepté la vérité.
— Quoi encore ? Tu aurais voulu que je lui donne ma bénédiction, en
plus ? Quand je pense que j’étais triste parce qu’elle est morte ! Ce n’est
pas ma mère qui a été assassinée, mais une étrangère. Je ne verserai plus
une seule larme pour elle.
Carole ferma les yeux. À cet instant, elle ressentit le vide qu’allait lui
laisser sa grand-mère. Elle venait de perdre sa meilleure amie. Héléna se
mit à détester sa fille aussi. Pourquoi sa mère s’était-elle confiée à cette
gamine et pas à elle ?
— Écoute, Carole, il vaut mieux que tu oublies tout ce que t’a raconté
ta grand-mère. D’ailleurs, ce ne sont pas des choses à dire à une jeune
fille.
— Maman, elle m’a appris la plus belle chose qui puisse exister au
monde, qui est d’aimer les autres quels qu’ils soient.
— Tu trouves ça correct pour une dame de son âge de fréquenter des
folles et de jouer au billard ?
— Toujours plus correct que de laisser une petite fille écrasée sur le
bord de la route ! répliqua Carole.
— Co… Comment sais-tu ça ?
Carole extirpa de sa poche un papier plié en quatre et le tendit à sa
mère. C’était un message avec des lettres découpées dans un journal.
« Ta mère a tué une petite fille. Elle l’a laissée mourir sur le bord de la
route comme un chien. C’est une meurtrière. »
— C’était dans la boîte ce matin, ajouta Carole.
— Ne crois pas ce qui est écrit. C’est dégoûtant ! En plus, elle était
morte quand…
Héléna se rendit compte de la bombe qu’elle venait de lâcher. Carole
se retourna lentement vers elle et la fixa méchamment. Elle avait des
couteaux dans le regard.
Héléna sut alors qu’elle avait perdu sa fille.
35
— Commissaire, la photocopieuse est en panne ! se plaignit Nina.
— Quoi, Pinchon s’en est encore servi ?
— Non, je ne crois pas.
— Ben appelez un technicien. Je n’ai pas le temps de m’occuper de ça,
je vais à l’Institut médico-légal dire bonjour au maire et à Clara Danvers.
— Je pourrais vous prêter mes boucles d’oreilles. Quand on secoue la
tête, elles diffusent un parfum à la fraise.
— Ça, c’est une bonne idée, dit le commissaire en s’imaginant avec
deux grosses fraises aux oreilles. Ça risque de faire rigoler les morts !
Il voulut passer chez Bornéo mais se rappela qu’il l’avait envoyé
enquêter sur la disparition du petit Servier, à Neuilly. Il appela Pinchon à
qui il donna rendez-vous dans le parking. Léon détestait conduire dans
Paris.
Pinchon arriva avec une tronche d’ours mal léché.
— Qu’est-ce qui vous arrive, mon vieux ? On dirait que vous avez
avalé votre semaine.
— M’en parlez pas ! C’est à cause de cette conne de Nina. Depuis que
ma femme m’a flanqué à la porte, je dors dans mon bureau, avec les
cafards…
— N’avez qu’à vous faire héberger par Nina !
— C’est malin ! Vous croyez qu’elle est du genre à laisser dormir un
homme, vous ? Et moi, j’ai besoin de repos.
Pinchon prit place au volant et Léon s’installa côté passager.
— Ouah, ça pue dans cette bagnole ! gémit le commissaire en ouvrant
sa fenêtre.
— C’est encore cette Senteur des pinèdes…
— Une infection, ce truc !
Il fit tout le trajet la tête dans le vent, ce qui arrangeait bien son
collègue qui n’avait pas envie de papoter. Même si elle avait un putain de
caractère, Rosa Maria avait un beau cul. Et ça, ça lui manquait !
Pinchon gara la voiture quai de la Rapée, en face de l’Institut médico-
légal. Prévoyant, le commissaire avait pris la précaution de ne pas
déjeuner. Déjà, dans le long couloir menant à la salle de dissection, une
écœurante odeur grasse lui noua les tripes. Léon plaqua son mouchoir sur
son nez. Il regretta presque de ne pas avoir pris les boucles d’oreilles de
sa secrétaire ! Quant à Pinchon, il n’était pas loin de tourner de l’œil.
Était-ce à cause de la puanteur ou de ces corps nus abandonnés sous des
couvertures de plastique ? La mort ne s’embarrasse plus d’aucune
pudeur.
— Bonjour, commissaire ! lança un assistant qui poussait le chariot
d’un disséqué et dont la blouse ressemblait à un tablier de boucher. Beau
temps pour les hirondelles ! Oh, toi, arrête de jacasser, continua-t-il en
s’adressant au macchabée. Faut toujours qu’il donne son avis sur tout,
çui-là ! Il était avocat… Il est mort en mangeant des huîtres. C’est déjà
pas terrible à voir comme ça, mais en bouillie dans l’estomac, c’est
carrément dégueulasse !
Et il continua son chemin tout en conversant avec l’avocat.
— Il a un grain, murmura Pinchon.
— Z’ont tous un grain, ici, sinon, ils travailleraient ailleurs.
Remarquez, dans la police c’est pareil.
— Pas du tout ! répliqua Pinchon, persuadé d’être tout à fait normal.
Quand ils pénétrèrent dans la salle d’autopsie, ils virent un curieux
spectacle. Le médecin légiste était occupé à danser et sifflait un air
exotique tout en recousant le ventre d’une superbe créature à la peau
bronzée.
— C’est la nouba, ici ! dit le commissaire.
— Bienvenue au paradis des cocotiers ! Je vous présente Lulu
Topinambour, une strip-teaseuse du Blue Moon qui a reçu un méchant
coup de couteau dans le bide lors d’une bagarre. Bien entendu, personne
ne sait qui a fait ça, hein ma louloute ? Regardez si c’est pas une belle
paire de nibards, ça ! Allez, zou ! Retourne chez ta mère ! fit-il en
expédiant le chariot dans le couloir.
Léon ne s’habituerait jamais à cet endroit aux étagères remplies de
bocaux dans lesquels flottaient des bouts d’estomacs, de viscères et
autres échantillons intimes. Alors que le toubib allait chercher le maire,
Pinchon dit au commissaire combien ça le choquait de voir la façon dont
il traitait les morts.
— Pour lui ce sont des mannequins de cire, des enveloppes vides. S’il
n’agissait pas ainsi, il ne tiendrait pas le coup.
— Coucou ! Voilà m’sieur l’maire ! On salue Sa Majesté ! Il était
occupé à célébrer un mariage, mais il m’a dit que pour vous, il pouvait
interrompre la cérémonie.
— On va devoir assister à sa dissection et aussi à celle de la vieille
dame ? fit Pinchon d’un air découragé.
— Eh non, malheureusement ! J’ai déjà découpé le maire. La
prochaine fois, je vous attendrai. J’espère que vous ne m’en voulez pas
de vous avoir privé de ce spectacle ?
Pinchon regarda le commissaire avec désarroi, se demandant si l’autre
était sérieux ou s’il se fichait de sa tronche. Léon éprouva un curieux
sentiment en voyant son vieux copain complètement nu et recousu.
C’était bien lui, mais en même temps quelqu’un d’autre ! Comme si la
mort vous suçait hors du corps pour ne laisser qu’une carcasse.
— Je voulais que vous voyiez le maire pour vous expliquer que la
première balle lui a déchiré les poumons de là à là, dit-il en montrant une
grande cicatrice, et que la deuxième a atteint le cœur. Quant à ce qu’il
avait dans l’estomac au moment de sa mort, c’était de l’andouillette. Déjà
que dans l’assiette ça pue, ici, je ne vous raconte pas !
— Non, ne nous racontez surtout pas ! supplia Léon qui sentait des
relents de la veille lui remonter à la gorge.
— Et pour le dessert, de la crème anglaise. Alors tout ça mis
ensemble…
Pinchon était tout pâle.
— Il a été aussi opéré des amygdales étant jeune, et probablement d’un
ganglion aux testicules.
— Vous lui avez tripoté les couilles ? s’offusqua Pinchon.
— Qu’est-ce qu’y croit, lui ? fit-il en regardant le commissaire. Qu’on
joue au Scrabble avec les dégelés ? Quand vous serez mort, mon p’tit
gars, je m’amuserai avec vos balloches, et tout le reste ! Vous connaîtrez
enfin la volupté suprême. La preuve : z’avez vu la clientèle que j’ai ? On
se bouscule au portillon ! Bon, je vais ramener le maire dans sa résidence
secondaire et chercher Mme la baronne.
— Vous avez les résultats des analyses pour les prélèvements sous les
ongles ?
— Oui. À part des poils de moquette, rien de transcendant, dit le
toubib en sortant le chariot.
— Ce type est infâme ! lâcha Pinchon qui faisait des efforts
surhumains pour ne pas vomir.
— Mais non, admirez-le plutôt ! Vous et moi serions bien incapables
de faire ce travail. Et les morts resteraient là avec leur mystère. Et nous,
on servirait à quoi ?
— C’est vrai, mais quand même… Il ne respecte rien !
— Il ne fait que son boulot, dit Léon en jetant un œil sur la scie égoïne
qui pendait à la poignée de la fenêtre.
Du sang coulait lentement le long du métal.
— Promettez-moi une chose, chef, si je meurs, je ne veux pas que ce
type me tripote les valseuses.
— Vous ne savez pas ce que vous perdez, se moqua le toubib qui avait
entendu la fin de la conversation.
Il était accompagné d’un assistant qui poussa un chariot au milieu de la
pièce. Il l’aida à soulever la dépouille de Clara Danvers pour la glisser
sur la table rectangulaire. La vision de cette vieille dame nue parut encore
plus indécente au commissaire que tous les autres cadavres. L’âge vous
rend doublement nu…
L’assistant retourna la vieille dame sur le ventre et la lava à grands jets,
aspergeant copieusement le commissaire et son adjoint. Pendant ce
temps, le toubib aiguisait consciencieusement ses bistouris et ses scalpels
en sortant la langue comme un gamin qui taille ses crayons. Une fois
lavée, Clara fut retournée sur la table et le toubib commença son travail
de dissection après avoir enfilé des gants de plastique rose. Il découpa
d’abord la calotte crânienne avec une scie. Le bruit des dents d’acier sur
l’os acheva Pinchon qui s’écroula comme une masse.
— Petite nature ! fit le toubib en se marrant.
Tandis que son assistant s’occupait de réanimer le flic, il extirpa la
cervelle et la posa sur un plateau. À l’aide d’une pince, il retira la balle
nichée à l’intérieur et la mit dans un bocal pour le labo. Le fait de devoir
prendre des notes sauvait le commissaire. S’il avait été simple spectateur,
il n’aurait pas tenu le coup.
— C’est quand même fabuleux, expliqua le toubib. Quel privilège de
pouvoir regarder ce qui se passe dans la tête d’une femme ! Lire dans son
cerveau comme dans du marc de café…
— C’est jamais qu’un magma de substance grise, et c’est pareil chez
tout le monde.
— Détrompez-vous, commissaire. Tenez, par exemple, vu la
consistance et la forme complexe de son cerveau, la mémé cachait
sûrement plein de secrets malgré son visage apparemment doux et
tranquille.
— Vous croyez ? s’étonna Léon.
— Sûr ! expliqua-t-il en plongeant les mains dans les entrailles de
Clara Danvers.
Il ouvrit l’estomac et détailla le menu du jour.
— Carottes et rôti de porc avec une sauce aux oignons. Tiens, et aussi
des cacahuètes. Z’en voulez une ?
— Merci, sans façon, dit le commissaire.
— Z’avez tort, c’est plein de calories pour l’hiver. Bon, je vous
épargne le raccommodage, commissaire, et j’envoie les balles et tout le
toutim au labo. À vue de nez, c’est le même calibre. Possible qu’on ait
affaire au même assassin…
Pendant ce temps, voyant que Pinchon était toujours dans les
compotes, l’assistant l’avait traîné hors de la salle de dissection et laissé
près d’une fenêtre dans le couloir. Quand le commissaire le retrouva, il
avait la couleur des cadavres. Pour le retour au bercail, c’est Léon qui prit
le volant et fit le trajet jusqu’au quai des Orfèvres, Pinchon couché sur la
banquette arrière.
— Allez prendre l’air, mon vieux, lui conseilla-t-il une fois garé dans
le parking. Ça vous fera du bien.
Pinchon répondit par une sorte de borborygme et s’extirpa péniblement
de la voiture. Assis sur le pas de sa porte, le concierge rigolait.
— Hé, fit-il quand le commissaire passa près de lui, il en tient une
couche vot’collègue ! Faut pas picoler quand on sait pas tenir la route.
— Chagrin d’amour, se contenta de répondre Léon.
— Ah, dans ce cas…
Arrivé dans son bureau, le commissaire se rua sur son tricot pour
chasser son envie de fumer. Besoin de se détendre, et surtout d’y voir
clair dans cette enquête qui ressemblait à une pelote de laine nouée.
Fallait qu’il trouve le bon bout. Il essaya d’établir le lien qu’il pourrait y
avoir entre les deux meurtres. L’amitié d’Héléna Danvers pour la fille du
maire n’était peut-être que pure coïncidence. Mais là où ça se corsait,
c’est que cette dernière fréquentait les Servier et que leur gamin avait
disparu. Et ce coquelicot écrasé retrouvé dans la main du maire,
signifiait-il quelque chose ?
— Qu’est-ce que tu en penses, Babelutte ?
Il avait laissé son chien au bureau. La dernière fois qu’il l’avait
emmené à l’Institut, il était revenu avec un bout de foie coincé entre les
dents… Babelutte dormait. La sonnerie du téléphone le réveilla en
sursaut. C’était Bornéo.
— J’ai interrogé les Servier. Le gamin a été vu pour la dernière fois
mardi aux alentours de six heures moins dix par la mère du copain chez
qui il jouait. Puis, plus de trace. Sauf que le père a trouvé la casquette de
son gosse sur le pas de la porte. Je l’ai portée au labo et les résultats sont
formels : les cheveux prélevés dessus sont les mêmes que ceux accrochés
à la brosse du gamin. Mais il y a autre chose. Au microscope, on a décelé
des traces de coquelicot écrasé ! Ah oui, quelqu’un a cru reconnaître la
folle dans les parages, tu sais, la mère de la fillette qui a été écrasée par
un chauffard. Mais il n’en est pas certain. C’était d’après la photo parue
dans le journal, à l’enterrement de la gamine. La folle reste introuvable.
Je suis allé à l’asile où elle a disparu. Pour les infirmières, c’est
incompréhensible…
Léon raccrocha et appela Héléna Danvers. Une intuition… Il tomba
sur sa fille.
— Bonjour, je suis le commissaire Léon. J’enquête sur la mort de votre
grand-mère. Est-ce que par hasard vous n’auriez pas retrouvé un
coquelicot quelque part dans ses affaires ?
— C’est drôle que vous me demandiez ça ! En ouvrant l’armoire de la
cuisine pour prendre des biscuits, je suis tombée sur son livre. Ma mère
l’avait probablement caché parce qu’elle avait honte de ce que lisait ma
grand-mère. Elle adorait les thrillers. Moi aussi, mais ça, ma mère ne le
sait pas. Et dedans, il y avait un coquelicot écrasé !
— Merci, mademoiselle.
L’assassin avait laissé sa signature. Le commissaire avait trouvé le fil
rouge. Restait le mobile…
36
La mère d’Héléna avait toujours aimé les oiseaux. Mais sa fille n’avait
jamais voulu en avoir chez elle. Elle trouvait que ça faisait des crasses et
du bruit. Depuis la mort de sa grand-mère, Carole ne parlait presque plus,
se contentant du minimum. Ce jour-là, quand Héléna rentra chez elle, elle
trouva sa fille assise devant une cage remplie de canaris. Carole, en
contemplation devant les volatiles, ne prêta pas attention à sa mère.
Héléna fit un effort et lança timidement :
— Ils sont beaux…
— Tais-toi ! Tu as toujours détesté les oiseaux.
— Pas du tout ! Mais j’ai déjà assez de travail comme ça, et tu sais que
c’est de l’entretien.
— De toute façon, un rien te dérange. J’ai jamais pu avoir de copines à
la maison. Quant à mamy, c’était ta plante verte !
— Carole, je te défends de me parler comme ça !
— Quand on laisse mourir des petites filles sur le bord de la route, on
ne donne pas de leçons de morale aux autres !
— Je suis ta mère !
— Si peu !
Héléna la gifla et sortit en claquant la porte.
Elle marcha un bon moment dans les rues de la ville, jusqu’à la porte
Dauphine. Il lui sembla que la terre se fissurait sous ses pieds. Son
chemin n’était plus qu’une grande crevasse, un trou de plus en plus béant
qui la menait vers le néant. Un gros camion passa et, une fraction de
seconde, elle eut envie de se jeter dessous. Elle ne le fit pas en voyant la
couleur du ciel. Il était d’un bleu profond, constellé d’étoiles, avec un
quartier de lune tout là-haut. Un ciel rassurant, comme pour un bébé qui
s’endort en écoutant une belle histoire. Sauvée par une image d’enfance !
Après tout, elle pourrait peut-être se rattraper et reconquérir l’amour de
sa fille… Ce serait difficile, mais à défaut de l’amour, elle pourrait
gagner au moins de la tendresse… Elle releva le col de sa veste qu’elle
n’avait heureusement pas pris le temps d’enlever en rentrant tout à
l’heure, et décida d’aller boire un café au bistrot où sa mère avait
l’habitude de traîner. Elle prit le métro jusqu’à Clichy. C’était direct.
L’endroit était plutôt étonnant avec sa façade crémeuse ancien style et
ses immenses salles de billard. Un vrai décor de cinéma. Une lumière
glauque y éclairait les tables. Héléna s’assit sur un tabouret près du
comptoir et commanda un café serré. Carmella, « le coiffeur de ces
dames », la reconnut et vint s’asseoir à côté d’elle.
— Votre maman était une chic fille.
Il parlait d’elle comme d’une gamine.
— Qu’est-ce qu’elle avait de si extraordinaire ?
— Elle aimait les gens. Et vous ?
— Comme tout le monde.
— Alors c’est que vous ne les aimez pas vraiment. Les réponses
bateaux sont des paravents pour cacher la peur. C’est votre mère qui
disait ça.
— Elle disait beaucoup de bêtises.
— Oh, non ! Les gens qui ont du cœur se trompent rarement.
— Ma mère était une sainte, c’est ça ?
— Si on veut.
— Depuis quand les saintes sont-elles des menteuses ? Elle a passé sa
vie à me raconter des histoires.
— Nous avons plein de masques, vous le savez bien.
— Pas moi.
— Ah bon ? fit Carmella avec un petit sourire narquois. Peut-être
avait-elle peur de vous perdre…
— Vous la défendrez toujours, râla Héléna.
Carmella prit son verre et alla rejoindre une « copine » dans le fond de
la salle. Héléna commanda un porto alors que d’ordinaire elle ne buvait
jamais d’alcool. Elle resta un long moment au bar en tête-à-tête avec elle-
même, le regard perdu dans le miroir sur lequel étaient fixées des
étagères remplies de bouteilles. L’image qu’il lui renvoyait était celle
d’une femme triste et aigrie. D’une femme qui a oublié que la vie est
aussi un jeu. Il lui sembla soudain que quelqu’un l’observait de l’autre
côté du miroir. Elle crut déceler une sorte d’esquisse, très faible, qui
ressemblait au sourire de sa mère…
Quand elle rentra chez elle, Héléna trouva la maison plongée dans le
noir. Carole devait probablement être couchée à cette heure. Elle ôta sa
veste avant d’allumer. Elle traversa le hall et alla se chercher un verre
d’eau dans la cuisine. Les canaris piaillaient de façon intempestive. Elle
allait devoir supporter le bruit de ces bestioles pendant des années !
L’horreur ! On lui avait toujours dit que les canaris chantaient… Mais
ceux-ci poussaient de petits cris. C’était sûrement une variété spéciale
que Carole avait choisie pour l’agacer !
Héléna but son verre d’eau et alluma l’interrupteur du salon en
espérant que la lumière effrayerait les volatiles et les ferait taire. Il lui
fallut quelques secondes pour réaliser l’atroce spectacle qu’elle avait
devant les yeux. Le corps décapité de sa fille était assis devant la cage, la
tête posée dedans. Un canari picorait dans son oreille. Les trois autres,
toujours vivants, étaient suspendus sous le lustre, le corps transpercé par
un fil et montés en mobile.
Un coquelicot était accroché dans les cheveux de Carole. Elle avait
l’air d’une princesse qui s’apprête à aller au bal. Une princesse morte
derrière des barreaux dorés, pour un bal fantôme.
37
Elle en avait marre, Catherine. Marre de tout ! Elle avait pris son pied
dans un bistrot pourri avec un mec dont elle ne connaissait même pas le
prénom ! D’ailleurs, elle n’était pas certaine de le reconnaître dans la rue
!
Elle vida la bouteille à côté de son lit. Elle ne pouvait imaginer Gilles
avec Maura ! Non, ce n’était pas possible. Pourtant… Il avait perdu son
numéro de téléphone chez elle, le numéro de cette sale criminelle. Quelle
salope ! Catherine serra son oreiller dans ses bras et se mit à pleurer. Son
père lui manquait. Son chat aussi. Qui avait bien pu les tuer tous les deux
? Non, ce n’était pas Gilles. Pas lui ! Elle pensa que Maura était bien
capable de faire ça. Elle allait lui faire la peau à cette sale grue !
Catherine avala encore une gorgée de vin. Au moment où elle posa la
bouteille par terre, quelqu’un frappa à la porte. Et si c’était Gilles ?
Catherine referma son peignoir et alla ouvrir. Un gros trapu la salua. Gros
et moche. Elle reconnut le détective qui était déjà venu lui poser des
questions sur Gilles. Quand elle était enfant, Catherine avait reçu un petit
bonhomme Michelin qu’on pouvait démonter et remonter soi-même. Une
sorte de casse-tête chinois. Le type ressemblait à ça.
— Bonsoir, je suis Mario Vandensnick. Vous me remettez ?
— À vos souhaits !
— J’peux entrer ?
— Je n’ai rien à vous dire, fit Catherine en refermant la porte.
Mais il avait coincé son pied dans le chambranle, et il entra.
— Vous avez revu Gilles Raynart ? lança-t-il tout de go en s’installant
dans le fauteuil.
— Faites comme chez vous ! Il est très occupé en ce moment. Et puis,
ça ne vous regarde pas. D’ailleurs, il n’a rien à se reprocher et la police
l’a relâché.
— S’il fallait compter sur les flics pour retrouver les assassins !
— Vous le soupçonnez ?
— Pas spécialement, mais je cherche une piste. Vous avez aussi couché
avec Pierre Servier ?
— Non mais ça va pas ? se fâcha-t-elle. Espèce de malade !
— Buvez un coup, dit-il en lui tendant une bouteille qu’il avait cachée
derrière son dos. Ça vous aidera à être moins bégueule.
— Vous travaillez pour qui ?
— Pour le prince d’Angleterre.
Catherine but un peu et fit la grimace. Elle n’aimait pas le whisky.
— Faut en boire plus, après, ça glisse tout seul !
Ce type ne lui plaisait pas du tout. Il avait quelque chose de dégoûtant.
Au lit, ça devait sûrement être un porc vicieux.
— Le gosse des Servier a disparu.
— Loulou ?
— Oui. Z’avez pas une idée ?
— Non…
Catherine but encore un coup. Puis deux. Elle était assise sur son lit, le
peignoir entrouvert. Mario bandait. Il s’approcha d’elle et lui caressa les
cuisses. Elle ne bougea pas, éprouvant un plaisir morbide à se laisser
tripoter par ce gros porc. Il avait un air baveux et des yeux huileux. Ses
doigts se faufilèrent entre les poils de son sexe comme des limaces.
Catherine se mit à rire en faisant ballotter ses seins pour exciter le
bonhomme Michelin. Mario haletait. Il sentait la sueur.
Quand certains êtres ont tout perdu, il leur reste encore la dignité. À
Catherine, il ne restait rien. Elle avait touché le fond mais voulait aller
plus bas encore, au-delà du dégoût d’elle-même. De toute façon, elle était
perdue. Une poussière dans la grande poubelle du temps. Dieu l’avait
oubliée. Et Satan glissait sa patte gluante entre ses jambes.
38
Bornéo ne pouvait chasser l’image de la jeune fille décapitée avec sa
tête dans la cage, picorée par un oiseau vorace. Prostrée, Héléna ne
réagissait plus. Ne parlait plus. C’était une voisine qui avait donné
l’alerte. Et chassé l’oiseau ! Mais le volatile avait eu le temps de manger
les globes des yeux.
Assis dans un coin du bistrot, près du quai des Orfèvres, Bornéo
essayait de terminer son roman rose. Le moment crucial où Paul-Henry
va retrouver Agathe de la Berdouille, nue sous sa zibeline. Mais les mots
ne venaient pas. Il avait trop de déchirures dans la mémoire.
Le commissaire avait été interroger les Servier. Aucune nouvelle du
gosse. Pas de coup de téléphone ni de demande de rançon. Rien. Il avait
trouvé le père un peu falot et la mère dans le cirage. Tout en tricotant son
carré caca d’oie pour recouvrir le coussin du chien – ça avançait bien ! –,
Léon réfléchissait à son enquête. En résumé, Charles Grangier, le maire
de Neuilly, avait été assassiné, le chat de sa fille retrouvé découpé en
rondelles, la vieille Clara Danvers et sa petite-fille assassinées également.
Les Grangier, Servier et Danvers se connaissaient. Dans les cheveux de
Carole Danvers on avait retrouvé un coquelicot. Comme dans la main du
maire et dans le bouquin de Clara. Idem dans la casquette du gamin. Le
commissaire pressentait le pire ! Peut-être Loulou était-il déjà mort ? Ce
qui aurait expliqué que les parents n’aient aucune nouvelle. Et Gilles
Raynart, là-dedans ? Quel rôle jouait-il ? Le fait qu’il se soit trouvé au
commissariat au moment où Clara avait été tuée le disculpait au moins de
ce meurtre. Pinchon était allé l’interroger sur son emploi du temps la nuit
où Carole avait été décapitée. Il dormait ! Jusqu’à preuve du contraire…
Toc ! Toc !
Le commissaire rangea prestement son tricot sous son bureau et fit
semblant de compulser ses dossiers. Qui aurait compris que c’était en
tricotant qu’il travaillait le mieux ? que de faire des mailles lui
éclaircissait l’esprit ?
Nina Tchitchi apparut, plus acidulée que jamais. Une vraie babelutte de
la mer du Nord ! aurait dit sa mère qui raffolait de ces sucres d’orge
colorés qu’on ne trouvait qu’en Belgique.
— Commissaire, y a un drôle de zigue qui veut vous voir. On dirait
qu’il est sorti d’un film de Visconti ! Il est avec un automobiliste qui veut
porter plainte contre lui et il dit qu’il vous connaît. Sont en train de se
taper dessus dans le couloir…
— Bon, faites-les entrer.
— Dites, vous avez des relations bizarres, vous.
— Je vous dispense de vos commentaires, Nina, et en plus, si ça se
trouve, je ne l’ai jamais vu !
Mais il reconnut tout de suite l’homme très chic avec son grand
chapeau, sa cape au col ourlé de fourrure et sa canne au pommeau
argenté. M. Dumoulin ! Une figure locale de Montmartre. Tous les jours,
il descendait la rue Lepic et traversait la chaussée quand bon lui semblait
en saluant cordialement l’automobiliste qui calait sur place ! Et si le
zouave avait le malheur de faire mine de grogner pour montrer son
mécontentement, M. Dumoulin donnait un coup de canne sur son capot !
— Bonjour, très cher ! fit-il en ôtant cérémonieusement son chapeau.
Léon le salua.
— Cette espèce d’enculé a fait une griffe sur ma carrosserie avec son
manche de brosse ! vociféra l’automobiliste, rouge écarlate.
— Monsieur exagère. J’ai juste effleuré son capot. D’ailleurs, priorité
aux piétons. Et si on interdisait les voitures dans la rue, ça n’arriverait
pas.
— Évidemment, rétorqua l’automobiliste, quand on a déjà un pied
dans une pantoufle et l’autre sur une bouillotte, on se fout de ceux qui ont
besoin de leur véhicule pour bosser.
— Écoutez, jeune blanc-bec, quand vous aurez appris la politesse je
vous autoriserai à m’adresser la parole. D’ici là, fermez-la ou c’est sur
votre faciès de dégénéré que je vais casser ma canne !
— Non mais, commissaire, vous avez entendu comment y m’cause,
Dracula ?
— Calmez-vous et tâchons d’arranger ça, proposa Léon que ce petit
manège amusait.
— Oui. Pépé n’a qu’à me payer un nouveau capot et c’est bon !
— Vous pouvez toujours courir, gamin ! Quant à moi, je réclame des
dommages et intérêts pour mes escarpins en croco que vous avez
couverts de boue en m’éclaboussant avec votre voiture. Et je vous
préviens qu’ils coûtent plus cher que toute votre carrosserie, pare-chocs
compris !
— Quoi ???
Le commissaire crut que le gars allait éclater.
— Ce sont les pompes à Dumas qu’il a piquées, ce clown de chez Bata
!
Voyant qu’il n’en sortirait pas, le commissaire appela sa secrétaire à la
rescousse et lui demanda d’emmener les deux olibrius chez le petit
nouveau, histoire qu’il apprenne le métier sur le tas…
M. Dumoulin passa devant Nina en la saluant avec toute l’élégance
dont il était capable. Léon vit avec stupeur que les boucles d’oreilles de
sa secrétaire émettaient des signaux lumineux verts. Et à l’approche de
l’automobiliste, elles virèrent au rouge !
Le commissaire lui laissa le temps d’emmener les deux gars chez son
collègue et la rappela.
— Oui, commissaire ?
— C’est quoi, ces ovnis à vos oreilles ?
— Ah ! C’est génial, hein ? Il y a une puce hyper-sensible à l’intérieur
qui réagit selon vos affinités. Si vous frôlez quelqu’un de bien, elles
clignotent en vert. Et si c’est rouge, c’est que c’est un con et qu’il vaut
mieux pas l’approcher. Tout le monde devrait avoir ça dans la police. Ça
ferait gagner du temps. Tenez, si je m’approche de vous, par exemple, je
suis certaine qu’elles vont virer au vert pomme.
— M’enfin, Nina, vous ne croyez quand même pas à ces idioties ?
— Bien sûr que si ! C’est japonais, et là-bas, c’est comme ça que les
gens se rencontrent. J’ai lu dans la notice que la plupart s’étaient déjà
mariés et vivaient un grand amour.
— Tout ce qu’il faut pas entendre ! Dites, quand vous redescendrez sur
terre, vous me ramènerez les photocopies que je vous ai demandées il y a
trois jours ?
— Impossible, commissaire. Le technicien est venu et il dit qu’il doit
ramener la machine à l’usine parce qu’il faut tout démonter !
— Ah bon ? C’est si grave que ça ?
— Paraît. Y a un truc qui bloque tout.
Le téléphone sonna.
— Pouvez y aller, fit le commissaire à sa secrétaire avant de prendre la
communication.
Elle claqua la porte. Elle n’aimait pas qu’on la remballe !
C’était le médecin légiste. Léon se réjouit de ne pas encore avoir
déjeuné.
— Bonjour, Eliot Ness ! C’est votre toubib préféré… C’est pour vous
dire que le rapport du labo est formel. Ce sont bien les mêmes balles qui
ont tué le maire de Neuilly et la mémé.
— Je m’en doutais !
— On m’a aussi apporté une grande cage à oiseaux avec une tête
dedans. Vous croyez que si je lui donne des graines elle va chanter ?
— C’est la tête de Carole Danvers, la petite-fille de la mémé, comme
vous l’appelez. Je crois qu’elle a été tuée par le même meurtrier.
— Belle découpe ! Tranchée nette. Elle a dû être assommée avant, vu
les hématomes sur la boîte crânienne. Le choc a provoqué une
hyperflexion primaire, suivie d’une rotation latérale ayant affecté la
moelle épinière. Il en résulte une élongation transitoire du bulbe,
responsable de la mort brutale du sujet.
— Ce qui signifie en clair ?
— Qu’elle est morte par le coup qu’elle a reçu sur le crâne et non par
le fait d’avoir eu la gorge tranchée. Ce qui est plutôt mieux. Enfin,
dommage, elle avait l’air mignonne ! Du moins d’après son corps, parce
qu’elle n’avait plus d’yeux… Mais elle avait un joli cul ! J’lui aurais pas
dit non.
— Bon, ben merci pour ces informations, dit le commissaire.
— À votre service ! Vous ne voulez pas savoir ce qu’elle avait mangé ?
— Tant qu’on y est…
— Des raviolis sauce tomate. Et comme il me restait un peu de gruyère
que j’avais récupéré dans l’estomac d’un noyé, je me suis préparé un p’tit
plat. Le tout arrosé d’un pinot noir, c’était délicieux. Vous ne voulez pas
venir ! Allez, je vous laisse, c’est l’heure de déjeuner. Bon appétit,
commissaire !
39
— Allonge-toi, mon p’tit loup, je vais te faire savourer le parfum
envoûtant et vénéneux du jardin des délices…
China portait un pantalon en cuir moulant, lacé sur le côté jusqu’en
haut des cuisses. Pas de culotte. Son blouson, en cuir lui aussi, était
ouvert sur ses seins fermes et gourmands. Tout en déshabillant Pierre,
elle jouait avec le bout de sa langue sur son corps. Il gémissait
doucement.
— Je voudrais que tu me parles de toi, dit-il.
— Les secrets sont les gardiens de l’amour.
Elle lui mordilla le lobe de l’oreille, lui lécha le cou et le ventre. Il
sentit son sexe se durcir. Pierre avait envie d’elle comme jamais il n’avait
désiré une femme. Il trouvait qu’elle ressemblait à Uma Thurman dans
Pulp Fiction… Elle avait des narines assez larges qui frémissaient quand
elle le touchait. Et sa bouche aux lèvres charnues, indécente, l’excitait
terriblement ! Ça ne lui était jamais arrivé de tomber amoureux d’une
pute ! D’habitude, il les méprisait et prenait plaisir à les humilier. Ici,
c’était elle qui menait le jeu.
Il se laissa attacher aux montants du lit. Les liens lui blessaient les
poignets et les chevilles.
— Ça me brûle la peau !
— Tant mieux.
Elle enfila des gants en cuir rouge pourvus de longues griffes noires
souples au bout des doigts. Elle promena ces griffes sur la peau nue et
blanche de son client. Doucement d’abord, comme une caresse, puis de
plus en plus profondément. Pierre sentit la douleur lui lacérer le corps.
Des lignes de feu pareilles à d’invisibles barreaux dont il se savait
désormais prisonnier pour toujours. Le plaisir mêlé à la douleur était si
intense qu’il en oubliait la mort, tant il était près d’elle. C’était la
première fois depuis la disparition de Loulou qu’il ne pensait plus à son
gosse.
Il était tout entier entre les griffes de son araignée de cuir qui enfonça
une patte entre ses fesses, un endroit qu’il n’avait jamais laissé pénétrer
par personne. Il sentit une douleur atroce, celle de la griffe qui lui
déchirait les entrailles, et il se mit à hurler. Mais la souffrance cessa
brusquement. China saisit son sexe et l’engloutit dans sa bouche affamée.
Elle enroula sa langue autour du gland tel un petit serpent nerveux, qui
glissa jusqu’aux testicules pour remonter vers la source laiteuse et âcre. Il
ne savait plus où il était ! Il jouissait encore à petits coups, tandis qu’elle
le suçait avec toujours autant de rage et de violence. Il se redressa
légèrement pour la regarder. Et ce qu’il vit l’effraya : son regard,
terriblement sauvage et démoniaque. La douleur, soudain, devint
insoutenable et lui fit perdre connaissance. Quand China se releva, elle
avait toujours son sexe dans sa bouche aux lèvres rouge sang.
40
Maura était inquiète. Elle avait besoin que Pierre soit là pour l’aider à
supporter cette terrible épreuve. On était au milieu de la nuit et il n’était
toujours pas rentré. D’habitude, son mari ne découchait pas. Là, pas un
seul coup de fil, rien ! Il lui était sûrement arrivé quelque chose. Elle
avait appelé la police pour voir s’il n’avait pas été victime d’un accident,
mais personne ne répondait à son signalement. Non, ce ne devait pas être
une histoire de femme, son mari ne s’intéressait pas au sexe. Pour ça, elle
était tranquille ! Il avait dû se prendre une cuite dans un bar pour oublier
la disparition de Loulou.
Où était son petit garçon ? La mort lui semblait moins cruelle que cette
attente. C’était ce qu’elle avait connu de plus atroce dans sa vie. Maura
avait passé des heures à pleurer dans la chambre de son petit. Elle avait
serré contre elle son ours en peluche et l’avait amené au salon, posé
délicatement sur le divan, près du téléphone qu’elle ne quittait plus. Une
fraction de seconde, il lui était arrivé de penser à ce qu’avait pu ressentir
la mère de Lily… Mais elle s’était empressée de chasser ça de sa tête
avec rage. À chacun ses malheurs ! Si au moins Pierre avait été là, elle
aurait eu moins peur peut-être. Pourtant, il n’était pas rassurant.
Elle vida son verre de vodka. Elle ne les comptait plus, cherchant
l’ivresse comme on s’embarque sur un radeau de velours pour oublier le
chant des sirènes. Elle pensa que le ravisseur de Loulou était
probablement le même que celui qui l’avait attirée dans la chapelle des
Pendus. Un fou, un maniaque dont elle ne connaissait même pas le
visage. De lui, elle ne se rappelait que le froid du canon de revolver dans
son sexe. Un doigt d’acier glacial et dur. Qu’allait-il faire à Loulou ?
Maura ne voulait pas y penser. Boire, encore et encore, pour devenir un
être vide. Une plante. Mais le rire de Loulou était là qui résonnait entre
les murs. Un rire d’enfant espiègle et affectueux. Ce petit garçon était la
plus belle chose au monde ! Et son rire avait cassé la dernière étoile dans
le ciel de Maura. Quand il était là, elle lui disait parfois de ne pas rire
aussi fort, d’être plus calme. Comme elle s’en voulait ! Aujourd’hui, elle
aurait voulu lui demander de rire aux éclats.
Son verre était vide. Plein de silence. Et si c’était ce con de détective ?
Elle préférait cette idée-là. Celui-là, au moins, il se bornerait à réclamer
du fric et il lui rendrait Loulou sain et sauf. Mais il aurait déjà dû
téléphoner. Pourquoi attendait-il aussi longtemps pour le faire ? Il avait
peut-être planqué l’enfant bien loin pour que la police ne le retrouve
pas…
La sonnerie de la porte d’entrée fit sursauter Maura. Elle se leva et
aperçut un paquet sur le sol. Quelqu’un avait dû le glisser dans la fente de
la boîte aux lettres. Elle le ramassa et ouvrit la porte. La rue était déserte.
Un courant d’air frais entra dans la maison. Elle retourna s’asseoir sur le
divan qui avait gardé la chaleur de son corps, puis déchira le papier-
cadeau à fleurs. Elle découvrit une très belle boîte en bois laqué noir,
qu’elle ouvrit. À l’intérieur se trouvait une croix en bois sur laquelle était
cloué un bout de chair sanguinolent, accompagné d’un mot
dactylographié : « Pour toi, connasse, le sexe de ton mari »…
De ses petits yeux de verre, l’ours en peluche de Loulou fixait le
papier-cadeau chiffonné, avec des motifs de coquelicots aux pétales
froissés.
41
— La photocopieuse est réparée, commissaire ! annonça
triomphalement Nina comme si c’était elle qui avait réglé l’affaire.
— Ah ! Et qu’est-ce que c’était ?
— Ça ! fit-elle en lui tendant un objet en métal tout tordu.
Devant l’air dubitatif du commissaire, elle expliqua :
— C’est la bague de Pinchon. La note est salée ! Ça va coûter un max
au big boss !
Léon soupira en levant les yeux au ciel, prit le combiné du téléphone et
appela son collègue.
— Dites, Pinchon, on a retrouvé votre bague…
— C’était un cadeau de Rosa Maria. Elle ne veut plus me parler. Mais
bon, ça me fera un souvenir. Et où était-elle ?
— Dans la photocopieuse ! Désormais, mon vieux, je vous interdis
d’approcher les appareils électriques de la maison à moins d’un mètre !
vociféra-t-il. Vu ?
— Même de la machine à café ?
— Oui ! Et si vous allez aux toilettes, vous ne touchez pas à la
soufflerie pour vous sécher les mains.
Il raccrocha avant que l’autre ne lui demande encore quelque chose.
— À propos, ajouta Nina, le curé s’est de nouveau fait choper dans un
grand magasin.
— Qu’est-ce qu’il a piqué, cette fois ?
— Des épingles à nourrice pour attacher le pagne de Jésus. Et moi,
j’attends toujours mes boucles d’oreilles !
— C’est un « prometteur de bonjour » !
— Un quoi ?
— C’est rien, juste une expression de ma mère, qui est belge.
— Ah, au fait, j’allais oublier. L’inspecteur Bornéo vous attend pour
aller chez les Servier.
— On ne dit plus « inspecteur » mais « lieutenant », Nina !
— J’m’y ferai jamais.
— Moi non plus. Après tout, appelez-le comme vous voulez. Il y a du
neuf ?
— Je ne sais pas. Il dit qu’il est inquiet parce qu’il n’arrive pas à les
joindre.
— Bon, j’y vais, fit le commissaire en enfilant son blouson. Tu viens,
Babelutte ?
Le chien le regarda d’un œil torve. Pour le moment, il pensait surtout à
son pote Émile avec qui il jouait beaucoup dans le jardin de la
copropriété. L’était chouette, ce clebs ! Il lui apprenait des tas de jeux
intéressants, comme « touche-boulettes ». Y disait que c’était un truc
tibétain, et étant lui-même de la race lhassa-apso, il connaissait bien les
coutumes de son pays. Au début, quand ils s’étaient rencontrés, Émile ne
lui plaisait pas trop avec son cul en pente surmonté d’un plumeau. Il
ressemblait à un cocktail pour touristes à Malibu. Mais à présent qu’il
avait eu un aperçu de sa beauté intérieure, Babelutte avait changé d’avis.
Sauf que Ginette leur flanquait une caramelle9, comme elle disait, chaque
fois qu’elle voyait Émile l’initier aux philosophies tibétaines.
Quand le commissaire Léon et Bornéo arrivèrent chez les Servier, ils
eurent beau sonner et sonner encore, personne ne vint ouvrir.
— Pas normal, fit Bornéo. Ils devraient être collés près du téléphone à
attendre un appel du ravisseur.
Ils contournèrent la maison, suivis de Babelutte, et virent une fenêtre
ouverte. Léon l’escalada le premier et Bornéo lui passa Babelutte avant
de le rejoindre à son tour. La cuisine luxueuse paraissait tragique dans
son désordre. Le commissaire trouvait toujours plus triste de voir quelque
chose de beau qui perd de son éclat parce que laissé à l’abandon, qu’un
endroit déjà moche qui le devient encore plus. Au fond, c’était comme les
femmes…
— Nom de Dieu, viens voir ça ! cria Bornéo qui était dans le salon.
Maura gisait sur le tapis, inanimée. À côté d’elle, deux cadavres de
bouteilles de vodka. Léon souleva légèrement la mère de Loulou. Elle
respirait encore faiblement. Bornéo appela une ambulance.
— Elle a dû prendre une cuite carabinée, fit Léon. Hé, vieux, regarde !
Le commissaire venait de découvrir une boîte qui avait glissé sous le
canapé. Il la saisit, mais la lâcha aussitôt. Horrifié, il blêmit en voyant le
sexe cloué sur la croix. Il ressentit même une certaine douleur en lui,
comme s’il s’agissait du sien !
— Elle a un papier dans la main, dit Bornéo, resté près de Maura. Il est
tout froissé. Il y est question du sexe de son mari !
— Je sais, balbutia le commissaire, tout pâle.
Bornéo s’approcha de lui et poussa un cri.
— Quelle horreur ! Tu crois que c’est… ?
Léon souleva doucement la croix du bout des doigts et examina la
boîte. Elle avait un double fond qu’il arracha. Il découvrit alors à
l’intérieur une petite enveloppe qui visiblement n’avait pas été ouverte.
Et dedans, une photo polaroïd.
— C’est Pierre Servier ! dit Bornéo.
Le malheureux gisait nu sur un lit, le corps attaché par des sangles, une
énorme boule de sang à la place du sexe. Une perruque noire achevait ce
tableau pathétique. Le commissaire mit la boîte avec la croix dans un sac
en plastique pour le labo.
— C’est sans doute un coup du tueur aux coquelicots, fit Léon. Mais il
n’a pas laissé sa signature, ici… Curieux !
— Et ça ? dit Bornéo en montrant Babelutte qui jouait avec le papier-
cadeau sur lequel étaient imprimés des coquelicots.
Babelutte grogna quand son maître lui piqua son nouveau jouet. La
prochaine fois, quand il dénicherait encore quelque chose, il irait le
planquer dans une cachette secrète. Na !
Les ambulanciers emmenèrent Maura à la clinique Hartmann,
boulevard Victor-Hugo à Neuilly. Elle avait certainement reçu un choc en
tombant et son état nécessitait un examen. Le professeur Luke, qui
dirigeait le service radiologique de la clinique, était un grand spécialiste
en la matière.
Le commissaire et son collègue attendirent que les ambulanciers aient
embarqué Maura pour fouiller la maison. Les Servier n’étaient pas clairs.
Quand Léon et Bornéo pénétrèrent dans l’antre du père, ils furent d’abord
émerveillés comme des gosses.
— Putain ! s’exclama Bornéo, t’as vu le beau circuit !
— C’est des locos Märklin, les mêmes que les miennes quand j’étais
môme !
— Il a dû construire ça pour son gamin… Dans le fond, il était pas si
mauvais, le bougre !
Mais quand ils s’approchèrent de la maquette, ils restèrent interdits.
— Merde ! lâcha Bornéo, t’as vu cette petite fille attachée aux rails ?
Et celle-là, qui flotte dans l’eau ? Oh, et celle qui est pendue à un arbre ?
Quel sadique, ce type !
Léon n’en croyait pas ses yeux.
— S’il n’avait pas été tué lui aussi, un meurtre portant la même
signature que le cinglé aux coquelicots, on aurait pu croire que c’était lui
l’assassin ! Mais d’après ce que j’ai lu dans le dossier, il avait des alibis.
— Ouais… Bon sang, quel lien y a-t-il entre tous ces meurtres ?
— Je ne sais pas, fit le commissaire, mais le meurtrier s’acharne autour
des personnes chères aux trois femmes amies. Elles me cachent sûrement
quelque chose, mais quoi ? Faudra vérifier l’emploi du temps de Gilles
Raynart… Et essayer de retrouver le cadavre de Pierre Servier. D’après la
photo, ça pourrait être une piaule de pute, conclut Léon qui savait de quoi
il parlait.
Le cœur de Bornéo se serra quand il entra dans la chambre de Loulou.
Il pensait à ses mômes et trouvait qu’il n’y avait rien de plus triste que
des jouets abandonnés. Le petit lit ressemblait à un cercueil. L’inspecteur
Bornéo se souvint de la tombe d’un copain de son fils, décédé très jeune,
à cinq ans. La pierre grise était couverte de jouets, des Donald et des
Mickey en caoutchouc, des petites voitures et des ballons que sa maman
venait remplacer chaque fois qu’ils étaient dégonflés. Cette tombe était
ce que Bornéo avait vu de plus poignant dans sa vie.
Ils ne trouvèrent rien dans la chambre de Loulou. Seulement une clef
cachée dans une chaussure. Léon la glissa dans sa poche.

9. Une raclée.
42
Loulou avait froid. Il sautait sur un pied puis sur l’autre pour essayer
de se réchauffer. Il faisait presque noir dans ce sale trou. Noir et humide.
Loulou s’assit dans un coin et se mit à pleurer. Depuis combien de temps
était-il là ?
Il ne s’était jamais rendu compte à quel point il aimait sa maman. Et
encore un peu son papa, même s’il était malade dans sa tête…
— J’en ai marre !
Il tapait du pied sur la terre battue. Il tenta de se remémorer pour la
énième fois ce qu’il lui était arrivé, se souvenant d’un mouchoir plaqué
sur sa bouche avec une drôle d’odeur, très forte, qui l’étouffait, puis, plus
rien. Il s’était retrouvé ici dans cette cave. Sous la porte il y avait un
espace.
De temps en temps, il s’amusait à y glisser sa main. Le jeu consistait à
faire ça le plus grand nombre de fois possible, sans la toucher ni toucher
le sol. Il avait réussi trois cent cinquante-deux fois ! Il en avait marre,
mais il n’avait rien d’autre à faire. Il recommença son petit jeu, et
quelque chose frôla le bout de ses doigts. Loulou cria, surpris. La chose
avait dû avoir peur parce qu’elle n’était plus là. Il glissa de nouveau sa
petite main, tout doucement. Rien. Il se mit alors à gratter la terre, recula
un peu et essaya de regarder. Tout était noir. Il retourna s’asseoir contre
son mur. Il y avait un tas de saletés à proximité. Il ne s’en était pas encore
approché parce que ça puait. Un minuscule soupirail lui donnait un peu
d’air et de lumière quand il faisait jour. La nuit, seule la lune diffusait une
lueur blafarde. Soudain, Loulou crut voir une ombre se faufiler sous la
porte. La chose était là, tout près de lui. Il la sentait ! Il n’osa plus bouger,
ni respirer…
Un rat observait le gosse collé contre le mur de la cave. Un mur gris
qui transpirait à grosses gouttes. L’animal guettait sa proie, poussait de
petits cris du bout de ses dents pointues pour terroriser le gamin. Là, il
était à point ! Il allait bientôt pouvoir lui sauter dessus.
Ce qu’il préférait chez les enfants, c’était leurs joues. C’était ce qu’il y
avait de plus moelleux. Mais d’abord, il attaquerait les yeux…
43
Depuis la mort de sa mère et de sa fille, Héléna se soignait au point de
croix. Elle passait toutes ses journées près de la fenêtre, assise dans le
fauteuil de Clara, à faire des points de croix dans la robe de baptême de
Carole, qu’elle avait soigneusement emballée dans du papier de soie
mauve avant de la ranger dans l’armoire de sa chambre.
En dépliant la robe, Héléna avait trouvé une photo du baptême qu’elle
avait dû glisser à l’intérieur il y avait longtemps. Elle se revit toute jeune
avec ses longs cheveux châtains, arborant ce sourire merveilleux qu’ont
la plupart des mamans quand elles tiennent leur bébé dans les bras,
comme un éclat de lumière sur les lèvres. Carole était bien serrée contre
son cœur et, à côté, son mari les regardait toutes deux avec une infinie
tendresse. Héléna pensait que le bonheur est comme un morceau de
sucre. Il finit toujours par se dissoudre quand on le savoure.
Ainsi que la plupart des femmes, elle avait été « amoureuse » de son
bébé, puis cet amour s’était envolé. Oh, elle aimait beaucoup sa fille,
mais c’était plus pareil. Elle ne pouvait plus la prendre sur ses genoux, la
cajoler… D’ailleurs, dans la maison, il n’y avait que des photos de Carole
enfant. Dès l’âge de cinq ans, Héléna avait cessé de la photographier.
Après, sa fille s’était échappée dans son monde à elle, et Héléna n’avait
jamais cherché à l’y rejoindre.
Elle faisait des points de croix en choisissant un fil de coton de
différentes couleurs, bleu, jaune, rose… Mais jamais de noir ! Elle en
voulait partout, partout ! C’était sa manière à elle de demander pardon à
sa fille. En étant assise dans le fauteuil de sa mère, elle avait aussi
l’impression de communier avec la vieille dame. Dans le fond, elle ne lui
reprochait pas ses zones d’ombre, mais elle lui en voulait de les lui avoir
cachées. Pourtant, de jour en jour, sa rancœur s’estompait et elle ne
retenait que les moments de tendresse. Le regard doux de sa mère lui
manquait.
Héléna se piqua le doigt. Une goutte de sang tacha la robe de baptême
et, pour la première fois depuis très longtemps, Héléna se mit à pleurer,
elle qui n’avait pas versé une larme à la mort de sa mère, ni quand elle
avait trouvé le corps décapité de sa fille.
Un courant d’air froid traversa la pièce. Héléna se mit à trembler. Une
fenêtre avait dû s’ouvrir avec le vent. Héléna essuya ses larmes et posa la
petite robe sur le bras du fauteuil. Au moment où elle entra dans la
cuisine, elle aperçut posé sur la table un bouquet de coquelicots, qui la
laissa bouche bée. La fenêtre était grande ouverte. Quelqu’un respirait
derrière elle… Elle se retourna brusquement et eut juste le temps
d’apercevoir une forme blanche qui brandissait un couteau devant son
visage. Puis, plus rien.
Le sang gicla sur le carrelage clair, traçant çà et là de petits points de
croix rouges.
44
La police avait fait le maximum pour retrouver Loulou, en vain. Il n’y
avait aucune piste ! Le commissaire fit un saut au Colibri avant d’aller au
bureau. Il avait envie d’un café serré, les cafés « belges » de sa mère
ressemblant généralement à de l’eau de vaisselle. Bref, pas de quoi
réveiller un mort !
Rose et Irma étaient déjà là, fidèles au poste. Ça caquetait ferme ! Le
torchon sur l’épaule, Jeannot les écoutait, bien à l’abri derrière son
comptoir, une vraie ligne Maginot !
— Qu’est-ce que je vous sers, m’sieur Léon ?
— Un p’tit noir.
— J’savais qu’il y avait des pédés dans la police ! plaisanta Irma.
— Au moins, il est pas raciste ! dit Rose. Mais franchement, continua-
t-elle en s’adressant à Irma, je ne suis pas d’accord avec toi. Les flics
n’ont pas le droit d’embarquer quelqu’un qui s’abrite dans la maison de
Dieu. Et vous, qu’est-ce que vous en pensez de cette histoire de curé,
commissaire ?
— Quelle histoire de curé ?
— Comment, vous n’avez pas lu le journal ce matin ?
— Non.
— Y a eu un scandale dans l’église Notre-Dame-de-Lorette…
— Notre-Dame-de-Lorette…, marmonna Léon, comme si ça lui
rappelait quelque chose.
— Voilà plusieurs dimanches, expliqua Rose, que les paroissiens
arrivent à l’heure de la messe et qu’ils trouvent porte close, avec une
pancarte : « Fermé pour cause de travaux ». Jusqu’à hier, où une dame
un peu plus curieuse que les autres a regardé par le trou de serrure…
— Ouais, continua Irma, et elle a vu le curé en train de bricoler un
christ avec des os ! Or, le libraire du quartier a disparu… Alors elle est
allée avertir la police et y z’ont arrêté le corbeau.
— Nom de Dieu, lâcha Léon, c’est mon curé !
— Comment ça, vot’curé ? demanda Rose.
— On me l’amène régulièrement parce qu’il se fait pincer à choper des
bricoles pour fabriquer des christs. J’suis sûr que je vais encore en hériter
au bureau. Pas qu’ça à faire, moi ! ronchonna-t-il en avalant son café.
Allez, salut la compagnie ! Viens, Babelutte.
Le chien se mit à tousser. Il avait probablement ramassé une crasse par
terre. Un mégot ? Léon tapa sur son dos pour lui faire recracher la saleté.
Babelutte éructa un bon coup, projetant une drôle de chose sur la
pantoufle d’Irma.
— C’est quoi ce machin ? s’interrogea le commissaire.
— Ça, fit Irma, c’est un slip de voyage.
— Un quoi ? s’exclama le commissaire en examinant la petite boulette
de papier.
— C’est encore une trouvaille du Pin’s, raconta Jeannot. Il en a
fourgué un lot à Mimi hier, juste au moment où elle fermait sa laverie !
Heureusement que ma femme n’était pas là, sinon il l’aurait embobinée
elle aussi ! Je sais pas comment y fait, ce couillon, mais il leur vendrait
des tapettes à mouches phosphorescentes par dizaines !
— Vous vous fichez vraiment de ma poire, fit Léon, c’est une boulette
de papier, rien de plus.
— Z’allez voir ! dit Irma en plongeant la boulette dans le verre de
Rose.
— Eh là, protesta-t-elle, t’es dégueulasse !
— Ça fait mousser la bière !
Ébahi, le commissaire assista à la métamorphose du bout de papier, qui
gonfla dans le liquide pour devenir une culotte qu’Irma extirpa du verre.
— Jeannot, mets-moi un autre verre sur le compte de cette pétasse,
grogna Rose.
— Hé, t’avais déjà bu la moitié. Je paie qu’un demi.
— Mes couilles !
— Gégé va râler ! se marra Jeannot.
— Remarque, c’est pas con cette invention, admit Rose. Tu mets dix
slips dans ta valise et ça prend la place d’un paquet de cigarettes.
T’arrives à destination, tu les plonges dans l’eau, et le tour est joué !
— Moi, j’porte pas de culotte, avoua Irma, et quand je fais une
rencontre dans la rue, je soulève ma robe et crac ! On perd pas de temps.
— M’étonne pas de toi, dit Rose d’un air pincé. Et l’érotisme, qu’est-
ce que tu en fais ?
— Attends, je vais te montrer mon cul, tu verras si c’est pas érotique.
— Bon, fit le commissaire, je m’en vais. Je ne voudrais pas troubler
votre intimité. Amène-toi, Babelutte.
Le chien suivit son maître, l’air grognon. Il aurait bien aimé voir le cul
d’Irma, lui ! Égoïste, va !
Arrivé au quai des Orfèvres, le commissaire n’eut pas le temps
d’enlever son tricot de sa mallette. Il fut appelé immédiatement dans le
bureau du big boss.
— Asseyez-vous, commissaire. J’ai une petite affaire à éclaircir avec
vous. Il paraît que vous êtes très ami avec le curé de Notre-Dame-de-
Lorette.
— Pas du tout ! protesta Léon.
— C’est lui qui prétend ça. Il veut que vous vous occupiez de son cas
parce que, dit-il, vous êtes son manager. C’est quoi cette histoire ?
— C’est un vieux fou qui fabule, c’est tout !
— Vous le connaissez bien ?
— Comme ça… Il se fait arrêter au moins une fois par mois pour vols
dans les magasins, mais rien de grave.
— Vous pensez qu’il a tué le libraire de la rue des Martyrs pour en
faire un christ avec ses os ?
— Mais non, c’est un brave type. Il ne ferait pas ça ! affirma le
commissaire.
— C’est aussi ce qu’on disait de Thierry Paulin, le tueur de vieilles
dames, vous vous souvenez ? Même qu’il les aidait à porter leur panier…
Enfin, on verra ! Les os sont au labo. Et l’affaire du maire de Neuilly, ça
avance ?
— Oui, oui, mentit Léon.
— Ah, tant mieux ! J’espère que vous allez retrouver fissa le petit
Servier !
— On est près du but, affirma le commissaire avec aplomb.
« Tout va bien », murmura Léon en quittant le bureau du patron.
— Ah, Nina, fit-il en voyant sa secrétaire, appelez-moi Bornéo.
— Il vient de descendre et s’apprête à partir chez Catherine Grangier,
la fille du maire, suite à un coup de fil de la concierge d’en face qui
voulait vous parler. Mais comme vous étiez chez le patron… Si vous
vous dépêchez, vous aurez des chances de le choper sur le parking !
— Je vous confie Babelutte, il est un peu patraque.
— Ah, qu’est-ce qu’il a ?
— Il a avalé une petite culotte.
Il laissa Nina interloquée et dévala l’escalier. Plus rapide que
d’attendre l’ascenseur !
Le commissaire rattrapa son collègue dans le parking et ils foncèrent
rue de Chartres, à Neuilly. Décidément, Léon fréquentait de plus en plus
les quartiers chics ! Dans la voiture, Bornéo lui expliqua que la concierge
avait vu un gros type entrer chez « la poute » et qu’aucun d’eux n’était
sorti depuis deux jours ! Même pas pour faire les commissions. Qu’en
plus le facteur avait sonné à la porte et que personne n’était venu ouvrir.
Bornéo gara la voiture à deux pas de chez Catherine pendant que Léon
sonnait à la porte d’entrée.
— Hé, regarde ! cria-t-il.
La serrure de la porte avait été crochetée et des éclats de bois
jonchaient le paillasson. Ils entrèrent.
Ils traversèrent la cuisine plutôt bien rangée, à part le tas de vaisselle
amoncelée dans l’évier. Dans le living, rien de spécial non plus. Tandis
que Bornéo inspectait la chambre, le commissaire se dirigea vers la salle
de bains. Et ce qu’il découvrit touchait au comble de l’horreur !
Catherine Grangier, dont il ne voyait pas le visage, était couchée, jambes
écartées, sous le corps gras et blanc d’un gros type qui avait le manche
d’une brosse de W-C enfoncé dans le derrière. Ils ne devaient pas être
morts depuis longtemps car, à part une pénible odeur de merde, ça ne
puait pas encore le cadavre. N’ayant rien trouvé dans la chambre, Bornéo
avait rejoint son collègue et se tenait, interdit, dans l’entrée.
Léon souleva doucement le corps du gros bonhomme, qu’il reconnut
pour l’avoir déjà eu dans les pattes autrefois. C’était ce détective à la noix
qui fourrait son nez partout et faisait passer les flics pour des ringards !
Paix à ses fesses ! Entre les bourrelets de son ventre il y avait des taches
rouges que Léon prit d’abord pour du sang et qui se révélèrent être des
pétales de coquelicots !
Le commissaire eut envie de vomir lorsqu’il découvrit le visage de
Catherine, la bouche ouverte dégorgeant d’excréments. L’assassin avait
dû déféquer sur sa langue… Ils avaient été tués d’un coup de revolver.
Bornéo avait pris la couleur du mur : gris. Il venait de se rendre
compte que Catherine Grangier avait aussi une main coupée.
45
Au moment où le rat allait bondir sur Loulou, il vit de grosses larmes
couler le long de ses joues. Ça lui coupa ses effets ! Il voulait bien
déguster le gamin, mais pas quand il pleurait.
Loulou renifla et considéra le rat avec étonnement. Il approcha
doucement son doigt, le rat ne bougea pas.
— T’as pas l’air méchant !
Le rat restait sur ses gardes. N’avait aucune confiance dans les
humains !
— Je voudrais retourner à la maison. Tu sais, ma maman elle boit
beaucoup… Et mon papa il a des cailloux dans la tête. Mais je les aime
quand même.
Le rat laissa le doigt du gosse lui toucher les poils. Pourtant, l’animal
restait méfiant… Dans le noir, Loulou ne vit pas ses fines dents pointues
prêtes à mordre.
L’enfant continuait à parler. Le rat ne comprenait rien à ce qu’il disait
mais se laissait caresser par le son de sa voix. Le gosse finit par
s’endormir. Le rat était étonné : il ne lui avait pas arraché une patte ni
coupé la queue ! C’était peut-être pas un humain !
La porte s’ouvrit brutalement, les faisant sursauter tous les deux. Une
forme blanche éclairée par une lueur blafarde se tenait à l’entrée de la
cave, une fourche à la main.
46
Le téléphone sonna, interrompant le commissaire en plein travail de
finition du coussin caca d’oie de Babelutte. C’était le médecin légiste.
— Dites donc, mon vieux, z’en avez beaucoup, des macchabées qui se
nourrissent d’excréments ? On me les a apportés juste avant l’heure du
repas.
Léon considéra soudain son tricot avec dégoût. Il aurait dû choisir une
autre couleur.
— Tout le monde ne peut pas mourir à la Tour d’Argent, toubib !
— Dommage ! Enfin, je voulais vous dire que la « ratatouille »
prélevée dans la bouche de la demoiselle n’appartient pas à l’heureux
baiseur qui lui a donné son dernier coït.
— Je m’en doutais.
— Autre chose, le labo m’a demandé de vous communiquer les
résultats d’analyses des os qui ont servi à votre ami le Rodin du
Vatican… Vous allez rire ! Ce sont des os de mouton ! Du coup, il a été
relâché. Paraît qu’il comptait vous offrir sa dernière œuvre… Imaginez
qu’il y ait un miracle et que le Christ se retrouve avec de la laine sur le
dos. Petit veinard, va !
Le commissaire raccrocha. C’est sûr que si cet allumé de curé
s’amenait au quai des Orfèvres avec son trophée, il allait devenir la risée
de la maison !
Léon considéra son tricot avec dépit. Complètement indifférent aux
efforts de son maître qui tentait d’améliorer son quotidien en lui
confectionnant une jolie parure de coussin, Babelutte ronflait ! Le
commissaire pensa qu’une petite bordure bleue égayerait cette couleur
qui lui rappelait une vision devenue insupportable. Il fouilla dans le tiroir
du bas de son bureau, là où il stockait des bouts de laine, et y trouva son
bonheur.
Une maille à l’endroit, une maille à l’envers… Ah, là, ça changeait
tout ! Il avait du bleu plein les yeux ! Bleu comme le ciel, bleu comme…
— Merde ! Les figurines de Pierre Servier ! Les gamines accidentées
avaient toutes une robe bleue.
Soudain, une autre image lui revint en mémoire : l’article de journal
qu’il avait vu sur le comptoir chez Jeannot, qui parlait de cette petite fille
renversée par un chauffard et qui ressemblait à « Alice dans sa robe
bleue… » La gosse habitait Neuilly, comme les Servier.
Il appela Jimmy, un jeune inspecteur qui passait ses journées à
dépouiller la « doc », dans cette pièce qui sentait bon le vieux papier et
servait de bibliothèque. Il lui demanda de rechercher l’article concernant
la mort de cette fillette. Puis il enfila son blouson et fonça à l’asile des
Peupliers. Pas de chauffeur cette fois-ci ! Bornéo avait dû prendre un jour
de congé pour s’occuper du petit dernier qui avait la varicelle, et Pinchon,
qui s’était brûlé le bras en essayant d’actionner la machine à café, était en
arrêt de maladie…
Arrivé aux Peupliers, il laissa Babelutte affalé sur son coussin, ronflant
comme un bienheureux. Léon détestait les odeurs des hôpitaux. Il
trouvait que ça sentait le vieux picodon. L’infirmière qui s’était occupée
de la maman de la petite Lily ne comprenait pas comment cette dame
avait pu s’échapper.
— C’est tellement bien surveillé ! En plus, on leur donne des
calmants…
— Elle recevait des visites ?
— Sa fille aînée est venue quelquefois. Son père aussi. Un vieux
monsieur toujours poli, avec un air triste. C’est lui qui payait les soins.
— Vous avez son adresse ? demanda le commissaire.
— Bien sûr ! Je vais regarder sur l’ordinateur.
Léon avait envie qu’elle se dépêche. Quelque chose lui disait qu’il n’y
avait plus de temps à perdre. Que le fil bleu le conduirait peut-être au
gamin disparu. Après quelques instants, l’infirmière lui tendit un papier
sur lequel elle avait noté l’adresse du vieil homme.
— Tenez, dit-elle en ouvrant une armoire, elle a laissé ça ici ! Là, au
milieu, c’est elle, expliqua l’infirmière en pointant son doigt sur la photo.
On a peine à la reconnaître aujourd’hui, la pauvre ! À sa droite, c’est la
petite qui est morte, et à sa gauche, sa fille aînée.
Le commissaire prit la photo et fonça vers la sortie. De sa voiture, il
appela Jimmy et lui demanda s’il avait pu trouver des articles concernant
la petite Lily.
— J’en ai déniché plusieurs. Cette histoire a défrayé la chronique.
— Lisez-les-moi !
— Mais…
— C’est urgent.
Jimmy soupira et se mit à lire les articles d’une voix monocorde. Tous
racontaient à peu près la même chose, sauf un qui attira l’attention du
commissaire. Un journaliste ne s’était pas contenté de recopier ce que les
autres avaient écrit, il était allé interroger la mère de la fillette. « Elle est
si gentille, ma petite Lily. Elle va revenir… Elle est allée me cueillir un
bouquet de coquelicots dans le bois. Elle sait que ce sont mes fleurs
préférées. »
— Merci, Jimmy !
Le commissaire Léon gara sa voiture sur la place près de l’école. La
boutique du vieux était tout près. Il poussa la porte de cette caverne d’Ali
Baba et attendit un long moment avant de voir apparaître la silhouette
voûtée du grand-père. Avec son tablier gris et son bonnet noir, il
ressemblait à un personnage de Dickens.
— Vous désirez ?
— Bonjour ! Je voudrais bavarder un peu avec vous. Je suis policier.
— Je n’ai rien à vous dire.
— Vous n’avez pas envie qu’on retrouve le salaud qui a tué votre
petite-fille ?
— Dieu l’a reprise. Personne ne nous la rendra.
— Vous avez des nouvelles de sa maman ?
— La police est déjà venue m’interroger à ce sujet et j’ai dit que je ne
savais rien. Je n’ai pas revu ma fille. J’espère qu’ils vont la retrouver.
— Et la sœur de Lily ?
— Elle vit avec moi. Mais depuis le drame elle ne parle presque plus.
Il faut dire qu’elle n’a plus que moi, la pauvre. Un vieux bonhomme qui a
déjà un pied dans la tombe.
— Et son père ?
— Il est retourné dans son pays après la mort de la petite. Il n’a pas
supporté.
— Vous l’aimiez bien Lily, n’est-ce pas ?
— C’était une petite fille délicieuse. Pleine de vie et d’amour. Ah, on
s’entendait bien tous les deux ! On se racontait nos chagrins, nos rêves…
Je lui fabriquais des jouets.
— Elle devait adorer ça !
— Oh, oui ! Tenez, son préféré c’était le petit clown qui est assis dans
la vitrine. C’est elle qui voulait qu’il soit là, « pour voir passer les gens »,
qu’elle disait.
Le commissaire s’approcha du jouet et le regarda avec tendresse.
— Il est beau, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Parfois, je pense que Lily vient se glisser dedans pour être plus près
de moi, confia le vieux Jacob.
— C’est possible, fit Léon, ému.
— Vous savez, je ne le vendrais pour rien au monde ! Pourtant, un
jour…
— Un jour ? l’encouragea Léon.
— Un petit garçon est venu en sortant de l’école. Il voulait me
l’acheter. J’ai dit qu’il n’était pas à vendre mais il a insisté, et en échange
il m’a donné un bracelet qu’il avait trouvé chez lui au grenier. C’était
celui que ma petite-fille portait toujours à son poignet…
— Vous êtes sûr ?
— Certain ! Je l’ai bien reconnu. C’est moi qui le lui avais offert et
j’avais fait graver son nom dessus.
— Vous avez raconté ça à la police ?
— Non, je n’aime pas la police.
— Pourquoi vous me parlez, alors ?
— Vous, c’est pas pareil. Vous aimez les clowns. Je l’ai senti dans
votre regard.
— Vous ne vous êtes pas demandé comment il avait eu ce bracelet
chez lui ?
— Si, bien sûr. Mais je suis trop vieux pour m’opposer à la volonté de
Dieu. Je préfère lui laisser régler ses comptes tout seul.
— Qu’avez-vous fait du bracelet ?
— Je l’ai gardé en échange du clown. Mais un matin, en me réveillant,
j’ai retrouvé le clown à sa place, dans la vitrine. Je crois qu’il est revenu
tout seul… Sauf que la clef dans son ventre avait disparu !
— Quelle clef ?
— Celle de « la Forêt des Lilas » ! C’est comme ça que j’appelais le
royaume que j’ai construit pour mes petites-filles, dans la cave de ma
maison de campagne. Enfin, quand je dis « maison de campagne », il
s’agit plutôt d’une vieille ruine que je n’ai jamais eu la force de retaper
parce que je suis tombé malade. Mais quand même, j’ai pu aménager un
lieu magique dans les sous-sols. J’avais donné une clef à la petite. Et Lily
l’avait cachée dans le ventre du clown.
— Comment était le gamin ? demanda Léon.
— Gentil, avec des yeux pétillants. J’ai gardé son adresse, expliqua le
vieil homme en ouvrant un tiroir derrière son comptoir. Tenez, dit-il au
commissaire en lui tendant un bout de papier.
Une écriture maladroite au crayon laissait apparaître le nom de Louis
Servier. Léon tâta la poche intérieure de son blouson et sentit la clef qu’il
avait trouvée dans la chaussure du gamin.
— Elle est où, votre maison de campagne ?
— Pourquoi vous voulez savoir ça ? demanda le vieux, soudain sur ses
gardes.
— Oh, simplement parce que La Forêt des Lilas était une de mes
histoires préférées. Je me souviens très bien de Bonnebiche et
Beauminon…
Le regard du vieillard s’éclaira. Quelqu’un qui aime les clowns et les
contes de fées ne peut pas être mauvais. Et il lui parla de ce vieux rêve de
pierres isolé dans la campagne de Luzarches, où il avait créé un paradis
dans les entrailles de la terre pour sa petite-fille.
47
Le « fantôme » s’avança lentement vers Loulou. Il tenait un bâton
surmonté de longues dents en fer, prêt à lui trouer la peau.
— Avance !
La fourche poussa le gosse vers la sortie. Il sentit le rat qui s’était
glissé dans sa poche et ça le rassura un peu. Il marchait dans un long
couloir sombre, avec seulement le faisceau d’une torche pour guider ses
pas. Quand il voulut se retourner pour voir le visage du fantôme, il reçut
un coup de fourche dans les côtes et se tordit de douleur.
— Qu’est-ce que je vous ai fait ? gémit Loulou.
— Avance !
— Où est-ce que vous m’emmenez ?
— Dans la Forêt des Lilas.
— C’est où, ça ?
Un autre coup de fourche le fit taire. Ils longèrent un second couloir
encore plus lugubre, jusqu’à une grande porte en bois. Trois tours de clef,
et elle s’ouvrit.
Le petit garçon découvrit alors un spectacle incroyable. Un splendide
petit carrousel rempli de miroirs et de lilas peints tout autour s’éclaira.
— Ne te retourne pas sinon je t’embroche ! Assieds-toi là, ordonna la
voix en le poussant contre une biche en bois mauve.
Loulou pensa que ce manège était magnifique mais qu’il avait une
odeur de mort. La fourche était toujours plantée dans son dos, et dès qu’il
faisait un mouvement de la tête, les pointes meurtrissaient sa chair tendre.
Le rat faillit recevoir un coup de dent de fer dans l’œil. Il se
recroquevilla tant qu’il put dans la poche de l’enfant. Loulou sentit une
main le lier fermement au tube en cuivre qui traversait la biche. Il avait
du mal à respirer. Soudain, le manège se mit à tourner au son d’une
musique d’orgue de Barbarie. Loulou reconnut l’air de La Strada, un film
que sa maman aimait beaucoup et qu’il avait regardé plein de fois avec
elle. Elle pleurait toujours au même moment, quand Zampano
abandonnait Gelsomina. Alors, Loulou disait : « Maman, c’est qu’un film
! » et elle répondait : « Non, c’est comme dans la vie. C’est pour ça que
c’est un grand film. »
Le carrousel tournait, tournait… Un rire méchant se mêla à la musique.
Loulou entendit claquer la grande porte en bois. Le fantôme avait disparu
avec sa fourche. L’enfant tenta de se redresser. Quelque chose lui frôla la
tête. Il regarda en l’air et poussa un cri en voyant une main toute blanche,
maigre, suspendue au-dessus de lui. Une main qui ressemblait à une
araignée morte.
Dans la poche de Loulou, le rat entendait un drôle de bruit provenant
du cœur du manège. Tic, tac, tic, tac…
48
Maura était rentrée chez elle. Les radios n’avaient rien décelé de
particulier, mais le docteur Luke lui avait vivement conseillé de ne plus
boire. Elle se servit un grand verre de vodka et s’assit dans son fauteuil,
près du téléphone. Machinalement, elle alluma la télé, juste pour avoir
une image. Un peu de vie chez elle.
Le commissaire Léon était venu la voir à la clinique et lui avait dit
qu’on avait retrouvé le corps mutilé de son mari, affublé d’une perruque
noire, dans un hôtel de passe. La police recherchait la pute avec qui il
était. Les autres filles ne savaient rien d’elle. Elle était nouvelle.
Maura prit l’ours en peluche de son fils dans ses bras et pleura. On
aurait dit qu’il l’avait attendue là. Elle n’arrêtait pas de penser à Loulou
et avait très peur, jurant à tous les anges que si on le retrouvait vivant,
elle cesserait de boire et s’occuperait de lui avec beaucoup d’amour.
Ainsi, Pierre couchait avec les putes ! Qu’est-ce qu’elles ont de plus
que moi ? pensa Maura. Au fond d’elle-même, elle savait que la question
n’était pas là. Les putes n’avaient pas renversé une petite fille qui
traversait la route ! Et puis, elles devaient sans doute apporter un peu de
piquant à son mari, un goût de neuf, un parfum d’ailleurs…
Maura regardait les images défiler sur l’écran de la télé mais était
incapable de fixer son attention. Elle demeura longtemps immobile et
hagarde. Elle se servit encore un verre, puis un autre, et finit par
s’assoupir. La télé était toujours allumée.
C’est un bruit de vaisselle cassée qui la réveilla. Peut-être était-ce dans
la télé ? Elle se leva péniblement pour aller chercher un verre d’eau à la
cuisine. Elle avait la gorge toute sèche ! Il faisait noir et elle se dirigea à
tâtons vers l’interrupteur. Au moment où elle voulut allumer, une forme
imprécise apparut devant elle. Elle n’avait pas les idées très claires mais
crut distinguer un visage entouré d’un halo de cheveux blancs. La
femme, dont elle ne pouvait percevoir les traits, tenait une hache à la
main. Sans doute celle avec laquelle Pierre coupait du bois pour l’hiver…
La femme ricanait.
— Qui… Qui êtes-vous ? demanda Maura.
La femme ne répondit pas.
— Je sais… Vous êtes la mère de Lily, n’est-ce pas ? Je suis désolée.
Je… je ne l’ai pas fait exprès. Elle a traversé la route sans regarder.
— Et vous l’avez laissée crever comme un chien, cria la femme en
levant lentement la hache vers le visage de Maura.
— Votre petite fille m’a dit quelque chose avant de mourir, balbutia
Maura pour gagner du temps.
Elle avait peur parce qu’elle savait que la mère de Lily était devenue
folle et que les fous ont souvent une force colossale. Maura sentit qu’il se
passait quelque chose, que cette femme voulait savoir… Alors elle
profita de cet instant pour lui sauter à la gorge et serrer son cou de toutes
ses forces ! La hache était à quelques millimètres du visage de Maura,
mais la femme étouffait. Elle finit par lâcher l’outil qui atterrit avec
fracas sur le sol. Elles se retrouvèrent toutes les deux par terre. Maura
continua à lui serrer le cou jusqu’à ce qu’elle la sente à sa merci. La
femme haletait. Maura tendit le bras et attrapa la hache dont le manche
dépassait de dessous l’armoire. Puis elle se redressa en menaçant sa
proie. Elle alluma. L’ampoule grésillait. Une lueur pâle éclairait la pièce.
Couchée sur le carrelage, la femme essayait de reprendre son souffle.
— C’est vous qui avez commis tous ces meurtres ? demanda Maura en
brandissant la hache au-dessus d’elle.
— Oui… Je voulais vous toucher toutes les trois dans…
Elle tenta de se redresser.
— Si vous faites encore le moindre mouvement, je vous fends le crâne
! vociféra Maura.
— … dans ce que vous aviez de plus cher.
Soudain, la femme donna un violent coup de tête dans le ventre de
Maura qui tomba à genoux. Puis elle saisit la hache et en enfonça
doucement la pointe dans la poitrine de sa victime, qui se mit à hurler.
— Non, ne me tuez pas ! supplia-t-elle.
— Je vais me gêner ! Tu as tué un être que j’adorais, et à cause de toi
ma vie s’est brisée. Tout s’est écroulé autour de moi.
— Je suis désolée…
— Espèce de pourriture ! Tu vas voir si je suis désolée de ce que je
vais te faire !
— C’est vous qui… qui avez tué mon mari ?
— Tu n’as pas tout perdu ! Tu as vu ce que je t’ai envoyé ?
— Et mon fils ? Où est-il ? Je veux le voir…
— Pauvre chéri ! Il est enfermé dans une grande cave isolée avec une
bombe prête à exploser d’un moment à l’autre. Mais rassure-toi, il a eu
l’occasion de faire un petit tour de manège avant ! Lui, il a eu droit à un
traitement de faveur…
Maura tenta de se ruer sur elle, mais la femme la colla au mur en
maintenant le manche de la hache serré contre sa gorge.
— Tu sais, je n’ai qu’un seul regret. J’aurais voulu être là quand
l’amant de ta copine Catherine t’a attirée dans la chapelle des Pendus. Ce
crétin de maître-chanteur a dû bien s’amuser ! Mais j’avais peur qu’il
aille jusqu’au bout et qu’il te tue. Je voulais garder ce plaisir pour moi, tu
comprends ? fit-elle en souriant.
Elle empoigna Maura par les cheveux et lui effleura le cou avec le
tranchant de la hache.
— Allonge-toi sur la table de la cuisine.
— Non !
Maura sentit la lame pénétrer sa chair. Le sang chaud coulait sur son
chemisier. Elle s’allongea et la femme sortit une grande corde de sa
poche.
— Tu vas connaître les délicieux plaisirs de la torture, ma chère ! Joins
tes mains sur ton ventre.
D’un coup sec, elle coupa la corde en deux et l’enroula autour des
poignets de Maura qui tentait vainement de se débattre. Puis elle ramena
les bras de sa victime en arrière, noua la corde à un des pieds de la table
et attacha également ses chevilles.
— Je vais te mijoter une mort de dentellière. J’ai tout mon temps…
Plus personne ne se soucie de toi, ordure !
— Vous avez fait souffrir mon fils ?
— Non. Il va simplement éclater en morceaux et barbouiller les murs
de la cave avec sa peau de bébé. Dommage. C’était un beau petit garçon.
Maura éclata en sanglots.
— Vous êtes un monstre ! Vous pouvez me faire tout ce que vous
voulez, ça m’est égal. Mon mari m’a abandonnée. Loulou était le seul
être qui comptait pour moi.
— Lily aussi.
La criminelle fouilla dans les tiroirs de la cuisine et extirpa un couteau
électrique qu’elle brancha. Elle déchira le chemisier de sa victime et
commença à lui couper un bout de sein. Le sang gicla sur la porte du
frigo.
49
Il n’y avait plus de temps à perdre ! Le commissaire avait foncé sur la
route après avoir prévenu sa mère qu’il rentrerait probablement tard. Et il
avait demandé à Nina de s’occuper de Babelutte cette nuit. Il le
récupérerait au bureau le lendemain matin.
Il contourna la vieille bâtisse en ruine et escalada le mur sur l’arrière. Il
se retrouva dans un grand jardin rempli d’herbes folles et d’orties. Léon
descendit l’escalier en fer menant au sous-sol et poussa une porte en bois
vermoulu. Devant lui se perdaient à perte de vue de longs couloirs
sombres…
Il marchait au hasard sur la terre battue, examinant le sol avec sa
torche électrique. Soudain, il crut entendre une petite musique. Il tenta de
s’en rapprocher et arriva devant une grande porte en bois. Il extirpa de sa
poche la clef trouvée dans la chaussure du gamin et essaya de l’introduire
dans la serrure. La porte s’ouvrit sur un décor complètement surréaliste,
dans cet endroit oublié du monde ! Le commissaire ne se rendit pas
compte tout de suite de ce qui se passait.
Assis sur une biche et attaché à la barre qui la traversait, le petit Louis
Servier était ballotté dans tous les sens. Il avait dû s’évanouir. Au-dessus
de sa tête s’agitait une main coupée. Comme si elle faisait signe au
commissaire. Un signe d’adieu ?
Tic, tac, tic, tac…
50
Ça y était ! Babelutte était maintenant un pauvre chien abandonné par
son maître ! L’était tout seul sur son petit coussin, oublié de tous… Quel
ingrat, ce flic !
La porte du bureau s’ouvrit soudain et Babelutte, plein d’espoir, se
redressa en agitant la queue. Mais c’était la Cruella du quai des Orfèvres
!
— Allez, mon chien-chien, tu viens dormir chez moi cette nuit !
Oh, non ! Pas ça ! Ce cotillon sur pattes lui faisait peur avec ses jouets
aux oreilles.
— J’espère que tu n’as pas de puces, hein ?
Non mais, pour qui elle le prenait ? Toutes les semaines, Ginette le
lavait avec du shampoing aux fruits !
Il suivit Nina Tchitchi à contrecœur. Son parfum lui irritait la gorge et
il se mit à tousser.
— Ben alors ? Tu ne vas pas me piquer une crise, quand même !
J’espère que t’es pas épileptique. Ma sœur, elle a un chien qui a ça. Et
bizarrement, ça le prend toujours en plein milieu des passages cloutés !
Mais non, il n’était pas électrique ! Qu’est-ce qu’elle croyait ? Qu’il
fonctionnait avec des piles ? Babelutte lâcha une caisse pour lui prouver
qu’il était bien vivant.
Elle n’apprécia pas du tout. Se fâcha, même.
— Espèce de sale cabot ! T’es un gros dégoûtant ! T’as pas intérêt à
faire ça chez moi, sinon je te vire sur le paillasson du palier.
Après un trajet en métro où il se fit caresser par de vieilles mémères,
Babelutte arriva chez Nina. Son intérieur lui ressemblait, il y avait plein
de jouets partout. Un peu comme dans son panier, chez Ginette… Les
fauteuils avaient l’air de gros bonbons qu’il se mit à lécher avec frénésie
pour voir quel goût ça avait.
— Eh là ! Te gêne pas, Rintintin ! cria-t-elle en le bousculant.
Sale brute ! Ah, il regrettait son coussin. C’est sûr, avant la fin de la
nuit il s’arrangerait pour pisser dans un coin.
51
Léon attrapa une des barres du carrousel et grimpa dessus. Il sortit son
canif et coupa les liens de Loulou qui tomba littéralement dans ses bras,
toujours inconscient. Le commissaire sauta sur le sol en serrant le gamin
contre lui. C’est alors qu’il entendit les petits pas de la mort qui
s’approche sur la pointe des pieds… Tic, tac, tic, tac… et il se mit à
courir, courir !
Tic, tac, tic, tac…
Loulou revint à lui et cria :
— Le rat ! Faut aller le chercher !
— T’inquiète pas, il se débrouillera. Allez, grouille ! dit Léon en
posant le gamin par terre et en le tirant par la main.
Ils eurent juste le temps de se jeter à plat ventre en haut de l’escalier en
fer, quand la bombe explosa. Une détonation terrible fit trembler le sol.
Léon protégea Loulou du mieux qu’il put contre la pluie de gravats qui
s’abattait sur eux. Quand ils se redressèrent, ils virent le jardin couvert
d’un voile de poussière, comme si les herbes folles venaient de se
poudrer pour leur dernier bal. Le jour commençait à poindre.
— C’est l’heure bleue, dit Léon. L’instant où les fées rentrent chez
elles.
— Qui tu es ? demanda soudain Loulou, encore sous le choc.
— Fantômas !
— Ah ! dit-il comme si cette réponse lui convenait parfaitement. Et tu
crois aux fées ?
— Bien sûr !
Ils grimpèrent dans la voiture et laissèrent derrière eux des lambeaux
de cauchemars, à l’image d’une vie éclatée.
Sur le trajet, le commissaire raconta à l’enfant que quand il était petit,
sa grand-mère posait une assiette dans un coin de la pièce avec un peu de
pain et des graines de tournesol. Et que le lendemain il n’y avait plus rien
parce que les fées avaient tout mangé.
— Ma grand-mère disait qu’en échange elles protégeaient la maison.
— Tu es sûr que c’était pas les souris ? demanda Loulou.
— Peut-être, fit Léon, mais alors c’étaient des fées déguisées en souris.
52
Babelutte faillit tomber sur son derrière quand il vit sortir Nina
Tchitchi de sa salle de bains. Elle portait une espèce de rideau à frous-
frous transparent, comme ceux que Ginette avait accrochés dans les
waters. Et elle avait enroulé ses cheveux dans des sortes d’os roses avec
des piques plantées dedans ! Puis elle avait mis de la crème autour de ses
yeux. On aurait dit les lunettes de Polnareff ! Cette « chose » était un
mélange de charlotte aux fraises avec une couche de crème fraîche
surmontée d’un casque de cosmonaute. Babelutte n’avait jamais rien vu
d’aussi laid de sa vie ! Un frisson lui parcourut l’échine et ses poils se
dressèrent, tout raides, signe qu’il était en danger.
Il ne lui restait qu’une seule solution : pleurer près de la porte pour
qu’elle lui ouvre.
— Oh, non ! Tu es sorti tout à l’heure, gémit-elle. Tu veux encore
pisser ? C’est pas vrai !
Furieuse, elle lui ouvrit et attendit. Et elle attendit longtemps. La crème
autour de ses yeux dégoulina sur ses joues. Babelutte était déjà loin
quand elle se décida en maugréant à traverser la cour pour flanquer un
coup de pantoufle à pompons à ce sale clébard qui ne revenait pas quand
on l’appelait !
53
Loulou serra très fort la main de son ami Fantômas au moment où
celui-ci gara la voiture devant sa maison. Il aurait aimé voir son papa et
sa maman guettant son arrivée derrière la fenêtre. Mais il n’y avait
personne. Le commissaire n’avait rien dit à l’enfant, estimant que c’était
pas le moment.
— Oh, regarde ! fit Loulou en détachant un foulard accroché à la
grille.
— Il a dû s’envoler avec le vent. Tu le rendras à ta maman.
— C’est pas à elle. Elle déteste les foulards.
Quelque chose ne tournait pas rond. Léon le sentait. Il ordonna au
gamin d’aller l’attendre chez la voisine.
— Mais… Je veux rentrer à la maison !
— Écoute, je crois qu’il s’y passe quelque chose d’anormal. Je ne veux
pas mettre ta vie en danger. Si tu ne me vois pas rappliquer d’ici dix
minutes, demande à la voisine d’appeler la police, d’accord ?
— D’accord, promit Loulou qui sentait sa gorge se nouer.
La porte d’entrée était fermée à clef. Léon ne sonna pas et contourna la
maison. Un drôle de bruit provenait d’une pièce à l’arrière, comme si on
découpait de la viande avec un couteau électrique. Il poussa la porte et se
retrouva dans la cuisine. Et là, il aperçut deux jambes sur une table et une
femme en robe blanche qui lui tournait le dos. Elle tenait un couteau au-
dessus du corps de la victime et s’apprêtait à lui couper un morceau de
cuisse. Le commissaire bondit sur elle, débranchant le couteau qui cessa
de grincer des dents. C’est qu’elle se débattait, la vipère ! Cette tueuse
avait une force dingue. Un rictus nerveux déformait son visage et Léon
vit un peu de bave crayeuse suinter aux commissures de ses lèvres. Dans
un sursaut de colère, il lui asséna un coup de poing qui la mit K.-O.
La mère de Loulou gisait inanimée sur la table. Léon se releva
péniblement et chercha des torchons qu’il noua autour des membres pour
en faire des garrots. La pauvre avait le cou et le flanc déchirés. En serrant
bien, il parvint à stopper l’hémorragie. Du sang coulait le long de la table.
Occupé à tamponner le visage de Maura avec un chiffon humide afin
de l’aider à revenir à elle, Léon ne remarqua pas le regard meurtrier de la
« bouchère » braqué sur lui.
54
Babelutte allait enfin réaliser son rêve : pisser contre un pilier de la
tour Eiffel ! Il ne savait pas par quel miracle il s’était retrouvé là, mais il
était bien content. Il avait failli se faire écraser plusieurs fois, s’était fait
éclabousser le pelage par un gros bus, mais il avait survécu. Trotter dans
Paris sans laisse, pouvoir aller où bon lui semblait et déposer une crotte
en plein milieu du trottoir, quel pied !
Savourant son bonheur, le nez au vent, il leva la patte une dizaine de
fois et se soulagea jusqu’à la dernière goutte, se délectant encore et
encore de ce délicieux plaisir.
Un Japonais le prit en photo. Fier qu’il était, l’animal ! La queue au
vent, il continua sa promenade le long des quais de la Seine. Il s’arrêta
quelquefois pour flairer le cul des chiens qu’il croisait, histoire de faire
connaissance. Babelutte ne comprenait pas les humains qui perdaient leur
temps à parler alors qu’il leur aurait suffi de se renifler le derrière.
L’odeur, ça plaisait ou ne plaisait pas ! C’était aussi simple que cela, et
sans chichis.
Il commençait à avoir faim et sa gamelle de Canigou lui manquait.
Soudain, il aperçut une grosse dame avec un panier débordant de
provisions. Il sentit l’odeur de la bidoche et décida de la suivre. Elle
grimpa dans un bus et il réussit à se faufiler entre les jambes des
passagers. Il attendit qu’elle dépose son cabas pour fourrer son nez
dedans. Et il y dénicha des trésors ! Quand la mémé descendit, il la suivit.
Il restait encore un morceau de steak dans le fond du panier, en dessous
des légumes.
Tiens, il connaissait cette place avec le marchand de bonbons et son
gros gamin qui n’arrêtait pas d’en manger. Pas de doute, il était à Clichy !
Plus que quelques coups de pattes et il serait bientôt chez lui.
55
La hache avait glissé sous l’armoire de la cuisine et la meurtrière n’eut
qu’à tendre le bras pour l’attraper. Trop occupé à détacher les liens de
Maura, le commissaire ne vit pas immédiatement la silhouette blanche
s’approcher de lui, prête à lui fendre le crâne. Lorsqu’il aperçut son reflet
dans la vitre, il se retourna brusquement. Il eut juste le temps de sauter
sur le côté pour éviter la lame qui alla se planter dans la table, entre les
jambes de Maura.
La criminelle fonça sur le commissaire en poussant des cris enragés.
Celui-ci glissa et se cogna la tête contre le mur, avant de tomber
lentement sur le sol… Maura avait les yeux exorbités. La femme lui
souriait.
— Ton mari, je l’ai baisé comme une bête ! Il ne savait plus se passer
de sa petite China ! Il adorait quand je le suçais. Je pouvais lui faire tout
ce que je voulais.
Elle trempa son doigt dans la flaque poisseuse qui coulait le long des
cuisses de sa victime et se maquilla les lèvres.
— Ton salaud de mari aimait beaucoup embrasser mes lèvres rouges.
Je suis sûre qu’il a joui quand je lui ai arraché le sexe. J’ai encore en
bouche le goût de son extase, comme du velours empoisonné…
Maintenant, je vais te découper en petits morceaux, faire de ton ventre un
napperon, dit-elle en extirpant une lame de rasoir de sa poche.
Dans un ultime sursaut d’énergie, Maura replia ses jambes et les
balança dans la poitrine de son bourreau qui bascula en arrière. Sa tête
heurta violemment le coin du buffet. La femme s’affaissa contre le
meuble et sa perruque glissa. Le commissaire Léon, qui venait de
reprendre ses esprits, s’approcha d’elle et lui souleva la tête. Il remarqua
que la peau de son front était lisse, mais pas le reste de son corps. Il
arracha le masque en caoutchouc qui recouvrait le visage de la femme et
reconnut la jeune fille de la photo. La sœur de Lily ! Il lut une lueur
d’incompréhension dans son regard, puis abandonna ce pantin désarticulé
gisant sur le carrelage pour s’occuper de la mère de Loulou. Il était très
inquiet et espérait que le gosse avait prévenu les flics et qu’ils allaient
arriver avec une ambulance. Il chercha son portable qu’il retrouva en
morceaux sous un meuble. Quant au téléphone des Servier dans le couloir
de l’entrée, le fil en avait été arraché ! Lorsqu’il revint dans la cuisine, il
entendit un petit gémissement. Maura pleurait.
— Ne parlez pas. Tout ira bien ! dit Léon avec douceur. Votre fils est
chez la voisine. Il est sain et sauf.
Elle voulut dire quelque chose, mais le commissaire l’en empêcha.
— Gardez vos forces et oubliez le passé. Vous avez payé. Votre fils a
besoin de vous.
Au loin, il entendit la sirène de l’ambulance.
Maura ferma les yeux.
56
— Tu peux m’expliquer comment ça se fait que ton patapoef10 a atterri
ici, devant la grille de la copropriété ? s’égosilla Ginette dans son
peignoir à fleurs. Je croyais qu’il était avec toi, ce soekkeleir11 !
Léon ne comprenait pas.
— Je l’avais confié à ma secrétaire…
— Ah, parce que maintenant je ne suis plus capable de m’occuper de
cette bête, peut-être ?
— Mais si, m’man, mais je n’avais pas le temps de le ramener chez toi.
— Qu’est-ce qui t’est encore arrivé ? Tu as vu l’état de ton pantalon ?
— Maman, cesse de m’engueuler comme si j’étais un gamin ! J’ai
vécu des moments difficiles et je suis crevé.
— Ton père te l’avait bien dit, tu aurais mieux fait de trouver un bon
boulot à la poste au lieu de jouer à Zorro !
Léon soupira et alla s’affaler sur son petit coussin. Comme Babelutte.
Bien des heures et des cauchemars plus tard, il se réveilla.
— Ta secrétaire a téléphoné, dit Ginette en lui apportant un grand bol
de café. Elle était dans tous ses états et m’a raconté que ton chien s’était
enfui au moment où elle avait ouvert la porte de chez elle. Elle avait
alerté la SPA, les pompiers, la police, et un copain balayeur au FBI qui
lui avait offert ses boucles d’oreilles avec la statue de la Liberté dont la
flamme s’allume quand on appuie sur son ventre…
— Tu lui as expliqué que le chien était ici ?
— Non, elle m’a pas laissée en placer une !
Soudain, Léon réalisa l’exploit que Babelutte venait d’accomplir.
Ainsi, il était revenu tout seul du Trocadéro jusqu’à Montmartre ! Son
chien, un animal que tout le monde trouvait un peu zinzin et pas très futé,
avait traversé la moitié de Paris et avait retrouvé son chemin grâce à son
flair infaillible !
— Maman, tu te rends compte, Babelutte est un héros ! Que personne
ne vienne plus me dire qu’il est idiot !
Le soir même, Léon lui apporta un gros cadeau avec un beau nœud
rouge. Babelutte espérait recevoir un os géant pour cette performance
digne de figurer dans le Guinness des records. Mais le paquet ne
contenait qu’une sorte de carpette couleur caca avec une bordure bleue !
Quelle déception ! Quand son maître s’approcha de lui avec la chose,
Babelutte se raidit. Non, il n’allait quand même pas lui mettre ça sur le
dos ! C’était encore pire que ce vilain paletot vert pelouse qui avait tant
fait rire Émile !
Mais Léon prit son coussin et le glissa dans le machin en tricot.
— Comme ça, tu auras plus chaud l’hiver, annonça-t-il fièrement en lui
caressant le toupet.
— Tu as trouvé ça où ? demanda Ginette.
— Je l’ai acheté dans un magasin spécialisé pour chiens.
— Ah bon ? J’aurais bien aimé en avoir un moi aussi, je l’aurais mis
en repose-tête sur mon fauteuil pour qu’on ne voit pas mes pellicules de
cheveux.
Léon avait oublié qu’il n’avait pas intérêt à oublier sa mère quand il
faisait un cadeau à son chien s’il voulait éviter la crise de jalousie… Raté
!
— Moi, quand je traverse Paris et que je reviens à la maison, on ne
m’offre rien, lâcha-t-elle d’un air pincé.
Le commissaire poussa un gros soupir. Babelutte aussi. Cette horrible
carpette lui grattait les breloques. S’il avait su, il serait resté chez la
Charlotte aux fraises !

10. Ventre bedonnant.


11. Misérable.
Épilogue
Côté cour
La concierge portugaise passe ses journées à mater les nouveaux
locataires d’en face : deux mecs faisant partie de la secte du Banc solaire.
— Vous direz au commissaire, a-t-elle confié au photographe venu
l’interviewer, que les hommes d’en face y sont plus polis que la poute.
Avant de s’enculer, y me font un signe pour me dire bonjour !
Le commissaire Léon a commencé un nouveau tricot : une culotte
jaune au point jersey pour son chien, espérant ainsi éloigner Émile qui ne
rate pas une occasion de lui sentir le derrière. Heureux d’avoir sauvé la
vie à Loulou, il est allé fêter ça au Colibri.
Après avoir terminé son dernier chef-d’œuvre, le curé s’est mis en tête
de fabriquer une vierge avec des noyaux d’olives. Ginette a gagné un
voyage à Meudon parce qu’elle a bien répondu aux trois questions sur
une boîte de Banania. Pinchon, lui, a retrouvé son égérie, et Bornéo a
terminé son quarante-cinquième roman rose.
Le seul mécontent de l’histoire, c’est Babelutte, qui a décidé de dormir
à côté de son coussin pour sauvegarder ses bijoux de famille.
Côté jardin
Lara, la sœur de Lily, mourut peu après l’arrivée de la police. Le choc
sur le coin de l’armoire avait laissé un grand trou dans sa tête. Elle avait
quelque chose de pathétique et ressemblait à une poupée de chiffon. Du
sang coulait le long de ses épaules. Dans sa poche, on retrouva une des
deux clefs que le grand-père avait données à ses petites-filles. Celles qui
ouvraient la grille des jardins secrets de l’enfance, là où les crimes
s’effacent pour ne garder en mémoire que le parfum des fleurs.
L’ambulance emmena Maura, et Loulou resta chez la voisine jusqu’à
ce que sa maman reprenne un peu de forces. Il alla la voir à la clinique et
elle le serra très fort dans ses bras. Lorsque Loulou apprit la mort de son
père, il fut un peu triste. Pas trop. Puis il décida de garder de lui l’image
du papa gentil qu’il était juste avant qu’il ait entendu cet oiseau marcher
sur le toit. Un oiseau avec de grandes chaussures…
Quand sa maman se sentit mieux, ils décidèrent de déménager. Loulou
pensait souvent au rat avec qui il avait sympathisé et il espérait qu’il était
toujours vivant. Maintenant, lorsqu’il voyait des gamins pourchasser un
rat, il leur racontait qu’ils n’étaient pas tous méchants et qu’il fallait les
laisser tranquilles. Depuis, dans son nouveau quartier, les rats vivaient en
paix.
Gilles Raynart, l’ex-amant de la fille du maire, s’est barré à la
Martinique où il ratisse les plages à la recherche d’une autre proie à
croquer, entre deux batidas de coco.
Le vieux Jacob est mort de chagrin. La voisine, qui l’a découvert
étendu dans sa boutique, a trouvé un bracelet serré dans sa main. Le nom
gravé dessus était devenu illisible. Il avait laissé un mot, demandant
qu’on l’enterre avec le petit clown.
La maman de Lily guette toujours son enfant sur le bord de la route qui
longe le bois. Elle sait que sa petite fille viendra lui apporter des fleurs…
Elle est un peu triste parce que Lara ne vient plus la voir. Pourtant, c’est
elle qui l’a aidée à s’échapper de la maison des fous ! Elle lui a dit que
Lily l’attendait de l’autre côté du mur. Lara est plus sauvage que Lily.
C’est sans doute pour ça qu’elle ne pense pas à venir. Mais c’est pas
grave ! Sa maman ne lui en veut pas. C’est une si gentille petite fille…
Comme Lily ! Tiens, d’ailleurs, elle la voit ! Oui, c’est elle là-bas, tout en
blanc. Elle a des coquelicots dans les mains. Elle rit ! Elle est heureuse et
elle chante.
Et sous son corsage blanc,
Là où battait son cœur,
Le soleil gentiment
Faisait vivre une fleur.
Comme un p’tit coquelicot, mon âme,
Comme un p’tit coquelicot.
Peut-être ne faudrait-il se souvenir que de la couleur des coquelicots…
Mes plus vifs remerciements à la Communauté française de Belgique
et à la Promotion des lettres, pour la bourse octroyée dans le cadre de ce
projet.
À Éva, Jeannot, Marie, Nicole, Willy, Riton, Jean-Yves Thual (mon
pin’s préféré), et aux autres…
À mon mec, mes mômes, mes amis.
À Geneviève Perrin et à Patrick Leimgruber.
À mon éditeur pour sa confiance.
Et à mes parents, sans qui je n’aurais pas eu la chance de vivre à
Montmartre.
Et à Gérard Collard, éternellement !
Si vous souhaitez recevoir notre catalogue
et être tenu au courant de nos publications,
vous pouvez consulter notre site internet :
www.belfond.fr
ou envoyer vos nom et adresse,
en citant ce livre,
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12, avenue d’Italie, 75013 Paris.
Et, pour le Canada,
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1055, bd René-Lévesque-Est,
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