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Prise de vue
3. La légalité internationale
Souveraineté et formation du droit international
Tout ordre juridique comporte un mode de formation des règles, qui peut
s’organiser sur l’un de ces deux modèles : hiérarchique ou anarchique. L’ordre
interne, tel que l’a constitué l’État, obéit au modèle hiérarchique ; le « droit
objectif » s’y compose de normes primaires émanant de l’État, et qui traduisent les
conceptions politiques de ceux qui, dans son appareil, sont investis du pouvoir de
les définir. Les unes créent immédiatement des droits et des obligations au profit et
à la charge des « sujets » de l’État qui, même quand ils participent indirectement à
la formation de ces règles par leur pouvoir de désignation de ceux qui les posent,
ont avec l’État un rapport de soumission. Les autres investissent ces sujets de
« pouvoirs légaux », et les habilitent à poser, par des actes juridiques tels que le
contrat, des normes secondaires qui complètent la légalité objective et ne valent
normalement que dans les rapports entre ceux qui ont été associés à leur
confection ; cette fois encore, les sujets sont subordonnés à l’État, et leurs
stipulations ne produisent d’effets légaux que dans la mesure de leur conformité à
la légalité objective qui les encadre.
Mais les autres modes de formation ne font pas une place moindre au
consentement. Sans doute les règles coutumières sont-elles fondamentales dans
un système juridique où la volonté des sujets trouve trop peu d’occasions de
s’exprimer dans des traités, spécialement à l’échelle universelle, et où les règles
générales peuvent plus aisément se former sur la base d’un assentiment tacite que
par un processus organisé ; mais la plupart des États mettent l’accent sur le
caractère volontaire de la formation coutumière : si une pratique de fait uniforme,
commune à un groupe d’États, et même à l’ensemble de leur collectivité, se
transforme en règle de droit, c’est parce que les États, mis en position de protester
contre elle si elle porte atteinte à leurs intérêts, ont tacitement accepté cette
transformation, et consenti à la formation de la règle ; une opposition de
quelques-uns d’entre eux n’y aurait certes pas fait obstacle si la majorité y aspirait,
mais elle l’aurait du moins rendue inopposable aux dissidents, exactement comme
en matière de traités. Et que disparaisse l’opinio juris, la conviction tacite
manifestée par les États que cette pratique de fait doit être, ou rester, une
exigence légale, et la norme elle-même disparaît, comme a disparu par exemple la
règle selon laquelle la largeur de la mer territoriale est limitée à trois milles, quand
un nombre suffisant d’États ont exprimé leur hostilité à son maintien.
Peut-on du moins compter sur des modes d’exécution forcée des obligations
auxquelles les États qui y sont soumis refusent de se conformer ? Cette fois
encore, la souveraineté de l’État et l’absence de pouvoir supranational qui en
résulte interdisent la constitution d’une force collective apte à mettre en œuvre des
mesures coercitives contre les récalcitrants. Et, faute de mieux, il appartient à
chaque État, dans la mesure que précisent les règles internationales, de faire
pression sur l’État dont il estime qu’il ne s’acquitte pas de ses obligations à son
égard, et de déclencher lui-même des « représailles ».
Est-ce à dire que le droit international, dont nul être supérieur à ses sujets
n’est garant, est un droit illusoire, livré au bon vouloir de ceux auxquels il prétend
s’imposer ? Si l’on veut bien prêter attention à la réalité internationale et ne pas la
concentrer sur les seules matières où les intérêts fondamentaux des États sont en
cause, on constate au contraire que la très grande majorité des règles sont
respectées dans la très grande majorité des cas. Non pas certes grâce aux suites
légales organisées, dont la valeur d’intimidation est faible, mais par le jeu de deux
mécanismes inégalement originaux. D’abord, et le droit international ne se
distingue pas ici du droit interne, l’effectivité des systèmes juridiques repose
principalement sur la volonté des sujets de se conformer à leurs obligations, plus
que sur l’appareil légal qui peut les y contraindre. Encore faut-il qu’ils y trouvent un
intérêt ; or, le droit international est tout entier fondé sur le principe de réciprocité :
de même qu’il ne s’oblige, au stade de la formation des normes, que pour obtenir
des autres qu’ils s’obligent à leur tour, l’État ne manque à ses obligations que dans
les hypothèses où il attend plus de profit de son comportement illicite qu’il ne craint
d’inconvénients de la réaction d’autres États à ce comportement ; or ceux-ci
peuvent soit répliquer de façon strictement réciproque par un manquement
équivalent, soit déclencher contre lui des mesures de pression, le plus souvent
licites mais inamicales, qui affectent gravement ses intérêts. Le juriste a sans
doute peu de chose à dire du mécanisme qui peut amener un État à se conformer
à ses obligations à la suite d’un calcul du coût et du profit attendus de ses
manquements éventuels ; il ne peut pas pour autant méconnaître le processus
politique sur lequel repose en dernier ressort la soumission au droit.
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