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DE L' « AU-DELÀ DE L'ÊTRE » À L' « AUTREMENT QU'ÊTRE » : LE

TOURNANT LÉVINASSIEN

Jean-Marc Narbonne

Presses Universitaires de France | « Cités »

2006/1 n° 25 | pages 69 à 75
ISSN 1299-5495
ISBN 9782130555254
DOI 10.3917/cite.025.0069
Article disponible en ligne à l'adresse :
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De l’ « au-delà de l’être »
à l’ « autrement qu’être » :
le tournant lévinassien
JEAN-MARC NARBONNE

Levinas a donné comme titre à l’un de ses ouvrages majeurs Autrement


qu’être ou au-delà de l’essence. Ce titre est évidemment énigmatique.
« Autrement qu’être » et « au-delà de l’essence » sont-elles données
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comme deux expressions équivalentes d’une même chose, où présentent-
elles plutôt deux alternatives opposées l’une à l’autre entre lesquelles il 69
faudrait choisir, une sorte de dilemme s’imposant à la pensée ? Le
syntagme « au-delà de l’essence » est bien connu. Il se veut habituellement De l’ « au-delà de l’être »
une traduction plus ou moins fidèle d’une locution utilisée par Platon à l’ « autrement qu’être » :
dans la République à propos du Bien dans le monde des Idées, Bien qui est le tournant lévinassien
déclaré « au-delà de l’ousia (traduit ici par essence) »1. L’autre syntagme ne Jean-Marc Narbonne
l’est absolument pas et, à ma connaissance, personne avant Levinas n’avait
ainsi parlé d’un « autrement qu’être ». Soit donc les deux syntagmes
s’équivalent, soit ils s’opposent, soit encore l’un doit s’interpréter comme
le sens ultime et véritable de l’autre, comme si l’on affirmait : « Être “au-
delà de l’essence” ne peut avoir qu’un sens, celui qui consiste à le penser
comme “autrement qu’être”. »
L’ambiguïté initiale du titre se dissipe dans les premières pages de
l’ouvrage, où il apparaît que les deux syntagmes peuvent s’équivaloir dès

1. République, VI, 509 b. Sur quoi, voir notre étude sur l’au-delà platonicien dans Levinas et
l’héritage grec par Jean-Marc Narbonne, suivi de Cent ans de néoplatonisme en France. Une brève
histoire philosophique par Wayne Hankey, traduit de l’anglais par Martin Achard et Jean-Marc
Narbonne, Paris/Québec, Vrin/PUL, 2004, p. 55-73.
Cités 25, Paris, PUF, 2006
lors que le terme « essence » est reçu comme désignant non pas, de
manière classique, l’essence dans son opposition à l’existence ou au
phénomène sensible (c’est le sens platonicien), mais « l’être différant de
l’étant, le Sein allemand distinct du Seiendes, l’esse latin distinct de l’ens
scholastique. On n’a pas osé l’écrire essance, poursuit Levinas, comme
l’exigerait l’histoire de la langue où le suffixe ance, provenant de antia ou
de entia, a donné des noms abstraits d’action. On évitera soigneusement
d’user du terme d’essence et de ses dérivés dans leur emploi traditionnel.
Pour essence, essentiel, essentiellement, on dira eidos, eidétiquement ou
nature, quiddité, fondamental, etc. »1.
Si l’on ose maintenant réécrire le titre de l’ouvrage dans le sens de
ce que Levinas n’a pas osé lui-même, Autrement qu’être ou au-delà
de l’essance, on se trouve confronté à un amalgame platonico-heideg-
gerriano-lévinassien au départ assez déroutant. Pour faire vite, l’on dira
que Levinas cherche à opérer un dépassement (geste platonicien inscrit
dans l’au-delà de l’essence de la République), mais un dépassement de
quelque chose de nouveau, d’une essance qui n’a plus rien de platoni-
cien, mais qui renvoie chez Heidegger à l’énigmatique activité de l’Être
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lui-même, irréductible à l’activité des étants singuliers (comme quel-
70 qu’un pourrait vouloir faire référence à un agir de la Nature elle-même,
différent de l’agir ponctuel de tel ou tel étant naturel). Bref, Levinas
Dossier :
veut répéter le dépassement platonicien, mais cette fois à l’égard de
Emmanuel Levinas. l’Être heideggerrien lui-même, Être qui chez ce dernier est précisément
Une philosophie conçu comme absolument indépassable. L’on a donc en vérité affaire à
de l’évasion trois ruptures différentes, dont je voudrais montrer que la dernière, la
rupture lévinassienne, représente un tournant décisif dans la repré-
sentation du monde, ce qu’on pourrait appeler un retournement complet
des choses.
L’un des meilleurs moyens de caractériser l’autrement qu’être lévinas-
sien est d’en revenir à la formule qui apparaît plusieurs fois sous sa
plume, selon laquelle autrement qu’être ne signifie pas simplement « être
autrement ». Être autrement, c’est être encore un « être » d’une autre
manière, c’est partout et toujours continuer de maintenir le primat de
l’ontologie tout en en faisant jouer une variable, comme si l’on espérait
tout bonnement rectifier une ontologie par une autre (comme quel-

1. Autrement qu’être ou au-delà de l’essence (La Haye, M. Nijhoff, 1974), Paris, Le Livre de
poche, p. 9.
qu’un qui dirait : « Ce n’est pas Dieu comme x qui est raison de tout,
c’est Dieu comme y ou comme z » ; ou encore « ce n’est pas un étant
particulier qui fonde les autres étants, c’est l’Être lui-même, ou encore
quelque chose de plus énigmatique et insaisissable encore, l’Estre »
[Estre du vieux français en écho au Seyn du vieil allemand]. Pour mieux
cerner le projet de Lévinas il faut, en paraphrasant, parler plutôt d’un
autrement que selon l’être ou encore d’un autrement que selon le mode de
l’être.
Représenter un tel autrement relève cependant du défi. Disons mieux,
vouloir produire un tel autrement dans le champ de l’Être relève de la
contradiction dans les termes. Ce péril amène d’ailleurs Levinas à
prononcer des phrases que plus d’un jugeront difficiles. Qu’on en juge
plutôt sur ce seul exemple : « L’autrement qu’être s’énonce dans un dire
qui doit aussi se dédire pour arracher ainsi l’autrement qu’être au dit où
l’autrement qu’être se met déjà à ne signifier qu’un être autrement. »1
Levinas obscur ? Levinas difficile ? Peut-être, mais pas toujours...
C’est ici que la notion de tournant ou de retournement, de détour aussi,
peut s’avérer utile. Ce qui ne peut être « dit » comme tel peut éventuelle-
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ment être signifié par un détour ou à partir d’un retournement inattendu
et inespéré. Selon Levinas il faut justement se détourner de l’être et se 71
tourner vers autrui si l’on veut espérer abroger la loi de l’Être et de
l’essance pour faire apparaître en eux quelque chose qui ne tient plus du De l’ « au-delà de l’être »
tout d’eux. Le détour en question est bien marqué par Levinas lorsqu’il à l’ « autrement qu’être » :
écrit : « L’infini qui m’ordonne [...] est ce détour à partir du visage et ce le tournant lévinassien
détour à l’égard de ce détour dans l’énigme même de la trace, que nous Jean-Marc Narbonne
avons appelé illéité. »2 L’on doit comprendre ici que l’accès à l’infini (au
divin) nécessite le détour par le visage de l’autre à travers la responsabilité
pour l’autre, et que ce visage est lui-même « un détour dans l’énigme
même de la trace », dans l’exacte mesure où le visage est une luisance de
l’Infini, une trace, bien que cette trace ne soit pas simplement le « résidu
d’une présence » antérieure mais bien plutôt la modulation même de
l’infini autrement inaccessible : « La trace se dessine et s’efface dans le
visage comme l’équivoque d’un dire et module ainsi la modalité même
du Transcendant. »3 En ce sens, le détour n’est nullement un véritable

1. Ibid., p. 19.
2. Ibid., p. 27.
3. Ibid., p. 27.
détour, c’est-à-dire une voie indirecte pour arriver à destination ; le
détour est au contraire le recours, la seule voie d’accès au divin : « La
positivité de l’Infini, c’est la conversion en responsabilité, en approche
d’autrui [...]. »1
L’on accède alors à ce qu’on pourrait appeler le théorème du double
détour : le détour par le prochain est ce par quoi l’ « autrement qu’être »
peut advenir, et le prochain lui-même est trace et détour, à savoir
luisance énigmatique de l’Infini. D’où l’énoncé principiel de Levinas
selon lequel « c’est par autrui que la nouveauté signifie, dans l’être,
l’autrement qu’être »2, et la conclusion à laquelle il parvient en disant :
« Nous pensons que l’idée-de-l’infini-en-moi – ou ma relation à Dieu –
me vient dans la concrétude de ma relation à l’autre homme [...]. »3
Insistons sur le fait qu’en souhaitant rejoindre l’au-delà de l’essance de
l’être, Levinas n’évacue pas forcément l’au-delà de l’essence platonicien, en
lequel se joue quelque chose de l’ « autrement qu’être » auquel il songe
lui-même4. Car la recherche platonicienne du Bien suprême et transcen-
dant accorde elle aussi à sa manière selon Levinas une place insigne à
l’éthique. Toutefois, le détour autour duquel Levinas articule sa réflexion
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apporte quelque chose de nouveau par rapport à l’exigence éthique héritée
72 du platonisme. Je voudrais, pour illustrer cela, citer en contre-exemple un
texte d’un néoplatonicien du IVe siècle de notre ère, Jamblique, auteur qui
Dossier :
dans un ouvrage connu sous le nom des Mystères d’Égypte, explique la
Emmanuel Levinas. manière dont le divin s’y prend pour agir sur notre monde, manière qui
Une philosophie n’est pas du tout celle que son interlocuteur rival, ici Porphyre, s’imagine.
de l’évasion Jamblique écrit :

Mais tu ne comprends pas bien cela quand tu appelles « service l’excès de la


puissance des dieux, leur bonté surabondante, la cause qui enveloppe tout, leur
sollicitude envers nous et leur patronage ». De plus tu ignores le mode de leur
activité, comment le dieu n’est pas attiré vers nous ni ne se tourne vers nous mais,
séparé, nous guide et se communique à ses participants, tandis que lui-même ne
sort pas de soi ni ne s’amenuise ni ne sert ceux qui participent, mais au contraire use
de tous pour son service.

1. Ibid., p. 27.
2. Ibid., p. 279.
3. De Dieu qui vient à l’idée, Paris, Vrin, 1982, p. 11.
4. Autrement qu’être..., op. cit., p. 36.
Et Jamblique de poursuivre son explication en stigmatisant l’anthropo-
morphisme à la base de la doctrine de son rival :
L’objection présente me semble pécher encore par un autre côté : en jaugeant
d’après les hommes les œuvres des dieux, elle met en doute la façon dont elles se
produisent. Parce que c’est en se tournant vers nos sujets et parfois en nous atta-
chant affectivement à eux que nous nous occupons d’eux, [l’objection] s’imagine
à tort que la puissance des dieux est au service de ceux qu’ils dirigent ; mais ni dans
la création des mondes ni dans la providence à l’égard du devenir ni dans la divina-
tion au sujet de celui-ci, elle n’est jamais attirée jusqu’aux participants [...]1.

Plusieurs concepts s’entremêlent ici qui laissent pantois tout héritier de la


tradition judaïque et chrétienne. D’un côté l’idée de la bonté, de la puis-
sance, voire de la sollicitude du dieu pour le monde ; de l’autre, une
certaine indifférence, plus exactement, une certaine neutralité du divin
vis-à-vis de ce qu’il orchestre, vers lequel il n’a pas à se tourner et qui n’est
de toute façon pas pour lui objet d’attraction, tant et si bien qu’il ne
saurait s’abaisser ou se diminuer pour se mettre au niveau (se mettre à la
place, comme on dit) de l’autre et qu’il ne saurait davantage entrer en
communication d’affect avec lui. La notion d’un Dieu qui se tourne vers
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l’homme ou qui s’abaisse à son niveau est complètement rebelle au
concept de divinité qui est celui de Jamblique, concept que, dans une 73
large mesure, on peut dire fondamentalement grec. Certes la providence
divine est réelle, mais son exercice ne présuppose aucune implication à la De l’ « au-delà de l’être »
fois personnelle et différenciée du dieu à l’égard de qui que ce soit. Du à l’ « autrement qu’être » :
reste, son bénéficiaire est ici un simple participant et Jamblique ne se fait le tournant lévinassien
pas faute de rappeler lequel des deux est au service de l’autre. Frappante Jean-Marc Narbonne
aussi est la contre-distinction opérée entre la conversion de l’homme vers
l’homme (le verbe grec est epistrephein, c’est donc littéralement le fait de se
retourner, bref la conversio), et la non-conversion du dieu vers celui qui en
participe. Le message est clair. Notre empathie pour autrui ne doit pas
fournir le modèle du rapport que le dieu entretient avec nous, qui n’est un
rapport d’altérité ou un rapport à autrui qu’en apparence, puisque le
service que le dieu rend aux participants est en réalité un service pour lui-
même.
Chez Levinas, tout à l’inverse, l’empathie ressentie pour autrui et la
sympathie à lui manifestée est le détour grâce auquel la compréhension du

1. Jamblique, Les Mystères d’Égypte, texte établi et traduit par É. Des Places, Paris, Les Belles
Lettres, « Collection des Universités de France » (III, 17, 139,13-140, 15), p. 122.
divin comme inclination vers l’homme (la seule qui nous soit accessible
peut-être) se fait jour. On a volontiers opposé erôs qui monte (c’est le
modèle grec du rapport au dieu) à agapè qui descend (c’est le modèle
judéo-chrétien de l’amour et de l’intérêt manifesté par Dieu pour
l’homme). L’on remarque plutôt maintenant avec Levinas un agapè qui
monte, à savoir un amour désintéressé qui justement parce qu’il est tout
tourné vers son prochain et séjourne près de lui, autorise une remontée
vers Dieu. C’est ainsi et seulement ainsi, pour paraphraser le titre d’un
autre ouvrage de Levinas, que Dieu vient à l’idée1. La question de savoir ce
qu’est Dieu, quel « être » peut lui revenir n’a plus sa place. L’ontologie
n’est plus de mise et perd même toute pertinence. C’est le souci pour
l’autre, on l’a vu, qui désormais module le Transcendant. Agapè qui
descend est entièrement modulé par agapè qui séjourne et qui pour cette
raison monte. L’autrement qu’être est ainsi et seulement ainsi atteint. C’est
ce que professe Levinas lorsqu’il écrit : « Il n’y a pas de modèle de trans-
cendance en dehors de l’éthique. »2
L’on peut à partir d’ici hasarder notre thèse, à savoir que le primat de
l’éthique sur l’ontologie ne peut intervenir que dans un cadre où le divin
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lui-même se montre prêt, disons, à se détourner un instant de ses affaires
74 pour se tourner vers les nôtres. C’est cet engagement qui initie ce qu’on
peut appeler un retournement complet des choses. À partir de là toute une
Dossier :
histoire, une odyssée ou si l’on préfère aussi une alliance engageant
Emmanuel Levinas. personnellement les uns et les autres peut s’enclencher. Telle est évidem-
Une philosophie ment l’Alliance conclue entre Yahweh et le peuple d’Israël, Yahweh qui
de l’évasion voit la détresse de son peuple (Exode, 3, 7) et décide souverainement de
prendre les choses en main, qui est miséricordieux et compatissant (Exode,
34, 6), et qui à sa manière est un Dieu qui se tourne et qui descend. Ne lit-
on pas dans les Psaumes : « Exauce-moi Yahweh, car ta bonté est géné-
reuse ; dans ta grande miséricorde, tourne-toi vers moi » (69, 17), ou
encore : « Yahweh, qu’est-ce que l’homme pour que tu te préoccupes de
lui, le fils du mortel, pour que tu prennes garde à lui ? L’homme est
semblable à un souffle : ses jours sont comme l’ombre qui passe. Yahweh,
abaisse tes cieux et descends » (144, 4-5). Telle est aussi la Nouvelle Alliance
du Dieu descendu, sacrifié, crucifié, celui qui à l’inverse justement du
Dieu jamblichéen, est venu non pour être servi mais pour servir (Év. selon

1. De Dieu qui vient à l’idée, Paris, Vrin, 1982.


2. L’humanisme de l’autre homme (Fata Morgana, 1972), Paris, Le Livre de poche, 1982, p. 48.
s. Marc, 10, 45), qui demande qu’on aime l’ennemi à la mesure de l’ami
(Év. selon s. Matthieu, 5, 44) et qui lie comme à son égal l’amour du
prochain à l’amour pour Dieu (ibid., 22, 34-40). Et l’on réalise ainsi que
la rupture lévinassienne est une restauration ou disons plus simplement
une réactualisation d’une rupture ancienne, le retournement complet des
choses inauguré par le judéo-christianisme. Levinas l’avoue lui-même :
« La Bible, ou, si l’on préfère, la source judéo-chrétienne de notre culture,
consiste à affirmer un lien primordial de responsabilité “pour l’autre”. »1
Aller au-delà de l’essance (réponse de Levinas à Heidegger) signifie donc
se libérer de l’orbite de l’Être dans ce qu’il représente de plus anonyme,
oppressant et menaçant. C’est se libérer non de la métaphysique mais du
dépassement voulu de la métaphysique aboutissant à une mainmise encore
plus exclusive de l’Être ramené à l’Eireignis, c’est-à-dire à l’événementialité
aveugle2. Comme le demande Levinas : « Faut-il que l’Être, transcendant
les étants, c’est-à-dire une puissance impersonnelle et sans visage comme
un fatum, donne un sens au réel ? »3
Aller au-delà de l’essence limitée (projet platonicien) vers le Bien signifie
se libérer du joug de l’étant déterminé et limité en direction de sa source
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non limitative, bienfaisante et lumineuse. C’est une rupture dans l’Être ou
du moins à l’extrémité de l’Être, vis-à-vis des limitations intrinsèques aux 75
étants toujours parcellisés et particularisés qui ne peuvent incarner qu’un
bien lui-même partiel. De l’ « au-delà de l’être »
Aller au-delà de l’essence par mode d’autrement qu’être (projet lévinas- à l’ « autrement qu’être » :
sien) signifie s’affranchir de toute essence et de la pensée même de le tournant lévinassien
l’essence, pour faire résonner quelque chose non seulement d’au-delà mais Jean-Marc Narbonne
de plus ancien et plus auguste que l’Être, s’il est vrai, comme y insiste sans
cesse Levinas, que « le caractère ex-ceptionnel, extra-ordinaire – transcen-
dant – de la bonté, tient précisément à cette rupture avec l’être et avec son
histoire »4.

1. Les imprévus de l’histoire, Paris, Le Livre de poche, p. 181.


2. Sur l’Être heideggérien comme Ereignis et destin aveugle, voir J.-M. Narbonne, Hénologie,
Ontologie et Ereignis (Plotin - Proclus - Heidegger), Paris, Les Belles Lettres, 2001.
3. Liberté et commandement, Paris, Le Livre de poche, 1994, p. 122.
4. Autrement qu’être..., op. cit., p. 36.

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