Documents sauvegardés

Mardi 1 février 2022 à 13 h 21

1 document

Par Université Paul Sabatier

Ce document est réservé à l'usage exclusif de l’utilisateur désigné par UNIVERSITE-DE-

TOULOUSE et ne peut faire l'objet d'aucune autre utilisation ou diffusion auprès de tiers. •
Tous droits réservés • Service fourni par CEDROM-SNi Inc.
Documents sauvegardés par Université Paul Sabatier Mardi 1 février 2022 à 13 h 21

Sommaire

Documents sauvegardés • 1 document

25 novembre 2021
"Nous vivons une époque de régression politique" p q
L'Obs ... porte un regard rétrospectif sur le travail de sa vie. Dans cet ouvrage monumental, 3
Jürgen Habermas se demande plutôt : « Que peut encore la philosophie? » Cette
question aussi vient tardivement, au soir d ...

Ce document est réservé à l'usage exclusif de l’utilisateur désigné par UNIVERSITE-DE-TOULOUSE et ne peut faire
l'objet d'aucune autre utilisation ou diffusion auprès de tiers. • Tous droits réservés • Service fourni par CEDROM-SNi Inc.
2
Documents sauvegardés par Université Paul Sabatier Mardi 1 février 2022 à 13 h 21

Jeudi 25 novembre 2021

L'Obs • p. 80,81,82,83,84,85 • 3618 mots

Nom de la source

"Nous vivons une époque de

L'Obs
Type de source
Presse • Magazines et revues
Périodicité
régression politique" p q
Hebdomadaire Propos recueillis par MICHAËL FOESSEL et MARIE LEMONNIER
Couverture géographique
Internationale JÜRGEN HABERMASA 92 ans, "le dernier grand philosophe" surprend
Provenance encore avec une monumentale exploration des liens entre religion et
Paris, Ile-de-France, France
pensée rationnelle. Pour la parution en France de cette "Histoire de la
philosophie", l'intellectuel allemand a accordé à "l'Obs" un entretien
exclusif, que nous avons mené avec le philosophe Michaël Foessel
p. 80 p. 81 p. 82

G
illes Deleuze disait que la
question « Qu'est-ce que la
philosophie? » se pose sur le
tard, quand un philosophe porte un re-
p. 83 p. 84 p. 85
gard rétrospectif sur le travail de sa vie.
Dans cet ouvrage monumental, Jürgen
Habermas se demande plutôt : « Que
peut encore la philosophie? » Cette
question aussi vient tardivement, au soir
d'un itinéraire entamé aux lendemains
de la Deuxième Guerre mondiale et dont
l'obstination ne s'est jamais démentie. Se
présentant lui-même comme un « pro-
duit de la rééducation » après la cata-
strophe venue d'Allemagne, Habermas
n'a cessé de s'interroger sur les pouvoirs
de la raison. Sans méconnaître les «
déraillements de la modernité », il a
voulu réinvestir les « promesses non
tenues des Lumières » pour penser un
espace public où l'échange libre des ar-
guments l'emporte sur l'usage de la vio-
lence.
« Une histoire de la philosophie »
parachève cet itinéraire en donnant de
© 2021 L'Obs. Tous droits réservés. Le présent nouvelles raisons de ne pas désespérer
document est protégé par les lois et conventions in-
ternationales sur le droit d'auteur et son utilisation est
de la raison. L'entreprise se présente
régie par ces lois et conventions. comme une généalogie de la philosophie
Certificat émis le 1 février 2022 à UNIVERSITE-DE- postmétaphysique, une pensée qui a
TOULOUSE à des fins de visualisation personnelle et tempo-
raire.
renoncé au savoir absolu, mais qui ne
news·20211125·OB·174380904
consent pas pour autant à se mettre au
Jürgen Habermas chez lui, à Starnberg, en
Bavière, en avril 2018.
service des sciences exactes. Pour savoir
ce que la philosophie peut encore au-
jourd'hui, Habermas s'attelle à établir ce
qu'elle a fait au cours de sa confronta-
tion avec les croyances religieuses.
Le premier volume de cet ouvrage, in-
titulé « La constellation occidentale de
la foi et du savoir », prend à bras-le-
corps l'hypothèse de l'« âge axial » (en-
tre 800 et 200 ans av. J.-C.) qui a vu
l'apparition simultanée de doctrines et
de méthodes qui, de la géométrie aux
premiers monothéismes, rompent avec
le mythe et arrachent l'humanité au «
monde sacral ». Habermas envisage la
pensée séculière comme le résultat d'une
osmose entre religions et philosophie :
la seconde a donné un sens moral aux
espérances de salut des premières. Ce
n'est pas la moindre originalité de ce
livre que de situer la préhistoire des Lu-
mières dans des discours où se confron-
tent la foi et le savoir. Loin de sortir
de la religion, la modernité proviendrait
d'un immense « processus d'apprentis-
sage » au cours duquel la raison s'est
constituée dans un dialogue tendu mais
compréhensif avec des contenus d'orig-

Ce document est réservé à l'usage exclusif de l’utilisateur désigné par UNIVERSITE-DE-TOULOUSE et ne peut faire
l'objet d'aucune autre utilisation ou diffusion auprès de tiers. • Tous droits réservés • Service fourni par CEDROM-SNi Inc.
3
Documents sauvegardés par Université Paul Sabatier
ine religieuse. Habermas est conscient
de tenter cette synthèse à une époque où
le religieux, sous la figure de son « re-
tour » intégriste, semble menacer à nou-
veau les équilibres démocratiques de la
modernité. Mais il se refuse à réduire
les menaces qui pèsent sur la liberté aux
affirmations violentes de la foi. Ce que
la raison a pu faire dans un contexte
bien plus hostile (intégrer par la critique
des contenus religieux qui lui étaient
étrangers), elle peut encore le faire si
elle ne s'aveugle pas sur sa propre puis-
sance. Aujourd'hui comme hier, le dés-
espoir est le seul péché capital de la rai-
son.
MICHAËL FOESSEL Votre « Histoire
de la philosophie », dont paraît en
France le premier tome, se présente
comme la « généalogie d'une pensée
postmétaphysique ». Quel était votre ob-
jectif en vous lançant dans une telle
aventure? L'histoire de la philosophie
est un réseau complexe d'idées et d'ar-
guments. Mais lorsqu'on s'attache à tirer
un fil rouge de cette trame permettant de
discerner des progrès dans les discours
des auteurs étudiés, alors l'histoire de
la philosophie nous apparaît comme un
grand processus d'apprentissage. Dans
ce livre, je m'efforce de restituer l'un de
ces fils, qui, dans la culture occidentale,
a pris la forme d'une confrontation en-
tre théologie et philosophie, entre foi et
savoir. Si je me suis cantonné à l'étude
de la philosophie occidentale, je n'en-
tends en rien plaider en faveur d'un quel-
conque « occidentalisme ». Il est certain
que nous pouvons apprendre des autres
cultures et, surtout, suivre les traces
sanglantes de l'évolution occidentale à
la lumière crue des savoirs postcoloni-
aux. Mais cette critique et cette auto-
critique, comme tous les mouvements
émancipateurs d'aujourd'hui, se fondent
sur les normes d'une culture politique
Ce document est réservé à l'usage exclusif de l’utilisateur désigné par UNIVERSITE-DE-TOULOUSE et ne peut faire
l'objet d'aucune autre utilisation ou diffusion auprès de tiers. • Tous droits réservés • Service fourni par CEDROM-SNi Inc.
libérale. C'est pourquoi je me suis ef-
forcé de balayer devant ma porte avant
d'examiner, dans le cadre de la philoso-
phie occidentale, si l'idée de « liberté ra-
tionnelle » peut être envisagée comme le
résultat d'un processus d'apprentissage
philosophique. C'est en procédant ainsi
que, lors de confrontations intercul-
turelles où chacun se montre, dans
l'idéal, disposé à apprendre de l'autre,
nous pouvons défendre avec détermina-
tion notre conception actuelle de la dé-
mocratie et des droits de l'homme. Pou-
vons-nous considérer que le droit de la
raison élaboré au fil des siècles et la
morale universaliste qui les sous-ten-
dent sont des résultats de tels processus
d'apprentissage? Voilà la question qui
m'intéresse avant tout. Car à partir de là
se sont développés les principes de l'Etat
de droit démocratique, qui sont à nou-
veau remis en question aujourd'hui par
les mouvements populistes de droite et
les régimes autoritaires. Nous vivons à
cet égard une époque de régression poli-
tique.
Dans ce premier tome, vous montrez
que des contenus d'origine biblique ont
été transférés dans les concepts fonda-
mentaux de la philosophie moderne.
Vous parlez ainsi d'« osmose sémantique
». Oui, ma génération avait encore pour
habitude de négliger les processus d'ap-
prentissage qui furent à l'oeuvre pendant
ces mille ans où les discours
philosophiques en Occident étaient
presque exclusivement menés dans l'or-
bite de l'Eglise et de ses théologiens -
comme si la philosophie grecque faisant
autorité n'avait trouvé une suite sérieuse
que dans l'humanisme du début des
temps modernes. Or c'est précisément à
cette « osmose » que la pensée séculière
moderne doit son universalisme en droit
et en éthique.
Mardi 1 février 2022 à 13 h 21
En d'autres termes, vous vous élevez
contre une compréhension étroite des
Lumières qui voit la religion comme
fondamentalement irrationnelle, vio-
lente, inassimilable Je ne me fais aucune
illusion sur l'histoire de la violence dans
l'Eglise catholique romaine. Mais si je
n'évoque qu'occasionnellement ce « ver-
sant sombre » d'une religion organisée
adoptant la forme d'une puissance ré-
pressive, c'est parce que mon sujet n'est
pas l'Eglise comme acteur historique, ni
la religion en tant que telle, mais l'his-
toire de la pensée philosophique. Celle-
ci fut, pendant presque mille ans, institu-
tionnellement et substantiellement liée à
l'Eglise et à la doctrine chrétienne. Mais
cette relation n'était en rien unilatérale.
BIO EXPRESS Né en 1929, JÜRGEN
HABERMAS est considéré comme l'un
des philosophes les plus importants de
notre temps. Représentant de la deux-
ième génération de l'école de Francfort,
défenseur obstiné de l'Europe, il a bâti
depuis « l'Espace public » paru en 1962
une oeuvre immense, dont le titre phare
est « Théorie de l'agir communication-
nel » (1981). Il publie aujourd'hui le
tome 1 d'« Une histoire de la philoso-
phie », chez Gallimard.
Car la théologie chrétienne n'a pas
seulement décliné ses doctrines en ter-
mes philosophiques : elle s'est ellemême
rendue dépendante de la philosophie,
qui avait endossé le rôle de gardienne
des sciences. La « doctrine sacrée » ne
devait pas contredire la « raison na-
turelle ». Cela dit, les philosophes qui
étaient chargés de le vérifier étaient aus-
si théologiens de formation.
Mais votre question rappelle à mon bon
souvenir tout ce qui distingue les Lu-
mières philosophiques françaises des
Lumières philosophiques allemandes.
4
Documents sauvegardés par Université Paul Sabatier
Dans ce pays biconfessionnel
(catholique et protestant) qu'est l'Alle-
magne, la querelle des confessions a
créé un tout autre climat intellectuel.
Lessing et Kant se montraient bien plus
disposés que nombre des principaux
hommes des Lumières français à prêter
attention aux contenus de la tradition re-
ligieuse susceptibles de nourrir la réflex-
ion philosophique. A cet égard, les Lu-
mières ont un accent différent dans les
traditions de nos deux pays ; et c'est à
cela qu'il faudrait attribuer d'éventuels
malentendus dans la réception de mon
livre en France.
Mais n'y a-t-il pas quelque chose de
paradoxal à rechercher les sources d'une
raison libérée de la transcendance (la
pensée postmétaphysique) dans des pen-
sées religieuses? Le paradoxe que vous
présumez se dissipe de lui-même dès
que l'on distingue comme il convient les
composantes profanes et religieuses
dans la genèse du droit et de la morale
rationnels. Du point de vue anthro-
pologique, nos jugements étayés sur des
sentiments moraux trouvent leur origine
profane dans la famille, dans les divers
égards que des parents proches ont «
toujours déjà » dû se témoigner entre
eux. Cette origine profane se retrouve
également dans les doctrines de sagesse
à caractère littéraire des civilisations
développées, mais encore marquées par
le mythe. Avant même l'émergence des
images du monde religieuses de « l'âge
axial » [Karl Jaspers nomma ainsi la
période de révolution cognitive située
entre 800 et 200 av. J.-C., qui vit ap-
paraître simultanément, sur divers conti-
nents, les doctrines religieuses, NDLR],
il existait déjà des formulations simi-
laires du principe moral connu sous le
nom de « règle d'or » : « Ne fais pas
à autrui ce que tu ne voudrais pas que
l'on te fasse. » Cependant, cette maxime
Ce document est réservé à l'usage exclusif de l’utilisateur désigné par UNIVERSITE-DE-TOULOUSE et ne peut faire
l'objet d'aucune autre utilisation ou diffusion auprès de tiers. • Tous droits réservés • Service fourni par CEDROM-SNi Inc.
proverbiale n'est pas encore universal-
iste au sens strict. Car l'opération d'uni-
versalisation qui y est prescrite peut être
menée par chacun à partir de son unique
perspective. Nous ne pensons de façon
véritablement universaliste qu'à partir
du moment où nous considérons seule-
ment comme valides les normes qui se
révèlent être bonnes pour tous du point
de vue différent de chacun.
Les images du monde de la période ax-
iale, ces « religions du monde » comme
les appelait Max Weber, sont les pre-
mières à « moraliser » le sacré exprimé
dans les mythes en rendant les préceptes
moraux généraux contraignants pour
tous les membres d'une communauté re-
ligieuse potentiellement illimitée. Et
c'est finalement la pensée « sécular-
isante » des Lumières qui surmontera ce
blocage ultime qu'était l'appartenance à
une communauté religieuse particulière
: depuis lors, les mêmes normes sont
censées s'appliquer également à tous.
Vous êtes ainsi attentif aux « osmoses »
entre raison et foi, votre pari étant que
la raison peut s'approprier des vérités
qui trouvent leur origine hors d'elle. N'y
a-t-il pas pourtant dans les religions
monothéistes quelque chose de « non
sécularisable » et de non négociable (les
questions de l'avortement, de la fin de
vie ou du mariage en sont des exem-
ples)? Quelque chose de totalisant aussi,
qui ne peut pas passer sous les fourches
Caudines de la raison? Lorsque je dis
que la religion aussi relève de l'histoire
de la raison, je ne méconnais en rien
le versant sombre du complexe sacral
et l'irrationnel que charrie le « blindage
» dogmatique des doctrines religieuses.
La différence décisive entre les doc-
trines religieuses et les conceptions
philosophiques laïques, je la discerne
dans le fait que la pensée séculière ne
Mardi 1 février 2022 à 13 h 21
peut pas tabler sur une garantie de salut
qui répare les souffrances injustement
endurées par des victimes innocentes. Je
m'efforce de remonter les traces de cer-
tains concepts centraux de la philoso-
phie pratique, dont les contenus de
vérité trouvent leur origine dans des tra-
ditions religieuses - par exemple, l'idée
de l'individu impossible à confondre
avec un autre, par opposition à la per-
sonne en général ; ou l'idée de l'au-
tonomie moralement responsable, par
opposition à la simple liberté d'action.
Devons-nous nous défaire, en même
temps que de la religion elle-même, de
cet héritage sécularisé de la religion, et
jeter le bébé avec l'eau du bain? La tra-
duction de contenus sémantiques d'orig-
ine religieuse ne change rien aux diver-
gences de vues entre citoyens laïcs et
citoyens croyants sur les questions ju-
ridiques que vous évoquez (avortement,
fin de vie, mariage ). Aux yeux du lég-
islateur démocratique, seuls des argu-
ments séculiers, c'est-à-dire accessibles
de la même manière à tous les citoyens,
peuvent prétendre à la validité lorsqu'il
s'agit de légiférer sur ces questions.
Néanmoins, je n'exclus pas que des
citoyens laïcs puissent aussi prêter atten-
tion aux objections d'origine religieuse
opposées à leurs propres intuitions.
Qu'en est-il, par exemple, de la produc-
tion biotechnologique de chimères?
Même si l'on voulait laisser libre cours
à la création d'organismes hybrides dans
le but de produire des organes de
rechange, quid des interventions eu-
géniques dans le génome des enfants à
naître pratiquées selon les desiderata des
parents? De mon point de vue, une lib-
erté de choix eugénique, prétendument
libérale, entièrement laissée à la volonté
des parents, ne viendrait pas seulement
enfreindre un tabou qui trouve ses
racines dans la religion : elle porterait
5
Documents sauvegardés par Université Paul Sabatier
aussi atteinte à l'intégrité de la personne
à venir, que j'aimerais voir protégée
pour des raisons morales - bien qu'une
justification réellement convaincante
d'une telle protection me manque encore
provisoirement.
A l'heure de la concurrence des reli-
gions, quelle place celles-ci doivent-
elles occuper dans nos démocraties
sécularisées, où cohabitent désormais le
catholicisme, le judaïsme, l'islam et le
protestantisme? Les Etats de droit dé-
mocratiques doivent exiger de tous les
citoyens, sans aucune distinction, qu'ils
reconnaissent les principes constitution-
nels. C'est pourquoi ils ne peuvent tolér-
er que les communautés religieuses qui
reconnaissent le pluralisme religieux.
Car cette reconnaissance implique d'ac-
cepter que seules comptent des raisons
séculières, c'est-à-dire compréhensibles
de la même manière par chacun,
lorsqu'il s'agit de prendre des décisions
juridiquement contraignantes. Parce que
les lois lient tous les citoyens entre eux,
les justifications religieuses ne doivent
avoir aucune place dans le processus
législatif. Pour ce qui concerne la re-
cevabilité des expressions religieuses, je
plaide depuis longtemps en faveur d'un
filtre entre la sphère publique politique
et les institutions de l'Etat, Parlement
compris.
C'est-à-dire? Mon idée est simple. Dans
la sphère publique, je considère que tout
citoyen doit être libre de recourir au lan-
gage dans lequel il ou elle souhaite se
faire entendre politiquement. Des énon-
cés religieux peuvent même, si besoin,
trouver des traductions profanes dans les
débats publics. Par contre, au sein des
institutions étatiques, la confrontation
ne doit se dérouler que dans un langage
laïc, avec des arguments également ac-
cessibles pour tous. Il existe en effet un
Ce document est réservé à l'usage exclusif de l’utilisateur désigné par UNIVERSITE-DE-TOULOUSE et ne peut faire
l'objet d'aucune autre utilisation ou diffusion auprès de tiers. • Tous droits réservés • Service fourni par CEDROM-SNi Inc.
seuil entre la sphère publique politique
et le Parlement. Sitôt ce seuil franchi,
seules les raisons avancées dans un lan-
gage séculier doivent être prises en con-
sidération. Le président du Parlement
pourra veiller, par exemple, à ce que les
déclarations religieuses ne soient pas en-
registrées dans les procès-verbaux. En
ce sens, il « filtre » les flux commu-
nicationnels provenant de la sphère
publique.
Votre généalogie de la pensée postméta-
physique est aussi l'histoire d'une « crise
» de la philosophie contemporaine.
Cette crise est liée, expliquez-vous, au
déploiement des sciences en de multi-
ples domaines de spécialisation qui ren-
dent désormais impossible un savoir sur
le « Tout ». La philosophie ne peut plus
prétendre surplomber ces savoirs.
Oui, la question de savoir si la philoso-
phie peut encore contribuer à l'idée que
se fait une société d'elle-même et du
monde me préoccupe. La philosophie ne
se montrerait capable d'une telle contri-
bution qu'à la condition de continuer de
se confronter, malgré la spécialisation
nécessaire et même souhaitable de son
travail de recherche, aux grandes ques-
tions sur le « Tout » relevant de sa pro-
pre tradition. Mais de s'y confronter en
faisant preuve d'une clarté analytique
suffisante et, autant que possible, à
l'aune du savoir scientifique disponible.
Kant s'intéressait encore aux questions
de grande envergure. Il voulait savoir
ce que nous pouvons connaître, ce que
nous devons faire et ce qu'il nous est
permis d'espérer. Il entendait même
répondre à la question « Qu'est-ce que
l'homme? » C'est beaucoup demander.
Dans « Une histoire de la philosophie »,
j'entends également expliquer pourquoi
une pensée postmétaphysique ne doit
pas renoncer à ces questions, ne doit pas
Mardi 1 février 2022 à 13 h 21
se désister.
Quel est alors le rôle de la philosophie
aujourd'hui? Que peut-elle encore?
Dans nos sociétés très sécularisées, la
philosophie joue encore un rôle majeur
dans la légitimation des principes con-
stitutionnels sur lesquels repose l'exer-
cice du pouvoir politique. La grande et
durable influence exercée par l'oeuvre
de John Rawls témoigne de l'importance
de la théorie politique. Et c'est précisé-
ment en des temps de régression poli-
tique, où les mouvements populistes de
droite gagnent en force, que ce rôle se
révèle éminemment précieux. De plus,
la philosophie, avec ses questions ayant
trait au « Tout », doit partir du fait trivial
suivant : nous, les hommes, que nous le
voulions ou non, nous retrouvons tou-
jours dans le contexte d'un monde vécu,
partagé sur le mode de l'intersubjectiv-
ité, qui détermine à l'avance une certaine
compréhension, même floue, de notre
existence au monde. Contribuer, de
manière rationnelle, à élucider cette «
précompréhension », telle est bien au-
jourd'hui la tâche de la philosophie.
Avec leur connaissance objectivante du
monde, les sciences, dans une certaine
mesure, tournent le dos à cette précom-
préhension. Certes, il existe, en philoso-
phie, de bonnes raisons de se garder de
tout verbiage prétentieux ; mais ces
scrupules ne justifient pas de renoncer
aux grandes questions de la tradition.
On caractérise aujourd'hui souvent nos
sociétés comme celles de la « post-vérité
», de la défiance à l'endroit des institu-
tions, avec toutes les conséquences poli-
tiques qu'implique une telle défiance De
façon stupéfiante, l'assaut contre le
Capitole, à Washington, le 6 janvier
dernier, a mis en évidence le rapport
étroit existant entre démocratie et vérité.
Car la formation de l'opinion et de la
6
Documents sauvegardés par Université Paul Sabatier
volonté démocratiques exige un espace
public inclusif dans lequel les citoyens
peuvent se forger leurs propres convic-
tions politiques sur les mêmes théma-
tiques et selon les mêmes critères du «
vrai » et du « faux ». Au lieu de cela,
nous observons aujourd'hui une frag-
mentation croissante de la sphère
publique en niches sous-culturelles qui
s'immunisent les unes des autres. Dans
les médias sociaux en particulier, des «
bulles » communicationnelles tout à fait
autarciques se forment, dans lesquelles
les acteurs « se confirment » mutuelle-
ment en échangeant des opinions jour-
nalistiquement non filtrées, dans un
horizon qui se limite à préserver leur
identité et ainsi contrer toute critique
venant « de l'extérieur ». Du point de
vue d'un tel espace communicationnel,
semi-privé et limité, insensible aux
questions de vérité, la sphère publique
de l'Etat démocratique, qui prétend in-
clure tous les citoyens, n'est plus perçue
que comme une forme de communica-
tion concurrentielle. En d'autres termes
: la communication pouvant s'appuyer
sur des informations vérifiées et des pro-
grammes élaborés de façon profession-
nelle pourrait à l'avenir être tout sim-
plement mise au rancart par une com-
munication de UNE HISTOIRE DE LA
PHILOSOPHIE.
TOME I. LA CONSTELLATION OC-
CIDENTALE DE LA FOI ET DU
SAVOIR, de Jürgen Habermas, traduit
de l'allemand par Frédéric Joly, Galli-
mard, « NRF essais », 852 p., 32 euros.
Le tome 2 paraîtra en octobre 2022.
plateforme contrôlée par algorithmes.
Cette évolution pathogène ne doit na-
turellement pas être attribuée à la tech-
nologie de la numérisation en tant que
telle. Elle est plutôt le résultat de la mer-
cantilisation d'une communication de
Ce document est réservé à l'usage exclusif de l’utilisateur désigné par UNIVERSITE-DE-TOULOUSE et ne peut faire
l'objet d'aucune autre utilisation ou diffusion auprès de tiers. • Tous droits réservés • Service fourni par CEDROM-SNi Inc.
plateforme qui n'opère plus de distinc-
tion entre les biens consommés et les
contenus évalués. La régulation
publique, attendue depuis fort
longtemps, des grands consortiums de
l'internet est une question d'hygiène
politique et n'est en rien l'affaire du
commissaire européen à la Concurrence.
Comment envisagez-vous le retour, y
compris en Allemagne, de thèmes d'ex-
trême droite dans le débat public?
Sommes-nous à la fin d'une parenthèse
historique marquée par l'évidence dé-
mocratique? J'ai effectivement l'impres-
sion que la perception générale de la
sphère politique a changé. Nous nous
considérons toujours moins en mesure,
en tant que citoyens, d'influer collective-
ment, c'est-à-dire politiquement, sur nos
propres conditions d'existence. Nous
sentons bien que la crise climatique et la
révolution numérique de la société né-
cessitent un volontarisme politique con-
sidérable. Ce qui manque, ce sont des
gouvernements élus de façon démocra-
tique avec un vrai leadership et une
vraie volonté de se confronter à ces en-
jeux, des gouvernements capables de
convaincre des majorités de la perti-
nence de leur projet politique et ne
craignant pas d'expliquer et de mettre
en oeuvre les mesures rendues néces-
saires par la situation. Hélas, au lieu de
cela, ces dernières décennies, c'est un
tout autre « style » qui s'est propagé
dans les vies politiques nationales : un
style lisse vendu sous le nom de « prag-
matisme », qui s'est contenté d'une
molle adaptation à l'intimidante com-
plexité de problèmes ayant grand besoin
d'être résolus.
En Allemagne, le style Merkel a illustré
de façon exemplaire ce renoncement op-
portuniste à tout volontarisme politique
: ce style « des petits pas », qui a rencon-
Mardi 1 février 2022 à 13 h 21
tré un certain succès sur le plan stricte-
ment national, est celui d'une adaptation
sans idée, mais flexible, aux impératifs
du maintien au pouvoir, c'està-dire des
calculs à court terme. Depuis le départ
de Merkel, le sentiment que l'on ne peut
pas continuer ainsi semble se répandre
dans une partie de la population. L'appel
de la droite extrême à se calfeutrer dans
la citadelle nationale, je le comprends
non seulement comme une manière de
battre en retraite devant la complexité
angoissante de notre situation actuelle,
mais aussi comme une réaction au sen-
timent diffus d'être pris dans une im-
passe. L'adhésion individualiste, apoli-
tique, aux théories conspirationnistes,
que nous observons aujourd'hui dans les
rangs des mouvements hostiles aux
mesures sanitaires, est une réaction ex-
trême assez similaire de fuite hors de la
réalité. Contrairement au populisme de
droite organisé, celle-ci a des traits liber-
taires. Mais il s'agit là d'un égocentrisme
des faibles, non de l'égocentrisme des
puissants auquel nous ont habitués les
inébranlables représentants d'un libéral-
isme économique décomplexé. Quant
aux partis dits « du centre », prenant
prétexte d'une situation complexe, ils se
sont assimilés les uns les autres jusqu'à
l'indistinction. Tous les antagonismes
politiques, qui ne sont plus que mis en
scène dans la vie des partis, s'évaporent
dans une action gouvernementale silen-
cieusement adaptative qui passe au
laminoir toutes les divergences justi-
fiées. Les électeurs en sont donc venus
au fil des décennies à nourrir le senti-
ment que « rien ne va plus ». Et ce sen-
timent diffus, qui tourne résolument le
dos à la politique, interdit de se poser
l'unique question réellement politique,
celle qui ouvre des lignes de front : nous
faisons-nous encore une idée réaliste de
ce dont nous avons besoin en matière de
7
Documents sauvegardés par Université Paul Sabatier Mardi 1 février 2022 à 13 h 21

capacité d'action politique, et devrion-

snous, oui ou non, regagner une telle ca-
pacité au seul niveau transnational afin
de pouvoir apporter des solutions à des
problèmes incontournables? Il est symp-
tomatique que la question de la con-
struction d'une Union européenne capa-
ble d'agir ait simplement disparu de
l'agenda politique.

Encadré(s) :

"LA RELIGION AUSSI RELÈVE DE

L'HISTOIRE DE LA RAISON."

"LA PHILOSOPHIE NE DOIT PAS

RENONCER AUX GRANDES QUES-
TIONS SUR LE 'TOUT'."

Illustration(s) :

Le philosophe a travaillé à l'Institut de

Recherche sociale de Francfort avec
Theodor Adorno et Max Horkheimer.
A Starnberg, en avril 2018.

Ce document est réservé à l'usage exclusif de l’utilisateur désigné par UNIVERSITE-DE-TOULOUSE et ne peut faire
l'objet d'aucune autre utilisation ou diffusion auprès de tiers. • Tous droits réservés • Service fourni par CEDROM-SNi Inc.
8