DIMANCHE 28 - LUNDI 29 AOÛT 2022
78E ANNÉE – NO 24150
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WWW.LEMONDE.FR –
FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRY
DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO
DE L’ÉPOQUE P. 20-21
L’Europe face à un retour massif des migrants
▶ Sur la route des Balkans,
des milliers de personnes
tentent de franchir la fron­
tière entre la Serbie et
la Hongrie pour rejoindre
l’Union européenne
SÉCHERESSE  allées du pouvoir.
COMMENT
ÉCONOMISER  Justice
L’EAU
▶ Particulièrement
touchée par le man­
que d’eau, la France
met en avant les fui­
tes sur les réseaux
Vue aérienne du réservoir de Bouzey, dans les Vosges, le 12 août. JEAN-CHRISTOPHE VERHAEGEN/AFP
AMAZONIE : TRISTE FIN DE ROUTE
POUR LA GRANDE FORÊT
La Transamazonienne s’achève en cul-de-sac, aux portes
d’un monde indigène menacé par fermiers et pilleurs
Deux indigènes paumari quittent le port de Labrea.
TOMMASO PROTTI POUR « LE MONDE »
Jean-Luc Brunel, l’agent de top-
modèles pris dans l’affaire Epstein
Kim Phuc, la paix retrouvée
de « la petite fille au napalm »
SÉRIES D’ÉTÉ – PAGES 22 À 27
Hongrie 1 650 HUF, Italie 3,70 €, Luxembourg 3,50 €, Maroc 25 DH, Pays-Bas 4,20 €, Portugal cont. 3,70 €, La Réunion 3,50 €, Sénégal 2 500 F CFA, Suisse 4,70 CHF, Tunisie 5,20 DT, Afrique CFA autres 2 500 F CFA
LA PUB RAVALE SES TARTES, BISCUITS :
CLICHÉS SEXISTES VIVE LE PAIN RECYCLÉ
▶ Originaires du Maghreb, ▶ En Méditerranée, l’Italie ▶ Depuis le début de l’an­ ▶ A Bruxelles, les deman­
mais aussi d’Asie, ces mi­ supplante à nouveau l’Es­ née, 22 800 migrants ont deurs d’asile dorment
grants ont totalisé plus de pagne comme principal rejoint le Royaume­Uni en dans la rue et les files d’at­
70 000 passages depuis pays de débarquement, traversant la Manche sur tente s’allongent, devant
janvier, un niveau inégalé un rebond qui se traduit des bateaux de fortune, un centre d’accueil saturé
depuis la crise de 2015 par des filières inédites deux fois plus qu’en 2021 PAGE S 4- 5
Portrait Gérald Darmanin, petits 
calculs et grandes ambitions
des incendies dans l’Hexagone faire de Beauvau un tremplin
aux rivages de Mayotte en pas­ pour l’Elysée, alors que l’après­
sant par les cités théâtres de ro­ Macron a déjà commencé. Au ris­
déos urbains, le ministre de l’in­ que de crisper l’aile gauche de la
térieur, Gérald Darmanin, s’est majorité, où certains lui repro­
fait omniprésent tout l’été, multi­ chent un dangereux pas de deux
pliant déplacements et annonces avec l’extrême droite.
martiales, au point d’agacer les Pour se distinguer de ses rivaux
Dans le sillage de son ex­men­
tor Nicolas Sarkozy, le ministre de
Bruno Le Maire ou Edouard Phi­
lippe, l’élu du Nord revendique
ses origines modestes et une sen­
l’intérieur assume propos cli­ sibilité « sociale et populaire ».
vants et style décomplexé, et veut PAGE S 10- 11
Extrême droite
L’expulsion de 
l’imam Iquioussen 
Dans le Loiret, 
la notabilisation 
▶ Le changement ▶ Certains secteurs examinée en appel du RN à l’œuvre
climatique impose industriels, exposés
de revoir les usages, à de graves pénuries, Le tribunal administratif Ce département histori­
les modèles d’agricul­ vont aussi devoir évoluer a suspendu l’expulsion quement de droite a élu
ture, l’aménagement PAGES 7 À 9 E T ÉDITORIAL PAGE 28 du prédicateur vers le deux députés RN, un bas­
Maroc, ordonnée par le culement annonciateur
ministre de l’intérieur des évolutions du parti
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et mobilisation après la
suppression du droit fédé­
La formation des
ral à l’IVG, le camp Biden professeurs des
reprend espoir avant les écoles en question
élections de mi­mandat PAGE 13
PAGE 2
Médias
Europe Une enquête
Les prix s’affolent  pour emploi fictif
vise « Le Canard
sur le marché  enchaîné »
de l’électricité PAGE 15
Le coût pour livraison Musique
début 2023 a culminé
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 INTERNATIONAL
0123
2| DIMANCHE 28 ­ LUNDI 29 AOÛT 2022

Le président
Joe Biden,
lors d’une
convention
démocrate,
à Rockville
(dans l’Etat
du Maryland),
le 25 août.
JONATHAN ERNST/REUTERS

Embellie pour les démocrates américains
Le camp Biden mise sur la mobilisation renforcée de sa base après la suppression du droit fédéral à l’IVG

washington ­ correspondant une étude du Pew Research Cen­ camp occidental face à l’invasion Dans ce contexte favorable, la ment pour joindre les deux bouts ».
ter, publiée le 23 août, le nombre
La courbe de russe en Ukraine, conduisant à Maison Blanche a décidé de pous­ Enfin, le projet de la Maison Blan­

E
n un été, le retournement d’électeurs qualifiant l’interrup­ popularité de Joe une revitalisation de l’OTAN, qui ser son avantage sur un sujet che relance les interrogations sur
est spectaculaire. Fin juin, tion volontaire de grossesse (IVG) accueille deux nouveaux mem­ pourtant controversé : la dette l’inflation. Ancien conseiller du
aux Etats­Unis, la base de sujet essentiel est passé de 43 %
Biden, au plus bres, la Finlande et la Suède. étudiante. La philosophie du plan, président Barack Obama, Jason
démocrate se lamentait, à 56 %, par rapport au mois de bas en juillet, Les fractures internes de l’Amé­ présenté le 24 août, vise à soulager Furman a été sévère sur Twitter.
tandis que le Parti républicain pa­ mars. Ce chiffre a même bondi de rique demeurent béantes, mais les personnes provenant de foyers « Verser à peu près 500 milliards de
raissait gagné par l’euphorie. L’in­ 46 % à 71 % chez les démocrates.
remonte à tout n’est certainement pas aussi à revenus modestes ou moyens, dollars d’essence sur le feu infla­
flation atteignait un niveau inédit Même la courbe de popularité de des niveaux apocalyptique que le prétendent dont beaucoup ont arrêté leur cur­ tionniste qui brûle déjà est irres­
depuis quarante ans (+ 9,1 %). La Joe Biden, au plus bas en juillet, re­ les éditorialistes des chaînes sus sans obtenir de diplôme. Il ponsable », écrit­il.
Cour suprême renvoyait le pays monte à des niveaux moins alar­
moins alarmants conservatrices, qui raillent l’âge s’agirait de supprimer 10 000 dol­
un demi­siècle en arrière, en sup­ mants. Dans la dernière étude Gal­ du capitaine et sa prétendue séni­ lars (10 035 euros) de dette fédérale Biden attaque la base trumpiste
primant l’avortement comme lup, ils sont 44 % à soutenir son ac­ lité à la barre d’un navire améri­ pour les emprunteurs gagnant La Maison Blanche, elle, met en
droit constitutionnel. Les projec­ tion, grâce notamment à un re­ pour rétablir une forme de séré­ cain qui prendrait l’eau. moins de 125 000 dollars par an, avant la réduction du déficit pu­
tions pour les démocrates pre­ tour des électeurs indépendants. nité et de décence dans l’exercice En mai, le site Cook Political Re­ ou moins du double en couple. En blic en 2021 et surtout en 2022
naient les teintes les plus sombres, La baisse continue du prix de l’es­ du pouvoir. Mais il avait aussi de port projetait un gain possible outre, les bénéficiaires des bour­ (1 700 milliards de dollars atten­
à l’approche des élections de mi­ sence suscite un soulagement vastes ambitions réformatrices, pour le Grand Old Party (GOP) de ses fédérales dites « Pell Grants » dus). Joe Biden prétend à la fois
mandat, en novembre. Deux mois – l’inflation a été de 8,5 % en juillet. tout en disposant de la plus courte 20 à 35 sièges à la Chambre des re­ gagnant moins de 125 000 dollars transformer le pays en profon­
plus tard, pourtant, le parti du des majorités au Sénat (50­50, avec présentants. Dorénavant, l’avan­ par an seraient éligibles à une ré­ deur et gérer les fonds publics de
président a repris espoir, à la fois Une Amérique fracturée la voix décisive de la vice­prési­ tage possible des républicains ne duction de dette de 20 000 dollars. façon vertueuse. Mais sa pédago­
grâce à Joe Biden et malgré lui. Néanmoins, une sorte de discor­ dente, Kamala Harris). serait plus que de 10 à 20, selon Un vif débat s’est immédiate­ gie datée et ses tableaux statisti­
La sidération passée, la décision dance entre l’image présidentielle Son bilan, en dix­huit mois, est Dave Wasserman, le rédacteur en ment engagé. Le coût de la ré­ ques ne peuvent convaincre une
de la Cour suprême sur l’avorte­ et la nouvelle dynamique démo­ tout sauf négligeable. Des idées chef. « Il n’est pas hors de ques­ forme demeure incertain, faute partie de l’Amérique, obsédée par
ment a suscité un mélange de co­ crate demeure. Elle conduit les socio­économiques autrefois re­ tion », écrit ce dernier sur Twitter, d’estimation officielle de la Mai­ des thématiques identitaires ou
lère et de mobilisation dans l’élec­ candidats, sur le terrain, à s’inter­ léguées à la frange du Parti démo­ que les démocrates puissent gar­ son Blanche. En outre, elle donne conspirationnistes.
torat, notamment chez les indé­ roger sur la nécessité de revendi­ crate ont pris une place centrale. der le contrôle de la Chambre. Une le sentiment – en partie erroné – Jeudi 25 août, à Rockville (Ma­
pendants, les femmes et au sein quer son parrainage et son action. Plusieurs textes législatifs aux hypothèse qui confondrait les d’un cadeau fait aux bénéficiaires ryland), le président démocrate a
de la communauté noire. Elle a Certains préfèrent se focaliser sur montants importants ont été prévisions catastrophistes des ex­ d’études longues, venus des clas­ durci son langage à l’égard de
rappelé l’ampleur de la vague des thèmes polarisants ou locaux, adoptés – pour faire face au Co­ perts, unanimes au printemps. ses moyennes supérieures ou de la base trumpiste (MAGA, pour
réactionnaire qui montait, alors pour entraîner la base. D’autres vid­19, investir dans les infrastruc­ Les quatre élections spéciales or­ milieux favorisés. Les précaires, « Make America great again »), l’ac­
que le parti au pouvoir, aux Etats­ font du zèle. « Regardez ce que le tures décaties ou manquantes, dé­ ganisées depuis la décision de la les travailleurs sans haut degré de cusant d’être une « menace » pour
Unis, a du mal habituellement à président Biden a fait pour notre velopper l’économie verte… –, qui Cour suprême ont toutes permis qualification, si nombreux au sein la démocratie. « Ce que nous
mobiliser ses partisans lors de ce pays, a lancé Charlie Crist, candi­ confirment l’engagement de aux démocrates d’obtenir des sco­ de la base trumpiste, peuvent s’es­ voyons actuellement est soit le dé­
scrutin des midterms. dat au poste de gouverneur de l’Etat fédéral à aider les moins fa­ res supérieurs à ceux de Joe Biden, timer à nouveau délaissés, ce que but, soit le glas d’une philosophie
Les inscriptions sur les listes Floride, sur la chaîne CNN. Il a été vorisés et à préparer l’avenir. lors de la présidentielle de 2020. ne manquent pas de souligner les MAGA extrême. (…) C’est comme du
électorales ont connu un rebond exceptionnel. Regardez ce qu’il a La surprise de l’été a été le Le 24 août, dans le 19e district de médias conservateurs. semi­fascisme », a lancé Joe Biden.
inhabituel, comme au Kansas, fait pour le monde. » passage du Inflation Reduction New York, Pat Ryan l’a ainsi em­ Cette interrogation saisit aussi Le Parti républicain est devenu
où une majorité a rejeté, début Joe Biden a hérité d’une Améri­ Act, texte permettant de renégo­ porté après avoir placé l’avorte­ quelques rares élus démocrates. l’otage consentant d’une nouvelle
août, dans un référendum très que fracturée, sous tension per­ cier le prix de certains médica­ ment au cœur de sa campagne. Tim Ryan, dans l’Ohio, engagé génération trumpiste, adepte des
commenté, un texte qui aurait manente, dont la démocratie ments avec les groupes privés du dans une lutte électorale incer­ thèses farfelues sur les prétendues
ouvert la voie à l’interdiction de a failli vaciller. Il a été élu en secteur, et comprenant un volet Vif débat taine pour un poste de sénateur, a fraudes à l’élection présidentielle
l’avortement dans cet Etat. Dans contraste avec Donald Trump, écologique inédit. On peut ajou­ Cela ne présage pas du résultat estimé que cette décision envoyait de 2020. Des candidats du GOP re­
ter au bilan de Joe Biden un taux général à la Chambre en novem­ « un mauvais message aux millions layent l’idée d’un complot contre
de chômage sans précédent, à bre, notamment dans des Etats d’habitants sans diplôme supé­ Donald Trump, tolérant ou ampli­
Un document expurgé justifie 3,5 % de la population active,
le premier texte de compromis
bien plus conservateurs. Le redé­
coupage des circonscriptions fa­
rieur qui travaillent tout aussi dure­ fiant les violences verbales contre
les ennemis de l’intérieur : ensei­
la perquisition chez Donald Trump au Sénat depuis trente ans vorise les républicains. Mais l’idée gnants gauchistes, syndicats, gou­
La publication, vendredi 26 août, du mandat de perquisition renforçant les contrôles sur les d’une vague rouge d’ampleur pa­ vernement fédéral, agents du FBI…
du FBI qui avait justifié la visite de la police dans la résidence ventes d’armes, ou encore la raît moins crédible. D’autant que La Maison L’histoire américaine est assez ri­
de Donald Trump à Mar-a-Lago, n’a pas apporté de révélations désignation de la première les ennuis judiciaires de Donald che d’épisodes funestes témoi­
fortes. Le texte a été largement expurgé, pour protéger l’enquête. femme noire, Ketanji Brown Jack­ Trump, symbolisés par la perqui­
Blanche a décidé gnant du fait que cette violence
Mais il confirme que de très nombreux documents confidentiels, son, à la Cour suprême. sition de sa résidence de Mar­a­ de pousser n’est jamais cantonnée au seul re­
classés, étaient détenus dans une pièce non sécurisée, mélangés En matière de politique étran­ Lago (Floride) par la police fédé­ gistre des mots. La commission
avec des magazines et de la correspondance personnelle. gère, le retrait militaire d’Afgha­ rale (FBI), le 9 août, imposent un
son avantage sur d’enquête parlementaire sur l’as­
Le mandat évoque les quinze boîtes d’archives, contenant nistan a été chaotique et humi­ facteur référendaire dans les élec­ un sujet pourtant saut du 6 janvier 2021 contre le Ca­
184 documents, récupérées en janvier par les enquêteurs, qui liant, mais, au regard de l’histoire, tions, au grand regret de l’appareil pitole, à Washington, doit repren­
soupçonnent l’ex-président d’avoir violé une loi sur l’espionnage, Joe Biden a tenu cet engagement. républicain. Avec ou contre lui :
controversé : dre ses travaux en septembre. p
encadrant la détention de documents classifiés. Enfin, il est parvenu à animer le chacun doit choisir. la dette étudiante piotr smolar
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DIMANCHE 28 ­ LUNDI 29 AOÛT 2022 international | 3

A Alger, Macron multiplie les signes d’« amitié »

Les présidents français et algérien devaient entériner samedi un accord de « partenariat renouvelé »

alger ­ envoyé spécial

Sur la question

J
e reviendrai à Alger, après
Oran, pour saluer le prési­
dent Tebboune et les minis­
tres algériens et signer une
“déclaration commune pour
un partenariat renouvelé et ambi­
tieux”. Nous l’avons décidé hier et
pendant la nuit, car les choses se
font bien dans l’enthousiasme du
moment », s’est félicité Emma­
nuel Macron, vendredi 26 août,
au cours d’un discours prononcé
devant la communauté française
à Alger. En visite à Oran, la
deuxième ville du pays, samedi
27 août, le président de la Répu­
blique française fera donc de
nouveau étape dans la capitale
algérienne avant de rentrer.
Emmanuel Macron aura ren­
contré Abdelmadjid Tebboune à
trois reprises, échangeant jus­
qu’au bout de la nuit et cultivant
leur proximité. Jamais des prési­
dents français et algérien ne se se­
ront autant vus en un si cours
laps de temps. Un ancien diplo­
mate algérien dit devoir remon­
ter aux années 1980 et aux rela­
tions entre Chadli Bendjedid et
François Mitterrand pour se sou­
venir d’autant de bonne humeur
affichée.
Feu de paille, après tant de
rapprochements ou de brouilles
qui rythment les relations entre
Paris et Alger, ou « nouveau pacte
tourné vers l’avenir et la jeunesse »,
comme l’espère Emmanuel
Macron ?
Succès diplomatique
Au terme de cette visite, qui se
voulait d’« amitié » à défaut
d’être officielle, le président fran­
çais peut se targuer d’avoir arra­
ché un succès diplomatique, si
symbolique soit­il, au cœur de la
nuit du 25 et 26 août, après un dî­
ner avec son homologue algé­
rien. Un « partenariat renou­
velé », se félicitait­il, vendredi,
après une « déambulation » dans
le cimetière européen de Saint­
Eugène à Alger. Ce lieu, où le
temps s’est figé au siècle passé,
entretient, le long des caveaux
familiaux et des sépultures des
soldats des armées d’Afrique, la
mémoire de cent trente années
de colonisation.
Le président Emmanuel Macron et son homologue algérien, Abdelmadjid Tebboune, à Alger, le 25 août. CYRIL BITTON/DIVERGENCE POUR « LE MONDE »
Covid­19. Le président français
s’est finalement recueilli en pré­
sence des ministres de l’écono­
mie, des affaires étrangères, de la
défense et de l’intérieur qui l’ac­
compagnaient.
Depuis son arrivée, le chef de
l’Etat s’évertue à mettre la ques­
tion mémorielle au centre des
débats d’une visite où des dos­
siers difficiles, voire piégeux, ne
manquent pas. Outre la mé­
moire, figure aussi l’épineuse
question des visas ou de l’appro­
visionnement énergétique de
l’Europe à l’heure où la pénurie
guette ses économies.
« Il faut pouvoir se fâcher pour se
réconcilier, a­t­il affirmé. J’essaie,
depuis que je suis président de la
République et même avant, de re­
garder notre passé en face. Je ne
d’Algérie, ma famille non plus.
Mais je sais une chose, la France
ne peut pas avancer sur ce sujet
sans l’Algérie et réciproquement. »
Loin du temps des crises, quand
il avait accusé le système algérien
« politico­militaire » d’entretenir
une « rente mémorielle », Emma­
nuel Macron a explicité un nou­
veau projet de travail sur la mé­
moire. « Nous allons mandater
une commission mixte d’histo­
riens, cinq à six de chaque pays.
Nous allons leur ouvrir la totalité
des archives. J’ai dans les périodes
récentes ouvert des archives qui
étaient encore fermées, ils ont évi­
demment accès à celles­ci, mais le
président algérien m’a dit aussi
« J’ouvre aussi les miennes. En­
suite, nous jalonnerons ce travail
avec des gestes communs. »
période coloniale », avait critiqué
le travail de son binôme français
sans pour autant écrire une ligne.
Agacé par la question du gaz,
autre thème d’actualité, Emma­
nuel Macron s’est défendu
d’avoir érigé la question des ap­
provisionnements énergétiques
français au rang des priorités de
sa visite. « J’entends les commen­
taires disant que le président va
venir à Canossa pour avoir plus de
gaz, ça, c’est n’importe quoi ! »
« Mobilité » choisie
« La France dépend peu du gaz
dans son mix énergétique. A hau­
teur de 20 %. Et dans cet ensemble,
le gaz algérien représente 8 à 9 %,
Nous ne sommes pas dans la si­
tuation de plusieurs pays où le gaz
algérien peut changer la donne »,
PORTRAIT DE PHILANTHROPE
ploitation des terres rares, présen­
tée comme un nouvel horizon.
Inattendue comme sujet de dé­
tente entre les deux pays : la ques­
tion des visas, pourtant objet de
discussions serrées et « difficiles »,
selon un observateur français.
« Paris est contraint par Alger de
faire un geste en signe de bonne
volonté, mais craint un retour de
bâton au niveau de la politique in­
térieure en apparaissant laxiste
vis­à­vis de l’Algérie ». Le sujet « a
fait l’objet, soyons lucides, de ten­
sions, a admis Emmanuel Ma­
cron. Parce que si on n’y veille pas
avec beaucoup, à la fois de précau­
tion, d’exigence et de délicatesse
mémorielle, « la
France ne peut
pas avancer sans
l’Algérie et
réciproquement »
EMMANUEL MACRON
commune, cela peut conduire à
des malentendus. »
« On va être très rigoureux pour
ensemble lutter contre l’immigra­
tion clandestine et les réseaux. Et
nous souhaitons avoir une appro­
che beaucoup plus souple sur l’im­
migration choisie, c’est­à­dire les
familles de binationaux, mais aussi
les artistes, les sportifs, les entrepre­
neurs, les politiques qui nourrissent
la relation bilatérale », a­t­il ajouté.
Une « mobilité » voulue comme
choisie qui devrait se matérialiser
ces prochains mois par une aug­
mentation du nombre d’étudiants
algériens bénéficiant d’une ins­
cription dans l’enseignement su­
périeur en France. Au nombre
d’environ 30 000 aujourd’hui, ils
devraient atteindre 38 000 alors
que la pratique de la langue fran­
çaise recule dans le pays et que les
départs vers les pays anglo­saxons
augmentent d’année en année.
Les libertés et les détenus d’opi­
nion en Algérie sont restés l’angle
mort de la communication fran­
çaise : « Les cas dont j’ai parlé sont
les cas que nous connaissons. J’ai
fait part de la manière dont je
voyais les choses, qui est toujours
celle de la transparence, des libertés
publiques et de leur respect », a af­
firmé le président français, inter­
pellé sur cette question. « Je sais
que [le président Tebboune] y est
sensible. Ces cas se régleront en
plein respect de la souveraineté al­
gérienne et du chemin qu’il aura à
mener. » p
madjid zerrouky
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Dans ce cimetière inauguré
en 1836, qui s’étend sur une quin­
zaine d’hectares et où seraient
inhumées près de 135 000 per­
sonnes, Emmanuel Macron es­
pérait se recueillir en présence
du grand rabbin de France Haïm
Korsia, une première sur le sol de
l’Algérie indépendante, et un mo­
ment fort annoncé de son
voyage. Mais quelques heures
avant d’embarquer dans l’avion,
ce dernier a annulé sa visite en
déclarant avoir été testé positif
suis pas un enfant de la guerre Quels seront ces « historiens »
adoubés par les deux pays ? La
précédente tentative d’un travail
commun, même a minima, avait
Jamais des échoué. Si Benjamin Stora,
présidents mandaté par Emmanuel Macron,
a bien remis un rapport et des
français et préconisations visant à apaiser
les mémoires en janvier 2021, son
algérien ne se homologue algérien Abdelmad­
seront autant vus jid Chikhi, conseiller sur ces
questions auprès du président
en un si cours Tebboune, et désigné par Alger
laps de temps pour « rétablir la vérité sur la
a­t­il affirmé, tout en se félicitant
de l’augmentation du volume
des livraisons algériennes à l’Ita­
lie, qu’il voit comme une alterna­
Hubert Chegaray :
tive au gaz russe pour Rome et la solidarité internationale
au­delà : « C’est bon pour l’Italie,
c’est bon pour l’Europe, donc c’est
au cœur de son engagement
bon pour nous… ».
Dans la foulée, Emmanuel Ma­
cron a vanté les partenariats in­ Ancien assureur maritime, Hubert Chegaray a passé sa vie sur les
dustriels entre entreprises fran­ routes, essentiellement en Afrique, forgeant année après année sa
çaises et algériennes dans la pé­
trochimie et, espère­t­il à l’avenir,
fibre philanthropique. « Je ne connaissais rien à l’humanitaire mais
j’ai été bouleversé par la misère à Madagascar. Quand j’ai pris ma
dans le domaine minier, avec l’ex­ retraite, je voulais m’engager. Compte tenu de mon expérience, la
solidarité internationale faisait sens. »

Paris cherche l’appui d’Alger sur le Sahel
c’est ce qu’emmanuel macron appelle
le « grand dossier sahélien ». Vendredi
26 août, en fin d’après­midi, le chef d’Etat
français s’est presque félicité d’être arrivé
en retard pour la traditionnelle allocution
présidentielle devant les membres de la
communauté française réunis à la
résidence de l’ambassade de France à Alger.
La raison : « Des discussions dans un cadre
inédit depuis 1962 », qu’il a eues, un peu plus
tôt dans la journée, avec les plus hautes
autorités algériennes, le président, Abdel­
madjid Tebboune, et les chefs de l’armée.
Une première, longtemps espérée par Paris.
« Nous nous sommes retrouvés avec nos
ministres des armées, chefs d’état­major des
armées et grands directeurs [du renseigne­
ment] avec une volonté d’avancer sur
les questions existentielles, stratégiques et
sécuritaires qui étaient comme un angle
mort jusqu’alors dans notre relation. »
Comprendre la situation régionale – avant
tout au Sahel – et, surtout, l’irruption de ce
que le chef de l’Etat français appelle l’« im­
périalisme russe » dans la région.
« L’Algérie a un rôle tout à fait clé au Sahel,
géographiquement et politiquement », rap­
pelait­il déjà en quittant le cimetière euro­
péen de Saint­Eugène, qu’il avait arpenté
dans la matinée, tout en défendant le bi­
lan de la France du Mali, d’où l’armée fran­
çaise a achevé son retrait, cet été. « Notre
volonté est de renforcer le partenariat avec
l’Algérie, de pouvoir œuvrer ensemble, à la
fois sur le plan politique et diplomatique, a­
t­il poursuivi, mais aussi pour passer les
bons messages et éviter que des mercenai­
res puissent fleurir dans la région, en parti­
culier le Groupe Wagner. »
« Faire preuve de pédagogie »
Ce groupe, faux nez de l’intervention­
nisme militaire du président russe, Vladi­
mir Poutine, est accusé par Paris de servir
ses « intérêts économiques » propres et de
« sécuriser la junte » au pouvoir à Bamako.
Alger, proche des autorités maliennes et
historiquement lié à la Russie, assure, de
son côté, vouloir privilégier une solution
politique et revendique une neutralité, en
façade du moins, fidèle à son principe de
non­intervention dans les affaires inté­
rieures d’un pays tiers. « La neutralité algé­
rienne actuelle est un confort. Mais nous de­
vons faire preuve de pédagogie et leur expli­
quer que ce n’est pas qu’un problème
d’Européens, cela concerne toute la région,
affirme une source diplomatique fran­
çaise. Quelles sont les motivations des Rus­
ses ? Le président Emmanuel Macron a été
très clair avec les pays africains sur le pro­
blème de l’impérialisme russe. Je pense que
les Algériens en ont conscience. Il faut les fé­
liciter et les encourager à adopter une atti­
tude de moindre prudence. »
« Les Français ont compris qu’ils ne sont
pas seuls au Mali ! », rétorque une source
algérienne, qui estime que le retrait
français pourrait d’ailleurs faciliter une
coopération franco­algérienne. « Pour
nous, ajoute cette même source, le Mali
n’est pas seulement une frontière maté­
rielle, c’est un continuum ethnique. Des tri­
bus fidèles à l’Algérie participent à la sécu­
risation de nos frontières et cet écosystème
a été déstabilisé par la Libye de Mouam­
mar Kadhafi puis aggravé par les interven­
tions militaires françaises. La solution ne
peut être que politique et il faudra se coor­
donner avec nous. » p
m. z.
En 2010, il crée la Fondation Aujourd’hui pour demain abritée à la
Fondation de France avec trois amis, Michel et Brigitte Audras et
Bruno Cazals, pour aider les populations défavorisées des pays du
Sud dans les domaines de l’éducation, la santé ou le développement.
« Nous choisissons les projets à soutenir en fonction des besoins
identifiés par nos partenaires locaux et nous nous concentrons sur
peu d’actions pour les suivre au mieux. » Prise en charge des enfants
des rues en Haïti, éducation nutritionnelle à Madagascar, ouverture
d’un centre de diagnostic pour enfants sourds au Togo… Les fondateurs
sont très présents sur le terrain et ont chacun leurs projets de cœur.
Hubert Chegaray s’investit particulièrement pour le développement
de l’île de la Tortue, au large d’Haïti, « une île isolée à la population
jeune, où peu d’ONG sont impliquées alors que les besoins sont très
importants, notamment en matière d’éducation et d’infrastructures ».
En juin dernier, il se rendait sur l’île de la Tortue pour suivre
l’avancement de deux projets : l’implantation de citernes d’eau
pluviale réalisée avec l’association ACCF et l’organisation de cours
de natation dans les écoles. « On a recruté 85 maîtres-nageurs, 1850
enfants ont suivi les cours et 800 ont été jugés à l’aise dans l’eau
alors que leurs parents ne savent souvent pas nager et que les noyades
sont fréquentes. » La Fondation s’est aussi engagée avec Adetom
dans un programme de formation des enseignants et de rénovation
des écoles. Une priorité pour Hubert Chegaray qui, à 84 ans, mise tout
sur les espoirs de demain.
Fondation de France
La Fondation de toutes les causes
www.fondationdefrance.org
 0123
4 | international DIMANCHE 28 ­ LUNDI 29 AOÛT 2022

R E B O N D   M I G R AT O I R E

Sur la route des

Balkans, le retour
massif des migrants
Des milliers de personnes tentent de franchir la frontière
serbo­hongroise, un niveau jamais égalé depuis 2015

REPORTAGE dans les années suivantes, de réduire forte­

ment les flux sur cette route et de dévier les
subotica (serbie) ­ envoyé spécial
déplacés vers la Bosnie et la Croatie.

S
ur les jambes, les pieds, ou les
bras, des traces de griffures de
barbelés, de morsures de chien
ou de coups. « Regardez comment
la police hongroise nous traite ! Ils
nous tapent dessus alors qu’on
rêve juste d’une vie meilleure », lance Ahmed,
Tunisien de 33 ans et porte­parole improvisé
de la centaine de Maghrébins qui occupent,
ce mardi 23 août, un ensemble de bâtiments
délabrés plantés au milieu de champs, tout
au nord de la Serbie, à la frontière avec la
Hongrie. « Je ne gagnais que 300 euros par
mois en Tunisie, comment s’en sortir avec
ça ? », se plaint ce vendeur de profession, qui
dit vouloir s’installer en Italie.
A ses côtés, d’autres Tunisiens, des Maro­
cains et des Algériens. Des hommes, unique­
ment, qui ne fuient pas la guerre, mais rê­
vent de travailler en Europe de l’Ouest. Une
bonne moitié d’entre eux disent viser la
France. Dans le nord de la Serbie, ils seraient
actuellement des milliers originaires du Ma­
ghreb mais aussi d’Asie à s’amasser le long de
la frontière avec la Hongrie dans l’espoir de
pouvoir rentrer dans l’Union européenne
(UE). Mais un obstacle de taille ralentit leur
projet : la double clôture de quatre mètres de
haut érigée en 2015 par le premier ministre
hongrois, Viktor Orban, pour stopper les flux
migratoires sur la « route des Balkans ».
A l’époque, la grande majorité des migrants
étaient des Syriens et des Afghans fuyant la
guerre et cherchant à gagner l’Allemagne. La
clôture, associée à un accord signé par l’ex­
chancelière allemande Angela Merkel avec la
Turquie pour retenir les migrants, a permis,
Aujourd’hui, sans véritable explication, les
migrants sont massivement de retour à Su­
botica, la grande ville du nord de la Serbie.
MULTIPLICATION DES « JUNGLES »
Selon l’agence européenne de gardes­fron­ « C’EST TOUJOURS 
tières Frontex, plus de 70 000 passages ont MIEUX QUE 
été détectés sur la route des Balkans depuis
janvier, soit trois fois plus que sur la même LE BATEAU EN 
période en 2021, et à un niveau jamais égalé
depuis la crise de 2015­2016 où près d’un mil­ MÉDITERRANÉE, 
lion de personnes étaient passées. « C’est ac­
tuellement la route migratoire vers l’UE la
LA MER, 
plus active », a estimé l’agence, le 12 août. C’EST LA MORT »
« Nous voyons tous les jours plus de
monde », confirme Tibor Varga, pasteur MOHAMED MAHRADI mulent et cela crée un conflit entre les pas­ de police contre les passeurs, elles ont ten­
évangélique de Subotica qui aide depuis Marocain de 36 ans en seurs, la situation est de plus en plus similaire dance à relativiser la hausse des flux, à la fois
plus d’une dizaine d’années « les gens dans route depuis deux mois à ce qu’on voit à Calais », dénonce­t­il. Les par tolérance historique envers ces migrants
le besoin », comme il les appelle. « Ils s’accu­ « jungles », ainsi qu’on les nomme, se multi­ qui cherchent une vie meilleure, et parce
plient dans les forêts et les champs qui bor­ qu’elles sont désireuses de ne pas fâcher le
ROYAUME-UNI xx Migrants en situation dent la frontière hongroise, avec leur accu­ voisin hongrois. Même s’il renvoie systéma­
irrégulière comptabilisés aux
Douvres 28
mulation de déchets, qui énervent les agri­ tiquement les migrants arrêtés à la frontière
Bruxelles frontières par l'agence Frontex culteurs. « En 2015, ils ne faisaient que passer, vers la Serbie sans les laisser déposer une de­
La Manche en milliers, en 2022
alors que là, ils dévastent nos champs », pro­ mande d’asile, le premier ministre nationa­
HONGRIE teste depuis son tracteur Zoltan, un solide liste Viktor Orban reste en effet un allié du
FRANCE
70,8 Subotica paysan de la minorité hongroise de Serbie. président serbe, Aleksandar Vucic.
Union SERBIE Comme beaucoup de ses homologues, il Sur la route des Balkans, on voit même arri­
européenne
Route des Balkans commence à critiquer la clôture voulue par ver depuis quelques semaines des… Indiens.
ITALIE M. Orban. « Pour la Hongrie, c’est bien, mais Comme pour les Tunisiens, la Serbie leur est
ESPAGNE TURQUIE
22,6 pour nous, c’est pire ». accessible en avion sans avoir à demander de
Ceuta (ESP.) Lampedusa Il assure ainsi trouver régulièrement des visa. Dans le centre de réfugiés de Subotica,
Route orientale
Melilla (ESP.) (ITA.) armes à feu dans ses champs. En juillet, à Su­ qui déborde comme jamais depuis 2015 avec
6,4 Mer
42,5 Médit botica, un homme est mort dans des affron­ 350 personnes entassées dans des conditions
MAROC erranée
Route centrale tements armés entre passeurs. Une situa­ précaires pour seulement 150 places, on
Route
tion qui a déclenché une vague de protesta­ trouve ainsi de nombreux Sikhs venus
occidentale
tion dans la population locale. Si les autori­ d’Amritsar, dans le nord­ouest de l’Inde. Arri­
Source : Frontex ; Le Monde LIBYE Infographie : Le Monde
tés serbes multiplient depuis les opérations vés en quelques jours, ils dorment à même le

L’Italie, nouvelle zone de tension en Méditerranée

La Péninsule supplante l’Espagne comme principale destination d’arrivée dans la région, un rebond qui se traduit par des filières inédites

R etour à la case départ ? La

géopolitique migratoire
en Méditerranée est en
train de redonner à l’Italie son sta­
tut de principal pays « ligne de
front » – un rang que l’Espagne,
exposée aux pressions du Maroc,
lui avait ravi en 2020. De janvier à
la première semaine d’août,
44 000 migrants et réfugiés pro­
venant de la rive sud de la Médi­
terranée ont débarqué dans la Pé­
ninsule, principalement sur l’île
de Lampedusa, où le chef de la Li­
gue (parti d’extrême droite), Mat­
teo Salvini, a relancé sa campagne
hostile à l’immigration.
La courbe de ces arrivées accuse
une augmentation de 40 % par
rapport à la période correspon­
dante de 2021, selon les chiffres
compilés par le Haut­Commissa­
riat pour les réfugiés (HCR) des Na­
tions unies. L’Italie absorbe ainsi
près de 56 % du flux global de mi­
grants traversant la Méditerranée
vers l’Europe. La proportion
n’était que de 9,2 % en 2019. La dé­
crue qui avait suivi la crise migra­
toire du milieu des années 2010
est bel et bien terminée pour les
Italiens. Le nombre d’arrivées
avait alors chuté de 181 436 en 2016
à un plancher de 11 500 en 2019,
pour repartir à la hausse en 2020
(36 435), puis 2021 (68 309).
La principale cause de cette re­
prise des traversées est à trouver
en Libye. Rome était parvenu à
enrayer les flux migratoires grâce
à des accords secrets conclus avec
des milices de la Tripolitaine (Li­
bye occidentale), plate­forme pri­
vilégiée d’embarquement vers
l’Italie. Les Européens avaient en
outre débloqué des financements
et livré du matériel au profit des
garde­côtes libyens pour leur per­
mettre d’intercepter ces départs,
au prix de graves violations des
droits de l’homme.
Or la permanence du chaos ins­
titutionnel en Libye semble avoir
érodé ces verrous. En témoigne le
redémarrage des arrivées en Ita­
lie à partir de la Tripolitaine, qui
sont passées de 13 139 en 2020 à
30 520 en 2021, soit plus qu’un
doublement. La tendance est tou­
jours à l’accélération sur les six
premiers mois de l’année 2022,
avec 3 442 migrants débarquant
chaque mois sur les côtes italien­
nes en provenance de Libye, con­
tre 2 543 en 2021.
Nouvelle route maritime
Ce rebond migratoire se nourrit
de filières nationales inédites,
comme le suggère l’importance
prise par les Bangladais. Ces der­
niers constituent désormais la
première nationalité à débarquer
en Italie (17 % du total sur les sept
premiers mois de 2022), à égalité
avec les Egyptiens, supplantant
les Tunisiens (14 %), qui avaient
représenté le premier groupe na­
tional en 2019 (24 %), 2020 (38 %)
et 2021 (24 %).
Si la filière bangladaise n’est pas
à proprement parler nouvelle,
elle a gagné en visibilité en raison
de l’affaiblissement d’autres ré­
seaux dû au dispositif restrictif
déployé par les Européens. Ainsi
des pressions exercées sur le Ni­
ger afin de renforcer la sur­
veillance de sa frontière saha­
rienne avec la Libye, que franchis­
saient jusque­là en grand nombre
des Subsahariens se lançant dans
l’aventure de la traversée de la
Méditerranée.
La « digue » semble avoir globa­
lement tenu, si l’on en juge par la
quasi­disparition de la filière des
Nigérians, qui représentaient
en 2016 la première nationalité à
débarquer en Italie via la Libye
(21 % du total). Mais elle est im­
puissante à décourager les Ban­
gladais ou même les Egyptiens
qui empruntent, eux, les voies
terrestres orientales et non méri­
dionales pour accéder en Libye.
L’ouverture d’une nouvelle
route maritime trouvant sa
source en Turquie ajoute à cette
poussée vers la Libye : 6 563 mi­
grants et réfugiés l’ont utilisée du
1er janvier au 31 août, soit plus
qu’un doublement par rapport à
la même période de 2021. Les
Afghans y ont recours en grand
nombre au point de devenir, phé­
nomène inédit, le quatrième
LES BANGLADAIS 
CONSTITUENT 
DÉSORMAIS LA 
PREMIÈRE NATIONALITÉ  ment des tensions autour de l’Es­
À DÉBARQUER DANS  pagne. Celles­ci avaient atteint un
LE PAYS, À ÉGALITÉ  l’épisode de l’entrée massive de
AVEC LES ÉGYPTIENS
groupe national à arriver en Italie
(12 % du total). Le pays devient
ainsi le nouvel objectif des cir­
cuits migratoires cherchant à
contourner la difficulté d’accéder
à la Grèce.
Si les chiffres d’arrivées sur les
îles grecques sont à la hausse
(3 020 sur les six premiers mois de
2022, soit + 129 % par rapport à la
même période de 2021), ils restent
sans commune mesure avec ceux
du pic de la crise migratoire :
856 723 en 2015 ou même 173 447
en 2016. Les débarquements en
Grèce représentent désormais
moins de 15 % des arrivées par
mer en Europe contre 84 %
en 2015. La principale raison : l’ac­
cord de 2016 entre Bruxelles et
Ankara sur le contrôle des départs
à partir du littoral turc doublé de
« pushbacks » offensifs en mer
par les garde­côtes grecs, ces re­
foulements de migrants vers la
Turquie en violation de la conven­
tion de Genève sur les réfugiés.
L’émergence de l’Italie comme
principale « ligne de front » mi­
gratoire de l’Europe en Méditerra­
née a une autre cause : l’apaise­
seuil critique en mai 2021, avec
migrants dans l’enclave espa­
gnole de Ceuta.
Embellie entre Madrid et Rabat
C’était l’époque où le Maroc « le­
vait le pied » sur le contrôle de ses
frontières avec l’Espagne afin de
punir cette dernière de sa politi­
que jugée inamicale sur le dossier
du Sahara occidental. Consé­
quence de cette pression exercée
par Rabat par migrants interposés,
l’Espagne était devenue, en 2020,
la principale zone de friction mi­
gratoire de l’Europe méditerra­
néenne, absorbant à elle seule
42 % du flux d’arrivées sur le Vieux
Continent, devant l’Italie (34,3 %).
Or la normalisation des relations
entre Madrid et Rabat, survenue le
18 mars à la suite de la reconnais­
sance par le chef de gouverne­
ment espagnol, Pedro Sanchez, du
plan d’« autonomie » du Maroc
sur le Sahara occidental – au grand
dam de l’Algérie – a bouleversé la
donne. Le royaume chérifien rede­
vient le gardien sourcilleux de sa
frontière, au point d’avoir vigou­
reusement réprimé, en juin, une
tentative de passage en force de
1 500 migrants et réfugiés subsa­
hariens sur l’enclave de Melilla,
faisant au moins vingt­trois
morts. Depuis la réconciliation du
18 mars, les courbes d’arrivées en
Espagne ont chuté, dans une trou­
blante coïncidence. La moyenne
mensuelle a ainsi fléchi à 2047
contre 3 599 sur l’ensemble de l’an­
née 2021, soit une baisse de 43 %.
Cette inflexion statistique bru­
tale à compter du 18 mars est clai­
rement liée à l’embellie diploma­
tique entre Madrid et Rabat. Les
craintes de voir l’Algérie se livrer à
des représailles en « levant le
pied » à son tour sur les départs
de ses propres harraga (migrants
irréguliers) vers les côtes espa­
gnoles n’ont toutefois pas trouvé
de confirmation, écrit El Pais dans
son édition du 10 août.
La tendance générale est même
à une diminution des arrivées en
provenance d’Algérie, à la notable
exception des Baléares, où les dé­
barquements sont à la hausse. La
géopolitique migratoire de la Mé­
diterranée, où les cycles diploma­
tiques entre capitales se conju­
guent à la résilience de réseaux
contournant les obstacles, est
une dynamique volatile. La réap­
parition de la « ligne de front » ita­
lienne après des années d’efface­
ment l’illustre parfaitement. p
frédéric bobin
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DIMANCHE 28 ­ LUNDI 29 AOÛT 2022
sol en attendant le signal des passeurs.
« J’étais chauffeur de taxi, mais ce sera mieux
en Europe », raconte Juraj Singh, 28 ans, vêtu
d’un tee­shirt à l’effigie du rappeur Tupac.
Avec son camarade, qui porte barbe longue
et turban, il se dit victime de discrimination
de la part de la majorité hindoue, et semble
persuadé que cela pourrait leur permettre
d’obtenir l’asile en Europe. Les deux hommes
sont arrivés directement en avion à Belgrade,
où ils ont attendu dans un hôtel le signal
pour venir à la frontière. Ils espèrent passer
d’un jour à l’autre grâce à un passeur qui leur
a promis de les faire traverser en taxi pour
5 000 euros. L’un d’eux assure vouloir en­
suite se rendre aux Etats­Unis via le Mexique.
Comme tous leurs concitoyens, ils affirment
avoir subitement découvert cette route mi­
gratoire pour l’Europe « sur Internet ».
LOCATION D’ÉCHELLES
Pour ceux qui n’ont pas ces moyens, les pas­
seurs louent des échelles à 300 euros l’unité
pour franchir la clôture hongroise pendant la
nuit. L’offre à « quatre échelles » qui permet
de sauter les barbelés sans risquer de se fouler
les chevilles, est à 1 000 euros. « On aide les
gens qui ont tous des familles en Europe, ou
des problèmes de santé et veulent se faire soi­
gner », se défend Zinedine, un Algérien de
30 ans qui a fui une peine de prison en Grèce
où il résidait pour devenir passeur dans ce
coin reculé de la Serbie. Pour les Marocains et
les Algériens, le chemin est un peu plus long
car il faut d’abord atterrir en Turquie, avant
d’arriver en Serbie à pied, via la Bulgarie ou la
Grèce. « Mais c’est toujours mieux que le ba­
teau en Méditerranée, la mer, c’est la mort »,
assure Mohamed Mahradi, un Marocain de
36 ans en route depuis deux mois.
Face à ce retour des migrants à sa frontière
sud, Viktor Orban a récemment promis
d’ajouter un mètre à la clôture et de recruter
4 000 gardes­frontières dans un nouveau
corps spécial de la police. « Même avec la clô­
ture, il faut tout au plus quatre mois pour arri­
ver à passer, et encore, c’est si on se blesse », re­
lativise Ahmed, le migrant tunisien, que l’on
retrouve le lendemain de notre premier en­
tretien le visage couvert de blessures après
une tentative de passage avortée. Une fois
passés en Hongrie, où il est quasiment
impossible de déposer une demande d’asile,
ces migrants se précipitent le plus vite possi­
ble vers l’Autriche, premier pays « ac­
cueillant » de l’UE.
Cet Etat de neuf millions d’habitants a si­
gnalé une hausse brutale des demandes
d’asile avec près de 42 000 dossiers déposés
depuis le début de l’année, un niveau jamais
vu depuis le pic de la crise de 2015. « L’Autriche
est à la limite de sa capacité », a alerté diman­
che 22 août le ministre de l’intérieur (conser­
vateur) Gerhard Karner. En juillet, les Indiens
étaient la première nationalité de deman­
deurs d’asile en Autriche, « alors qu’aucun n’a
obtenu l’asile depuis le début de l’année », a dé­
noncé le ministre, qui fait pression sur la Ser­
bie pour qu’elle introduise une obligation de
visa pour les Indiens et les Tunisiens. p
jean­baptiste chastand
Les traversées de la Manche en forte hausse
Les embarcations de fortune rejoignant le Royaume­Uni sont plus nombreuses qu’en 2021
londres ­ correspondance
L e premier groupe de mi­
grants à accoster, lundi
22 août, à Western Jet Foil,
dans le port de Douvres, est arrivé
juste après minuit. Le vingt­sep­
tième a débarqué un peu plus de
vingt­trois heures plus tard, au
même endroit. Cette journée de
grand beau temps, où la Manche
était particulièrement calme, a
marqué un record absolu : les
autorités britanniques ont re­
cueilli 1 295 migrants, sur vingt­
sept bateaux de fortune, qui rejoi­
gnaient le Royaume­Uni depuis
les côtes françaises.
A Western Jet Foil, point d’ac­
cueil des gardes­frontières et de
l’armée sur le sol britannique, la
passerelle de débarquement voit
défiler les groupes : des jeunes
hommes seuls dans leur majo­
rité, mais aussi quelques familles,
parfois avec des enfants en très
bas âge. Juste à côté, mouillant
dans les eaux du port, treize ba­
teaux pneumatiques sont ali­
gnés. Deux sont crevés, rappel des
conditions précaires dans les­
quelles se font les passages.
Pratiquement inconnu il y a
Des migrants quatre ans, le phénomène ne
près du camp cesse de s’amplifier. Depuis le dé­
de Subotica, but de l’année, selon le décompte
en Serbie, du ministère britannique de la
le 24 août. défense, 22 800 personnes ont
FLORIAN RAINER été recueillies dans les eaux bri­
POUR « LE MONDE » tanniques en provenance de
France. En 2021, à la même épo­
que, leur nombre n’atteignait
que 12 000. En 2018, quand les tra­
versées ont débuté, seules
299 personnes avaient été inter­
ceptées sur l’ensemble de l’an­
née. Liz Truss, secrétaire d’Etat
des affaires étrangères et favorite
pour remplacer Boris Johnson à
la tête du gouvernement britan­
nique, fait désormais de ce dos­
sier « une priorité absolue ».
A Bruxelles, des files de demandeurs d’asile
Saturé, le réseau d’accueil ne parvient plus à leur fournir l’hébergement auquel ils ont droit
bruxelles ­ correspondance
L es mois s’enchaînent et la
situation empire. En plein
cœur de Bruxelles, les files
d’attente s’étirent toujours plus, le
long du « Petit­Château », le centre
d’accueil pour les demandeurs
d’asile. A droite, les familles et les
mineurs étrangers non accompa­
gnés patientent sans masquer
leur inquiétude, même si la plu­
part seront hébergés. A gauche, la
file des hommes, parmi lesquels
figurent de nombreux Burundais,
Afghans, Yéménites ou Palesti­
niens, suit le mur en briques du
bâtiment, bifurque et s’étend sur
plusieurs dizaines de mètres. Eux
n’osent plus vraiment espérer.
Cela fait des mois que ces mi­
grants se voient refuser l’accès du
centre d’accueil. « Il est pourtant
illégal de ne pas accorder une
place à un demandeur d’asile.
L’aide matérielle, et donc l’héber­
gement, est un droit », rappelle
Helene Asselman, de l’organisa­
tion flamande Vluchtelin­
genwerk Vlaanderen.
Le 21 janvier, le tribunal de pre­
mière instance avait condamné
l’Etat belge et l’Agence fédérale
pour l’accueil des demandeurs
d’asile (Fedasil), à payer une as­
treinte de 5 000 euros par jour
pour le cas où « au moins une per­
sonne ayant présenté une de­
mande de protection internatio­
nale et souhaitant mettre en
œuvre son droit à l’accueil se le
sera vu refusé ». Le réseau d’ac­
DEPUIS LE DÉBUT  ment au Royaume­Uni, dont seu­
DE L’ANNÉE, 22 800 
PERSONNES ONT ÉTÉ 
RECUEILLIES DANS LES 
EAUX BRITANNIQUES EN  tal de passages, toutes méthodes
PROVENANCE DE FRANCE
A l’échelle européenne, le nom­
bre d’arrivées sur les côtes britan­
niques reste bien inférieur à la si­
tuation en Italie, qui a reçu plus
de 50 500 migrants depuis jan­
vier. Mais il est similaire à celui
de l’Espagne (18 700 migrants) et
supérieur à celui de la Grèce
(7 900 migrants), selon les statis­
tiques officielles du Haut­Com­
missariat des Nations unies pour
les réfugiés.
Les traversées en bateau ont
commencé au compte­gouttes
en 2018. « Initialement, il s’agissait
du simple basculement d’un mode
de passage à un autre », explique
Peter Walsh, de l’Observatoire de
la migration à l’université d’Ox­
ford. Depuis la fin des années
1990, les migrants tentant de re­
joindre illégalement le Royaume­
Uni le faisaient cachés à l’arrière
de camions ou dans les trains pas­
sant par le tunnel sous la Manche.
Progressivement, à la demande
des autorités britanniques, les
contrôles se sont durcis. L’érec­
tion de barrières barbelées et
l’installation de caméras de sur­
veillance ont été accélérées après
un coup d’éclat de juillet 2015,
quand 2 000 migrants ont tenté
de traverser le tunnel à pied le
même soir.
Aujourd’hui, les passages par ca­
mions sont devenus beaucoup
plus difficiles. Les statistiques le
prouvent : en 2019, 16 000 mi­
grants avaient été détectés en
cueil est saturé depuis des mois,
malgré ses 31 433 lits et l’ouverture
erratique de places d’urgence. Les
astreintes n’ont pas été payées.
Avec l’aide d’avocats, les aspi­
rants réfugiés introduisent sou­
vent des requêtes unilatérales en
justice. Chaque fois, ou presque,
le tribunal ordonne à Fedasil de
trouver une solution d’accueil.
L’agence fédérale a reçu plus de
2 000 condamnations. Pourtant,
cela ne change pas grand­chose.
Au Petit­Château, des places sont
parfois octroyées au compte­
gouttes à des hommes qui peu­
vent brandir leur ordonnance du
tribunal. Ce n’est pas pour autant
un viatique vers un héberge­
ment immédiat.
Les bousculades se multiplient
Dès 7 h 30, ils sont des centaines à
tenter leur chance, tandis que l’as­
sociation Serve the City distribue
quelques vivres. « J’essaie tous les
jours depuis deux mois, témoigne
Safi, un jeune Afghan. Les gens de
Fedasil me disent “Je suis désolé”.
Mais moi, je ne me sens plus vrai­
ment humain. Je n’ai rien. Pas
d’habit, pas d’argent. Je dors dans
les parcs ou contre un mur. Mais je
reste déterminé. »
Plus loin, un homme s’offre une
toilette rudimentaire du visage
avec une bouteille d’eau, près des
urinoirs mis à leur disposition,
qui empestent. « Evidemment, cela
ne se passerait pas comme ça si on
était Ukrainiens », lance un Burun­
dais, las d’attendre depuis deux
international | 5
train d’essayer de passer illégale­
lement 10 % en bateau ; l’année
suivante, ils étaient 17 000, dont
la moitié en bateau. Leur nombre
était relativement stable, seule la
technique avait changé.
« Mais désormais, le nombre to­
confondues, a très fortement aug­
menté », souligne M. Walsh. Selon
lui, les premières traversées en
bateau ont permis aux migrants
– et aux réseaux de passeurs – de
découvrir que la Manche était re­
lativement facile à franchir. « Les
traversées sont comparativement
peu chères à organiser, précise un
rapport parlementaire publié le
18 juillet. Un bateau pneumatique
à moteur coûte moins de 5 000 li­
vres [5 900 euros] et, si la météo
est clémente, naviguer depuis la
France est plus facile que de se dis­
simuler à bord d’une remorque de
camion ou d’un train. »
Nouvelles filières organisées
Dan O’Mahoney, le commandant
des gardes­frontières chargés de
surveiller la Manche, estime
qu’un seul bateau peut rapporter
jusqu’à 350 000 euros aux pas­
seurs par traversée, nourrissant
une véritable industrie. En
moyenne, une trentaine de per­
sonnes s’entassent sur une
même embarcation, contre une
dizaine les premières années. Les
autorités britanniques ont même
secouru un bateau avec 88 mi­
grants à son bord. Les conséquen­
ces sont parfois dramatiques. Au
moins 166 personnes sont mor­
tes noyées depuis 2014, dont
vingt­sept en une seule journée,
le 24 novembre 2021.
Depuis 2018, les personnes tra­
versant la Manche viennent
avant tout d’Iran, d’Irak,
d’Erythrée, de Syrie et d’Afghanis­
tan. Mais, preuve que de nouvel­
semaines. Un « deux poids, deux
mesures » que constatent aussi les
associations. « Pour les Ukrainiens,
des places d’urgence et des villages
d’accueil ont été rapidement instal­
lés. Cela montre que toutes les op­
tions ne sont pas exploitées pour
résoudre la crise de l’accueil », dé­
plore Helene Asselman.
Depuis le 16 août, les hommes
qui dormaient dans la rue, autour
du centre, sont dispersés par la po­
lice et s’éparpillent dans les parcs
du centre de Bruxelles. La gale se
répand. Des plaies s’infectent. Mé­
decins du monde dénonce une si­
tuation humanitaire « inaccepta­
ble ». « La Belgique crée une misère
supplémentaire. La situation ne
fait que s’aggraver », constate,
amère, une travailleuse de Fedasil.
Beaucoup échouent aux abords
du « hub » humanitaire, un centre
de jour ouvert par des associa­
tions, dont la Croix­Rouge et Mé­
decins du monde. Ils peuvent y
prendre un repas, une douche –
même si l’affluence est grande –,
charger leur téléphone et y trou­
ver des conseils juridiques.
Le 18 août, le bourgmestre de la
ville de Bruxelles, Philippe Close
(PS), a décidé de déplacer la file
d’attente de l’autre côté du Petit­
Château, sur un boulevard plus
aéré, afin de rassurer le voisinage,
qui se plaignait du bruit et des
campements de fortune. « Cela a
créé un déséquilibre dans notre or­
ganisation, témoigne une em­
ployée de Fedasil. Il a été difficile
d’organiser les files en fonction de
les filières organisées sont aussi
présentes, les Albanais représen­
tent la première nationalité de­
puis le début de l’année, totali­
sant 18 % des arrivées.
Ces derniers mois, Londres a dé­
cidé de hausser le ton. Priti Patel,
la ministre de l’intérieur, a me­
nacé de repousser du côté fran­
çais les bateaux qui atteindraient
les eaux britanniques. Une
manœuvre illégale au regard du
droit maritime : en avril, les auto­
rités y ont donc renoncé.
Aujourd’hui, une fois embar­
qués, les migrants sont surveillés
par les autorités françaises, puis
réceptionnés par des navettes de
secours une fois du côté britanni­
que. La police des frontières les
emmène alors dans deux centres
situés dans le Kent : Western Jet
Foil, à Douvres, et Manston, une
ancienne base militaire.
Les autorités françaises, elles, in­
terviennent avant que les mi­
grants ne soient en mer, affirmant
intercepter 57 % des tentatives
d’embarquement. M. O’Mahoney
parle de 19 000 traversées blo­
quées en 2021. Reste que surveiller
près d’une centaine de kilomètres
de côtes relève de la gageure.
La multiplication de ces tentati­
ves de traversée de la Manche ne
signifie pas pour autant que le
Royaume­Uni attire particulière­
ment les migrants. Rapporté à la
population, le nombre de de­
mandes d’asile outre­Manche
en 2021 en faisait le 19e pays d’Eu­
rope, loin derrière l’Allemagne
(8e) et la France (11e). Mais, une
fois arrivés sur le territoire bri­
tannique, la vaste majorité des
migrants y resteront. Après ap­
pel, 59 % des demandes d’asile
sont accordées. En 2021, 2 761 ex­
pulsions ont été effectuées, aux­
quelles il faut ajouter 6 700 dé­
parts volontaires. p
éric albert
la situation des gens – familles, mi­
neurs isolés. C’était extrêmement
chaotique. » Depuis, la tension
monte, des bousculades se multi­
plient derrière les barrières en
métal. Mardi 23 août, la police est
intervenue en nombre.
La saturation du réseau d’accueil
s’éternise depuis près d’un an.
Chaque jour, plus de 200 nouvel­
les personnes s’y présentent et
seulement une centaine est hé­
bergée. Parmi eux, beaucoup de
« cas Dublin », du nom du règle­
ment qui impute, théoriquement,
au premier pays d’accueil du de­
mandeur d’asile d’examiner sa de­
mande. « Mais depuis le Covid, le
système Dublin ne fonctionne plus,
assure Dirk Van den Bulck,
commissaire général aux réfugiés
et aux apatrides. Il est presque im­
possible d’organiser les transferts. »
Des mesures ont été présentées
par le gouvernement, notamment
l’embauche de nouveaux agents
par le Commissariat, afin de trai­
ter l’immense arriéré de 12 000
dossiers d’asile et les nouvelles de­
mandes, en augmentation (3 047
rien qu’en juillet). Dans une an­
cienne caserne à Berlaar, une com­
mune néerlandophone située
dans la province d’Anvers, 750 pla­
ces d’urgence ont également été
créées. Trop peu, aux yeux des em­
ployés de Fedasil, qui expriment
leur scepticisme : « Il faut se rentre
à l’évidence : le Petit­Château
comme unique porte d’entrée en
Belgique, ça ne marche pas. » p
cédric vallet

6 | international
Au Brésil, les déçus de Bolsonaro et les anti­Lula
Dans l’Etat de Sao Paulo, aucun des deux candidats à l’élection présidentielle du 2 octobre ne séduit vraiment
REPORTAGE
pirassununga (état de
sao paulo) ­ envoyée spéciale
C
e sont d’abord les entre­
pôts de la Cachaça 51,
marque populaire de
cet alcool brésilien, que
le visiteur découvre à Pirassu­
nunga, commune de 78 000 habi­
tants, à quatre heures de route au
nord de Sao Paulo. Champs de
canne à sucre et de maïs se dé­
ploient à perte de vue : la moder­
nité de la mégapole est désormais
loin, tout comme la pauvreté
criante qui habite ses rues.
A l’entrée de la ville trône un
Christ blanc, fade imitation en
miniature du celui du Corcovado
de Rio de Janeiro, devant lequel
les soldats d’un convoi militaire
font instinctivement le signe de
croix. L’agriculture et l’Académie
des forces aériennes sont les pre­
miers employeurs de cette ville,
profondément catholique. A la
messe du dimanche, les derniers
arrivés sont debout. « Il faut arri­
ver vingt minutes avant pour être
devant », glisse un fidèle.
La religion, l’agriculture et l’ar­
mée expliquent pour beaucoup
l’ample victoire du président Jair
Bolsonaro (Parti social­libéral)
lors de la dernière élection prési­
dentielle en 2018. Le chef de l’Etat
y avait obtenu 81,77 %, contre
18,23 % pour Fernando Haddad du
Parti des travailleurs (PT, gauche).
A Pirassununga, avant l’émer­
gence de Bolsonaro, le Parti de la
social­démocratie brésilienne
(PSDB, droite), au pouvoir sous les
mandats du président Fernando
Henrique Cardoso (1995­2003),
l’emportait toujours aux élections
nationales et locales. Le PT n’a ja­
mais percé dans cet Etat de Sao
Paulo, rural et conservateur, qui
produit un tiers du PIB brésilien.
La stratégie du PT consiste pour­
tant à conquérir ce premier col­
lège électoral du pays (33,6 mil­
lions d’électeurs, 22 % du total)
pour espérer s’assurer la victoire
au premier tour de l’élection prési­
dentielle du 2 octobre, qui oppose
le président sortant au leader de la
gauche, Lula. Ce dernier, qui pour
l’heure fait la course en tête, a
passé beaucoup de temps à coudre
des alliances locales, à rencontrer
les représentants de l’agriculture
et de l’industrie pour présenter un
visage séduisant à cette droite mo­
dérée mais très conservatrice.
Sur la place centrale de Piras­
sununga, six militants du PT,
Ethiopie : la capitale du Tigré visée par des frappes aériennes
Au moins quatre personnes ont été tuées dans le bombardement d’une école de Makalé, faisant craindre le retour d’un conflit d’ampleur
nairobi ­ correspondance
L’ escalade militaire se
poursuit dans le nord de
l’Ethiopie. Trois jours
après la reprise des combats dans
la région du Tigré, qui a mis fin à
cinq mois de trêve entre les rebel­
les tigréens et les autorités d’Ad­
dis­Abeba, la province a connu
une violente secousse, vendredi
26 août, avec le bombardement
meurtrier d’une école de Makalé,
la capitale provinciale du Tigré.
En fin de matinée, l’aviation
éthiopienne a mené un raid aé­
rien au­dessus de la ville, place
forte des insurgés du Front popu­
laire de libération du Tigré (FPLT),
en guerre contre le pouvoir central
depuis novembre 2020. La frappe
s’est abattue sur le Red Kids Para­
dise Kindergarten, une école ma­
ternelle. Les images relayées par la
télévision tigréenne montrent des
corps gisant au sol, l’école soufflée
par l’impact. Kibrom Gebreselas­
sie, le directeur de l’hôpital Ayder,
le plus important de la ville, af­
portant des drapeaux rouges,
distribuent des tracts en ce sa­
medi d’août. Sur ce vaste square
ombragé où les bancs portent en
lettres majuscules les noms de
leurs bienfaiteurs, les badauds
prennent sans s’arrêter les pros­
pectus ; d’autres les refusent
franchement en bougonnant un
« Lula voleur ».
Luci de Oliveira Vercik en sourit,
sans insister : « C’est difficile de
faire campagne, on est souvent in­
sultés. D’autres nous félicitent
pour notre courage à nous expo­
ser », raconte celle qui dirige la
section locale du PT. A ses côtés,
Yara Bernardi Antonialli, 67 ans,
représentant le syndicat des en­
seignants publics, ne cache pas sa
lassitude : « Ici, je suis et je reste “la
communiste”, même si je ne prône
rien qui puisse s’apparenter à du
marxisme ! » Parmi les personnes
rencontrées, ces militantes se­
ront les seules à oser donner leur
nom. Elles se sont lancées dans la
campagne, persuadées « cette fois
de gagner des voix pour Lula, face
à la misère sociale créée par Bol­
sonaro ». Selon une récente ana­
lyse de l’institut de sondage
Datafolha, 21 % des électeurs de
Bolsonaro en 2018 ne devraient
pas voter pour lui cette année.
« La corruption continue »
Ces déçus du président ne sont
pas difficiles à trouver à Pirassu­
nunga. Dans le quartier où s’ali­
gnent les maisons au style califor­
nien avec leurs vastes garages, les
voisins s’invitent souvent le di­
manche pour profiter d’un jardin
à la pelouse impeccable et aux
sculptures en pierre. Ana (tous les
prénoms ont été changés), fonc­
tionnaire, et son mari, Pedro, ont
toujours voté pour le PSDB avant
de soutenir Bolsonaro. Cette fois,
elle se refuse à voter pour le prési­
dent sortant : « Il est arrogant,
froid, il raconte n’importe quoi et
sa gestion de la pandémie a été un
scandale. » Mais, quand Ana as­
sure envisager de voter pour Lula,
son mari lève les yeux au ciel :
« Je ne veux plus de Bolsonaro.
Mais de là à voter pour Lula, je ne
peux pas. Même s’il a aidé les plus
pauvres, il est incapable de mener
une politique sur le long terme. »
Cadre dans une société agricole,
il défend les idées libérales du mi­
nistre de l’économie, Paulo Gue­
des, mais lui aussi l’a déçu : « Avant
les élections, il distribue de l’argent
à tout­va. Ce gouvernement,
comme les autres, donne postes et
firme que son établissement a
reçu quatre morts, dont deux en­
fants, et neuf blessés.
Quelques heures après le bom­
bardement, le gouvernement du
premier ministre, Abiy Ahmed, a
publié un communiqué dans le­
quel il accuse « la clique du FPLT
d’avoir continué ses attaques ». Par
conséquent, l’armée éthiopienne
va « mener des actions ciblant ses
forces militaires », prévient­il, tout
en ordonnant aux populations ti­
gréennes « de se tenir à l’écart des
équipements et centres d’entraîne­
ment militaires du FPLT ». Addis­
Abeba sait pourtant que cet aver­
tissement est inaudible au Tigré,
privé d’électricité et de télécom­
munications depuis plus d’un an.
Une telle attaque contre des ci­
vils marque­t­elle le début d’un
nouveau conflit de grande am­
pleur, alors que les combats de ces
derniers jours restaient localisés
dans le sud du Tigré ? « Jusqu’à ven­
dredi, je pensais que le gouverne­
ment éthiopien et le FPLT bluffaient
en menant des manœuvres militai­
Affiches de campagne à Sinop, dans le Mato Grosso, dans le centre­ouest du Brésil, le 5 août. FRANCISCO PRONER/AGENCE VU’ POUR « LE MONDE »
faveurs aux partis pour gouverner.
La corruption continue. » Comme
d’autres, le couple attend, pour se
décider, de voir le débat télévisuel,
qui, en dépit d’annonces contra­
dictoires sur la participation des
deux principaux candidats à la
veille du face­à­face, devrait se
tenir le 28 août.
Pour séduire cet électorat, qui
assimile le PT à la corruption, Lula
a choisi un vice­président inédit :
Geraldo Alckmin, son ancien ad­
versaire à la présidentielle pour la
droite en 2006. Ce fervent catholi­
que proche de l’Opus Dei et libéral
a aussi été le gouverneur de l’Etat
de Sao Paulo pendant douze ans.
A Pirassununga, on a voté des an­
nées et sans hésiter sur son nom.
Mais son alliance avec Lula a été
ressentie « comme un affront, une
trahison. Ça veut dire que nos va­
leurs sont les mêmes que celles du
PT ? Ce parti qui n’a jamais cessé de
criminaliser les entrepreneurs ? »,
s’étrangle Isabela, qui dirige une
PME dans le transport. Elle aussi
se montre critique à l’encontre de
Cet accès de
violence risque
d’enterrer les
espoirs de paix
entretenus par
la communauté
internationale
depuis cinq mois
res importantes, mais, après cette
frappe, je crains que nous ayons at­
teint un point de non­retour », ex­
plique un politicien tigréen en
exil, voulant rester anonyme.
Ce nouvel accès de violence ris­
que d’enterrer les espoirs de paix
entretenus par la communauté in­
ternationale depuis cinq mois,
ajoute un diplomate occidental en
poste en Ethiopie, qui redoute
« une confrontation massive ». En­
gagées depuis mars dans une
trêve humanitaire, les deux par­
Bolsonaro, mais elle ne ralliera
pas pour autant le « front républi­
cain contre l’extrême droite » dé­
fendu par Alckmin. « C’est une
ruse pour prendre le pouvoir, rien
d’autre », assure­t­elle. Rodrigo,
un avocat qui vote à gauche de­
puis toujours, confirme que beau­
coup lui confient « un dégoût de­
vant cette alliance. Voter pour Lula
serait donné “un prix à la cor­
ruption” », estime ce fin observa­
teur de la vie politique locale.
Fausses informations
Le professeur Cicero, candidat à
la députation régionale dans
l’Etat de Sao Paulo, a longtemps
pâti de l’image écornée du PT.
Après deux tentatives sous ses
couleurs, il a été finalement élu
conseiller municipal en s’affi­
liant au Parti démocrate tra­
vailliste (PDT, centre gauche),
« moins connoté “rouge” », dé­
crit­il. « Ici on ne vote ni pour les
Noirs ni pour les travailleurs et
bien peu pour les femmes », es­
time l’enseignant. « La logique
ties avaient alors initié de timides
pourparlers. Malgré quelques ges­
tes de bonne volonté – la remise
en route de l’aide alimentaire vers
le Tigré et la libération de prison­
niers de guerre –, les deux camps
n’ont jamais été capables de se réu­
nir autour d’une même table.
Jeu de dupes
D’autres frappes aériennes ont eu
lieu, ce vendredi, sur le front sud,
dans la région de Raya Azebo, où se
concentre l’essentiel des affronte­
ments récents. « Cette zone dispu­
tée entre le Tigré et la région voisine
Amhara revêt une importance cru­
ciale pour le FPLT, car c’est aujour­
d’hui le seul grenier à céréales de la
province », assure un travailleur
humanitaire en poste en Ethiopie.
La prochaine récolte n’aura lieu
qu’en octobre au Tigré, où 47 % de
la population est en situation d’in­
sécurité alimentaire aiguë, selon le
Programme alimentaire mondial.
La région vivait, jusqu’à présent,
sous perfusion des convois d’aide
alimentaire, mais ils sont désor­
« Je ne veux plus
de Bolsonaro.
Mais Lula est
incapable de
mener une
politique sur
le long terme »,
assure un
habitant
voudrait qu’on fasse campagne
dans les quartiers les plus pau­
vres. Mais, malheureusement, on
y vote comme le disent le patron
et le pasteur », poursuit­il.
Les abords de Pirassununga
abritent bien des travailleurs
précaires, comme dans les fave­
las des grandes villes, mais le
paysage y est bien plus harmo­
nieux. Sur de larges trottoirs, les
mères ont sorti leurs chaises et
surveillent les plus jeunes qui
mais interrompus à cause de la re­
prise des combats. Mercredi
24 août, dans un entrepôt de Ma­
kalé, des soldats du FPLT ont égale­
ment confisqué 570 000 litres de
carburant que le parti tigréen avait
initialement prêtés au PAM pour
mener à bien la distribution de
l’aide alimentaire. Un acte « scan­
daleux et honteux », a dénoncé le
directeur du PAM, David Beasley.
« Cela souligne qu’un conflit de
grande ampleur se prépare », note
un diplomate à Addis­Abeba.
Dans une rare prise de parole pu­
blique sur le sujet, Tedros Adha­
nom Ghebreyesus, le directeur gé­
néral de l’Organisation mondiale
de la santé, lui­même originaire
du Tigré et ex­cadre du FPLT, a con­
fié avoir perdu le contact avec ses
proches dans ce qu’il qualifie de
« pire catastrophe au monde ». « Je
ne peux pas leur envoyer d’argent.
Ils sont affamés, je le sais. Je ne peux
pas partager avec eux ce que j’ai,
car ils sont complètement isolés. Je
ne peux pas leur parler. Cela fait
longtemps que je ne leur ai pas
0123
DIMANCHE 28 ­ LUNDI 29 AOÛT 2022
courent au loin. Toutes répètent
à l’envi les fausses informa­
tions distillées par la campagne
du président sortant et les pas­
teurs qui le soutiennent. « Lula
compte fermer les églises s’il est
élu, mon pasteur l’a encore dit di­
manche », affirme l’une d’elles en
triant des haricots.
La nuit tombe sur la cité et les
temples évangéliques se remplis­
sent de fidèles ; une population
avec qui la gauche a aujourd’hui
bien du mal à dialoguer. L’Eglise
internationale de la Grâce de
Dieu, qui possède 5 000 temples
au Brésil et appuie Bolsonaro, oc­
cupe désormais le cinéma de la
ville. « Il n’y a jamais eu de librai­
rie ici et bien peu de cinémas.
Je crois que c’est la culture qui fait
le plus défaut », assure Rodrigo.
Comme dans le reste de l’Etat de
Sao Paulo, il est certain que le PT
fera un meilleur score qu’en 2018
à Pirassununga. « Mais de là à
l’emporter, je le juge impossible »,
pronostique l’avocat. p
anne vigna
parlé », a­t­il déclaré lors d’une
conférence de presse, au lende­
main de la reprise des hostilités.
Du côté des belligérants, un jeu
de dupes a débuté, chaque partie
s’efforçant d’apparaître aux yeux
des partenaires étrangers comme
encore ouverts à d’hypothétiques
négociations. « Que la commu­
nauté internationale arrête de
choyer Abiy, fasse pression sur le ré­
gime [éthiopien] et pousse pour
des négociations de bonne foi », a
tweeté Getachew Reda, le porte­
parole des insurgés tigréens.
« Nous demandons à la commu­
nauté internationale de forcer le
FPLT à se rallier à l’option pacifique
proposée par notre gouverne­
ment », indique un communiqué
des autorités d’Addis­Abeba. Le
nord de l’Ethiopie semble pour­
tant avoir déjà basculé dans une
guerre fratricide. p
noé hochet­bodin
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8 | planète
C R I S E   D E   L’ E A U
Un technicien de
la Régie des eaux,
à Seillans, dans
le Var, alerte les
occupants d’une
propriété signalée
pour surconsom­
mation d’eau.
A droite : pose
d’une pastille
réduisant le débit
sur le compteur
d’un abonné
de Seillans (Var),
le 2 août.
LAURENT CARRÉ/M LE
MAGAZINE DU « MONDE »
Sécheresse : des pistes
pour économiser l’eau
Alors que les mesures de restriction touchent
93 départements, les actions se multiplient pour préserver
et utiliser plus efficacement la ressource devenue précieuse
L
a sécheresse qui touche la moitié
de l’Europe « semble être la pire
depuis cinq cents ans », avance le
Centre commun de recherche de
la Commission européenne. Pour
confirmer cet accablant constat, il
faudra attendre la fin de la saison, mais quel­
ques pluies ne suffiront sans doute pas à rem­
plir les rivières ni à rendre leur humidité aux
sols avant l’automne. Or, selon ces observa­
tions rendues publiques mardi 23 août par
l’organisme bruxellois, la France, qui a beau­
coup souffert des incendies depuis le début
de l’été, figure parmi les pays les plus tou­
chés. Elle a reçu 33 % de précipitations de
moins que la moyenne de janvier à juillet et
le phénomène concerne tout le territoire
métropolitain, ce qui est inédit.
Les mesures de restriction d’eau touchent
actuellement 93 départements, dont 78 sont
« en crise », le niveau le plus élevé sur l’échelle
des alertes sécheresse. A ce stade­là, il est in­
terdit d’arroser potagers, espaces publics et
golfs privés, de laver à grande eau sa voiture,
sa terrasse, de remplir sa piscine, d’alimenter
mares et fontaines, d’irriguer les cultures…
à moins de bénéficier d’une dérogation sur
décision préfectorale.
Dès le printemps, des élus locaux, antici­
pant les difficultés de l’été, avaient réservé des
camions­citernes et commandé quantité de
bouteilles d’eau minérale. A l’heure actuelle,
117 communes – souvent des villages – sont
privées d’eau potable et des « quantités
d’autres » suscitent des inquiétudes pour les
semaines à venir, a indiqué Christophe Bé­
chu, le ministre de la transition écologique et
de la cohésion des territoires, lors d’un dépla­
cement dans l’Aude le 23 août. Répondant à
BFM­TV, il a mis en avant la question des fui­
tes dans les réseaux. Le taux de perte est en ef­
fet de 20 % en moyenne en France, autrement
dit 1 litre sur 5 n’atteint pas son but, soit
937 millions de mètres cubes par an.
Selon l’Observatoire des services publics de
l’eau et de l’assainissement, toutes les autori­
tés locales n’ont pas une connaissance fine de
leur patrimoine, qui peut dater des années
1950. Viser un rendement de 100 % serait
néanmoins illusoire dans les 895 000 kilomè­
a fallu fermer définitivement 4 300 captages
d’eau potable en France depuis 1980.
« Plutôt qu’économiser l’eau, il faut considé­
rer son efficience : il faut que chaque goutte
soit efficace désormais », estime Guillaume
Choisy, directeur général de l’Agence de l’eau
Adour­Garonne. Cet établissement public
veille sur un très vaste bassin hydrographi­
que – il couvre la Nouvelle­Aquitaine et l’Oc­
citanie –, où la situation s’annonce tendue
au moins jusqu’en septembre­octobre. Or
l’alimentation de 60 % de la population y dé­
pend pour moitié des cours d’eau.
« Actuellement, 38 % des 120 000 kilomètres
de nos rivières sont en difficulté ou bien à sec.
C’est du jamais­vu, témoigne M. Choisy. Cela
nous rend vulnérables au ralentissement des
débits dans les vallées isolées, nous sommes
tres de canalisations d’eau potable, et les donc amenés à approvisionner des stations
423 000 kilomètres de canalisations pour l’as­ d’eau potable en camion. En parallèle, nous
sainissement, scrutés par des drones flottants avons consacré 80 millions d’euros pour réali­
ou volants, des détecteurs acoustiques et des ser des interconnexions de réseaux dans le
outils d’intelligence artificielle. Cantal, ainsi que sur les plateaux du Lot et de
Au demeurant, les performances françaises l’Aveyron à la suite de la sécheresse de 2019. »
tiennent la comparaison avec celles des pays Selon le directeur général, en dix ans, le bas­
voisins. Elles sont variables selon les territoi­ sin Adour­Garonne a nettement réduit sa
res, meilleures dans les grandes aggloméra­ consommation : « Avec 1 million d’habitants
tions, où elles peuvent atteindre plus de 90 %, supplémentaires, soit 15 % en plus, nous som­
comme à Paris, que dans les zones rurales, qui mes passés de 700 000 millions de mètres cu­
peinent à financer la réhabilitation de leurs bes par an à 688 000 millions. »
infrastructures. Les taux de fuite grimpent « PLUTÔT  mies. Les Agences de l’eau multiplient donc
aux alentours de 50 % dans les Antilles, à La QU’ÉCONOMISER L’EAU,  « ACTIONS DE RÉSILIENCE »
Réunion, entre 50 % et 70 % dans les Alpes­de­ Lors du conseil des ministres du mercredi
Haute­Provence, la Meuse, le Cantal. IL FAUT CONSIDÉRER  24 août, le gouvernement a rappelé qu’en
avril, alors que la sécheresse s’annonçait, il a
USAGES INADAPTÉS SON EFFICIENCE :  autorisé les six Agences de l’eau à engager
Or, la problématique hydrique ne se résume 100 millions d’euros supplémentaires – sur
pas à ces questions de tuyaux. La sécheresse
IL FAUT QUE CHAQUE  un budget annuel d’environ 2,5 milliards –,
survient avec la chaleur et le manque de pré­ GOUTTE SOIT EFFICACE  « pour financer des actions de résilience ».
cipitations, mais résulte aussi d’usages ina­ Ces établissements sont chargés de la ges­
daptés. En France, l’industrie consomme en DÉSORMAIS » tion et de la préservation de la ressource hy­
moyenne 34 % du total, l’agriculture 45 % GUILLAUME CHOISY drique et des milieux aquatiques. Des chan­
– mais 80 % en plein été –, les particuliers directeur général de l’agence tiers pour créer des bassins de rétention de
21 % – leur part reste globalement stable de l’eau Adour-Garonne pluie ou des stockages pour les cultures – les
alors que la population augmente. Les mesu­ bassines, très controversées –, aux chasses
res de restriction décrétées dans l’urgence ne d’eau plus économes dans les écoles, des sub­
suffisent pas : faire face aux risques de pénu­ ventions pour des circuits fermés dans l’in­
ries implique d’inventer une nouvelle so­ dustrie aux réparations des canaux d’irriga­
briété, de réduire les gaspillages mais aussi tion dans l’agriculture : on compte beaucoup
de lutter contre les contaminations qui ren­ sur elles. D’autant que l’évolution du climat
dent la ressource indisponible. A cause de impose d’imaginer des solutions nouvelles.
pollutions – nitrates et pesticides surtout –, il Avec le feu vert ministériel du 24 août,
l’Agence de l’eau Rhône­Méditerranée­Corse,
par exemple, a ajouté 22 millions d’euros à
De l’assèchement du Rhin à l’inflation son programme de dépenses. Elle qui an­
nonçait en juin vouloir parvenir à des écono­
Selon les économistes du Crédit Suisse, le niveau historiquement bas mies de 30 millions de mètres cubes par an a
du Rhin devrait contribuer à aggraver l’inflation dans la Confédéra- notamment décidé d’aider deux commu­
tion helvétique, en renchérissant le coût du transport de marchandi- nautés de communes du Doubs à moderni­
ses. Dans une note de marché rendue publique vendredi 26 août, les ser leurs réseaux de distribution. Elle a aussi
experts de l’institution bancaire tablent désormais sur une hausse choisi d’apporter le tiers des financements
des prix de 2,9 % pour le pays alpin, contre 2,3 % précédemment. Mi- nécessaires pour permettre à deux impor­
août, le niveau du Rhin était tombé sous le niveau nécessaire à une tants groupements de producteurs du Vau­
grande partie du transport fluvial – son niveau est depuis remonté. cluse de changer de systèmes d’irrigation, en
Cette hausse des coûts du transport – des produits pétroliers, no- particulier pour le goutte­à­goutte, moins
tamment – s’ajoute à l’élévation des prix de l’énergie et des intrants gourmand. Résultats : les volumes épargnés
agricoles liée à la guerre en Ukraine. Une stabilisation de l’inflation, par l’Association syndicale du canal de Car­
en Suisse, est toutefois prévue au dernier trimestre de l’année. pentras sont évalués à 113 600 mètres cubes
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DIMANCHE 28 ­ LUNDI 29 AOÛT 2022
par an, ceux du canal de Cabedan­neuf à
80 000 mètres cubes.
Dans un registre moins classique, l’Agence
de l’eau Rhône­Méditerranée­Corse subven­
tionne aussi la « désimperméabilisation »
d’une surface de 130 hectares dans l’agglo­
mération du Grand Lyon. Car éviter que les
précipitations ne ruissellent brutalement
sur le bitume permet, d’une part, de désen­
gorger les réseaux d’assainissement – donc
de lutter contre la pollution – et, d’autre part,
de laisser la pluie s’infiltrer, contribuant
ainsi à la recharge des nappes souterraines.
Au total, l’agence déclare avoir attribué
67 millions d’euros d’aides à 353 projets de­
puis 2019, qui ont permis de générer 62 mil­
lions de mètres cubes de nouvelles écono­
mies. Ce bilan correspond à une réduction de
10,2 millions de mètres cubes grâce à une
meilleure gestion de la ressource qui fournit
l’eau potable, 5,7 millions gagnés du côté de
process industriels et… 46 millions en moder­
nisant les dispositifs d’irrigation agricoles.
Dans ce secteur, la marge de manœuvre
semble encore importante. Aujourd’hui,
l’usager paie 86 % de la redevance qui finance
les actions en faveur de la préservation de la
ressource : elle lui est facturée, selon les ré­
gions, deux à huit fois plus cher qu’à l’usager
agricole. Ce qui n’encourage pas les écono­
les initiatives et les appels à projets en direc­
tion des agriculteurs : puiser et asperger sans
compter devrait devenir de plus en plus diffi­
cile dans le contexte de restrictions générales.
La chaire partenariale Eau, agriculture et
changement climatique, montée à Montpel­
lier par l’Institut national de recherche pour
l’agriculture, l’alimentation et l’environne­
ment (Inrae), avec d’autres acteurs publics et
privés, se penche notamment sur la problé­
matique des eaux usées, auxquelles on a
recours pour l’arrosage. « Il s’agit d’une piste
intéressante, mais pas du gisement que cer­
tains espèrent, car elle est de portée limitée,
estime Sami Bouarfa, chef adjoint du dépar­
tement Aqua à l’Inrae. Les stations d’épura­
tion qui les produisent ont en effet déjà pour
fonction de recharger les cours d’eau à
l’étiage. Le recours aux eaux usées est envisa­
geable pour l’agriculture périurbaine, mais ce
serait trop coûteux de les transférer vers des
parcelles rurales éloignées. »
Selon le chercheur, des matériels d’irriga­
tion plus performants, des capteurs pour
mesurer les taux d’humidité dans les sols et
d’autres technologies permettraient de ré­
duire de 20 % à 30 % la consommation agri­
cole. Une autre solution a trait à l’adaptation
des cultures, comme troquer le maïs pour le
sorgho, qui n’a pas besoin d’être arrosé au
moment où toute la nature a soif, par exem­
ple. Sami Bouarfa souligne enfin le rôle es­
sentiel que peut jouer l’agroforesterie – ne
pas laisser les sols à nu, leur fournir de l’om­
bre, les couper du vent par des haies, etc. –
dans cette bataille pour économiser l’eau. p
martine valo
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DIMANCHE 28 ­ LUNDI 29 AOÛT 2022
L’industrie française face au stress hydrique
L’aggravation des sécheresses expose les secteurs particulièrement consommateurs d’eau,
dont ceux de la chimie, de la papeterie et de l’agroalimentaire, à la menace de pénuries
C omme si les difficultés qui
s’abattent sur les entrepri­
ses ne suffisaient pas… A
la flambée des prix de l’électricité
et du gaz, à la pénurie de semi­
conducteurs et aux tensions sur
plusieurs matières premières
s’ajoute une menace, plus loin­
taine mais inquiétante : une raré­
faction de l’eau. La sécheresse de
ces dernières semaines vient de
rappeler aux entreprises que, si
elles peuvent puiser dans cette
ressource, elles ont aussi le devoir
d’en faire un usage rigoureux.
L’industrie française consomme
2,5 milliards de mètres cubes
par an, soit 8 % du total des prélè­
vements dans les nappes phréati­
ques et les cours d’eau. Le gouver­
nement n’a enregistré aucune
remontée d’entreprises privées
d’eau, même s’il a dû imposer
des restrictions dans certaines
zones au plus fort de la sécheresse.
Toutefois, plusieurs secteurs
particulièrement consomma­
teurs sont exposés au risque de
futures pénuries, selon le minis­
tère de la transition écologique :
l’industrie chimique (pétrochi­
mie, phytosanitaire, pharma­
cie…), qui représente de 25 % à
30 % des prélèvements, les pape­
tiers (10 %) et l’agroalimentaire
(8 %), notamment les produits lai­
tiers et les brasseurs.
« Changer de braquet »
Cette situation encore sous
contrôle ne durera pas. EDF ren­
contre déjà des difficultés récur­
rentes pour refroidir les réacteurs
nucléaires implantés au bord du
Rhône, de la Loire, de la Garonne
et de la Moselle. Les armateurs
fluviaux ont dû composer avec la
baisse du niveau d’eau du Rhin et
de grands canaux. Une étude
prospective du Bureau de recher­
ches géologiques et minières inti­
tulée « Explore 2070 » et datée de
2012 prévoit une diminution si­
gnificative de la recharge des nap­
pes par rapport à la période 1961­
1990 (de 10 % à 25 %) et de celle du
débit moyen annuel des cours
d’eau, qui pourrait se réduire de
10 % à 40 %. L’artère industrielle
majeure Paris­Rouen­Le Havre
serait très touchée (chute de 20 %
du débit de la Seine), comme la
Garonne et ses affluents.
« Les entreprises découvrent que
l’Hexagone évolue vers un climat
semi­aride », constate Franck Gal­
land, chercheur associé à la Fonda­
tion pour la recherche stratégique
et auteur de Guerre et eau (Robert
Laffont, 2021, 180 pages, 18 euros).
« Dans vingt ans, il y aura de 10 % à
20 % de moins d’eau en surface ou
dans les nappes. Comme on réduit
l’empreinte carbone, il faut réduire
l’empreinte hydrique. »
Depuis dix à vingt ans, de grands
groupes (PSA, Renault, Michelin,
Saint­Gobain, SNCF, Paprec, Colas,
Smurfit Kappa…) mettent en place
des politiques de l’eau et amélio­
rent leurs procédés, reconnaît la
Fédération nationale des asso­
ciations de riverains et utilisa­
teurs industriels d’eau. Il fallait
15 mètres cubes pour un modèle
PSA en 1995, 3,5 mètres cubes
vingt ans plus tard ; et 40 mè­
tres cubes pour une tonne de pa­
pier en 1990 contre 23 mètres cu­
bes en 2017. Même s’ils restituent
plus de 90 % de la ressource à la
nature, les industriels ont encore
des progrès à faire pour en pom­
per toujours moins. « Ils vont de­
voir changer de braquet », prévient
M. Galland, par ailleurs consultant
auprès d’industriels.
Il leur faudra aussi se montrer
plus vigilants et plus transpa­
rents. L’association britannique
EDF RENCONTRE DÉJÀ  d’eau de 10 % en cinq ans et de
DES DIFFICULTÉS  partager. « Il faudra plus de tech­
RÉCURRENTES  réseaux, les interconnecter, créer
POUR REFROIDIR LES  voir la recharge artificielle des
RÉACTEURS NUCLÉAIRES  nappes et réutiliser plus des eaux
IMPLANTÉS AU BORD  « La technologie de la réutilisa­
DU RHÔNE, DE LA LOIRE,  sente un très grand potentiel dans
DE LA GARONNE  le contexte de la rareté de la res­
ET DE LA MOSELLE
CDP (ex­Carbon Disclosure Pro­
ject), qui mesure l’impact envi­
ronnemental des entreprises au
niveau mondial, note qu’un tiers
seulement des sociétés euro­
péennes affichent l’objectif de ré­
duire leur consommation. Elle es­
timait, en 2019, que la grande
distribution, montrée du doigt
comme l’un des secteurs les
moins performants sur sa gestion
de l’eau, avait un rôle­clé à jouer :
« Composée d’entreprises proches
du sommet de la chaîne de valeur
agricole et disposant de larges re­
venus, elle peut stimuler des amé­
liorations substantielles de la per­
formance de l’eau chez les produc­
teurs de viande, les cultivateurs et
les teintureries du monde entier. »
Technologies de retraitement
La même plate­forme, associée
à l’ONG Planet Tracker, révèle
qu’un tiers des banques cotées
n’évaluent pas le « risque eau »
dans leur portefeuille d’actifs, re­
légué loin derrière la question des
émissions de dioxyde de carbone.
Alors même que les trois quarts
des entreprises disent être expo­
sées à « des risques substantiels
liés à l’eau » (raréfaction, baisse
de qualité…), d’après CDP, voire à
une dégradation de leur image
en cas d’usage abusif ou polluant
de cette ressource.
La France, où l’eau est mieux gé­
rée que dans de nombreux pays,
n’est pas à l’abri de pénuries pour
son industrie. En 2019, les Assises
de l’eau, organisées par le gouver­
nement, ont fixé pour objectif de
réduire le prélèvement global
25 % en quinze ans, et de mieux la
nologie, digitaliser davantage les
des stations de secours, promou­
usées », prévient Franck Galland.
tion des eaux usées traitées repré­
source et de l’aggravation des phé­
nomènes de sécheresse sur le terri­
planète | 9
F COMME FILM ET TROIS BRIGANDS PRODUCTIONS
PRÉSENTENT
FANTASTIQUE
ET MYSTÉRIEUX TÉLÉRAMA
À COUPER
LE SOUFFLE SO FILM
UN DIAMANT
BRUT FRANCE CULTURE
toire », soulignait Pierre Ribaute,
directeur général des activités
eau de Veolia en France, en juillet,
à l’occasion de la présentation
d’un nouvel équipement pour ses
stations d’épuration.
Une réutilisation freinée par les
autorités sanitaires, note M. Gal­
land. Il s’agit de passer de 0,1 % à
0,3 %, quand l’Italie en réemploie
environ 10 %, l’Espagne 15 %,
Singapour 30 % et Israël 87 %. En
France, sur 8,4 milliards de mè­
tres cubes d’eaux usées produits
chaque année, 1,6 milliard de mè­
tres cubes pourrait être exploité
en circuit fermé. Leur usage vient
d’être timidement étendu : à l’irri­
gation agricole et à l’arrosage des
espaces verts s’ajoutent le lavage
des voiries, le nettoyage des véhi­
cules ou le curage des réseaux
d’assainissement.
Cet objectif national de 0,3 %
n’est « pas satisfaisant », souligne
l’Union nationale des industries
et entreprises de l’eau, qui re­
groupe les acteurs de la filière,
dont les groupes Veolia et Suez,
lesquels ont mis au point des
technologies de retraitement.
Pour Franck Galland, les exigen­
ces européennes sur la préserva­
tion des ressources naturelles, et
donc l’eau, obligeront l’Hexagone
à se montrer plus ambitieux. ADÈLE EXARCHOPOULOS SALLY DRAMÉ
D’autant qu’aux industries tra­ SWALA EMATI MOUSTAPHA MBENGUE DAPHNÉ PATAKIA
ditionnelles se greffent des activi­
tés elles aussi gourmandes en
eau, comme les nouvelles tech­
nologies, rappelle­t­il : les semi­
conducteurs, éléments stratégi­
ques nécessitant une eau ultra­
pure dans leur fabrication, ou le
fonctionnement des centres de
données, qui se multiplient. Un
marché considérable des « eaux
grises » des usages ménagers
s’ouvre pour des sociétés comme UN FILM DE
LÉA MYSIUS
les français Veolia, Suez ou la
SAUR. Mais, quand toutes les solu­
Design : Benjamin Seznec / TROÏKA
tions techniques auront été épui­ AU CINÉMA LE 31 AOÛT
sées, faudra­t­il déplacer des acti­
vités dans les régions riches en
ressources aquatiques, comme le
suggère le président du Mexique,
Andres Manuel Lopez Obrador,
pour l’industrie de la bière ? p
jean­michel bezat
 FRANCE
10 |
M I N I S T È R E   D E   L’ I N T É R I E U R
Le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, lors d’une cérémonie à la gendarmerie de Pamandzi (Mayotte), le 22 août. JEAN-CLAUDE COUTAUSSE POUR « LE MONDE »
Les petits calculs
et grandes ambitions 
de Gérald Darmanin
Dans le sillage de son mentor, Nicolas Sarkozy, le ministre
de l’intérieur veut faire de Beauvau un tremplin pour l’Elysée
L
e ventilateur tourne lentement. Il
fait une chaleur moite sous le faré
de la résidence du préfet, cachée
derrière un rideau de palmiers,
des ylangs­ylangs et des bougain­
villiers. Au dernier jour de sa vi­
site à Mayotte, mardi 23 août, Gérald Darma­
nin, barbe de trois jours et bras de chemise,
prend un café avec ses collaborateurs, devant
la mer turquoise. La conversation glisse sur la
course de karting organisée fin juillet pour les
détenus dans la cour de la prison de Fresnes
(Val­de­Marne), qui fait polémique depuis
trois jours. Le ministre de l’intérieur, qui n’a
pas réagi en public mais hausse les yeux au
ciel en privé, s’étonne que le sujet ait encore
fait, la veille, l’ouverture des « 20 Heures ».
« C’est le mois d’août, il n’y a rien dans l’actua­
lité », tente d’expliquer un conseiller. Le mi­
nistre s’esclaffe : « Il n’y a rien… ! C’est sympa
pour celui qui s’est décarcassé tout l’été ! »
Celui qui s’est « décarcassé », c’est lui. Alors
que les ministres, retenus à Paris jusqu’au
5 août par une session parlementaire tardive,
se sont dépêchés de partir en vacances, Gé­
rald Darmanin en a profité pour se distinguer,
on l’a vu partout. Au chevet des pompiers, à
l’offensive contre les rodéos urbains ou les dé­
linquants, cette « minorité d’emmerdeurs »
(Journal du dimanche, le 21 août). Il a multiplié
les annonces martiales, comme à Mayotte, où
il a proposé de durcir l’attribution de la natio­
nalité aux enfants d’étrangers nés sur l’île ou
encore de créer des « lieux de redressement »
pour les enfants délinquants, encadrés par
des militaires. Ce qui a suscité un réel agace­
ment dans les allées du pouvoir, où l’on juge
que « Gérald », décidément, pousse toujours
le bouchon trop loin.
Furieux de voir le ministre de l’intérieur et
des outre­mer fouler ses plates­bandes, le
garde des sceaux, Eric Dupond­Moretti, a fait
passer une note à Matignon pour recadrer le
débat et montrer en quoi cette mesure était
inapplicable pour des mineurs de moins de
13 ans. Même Emmanuel Macron, qui avait
évoqué cette idée pendant la campagne, a
jugé qu’il avait « dérapé » et a demandé à Elisa­
beth Borne, avec laquelle il a dîné le 23 août à
l’Elysée, de le recadrer. La première ministre le
recevra la semaine prochaine. Mais déjà, un
sujet chasse l’autre. A peine rentré de
Mayotte, M. Darmanin a annoncé qu’il se ren­
drait en Afrique de l’Ouest pour « anéantir » le
trafic de crack, qui se répand à Paris. « Il s’ins­
pire de ce qu’a fait Nicolas Sarkozy en 2002 et
esquisse une stratégie pour 2027, observe le dé­
puté Les Républicains (LR) des Alpes­Mariti­
mes Eric Ciotti. Il est dans une surenchère d’an­
nonces qui ne sont jamais véritablement sui­
vies d’effets. C’est du Sarko dévalué. »
Vingt ans après Nicolas Sarkozy, qui fit de
Beauvau un tremplin pour l’Elysée, Gérald
Darmanin, qui marche dans ses pas (budget,
intérieur), imprime le même style décom­
plexé : dire « la vérité » aux Français, saturer
l’espace médiatique et cliver. L’intéressé as­
sume sa proximité avec Sarkozy, dont il a di­
rigé la campagne de la primaire en 2016. Il
continue d’aller consulter cette « oreille atten­
tive » rue de Miromesnil, qu’ont désertée tant
d’élus LR, déçus par le soutien apporté par
leur vieux chef au président. « Ils finiront par
exclure Nicolas Sarkozy, qui les a créés… ! », iro­
nise­t­il. Lui dit qu’« il y a toujours quelque
chose à apprendre » de l’ancien président.
« Même quand vous n’êtes pas d’accord, il vous
fait réfléchir », confie­t­il au Monde, ajoutant
qu’il se sent « comme un jeune joueur de foot­
ball qui va discuter avec Zidane ou Platini ».
« Ces types ont une expérience incroyable, vous
savez bien qu’ils ne retourneront pas sur le ter­
rain mais leurs coups francs, vous les regardez
encore. Il n’y a pas d’équivalent. »
SE DISTINGUER DE PHILIPPE ET LE MAIRE
Pour beaucoup, l’activité estivale du ministre
de l’intérieur est le signe qu’il organise sa pré­
campagne, alors que l’après­Macron, affaibli
par sa majorité relative à l’Assemblée natio­
nale, a déjà commencé. A bientôt 40 ans, Gé­
rald Darmanin ne semble pas vouloir passer
son tour au prétexte qu’il aurait quinze ans de
moins que ses principaux rivaux, Edouard
Philippe et Bruno Le Maire. « Si c’était trop tôt
pour moi, je n’aurais jamais été député à
29 ans… », glisse­t­il à ceux qui doutent que
2027 soit le bon timing pour lui. S’il ne re­
doute pas la concurrence de l’aile gauche de la
SON ACTIVISME,  majorité (Clément Beaune, Gabriel Attal…) –
PARFOIS  qu’il juge « embourgeoisés », selon un proche
–, il est conscient que le créneau est très em­
BROUILLON,  bouteillé à droite. Or, il a du retard sur Phi­
lippe, dont la popularité ne faiblit pas, et sur
COMMENCE  Le Maire, qui s’est distingué pendant la ses­
sion parlementaire en faisant voter les
À LASSER L’AILE  deux textes budgétaires. « Ceux qui gagnent le
GAUCHE DE LA  Tour de France ne sont pas ceux qui étaient en
tête au mont Ventoux, répète­t­il à ses pro­
MAJORITÉ, OÙ L’ON  ches. Il faut faire gaffe au type qui est dans la
roue des trois ou quatre premiers. Ce sont les
SE MÉFIE DE CE échappées qui sont belles ! »
« BÉBÉ SARKOZY » C’est Edouard Philippe qui, en 2017, a pré­
senté son ami « Gérald » à Macron. Ils ont
souvent passé des vacances ensemble, en fa­
mille, et continuent parfois de déjeuner. Le
ministre de l’économie, lui aussi, a fait partie
de la bande du « Belotta­Belotta », du nom de
ce restaurant parisien où ces ambitieux
ex­LR, dont l’actuel conseiller du président,
Thierry Solère, ou l’ami intime de Darma­
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DIMANCHE 28 ­ LUNDI 29 AOÛT 2022
nin, le ministre des armées Sébastien Le­
cornu, aimaient se retrouver pour complo­
ter. Désormais, chacun joue pour lui, tout en
s’employant à relativiser, voire à nier, cette
histoire commune : « il n’y a eu que deux dé­
jeuners, la bande n’a jamais existé », a lancé
Darmanin à un député qui l’interrogeait sur
cette supposée épopée.
C’est sur le fond que Darmanin entend se
distinguer de ses rivaux, qui partagent la
même ligne « libérale, progressiste » tandis
qu’il revendique, de son côté, une sensibilité
« sociale et populaire », séguiniste. « Ce qui
m’intéresse, c’est le débat d’idées », fait valoir
celui qui rappelle être à présent le seul au gou­
vernement, « et peut­être même dans toute la
majorité », à avoir voté contre le traité euro­
péen de 2005. Loin de l’ADN macroniste, il se
sent proche de la « France du non », qu’il croit
majoritaire. « Il est normal que des sensibilités
s’expriment mais il faut qu’on soit tous assez
intelligents pour comprendre qu’il est trop tôt
pour le combat, nuance­t­il. Notre énergie doit
être mise à la réussite du moment. »
Il sait que l’intérieur peut être un tremplin
autant qu’un tombeau. Ses débuts au minis­
tère, il y a deux ans, avaient été ternis par des
accusations de viols dont il vient d’être blan­
chi avec un non­lieu prononcé le 8 juillet.
Dès septembre, il recevra les partis et les asso­
ciations, avant un débat au Parlement sur
l’immigration, pour préparer une loi prévue à
la rentrée mais repoussée de plusieurs mois.
Une autre, la loi d’orientation et de program­
mation du ministère de l’intérieur (LOPMI),
sera examinée en octobre. L’organisation des
JO de 2024 lui promet aussi quelques nuits
blanches. Tout comme le suivi des statisti­
ques de la délinquance, alors qu’une majorité
de Français jugent très sévèrement le bilan du
quinquennat sur le sujet. « Mon objectif prin­
cipal est de faire baisser la délinquance, recon­
naît­il. Ça passe par des moyens. On arrive au
bout de ce réarmement, moral, humain et ma­
tériel. Maintenant, il faut obtenir des résultats.
Ce n’est pas encore le cas, pas au point que ceux
que je croise au café de Tourcoing [Nord] s’en
soient totalement aperçus. »
Darmanin doit par ailleurs tenter de faire
oublier les revers des dernières semaines : il
a annoncé par erreur l’implication d’un
étranger irrégulier dans l’agression de poli­
ciers à Lyon, fin juillet, et s’est fait retoquer
par la justice, début août, l’arrêté d’expulsion
de l’imam Iquioussen, réputé proche des Frè­
res musulmans, avec lequel il a dîné en 2014,
selon Mediapart. Son activisme, parfois
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DIMANCHE 28 ­ LUNDI 29 AOÛT 2022
Gérald Darmanin, à bord d’un intercepteur de la police aux frontières, à Dzaoudzi (Mayotte), le 21 août. JEAN-CLAUDE COUTAUSSE POUR « LE MONDE »
brouillon, commence à lasser l’aile gauche
de la majorité, où l’on se méfie de ce « bébé
Sarkozy » qui a jadis travaillé pour le sulfu­
reux député UMP du Nord Christian Van­
neste, condamné pour homophobie, et a dit
un jour que lui­même, comme maire, ne cé­
lébrerait pas de mariages entre personnes de
même sexe. « Nous avons beaucoup de désac­
cords mais c’est très facile de travailler avec
lui, il est dur mais franc », relativise le prési­
dent de la commission des lois, Sacha Hou­
lié, issu de la gauche. Ce dernier a déposé
en août une proposition de loi visant à accor­
der le droit de vote aux étrangers aux muni­
cipales que le ministre de l’intérieur a aussi­
tôt vilipendée. « Pour moi, être français, ce
n’est pas pareil que de ne pas être français, ar­
gue­t­il. Je ne suis pas citoyen du monde,
voyez, je viens de quelque part. »
Depuis son arrivée au ministère de l’inté­
rieur, il y a deux ans, il se voit reprocher un
dangereux pas de deux avec le Rassemble­
ment national (RN). En 2020, il évoquait « l’en­
sauvagement » de la société. Cet été, dans le
Journal du dimanche du 21 août, il relève que
la moitié des gens interpellés pour actes de
délinquance, à Paris ou à Marseille, sont des
étrangers. Aux dernières questions au gou­
vernement, le 2 août, le député RN Sébastien
Chenu et lui ont rivalisé d’amabilités dans
l’hémicycle. L’élu du Nord fait part de son
« soulagement » devant la décision d’expul­
sion de l’imam Iquioussen, et demande des
détails. Du pain bénit pour le ministre de l’in­
térieur, qui précise avoir lui­même signé l’ar­
rêté d’expulsion, le 29 juillet. « Dès que les poli­
ciers l’auront interpellé, il sera exclu du terri­
toire », poursuit­il. Chenu se rassoit, satisfait :
« J’ai envie de dire : au suivant ! » Darmanin re­
prend le micro : « J’ai envie, pour ma part, de
vous inviter à voter des textes. Car c’est ainsi
que nous obtenons des résultats. »
« SE FAIRE RESPECTER »
Son débat en février face à Marine Le Pen, à
qui il a reproché sa « mollesse », continue de
lui être reproché. Il assume : « C’est incroyable :
il y a deux ans, on me fait ce reproche et
aujourd’hui, on s’étonne que les députés RN
mettent une cravate. Tout cela procédait d’une
stratégie qu’il fallait dénoncer. » Il hausse les
épaules, rappelle qu’on faisait le même procès
à Sarkozy ou à Chirac « traité de facho pendant
vingt ans ». « Il ne faut pas laisser l’électorat po­
pulaire seul avec le RN », insiste­t­il, persuadé
que ce sera la clé de 2027. « Pour être élu, il ne
faut pas être comme les gens, il faut penser
comme eux », lui a souvent dit Nicolas
Sarkozy, dont il admire l’intuition et le tempé­
rament « animal ». « Darmanin est, dans le
gouvernement Macron, la deuxième chance de
Sarkozy, son exécuteur testamentaire, analyse
le député socialiste Boris Vallaud. Il s’écrit un
destin dans ses pas et ses obsessions. »
Le ministre de l’intérieur n’aime pas les cri­
tiques. Jusqu’à parfois nier l’évidence, comme
il l’a fait sur le Stade de France, mettant un
temps infini à reconnaître des défaillances
dans sa gestion de la finale de Ligue des cham­
pions, au risque d’apparaître arrogant et buté.
Il n’hésite pas non plus à remettre les oppor­
tuns à leur place. A Mayotte, il reproche aux
élus des incohérences ; pulvérise une repré­
sentante de la FCPE, qui lui explique que les
Mahorais ne veulent pas d’une « assimilation
culturelle, comme à l’époque coloniale » – il lui
demande de retirer ses propos – ou fait taire
un journaliste qui bavarde pendant son point
IL AIME RACONTER QU’IL  personne ne vient les effrayer. Mais ils voient et
CONNAÎT LES CHANSONS DE  font moins de choses intéressantes. Surtout, ils
RENAUD ET BRASSENS PAR  Libre, peut­être ; méthodique, certaine­
CŒUR, MAIS QU’IL PARLE MAL  réseaux. Il est toujours le premier à souhaiter
ANGLAIS, CONTRAIREMENT  malade. Même l’ancien président de l’Assem­
AUX « ÉNARQUES »
presse. « Il peut être glaçant », raconte un par­
lementaire de Mayotte, désarçonné par ce
sourire mécanique, ce visage « impassible »,
d’où rien ne transparaît. Au lendemain des ré­
gionales, il en est presque venu aux mains
avec Dupond­Moretti. Le garde des sceaux,
avec lequel il entretient des relations en dents
de scie, lui reprochait d’avoir félicité son ami
et mentor Xavier Bertrand pour sa victoire
dans les Hauts­de­France contre la liste de la
majorité sur laquelle figurait Eric Dupond­
Moretti : « trahison », tonne l’ex­avocat. « Com­
mence par gagner une élection ! », lui répond
Darmanin. Il se justifie aujourd’hui : « Je
n’aime pas qu’on me parle mal. Sans doute
est­ce le reste d’une éducation populaire qui
consiste à se faire respecter : on se permet avec
nous des choses que les bourgeois ne se per­
mettent pas entre eux. Et puis le rapport de
force fait partie de la vie. Sinon on se fait bouf­
fer. » En riant, il ajoute : « J’ai appris que si tu ne
grilles pas la queue à la cantine de temps en
temps, on ne te file pas de frites ! »
A chaque remaniement, il joue le bras de
fer, menace de partir. Après les municipales
de 2020, il veut imposer à Macron de rester
maire – il a été largement réélu à Tourcoing –,
alors que la règle édictée par l’exécutif ne per­
met pas le cumul. « Si vous me demandez de
choisir entre ma mairie et le gouvernement,
j’ai choisi. Surtout si c’est pour rester aux
comptes publics… », dit­il au président, bran­
dissant une « intéressante proposition dans le
privé ». Macron cède, lui propose l’intérieur,
tout en l’autorisant à rester maire (il démis­
sionnera de son mandat quatre mois plus
tard). Même chose en 2022. Désireux d’as­
seoir un leadership sur la majorité, il veut se
présenter à la présidence de l’Assemblée na­
tionale, Macron refuse. Mais il obtient de res­
ter à Beauvau, avec un périmètre élargi,
promu numéro 3 du gouvernement.
Les débuts avec Elisabeth Borne ont été
« complexes », reconnaît­il. Mais il assure que
« ça va mieux ». « Nous nous sommes expli­
qués. Elle est cash et travailleuse. J’ai du respect
pour elle », assure­t­il. Chaque bras de fer ga­
gné permet à ce fils d’un tenancier de bar à Va­
lenciennes et d’une femme de ménage, petit­
fils d’un juif maltais et d’un tirailleur algérien,
de dessiner la légende de celui à qui rien ne
sera jamais donné. Devant les jeunes députés
macronistes, il joue au vieux routier, raconte
comment il a arraché aux barons sa circons­
cription, puis la présidence de la fédération
UMP du Nord. Il aime rappeler qu’il est « le
plus pauvre » du gouvernement. Qu’il ne sa­
vait pas comment couper le fromage la pre­
mière fois qu’il a déjeuné dans une préfecture.
Qu’il connaît toutes les chansons de Renaud
et Brassens par cœur mais qu’il parle mal an­
glais, contrairement aux « énarques ». Il jure
qu’il n’est pas animé par la revanche sociale.
« Comme dans les Oiseaux de passage, de Jean
Richepin, il y a des difficultés à être un canard
sauvage plutôt qu’un canard d’élevage, dit­il.
Ces derniers sont plus gros et plus tranquilles,
n’ont pas leur liberté. »
ment, notamment dans la construction de ses
un bon anniversaire, s’inquiéter d’un parent
blée, Richard Ferrand, qui s’agaçait auprès
d’« Emmanuel » des initiatives martiales de ce
ministre si droitier, saluait son savoir­faire. « Il
est quand même très sympa ce garçon, quelle
énergie », convenait­il au printemps alors que
son déjeuner venait d’être interrompu par un
appel de « Gérald », qui lui proposait de venir
dîner avec Dupond­Moretti, que Ferrand ap­
précie. Les jeunes élus adorent l’entendre ra­
conter, autour d’un whisky, des anecdotes hi­
larantes sur Sarkozy, qu’il imite comme per­
sonne. Il a également reçu tous les nouveaux
députés, au lendemain des législatives.
« MOINS DE VISIOS, PLUS DE BISTROTS »
Inconnu des Français il y a cinq ans, il est de­
venu incontournable au sein de la Macronie.
Le futur patron de Renaissance, Stéphane Sé­
journé, lui a demandé de s’occuper de la for­
mation au sein du parti. Il a dit oui, soulagé de
constater que le député européen, formé au
Parti socialiste, a l’intention de revenir à une
conception partisane plus classique, de chair
et de sang, loin de la « start­up nation ». « Il y
aura des cotisations, des élections, des débats
d’idées, on aura le droit de ne pas être d’accord,
se félicite Darmanin, qui n’avait pas trouvé sa
place à La République en marche. J’étais dans
le monde de Newton, on arrivait dans le
monde d’Einstein. Tout était relatif… J’ai essayé
de résumer cela dans une phrase – “moins de
visios, plus de bistrots” – qu’on m’a longtemps
reprochée. Maintenant, on me dit : “Tu avais
raison.” » Lui ne jure que par la proximité :
« Tout Tourcoing a mon portable ! » Les résul­
tats des élections locales, calamiteuses pour
LRM, ont validé ses intuitions. Il regrette que
trop peu de ministres se soient risqués aux lé­
gislatives. « Le président aime bien l’idée
d’avoir de jeunes généraux sur le pont d’Arcole,
qui vont au combat politique, ne se contentent
pas de gérer, croit­il. Le pire, c’est quand les jeu­
nes généraux deviennent maréchaux d’Em­
pire, remplis de titres et de médailles, et ne
prennent plus aucun risque pour lui. »
Alors que l’été s’achève, il lit partout qu’à ce
rythme­là, il ne tiendra pas cinq ans. « C’est
mal me connaître, rétorque­t­il. A Beauvau, il
faut être dur au mal. » Au ministère, celui qui
aime s’attarder devant la galerie de portraits
de ses prédécesseurs a noté que la durée
moyenne à ce poste n’excédait pas un an. « Le
dernier qui a fait plus de trois ans, c’est­à­dire
plus que Defferre, c’était Marcellin, c’était il y a
quarante­cinq ans ! » Lui est le plus jeune mi­
nistre de l’intérieur sous la Ve République. Il
jure que si son ascension devait s’enrayer, il
aurait une « deuxième vie ». « Ce que personne
ne comprend, c’est que le jour où je suis de­
venu pour la première fois député, j’étais déjà
comblé. J’étais déjà une anomalie statisti­
que », dit­il. Contrairement à Nicolas Sarkozy,
qui mimait parfois une aiguille dans le bras,
la politique n’est pas une drogue. « Non, je ne
suis pas comme ça », affirme­t­il. Il s’arrête, se
tait. « Enfin, j’espère… » Dans la résidence du
préfet de Mayotte, le ventilateur continue sa
ronde, hypnotique. p
solenn de royer
Le sort de l’imam
Iquioussen en appel
Gérald Darmanin avait ordonné, fin juillet,
l’expulsion du prédicateur, suspendue depuis
I quioussen vs Darmanin,
acte II. Vendredi 26 août, le
Conseil d’Etat examinait en
appel la question de l’expulsion
de l’imam conférencier du nord
de la France, Hassan Iquioussen,
ordonnée par Gérald Darmanin,
avant d’être suspendue par la jus­
tice administrative.
Dès le 28 juillet, le ministre de
l’intérieur avait lui­même an­
noncé sur Twitter l’expulsion de
ce prédicateur, qui « tient depuis
des années un discours haineux à
l’encontre des valeurs de la France,
contraire à nos principes de laïcité
et d’égalité entre les femmes et
les hommes ».
L’arrêté d’expulsion avait été
suspendu par le tribunal admi­
nistratif. Motif : « une atteinte
grave et manifestement dispro­
portionnée » à sa « vie privée et
familiale ». Car si Hassan Iquious­
sen, 58 ans, a la nationalité maro­
caine, il est né en France et père de
cinq enfants français, marié à une
Marocaine en situation régulière,
et a toujours vécu sur le sol fran­
çais avec un titre de séjour régu­
lièrement renouvelé jusqu’au
dernier, qui expirait le 3 juin. Dès
l’annonce de la suspension de
son arrêté d’expulsion, le minis­
tre de l’intérieur avait interjeté
appel devant le Conseil d’Etat.
L’affaire en est là, vendredi
26 août, lorsque s’ouvre l’au­
dience devant la plus haute
juridiction administrative, inha­
bituellement peuplée de caméras.
Entre­temps, l’avocate de Has­
san Iquioussen, mais également
la Ligue des droits de l’homme et
une magistrate du tribunal admi­
nistratif de Paris ont reçu des
menaces. Dans la salle du conten­
tieux du Conseil d’Etat, la repré­
sentante du ministère de l’inté­
rieur et l’avocate de M. Iquious­
sen reprennent le face­à­face
déjà joué en première instance,
esquissant chacune un portrait
différent du même homme.
Bataille de citations
La première dessine les traits
d’un « prédicateur charismati­
que » tenant un « double dis­
cours », qui « répand des idées insi­
dieuses » constituant « le terreau
du séparatisme et d’actes de terro­
risme », selon les mots de Pascale
Léglise, la directrice des libertés
publiques et des affaires juridi­
ques au ministère de l’intérieur.
La seconde dépeint un « conser­
vateur », qui a certes une vision
« rétrograde de la place de la
femme » et pratique « une forme
d’islam politique » en incitant les
musulmans au vote, mais « ne
représente pas une menace d’une
telle gravité qu’elle justifie l’expul­
sion d’un homme qui a passé toute
sa vie en France », comme l’affirme
son avocate, Me Lucie Simon.
Et la bataille de citations re­
prend. La représentante du
ministère de l’intérieur énumère
pléthore de prêches datant des
années 2000 à 2020, « incitant
au séparatisme », au « eux contre
nous », contre « la laïcité ennemie
L’ARRÊTÉ D’EXPULSION  peuvent aller le voir au Maroc. » « Il
REPROCHE ÉGALEMENT  M. Iquioussen, il s’agit de savoir
À HASSAN IQUIOUSSEN  si, aujourd’hui, il représente une
D’AVOIR « REMIS EN  cie Simon, avant que la formation
QUESTION LA RÉALITÉ  retire pour délibérer. La décision
DES ATTENTATS  est attendue au début de la
TERRORISTES »
france | 11
des musulmans ». « Il est l’arché­
type des Frères musulmans »,
ajoute Mme Léglise, insistant pour
que le Conseil d’Etat « ne se laisse
pas abuser » par d’autres « dis­
cours de façade ».
Les excuses de M. Iquioussen
après des propos antisémites
tenus en 2003 ? Cela ne vaut
pas « exonération », estime­t­elle,
ajoutant que Hassan Iquioussen
« reste antisémite, c’est le cœur
de sa démarche ». Dans cette
fameuse conférence datant de
2003 et intitulée « La Palestine,
histoire d’une injustice », il déve­
loppait l’idée d’un complot entre
les sionistes et Hitler pour favori­
ser l’installation des juifs en
Palestine, et qualifiait les juifs
d’« avares » et d’« ingrats ». Selon
des éléments du dossier, il
aurait récidivé en 2014, évoquant
notamment « la thèse d’un
complot concerté entre les juifs et
les Américains pour profiter du
pétrole des pays arabes ». Anti­
sioniste, mais pas antisémite,
rétorque Me Lucie Simon, avec
d’autres citations à l’appui.
L’arrêté d’expulsion reproche
également à Hassan Iquioussen
d’avoir « remis en question la réa­
lité des attentats terroristes reven­
diqués par l’organisation terroriste
Daech [acronyme arabe de l’orga­
nisation Etat islamique] », ce qu’il
conteste. Dans un prêche nébu­
leux aux accents complotistes da­
tant de 2012, il prétend que ce qu’il
appelle des « pseudo­attentats »
(en citant notamment le 11­Sep­
tembre ou ceux perpétrés par Mo­
hammed Merah) participent d’un
vaste plan, avec l’islamophobie et
le « choc des civilisations », pour
« vendre des armes », « des médica­
ments », « des journaux ». En 2015,
lorsque la France est touchée par
une série d’attentats, il les con­
damne fermement à plusieurs re­
prises. « Double discours », assène
à chaque exemple la représen­
tante du ministère de l’intérieur.
Outre les notes des services de
renseignement et la fiche S dont
il dispose, le Conseil d’Etat devra
faire le tri dans les centaines
d’heures de conférences toujours
en ligne de M. Iquioussen. Ce qui
fait dire à Me Lucie Simon qu’il est
loin d’être « un imam qui se cache
dans des caves pour radicaliser les
populations des banlieues comme
dans les fantasmes ». D’autant que
certains des propos incriminés
datent de dix, voire vingt ans.
« Où est l’actualité de la menace ? »,
interroge­t­elle. Décision d’op­
portunité politique, répond l’avo­
cat de la Ligue des droits de
l’homme, présent à l’audience.
« Cessez de dire que tout cela est
instrumentalisé », s’agace la repré­
sentante du ministère de l’inté­
rieur : « Ces gens­là gagnent du ter­
rain, autant par leurs actions que
par leurs propos. Pourquoi mainte­
nant ? Parce qu’il y a le feu. On voit
bien ce que ce genre de propos a
donné. On a vu les attentats. » Le
mot est lâché. Difficile de l’oublier.
Quant à la balance avec une vie
entière construite en France, elle
balaie l’argument : « Jusqu’à quel
point ça doit être sacré ? (…) Sa
femme est marocaine, ses enfants
ne s’agit pas d’être d’accord avec
menace », tente de rappeler Me Lu­
collégiale du Conseil d’Etat se
semaine du 29 août. p
lucie soullier
 0123
12 | france DIMANCHE 28 ­ LUNDI 29 AOÛT 2022

Dans le Loiret :
« pourquoi le RN
nous ferait peur ? »
Dans ce département historiquement
de droite, deux députés ont été élus en
profitant de la normalisation de Le Pen

REPORTAGE et Mathilde Paris, 37 ans, an­

cienne du Mouvement pour la
briare, châtillon­coligny,
montargis (loiret) ­ France, de Philippe de Villiers,
envoyée spéciale
dans la 3e circonscription, celle
de Gien (52,2 %). Une première sur

L
e député, le maire et le des terres qui, depuis vingt ans,
gendarme se tiennent ont toujours voté à droite.
dans un champ de maïs, Les habitants retiennent du pre­
au pied d’une grue qui se mier qu’il a battu Jean­Michel
dresse à Châtillon­Coligny, dans Blanquer, l’ex­ministre de l’éduca­
les environs de Montargis, sous­ tion aspergé de chantilly par deux
préfecture du Loiret. « Il y en a enseignants en colère, puis re­
pour tout le monde », encourage le parti à Paris sans se qualifier au
chef de chantier. Alors Thomas second tour. La seconde a évincé Le député RN du Loiret Thomas Ménagé, à Châtillon­Coligny (Loiret), le 8 juillet. JULIEN MUGUET POUR « LE MONDE »
Ménagé, élu du Rassemblement le sortant Les Républicains (LR)
national (RN) dans la 4e circons­ Claude de Ganay dès le premier
cription du département, s’em­ tour. Tous deux sont à l’image de mais le RN. « Les étrangers, ça ne donne les aides à des gens habitués dinaire », note le sociologue Luc
pare de la truelle pour étaler le ci­ l’évolution du parti nationaliste me dérange pas tant qu’ils ne à ne rien faire. Si on ne s’en sort pas, Rouban. Certains électeurs qui se
« Les Syriens,
ment. Son nom n’est pas cité et de son électorat, implanté en m’embêtent pas. Je n’aimais pas on prend une caravane, on ne vit disent adversaires de l’extrême on leur donne
parmi les autorités au moment milieu périurbain et sensible aux Jean­Marie Le Pen », précise­t­il en pas sur le dos des autres », fustige droite, y compris à gauche, ne le
de consacrer le premier parpaing espoirs des « gilets jaunes ». jugeant le parti qui prône la préfé­ Georges, 62 ans, quarante ans de redoutent plus tellement.
tout, de A à Z :
de la future caserne de gendar­ rence nationale pas plus « xéno­ vie en France, dont trente dans le Au Corridor des arts, café en li­ le lit, la télé,
merie. Qu’importe, il revendique Litanie contre « les assistés » phobe » qu’un autre. BTP qui lui ont permis d’acquérir sière de la place du marché, Del­
sa place et apporte sa pierre, Au cœur de Châtillon­Coligny, au Au marché, un couple de com­ une maison à Châteauneuf­sur­ phine Vannier, commerçante en
le portable… »
comme d’autres députés RN élus début du mois de juillet, un mon­ merçants portugais se dépeint Loire. Pour son épouse, Marie, confiserie artisanale, a voté pour LILIANE KIELWASSER
le 19 juin, à l’œuvre de normalisa­ sieur à chapeau et barbe blanche comme « les mécontents ». Il vend 60 ans, si elle avait eu le droit de la Nouvelle Union populaire éco­ ancienne cheffe de rayon
tion de Marine Le Pen. promène à pas lents son coton de de l’ail et des amandes et gagne voter, elle aurait choisi Le Pen, dé­ logique et sociale (Nupes). Elle of­
Sur les six sièges de députés du Tuléar nommé Blum. Hommage de 500 à 1 500 euros selon les mois terminée à préserver des acquis fre une orangette à Thomas Mé­
Loiret, deux ont été remportés à Léon. Robert Le Moing, 80 ans, – « on n’est pas des gros ». Leur co­ mérités après une vie de labeur. nagé. « Je ne vais pas lui cracher l’emploi stable, les classes moyen­
par la nouvelle génération de l’ex­ ancien charcutier, déteste chan­ lère se fixe sur « les feignants », L’électorat du RN de 2022 dessus, dit­elle en haussant les nes qui aspirent à la promotion so­
trême droite : Thomas Ménagé ger ses habitudes. Il a toujours dans une litanie contre « les assis­ compte davantage de ces retraités, épaules. Chacun a sa place, ses ciale et qui y parviennent. »
donc, 30 ans, à Montargis (63,4 %), voté à droite, mais choisit désor­ tés ». « On a toujours bossé, et on de classes moyennes et supérieu­ idées. Il faut bien que le RN soit à Avec une constante : la désigna­
res. Dans une note consacrée à l’Assemblée. Nous n’avons pas les tion de boucs émissaires. Le rejet
« La mutation du Rassemblement mêmes valeurs, mais sur le terrain de l’assistanat se mêle à celui
national » pour la Fondation Jean économique, on peut avoir des des étrangers. Sur le majestueux
Jaurès, Luc Rouban, politiste et di­ points communs. » pont­canal qui enjambe la Loire,
Tarifs 01/01/22 recteur de recherche au CNRS, re­ Yvette et Jean­Marc – qui n’ont pas

Bonnes Adresses
1 parution Professionnels Particuliers lève que le parti de Marine Le Pen « On est peinard, quand même » souhaité donner leur nom –, re­
Forfait 5 lignes 65€ HT 65€ TTC a « attiré des électeurs qui ne cor­ A 20 kilomètres de là, le maire LR traités de 79 ans, trouvent que leur
Forfait 10 lignes 110€ HT 110€ TTC respondent plus aux électeurs ordi­ de Montargis, Benoît Digeon, se député RN « parle bien, il parle
Reproduction interdite marie-cecile.bernard@mpublicite.fr naires de l’ancien Front national » dit « complètement atterré ». Lui comme nous », et ont voulu barrer
et se demande si « le RN ne s’est pas refuse de serrer la main du député la route « au communiste » de la
dissous dans une droitisation gé­ RN. « Vous êtes mon pire cauche­ Nupes. Ils jugent que la population
nérale ». A tel point que la compo­ mar », lui a dit l’édile. « Montargis de Montargis, où ils vivent, change
MAISON CHARLES HEITZMANN ACHÈTE GÎTES & MAISONS D’HÔTE sition s’est inversée par rapport à n’est pas une ville d’extrême droite, car « les immigrés commencent à
2017 : le RN est désormais « davan­ se morfond M. Digeon. Le petit Mé­ venir et ils nous narguent ».
tage un parti de catégories moyen­ nagé fait semblant d’être déjà de Même refrain en contrebas, sur
nes et supérieures qu’un parti de chez nous, il joue un rôle mignon, la place derrière l’église Saint­
SACS À MAINS DE catégories populaires ». avec son petit sourire en coin et ses Etienne. « Tout va bien, elle est belle
MARQUES (EN L’ÉTAT) MONTRES (MÊME ABÎMÉES)
Convaincu de cette notabilisa­ paroles rassurantes. Mais rappe­ la vie », positive Manu Mina, sep­
tion, le député Ménagé a son indi­ lons­nous que les fascistes sont ar­ tuagénaire, ancien chef d’équipe
L’abus d’alcool est dangereux pour la santé, à consommer avec modération

BIJOUX
X FANTAISIE DE MARQUES

MANTEAUX DE FOURRURES,
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FOULARDS DE MARQUES
MARQU cateur maison : les pharmaciens. rivés par les urnes et sortis par le dans l’imprimerie, qui se dit « faux
BIJOUX
X FANTAISIE DE MARQUES
« Avant, c’était impossible, je ne crochet du boucher. Il ne sera invité Portugais » après cinq décennies
STYLOS DE MARQUES
MÉNAGÈRES, VERRES ET rentrais même pas dans une phar­ à rien ! Rien ! Ménagé, ja­mais ! » en France. Il juge qu’« il faut l’es­
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macie, pérore l’élu du RN. Mainte­ Après un silence, il concède que sayer [Marine Le Pen]… Parce que
nant, on a des pharmaciens, des « dans les petites communes, les les Algériens dans les centrales, ça
chefs d’entreprise, des CSP+… Cet maires ont plus de faiblesses ». se passait bien, le problème, c’est les
électorat­là est celui qui vote. Les Tout le long du canal de Briare, jeunes nés ici ».
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LR ont vu qu’elle avait évolué, flit ici, les gens se sentent bien », at­ des congénères s’exclame que « les
qu’on est un parti de gouverne­ teste sa gérante, Florence Monod. Algériens aiment la France car c’est
ment. Leur cheval a les pattes cas­ A la population vieillissante se le seul pays arabe où il n’y a pas la
sées, alors ils changent de mon­ mêlent des Parisiens venus ac­ guerre ». Roméo Carlet, immigré
ture. Puis En marche ! a participé à quérir une résidence secondaire. italien, décrète qu’« ils veulent im­
ce que nous ne soyons pas traités Les enfants des Turcs venus tra­ poser leurs lois. Macron a invité des

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Reproduction interdite diffuse. « Le RN est devenu légi­ trice. Elle vote à droite, mais con­ « être noir et Français »… Puis la
time aux yeux de nombreux Fran­ fie : « Le RN ne me fait pas plus partie de pétanque reprend.
RUBRIQUE IMMOBILIER çais et s’est transformé en parti or­ peur que ça, pas plus que le parti Selon la sociologue Violaine Gi­
(tous les mercredis & samedis) de Mélenchon. Il y a du bon à pren­ rard, « dans les communes rurales
dre dans chacun. » et périurbaines, on relève des stra­
Toujours protestataire, le vote tégies pour maintenir un statut ré­
Vos acheteurs et locataires « Le vote RN RN prend des atours conserva­ sidentiel et réserver les ressources à
teurs. « Ce n’est pas la France des des habitants perçus comme
POUR CLIENTÈLE INTERNATIONALE / SOCIÉTÉS sont parmi nos lecteurs. s’ancre dans des perdants, décode la sociologue des familles blanches respectables.
Recherchons Appartements Vides/Meublés couches sociales Violaine Girard, autrice du Vote Ces pratiques et discours de stig­
à VENDRE/LOUER à Paris. ef FN au village. Trajectoires de mé­ matisation conduisent à banaliser
EXPATRIATES & IMPATRIATES
à l’emploi stable, nages populaires du périurbain (Le le RN. Les gens pensent : “S’il n’y en
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0123
DIMANCHE 28 ­ LUNDI 29 AOÛT 2022
A Vaulx­en­Velin,
le motocross
contre les rodéos
La ville de banlieue lyonnaise propose
des stages aux jeunes depuis 2021.
Un dispositif efficace de prévention
REPORTAGE
vaulx­en­velin (rhône) ­
envoyé spécial
I
l est midi passé et deux ins­
crits manquent à l’appel
pour que le minibus puisse
enfin se mettre en route.
Soudain, Mehdi et Joao pointent
le bout de leur nez, penauds mais
pas trop : « C’est le bus, m’sieur, qui
était en retard. » Pas dupe,
Mohammed­Ali Hannachi leur
répond : « Vous connaissez le tarif :
une pompe ou un burpee par
minute de retard ! » Les deux ado­
lescents, hilares, s’exécutent sans
barguigner. Le minibus peut
enfin s’ébranler ce jeudi 25 août,
direction le circuit de motocross
de Varennes­le­Grand (Saône­et­
Loire), à 120 kilomètres au nord
de Vaulx­en­Velin (Rhône), dans
la banlieue de Lyon.
Deux heures plus tard, les huit
adolescents, de 14 à 16 ans, sont
prêts, casqués, protégés aux
genoux, juchés sur des motos
Yamaha 125 cm3. Le moniteur
recense ceux qui ont déjà fait de la
moto et ceux qui sont là pour la
première fois. Moitié­moitié.
« Vous êtes sur des engins pro, des
motos qui sont utilisées en compé­
tition. Attention, vous n’êtes pas ici
pour faire la course ou faire le
malin par rapport à votre voisin.
On est ici pour apprendre à manier
une vraie moto sur un circuit de
cross en terre avec des virages et des
bosses. Ce n’est pas difficile, mais si
on n’apprend pas doucement au
début, la gamelle est garantie. »
Personne ne fait le malin. Aux
habitués, le formateur demande
de se dresser debout sur leur en­
gin, il les autorise à des petits sauts
en sortie de bosses. Mehdi, casque
et casaque jaune fluo, moto n° 34,
en est à sa cinquième sortie avec A
Vaulx Cross ; Joao est là pour la
troisième fois. « On se régale, se ré­
jouit Mehdi. Quand on a goûté au
plaisir du cross, on n’a plus envie de
faire des lignes droites en ville. »
Passionné de sports mécani­
ques, l’accompagnateur Moham­
med­Ali Hannachi participe au
cours et s’en donne à cœur joie sur
les bosses. « C’est un moment pré­
cieux, explique­t­il. Le but de ces
L’inconnue du « parcours ad hoc » pour former les enseignants
Emmanuel Macron a évoqué, jeudi devant les recteurs, la nécessité de réformer la formation des professeurs, sans plus de précisions
L a formation des maîtres
sera­t­elle réformée à nou­
veau ? La décision est actée
de « prendre à bras­le­corps » le
sujet, selon les mots d’Emmanuel
Macron devant les recteurs réunis
en Sorbonne, jeudi 25 août. Cela
nécessite, selon lui, d’inventer un
« parcours ad hoc » pour former au
métier de jeunes bacheliers. Inter­
rogé lors de sa conférence de
presse de rentrée, vendredi
26 août, le ministre de l’éducation
nationale est resté sibyllin à ce
sujet. Il a, par ailleurs, annoncé
l’organisation, au printemps 2023,
d’un concours exceptionnel pour
titulariser des contractuels.
« Nous ne remettons pas en cause
la mastérisation, mais nous réflé­
chissons au processus de sélection
et de formation des futurs profes­
seurs qui n’implique pas nécessai­
rement un concours au niveau bac
stages, c’est aussi de mettre en con­
tact des ados avec des adultes sur
un pied d’égalité et dans une rela­
tion de confiance. On leur apprend
quelque chose, et on les respecte. »
Julien Dalbec, le prestataire qui
possède le circuit et le centre de
vacances attenant, a fait venir un
de ses amis champions d’Europe
lors de certaines sessions : son
curriculum et sa maîtrise de l’en­
gin impressionnent les « gones »
(les « gamins », en argot lyonnais),
qui n’ont pas pour habitude de
s’incliner devant un adulte.
Souleymane, venu aujourd’hui
avec deux cousins, a effectué un
stage d’une semaine. Au pro­
gramme : motocross bien sûr,
mais aussi initiation au secou­
risme et à la mécanique, randon­
née en trottinette et, cerise sur le
gâteau, passage, le dernier jour,
du brevet de sécurité routière
catégorie AM, qui permet de con­
duire des scooters de 50 cm3. « Les
séjours à la semaine permettent
vraiment d’entamer le début d’une
démarche avec certains décro­
cheurs scolaires, se félicite Mehdi
Bensafi, à l’origine, avec Moham­
med­Ali Hannachi, de l’initiative.
Quand on voit qu’ils accrochent
avec la mécanique, on leur suggère
de s’inscrire en apprentissage. »
Chaîne de bonnes volontés
Aimé Bakop, venu de la banlieue
parisienne, a mis au point cette
formule de séjours longs : « Les
adolescents sélectionnés partici­
pent à des chantiers sociaux pour
financer une partie du stage. Ils
préparent le BSR tout au long de
l’année. On les sensibilise à la sécu­
rité routière. Et, pendant le séjour,
j’insiste pour qu’ils aillent une fois
au restaurant manger un repas
traditionnel. C’est bien qu’ils
découvrent une autre France que
celle de leur quartier. »
Lancé en 2021, le dispositif A
Vaulx Cross d’initiation au moto­
cross est le fruit d’une longue
chaîne de bonnes volontés.
Encouragé par le propriétaire de la
salle de sport qu’il occupe avec
son association sportive, Moham­
med­Ali Hannachi est allé cher­
cher son vieil ami Mehdi Bensafi,
ancien sportif de haut niveau
+ 5 », a déclaré Pap Ndiaye, démen­
tant vouloir détricoter l’une des
principales réformes menées
sous Nicolas Sarkozy. Pensée
en 2010 pour élever le niveau de
qualification, la « mastérisation »,
c’est­à­dire l’exigence d’un
diplôme de master pour passer les
concours de recrutement des
professeurs du premier comme
du second degré, avait bouleversé
le schéma du concours à bac + 3,
en place depuis 1990.
Si l’on remonte plus loin dans le
temps, les futurs instituteurs
n’avaient parfois pas le bac lors­
qu’ils nourrissaient le projet d’en­
seigner aux écoliers : « Jus­
qu’en 1969, on intégrait une école
normale après la classe de 3e, pour
quatre ans de formation. Après
cette date, le recrutement s’est fait
postbac, suivi de deux ans de
formation professionnalisante, en
Sur le circuit de motocross de Varennes­le­Grand (Saône­et­Loire), le 25 août. ELISABETH RULL/DIVERGENCE POUR « LE MONDE »
devenu manageur de taekwondo
pour les Jeux olympiques de 2024
et entrepreneur social à Synergie
Family, afin de présenter un
dossier de projet à la mairie de
Vaulx­en­Velin. Tous ont le même
objectif : sortir les « gones » de la
rue, leur proposer une alternative
aux rodéos, surnommés « cross
bitume » par ses adeptes, trans­
former la moto en objet de désir
sportif, sensibiliser les jeunes à la
sécurité routière. Les filles sont
encore rares mais il y en a parmi la
grosse centaine de participants.
Au début, les élus des commu­
nes voisines ont beaucoup ricané
et certains se sont même scandali­
sés que l’on forme de futurs « fau­
teurs de troubles ». Pas à la préfec­
ture, où le sujet des rodéos dans
l’agglomération lyonnaise est
jugé trop sérieux pour laisser de
côté une initiative originale et sor­
tant du tout­répressif. L’Etat a
donc mis la main à la poche, con­
tribuant à hauteur de 21 000 euros
en 2021 puis en 2022, au côté de
Vaulx­en­Velin. Cette année, la
ville de Lyon s’est jointe au dispo­
sitif, qui s’est ouvert à des enfants
des 8e et 9e arrondissements, répu­
tés les plus turbulents.
Si A Vaulx Cross s’est agrandi et
étendu de 2021 à 2022 − les stages à
la journée ont débuté dès les
vacances de Pâques, les cinq sta­
ges d’une semaine sont une nou­
veauté −, c’est parce que le disposi­
tif rencontre l’adhésion du public.
Les adolescents de toute la région
appellent pour pouvoir s’y join­
Pensée en 2010, la
« mastérisation »
avait bouleversé
le schéma
du concours
à bac + 3, en place
depuis 1990
école normale », rappelle l’ancien
recteur Alain Boissinot.
Le « parcours ad hoc » renoue­
rait­il avec des pratiques enterrées
en 1989 par la loi d’orientation de
Lionel Jospin, artisan de l’unifica­
tion de la formation des ensei­
gnants des premier et second de­
grés ? C’est ce qu’a laissé entendre
Pap Ndiaye, lors de son audition
par la commission des affaires
dre. Mais c’est surtout parce que
les résultats, en matière de pré­
vention, semblent spectaculaires.
Selon les statistiques compilées
par Keolis, l’opérateur de bus ur­
bains de Vaulx­en­Velin, on est
passé de 56 à 11 rodéos ayant un
impact sur la circulation des bus
entre 2021 et 2022. Selon l’adjointe
à la tranquillité publique de Vaulx­
en­Velin, Muriel Lecerf, les rodéos
représentent seulement 3 % des
185 crimes et délits dont la police
municipale a eu à traiter depuis le
début de 2022. En résumé, l’année
n’est pas terminée mais elle a été
tranquille. Alors quand l’équipe
d’une grande télévision, venue fil­
mer le dispositif A Vaulx Cross, a
fait lancer cette semaine un appel
à rodéos sur Snapchat par un
jeune du coin pour faire des ima­
ges spectaculaires, la mairie a vu
rouge et déposé plainte contre X…
Poigne et gant de velours
Il est difficile d’évaluer l’impact
direct d’A Vaulx Cross, ce disposi­
tif de prévention s’intégrant dans
une politique globale qui a permis
de nettes améliorations dans le
domaine de la tranquillité publi­
que et des rodéos. Ainsi, certains
axes, comme la rue Emile­Zola et
l’avenue Maurice­Thorez, ont été
aménagés pour éviter les longues
lignes droites dégagées prisées
par les amateurs de cross bitume.
Hélène Geoffroy (PS), maire de
Vaulx­en­Velin depuis 2014,
assume les deux versants de sa
politique : sécurité et fermeté
culturelles et de l’éducation de
l’Assemblée nationale, le 2 août.
Soucieux d’ouvrir une réflexion
sur le recrutement et de raviver
une certaine « culture du premier
degré », le ministre a posé le dé­
bat : « Est­il absolument néces­
saire de recruter des professeurs
des écoles à bac + 5 ? » « La mastéri­
sation, c’est acquis », a­t­il pour­
suivi. Mais « le recrutement à bac
+ 5 est injuste socialement, puis­
qu’il faut pouvoir mener ces étu­
des, alors que le professorat des
écoles représentait une possibilité
d’ascension sociale pour celles et
ceux qui étaient issus des mondes
populaires ».
Devant la presse, le ministre
s’est référé à un dispositif expéri­
menté depuis 2021 : les parcours
préparatoires au professorat des
écoles (PPPE), qui s’adressent aux
bacheliers et se déroulent simul­
Les rodéos
représentent
seulement 3 %
des 185 crimes
et délits que la
police municipale
a eu à traiter
en 2022
d’une part, innovation et préven­
tion de l’autre. Cette partisane de
Ségolène Royal, qui se décrit
comme « adepte du drapeau et de
la Marseillaise », a recruté 35 poli­
ciers municipaux, créé une bri­
gade canine et une autre à moto,
triplé le nombre de caméras de
surveillance. Ça, c’est pour la poi­
gne. Quant au gant de velours, il
prend la forme d’une ouverture
des gymnases et centres d’ani­
mation jusqu’à 23 heures pen­
dant les grandes vacances.
Elle résume d’une formule : « Je
suis contre la réouverture du ba­
gne pour nos adolescents. » Une
allusion aux camps de redresse­
ment pour jeunes délinquants
évoqués par le ministre de l’inté­
rieur, Gérald Darmanin, lors de sa
visite à Mayotte, du 21 au 23 août.
Quand les promoteurs d’A Vaulx
Cross sont venus lui proposer un
dispositif innovant à l’automne
2020, Hélène Geoffroy a sauté sur
l’occasion, d’autant qu’au prin­
temps de la même année, une
tanément au lycée et à l’univer­
sité dans un parcours de licence
support, en mathématiques, en
français ou encore en sciences de
l’éducation.
« Déperdition totale d’énergie »
Cette expérimentation suscite la
prudence des instituts nationaux
supérieurs du professorat et de
l’éducation (INSPE). « Nos établis­
sements n’ont pas été associés aux
PPPE », regrette Elsa Lang­Ripert,
vice­présidente du réseau. Elle
s’inquiète que ni le chef de l’Etat ni
le ministre de l’éducation n’aient
prononcé le nom d’« Inspé ». « J’es­
père bien que nous allons partici­
per au débat et qu’on ne va pas
nous oublier. Il serait paradoxal
que des experts en formation ne
soient pas associés », prévient­elle.
Le préalable serait de cesser de
modifier le cursus, la dernière
france | 13
fillette avait été gravement bles­
sée par un chauffard en train de
faire un rodéo, au sortir du confi­
nement. « On ne peut pas considé­
rer nos jeunes comme des dangers
et des ennemis. Nous devons en
faire des acteurs de la vie publique,
au même titre que les autres », dit­
elle. Cette scientifique aime tester,
vérifier ce qui marche ou pas.
C’est une pragmatique qui veut
renouer avec l’énergie innovatrice
des années 1970, qui a présidé à
l’essor de Vaulx­en­Velin. Elle
n’aime pas, en revanche, l’expres­
sion « laboratoire social » : « On a
beaucoup expérimenté sur les
Vaudais sans leur demander leur
avis, ils ont besoin d’être écoutés. »
Le conseil municipal de Vaulx­
en­Velin, pragmatique et social,
fait écho à l’émergence d’une élite
locale de « grands frères » qui ont
réussi. Mohammed­Ali Hannachi
et Mehdi Bensafi en sont les par­
faits exemples. Leur engagement
associatif emprunte beaucoup
aux valeurs du secteur privé : agi­
lité, rentabilité, culture du résultat.
L’un comme l’autre, ils estiment
œuvrer pour leur bien­être :
« Moins il y aura de rodéos, moins
on aura peur pour nos propres en­
fants », disent les quadras devenus
jeunes « darons » (« pères »). Mais
ils ont aussi un rêve secret : chan­
ger l’image de Vaulx­en­Velin et
faire oublier les émeutes de 1990
qui ont durablement marqué les
esprits et dont les habitants
payent encore le prix. p
christophe ayad
réforme, en 2021, ayant brouillé
encore davantage les lignes, en
déplaçant le concours de recrute­
ment de la première année de
master à la seconde. « La concur­
rence actuelle entre l’obtention du
master et la réussite au concours
est insupportable pour les jeunes.
C’est une déperdition totale d’éner­
gie », estime Alain Boissinot.
Elsa Lang­Ripert rappelle deux
propositions que son réseau avait
adressées aux candidats à l’élec­
tion présidentielle : « Rendre in­
contournable un diplôme d’ensei­
gnement pour enseigner et créer un
nouveau label de licence “enseigner
et éduquer”. » Objectif : que la mas­
térisation ne soit pas seulement
une exigence de qualification à
bac + 5, mais une réelle filière
universitaire postbac dévolue aux
métiers de l’enseignement. p
soazig le nevé
 ÉCONOMIE & ENTREPRISE
0123
14 | DIMANCHE 28 ­ LUNDI 29 AOÛT 2022

Energie : la colère monte au Royaume­Uni
Un mouvement citoyen menace de ne plus payer les factures, qui ont triplé en un an

londres ­ correspondance

A
nne Vivian­Smith passe
son temps à vérifier
son compteur électri­
que, « de façon obses­
sive ». Elle a toujours fait attention
à sa consommation, mais depuis
quelques mois, elle mesure le
moindre de ses gestes : elle se fait
moins de boissons chaudes, évite
d’allumer la télévision, éteint au
maximum les lumières.
Vivant à Nottingham, dans le
nord de l’Angleterre, sévèrement
handicapée par une maladie dé­
générative, cette ancienne magis­
trate ne peut pas travailler et dé­
pend des aides sociales, qui n’ont
pas augmenté depuis trois ans
dans son cas. Son mari, qui est
employé dans une université,
touche environ 1 000 livres ster­
ling (1 200 euros) par mois et n’a
obtenu qu’une augmentation de
1,5 % cette année, bien inférieure
à l’inflation. Leur facture de gaz et
d’électricité, en revanche, a fait
un bond en avril, passant de 82 li­
vres à 145 livres par mois. « Au dé­
but de l’année, on n’était pas ri­
ches, mais ça allait. Maintenant,
notre vie a rétréci. »
Ces 63 livres mensuelles sup­
plémentaires font une énorme
différence dans leur vie quoti­
dienne. Un peu avant l’été, le
beau­frère de Mme Vivian­Smith,
qui vivait en Cornouaille, est dé­
cédé. Elle n’a pas pu se payer le
billet de train pour se rendre aux
obsèques. « Cela coûtait 128 livres,
exactement l’argent supplémen­
taire qu’on avait versé en énergie Lors d’une manifestation contre l’inflation, à Londres, le 12 février. FUTURE PUBLISHING VIA GETTY IMAGES
sur deux mois. »
Le durcissement de ses condi­
tions de vie n’est qu’un début. vernement a bien annoncé sonnes s’y engagent d’ici à octo­ chute de Margaret Thatcher. « Ça tentent de s’organiser, mais beau­ impose un tarif plus élevé. Je ne
Vendredi 26 août, l’Office of Gas 14 milliards de livres d’aide, mais bre, ils promettent de suspendre suffit, il faut maintenant agir », coup reconnaissent qu’ils n’ose­ peux pas prendre ce risque. »
and Electricity Markets (Ofgem), cela ne couvrira que 47 % de la leur prélèvement automatique confirme de son côté Dan Stern. ront peut­être pas refuser de A Sheffield, Lebby (nom d’em­
le régulateur britannique de hausse des factures, souligne auprès de leur fournisseur d’éner­ Quand il a installé sa poissonne­ payer leurs factures en octobre. prunt), qui a vu sa facture dou­
l’énergie, a annoncé que les factu­ l’Institute for Fiscal Studies, un gie. Près de 120 000 personnes rie à Bristol, The Fish Shop, il y a Mme Vivian­Smith a choisi de ne bler et a signé la campagne, est
res allaient bondir de 80 % en groupe de réflexion. ont désormais signé. une décennie, il payait 8 pence pas signer, estimant que le danger également hésitante. « Franche­
octobre. Plusieurs fois par an, il Dans ces circonstances, un vent « Il faut frapper les fournisseurs du kilowattheure. « C’est monté à était trop grand. « En tant qu’an­ ment, j’espère surtout que cela
détermine le plafond maximum de fronde se lève chez les Britanni­ au portefeuille, pour les obliger à 12 pence, puis 14 pence, il y a deux cienne magistrate, je sais qu’on ne obligera le gouvernement à agir
pour un foyer moyen : en octo­ ques. En deux mois, des petits renégocier leurs tarifs », explique ou trois ans, et ça vient de passer me coupera pas l’électricité si je ne et qu’on n’aura pas besoin de pas­
bre 2021, celui­ci était de 1 277 li­ tracts jaune et noir ont com­ Simon Howard, qui a fait partie à… 30 pence. » paie pas. En revanche, la justice va ser à l’acte. »
vres par an ; en avril, il est passé à mencé à apparaître un peu par­ des tout premiers à signer, début Il a de la chance. Le fruitier à autoriser qu’on m’installe un Actuellement, les autorités bri­
1 971 livres ; en octobre, il sera de… tout à travers le pays. On en voit juillet, alors que la campagne était proximité est en train de renégo­ compteur électrique prépayé, qui tanniques sont silencieuses : Bo­
3 549 livres. Soit un quasi­triple­ collés sur des arrêts de bus à Lon­ limitée à une page Facebook. cier son contrat, et son fournis­ ris Johnson est sur le départ, et Liz
ment en un an. dres, distribués dans les rues de Depuis, l’idée a fait boule de seur lui propose 70 pence. Le pla­ Truss, favorite pour lui succéder,
Sheffield et de Manchester, ou dé­ neige. A Manchester, Patrick Fos­ fond décidé par l’Ofgem ne s’ap­ est restée vague sur son action. Si
Pas de bouclier tarifaire corant l’entrée d’une poissonne­ ter, 24 ans, a rejoint le mouve­ plique pas aux magasins, mais « Il faut frapper elle ne fait rien, les conséquences
La suite sera encore pire. Les pro­ rie à Bristol. En grosses lettres ment. « J’aime cette campagne, seulement aux ménages, et le sont connues : en 2021, il y avait
chaines augmentations, pré­ blanches, le texte est simple et di­ qui attire vraiment des gens de problème y est encore plus aigu.
les fournisseurs 4,5 millions de foyers en « pau­
vues pour janvier et avril 2023, de­ rect : « Don’t pay energy bills » (« Ne tout bord, pas des activistes. » Son « Une grande partie de notre au portefeuille, vreté énergétique » (qui versent
vraient atteindre 5 386 livres et payez pas vos factures d’énergie »). engagement s’est pour l’instant économie dépend des commerces. plus de 10 % de leurs revenus
6 616 livres respectivement, Don’t Pay UK est un mouve­ limité à quelques visioconféren­ Si les gens n’ont plus d’argent à
pour les obliger dans les factures) ; en octobre, il y
d’après les calculs de Cornwall Insi­ ment citoyen, qui n’est organisé ces et une distribution de tracts. cause de leurs factures, ils devront à renégocier en aura 8,9 millions ; en jan­
ght, une société de consultants en par aucun parti politique ni syn­ « Ce mouvement peut devenir réduire leurs courses. On risque vier 2023, 15 millions, selon les
énergie. Soit un quintuplement dicat. En juin, quelques amis ont comme celui de la “poll tax” », esti­ un effondrement de l’économie »,
leurs tarifs » calculs de l’association Child Po­
des factures en dix­huit mois. imprimé 20 000 tracts et les ont me­t­il, en référence à cet impôt estime M. Stern. SIMON HOWARD verty Action Group. Soit plus
Il n’y a pas de bouclier tarifaire distribués lors d’une manifesta­ dont la création avait provoqué Ces nouveaux militants s’échan­ un des signataires de la d’un foyer sur deux. p
au Royaume­Uni. En mai, le gou­ tion. Leur idée : si 1 million de per­ des émeutes en 1990 et mené à la gent des conseils par messagerie, campagne Don’t Pay UK éric albert

En Europe, les prix s’affolent sur le marché de l’électricité

Les coûts pour livraison début 2023 ont culminé à près de 1 100 euros le mégawattheure en France, vendredi. Dix fois plus qu’il y a un an

L e marché européen de
l’électricité n’en a pas fini
avec son exubérance irra­
tionnelle. Les prix du courant
pour livraison en 2023, notam­
ment durant l’hiver, se sont en­
core envolés, les acteurs des mar­
chés en France, en Allemagne et
au Benelux anticipant un fort dé­
séquilibre offre­demande au
cours de cette période.
Les coûts pour livraison début
2023 ont culminé à 840 euros le
mégawattheure (MWh) en Alle­
magne, vendredi 26 août, et
même à près de 1 100 euros en
France. Très loin des 100 euros de
la fin de l’été 2021 et des 50 euros
en temps normal. Aussi l’Hexa­
gone affiche­t­il l’un des prix de
l’électricité les plus élevés d’Eu­
rope, alors même que les tarifs
bas dus au nucléaire lui assu­
raient jusqu’à présent un avan­
tage concurrentiel.
Sur un marché, c’est le prix de
revient de la dernière unité néces­
saire pour égaliser production et
consommation qui détermine le
prix d’équilibre et s’impose alors
à tous les opérateurs. « Il en va
ainsi sur le marché spot dit “day­
ahead” [la veille pour le lende­
main] de l’électricité : on appelle
[sur le réseau] les centrales par or­
dre de coût de fonctionnement
croissant et, pour chaque heure
de la journée, le prix s’aligne sur le
coût de la dernière centrale ap­
pelée, dite marginale », expliquent
les économistes de l’énergie
Christophe Béguinet et Jacques
Percebois (université de Montpel­
lier), dans un article publié mardi
23 août sur le site du groupe de ré­
flexion Confrontations Europe.
« Et c’est le plus souvent le coût de
fonctionnement de la centrale
marginale à gaz qui, aujourd’hui,
détermine le prix du MWh. »
Or le prix du gaz naturel alimen­
tant les centrales électriques
poursuit sa hausse. Les marchés
anticipent en effet la poursuite de
la baisse des volumes livrés par la
Russie (notamment via le gazo­
duc Nord Stream 1), qui fournit
40 % du méthane consommé en
Europe (17 % en France).
Inquiétudes de délestage
Le contrat à terme sur le marché
de Rotterdam s’élevait, vendredi,
à 312 euros le MWh, s’approchant
du pic historique de 345 euros le
MWh atteint au mois de mars,
peu après l’invasion de l’Ukraine.
En l’espace d’un an, son cours a
été multiplié par près de sept, et la
flambée pourrait continuer à l’ap­
proche de l’hiver.
Le gaz, également renchéri par
le coût du CO2, n’est pas seul en
cause, notamment dans l’Hexa­
gone. En temps normal, EDF joue
un rôle d’équilibre grâce à ses
exportations d’électricité en Eu­
rope. Las ! Sa production nu­
cléaire (280­300 térawattheures
en 2022) est au plus bas en raison
de l’arrêt de 32 de ses 56 réacteurs
français pour diverses raisons :
maintenance ordinaire, visites
décennales, recharge de combus­
tible et changement de tuyauterie
pour corrosion. L’annonce, jeudi,
de la prolongation des travaux
sur quatre « tranches », une à
Penly (Seine­Maritime) et trois à
Cattenom (Moselle), a accru l’in­
quiétude de délestages cet hiver
et contribué à la hausse des prix.
Spéculation ? En partie seule­
ment. Aux cours actuels, « on est
bien au­dessus du coût marginal
de la centrale au gaz », constatent
M. Béguinet et M. Percebois. Mais
il s’agit surtout de couverture
pour des opérateurs ou des indus­
triels. Le courant ne se stockant
pas en grande quantité, ils veu­
lent sécuriser leur approvision­
nement futur, « ce qui ne fait
qu’accroître les prix sur les mar­
chés à court terme », relèvent les
deux économistes.
Sécurité d’approvisionnement
et prix sont tellement incertains
que le premier ministre tchèque,
Petr Fiala, dont le pays assure la
présidence tournante de l’Union
européenne (UE), a annoncé, ven­
dredi, « une réunion d’urgence
des ministres de l’énergie afin de
discuter de mesures d’urgence spé­
cifiques pour faire face à la situa­
tion énergétique ».
A moyen terme, il faudra réfor­
mer le marché européen de l’élec­
tricité, qui avait assuré une sécu­
rité d’approvisionnement grâce
aux interconnexions aux fron­
tières, plaident depuis des mois
plusieurs pays de l’UE, dont la
France, incapable de tirer profit
des coûts bas de l’énergie nu­
cléaire. D’autant que le bouclier
tarifaire limitant la hausse de la
facture d’électricité des particu­
liers à 4 % prend fin le 31 décem­
bre. Au­delà, c’est l’inconnu. p
jean­michel bezat
0123
DIMANCHE 28 ­ LUNDI 29 AOÛT 2022 économie & entreprise | 15

Soupçons d’emploi fictif TotalEnergies sort d’un

champ gazier suspecté
au « Canard enchaîné » de fournir l’armée russe
L’hebdomadaire satirique est visé par une plainte pour abus Sous pression, le groupe pétrolier français
de biens sociaux et recel d’abus de biens sociaux maintient toutefois sa présence en Russie

L
e Canard enchaîné a­t­il
rémunéré l’épouse de
l’un de ses anciens dessi­
nateurs sans que celle­ci
fournisse de travail effectif ? C’est
ce que cherchent à déterminer les
enquêteurs de la section F2 du
parquet de Paris (les affaires éco­
nomiques, financières et com­
merciales) qui ont entrepris, cet
été, d’auditionner des salariés du
173, rue Saint­Honoré (Paris 1er),
où se trouve le siège de l’hebdo­
madaire satirique.
Une plainte contre X a été dépo­
sée le 10 mai pour abus de biens
sociaux et recel d’abus de biens
sociaux par Christophe Nobili,
journaliste au Canard depuis une
quinzaine d’années. Selon nos in­
formations, le rédacteur aurait
des raisons de penser que la com­
pagne d’un des dessinateurs his­
toriques du journal, qui en fut
longtemps administrateur, aurait
bénéficié d’un emploi fictif pen­
dant environ vingt ans.
« La plainte ne vise pas le journal,
mais un système qui a été mis en
place par deux ou trois personnes,
et sur lequel d’autres ont peut­être
fermé les yeux », explique l’avocat
de Christophe Nobili, Pierre­Oli­
vier Lambert, assisté de Me Maria
Cornaz Bassoli. Interrogé, au
cours de l’hiver 2021, par Christo­
phe Nobili, le directeur général
délégué et directeur de la publica­
tion, Nicolas Brimo, n’aurait pas
apporté de réponse satisfaisante
aux yeux du journaliste, ce qui l’a
conduit à engager une procédure
en son nom propre, détaille
Me Pierre­Olivier Lambert.
Si les faits devaient être établis,
ce seraient environ 3 millions
d’euros qui auraient été indû­
ment versés à la bénéficiaire au
moins jusqu’en 2020, date à la­
quelle elle aurait accédé à la re­
traite, estime l’avocat. L’entre­
prise ne versant pas de dividen­
des à ses actionnaires, le préju­
dice, s’il existait effectivement,
serait surtout moral.
Contacté par Le Monde, Nicolas
Brimo répond : « Je n’ai été ni con­
voqué ni entendu au sujet d’une
plainte dont je ne connais ni la
date ni l’objet. » A toutes fins uti­
les, il rappelle également qu’« une
enquête préliminaire peut se ter­
miner du jour au lendemain »,
faute de raisons de suspecter des
faits délictueux.
Tensions depuis plusieurs mois
Même s’ils ne sont pas nommés,
ce sont bien Michel Gaillard, pré­
sident de la SAS Les Editions Ma­
réchal­Le Canard enchaîné, et Ni­
colas Brimo que la plainte vise au
premier chef. Le premier, âgé de
78 ans, est membre du conseil
d’administration (CA) depuis
1976 ; il a été nommé directeur
en 1992, avant d’accéder à la pré­
sidence en 2017. C’est à cette
même date que le second, 71 ans,
administrateur délégué depuis
1991, est devenu directeur de pu­
blication.
Pour sa part, Christophe Nobili
ne s’exprime pas. Même si son
statut de journaliste ainsi que son
titre de délégué syndical sont
censés sécuriser son emploi, le
journaliste s’est placé sous le sta­
tut de lanceur d’alerte. Instauré
par la loi dite « Sapin II », en 2016,
et amélioré par la loi du
21 mars 2022, celui­ci s’applique à
Environ
3 millions d’euros
pourraient avoir
été indûment
versés à l’épouse
de l’un des
ex-dessinateurs
du titre
tout salarié « qui révèle ou signale,
de manière désintéressée et de
bonne foi, un risque grave pour la
santé publique ou l’environne­
ment dans l’entreprise ».
Le salarié lanceur d’alerte est
tenu de respecter certaines obli­
gations, notamment de confiden­
tialité. A l’inverse, il ne peut pas
être inquiété s’il cause un préju­
dice de bonne foi, et il n’est pas
non plus possible de lui reprocher
d’avoir en sa possession les docu­
ments qui prouvent les faits qu’il
dénonce, s’il les a obtenus de ma­
nière légale.
Soucieuse de préparer l’avenir
du journal (ses développements
numériques, l’arrivée de nou­
veaux journalistes…), miné par les
tensions depuis plusieurs mois, la
rédaction s’est dotée d’une cellule
syndicale à l’initiative du journa­
liste, devenu délégué syndical
(SNJ­CGT) en mai. La nomination,
avant l’été, d’une corédactrice en
chef adjointe, Isabelle Barré, a
alors été perçue comme un gage
d’évolution. Selon nos informa­
tions, elle a cependant démis­
sionné cette semaine de cette
fonction d’encadrement.
Enfin, le départ d’André Escaro
du conseil d’administration acté
lors de l’assemblée générale des
actionnaires du 22 juin a ouvert la
voie à un renouvellement des gé­
nérations, avec la nomination
d’Odile Benyahia­Kouider et
d’Hervé Liffran. Les deux journa­
listes ont rejoint au CA les rédac­
teurs en chef Erik Emptaz et Jean­
François Julliard, ainsi que Michel
Gaillard et Nicolas Brimo. Chaque
année, cette instance nomme, ou
reconduit dans ses fonctions, le
directeur de la publication.
Scandales et turpitudes
En interne, où l’on tient viscérale­
ment à l’intégrité et à la respecta­
bilité du journal, la nouvelle, tom­
bée au début de l’été, a provoqué
un vif émoi. Faute de certitudes,
l’équipe redoute les conséquen­
ces éventuelles à venir de la
plainte, que Christophe Nobili a
déposée « en parfaite cohérence
avec ce que sont les valeurs du
journal », insiste son conseil.
Journal satirique d’investigation,
Le Canard enchaîné a assis sa noto­
riété en mettant au jour maints
scandales et turpitudes. A com­
mencer par l’affaire des emplois
fictifs du RPR abrités par la Mairie
de Paris entre 1986 et 1996, qui
avait valu à Jacques Chirac d’être
condamné. En 2017, l’hebdoma­
daire a révélé, sous les plumes
d’Isabelle Barré, Christophe Nobili
et Hervé Liffran, l’emploi fictif de
Penelope Fillon auprès de son
mari, François Fillon, lorsqu’il était
député. Les révélations du Canard
avaient obéré la campagne pour
l’Elysée de l’ex­premier ministre. p
aude dassonville
T otalEnergies quitte le gise­
ment de gaz Termokarsto­
voïe, en Sibérie, mais reste
en Russie. Le groupe français a
annoncé, vendredi 26 août, s’être
accordé avec son partenaire russe
Novatek pour lui céder sa parti­
cipation de 49 % dans leur coen­
treprise Terneftegaz, qui exploite
ledit champ gazier.
Le Monde avait révélé, le 24 août,
en s’appuyant sur une enquête de
l’ONG Global Witness et la base
de données financières Refinitiv,
que ce gisement produisait un
condensat de gaz envoyé dans une
usine de transformation qui ravi­
taille ensuite une raffinerie, la­
quelle vend du kérosène à l’armée
de l’air russe, et en particulier à
deux bases militaires, à Moro­
zovskaïa et à Malchevo. Celles­ci
abritent chacune un escadron
d’avions de combat multirôles.
Ces unités aériennes sont accu­
sées par Amnesty International et
Human Rights Watch d’avoir
frappé la population civile ukrai­
nienne, notamment lors du bom­
bardement du théâtre de Mariou­
pol, le 16 mars, qui aurait causé la
mort de centaines de personnes.
Le groupe français a fait savoir,
vendredi, que dans l’usine de
transformation de son partenaire
russe, les condensats de gaz prove­
nant de son gisement n’étaient
pas mélangés aux autres et
n’étaient destinés qu’à l’exporta­
tion. Après avoir minimisé son
rôle dans cette chaîne d’approvi­
sionnement et nié toute responsa­
bilité, TotalEnergies aurait, selon
le communiqué, décidé en juillet
de sortir du gisement au nom de
ses « principes d’action en Russie »,
révélés le 22 mars. Sauf que celui
auquel elle fait référence n’y figure
nulle part et est apparu pour la
première fois ce vendredi. Il s’agit
de « la suspension progressive des
Si tel est le cas, TotalEnergies
va­t­il sortir du capital de Novatek,
le deuxième producteur de gaz
naturel russe, dont il détient
19,4 % ? C’est lui qui possède
l’usine de transformation de con­
densat approvisionnant la raffine­
rie d’Omsk, laquelle vend le kéro­
sène aux bases aériennes militai­
res russes. Le comité de direction
de Novatek a recommandé, jeudi,
de verser 2,27 milliards d’euros de
dividendes à ses actionnaires. Cela
représenterait un gain de 440 mil­
lions d’euros pour le groupe fran­
çais, qui n’entend pas y renoncer.
« Contradiction »
« TotalEnergies est empêtré dans
une contradiction : il cède ses parts
dans le gisement de gaz, mais reste
actionnaire de Novatek, qui ravi­
taille l’armée russe, contrairement
à ce que lui impose le devoir de vigi­
lance », regrette Clara Gonzales, ju­
riste à Greenpeace France. Les en­
jeux économiques ne sont pas les
mêmes. Fin 2021, la participation
de TotalEnergies dans la coentre­
prise Terneftegaz était valorisée à
près de 197 millions de dollars
(197,3 millions d’euros), tandis que
celle dans Novatek l’était à hauteur
de 6,2 milliards de dollars.
TotalEnergies va­t­il arguer en­
core de sa place d’actionnaire mi­
noritaire pour justifier son main­
tien dans le capital de son parte­
naire ? Ce n’est pas ce qu’écrivent
les commissaires aux comptes du
groupe dans leur dernier rapport
de 2021. Ils estiment au contraire
que ce dernier « exerce une in­
fluence notable, au travers notam­
ment de sa représentation au con­
seil d’administration de Novatek et
de sa participation dans Yamal
LNG et dans le projet Arctic LNG 2 ».
Depuis l’invasion russe de
l’Ukraine, le 24 février, le groupe
français est critiqué, car c’est la der­

La Fed promet de lutter contre l’inflation, activités en Russie pour celles qui ne
contribuent pas à l’approvisionne­
ment énergétique du continent ».
nière major pétrolière occidentale
à ne pas avoir quitté la Russie. p
julien bouissou

quitte à ralentir l’économie américaine

Le patron de la Réserve fédérale a assuré que la stabilité des prix était son « objectif prioritaire »

J erome Powell est allé droit au

but. Pour l’ouverture, ven­
dredi 26 août, du symposium
de Jackson Hole, la grande
réunion annuelle des banquiers
centraux de la planète, dans le
Wyoming (ouest des Etats­Unis),
le président de la Réserve fédérale
(Fed) s’en est tenu, de manière in­
habituelle, à une courte déclara­
tion de dix minutes. Son message
se voulait on ne peut plus clair : il
fera tout pour ramener l’inflation
à son objectif de 2 %. « Nous de­
vons poursuivre [la hausse des
taux d’intérêt] jusqu’à ce que le
boulot soit fait », a­t­il lancé.
Il a rappelé que cette tâche cons­
tituait actuellement « l’objectif
prioritaire » de la banque centrale.
« La stabilité des prix est la respon­
sabilité de la Réserve fédérale et sert
de fondation à l’économie. Sans
stabilité des prix, elle ne fonctionne
pour personne. (…) La restaurer
prendra du temps et nécessite d’uti­
liser nos outils avec force. » Depuis
le mois de mars, la Fed a déjà relevé
son taux d’intérêt d’une four­
chette située entre 0 % et 0,25 % à
une fourchette allant de 2,25 % à
2,5 %. Lors de ses deux dernières
réunions, en particulier, elle a agi
sans trembler, augmentant cha­
que fois son taux de 0,75 point.
Cependant, lors de sa dernière
conférence de presse, le 27 juillet,
M. Powell avait tenu des propos
laissant entendre qu’il ralentirait
le rythme. Peu après, les statisti­
ques ont enfin apporté de bonnes
nouvelles : l’inflation outre­Atlan­
tique a légèrement reflué, passant
de 9,1 % en juin à 8,5 % en juillet
(sur douze mois). Les Etats­Unis
ont notamment bénéficié de la
baisse du coût du baril de pétrole,
qui se maintient à un niveau élevé,
mais a reculé ces derniers mois,
pour atteindre désormais 92 dol­
lars (92,10 euros). Par ailleurs, la
première économie mondiale,
n’étant pas dépendante de l’appro­
visionnement russe, souffre net­
tement moins que l’Europe de
l’envolée des prix du gaz.
Discours intransigeant
Ces signaux ont été pris par les
marchés financiers comme la
possibilité d’un tournant. Après
un recul de 24 % entre janvier et
mi­juin, le S&P 500, l’un des prin­
cipaux indices boursiers améri­
cains, a rebondi de 11 %. M. Powell
a tenu à ne pas donner de fausses
impressions : il n’est pas question,
pour l’instant, de lever le pied. Et
qu’importe si la hausse des taux
d’intérêt provoque un ralentisse­
ment de l’économie.
La première
économie
mondiale souffre
nettement moins
que l’Europe
de l’envolée
des cours du gaz
« Réduire l’inflation implique pro­
bablement une période durable de
croissance en dessous de la ten­
dance de long terme. La hausse des
taux d’intérêt, la croissance plus
faible et les conditions du marché
du travail plus difficiles feront sans
doute diminuer l’inflation, mais el­
les seront aussi douloureuses pour
les ménages et les entreprises », a
affirmé le président de la Fed, di­
sant assumer ce choix. « Echouer à
ramener la stabilité des prix sera
bien plus éprouvant. »
Il ne s’est pas prononcé sur la
prochaine réunion de la Fed, lais­
sant les marchés deviner si les
taux augmenteront de 0,5 point
ou de 0,75 point. Toutefois, il a
rappelé que leur remontée était
loin d’être terminée. Lors de la
dernière séance de l’institution,
ses membres prévoyaient en
moyenne que le taux directeur
américain serait proche de 4 %
d’ici à la fin de 2023.
Ce discours intransigeant du
plus important banquier central
au monde a fait des émules dans
la zone euro. Si la Banque centrale
européenne (BCE) a commencé
son travail de hausse des taux plus
tardivement que la Fed, elle les a
relevés en juillet d’un demi­point,
à 0 %. Une première depuis 2011.
La prochaine réunion de l’insti­
tution de Francfort se tiendra le
8 septembre, mais, déjà, les pre­
mières rumeurs commencent à
circuler. Une fuite savamment or­
chestrée juste avant le discours de
M. Powell suggérait qu’un mem­
bre du Conseil des gouverneurs
souhaitait discuter d’une hausse
de 0,75 point d’un seul coup, se­
lon l’agence de presse Reuters.
Ce serait inédit depuis 1999, lors­
que la monnaie unique en était à
ses balbutiements.
La BCE est soumise à une pres­
sion d’autant plus forte que l’euro
accuse une forte chute face au
dollar (plus exactement, le dollar
augmente contre l’ensemble des
autres monnaies). Depuis lundi
22 août, la monnaie unique est
sous la parité avec le billet vert, du
jamais­vu depuis 2002. Cela ren­
chérit automatiquement le prix
du pétrole et du gaz que les Euro­
péens achètent, généralement li­
bellés en dollars.
Tous les banquiers centraux
gardent en mémoire le souvenir
des années 1970, quand les deux
chocs pétroliers avaient accentué
une inflation galopante. Il avait
fallu l’intervention dramatique de
Paul Volcker, président de la Fed de
1979 à 1987, pour enrayer la flam­
bée des prix. Néanmoins, cela
s’était traduit par une violente ré­
cession et une envolée du chô­
mage particulièrement rude. Tous
souhaitent éviter un bégaiement
de l’histoire. L’une des leçons de
cette période, a souligné M. Powell,
est que plus les banquiers cen­
traux attendent pour entrer en ac­
tion, plus il est difficile de contrô­
ler l’inflation. « Notre objectif est
d’éviter cela, en agissant avec déter­
mination », a­t­il conclu. p
éric albert
 CULTURE
16 |
« Il y a 
quelque chose 
de la rupture 
chez nous »
UN CHÂTEAU DE SABLE AVEC… — 6/6 —
Chaque samedi, pendant l’été,
« Le Monde » accompagne un ou
une artiste à la plage. Aujourd’hui,
à Biarritz, Marlon Magnée et Sacha
Got, du groupe La Femme, à l’affiche
de Rock en Seine samedi 27 août
RENCONTRE
biarritz (pyrénées­
atlantiques) ­ envoyé spécial
A
u bout de la rue Paul­
Bert, en sortant de
l’école communale, on
voit la mer. En contre­
bas des falaises de calcaire
gréseux, une nuée de surfeurs
prouvent que Biarritz (Pyrénées­
Atlantiques), nonobstant ses
allures bourgeoises de villégia­
ture internationale, reste une
capitale de ce sport depuis
qu’en 1956 Henry King est venu
tourner ici Le soleil se lève aussi
(sorti en 1957, d’après le roman
d’Ernest Hemingway, avec Tyrone
Power et Ava Gardner). Le scéna­
riste Peter Viertel s’était fait en­
voyer une planche d’Hollywood.
Laquelle avait rapidement séduit
cette jeunesse basque, qui, depuis,
attend la vague.
C’est ici que Marlon Magnée a
fait la connaissance de Sacha Got.
« Il avait une planche rasta », se
souvient, rigolard, celui­ci, à
moitié nu sur la plage dans son
slip kangourou. Et « Marlon avait
une planche bleue de chez
Barland », renchérit l’autre. Ils
avaient 12 et 13 ans. Ils en ont
pratiquement vingt de plus
aujourd’hui, dont plus de la moitié
aux commandes de leur combo à
géométrie variable, La Femme.
Avec ses trois albums acclamés, la
petite bande fait figure de groupe­
phare de la jeune scène rock fran­
çaise, tendance électro­pop­tropi­
cal­surf­punk music : on se marre
à essayer de conjuguer tous les ad­
jectifs dont on a pu les affubler.
« Je sais ce qu’on va faire, on va
faire un château à la Gaudi »,
s’exclame Marlon. Faisant glisser
du sable mouillé de sa main, il
dresse des tours semblables aux
clochers bizarroïdes de la Sa­
grada Familia, à Barcelone. Sacha
est arrivé avec une chemise
hawaïenne, un bob crème sur la
tête et un bras en écharpe – une
tendinite qui l’inquiète. Marlon
était en retard. Il avait pris ren­
dez­vous en urgence chez un os­
téopathe parce que, non content
de s’être sectionné des nerfs de la
main droite en attrapant une
bouteille cassée, il a le dos blo­
qué. C’est le bal des éclopés. Pas le
genre de trucs à les arrêter. Il fait
si chaud sur la Côte des Basques,
cette plage mythique de Biarritz,
qu’on se jette dans les vagues.
Donc, c’est ici que tout com­
mence. Les deux gamins de l’école
Paul­Bert, simples connaissances
de quartier, font du surf, du skate,
puis du graf. « On était un peu des
petits cons qui se font chier », ré­
sume Sacha. Son père, baroudeur
échoué de la glisse façon hippie,
occupe un rez­de­chaussée dans
la rue. L’appartement est un point
de ralliement pour les gosses. On
y « jamme », on y joue aux jeux
vidéo, on skate dans la rue. Un
voisin brésilien, Joao, fascine en
jouant des classiques de bossa
qu’il chante avec ses tripes, en
pleurant.
Affronter des Everest
Le jour où Sacha se casse le ge­
nou, il prend la guitare de son
père, puis une électrique. Le gar­
çon est doué. Il commence à
monter des groupes de rock, Les
Crétins, les Corps Nichons, Les
Redoutables… Ils font l’anima­
tion pour les compétitions de
surf. « On était mauvais mais on
était tout jeunes alors on nous
pardonnait », déclare­t­il en s’ex­
cusant. Marlon, alors dans le pu­
blic, raconte tout autre chose : un
Sacha impressionnant, qui joue
de la guitare avec les dents ou en
la tenant derrière sa tête.
Le gamin est fasciné par Jimi
Hendrix : « Il ne faut pas oublier
Sacha Got (à gauche) et Marlon Magnée, le 24 août, sur la plage de la Côte des Basques, à Biarritz. HERVÉ LEQUEUX/HANS LUCAS POUR « LE MONDE »
Pour Marlon
Magnée, ce sont
les mères
qui donnent
« les briques et
les fondements »
qu’on est des skateurs, rappelle
Sacha. Hendrix ne faisait pas seu­
lement de la musique, il plaquait
des figures. J’ai jamais réussi à
jouer comme lui mais j’ai une
mentalité à batailler. Et puis, ma
mère m’avait poussé à prendre des
cours de bossa­nova deux fois par
semaine. C’est hyperdur, l’équiva­
lent, au skateboard, ce serait le
hard flip. Bien peu le font, tu fais
passer ta planche entre tes
jambes… Avec la bossa, tu te
niques les doigts, mais je me suis
fait la main comme ça. Après, le
blues, c’est une promenade. »
Les deux garçons partagent
cette volonté d’en découdre, ce
sérieux qui les fait affronter des
Everest. Et puis ces mères qui les
poussent… O.K., c’est son père
qui fait découvrir Lou Reed ou les
Sex Pistols à Marlon, et celui de
Sacha qui anime les journées de
la rue Paul­Bert, mais ce sont les
mères qui donnent « les briques
et les fondements », comme dit
Marlon. Outre la bossa, deux fois
par mois, alors qu’ils ont peu
d’argent, la maman de Sacha
l’emmène au Virgin de Bayonne
où il a le droit d’acheter un
album. Le gamin passe des
heures dans les bacs.
De même, la mère de Marlon,
fille d’un clarinettiste de jazz et
chanteuse à ses heures, ne le
lâche pas quand il veut arrêter le
conservatoire, lui qui rêve de
faire les Beaux­Arts et de dessi­
ner des pochettes d’album. La
musique impose des sacrifices,
tu me remercieras plus tard, dit­
elle. Il la remercie. On s’inquiète
un peu pour lui tout de même
quand le trublion au sourire
d’ange notoirement hyperactif
explique : « Un médecin chinois
m’a fait rire récemment en me
disant que je manquais d’énergie
négative. Tu ne peux pas être épa­
noui partout. T’embrasses une
case, un destin. J’ai donné ma vie
à la musique. »
Cherchez la femme. Dans le
groupe La Femme, il n’y en a pas.
Ou plutôt il y en a tant. Des mu­
ses et des voix de passage, amies
ou amantes, partenaires d’enre­
gistrements ou de tournées : la
surfeuse Pandora Decoster, qui
leur permit de faire leur pre­
mière grosse scène, la Bretonne
Clémence Quélennec, qui oc­
cupa longtemps le pupitre, Clara
Luciani, venue faire un tour de
piste avant de devenir la chan­
teuse que l’on sait. Et des histoi­
res d’amour qui finissent mal en
général.
Le joli garçon d’aujourd’hui ra­
conte une adolescence sans con­
fiance, « un peu autiste, à vouloir
absolument se démarquer », et pâ­
tissant de la concurrence déloyale
des rugbymans de sa classe. « La
première fois que j’ai vraiment été
quitté, un truc en moi assez violent
et triste s’est passé. Ces choses­là te
détruisent mais te construisent
aussi, analyse Sacha. Il y a quelque
chose de la rupture qui est très fort
chez nous. »
Exigeants et disciplinés
Leur amitié se forge définitive­
ment, lorsque, à 15 ans, après le di­
vorce de ses parents, Marlon est
forcé de quitter Biarritz pour
Paris. Les deux adolescents se té­
léphonent, s’envoient des com­
pos qu’ils mixent sur leur ordina­
teur. Exit les jeux vidéo, voici le lo­
giciel GarageBand et les nuits
sans sommeil. Trois ans plus tard,
après le bac, Sacha rejoint son
pote à Paris. « Sur la plage, sur le
sable, je recherche des sensa­
tions », chanteront­ils en boucle
sur leur premier tube.
Alors que Sacha nous emmène
aux Halles déguster des huîtres
(« Parfait pour une gueule de
bois »), on cherche à ralentir notre
pas. Il fait remarquer : « A Paris, les
gens marchent vite. Le truc que je
ne comprenais pas là­bas au
début, c’est pourquoi les gens mon­
taient les marches dans les Escala­
tor. Ici, on n’en avait qu’un, aux
Galeries Lafayette, et on déconnait
dessus. » Il se marre. « Maintenant
les copains me disent que je
marche comme un Parisien. »
« Ils ne savaient pas que c’était
impossible, alors ils l’ont fait »,
professe Marlon, citant Mark
Twain. Il raconte, enthousiaste et
joyeux, comment le tandem dé­
couvre combien ils fonctionnent
bien ensemble. Exigeants (« On
est tous deux du signe de la Vierge.
C’est méticuleux et pragmatique,
les Vierges »), disciplinés (« Les
gars, on va devoir répéter tous les
jours ! ») et sûrs de leur capacité à
percer tous les plafonds de verre.
Mais, traumatisés par le film
Phantom of the Paradise (1974), de
Brian De Palma (« Le mec qui s’est
tout fait piller, ça pousse à être vi­
gilant »), et enfants de la généra­
tion DIY (Do It Yourself, « fais­le
toi­même »), ils vont prendre en
main leur destin, se construire au
culot une tournée bricolée aux
Etats­Unis, signer avec Universal
– sans perdre la main ni sur leurs
droits ni sur leur production –
avant d’être aujourd’hui seule­
ment en contrat de distribution
avec Idol. Trois albums et douze
ans plus tard, réinvestissant en
permanence dans la production
l’argent qu’ils ont gagné, ils ont
réussi leur pari.
« A Paris, les gens
marchent vite.
Maintenant,
les copains
me disent que je
marche comme
un Parisien »
SACHA GOT
0123
DIMANCHE 28 ­ LUNDI 29 AOÛT 2022
Et l’aventure continue. Avant le
Covid­19, Sacha avait persuadé
son compère d’aller à Padul, une
ville paumée (« hasardeuse » est
son mot) au sud de Grenade. Une
vieille voisine n’arrêtait pas de lui
dire depuis des années : « Il faut
que tu ailles dans mon village en
Espagne. » Alors, lui qui revenait
d’un long périple de trois mois de
l’autre côté des Pyrénées a pro­
posé d’aller s’y enfermer pour
composer. « Le coin est tellement
perdu qu’on a pas mal bossé », ra­
conte­t­il. Résultat : Teatro Lu­
cido, un quatrième et séduisant
album dont la sortie, prévue ven­
dredi 4 novembre, vient d’être
annoncée avant un concert au
festival Rock en Seine, dans le
parc de Saint­Cloud (Hauts­de­
Seine), samedi 27 août.
Sacha remet son bras en
écharpe pour le reposer : « Le
skate, j’ai arrêté après m’être cassé
le poignet. En revanche, le surf, dès
que je peux, je m’y remets, c’est le
seul sport que je pratique. Dès que
je suis détruit par les tournées, ça
me remet en forme. » Il y a cinq
ans, le jeune homme est revenu
s’installer à Biarritz, il a acheté un
appartement dans la rue de son
enfance. Autant pour ne pas se
faire avaler par Paris et ses nuits
sans fin que pour se rapprocher
de cette mère qu’il avait quittée
brusquement, à 18 ans, au milieu
d’un parking alors que celle­ci
travaillait comme femme de
ménage dans un Campanile
– gardant de ces adieux une cul­
pabilité inextinguible.
Marlon, lui, a « bouclé la boucle »
en produisant My Last Song, le
premier morceau de sa mère à lui,
Pauline Atlan, qu’on peut enten­
dre sur la compilation Hotels
Amour. « Autant, à 20 ans, tu ne
penses qu’à te barrer, soupire­t­il.
Autant, à 30, tu réalises que c’est
important la famille. » Au bout de
la rue Paul­Bert, on voit toujours
la mer. p
laurent carpentier
FIN
0123
DIMANCHE 28 ­ LUNDI 29 AOÛT 2022
Une double évocation
de l’Exposition coloniale
internationale de 1931
A Paris, à la caserne Napoléon et au bois de
Vincennes, trente­six panneaux sont présentés
HISTOIRE
E rassembla
n France, ce fut la plus
grande manifestation co­
loniale du XXe siècle. Eta­
blie à Paris entre le 6 mai et le
15 novembre, l’Exposition colo­
niale internationale de 1931 ras­
sembla quelque 8 millions de vi­
siteurs, pour 33 millions de tickets
vendus par le jeu des entrées
multiples. Résultant d’un aména­
gement considérable – plus de
110 hectares au bois de Vincen­
nes, zoo compris, prolongement
de la ligne 8 du métro et refonte
de la station Porte­Dorée en sus
des dessertes exceptionnelles par
bus et par tramway – le projet, qui
demanda plus de mille jours de
travaux, remonte à 1927. Commis­
saire général, le maréchal Lyautey
(1854­1934), figure emblématique
de la France coloniale, exigea l’in­
tégration des puissances étrangè­
res – même si l’Empire britanni­
que, l’Espagne et le Japon décline­
ront l’invitation – et mit au cœur
de la manifestation une dimen­
sion didactique capitale, souhai­
tant qu’on y lise « une grande
leçon d’action réalisatrice, un
foyer d’enseignement pratique ».
C’est sans doute ce qui fait le
pont entre la réalisation de 1931
et sa commémoration actuelle,
telle que l’a voulue l’historien
Pascal Blanchard, qui cosigne avec
Sandrine Lemaire, Nicolas Bancel,
Alain Mabanckou et Dominic
Thomas un décisif Colonisation
& propagande. Le Pouvoir de
l’image (Le Cherche Midi, 296 pa­
ges, 45 euros). Un peu plus de
quatre­vingt­dix ans après la ma­
nifestation dont les seules traces
persistantes sont le palais de la
Porte­Dorée, naguère Musée des
colonies et, depuis 2014, Musée
national de l’histoire de l’immi­
gration, et la proche et monumen­
tale statue de Léon­Ernest Drivier
(1878­1951), La France apportant
la paix et la prospérité aux colo­
nies, il s’agit d’offrir à chacun une
perception claire de l’événement.
Exhibition d’indigènes
Trente­six panneaux sont simul­
tanément présentés sur le site ini­
tial de l’exposition, au bois de
Vincennes, en douze tripodes, sé­
quençant autant de thèmes, of­
ferts à la curiosité du promeneur,
jeune public, sportif, touriste qui
s’aventurerait sur l’immense em­
placement originel, et, comme en
vision linéaire, sur les façades de la
caserne Napoléon, rue de Rivoli,
à proximité de l’Hôtel de Ville. En
extérieur, gratuite et accessible à
tout moment, l’exposition affiche
clairement une volonté de démo­
cratiser le savoir, de présenter les
options retenues en 1931 avec
l’évocation de l’ensemble des pa­
villons de l’Empire français et des
pays étrangers, la scénographie
C HAN S O N
Britney Spears sort
un duo avec Elton John
Une nouveau titre de
l’Américaine Britney Spears,
qui n’avait rien produit
depuis six ans et l’album
Glory, est sorti vendredi
26 août. Interprété en duo
avec le Britannique Elton
John, Hold Me Closer
(« Tiens­moi plus près »)
sort neuf mois après
l’annonce de la fin de la
tutelle exercée sur l’artiste
âgée de 40 ans, principale­
ment par son père, Jamie
Spears. Dans ce morceau,
le duo réinterprète Tiny
Dancer, une chanson
d’Elton John sortie au début
des années 1970. – (AFP.)
La manifestation
quelque
8 millions
de visiteurs
adoptée, les enjeux contextuels,
politiques et culturels qui révèlent
les partis pris des concepteurs
mais aussi les réticences, voire les
oppositions au projet, les élé­
ments de propagande mobilisés
dans chacun des camps. Le poids
des forces armées aussi.
Plus inattendu mais bienvenu, le
monde des travailleurs et des étu­
diants issus des colonies et établis
en métropole dévoile l’empreinte
de l’Afrique comme de l’Indochine
dans la capitale, l’évocation des co­
lonies récentes bénéficiant d’une
pédagogie soutenue. Et, si le parc
zoologique temporaire ouvert
alors au bois de Vincennes, en
complément de la ménagerie du
Jardin des plantes, participa à l’en­
gouement des visiteurs, avec l’il­
lusion d’une liberté relative de ses
pensionnaires – au point de favo­
riser sur un autre site du bois
l’ouverture, en 1934, d’un zoo per­
manent –, l’exposition n’a garde
d’oublier l’exhibition d’indigènes,
présentés comme « volontaires »
mais instrumentalisés parfois de
façon abjecte, tels les Kanak néo­
calédoniens donnés pour canni­
bales. L’apogée de l’idéal colonial
ne masque pas un revirement des
mentalités quand le zoo humain
devient impensable.
Au total, une invitation en
quelque deux cent cinquante do­
cuments pour mesurer la dimen­
sion extraordinaire de la « plus
grande France », un siècle tout
juste après sa première extension
au Maghreb. Et autant de pan­
neaux que de QR codes qui propo­
sent au public d’approfondir le su­
jet comme de conserver les textes
proposés à la lecture. Car il n’y a
pas de catalogue. Et pour cause : ce
n’est là que l’un des jalons d’une
étude des enjeux de la France co­
loniale du XVIIIe siècle à nos jours,
des projets politique, éthique et
économique à l’ère du déboulon­
nage des statues, qui, de livres en
expositions, permet de compren­
dre la persistance mentale d’un
idéal pourtant évanoui. Avec le
souhait qu’une lecture apaisée de
ce passé ne se fasse pas au détri­
ment des apports de l’histoire. p
philippe­jean catinchi
Sur les traces de l’Exposition
coloniale internationale de 1931,
à la caserne Napoléon,
25, rue de Rivoli, Paris 4e,
jusqu’au 5 septembre, et au bois
de Vincennes, porte Dorée,
Paris 12e, jusqu’au 26 septembre.
A RTS
La collection d’œuvres
du cofondateur de
Microsoft aux enchères
La collection du cofondateur
de Microsoft Paul Allen, mort
en 2018 à 65 ans, va être mise
aux enchères lors d’une
vente organisée par Christie’s
à New York, en novembre.
La maison de vente l’estime
à plus de 1 milliard de dollars
(autant d’euros).
Plus de 150 œuvres vont être
proposées, dont le tableau
La Montagne Sainte­Victoire
(1885), de Paul Cézanne,
estimé à plus de 100 millions
de dollars. L’intégralité
du produit de la vente
sera versée à des œuvres
de charité. – (AFP.)
Dialogue entre Rainer et Vedova
A la Biennale de Venise, les peintres autrichien et italien se font écho
ARTS
venise (italie) ­ envoyé spécial
C’
est, depuis un peu
plus d’une décennie,
l’un des rituels as­
sociés à la grande
parade de la Biennale de Venise :
des expositions se tiennent dans
l’ancien atelier du peintre Emilio
Vedova (1919­2006), devenu par sa
volonté le siège d’une fondation à
son nom, destinée à maintenir vi­
vante son œuvre. L’espace en a été
aménagé par l’architecte Renzo
Piano, qui est aussi intervenu dans
le Magazzino del sale, à quelques
dizaines de mètres de là, toujours
sur le quai des Zattere, de sorte
que la fondation dispose de deux
lieux, situation enviable à Venise.
Elle en tire parti en proposant,
lors de chaque Biennale, une ma­
nifestation en hommage à son
fondateur. En 2019, celle­ci avait
été composée par Georg Baselitz,
collectionneur et ami du peintre
vénitien. Cette année, c’est un
autre ami, l’artiste autrichien
Arnulf Rainer, né en 1929, que
Vedova avait rencontré dans les
années 1980. Ce qu’ils ont en
commun saute aux yeux : la certi­
tude que toute œuvre doit être
l’inscription sur une surface ou
dans l’espace des mouvements
du corps et de l’esprit de son créa­
Kraftwerk dans la nuit de Rock en Seine
Le festival francilien a accueilli, vendredi, la formation allemande de musique électronique
MUSIQUE
D e temps à autre, les pro­
grammateurs du festival
Rock en Seine mettent à
leur affiche, plutôt conçue comme
un équilibre entre grosses vedet­
tes internationales du moment
– qui font venir le public –, grou­
pes en train de gagner en impor­
tance et jeunes pousses, des figu­
res dites « historiques ». Les plus
âgés dans l’assistance retrouvent
leurs héros ; quant aux plus jeunes
– étudiants, trentenaires –, qui en
« ont entendu parler », ils vien­
nent faire un tour par curiosité.
L’on se souvient ainsi des succès
transgénérationnels sur le site
festivalier du Domaine national
de Saint­Cloud (Hauts­de­Seine)
en 2010 de Roxy Music, formé
en 1971, en summum de l’élé­
gance pop britannique, ou,
en 2014 de Blondie, apparu
en 1974, qui secoua la scène punk
new­yorkaise par ses apports
pop. Ou encore d’Iggy Pop,
en 2016, de longue date sacralisé
teur ; celle que cette inscription
doit atteindre au plus haut degré
d’intensité afin de subjuguer et,
pour y parvenir, tout oser. Et cette
autre conviction : l’artiste doit se
saisir des sujets les plus tragiques,
qui sont aussi ceux qui sont com­
muns à tous les êtres humains,
le temps, la souffrance, la mort.
Ces nécessités poussent, dès les
années 1950, Vedova à s’émanci­
per d’abord de toute forme de géo­
métrie préméditée, ensuite des li­
mites de la toile. L’œuvre se crée
au fil des gestes qui s’enchaînent.
Dans un premier temps, le noir et
le blanc balafrent la surface, s’y
écrasent, y laissent des traces en­
tremêlées et indéchiffrables. Puis,
cette forme d’action painting ne
lui suffit plus. Il ajoute du sable, il
colle des morceaux de papier et
des fragments de photographies,
il trace des croix et des signes.
Maquettes de ruines
Mais ce n’est toujours pas assez :
encore trop mural, encore trop re­
tenu. Les séries des Plurimo et des
Confine, engagées à partir de 1962,
conjuguent donc la construction
de volumes faits de planches et de
poutres récupérées et assemblées
à la peinture, qui y dépose ses
rouges, jaunes et noirs. Ces sortes
de sculptures polychromes enva­
hissent l’espace et exigent que l’on
en parrain punk. Pour le millé­
sime 2022 de Rock en Seine, ce
vendredi 26 août, les historiques
sont les Allemands de Kraftwerk.
Statut de précurseur
Fondé en 1970 à Düsseldorf par
Ralf Hütter et Florian Schneider
(mort le 21 avril 2020), Kraftwerk
accède à la notoriété avec son qua­
trième album, Autobahn, publié
en 1974. S’y établissent les gran­
des lignes de sa musique électro­
nique ; plutôt minimaliste, désin­
carnée, scandée de motifs ryth­
miques répétitifs, des mélodies
comme des ritournelles, la voix
plus parlée que chantée (au gré de
divers albums, elle sera aussi dé­
formée), l’utilisation de sons en
lien avec les voitures (évocations
de klaxons, vibration d’un dépas­
sement…). Pour les musiques
électroniques soucieuses de se
trouver des références, Kraftwerk
a un statut de précurseur.
Il est 21 h 15 quand se fait enten­
dre la salutation Meine Damen
und Herren, puis le décompte des
tourne autour, au lieu de rester
paisiblement face au tableau.
Jusque dans sa dernière décennie,
Vedova est revenu de temps en
temps à ces constructions, la plus
considérable, qui date de 1993,
portant un titre lourd d’histoire :
Chi brucia un libro brucia un uomo
(« qui brûle un livre brûle un
homme »). Une sphère composée
de demi­cercles de bois articulés
s’ouvre comme les pages d’un
livre, déjà noirci par le feu. Il arrive
aussi que des disques entiers
forment une frise, dont la vue ne
peut manquer de faire penser à
des photographies de guerre.
On y pense encore plus devant
ce que Vedova appelait ses « étu­
des pour un espace » : ce sont, si
l’on peut dire, des maquettes de
ruines. Dans l’une d’elles est sus­
pendu un crucifix : soit la réap­
parition des destructions que
Vedova, qui combattit comme
partisan à la fin de seconde guerre
mondiale, a pu voir dans le nord
de l’Italie, soit, plus probable­
ment, le symbole plus général de
toutes les guerres. Et encore le lien
le plus visible avec les œuvres de
Rainer, car son exposition réunit
principalement des variations
picturales sur le motif de la croix.
Mais ni classiquement latine ou
grecque. Des bords de métal en­
ferment des surfaces de bois aux
chiffres qui sont le sujet de Num­
bers. Ils sont quatre sur la scène
Cascade, quasi immobiles. Cha­
cun se trouve devant une
console rectangulaire posée sur
un pied, qui renferme des sons
préenregistrés et un système de
pilotage de logiciels musicaux
permettant de se répartir les in­
terventions, parties rythmiques
pour l’un, basses pour l’autre, li­
gnes mélodiques… Sur un grand
écran sont projetées des images
à découvrir en portant (ou pas)
des lunettes 3D distribuées avant
le concert, offrant quelques ef­
fets de relief. Le concert
« Kraftwerk 3D » existe depuis le
début des années 2010.
Voici des lignes de chiffres verts
qui se tordent, un ordinateur anti­
que qui avance vers le public (Com­
puter World), une vue de la Terre
depuis l’espace et l’arrivée d’une
soucoupe volante avec un effet 3D
poussé qui déclenche des « oh » et
des « ah », pour le titre Spacelab.
Ou le film d’animation presque
statique d’une autoroute vers l’in­
culture | 17
« Chi brucia
un libro brucia
un uomo » (1993),
d’Emilio Vedova.
ELA BIALKOWSKA/OKNOSTUDIO
bords obliques, trapézoïdales ou
triangulaires. D’autres paraissent
ébréchées, fracturées ou écrasées.
Sur les surfaces ainsi détermi­
nées, Rainer fait tomber des pluies
et des voiles de couleur. Selon leur
degré de densité et l’ampleur de
ses gestes, il parvient à un recou­
vrement opaque presque complet,
ou, à l’inverse, fait naître un pay­
sage mouvant de nuées, d’aurores
et d’eaux. Reprenant l’iconogra­
phie chrétienne, qu’il renouvelle
ainsi, il place parfois un crâne dans
la partie inférieure du tableau,
crâne qui est celui du Golgotha
selon les Evangiles. Ces croix, dont
la plupart datent des années 1990,
sont accrochées à diverses hau­
teurs sur les deux longs murs de
brique du Maggazino del sale. Se
glissent entre ou au­dessus d’elles
des tableaux ronds – des tondi –
qui peuvent évoquer des planètes
ou des mappemondes, éléments
pour une cosmogonie imaginaire.
La couleur, là encore, est alternati­
vement fluide ou dense, marine
ou céleste. Ces œuvres métamor­
phosent le lieu en sanctuaire. p
philippe dagen
Rainer – Vedova. Ora.
Magazzino del sale, Zattere,
Dorsoduro 266 et Spazio Vedova,
Zattere, Dorsoduro 50, Venise.
Jusqu’au 30 octobre. De 4 € à 6 €.
fini sur laquelle roulent quelques
voitures (Autobahn), des varia­
tions sur le symbole d’expositions
à des rayonnements ionisants (Ra­
dioactivity) auxquelles s’ajoutent
les noms de catastrophes nucléai­
res (Tchernobyl, Fukushima…), des
images d’actualité en noir et blanc
de cyclistes pour Tour de France…
Le concert est construit par des
thèmes qui se répondent. La force
motrice des machines (voitures,
train), celle de l’homme à vélo qui
halète, le Man Machine qui an­
nonce plus tard The Robots, les or­
dinateurs de Computer World et de
Computer Love… Ici et là, dans le
public, des petits groupes dan­
sent. Même si la musique de
Kraftwerk, toujours d’aujourd’hui,
formellement inventive, n’est pas
une invitation directe à cela. p
sylvain siclier
Rock en Seine, au Domaine
national de Saint­Cloud (Hauts­
de­Seine). Le dimanche 28 août :
Stromae, Parcels, Aurora, FKJ,
Joy Crookes. 69 euros
18 | télévision
Jean Moulin, artiste et collectionneur à l’esprit libre
Daniel Ablin brosse un portrait inédit du héros de la Résistance, passionné d’art moderne et caricaturiste de talent
ARTE
DIMANCHE 28 - 17 H 45
DOCUMENTAIRE
I
l y a le héros, entré dans le
roman national, dont les
cendres furent transférées
au Panthéon, en 1964. Jean
Moulin (1899­1943), figure mythi­
que du résistant, haut fonction­
naire aux convictions de gauche,
créateur de l’Armée secrète en 1942
et fédérateur des mouvements de
la Résistance française, qui, sous
les coups de ses tortionnaires
nazis et d’un Klaus Barbie hystéri­
que, ne parlera pas, ne dévoilera
rien, jusqu’à en perdre la vie.
Mais ce passionnant documen­
taire de Daniel Ablin, rythmé par
la voix d’Eric Caravaca, riche en
archives familiales (dont un film
de 1925) et en extraits télévisés
éclairants (Sur les traces de Jean
Moulin, d’Igor Barrère, en 1958,
par exemple), dresse avec élé­
gance le portrait intime d’un
jeune homme vivant par et pour
l’art, parallèlement à une carrière
fulgurante dans la haute fonction
publique.
Jean Moulin, alias Romanin, fut
donc caricaturiste réputé, graveur
sur bois doué, galeriste au goût
sûr, collectionneur à l’esprit libre.
Tout au long de sa courte exis­
tence, le grand serviteur de la Ré­
publique avancera parallèlement
au créateur. Moulin et Romanin,
Quand Hollywood (re)découvre Martin Luther King
Ava DuVernay signe avec « Selma » un film pédagogique sur la lutte des Noirs pour les droits civiques aux Etats­Unis
OCS MAX
LUNDI 29 - 21 H 00
FILM
C’ était le 2 février 1965. A
Selma (Alabama), avec
des centaines d’autres
personnes, le pasteur Martin
Luther King est arrêté lors d’une
manifestation pour les droits ci­
viques. Le lieu n’est pas neutre :
dans cette ville, 130 Noirs sur
15 000 bénéficient du droit de
vote. Et ce, alors même que, de­
puis 1870, le 15e amendement per­
met, en théorie, à tous les Noirs
GRILLE N° 22 - 200
PAR PHILIPPE DUPUIS
1 2 3 4 5 6
I
II
III
IV
V Convienne. IX. Elimineras. Artiste
VI
VII
VIII
IX
X née. 4. Note. Assure la liaison. Ne
SOLUTION DE LA GRILLE N° 22 - 199
HORIZONTALEMENT I. Intimidation. II. Narcisse. STO. III. Crains. Rouât.
IV. ORL. Autarcie. V. Nævi. VI. Ste. Etiolera. VII. Or. Gnons. Saï.
VIII. Limitât. Dé. IX. Ecot. Sagouin. X. Sélectionnât.
VERTICALEMENT 1. Inconsolés. 2. Narratrice. 3. Tralée. Mol. 4. Ici. Gîte.
5. Minaient. 6. Issu. Toast. 7. DS. Teintai. 8. Aéra. OS. Go. 9. Oral. Ton.
10. Isuc (cuis). Es. Un. 11. Otai. Radia. 12. Noteraient.
« Les
Embusqués »,
dessin de
Jean Moulin.
COLLECTION
MUSÉES DE BÉZIERS
raison et passion. « Dès l’école,
Jean dessinait beaucoup en carica­
turant ses professeurs. Il était très
espiègle », se rappelle Laure, sa
sœur aînée. Sens du détail, style
de plus en plus affirmé, Jean Mou­
lin dessine les enfants jouant à la
guerre, les planqués de l’arrière,
les bourgeois.
Dans un pays où chaque journal
possède son écurie de dessina­
américains de voter. Le gouver­
neur de l’Alabama, George Wal­
lace, l’a promis lors de son dis­
cours d’investiture : « Ségrégation
maintenant, ségrégation demain,
ségrégation pour toujours. »
Auréolé de son prix Nobel de la
paix, Martin Luther King a choisi
comme lieu symbolique cette pe­
tite ville caractéristique du Sud ra­
ciste des Etats­Unis pour convain­
cre Lyndon B. Johnson, l’homme
qui, il y a peu, à la faveur de l’assas­
sinat du président Kennedy, a re­
joint la Maison Blanche, de signer
le Voting Rights Act, qui garantira
7 8 9 10 11 12
teurs et où le dessin de presse est à
son apogée, il faut du talent pour
se faire une place. En 1915, dans
l’hebdomadaire satirique natio­
nal La Baïonnette, Moulin est pu­
blié pour la première fois. Son des­
sin lui rapporte 10 francs, presque
deux fois plus que le montant du
salaire journalier d’un ouvrier.
Etudiant en droit, il paiera ses
études en vendant des dessins à
le droit de vote à tous les citoyens
américains, quelle que soit la cou­
leur de leur peau.
Ce sera chose faite, le 6 août 1965.
Entre­temps, il y eut des marches
restées fameuses. Et des violences
innombrables. L’histoire retient la
date du 7 mars 1965, le tristement
célèbre Bloody Sunday. Ce jour­là,
à proximité de l’Edmund­Pettus
Bridge, 600 marcheurs sont as­
saillis par des gaz lacrymogènes.
La répression est d’une telle vio­
lence que les principaux réseaux
de télévision décident d’interrom­
pre leurs programmes pour re­
HORIZONTALEMENT
I. Apporte son aide au vendeur.
II. Fait des longueurs quand il n’étale
pas le beurre. Colères d’avant. III. Cra-
vate à la City. Propos d’un baigneur.
IV. Plus dans les briquets et bientôt
plus dans les voitures. Son empire a
disparu. V. Spectacle à Kyoto. Ballade
germanique. Accord de la France d’en
bas. VI. Peut tout faire sauter. Reste
en dessous de la moyenne. VII. Mises
au parfum. Mesurait le rayonnement
absorbé. VIII. Point. Bout de métal.
accumulateur. X. Entreprissent
la démolition.
VERTICALEMENT
1. Pas du genre fonceur, son heure ar-
rivera. 2. Discute et argumente à tout
propos. 3. Céramique cuite à haute
température. Le titane. En fin de jour-
donnera plus rien. 5. Possessif. Ra-
pace diurne. 6. Privé de son noyau.
Ouvre le store. 7. Thétis, Amphitrite,
Galatée et toutes les autres. 8. Prise
dans la montée. 9. Art martial.
Des lentilles pour le bétail. 10. Entre
Caspienne et océan Indien. L’anglaise
est vanillée. 11. Sur la portée.
Belle grecque, debout et bien raide.
Tour complet. 12. Un peu d’air entre
les mots.
une presse qui en redemande. En­
tré dans la haute fonction publi­
que dès 22 ans (chef de cabinet du
préfet de Savoie), il ne quitte ja­
mais son carnet de croquis, se mo­
que à merveille des mondains,
dont il fait partie.
Dès 24 ans, il se lance dans une
collection de peintures, économi­
sant pour s’offrir les œuvres d’art
moderne : Soutine, Goerg, Friesz,
transmettre en direct ce qui se
passe dans ce coin paumé d’Ala­
bama. Deux jours plus tard,
Martin Luther King prend la tête
d’une deuxième marche.
Jusqu’à présent, Hollywood ne
s’était curieusement pas inté­
ressé à cet épisode crucial de l’his­
toire des Etats­Unis. Selma, le film
d’Ava DuVernay, a pour premier
mérite de combler une lacune. A
la fois pédagogique et efficace, il
rend à Martin Luther King et à ses
compagnons de route (parmi les­
quels Andrew Young, John Lewis
et de nombreuses femmes) un
SUDOKU
N°22­200
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L’EMPIRE RUSSE
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Kisling. Cette passion ne le quit­
tera pas. Et s’avérera bien utile
en 1942 et 1943, lorsque Jean Mou­
lin, exerçant officiellement la pro­
fession de marchand d’art à Nice,
multipliera les voyages d’un côté à
l’autre de la ligne de démarcation…
Caricature et gravure sur bois
Apprendre, comprendre, décou­
vrir. Dans les années 1930, le haut
fonctionnaire court les exposi­
tions, les galeries, se lie d’amitié
avec de nombreux artistes dont
Max Jacob. Et enrichit sa collec­
tion : Dufy, Tal Coat, De Chirico…
Petit à petit, il abandonne la cari­
cature, livre un travail plus som­
bre avec la gravure sur bois. La
guerre éclate. Après la défaite,
Moulin, préfet à Chartres, est mis à
la retraite d’office par Vichy. A
41 ans, sa carrière est stoppée net.
Une autre aventure commence.
Le tout nouveau président du
Conseil national de la Résistance,
qui multiplie les missions délica­
tes dans la France occupée, s’offre,
le 9 février 1943, le luxe d’un ver­
nissage dans sa galerie Romanin
de Nice, à l’occasion d’une exposi­
tion intitulée « Les Maîtres moder­
nes ». En juin, Moulin, alias Rex,
Régis ou Max, sera arrêté à Caluire
(Rhône) par la Gestapo. p
alain constant
Romanin, l’autre Jean Moulin,
de Daniel Ablin (Fr., 2 022, 52 min).
juste hommage. Les acteurs, en
particulier David Oyelowo et Tim
Roth (qui s’en donne à cœur joie
dans le rôle de George Wallace),
sont remarquables.
Scandé par des extraits des rap­
ports de surveillance du FBI – dont
le patron, J. Edgar Hoover, ne per­
dait pas une miette de ce qui se
passait en Alabama –, le scénario
fait la part belle à la chronologie
des événements tels qu’ils se sont
déroulés à Selma. Dommage que
le film n’élargisse pas plus sou­
vent le cadre en montrant l’im­
pact, ou l’absence d’impact, de
4 7 2 5 8 9
9 3 1 6 7 2
5 6 8 1 3 4
1 3 5 8 1 6 2 4 3 5
2 4 5 7 9 6
1 4 2 7 9 3 8 1 5 6
6 5 4 9 2 1
1 8 9 3 5 7
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N° 86
SEPTEMBRE
2022
NOUVELLE
FORMULE
UN VOYAGE À TRAVERS
LES GRANDES CIVILISATIONS
D’IVAN LE TERRIBLE À POUTINE
À L’ORIGINE
DE NOTRE MONDE
LA CORSE
ET LA FRANCE
Cinq siècles
de relations
passionnelles
CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX
21/07/2022 13:55
DIMANCHE 28 ­ LUNDI 29 AOÛT 2022
0123
NOTRE
SÉLECTION
DIMANC HE 28 AOÛT
Mezzo
Concert symphonique
20.30 Une cheffe d’orchestre à la
tête de l’Orchestre de Paris : Ariane
Matiakh dirige la Suite op. 80, de
Gabriel Fauré, tirée de la musique
de scène pour Pelléas et Mélisande,
de Maurice Maeterlinck, et le rare
poème symphonique Aus Italien
op. 16, de Richard Strauss.
Ciné+ Emotion
Mon année à New York
22.25 Ce film (2020) de Philippe
Falardeau est mineur mais attachant
en dépit d’une trame calquée sur
celle du Diable s’habille en Prada
(2006), de David Frankel.
LUNDI 29 AOÛT
LCP – La Chaîne parlementaire
Mon Chirac
21.00 Le titre de ce documentaire
(2019) de Jean-Louis Debré exprime
à la fois la proximité qu’entretinrent
les deux hommes politiques (Debré
vouvoya toujours Chirac, qui le
tutoyait) et le parti très subjectif pris
par l’auteur à propos de son modèle.
OCS géants
Le Juge et l’Assassin
22.30 Dans ce film de 1976 – son
troisième long-métrage –, Bertrand
Tavernier permit à Michel Galabru,
qu’il considérait comme un « acteur
génial », de faire montre de son
talent dans un registre dramatique
que le public ignorait.
cette longue marche aux Etats­
Unis et dans le monde.
Cinquante ans après le Bloody
Sunday, quelques mois après la
mort, à Ferguson (Missouri), en
août 2014, de Michael Brown, un
jeune Noir non armé, Selma était
un film nécessaire. Barack Obama
occupait le bureau Ovale, et le rêve
du Dr King n’était toujours pas de­
venu réalité. p
franck nouchi
Selma, d’Ava DuVernay. Avec David
Oyelowo, Tom Wilkinson, Carmen
Ejogo, Tim Roth (EU, 2014, 122 min).
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 67-69, avenue Pierre-Mendès-France,
75013 Paris. Tél. : 01-57-28-20-00
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L’Imprimerie, 79, rue de Roissy,
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papier issu de forêts gérées durablement et de sources controlées.
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0123
DIMANCHE 28 ­ LUNDI 29 AOÛT 2022
Le Carnet
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HORS-SÉRIE
carnet | 19
Marie-Christine Noyelle, Son épouse, À
Monique BRANDILY-TROLLE son épouse, Ses filles,
(1921-2022), Charles-Edouard et Caroline, Ses proches,
Aline et Laurent,
Etienne GUILLÉ.
ethnomusicologue et africaniste,
chercheur au CNRS,
Romain et Karine, ont la tristesse de faire part du décès
Germain et Laure, de Nous résonnons toujours au
esprit libre et humaniste, ses enfants, diapason de ton Esprit et ton Âme.
Ses petits-enfants, Jacques TOURNON,
est partie pour un dernier voyage, physicien, ethnobotaniste
le 22 août 2022, dans sa cent unième ont la tristesse de faire part du décès Fidèles, nous actualisons ton Œuvre
et romancier, chercheur au CNRS,
année. de d’Éternité.
survenu le 27 juillet 2022.
Une messe sera célébrée le 31 août, Pierre-Edouard NOYELLE,
tournon2002@yahoo.com
Commémoration
à 10 h 30, en l’église Notre-Dame- survenu le 22 août 2022, à Paris.
des-Champs, Paris 6 e, suivie de Commémoration de la déportation
l’inhumation au cimetière de La messe d’A-Dieu sera célébrée le Remerciements des Juifs de France par l’association

300 QUESTIONS
DE CULTURE GÉNÉRALE
par les journalistes du Monde soit sur le site :
https://carnet.lemonde.fr
L’équipe du Carnet reviendra vers
vous dans les meilleurs délais
pour vous confirmer la parution.
M 06945 - 28H - F: 7,95 E - RD
Morigny-Champigny (Essonne). 1er septembre, à 14 h 30, en l’église «Les Fils et Filles des Déportés Juifs de
Notre-Dame-de-Lorette, Paris 9e. Colette Save-Dudognon,
France» et le Mémorial de la Shoah,
Monique continuera à illuminer sa mère,
avec le soutien de la Fondation pour
les vies de celles et ceux qui l’ont Paris. en union avec Georges Dudognon (†),
Mina de Beaumont, la Mémoire de la Shoah.
connue.
M. Jean Pierre Weiller, Fabienne de Beaumont,
son mari, leurs conjoints, Cérémonie à la mémoire des
De la part de
enfants et petits-enfants, déportés du convoi n° 25 partis, il y
Ses familles
La famille de Beaumont,

3’:HIKQTE=ZU\^ZV:?k@a@c@i@p;"
de Bretagne, du Tchad et d’Ailleurs. a l’immense douleur de faire part du a 80 ans, du camp de Drancy pour
Hors-série carnet@mpublicite.fr décès de Nathalie Debernardi,
sa compagne, le camp d’extermination d’Auschwitz-
https://carnet.lemonde.fr
Jean-Yves Halimi, Me Brigitte WEILLER, Birkenau.
son frère, née PENET, vous remercient pour les nombreux
Maud et Édouard Halimi, mandataire judiciaire honoraire, témoignages d’amitié et hommages Dimanche 28 août 2022, à 12 heures.
AU CARNET DU «MONDE» reçus lors du décès de
ses nièce et neveu,
survenu le 19 août 2022, à Paris,
HORS-SÉRIE

à l’âge de soixante-neuf ans. Thierry de BEAUMONT, Lecture des noms des 1000 déportés,
Décès ont la tristesse de faire part du décès dont 285 enfants, du convoi n° 25.
de La cérémonie religieuse sera célébrée survenu le 29 juillet 2022. Seuls 17 déportés sont revenus.
Ploërmel. Paris. Angers. Nantes.
UKRAINE le 30 août, à 10 h 30, en l’église Saint-
HISTOIRE Emmanuel FAUX, Albert-Le-Grand, 122, rue de la Glacière,
D’UNE
ÉMANCIPATION
Hélène et Antoine, Paris 13e. Anniversaire de décès Mémorial de la Shoah,
ses enfants, survenu le 6 août 2022, 17, rue Geoffroy-l’Asnier,
Edith, à l’âge de cinquante-huit ans. Cet avis tient lieu de faire-part. Il y a quatre ans, 75004 Paris.
sa sœur,
Sa famille, Jean Pierre Weiller, Judith
Un hommage lui sera rendu le Renseignements :
Ses amis, 3, passage Victor-Marchand,
Hors-série mercredi 31 août, à 10 h 30, à La 75013 Paris. choisissait de partir dans la dignité. Tél. : 01 53 01 17 99.
Bellevilloise, Paris 20e. Email :
font part du décès de
Elle ne nous a pas quittés. wendy.semah@memorialdelashoah.
Il sera inhumé ensuite au Paris.
Dominique AUBINAIS PELARD, org
cimetière du Père-Lachaise, Paris 20e, Sa sœur
Actis Mandataires Judiciaires, Et ses amis
HORS-SÉRIE LES GRANDES SIGNATURES DE LA BD
dans l’intimité familiale, auprès de Julie Perrot et Stéphane Alexis
survenu le 24 août 2022. de France et du Canada. Communication diverse
ses parents, Martin,
ses associés,
Gai-Luron,
Rubrique-à-brac,
Pervers Pépère,
Les Dingodossiers,
Un hommage lui a été rendu le
Gisèle HALIMI et Claude FAUX. L’ensemble de ses collaborateurs, Hommages
Rhaa lovely...
INCLUS
SSINS
DES DE ITS samedi 27 août, à 9 h 30, en la salle de
INÉD
Ses collègues
l’égalité, 6, boulevard Léon-Jouhaux,
jyhalimi@wanadoo.fr Et amis,
Nantes.
Jean-Louis BERTHET,
ont la profonde tristesse de faire part architecte d’intérieur et designer,
L’inhumation a eu lieu à 11 h 15, au Annaba. Etel. Paris. du décès de chevalier des Arts et des Lettres,
cimetière Miséricorde, 4, rue de la chevalier de la Légion d’honneur,
Pelleterie, Nantes. Françoise Guillevic,
née de Verdelhan des Molles, Me Brigitte PENET WEILLER, nous a quittés le 11 août 2022. Envie d’être utile ? Rejoignez-nous !
Hors-série Dominique repose au salon son épouse, mandataire judiciaire honoraire,
funéraire Paridis, 162, rue du Perray, Hélène et Olivier Urban, Nous garderons le souvenir d’un
Nantes, jusqu’à samedi. homme débordant d’enthousiasme Les bénévoles de SOS Amitié
Jean-Marie et Danielle Guillevic,
survenu le 19 août 2022, à Paris, dans les projets qu’il entreprenait. écoutent
Emmanuel et Nathalie Guillevic, à l’âge de soixante-neuf ans,
ses enfants et leurs conjoints, Il a su transmettre sa passion pour par téléphone et/ou par internet
HORS-SÉRIE
Paris 6e.
Ses dix petits-enfants la création, la valeur qu’il attachait à ceux qui souffrent de solitude,
la confiance et sa façon d’aborder les
Mme Marie-Pierre Bernet, Et ses cinq arrière-petits-enfants, actis@actismj.fr de mal-être et peuvent avoir
choses : un mélange très personnel
L’HISTOIRE née Mens, de sérieux, de sensibilité, de ténacité des pensées suicidaires.
DE LA son épouse, ont la tristesse d’annoncer le décès Valérie, et de bonne humeur.
MÉDITERRANÉE Anne-Christine et Laurent Farçat, de sa femme, Nous recherchons des écoutants
Florence et Nicolas Inglezakis, Nicolas, Associé à Yves Pochy pendant bénévoles
Victoire et Timothée Forbin, Jean GUILLEVIC, son fils, quarante ans, ils ont, avec Jean
ses filles et leurs conjoints, directeur régional des douanes, Élodie, Jeremy, Gaëlle, Crumiere, suivi de très nombreux sur toute la France.
Jean-Baptiste, Camille, Benjamin ses enfants de cœur, projets et réalisations prestigieuses à L’écoute peut sauver des vies
ÉDITION 2022
Farçat, survenu à son domicile, Andréa, Jules, Malo, Sacha, Alma, travers le monde. En parallèle Jean- et enrichir la vôtre !
Romane et Dorian Inglezakis, le 20 août 2022. Pierre et Alexandre, Louis Berthet a créé du mobilier, des Choix des heures d’écoute,
Hors-série Hugo et Apolline Forbin, ses petits-enfants, objets, ou encore des textiles édités
Fiona et Justine, en Europe et aux États-Unis. formation assurée.
ses petits-enfants, La cérémonie aura lieu ce lundi ses belles-filles,
29 août, à 16 heures, au columbarium du Et toute sa famille réunie, Il a également présidé avec Jean- En IdF RDV sur
font part du rappel à Dieu de cimetière du Père-Lachaise, Paris 20e. Pierre Khalifa la Société des artistes www.sosamitieidf.asso.fr
ont le chagrin de faire part du décès décorateurs. Les expositions de la SAD
de En région RDV sur
« Adieu, vive clarté au Grand Palais et dans le monde
M. Claude BERNET, de nos étés trop courts ! » furent des rencontres uniques de la www.sos-amitie.com
inspecteur général honoraire Charles Baudelaire. M. Hubert SALTIEL, création et des créateurs, célébrant le
de l’agriculture, talent, l’estime et l’amitié.
officier de la Légion d’honneur, survenu dans la nuit du 24 au 25 août
Fredrik, 2022, à Saint-Tropez. Société éditrice du « Monde » SA
commandeur Forte personnalité, artiste sensible Président du directoire, directeur de la publication
de l’ordre du Mérite agricole, son époux, et généreux, il a lié des amitiés Louis Dreyfus
Fabian et Sebastian, La cérémonie sera célébrée par le indéfectibles, qui lui rendent hommage Directeur du « Monde », directeur délégué de la
ses enfants père Naoum Khoury, le mardi 30 août, aujourd’hui.
publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio
à 15 heures, en la paroisse Saint- Directrice de la rédaction Caroline Monnot
le 19 août 2022, à Paris, ainsi que leurs conjointes, Direction adjointe de la rédaction
François-Xavier, Paris 7e. Ses amis, Grégoire Allix, Maryline Baumard, Hélène Bekmézian,
à l’âge de soixante-seize ans. Son petit-fils
Philippe Broussard, Nicolas Chapuis, Emmanuelle
Musée idéal Et toute la famille, L’inhumation aura lieu au cimetière
Ses élèves, Chevallereau, Alexis Delcambre, Marie-Pierre Lanne-
la revue n° 2 Hokusai Une cérémonie religieuse a été Ses partenaires longue, Harold Thibault
de Passy, Paris 16e, dans la plus stricte
ont l’immense douleur de faire part intimité. Et collaborateurs. Directrice éditoriale Sylvie Kauffmann
célébrée le jeudi 25 août, à 15 heures, Directrice déléguée au développement des services
en l’église Saint-Sulpice, 2 rue Palatine, du décès de abonnés Françoise Tovo
La famille vous remercie de ne pas
Collections
Paris 6e. Directeur délégué aux relations avec les lecteurs
envoyer de fleurs mais de verser vos Gilles van Kote
Mme Panteha HAMNQVIST, Jean-Louis BERTHET Rédaction en chef Laurent Borredon, Emmanuel Davi-
Cet avis tient lieu de faire-part et née BAVAND, dons à l’Institut Rafael, une cause denkoff (Evénements), Michel Guerrin, Nicolas Jimenez
très chère au cœur d’Hubert. était un créateur de génie. (photographie), Sabine Ledoux (cheffe d’édition),
de remerciements. Christian Massol, Franck Nouchi (Débats et Idées)
survenu le 11 août 2022, Cet avis tient lieu de faire-part. Directrice du design Mélina Zerbib
70, rue d’Assas, Il savait réinventer l’espace dans Direction artistique du quotidien Sylvain Peirani
présente
à Stockholm (Suède), une alliance du beau, de l’utile et Infographie Delphine Papin
75006 Paris. à l’âge de soixante-quatre ans. Famille Saltiel, du transgressif. Son œuvre et son Directrice des ressources humaines du groupe
4 rue Lamennais, imaginaire resteront. Emilie Conte
75008 Paris. Secrétaire général de la rédaction Sébastien Carganico
Boussy-Saint-Antoine. Juvancourt. La cérémonie d’adieu aura lieu le Conseil de surveillance Jean-Louis Beffa, président,
31 août, à 10 h 30, à Silverdal (Suède). Jacques Attali. Sébastien Carganico, vice-président
M. Alain Bourdon, Bernadette Staub,
son époux, Bahar Capkin, son épouse,
Christophe Bourdon et Timothée sa compagne, Sabine et Didier Staub Tejedor,
Giard, Anne Staub,
Jacqueline de Soria, ses enfants,
Eva et Léonard Lanoy, son associée, sa « Sœur »,
Maxime et Candice Bourdon, Xavier, Isabelle, Julie
Ses nombreux amis, et leurs conjoints,
ses enfants, ses beaux-enfants,
Alexandre, Inès, Sofia, Rafaëlle ont la douleur de faire part du décès, Brice, Alexi et Colin, Soline,
et Ziggy, survenu en Espagne, le 23 août 2022, Maxime, Noé, Maël et Antonin,
ses petits-enfants, dans sa soixante-quinzième année, ses petits-enfants
Actuellement en vente de Ainsi que toute la famille,
le volume n° 2 + le livret ont la douleur de faire part du décès
LE COMTE DE MONTE-CRISTO II de ont la douleur de faire part du décès
Yves-Marie LAOUËNAN, de
chevalier de la Légion d’honneur,
Dorothéa BOURDON,
officier de l’ordre Laurent STAUB,
née KINDER,

Nos services
survenu le 24 août 2022, dans sa
soixante-dix-neuvième année.
Lecteurs La cérémonie sera célébrée le
mardi 30 août, à 13 h 30, au
K Abonnements crématorium de Valenton (Val-de-
Sur abo.lemonde.fr Marne), 13, avenue de la Fontaine
Par tél. au 03 28 25 71 71 Saint-Martin.
de 9 h à 18 h (prix d'un appel local)
Un registre à signatures tiendra
K Le Carnet du Monde lieu de condoléances.
carnet@mpublicite.fr
L’inhumation de l’urne aura lieu
le mercredi 31 août, à 11 h 30, au
cimetière nouveau de Juvancourt
(Aube), rue du Mont Perton, dans le
caveau de famille.
national du Mérite,
conseiller du commerce extérieur survenu à Paris, le 25 août 2022,
à l’âge de quatre-vingt-dix ans.
de la France,
ancien président
de la CCI française en Turquie. La cérémonie religieuse sera célébrée
au crématorium du cimetière du
Père-Lachaise, 71, rue des Rondeaux,
La cérémonie religieuse aura lieu Paris 20e, le jeudi 1er septembre, où
le 30 août, à 11 heures, en la basilique- l’on se réunira à 11 h 30.
cathédrale du Saint-Esprit d’Istanbul,
Harbiye Cumhuriyet caddesi N°205 La crémation aura lieu le même
Sisli, suivie de l’inhumation au jour.
cimetière de Feriköy.
Les cendres seront déposées au
cimetière de Fontainebleau.
Une messe sera célébrée
ultérieurement à Paris. Ni fleurs ni couronnes.
ba.capkin@gmail.com 24, rue Léon-Frot,
jdesoria@lds.com.tr 75011 Paris.

20 |
ENQUÊTE
Les vertus du pain pas perdu
Des boulangers consciencieux
ou d’ingénieux entrepreneurs
ont trouvé comment recycler
des tonnes de mie invendue
QUOI QU’IL EN CROÛTE — 7/7 —
Par Catherine Rollot
O
n peut être jeune urba­
niste et œuvrer pour
la réhabilitation des
vieux croûtons. Il y a
cinq ans, Franck Wallet
a quitté carte commu­
nale, cadastre, projets d’aménagement…
pour un plan de sauvegarde et de mise
en valeur des invendus de pain. C’est en
collectant baguettes et pavés dans les
boulangeries bordelaises pour Les Restos
du cœur que le bénévole prend cons­
cience de l’énorme gâchis. « Les associa­
tions caritatives ne peuvent pas tout récu­
pérer, il reste toujours une partie d’inven­
dus qui finit à la poubelle sans aucune
valorisation », déplore le jeune homme,
âgé aujourd’hui de 38 ans, petites lunet­
tes rondes et casque de cheveux bruns
bouclés. Alors comment donner une se­
conde vie à ces oubliés des rayons ?
Dans sa cuisine, le spécialiste de
l’aménagement urbain cherche des so­
lutions afin de trouver un plan B pour la
miche de la veille. Après plusieurs es­
sais, il a l’idée de transformer les laissés­
pour­compte en une chapelure et d’in­
corporer ce substitut de farine dans de
nouveaux produits. « J’ai commencé par
faire des cookies, puis j’ai compris que je
tenais là une matière première aux mul­
tiples possibilités, qui apportait du goût
et du croustillant et se conservait plu­
sieurs mois. » Seul hic, les commerçants
n’ont pas le temps de passer de longues
heures à réduire en miettes leurs ba­
guettes délaissées.
Qu’à cela ne tienne ! L’ingénieux
Franck Wallet conçoit le Crumbler, un
broyeur antigaspi, capable d’engloutir de
60 kilos à 200 kilos (selon les trois modè­
les proposés) de pain de toute forme et
consistance, en seulement une heure. En
jouant sur le type de pain, sa dureté, le
taux de remplacement de la farine, la
« poudre magique » permet de confection­
ner toutes sortes de biscuits mais aussi
des pâtes à pizza, des fonds de tarte salée
ou sucrée… Et même de nouveaux pains !
Aujourd’hui à la tête d’Expliceat,
start­up spécialisée dans la lutte contre
le gaspillage alimentaire, le Bordelais a
écoulé 250 machines, principalement
auprès d’artisans boulangers séduits
par l’idée de donner une seconde vie à
leurs invendus, tout en faisant des éco­
nomies et en participant à la lutte contre
le gaspillage. « Chacun de nos clients valo­
« Gaspiller
le pain est non
seulement
socialement
insoutenable,
mais aussi une
aberration
économique et
écologique »
Christophe Michalak,
chef pâtissier
0123
DIMANCHE 28 ­ LUNDI 29 AOÛT 2022
rise en moyenne de 2 à 3 tonnes de pain
par an », assure l’inventeur. Avec plus de
33 000 boulangeries­pâtisseries artisa­
nales recensées en France, le potentiel
du marché est énorme.
Yacine Moudjari, coassocié des
Saveurs de Wagram, une boulangerie im­
plantée dans le 17e arrondissement de
Paris, se retrouvait « avec une cinquan­
taine de baguettes sur les bras chaque
jour ». La difficulté d’ajuster la produc­
tion à une demande fluctuante, le souci
de répondre à une clientèle qui veut
trouver du choix jusqu’à l’heure de la
fermeture, le parti pris de ne proposer
que des produits du jour expliquent ce
fort taux d’invendus. Il y a deux ans, le
boulanger a sauté le pas et investi
2 500 euros dans l’achat d’un Crumbler.
« Le gaspillage a quasiment disparu. Et en
moins d’un an, la dépense a été amortie
par les économies sur la farine et les ven­
tes de produits en “pain recyclé”. »
L’idée d’un réemploi semble telle­
ment simple qu’on peut s’étonner qu’elle
n’ait pas été explorée plus tôt. Chaque
année, un océan de croûte et de mie finit
à la poubelle. Aliment incontournable
du patrimoine culinaire national, en­
core en bonne place sur la table des
Français – 87 % d’entre eux en ont tou­
jours chez eux, même s’ils n’en consom­
ment plus que 105 grammes en
moyenne par jour en 2021, selon la Fédé­
ration des entreprises de boulangerie­
Franck Wallet,
pâtisserie –, le pain fait partie des den­ l’inventeur du
rées les plus gaspillées. Pourtant, pen­ Crumbler (en haut),
dant longtemps, jeter ou gâcher cet une machine
aliment de base, synonyme de nourri­ qui permet
ture dure à gagner, sacré dans de nom­ de transformer
breuses religions, était inconcevable, le pain rassis
voire présage de malheur. en chapelure.
Consommateurs et profession­ ALYSON BERCUINGT
nels jouent tous deux un rôle dans cette POUR « LE MONDE »
gabegie. Chaque Français jette environ
l’équivalent de 9 baguettes de 250 gram­
mes par an, du pain rassis ou restant en
fin de repas. Selon une étude de l’Ademe
(2016), les invendus des boulangeries ar­
tisanales s’élèveraient quant à eux à
150 000 tonnes par an, dont plus de la
moitié (60 %) finirait à la benne. Le res­
tant est soit donné à des associations
caritatives (25 %), soit transformé pour
l’alimentation animale (15 %).
A la tête de la banque alimen­
taire du Morbihan, Eric Fouillaron récu­
père chaque jour, avec ses équipes, près Pour limiter les pertes, l’artisan dateur, qui chaque année ramasse, assez de pain gaspillé pour en faire de la
d’une tonne de produits de boulangerie a choisi de proposer une gamme réduite auprès d’une vingtaine de commer­ bière », se désole celui qui a résolu ses pro­
sur les 130 points de collecte dispersés à trois variétés de pain, vendues unique­ çants, et rien qu’à Paris, 8 tonnes de blèmes de culpabilité grâce à un partena­
dans la région de Vannes. « A peine 5 % ment au poids. Comme le chef boulan­ pain et de viennoiseries. Ces denrées riat avec la banque alimentaire locale et
sont redistribués, déplore le président ger Benoît Castel qui, dans ses bouti­ sont distribuées dans la journée aux bé­ son chantier d’insertion, qui collecte et
bénévole, principalement du pain em­ ques, propose un « pain d’hier et de de­ néficiaires, ce qui évite les problèmes de trie le pain, récupéré auprès de cinq bou­
ballé qui peut se conserver plus long­ main », Christophe Michalak a mis au conservation et de stockage. langeries d’Angoulême et de Cognac, et ce
temps, être stocké plus facilement, et qui point un nouveau produit, « le pain ma­ A Bordeaux, Marie­Christine en échange d’une aide financière.
ne pose pas de problème d’hygiène dû à lin » (vendu 9 euros la miche de 1 kilo), Renaudeau, gérante de la boutique Le Réduit en gros croûtons, le pain
la manipulation. » et une viennoiserie caramélisée au cho­ Pain de la renaissance, utilise aussi la uniquement « de tradition française »
Le développement de pratiques colat, la « rose des sables » (2,50 euros), chapelure de pain, dans la pâte ou pour (une appellation qui garantit l’utilisation
récentes, comme la commercialisation deux créations élaborées à base de cha­ « fleurer » (répandre un nuage de farine) d’une farine sans additifs et l’absence de
à prix réduit d’invendus du jour ou de la pelure de pain recyclé. L’utilisation des ses baguettes tradition. Pour rester soli­ surgélation) est ensuite incorporé au
veille par les commerçants eux­mêmes, restes de pain, qui nécessite un proces­ daire avec les démunis, elle a remplacé malt à hauteur de 40 %, sans influer sur
ou par le biais d’applications comme sus un peu plus long et plus technique le don des invendus par le concept des le résultat final. « On sauve ainsi à peu
Too Good to Go, qui revendique plus de « pour ne pas avoir une consistance trop « produits suspendus ». Café, pain et près 200 kilos de pain par mois », se ré­
5 000 boulangers­pâtissiers partenaires, dense ou trop molle », a fait chuter les viennoiseries peuvent être offerts par jouit le jeune entrepreneur. Vendues
permet sans doute de diminuer un peu pertes de 30 % à 5 %. un client et « mis en attente » pour une localement, les Galopaintes viennent
l’ampleur du gâchis. Mais pas suffisam­ Ce recyclage n’empêche pas le personne dans le besoin, qui se présen­ enrichir un marché de brasserie artisa­
ment. « Gaspiller le pain est non seule­ chef pâtissier de continuer à travailler tera pour en bénéficier. nale en plein essor, dont nombre de peti­
ment socialement insoutenable, mais avec des associations caritatives comme Installé en Charente, Thomas La­ tes marques (La Baguette, Pain de mi­
aussi une aberration économique et éco­ Linkee. « La transformation des inven­ chaniette, ingénieur en agriculture et nuit, La Miche, Cocomiette…) essaient de
logique », défend Christophe Michalak, dus ne doit pas se faire au détriment des agronomie, a développé en avril 2021 une tirer parti. Une façon ingénieuse d’être
le célèbre chef pâtissier qui a ouvert, en associations caritatives, ce sont deux fi­ gamme de bières artisanales brassées au pain sec, mais pas vraiment à l’eau.
septembre 2021, à Paris (10e arrondisse­ lières complémentaires et non concur­ avec des invendus de boulangerie, les
ment), sa première boulangerie, Kopain. rentes », estime Julien Meimon, son fon­ « Galopaintes ». « Malheureusement, il y a FIN
0123
DIMANCHE 28 ­ LUNDI 29 AOÛT 2022 | 21

FILLES DE PUB— 7/7 —

U
ne jeune femme blonde, la
bouche grande ouverte,
les yeux écarquillés, s’ap­
prête à engouffrer un bur­
ger « long et juteux, de
7 centimètres », placé de­
vant son gosier. Cette publicité Burger
King de 2009, affichée sur des panneaux
à Singapour, a fait le tour du monde. Pres­
que dix ans plus tard, sur Internet, face ca­
méra, une femme tient cette affiche de­
vant elle et proclame : « J’adore pratiquer
des fellations sur des sandwichs. »
Dans cette campagne mondiale
de 2018, baptisée « Women not objects »,
des mannequins dénoncent la vision dé­
gradante des femmes que diffusent cer­
taines publicités. Le spot se termine ainsi :
« Je suis votre mère, sœur, fille, collègue,
manageuse, PDG. Ne vous adressez pas à
moi de la sorte. » A l’origine de cette initia­
tive, l’Américaine Madonna Badger. La pa­
tronne de l’agence Badger, qui imagina la
pub Calvin Klein avec Kate Moss la bou­
che entrouverte et les seins en avant, a
pris conscience de l’étendue du sexisme
dans la publicité en tapant « femmes ob­
jets » dans Google Images.
« La pub est basée sur la création
de désir, sur le fantasme des hommes, ex­
plique Gilles Masson, patron de l’agence
Australie.GAD. Elle fabrique des stéréoty­
pes. Elle les impose et les détruit. Ce sont les
marques qui ont le plus participé à la diffu­
« Les ficelles du sexisme
sont moins grosses et
l’interprétation est plus
complexe, mais les mes-
sages restent les mêmes :
la femme objet, l’idiote »
Jeanne Guien,
spécialiste du consumérisme
sion de ces clichés sexistes qui les ont en­
suite le plus combattus. » Ces dix dernières
années, deux phénomènes ont, en effet,
profondément transformé le secteur : la
communication « corporate » et #metoo.
La mondialisation des campagnes publi­
citaires et la fragmentation du public avec
les réseaux sociaux ont obligé les mar­
ques à recentrer leur discours sur leurs
valeurs davantage que sur les produits.
« Depuis dix ans est monté le thème de
l’entreprise, parce que les gens n’ont plus
confiance dans la politique. Les marques se
sont mises à avoir des combats, parmi les­
quels le féminisme », confirme Mercedes
Erra, fondatrice de l’agence BETC.
Avant le grand tournant #metoo,
il y avait bien eu quelques inflexions.
En 2004, dans le spot « Real Beauty », des
femmes « normales » s’exposaient en
sous­vêtements basiques pour les pro­
duits Dove (Unilever). A l’origine de ce
choix, une étude menée par la marque
révélant que seulement 2 % des femmes
se trouvaient belles. A l’époque, « il n’y
avait qu’un standard de beauté : grande,
mince, longues jambes, peau blanche, che­
De « Demain, j’enlève le bas »
à « Il aura la femme », Magali Cartigny
explore un siècle de publicité sexiste
veux blonds, longs, lisses. Pratiquement
personne ne correspondait à ces critères »,
racontait, en 2018, sur le site Infopress,
Janet Kestin, cofondatrice de l’agence
Swim, chargée de cette campagne.
En 2016, le même groupe Unile­
ver (Axe, Dove) se livre à une sorte de
mea culpa sur ses pratiques en matière
de communication. « 40 % des femmes ne
s’identifient pas aux images que les publi­
cités renvoient d’elles », explique alors
Keith Weed, directeur du marketing de la
firme. « Le moment est venu pour nous,
en tant qu’industriels, de changer la façon
dont nous représentons les genres mascu­
lin et féminin dans nos publicités. » Car les
stéréotypes perdurent : en 2017, selon un
rapport du CSA sur la base de 2 000 pu­
blicités, les paroles d’experts étaient en­
core réservées, dans 82 % des cas, aux
hommes. Pendant qu’ils parlent d’assu­
rance ou de banque, les femmes, le plus
souvent sexualisées, sont dans la cuisine
ou figées dans des rôles passifs.
C’est surtout la révolution
#metoo, à partir de 2017, qui a obligé les
marques à faire un grand ménage. « Nous
Genre,
ça a changé…
sommes aujourd’hui dans la mouvance
du féminisme qui défend l’intersection­
nalité et s’attaque aux problématiques
des violences et du harcèlement. La publi­
cité suit cette évolution », explique Gilles
Masson. Exemple : la dernière campa­
gne Gillette, qui après avoir glorifié le
mâle viril et conquérant, met en avant la
fragilité des hommes et milite contre la
masculinité toxique et le harcèlement
de rue. « C’est plus difficile désormais de
trouver des traces de sexisme dans l’in­
dustrie cosmétique, ajoute Virginie Sas­
soon, directrice adjointe du Centre pour
l’éducation aux médias et à l’informa­
tion. Elle s’est adaptée à la conception de
la beauté qui a changé. » Les réseaux so­
ciaux, en diffusant le « body positive »,
ont rebattu les cartes.
En 2021, la marque de lingerie
Darjeeling frappe un grand coup en choi­
sissant pour égérie la mannequin Caro­
line Ida Ours, 62 ans, alors que les femmes
de plus de 50 ans sont largement invisibi­
lisées. « Il y a une réception différente
aujourd’hui de ce type de campagnes en
fonction des âges, car la jeune génération,
qui est extrêmement vigilante sur ces ques­
tions, trouve ça génial. Le produit (la linge­
rie) n’est pas sublimé, mais la pub crée un
désir intellectuel sur la posture de la mar­
que », analyse Gilles Masson. En montrant
des femmes rondes, poilues et d’un cer­
tain âge, elle propose d’autres modèles du
féminin aux ados d’aujourd’hui.
Mais gare au retour de bâton.
« Parfois, on va trop loin dans une forme de
démagogie pour ne pas rater l’époque,
souligne Gilles Masson. Il ne faut jamais
oublier que le public est intelligent et que
ça peut se retourner contre les marques. »
La cause des femmes serait­elle instru­
mentalisée ? « On fabrique des trucs bidon,
où on ne vend rien, à part la réputation de
l’agence pour se faire mousser dans les fes­
tivals de publicité. Il y a un sujet sur la sin­
cérité des marques et des publicitaires,
ajoute Christophe Lichtenstein, patron de
l’agence Romance. Pendant ce temps, le
problème de fond n’est pas réglé. Commu­
niquer ne suffit pas, il faut agir. »
Résistance à l’agression publici­
taire (RAP), qui a lancé son Observatoire
de la publicité sexiste, publie son premier
rapport en 2021, et le constat est sans ap­
pel. « Les ficelles du sexisme sont moins
grosses et l’interprétation est plus com­
plexe, mais les messages restent les mê­
mes : la femme objet, cantonnée au “care”,
l’idiote. Surtout, il y a des abus nouveaux :
on reprend des thèmes féministes pour
vendre, en recourant aux mêmes stéréoty­
pes sexistes », dit Jeanne Guien, porte­pa­
role de RAP et spécialiste du consumé­
risme. « Dire que, grâce à telle marque, la
conscience environnementale ou la cause
des femmes va évoluer, c’est faux, affirme
Christophe Lichtenstein. Mais quand elle
est vertueuse, la publicité amplifie les cau­
ses justes de l’époque. » L’importance des
réseaux sociaux a aussi conduit à une
édulcoration globale des messages et à
une tendance au « feminismwashing », ou
« purplewashing » – le fait d’utiliser la
cause des femmes à des fins de marke­
ting –, très porteur en matière d’image.
« On marche vers un monde nou­
veau où les filles ne sont plus ce qu’elles
étaient et les garçons non plus ; l’identité
s’est complexifiée, et le genre fluidifié »,
analyse Mercedes Erra. La présidente de
l’agence BETC (à qui son premier patron
avait dit que le métier était trop dur
pour une femme) participe au collectif
Sista, qui a réalisé une campagne, en
mars, pour dénoncer les clichés sur les
femmes, même lorsqu’elles sont dites
Dans sa campagne « puissantes ». Dans la vidéo, huit grands
de 2020, Gillette a patrons répondent à des questions habi­
souhaité casser les tuellement posées aux dirigeantes d’en­
codes de la masculinité.
treprise sur leur légitimité, la concilia­
L’année suivante,
la marque de lingerie
tion entre travail et famille et leur…
Darjeeling a choisi pour « morning routine ». « Bah, je me lève et
égérie la mannequin je me douche », répond François­Henri
Caroline Ida Ours, Pinault, dans un rire gêné.
62 ans. GILLETTE, DARJEELING
FIN

ROUPILLONS ! — 7/7 —
N
e l’appelez plus sieste. Appe­
lez­la power nap. Rien que le
nom lui donne des airs de
entreprises ne pouvaient qu’adou­ ses longues équipées de capotes dé­ dans de nombreux hôpitaux, Ehpad
ber le roupillon. L’université de Chi­ pliantes colorées, reliées à des appli­ et universités.
cago en a remis une couche, démon­ cations pour y diffuser de la musi­ La crise due au Covid a forte­

Devenez un super­héros. Elle ne repose pas, elle

donne de la puissance.
Bienvenue dans un monde
trant que la sieste réduisait le stress.
Les directions de la santé au travail
l’ont donc consacrée.
que et réserver un créneau.
Mais cette offre doit être
pensée comme un tout : « Il faut une
ment contribué à cette évolution du
lieu de travail. Pour faire revenir les
gens sur site, le bureau devait redeve­

super travailleur où l’humain, à l’instar d’un smart­

phone, doit « recharger ses batte­
ries » plutôt que dormir. L’expres­
Si, au Japon, s’endormir au
bureau est culturellement ancré,
puisque l’inemuri, que l’on pourrait
phase de diagnostic pour évaluer les
besoins de nos clients et s’assurer que
le projet fonctionne sur le long terme,
nir attirant. Et donc, plus humain.
« On passe du salarié considéré
comme une simple ressource hu­

grâce à… la sieste ! sion « power nap » a été inventée par

le psychologue américain James B.
Maas, dans son livre Power Sleep,
paru en 1998 (non traduit). C’est une
sieste « énergisante », de cinq à vingt
Faire une pause sommeil minutes, à effectuer dès que la fati­
au boulot a longtemps été gue se fait ressentir. Elle permet de
retrouver son efficacité au travail,
mal vu. Pourtant, ses vertus voire… d’en gagner.
Car la NASA (l’agence spa­
énergisantes sont reconnues tiale américaine) l’a montré, étude à
l’appui, en 2015 : vingt minutes de
Ophélie Neiman sieste permettent de gagner jusqu’à
35 % de productivité. Dès lors, les
traduire par « dormir tout en étant
présent » (à différencier de hirune, la
sieste proprement dite et intention­
nelle), existe depuis plus d’un millé­
naire, la France a longtemps été ré­
tive à cette pratique.
Néanmoins, les entreprises
de taille moyenne commencent à
s’équiper et font appel à des start­up
qui apportent des solutions sur me­
sure. C’est le cas de Nap & Up, spécia­
lisée dans le « mobilier de sieste en
entreprise ». Depuis 2016, elle fournit
d’élégants « cocons de sieste », chai­
explique la cofondatrice Camille
Desclée. Après, l’objet en lui­même
suffit. Sa flexibilité est aussi notre
maine à un être humain qui a son
contexte personnel et ses besoins phy­
siologiques », assure Camille Desclée.
pari. Par exemple, on peut le déployer Reste que ce sont parfois les
dans une salle de réunion, entre salariés qui hésitent à sauter le pas.
12 heures et 15 heures. » Si l’autrice de ces lignes a assidû­
La jeune femme de 28 ans sait
parfaitement couler la sieste dans le
ment fréquenté la salle de sieste du
journal Le Monde (et pas unique­
moule de l’entreprise, arguant par
exemple qu’« un salarié efficace est
ment pour les besoins de cet article),
elle a pu constater que la plupart de
un salarié qui fait des pauses ». Et cela
marche : Nap & Up compte désor­
ses collègues ignorent toujours où
elle se situe dans le bâtiment.
mais 400 clients. Pas seulement dans
les tours de la Défense, mais aussi FIN

22 |
A Labrea, fin de route
pour la grande forêt
AU CŒUR DE L’AMAZONIE  —  6/6  —
Le voyage de nos reporters
s’achève dans cette ville
où la Transamazonienne
arrive à son terme au bord
du rio Purus. Sur l’autre
rive, la forêt est désormais
la proie des trafics
Des habitants de Labrea (Brésil) font un barbecue, le 9 juin, devant un panneau d’affichage où il est écrit : « BR 230, ici se termine la Transamazonienne. » TOMMASO PROTTI POUR « LE MONDE »
labrea (brésil) ­ envoyé spécial
I
l a fallu faire un écart. Sortir de la
Transamazonienne. Bifurquer vers
le nord et emprunter sur 70 kilomè­
tres une nouvelle route, la BR 319,
plus accidentée encore, où notre
4 x 4 progresse avec difficulté. Le jeu
en vaut la chandelle. La veille, un
contact, dont nous tairons le nom pour des
raisons de sécurité, nous a proposé de nous
emmener sur la « ligne de front ». « Vous vou­
lez voir des arbres tomber ? Eh bien je vais
vous en montrer ! », a­t­il promis, fanfaron.
Rendez­vous a été pris, à 8 heures du matin.
Près d’une baraque de bois, un petit chemin
de terre s’enfonce dans la jungle. Au loin
perce le bruit des tronçonneuses.
Cette forêt se mérite. Elle n’aime pas les in­
trus. Pour y pénétrer, il faut traverser des ma­
récages boueux, de l’eau jusqu’aux genoux,
escalader d’énormes tas de bois, traverser
des buissons épineux. Les branches griffent
le visage, les échardes s’enfoncent à travers le
cuir des chaussures. Reptiles, sangsues, ta­
rentules, scorpions, grenouilles venimeuses,
panthères tachetées… le danger peut venir
du sol mais aussi des airs : certains serpents,
tel le boa émeraude (deux mètres de long), se
jettent parfois sur leur proie en se laissant
tomber depuis les branches.
« C’est bien les gars ! Ça vous fait faire du
sport ! », s’amuse notre guide qui, au bout de
quarante­cinq minutes, s’arrête tout net
face à un mur de feuillages. « Je crois que je
me suis perdu… » Le vacarme des tronçon­
neuses a beau se faire de plus en plus pro­
che, impossible d’aller plus loin. Mieux vaut
rebrousser chemin. Revenus au point de dé­
part, épuisés, nous voici dégoulinants de
sueur, le visage rougi et les pieds sanguino­
lents. Le découragement guette. On se pré­
pare à repartir bredouille. Quand, soudain,
surgit un être miraculeux : un jeune métis
en casquette et tee­shirt rose, machette à la
main ! « Mon beau­frère ! », lance notre
guide. Lui sait où sévissent les bûcherons.
En moins de dix minutes, nous sommes à
leurs côtés, cinq hommes casqués de blanc,
couverts de sciure et d’échardes. « Vous
n’êtes pas de la police hein ? », nous de­
mande l’un d’eux, sur le ton de la plaisante­
rie. Dans le chaos de la jungle, les postes
sont strictement répartis. Les motosserris­
tas (« tronçonneurs ») abattent les arbres,
assistés par un cuisinier à la popote et un
meloso (« graisseux »), chargé de l’approvi­
sionnement en essence. Tout le reste se fait
à l’aide de petites tronçonneuses orange,
graissées avec minutie. Sur l’une d’elles,
une inscription : « Dieu est fidèle. »
Nous arrivons au « bon » moment. L’un
des motosserristas a déjà effectué des en­
tailles sur quelques dizaines de troncs alen­
tour. Ce bout de jungle est prêt à céder : il
suffit que s’effondre sur lui un arbre plus
gros, et l’affaire sera entendue. Ici, un
sucupira preto de trente mètres de haut. En
trois coups de tronçonneuse, ce géant s’ef­
fondre dans un fracas digne d’un immeu­
ble, emportant toute la végétation voisine.
Quelques secondes plus tôt, nous étions
dans la forêt dense. Nous voilà désormais
au milieu d’une clairière.
Vite, les tronçonneurs se remettent au tra­
vail. Il y a du pain sur la planche et l’aire à
« ouvrir » fait plusieurs dizaines d’hectares.
Gare, cependant, à aller trop vite en besogne.
La forêt se défend. En chutant, il n’est pas rare
que l’un de ces arbres géants tue quelques­
uns de ses agresseurs : dernière vengeance
désespérée de la nature, dans un combat au
corps­à­corps qu’elle sait perdu d’avance.
C’est ainsi : chaque seconde, une vingtaine
d’arbres sont rasés en Amazonie. Soit 1 200
par minute. 72 000 par heure. 1,7 million par
jour. Plus de 600 millions par an.
De retour à notre voiture – après avoir
manqué d’être mordus par un très gros ser­
pent gris –, vient le moment de souffler et de
faire le point. Car nous ne sommes pas sur
n’importe quelle route. Coupant la
GUYANA
VENEZUELA
SURINAME GUYANE
(FR.)
COLOMBIE
AMAZONAS BRÉSIL
Am Manaus
Benjamin a o ne
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PÉROU a azonienn
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31
Realidade
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Labrea
Humaita
us
ur
Porto
P
Territoire de Velho
Vale do Javari
BOLIVIE
Transamazonienne à angle droit, la BR 319
relie, sur un axe nord­sud de 885 kilomètres,
deux des principales villes d’Amazonie,
Manaus et Porto Velho, respectivement
2,1 millions et 500 000 habitants. Inaugurée
en grande pompe par le régime militaire
en 1976, elle n’a longtemps été qu’un layon
boueux, impraticable en saison des pluies.
« Sur la BR 319, on sait quand on part, pas
quand on arrive », dit­on.
Mais les choses changent. La route est le
siège d’une intense activité. Au cours de la
seule année 2021, 20 000 hectares de jungle
ont été rasés par les tronçonneurs le long de
cet axe, contre à peine 200 il y a huit ans. Les
nouveaux habitants de la région ont percé
4 000 kilomètres de ramais, ces petites pis­
« AVEC L’ASPHALTE  tes donnant accès aux zones déboisées. Jus­
qu’à 300 000 kilomètres carrés de forêt,
DE BOLSONARO,  l’équivalent de l’Italie, seraient désormais
MAIS AUSSI  menacés dans la région. Entre­temps, la
BR 319 a gagné un surnom peu flatteur : ce­
L’ARRIVÉE DU SOJA,  lui de « nouvelle Transamazonienne », sy­
LE TERRAIN  nonyme de dévastation.
VA PRENDRE  DUELS SANS MERCI
DE LA VALEUR ! » La base avancée de cette offensive destruc­
trice se nomme Realidade, sixième étape de
Paulinho
notre voyage. A première vue, rien de très en­
propriétaire illégal de terres 
gageant : une poignée de bâtiments poussié­
près de la route BR 319
reux, à une centaine de kilomètres de la ville
la plus proche, Humaita. Mais la mal nom­
mée « Réalité » incarne aujourd’hui les rêves
les plus fous des habitants de la forêt. La loca­
lité, peuplée de quelques centaines d’habi­
tants il y a dix ans, en compterait désormais
entre 5 000 et 10 000. Pas une semaine ne
passe sans que débarquent des familles de
migrants, venus de tout le Brésil, impatients
d’« ouvrir » leur terre et de vivre le rêve ama­
zonien. Ici, même le funérarium est opti­
Océan
miste : il s’appelle Nova Vida, « Nouvelle vie ».
Atlantique
Depuis sa grande maison, au bord de la
BR 319, Joelinton da Silva assiste au défilé
Belem des arrivants. A 54 ans, ce gaillard au crâne
dégarni et au visage marqué est un sacré
Altamira personnage. Chef d’une exploitation fores­
tière, il vit en compagnie de son frère dé­
sam
e
pressif, de sa jeune épouse de 24 ans (« les
vieux chevaux aiment l’herbe tendre ! », plai­
sante­t­il), et d’un très affectueux rottweiler
de 50 kilos baptisé Batman. Notre homme
ne boit que du jus de raisin, un breuvage
« bon pour la circulation » : un tas de plu­
sieurs centaines de bouteilles de verre re­
500 km
pose à l’arrière du bâtiment.
0123
DIMANCHE 28 ­ LUNDI 29 AOÛT 2022
Joelinton est l’un des plus anciens habi­
tants de Realidade et un partisan enthou­
siaste de son expansion. « Venir ici peut vous
paraître une folie. Mais c’est le meilleur inves­
tissement de la planète ! », assure­t­il. Le pré­
sident Jair Bolsonaro, son héros (« le seul qui
se bat pour le développement de l’Amazo­
nie »), s’est en effet engagé à asphalter l’en­
semble de la BR 319. Des dizaines de kilomè­
tres sont déjà en travaux. « A terme, cette
route peut être prolongée vers le nord et relier
l’Amazonie directement aux Etats­Unis ! »,
prédit le rêveur de « Réalité ».
Joelinton veut tout montrer, tout expli­
quer. Il tient à nous présenter les nouveaux
colons des environs. Ni une ni deux, le voilà
qui file en direction de l’un des ramais de
Realidade. L’entreprise est complexe, une
aventure à elle seule. Sur ces chemins de
terre, le risque de s’embourber est cons­
tant. Mais surtout, il y a l’hostilité des habi­
tants : la région n’aime guère les fouineurs,
la police elle­même évite de s’y attarder.
Des journalistes ont déjà été reçus à coups
de fusil. Les conflits de terre se règlent bien
souvent en duels sans merci.
Après deux kilomètres à patiner dans la
boue en cette fin d’après­midi, notre 4 × 4
tombe sur une bicoque de bois, du genre
maison de pionnier, cernée de pâturages.
Sous le porche, deux voisins, Paulinho et
Ramos, papotent. Ce sont deux générations
de colons, deux gueules d’Amazoniens. Le
premier, 64 ans, traits indigènes et torse nu,
a débarqué sur la BR 319 il y a deux décen­
nies. Le second, 36 ans, blanc de peau, a des
airs de jeune urbain branché, à la barbe déjà
poivre et sel. Il porte un short de bain et une
casquette noire. Sur celle­ci, un mot : « foi ».
Car c’est bien une Terre promise que ces
deux­là sont venus chercher dans ce coin
perdu. La promesse d’un futur et d’un peu
de dignité, dans un Brésil si inégalitaire. Sur
la BR 319, le sol d’Amazonie se négocie
autour de 700 euros par hectare déboisé et
prêt à l’emploi à proximité de la route. Tout
au bout des ramais, au plus profond de la fo­
rêt dense, les prix peuvent chuter jusqu’à
200, 100, voire (dit­on) 20 euros. Une
broutille. « Pour un hectare de terre acheté
ailleurs, tu en acquiers trois ou quatre ici ! »,
conclut Ramos.
Tout cela se fait dans l’illégalité la plus
totale. Ni Paulinho ni Ramos ne possèdent
le moindre titre de propriété. Au mieux,
un vague cadastre rural, obtenu par pot­de­
0123
DIMANCHE 28 ­ LUNDI 29 AOÛT 2022
En haut à gauche, une coupe illégale dans une forêt le long de la BR 319, près de Realidade, le 8 juin. En dessous, le siège local abandonné de la police environnementale, à Humaita, le 6 juin.
En haut à droite, des silos de soja, à Humaita, le 7 juin. En dessous, deux indigènes paumari quittent le port de Labrea pour retourner dans leur village, le 9 juin. TOMMASO PROTTI POUR « LE MONDE »
vin grâce à l’entremise d’un grileiro, ce
personnage­clé de la destruction, chargé de
la vente frauduleuse les lopins de terre à
déforester. L’expression date du temps où
celui­ci enfermait des documents dans
une boîte remplie de grillons. Les coups de
pattes de ces insectes donnaient au pa­
pier un aspect vieilli qui permettait de
forger des faux.
Les deux colons croient en leur bonne
étoile. « Avec l’asphalte de Bolsonaro, mais
aussi l’arrivée du soja, le terrain va prendre
de la valeur ! », insiste Paulinho. Car le grain
frappe à la porte. Il remonte par le sud,
venu de l’Etat voisin du Mato Grosso. Le
Brésil est devenu le leader mondial de ce
marché en pleine expansion. En 2021, le
pays a connu la meilleure récolte de son
histoire, 139 millions de tonnes de légumi­
neuses produites et 50 milliards d’euros de
revenus d’exportation empochés. Le tout
grâce à un triptyque éprouvé : déforesta­
tion­pesticides­monoculture.
DEUX CENTS KILOMÈTRES DE GADOUE
A Humaita, sur les bords du rio Madeira, de
premiers silos à grain ont fait leur appari­
tion. Parmi les principaux producteurs de
soja, les sojeiros, on trouve les Catuzzo
Marmentini, un clan d’origine italienne
qui commença à planter du soja dans la ré­
gion dès les années 1990. « A l’époque, les
gens nous prenaient pour des fous ! », rit en­
core Alexandre José, 43 ans, l’héritier aux
yeux bleus et aux mains tremblantes. Ce
grand anxieux nous reçoit dans la vaste
maison de famille, en compagnie de sa
mère, la matriarche Zulmira Lourdes,
84 ans. Une catholique dévote : sur la table
du salon ornée de dentelle blanche, trô­
nent un Jésus et une cène en bois.
Mère et fils n’ont pas de mots assez doux
pour vanter les bienfaits du « dieu » soja. A
les entendre, ce business mécanisé, « qui
donne du travail bien rémunéré à des
ouvriers qualifiés », pourrait « sortir l’Ama­
zonie de la misère ! », et surtout « ne nuirait
en rien à la nature ». Alexandre José jure,
main sur le cœur, avoir planté ses 800 hec­
tares de soja sur « des terrains occupés par
des buissons et non par la jungle ». Pour le
futur, il est optimiste, souhaite doubler sa
productivité et attend avec impatience
l’aménagement complet de la BR 319 et de la
Transamazonienne : « On va gagner du
temps et le temps, c’est de l’argent ! »
Le discours est rodé, carré. Qu’importe si
en Amazonie 75 % de la déforestation se
concentre autour des axes routiers asphal­
tés, tant pis si plus aucune jungle ne pousse
sur la terre travaillée par les sojeiros, vouée
à la monoculture et bourrée de produits
toxiques. Les Catuzzo Marmentini évitent
aussi de s’attarder sur la violence, omnipré­
sente dans ces zones de non­droit. En 2017,
le siège local de la police environnemen­
tale, l’Ibama, a été incendié à Humaita.
Les bâtiments en ruine pourrissent
aujourd’hui en silence, envahis par les her­
bes folles. De leur côté, les employés ont
pris la fuite et déserté le secteur.
L’Amazonie livrée à ses bourreaux. Nous
aurions pu conclure ce récit par cette terri­
fiante image. Mais notre périple le long la
très longue Transamazonienne n’est pas en­
core tout à fait terminé. Il nous reste un der­
nier tronçon à parcourir : celui reliant
Humaita à la ville de Labrea (47 000 habi­
tants). L’un des plus rudes. Deux cents kilo­
mètres de gadoue parcourus en quatre heu­
res très pénibles. Dans notre pick­up cou­
vert de poussière, l’exaspération et l’épuise­
ment se font sentir. Mais aussi, à bien y
réfléchir, une forme de mélancolie…
On jette un coup d’œil au compteur :
4 300 kilomètres. A peu de chose près, un
Lisbonne­Moscou. La traversée d’un conti­
nent… Quand soudain, à l’arrivée dans le
centre­ville de Labrea, atteignant la rive du
rio Purus, voilà que la route s’arrête tout
net. Pas de pont, pas de bac. Sur la rive d’en
face, l’horizon est dessiné par la majes­
tueuse canopée tropicale. Face au fleuve
trône un grand panneau bleu frappé de let­
tres blanches : « ROUTE BR 230. ICI SE TER­
MINE LA TRANSAMAZONIENNE. »
C’est donc là que s’achève le voyage. Les
militaires de la dictature, en manque d’ar­
gent et de volonté, ont brutalement inter­
rompu à Labrea, en 1974, la construction de
leur grand œuvre, à près de 1 000 kilomètres
du but : la cité de Benjamin­Constant, à la
frontière péruvienne. L’axe « interaméri­
cain », qui devait relier Atlantique et Pacifi­
que, parachever le destin national, se ter­
mine en cul­de­sac. Sacrée ironie de l’his­
toire. Les Brésiliens en ont fait une blague :
« La Transamazonienne ? C’est la route qui
relie rien du tout à nulle part ! »
Ce « nulle part » n’est pas dénué de
charme. Labrea, avec sa petite église au clo­
cher métallique et son énorme statue de la
Vierge Marie, abrite l’un des lieux les plus
étonnants d’Amazonie : un quartier de mai­
sons de bois sur pilotis, planté à même le rio
Purus, juste derrière le panneau annonçant
la fin de la Transamazonienne. Les ruelles,
échafaudages de planchettes humides, pla­
nent à cinq mètres au­dessus du sol. Il y
passe des enfants jouant à chat, des motos
et des jeunes gens joyeux, reniflant du rapé,
poudre brune et stimulante à base de tabac
et d’écorces, préparée par les indigènes.
Ces derniers sont majoritaires dans ce
quartier de Labrea, une commune dont le
territoire, couvert de jungle, est aussi vaste
que l’Irlande. La région, connue pour abri­
ter une vingtaine d’aires protégées, fait of­
« LES JEUNES  fice de porte d’entrée vers les zones les
TROUVENT NOTRE  mieux préservées de l’Amazonie : des mil­
liers de kilomètres de canopée inexplorés
LANGUE MOCHE,  où vivent les derniers peuples isolés de la
INUTILE. ILS NE  planète, soit quelques centaines d’indigè­
nes. Un nouveau groupe y a été découvert
PARLENT PLUS QUE  pas plus tard que cette année…
LE PORTUGAIS »
CAPITALE DE LA DÉVASTATION
Maria
Mais à Labrea, le calme n’est qu’apparent.
indigène paumari
Ces dernières années n’ont apporté que des
mauvaises nouvelles. En juin, un journaliste
britannique, Dom Phillips, et l’indigéniste
brésilien Bruno Araujo Pereira ont été assas­
sinés dans la région isolée du Vale do Javari,
tout près de cette cité, Benjamin­Constant,
où devait justement s’achever la Transama­
zonienne. Les deux hommes enquêtaient
sur la pêche illégale dans cette région domi­
née par le trafic de drogue. Dans les maisons
sur pilotis de Labrea, on craint la réélection
de Jair Bolsonaro lors du scrutin du 2 octo­
bre. Le président aurait des visées mortifè­
res. Certains le soupçonnent de vouloir
achever la Transamazonienne… Incités par
le pouvoir d’extrême droite, pêcheurs et
chasseurs illégaux, pilleurs de bois, fer­
miers, orpailleurs et missionnaires évangé­
liques ont déferlé dans la région, jusque
dans les forêts les plus reculées. Labrea,
longtemps préservée, est devenue l’une des
capitales amazoniennes de la dévastation.
En une décennie, le taux annuel de défores­
tation y a été multiplié par treize.
Et nous qui espérions trouver un peu de
réconfort après un voyage si souvent anxio­
gène… C’est raté. Un peu déboussolés, on
emprunte une échelle de bois pour descen­
dre du quartier « pilotis » et rejoindre le
port de Labrea : une plage de boue constel­
| 23
lée de poubelles. Il y a là une poignée de
commerces flottants, accessibles en sau­
tant de radeaux en troncs d’arbres… Des in­
digènes en partance vers la forêt campent
sur les lieux. Derrière la station d’essence,
assis par terre contre une modeste épicerie,
nous croisons Carlos et Maria.
Ce sont deux septuagénaires, aux visages
cuivrés et aux yeux rougis, issus de l’ethnie
paumari, ces « nomades du Purus »,
toujours en bateau. En ville, le couple est
venu toucher sa maigre retraite et fait quel­
ques achats d’essence, de gaz, de sucre et
d’huile. Accompagnés de leur fille et de son
bébé de 6 mois, ils attendent désormais
leur neveu, le pilote qui doit les ramener à
leur village. Il y en a pour dix à quinze heu­
res de navigation. Mais le soleil est déjà
haut… Ce soir, la famille entière dormira sur
le Purus, à même le canoé.
Leur village, Carlos et Maria le reconnais­
sent de moins en moins. Influencées par
les Blancs, les nouvelles générations
pêchent au filet plutôt qu’à l’arc, prati­
quent la religion évangélique et non plus le
chamanisme. Surtout, leur langue dispa­
raît. Issue du petit tronc linguistique arawa,
elle est pourtant si belle, si riche. Il n’y
existe aucun mot pour dire « argent » mais
des dizaines pour décrire la moindre
nuance des rios, des nuages et des étoiles.
Maria tient à nous enseigner quelques
mots. Une lune montante, se dit « masiko
abono­ra nahihavifiavini ». Un ciel rouge,
« nama anadaradaraonahani ». « Mais les
jeunes trouvent notre langue moche, inutile.
Ils ne parlent plus que portugais », regrette
la vieille dame. Tout ça la rend très triste.
Les arbres et les mots, nature et culture
meurent ensemble en Amazonie… L’heure
du départ a sonné et le neveu pilote arrive.
La famille prend place sur le pec pec, ce petit
canoé au moteur pétaradant. On ouvre un
parapluie noir pour abriter le bébé du soleil.
Après quelques efforts, le bateau parvient à
s’extraire du port. Mais avant de s’envoler
sur le Purus, Maria tient à nous dire adieu.
Elle se retourne, fait un geste de la main et
lance : « Hari harin ! » En paumari : « Au re­
voir, à vous qui restez ! » S’en iraient­ils pour
toujours, ces deux indigènes avec leur Ama­
zonie perdue ? Un virage sur le rio et les voilà
déjà disparus. p
bruno meyerfeld
FIN

24 |
UNE PERSONNALITÉ, 
UN OBJET
LOÏC LUSNIA
Le scooter
de François
Hollande
S
ur la route qui le menait vers
l’élection présidentielle de 2012,
François Hollande cheminait
à scooter. Tranquille, il doublait
tout le monde. Le leader socialiste
remplissait son agenda en pilotant en sou-
plesse son Piaggio MP3, une machine ap-
préciée des urbains trop pressés pour s’en
remettre aux transports en commun et suf-
fisamment modernes pour récuser le taxi
ou la voiture individuelle. Avec ses trois
roues, ce modèle est très stable, mais il
n’est pas fait pour ceux qui cherchent à
slalomer dans le trafic. Un scooter réfor-
miste, social-démocrate, en quelque sorte.
La monture idéale pour un futur « président
normal », loin de l’image de DSK
descendant d’une Porsche Panamera.
Lors de la primaire socialiste, l’appari-
tion casquée de François Hollande en
« une » du Parisien-Aujourd’hui en France
avait fait jaser. Son rival Vincent Peillon
avait jugé cette image plus évocatrice
d’« un livreur de pizzas » que d’une icône
présidentielle. Une fois intronisé candi-
dat, le héraut du Parti socialiste (PS)
s’était cabré contre cet ostracisme : « Ce
mode de déplacement serait-il infamant ?
Serait-il tellement ordinaire qu’il déconsi-
dérerait celui qui l’utilise ? » Et, dans un cri
du cœur, il ajoutait, à propos de son
trois-roues : « Je le prends moins mainte-
nant, pour des raisons de sécurité, mais ça
me coûte. Franchement, ça me coûte… »
Le sacrifice ne fut pas vain. La primaire
lui sourit ; la présidentielle aussi.
Vaudeville élyséen
Pour François Hollande, saisir un guidon
n’a jamais été une posture. Lorsqu’il diri-
geait le PS, le premier secrétaire appré-
ciait de pouvoir enchaîner les déplace-
ments parisiens en usant d’un moyen de
transport plus rapide et plus agréable
que les quatre-roues. Plus discret, aussi,
lorsque l’on ne souhaite pas étaler son
emploi du temps au grand jour.
Un beau matin de janvier 2014, le scoo-
ter a rattrapé le président. Le magazine
Closer publie des photos le montrant sur
le point de prendre place comme passa-
ger sur un MP3 piloté par un garde du
corps. Direction un immeuble de la rue du
Cirque, d’où sortira, quelques instants
plus tard, Julie Gayet. On connaît la suite :
vaudeville élyséen et rupture expéditive
avec sa compagne, Valérie Trierweiler, qui
publiera, en septembre, son Merci pour ce
moment (Les Arènes), écrit au vitriol.
A partir de ce moment, le scooter
hollandais n’est plus l’instrument de
mobilité préféré du président à la bonne
franquette, mais le véhicule sournois
des infidélités d’un chef de l’Etat volage.
Un boulet à traîner, ou plutôt à pousser,
comme une bécane en panne sèche.
On reprochera même à « l’homme au cas-
que » d’avoir été surpris à l’arrière d’un
Piaggio et non d’un Peugeot Metropolis,
le trois-roues made in France. Personna-
lité résiliente, François Hollande n’a rien
abdiqué. En avril 2018, à des étudiants de
Cergy-Pontoise qui lui demandaient s’il
était plutôt « Uber ou scooter », il répondit
sans hésiter : « Scooter, bien sûr ! » p
jean­michel normand
FIN
Jean-Luc Brunel, l’agent de top-
modèles pris dans l’affaire Epstein
De gauche à droite : Ghislaine
Maxwell, Jeffrey Epstein
et Jean­Luc Brunel, à bord
du jet privé du milliardaire
américain (date inconnue).
ZUMA/STARFACE
I
ls étaient amis, soupçonnés
d’être liés à un réseau de prostitu­
tion international, avec la mode
pour terrain d’emprise, et tous
deux seront retrouvés morts
pendus dans leur cellule, vraisembla­
blement par suicide : le milliardaire
Jeffrey Epstein, en juillet 2019, au Me­
tropolitan Correctional Center de Man­
hattan, à New York, et le Français Jean­
Luc Brunel, à la prison de la Santé, à Pa­
ris, en février 2022. Ce dernier, agent de
mannequins, en vue dans les années
1980­1990, aurait joué les rabatteurs
pour l’Américain.
Dans le Paris des années 1980, aucune
ombre ne plane sur Jean­Luc Brunel.
L’enfant du 16e arrondissement, tou­
jours chaussé de mocassins à glands,
est devenu un playboy. Il sort accompa­
gné de jeunes et jolies filles, chez Ré­
gine, chez Castel ou aux Bains Douches,
enchaîne les voyages en classe affaires,
conduit une Ferrari bleue rutilante et
habite un somptueux appartement de
l’avenue Hoche (Paris 8e), temple de ses
after­parties, où il héberge souvent des
filles, mannequins débutantes fraîche­
ment débarquées à Paris. Certes il est
connu pour « voler » les plus beaux ta­
lents de ses concurrents, ce qui est mal
vu, et sa réputation de fêtard cocaïné le
précède, mais, quand il se rase le matin,
il est satisfait du chemin parcouru.
Sa carrière démarre dans les années
1970, lorsqu’il repère des mannequins
en herbe pour Claude François, qui
aime la compagnie de très jeunes filles
– Brunel les recrute pour le compte de
l’agence Girls Models, créée par le chan­
teur en 1974. Il fait ensuite ses armes
chez Paris Planning, qui a le vent en
poupe, où il est mis en concurrence
avec un autre futur agent star : Gérald
Marie. Brunel perd la partie.
Qu’à cela ne tienne, il s’offre une pa­
renthèse enchantée : direction Ibiza,
dans les Baléares, où il ouvre, près du
port, le Mono Desnudo (« singe nu »),
un bar qui devient le repaire d’une
clientèle branchée. Un employé saison­
nier raconte : « Les filles étaient très peu
vêtues. Le sexe occupait une place très
importante sur l’île et forcément aussi au
Mono Desnudo. Jean­Luc Brunel était un
playboy, une locomotive. Il avait des frin­
gues super de la boutique Paula’s Ibiza et
s’affichait avec les plus belles filles.
L’après­midi, il était invité sur les bateaux
des plus riches. C’était la jet­set. »
En 1978, le métier le rappelle. A 32 ans,
il prend les manettes de Karin Models,
une agence créée par la Suédoise Karin
LUXE, MODE ET TRAGÉDIE  —  6/6  —  Huisman et d’autres plaignantes, cons­
En février, moins de deux ans après son ami
américain, l’ancien playboy parisien est retrouvé
pendu dans sa cellule de prison. Tous deux
étaient soupçonnés de trafic sexuel de mineurs
Mossberg, et déniche de futures stars,
telles Estelle Lefébure, Monica Bellucci
ou Christy Turlington. Brunel tutoie
les sommets, au point de faire de la
concurrence au géant Elite. Marié à la
top suédoise Helen Hogberg, il divorce
en 1979 et épouse l’Américaine Roberta
Chirko, en 1988 – il a 42 ans, elle 20.
Sexe, argent, pouvoir, filles, voitures de
luxe, tels sont les marqueurs de réus­
site de la décennie écoulée pour ce fai­
seur de carrières, qui semble ignorer
qu’il est dans l’œil du cyclone.
« Marché aux bestiaux »
Le vernis se craquelle fin 1988, quand la
chaîne américaine CBS diffuse Ameri­
can Girls in Paris, un documentaire où
des tops, originaires des Etats­Unis et
travaillant pour des agences parisien­
nes, détaillent les agressions dont elles
ont été victimes. Brunel y est décrit
comme un entremetteur pour de ri­
ches amis. Certaines jeunes femmes
qualifient ses dîners de « marché aux
bestiaux où vous n’êtes là que parce que
quelqu’un veut vous emmener chez lui et
coucher », d’autres l’accusent de viol
– anonymement, filmées à contre­jour.
Mais ces premières accusations de
crime sexuel retombent comme un
soufflé. Ce qui aurait pu être une bombe
médiatique, un #metoo de la mode
avant l’heure, ne semble pas intéresser.
L’époque ne le veut pas. Personne ne
porte plainte contre l’agent, qui, s’il se
fait plus discret, continue d’exercer en
France, puis aux Etats­Unis.
C’est en Amérique qu’il a fait la con­
naissance de Jeffrey Epstein, par l’entre­
mise de Ghislaine Maxwell, femme
d’affaires et d’influence, fille du ma­
gnat de la presse britannique Robert
Maxwell (1923­1991), qui a été condam­
née à vingt ans de prison pour trafic de
mineurs en juin dernier, à New York. La
complicité entre le milliardaire et le dé­
couvreur de tops est telle qu’en 2005 le
premier prête 1 million de dollars au se­
cond pour lancer sa nouvelle agence,
MC2 Model Management, à Miami.
Les initiales « J.­L. B. » apparaissent une
quarantaine de fois dans le registre de
vols du jet privé d’Epstein, surnommé
le « Lolita Express » par la presse.
Dans le sillage du mouvement #me­
too, lancé en 2017, le vent tourne. La pa­
role des femmes se libère et avec elle les
accusations contre Jean­Luc Brunel.
Aux Etats­Unis, elles viennent d’abord
de Virginia Giuffre, une des victimes de
Jeffrey Epstein, qui a fait éclore le scan­
dale et affirme, dans des pièces du dos­
sier rendues publiques en 2019, que
Brunel l’a forcée, à plusieurs reprises, à
avoir des relations sexuelles avec lui.
Elle le désigne également comme un
pourvoyeur de jeunes filles (mineures)
pour Epstein et son réseau tentaculaire.
Sur le sol français cette fois, Thysia
Huisman est la première à le mettre en
cause, en 2019, pour des faits remon­
tant à 1991, alors qu’elle avait 18 ans :
« La scène s’est passée chez lui. Il m’a
donné un cocktail et, après l’avoir bu, je
me suis sentie très bizarre. Je me sou­
viens que c’était flou. Il m’a poussée sur
son lit et m’a arraché mes vêtements.
Le lendemain, je me suis réveillée à
moitié nue dans son lit, avec des bleus
sur les jambes et son kimono sur le dos.
Quand j’ai réalisé ce qui s’était passé, je
me suis sentie sale et honteuse », raconte
au Monde l’ancienne top néerlandaise,
48 ans aujourd’hui. L’avocate Anne­
LES PREMIÈRES  kerman, met en avant la présomption
ACCUSATIONS  d’innocence, la prescription des faits
DE CRIME SEXUEL,  mise en examen de son client. p
EN 1988,  astrid faguer
RETOMBENT COMME 
UN SOUFFLÉ.  FIN
PERSONNE  de Gucci à Calvin Klein »,
NE PORTE PLAINTE
0123
DIMANCHE 28 ­ LUNDI 29 AOÛT 2022
Claire Le Jeune, qui représente Thysia
tate un même mode opératoire : « Un
trou noir à la suite d’un cocktail offert
par Jean­Luc Brunel, puis un viol. »
En décembre 2020, l’agent déchu est
mis en examen pour « viol sur mineur
de plus de 15 ans » et « harcèlement
sexuel ». Incarcéré, il est placé sous le
statut intermédiaire de témoin assisté
pour « traite des êtres humains aggra­
vée au préjudice de victimes mineures
aux fins d’exploitation sexuelle ».
Une confrontation avec deux plai­
gnantes, pour des faits non prescrits,
aurait dû avoir lieu le 11 mars 2022.
Mais, à 76 ans, Jean­Luc Brunel, placé
en détention provisoire dans le quar­
tier VIP de la prison de la Santé, est re­
trouvé pendu dans sa cellule trois se­
maines plus tôt. Un suicide, s’accor­
dent à dire les avocats liés au dossier,
qui se divisent quant aux motivations.
« Son état psychologique s’est dégradé
quand il a constaté qu’il était présumé
coupable et que la sentence médiatico­
judiciaire était déjà tombée », affir­
ment ses conseils Marianne Abgrall et
Mathias Chichportich. Me Le Jeune, au
contraire, décrit un homme acculé :
« Ça paraît limpide quand on voit que
des accusations datant de 1980, 1990,
2000, et même une de 2016, sont por­
tées par des femmes qui ne se connais­
sent absolument pas, ont le même pro­
fil et disent toutes la même chose. »
Sa mort entraîne l’extinction de l’ac­
tion publique, du moins tant qu’aucun
coauteur ou complice ne vient grossir
les rangs d’accusés devenus les symbo­
les des dérives d’une époque. Dérives
accentuées par l’emprise et les relations
de pouvoir totalement disproportion­
nées régnant dans la fabrique à stars du
show­business. En 2020, Gérald Marie,
l’éternel rival de Brunel, devenu patron
d’Elite Europe en 1986, à 36 ans, est ac­
cusé de viol et d’agression sexuelle par
des anciennes gloires des podiums
– seize en tout. Son avocate, Céline Be­
présumés et, à ce stade, l’absence de
et maud gabrielson
A paraître : « Meurtres haute couture,
d’Astrid Faguer et Maud Gabrielson,
Séguier, 250 p., 21,90 €.
En librairie le 6 octobre.
0123
DIMANCHE 28 ­ LUNDI 29 AOÛT 2022 | 25

La Vietnamienne Kim
Phuc pose devant sa
célèbre photo, à Milan,
le 5 mai. DANIEL DAL ZENNARO/EPA

milan (italie) ­ envoyée spéciale

C
omme elle l’a détestée, cette
photo ! Et comme elle en a voulu
au photographe de l’avoir saisie,
le 8 juin 1972, dans ce moment
de souffrance et de vulnérabilité
absolues, cet instant où, petite fille de 9 ans
prise dans la guerre du Vietnam, elle fuit un
bombardement de napalm, nue puisque
ses vêtements ont été réduits en cendres, le
dos, les jambes, les bras ravagés par un feu à
près de 3 000 0C ! Comment était­ce possi­
ble, se disait­elle, que des journaux du
monde entier aient osé publier l’image
d’une enfant hurlant de douleur et d’effroi,
risquant de mourir brûlée vive ? Et pour­
quoi, parmi des milliers de clichés illus­
trant la guerre, les livres d’histoire avaient­
ils retenu cette photo­là, qui la figeait pour
toujours en victime ? Longtemps, très long­
temps, Kim Phuc a éprouvé de la colère, de
l’amertume, et même, « oui, tu peux l’écrire,
du désespoir ».
« J’ai voulu mourir à cause de cette photo »,
nous confie­t­elle, cinquante ans après ce
bombardement, assise devant le cliché ico­
nique exposé à Milan, dans le cadre d’une
exposition consacrée à son auteur, le photo­
graphe Nick Ut, qui n’avait que 21 ans
en 1972. « Je ne supportais plus d’être “la pe­
tite fille au napalm”. Elle me volait ma vie, elle

« Je parlerais d’amour
m’enfermait dans le drame, je n’étais plus que
cela : “la victime idéale”, instrumentalisée
par le gouvernement communiste de Hanoï
pour servir sa propagande. Cette photo fut
longtemps ma prison… »

C’est en rentrant dans son village de Trang
Bang, après quatorze mois d’hospitalisation
à Saïgon, seize greffes de peau et des soins
qui l’avaient fait souvent s’évanouir de dou­
leur, que Kim Phuc l’a vue pour la première
fois. Le photographe, qui avait été récom­
pensé d’un prix Pulitzer, en avait offert un
tirage à son père, et la petite l’examina
d’abord avec embarras, puis avec horreur.
Ensuite, elle l’oublia. Elle avait bien d’autres
problèmes.
Sa famille, autrefois prospère, avait tout
perdu au cours de la guerre. Ses parents dé­
ployaient mille astuces pour faire vivre
leurs huit enfants, mais n’avaient guère
d’argent pour acheter des antidouleurs ou
les crèmes qui auraient pu soulager la petite
fille. Et Kim souffrait le martyre. Elle bou­
geait avec difficulté ; ses mains, déformées,
avaient du mal à saisir un objet, ses douleurs
étaient lancinantes. Le seul moyen de trou­
ver un répit était de marteler sa chair pour
stimuler la circulation sanguine, elle de­
mandait à ses frères et sœurs de la frapper
de leurs deux mains.
ELLE VOULAIT SOIGNER À SON TOUR
Toute la famille était d’ailleurs mise à con­
tribution pour l’aider à faire des exercices
pouvant lui redonner force et souplesse :
faire pivoter sa tête tout en maintenant son
torse immobile, faire travailler ses doigts
pour les empêcher de se recroqueviller. Cha­
cun veillait à l’empêcher de se gratter jus­
qu’au sang pour calmer ses démangeaisons,
courait acheter de la glace pour la poser sur
son dos ou sa nuque lorsqu’elle avait trop
chaud, car sa peau, incapable de transpirer,
était souvent bouillante. Mais ils se sen­
taient impuissants face à ses maux de tête
récurrents et aux accès de douleur qui lui
faisaient pousser des cris.
Elle avait honte de sa peau, cachait ses cica­
trices, voyait avec tristesse ses amies se dé­
tourner d’elle. Au moins s’accrochait­elle à
son rêve : devenir médecin. C’était une sa­
crée ambition pour une enfant d’origine
paysanne. Mais Kim devait la vie aux prati­
ciens de l’hôpital Cho Ray. A son tour, elle
voulait donc soigner. Alors elle se mit en
tête d’être la meilleure en classe, prit des
cours avec sa sœur institutrice pour rattra­
per les mois perdus, et étudia deux fois plus
que ses camarades. En 1981, le lycée terminé,
elle s’inscrivit en classe préparatoire pour
entrer en fac de médecine. C’est alors que la
photo est réapparue.
Un journaliste du magazine allemand
Stern n’ayant jamais oublié la petite fille au
napalm a écrit au gouvernement vietna­
mien pour avoir de ses nouvelles. Celui­ci a
aussitôt diligenté le ministère de l’informa­
tion : « Trouvez­la ! » Et quatre hommes ont
surgi un jour à l’école de Kim, se présentant
comme des fonctionnaires envoyés par le
gouvernement de Hanoï. « Es­tu Kim Phuc,
la fille de la photo ? » Elle a soulevé sa man­
et incarnerais le pardon »
La Vietnamienne Kim Phuc a souffert d’être réduite au statut de la « petite fille au napalm », une
photo emblématique de la guerre. Avant de trouver une forme de paix intérieure au Canada
che pour montrer son bras droit et le triom­
phe s’est lu dans leur regard : « Elle n’est pas
morte ! Ils vont être contents à Hanoï ! »
Cela faisait des mois qu’ils la recher­
chaient, remuant ciel et terre dans la pro­
vince de Tay Ninh, diffusant son nom par
haut­parleurs à travers les villages. Kim fut
amenée dans un hôtel de Ho Chi Minh­Ville
où étaient réunis un groupe de reporters,
photographes et cameramans. On la pressa
de questions : « Comment allez­vous ? »
« Que ressentez­vous ? » « Est­ce que vous dé­
testez les Américains pour ce qu’ils vous ont
fait ? » Elle répondit le plus sincèrement pos­
sible, précisant que les bombes responsa­
bles de ses blessures avaient été larguées par
des Sud­Vietnamiens et non par des Améri­
cains. Elle comprit rapidement que l’inter­
prète du gouvernement racontait une tout
autre histoire…
Les séances d’interviews avec la presse se
sont multipliées au cours de l’automne,
alors qu’elle commençait ses études de mé­
decine. Deux fois par semaine, des gardes
du corps venaient la chercher sur le campus
universitaire et l’emmenaient à Tay Ninh,
dans les bureaux du Comité du peuple, où
des journalistes occidentaux lui posaient
leurs questions. Après quoi, elle avait droit à
une séance de critiques : « Ne dis pas ça aux
étrangers ! Insiste sur ceci. Ne prononce pas
tel mot. » Elle protestait, suppliait qu’on la
laisse étudier, mais on lui répondait : « Tu es
trop importante maintenant. Ton gouverne­
ment a besoin de toi. » Et on menaçait d’arrê­
ter ses parents si elle montrait de la mau­
vaise volonté. Elle était piégée. « Mais pour­
quoi cette photo intéresse­t­elle tant de
monde ? », continuait­elle de se demander.
Harassée, dormant fréquemment sur le ca­
napé d’un bureau en attendant l’heure des
interviews, elle tentait vaillamment de rat­
traper ses absences à la fac. Jusqu’à ce que le
doyen lui annonce qu’elle était renvoyée.
C’est là qu’elle a pensé au suicide.
Et puis voilà qu’un jour, cachée dans une
bibliothèque, elle s’est plongée dans le Nou­
veau Testament. Le caodaïsme, un syncré­
tisme des plus vieilles religions qui conduit
à vénérer de nombreux guides spirituels,
était le culte suivi par sa famille. Mais ce
jour­là, elle découvrit le parcours de Jésus,
« ce messager de Dieu qui avait tant souf­
fert », avait été frappé, injurié, torturé, et
LIBERTÉ J’ÉCRIS TON NOM  —  6/6  —
portait lui aussi des cicatrices. Elle se dit que
lui seul pouvait l’aider à trouver un sens à
ses propres souffrances, et elle se convertit
au christianisme. Au moins se sentait­elle
aimée par ce Dieu de compassion.
En 1983, le dixième anniversaire des ac­
cords de Paris, qui avaient mis fin à la guerre,
a accru l’intérêt pour la petite fille au na­
palm. Les journalistes accoururent au Viet­
nam, Kim fut sans cesse sollicitée. En 1985,
on la contraignit à se rendre à Moscou, « invi­
tée d’honneur » du festival de la jeunesse or­
ganisé par le Komsomol et inauguré par
Gorbatchev. Elle s’est retrouvée dans la capi­
tale soviétique avec des délégués de plus de
100 pays, conviée à prendre la parole en pu­
blic, dans des écoles, des théâtres, puis trim­
ballée dans tout le territoire, exhibée dans
des émissions de radio et de télévision, obli­
gée de raconter mille fois son histoire. « Une
mascarade », se disait­elle, effarée d’être de­
venue une marionnette. A son retour, quand
elle eut l’occasion de rencontrer le premier
ministre du Vietnam, Pham Van Dong, et
qu’elle vit dans son regard une sorte de bien­
KIM A DÉCIDÉ  veillance, elle le supplia de lui accorder un ré­
QU’ELLE NE FUIRAIT  pit pour finir ses études. Il l’envoya à Cuba.
PLUS JAMAIS  « MOI, JE CHOISIS LA LIBERTÉ »
LA PHOTO. OUI,  Quelle étrange idée ! Le climat et les condi­
tions misérables de vie étaient néfastes à la
C’ÉTAIT À ELLE,  santé de Kim. Elle fit de nombreux séjours
« SURVIVANTE »  à l’hôpital où on lui découvrit, en plus de
l’asthme, de ses migraines et multiples al­
ET NON PLUS  lergies, du diabète. Elle comprit surtout
« VICTIME », DE LUI  qu’elle y était encore plus surveillée qu’au
Vietnam. Pas un mouvement qui échappait
DONNER UN SENS.  à l’ambassade. Une chance pourtant, au
CELA CHANGEAIT  cours des six années passées dans l’île. Une
chance qu’elle attribua à Dieu : la rencontre
TOUT d’un jeune homme, Toan, tombé fou
amoureux d’elle.
Le mariage eut lieu à La Havane en 1992. La
lune de miel ne pouvant se passer que dans
un pays communiste, ce serait Moscou.
C’est là qu’entre deux balades sur la place
Rouge, Kim mûrit sa décision. Elle ne rentre­
rait pas à Cuba. Elle fuirait ce régime. Elle fui­
rait la photo, ce statut de « trésor national »
qui la ligotait depuis deux décennies. Elle
irait dans un pays où elle pourrait se créer
une vie sans passé, sans image, sans instru­
mentalisation de ses souffrances. L’avion de
retour vers Cuba devait faire une courte
escale à Gander, sur l’île de Terre­Neuve, au
Canada, pour faire le plein de carburant.
C’était le moment ou jamais.
Toan ne fut mis dans la confidence que
dans l’avion. « Tu as le choix, lui dit­elle. Je ne
veux rien t’imposer. Moi, je choisis la liberté. »
Elle crut qu’il allait s’évanouir sur son siège.
« Mais au fond de mon cœur, assure­t­elle,
j’étais sûre qu’il ne me quitterait pas. » L’avion
s’est posé. Ils ont tout laissé dans l’appareil,
sauf le sac à main de Kim, munie de leurs
deux passeports. Et le cœur battant, ils ont
rejoint derrière une porte vitrée la file des as­
pirants au statut de réfugié. Ils n’avaient pas
d’argent, pas de vêtements, pas d’adresse. Ils
ne connaissaient même pas la carte du Ca­
nada. Mais ils étaient anonymes et enfin li­
bres. Du moins l’espéraient­ils.
Et puis, la photo a ressurgi. Des journalistes
ont débusqué l’appartement de Kim et Toan
dans le quartier de Chinatown, à Toronto. La
fille au napalm s’est retrouvée, en 1995, à la
« une » du Toronto Sun. D’autres journaux
allaient forcément suivre. Alors Kim, désor­
mais jeune maman, a décidé qu’elle ne fui­
rait plus jamais la photo. Qu’elle l’assume­
rait, sans peur, sans colère, sans honte. Et
qu’elle la légenderait. Oui, c’était à elle, « sur­
vivante » et non plus « victime », de lui don­
ner un sens. Cela changeait tout. L’image il­
lustrait l’épouvante de la guerre ? « Je devien­
drais une ambassadrice de la paix. » Elle
montrait la barbarie ? « Je parlerais d’amour
et incarnerais le pardon. » Elle évoquait la
mort ? « Je montrerais la vie ! Elle ne m’a guère
épargnée, mais c’est elle qui triomphe. »
Elle se cale sur le canapé de la galerie mila­
naise qui l’accueille, en ce mois de mai 2022,
comme une star. Et elle sourit. Kim Phuc sou­
rit toujours. De ce sourire radieux, qui ré­
chauffe et apaise ses interlocuteurs. « Ne crois
pas que la liberté fut un chemin facile. Ce n’est
pas qu’une question de frontières, de régime
politique ou de barbelés. C’est un travail, un
long processus intérieur. Comment être libre si
on est lesté par la haine ? Comment atteindre
la paix si la colère te réveille, si l’amertume
t’empoisonne ? » Il lui a fallu du temps. Sa foi
chrétienne l’a aidée. Et elle s’est enfin déles­
tée du fardeau. Le chemin de la paix et de la li­
berté était à ce prix. Et c’est là son message.
annick cojean
FIN

26 |
arras (pas­de­calais) ­ envoyée spéciale
L
es bougies ont brûlé trop long­
temps et ont laissé de vilaines traî­
nées de suie sur le pilier blanc. La
grotte souterraine est froide et hu­
mide, de l’eau suinte du plafond.
Dans ce lieu de mémoire, personne n’a osé
effacer ces empreintes noires devenues, au
fil du temps, d’insolites traces de la Grande
Guerre. C’est ici, dans une carrière de craie
située sous la ville d’Arras, que l’aumônier
G. C. Danvers célébra, le dimanche
8 avril 1917, la messe de Pâques pour les sol­
dats britanniques du 2e régiment du Suffolk.
La ligne de front est alors proche. Sur la pe­
tite table en bois installée au pied du pilier
numéroté « 5.E », l’ecclésiastique a placé un
crucifix, un missel et deux cierges dont la
fumée souille les pierres voisines. Les jeu­
nes recrues implorent Dieu de les protéger
de la mitraille et de veiller sur leurs familles
restées au pays. Le lendemain, à 5 h 30 du
matin, aux coups de sifflet de leurs officiers,
les 1 500 hommes du 2e Suffolk jailliront des
entrailles de la terre arrageoise, comme des
milliers d’autres compatriotes engagés
dans les combats, et participeront à la plus
grande attaque surprise de 14­18 : la bataille
d’Arras. Beaucoup n’en reviendront pas.
« Grâce aux récits de plusieurs anciens tom­
mies [les soldats de l’armée britannique],
nous avons pu déterminer l’endroit exact où le
révérend Danvers avait improvisé ce service
religieux et la manière dont l’office s’était
tenu », raconte le directeur du patrimoine et
de l’archéologie à la mairie d’Arras, Laurent
Wiart, qui, en ce matin d’été, nous guide dans
la carrière Wellington. Ce dédale de galeries
souterraines situé à 20 mètres de profon­
deur, au sud du centre­ville, a été ouvert au
public en mars 2008. Les visiteurs coiffés
d’un casque de protection y pénètrent après
avoir emprunté un ascenseur grillagé plutôt
rustique. On se sent, un instant, gueule noire.
« Vous n’êtes pas claustrophobe ? », avait de­
mandé Laurent Wiart avant la descente.
Magnifiquement préservé et documenté,
cet ancien lieu de vie militaire est un té­
moin vivace de la bataille d’Arras. Avec
4 000 Britanniques tués par jour au cours
des six semaines de combat, le conflit fut
plus meurtrier, du côté des Alliés, que
Verdun ou la bataille de la Somme. Pour­
tant, dans les livres d’histoire des écoliers
français, seules quelques lignes lui sont con­
sacrées. Est­ce parce qu’aucun de nos sol­
dats n’y prit part ? « The battle of Arras » est,
en revanche, à jamais gravée dans la mé­
moire des nations du Commonwealth.
UN FABULEUX CHEVAL DE TROIE
Il faut remonter à la conférence de Chantilly,
le 16 novembre 1916, pour saisir le déroulé
des événements. Siège du quartier général
français, la ville de l’Oise abrite régulière­
ment des conférences interalliées. Cette
fois­ci, les états­majors souhaitent fixer les
grandes orientations militaires de 1917. Ar­
ras, sous contrôle britannique, est choisie
par le maréchal Joffre et son interlocuteur
anglais, le maréchal Haig, pour être le pivot
de la future contre­offensive de printemps
visant à rompre le front allemand dans l’Ar­
tois. Depuis 1914, la cité nordiste est bom­
bardée sans relâche par l’ennemi, qui tient à
préserver son emprise sur le bassin minier
voisin et ses industries vitales. Le beffroi, la
cathédrale et l’abbaye Saint­Vaast ne sont
plus que ruines. Désenclaver cette ville mar­
tyre, où survivent un millier de civils, serait
un merveilleux symbole.
Mais, très vite, Nivelle remplace Joffre à la
tête des armées françaises et concocte un
nouveau plan. L’artilleur propose aux Bri­
tanniques de lancer, au printemps 1917, une
opération de diversion censée attirer les
réserves allemandes autour d’Arras et faci­
liter ainsi une attaque d’envergure des
Français sur le Chemin des Dames, entre
Soissons et Reims. Très réticent au départ,
Haig finit par donner son accord au projet.
Une découverte faite à l’automne 1916 par
une compagnie de sapeurs néo­zélandais
dépêchée à Arras a un peu rassuré le maré­
chal anglais : alors qu’ils creusaient des gale­
ries sous les tranchées ennemies pour y
faire exploser d’importantes quantités de
dynamite, les tunneliers ont déniché d’im­
menses cavernes souterraines. Un coup de
BAPTISTE DEYRAIL
Dans les entrailles
de la bataille d’Arras
SUR LES CHAMPS DE BATAILLE  —  6/6  —
A peine évoquée dans les manuels scolaires français, l’offensive
d’avril 1917 est un moment essentiel pour les troupes alliées lors de
la Grande Guerre. Un réseau souterrain gît encore sous les pavés
pioche les a conduits aux carrières de craie
exploitées depuis le Moyen Age pour leurs
pierres blanches, si typiques des maisons et
des édifices religieux de la région. Le haut
commandement britannique dispose dé­
sormais d’un fabuleux cheval de Troie.
L’offensive programmée ne se fera pas à dé­
couvert, ce qui cause toujours des pertes
énormes, mais par en dessous. Les troupes
pourront surgir à quelques mètres des pre­
mières lignes allemandes comme des dia­
bles de leurs boîtes. Effet de surprise garanti,
ambitionnent les gradés.
Pendant plus de cinq mois, les mineurs du
lointain Pacifique – rejoints par des Anglais
et des Ecossais – vont relier les carrières en­
tre elles et créer un réseau de 12 miles
(19,3 kilomètres) divisé en des sortes de can­
tonnements militaires qu’ils baptisent
Wellington, Auckland, New Plymouth,
London, Liverpool ou Manchester pour se
sentir chez eux. Les indications fléchées
peintes en noir sur les parois permettent de
localiser les points d’eau, les douches, les
popotes, les antennes médicales, les latri­
nes et les mini­chambrées. Fin mars, les
travaux d’électrification sont achevés. Tout
est prêt pour l’accueil des 24 000 soldats en
ordre de bataille et dont l’arrivée dans les
grottes commence le 3 avril 1917, six jours
avant l’assaut fatidique. Ils pénètrent petit à
petit les sous­sols par les égouts et les caves
des maisons d’Arras.
Les Allemands n’ont pas eu le moindre
soupçon. Pour ouvrir les galeries, les sapeurs
ont préféré les pioches aux explosifs, trop
bruyants, et ont prudemment stocké les dé­
chets rocailleux à l’intérieur des cavernes
afin que les avions de reconnaissance alle­
mands ne remarquent rien. Aucun détail
n’est négligé. Quand les terrassiers rega­
gnent la ville à la nuit tombée, ils enduisent
leurs visages et leurs uniformes de poussiè­
res de boue et de craie pour faire croire aux
yeux ennemis qu’ils viennent des tranchées.
Le jour J, chacun connaît sa mission. Il
neige, à l’aube du 9 avril 1917, mais le moral
est plutôt bon. Trois jours auparavant, les
soldats ont appris l’entrée en guerre des
Etats­Unis et un « Hurray ! » a retenti dans la
cité troglodyte. Malgré le froid glacial, l’or­
dre est donné d’abandonner les manteaux
afin de s’alléger. A 5 h 30, quand le signal est
donné, les 24 000 militaires s’élancent dans
les boyaux qui mènent aux vingt sorties
aménagées par les sapeurs. L’effet de
surprise est total. Des vétérans ont raconté
s’être retrouvés nez à nez avec des Alle­
mands en train de petit­déjeuner ou de se
raser. A l’est d’Arras, appuyées par d’inces­
sants tirs de canons, les troupes britan­
niques enfoncent 5 kilomètres de tranchées
ennemies en moins de douze heures.
Les deux premiers jours sont couronnés
de succès. Contre toute attente, les divisions
canadiennes s’emparent, à 11 kilomètres au
nord d’Arras, de la crête de Vimy, un puissant
bastion allemand. Ce coup d’éclat sera con­
sidéré par la suite comme l’acte de nais­
sance de l’identité canadienne. A l’est, les
Anglais entrent, le 11 avril, dans le village de
Monchy­le­Preux, un verrou stratégique qui
offre la maîtrise de la vallée de la Scarpe.
Finalement, les Allemands reculent de 12 ki­
lomètres. Mais Haig, craignant des retards
de ravitaillement, ralentit l’offensive. Cette
erreur stratégique permet aux troupes
adverses de se ressaisir et de lancer de fu­
À 5 H 30, LES  rieuses contre­attaques. La bataille d’Arras
24 000 MILITAIRES  s’enlise alors en escarmouches locales à
partir du 14 avril pour s’achever le 17 mai.
S’ÉLANCENT  « Le bilan humain est désastreux, constate
DANS LES BOYAUX  l’historien Yves Le Maner. On compte
150 000 morts côté britannique et 120 000
QUI MÈNENT AUX  côté allemand pour de maigres résultats tac­
VINGT SORTIES.  tiques. Arras, c’est vrai, est désenclavée pour
un temps, mais, dès mars 1918, une grande
L’EFFET DE SURPRISE  offensive allemande reprend le terrain ac­
EST TOTAL quis par les Anglais au printemps 1917. » Ce
spécialiste de la première guerre mondiale
est encore plus sévère envers la stratégie
arrêtée fin 1916. « La bataille d’Arras devait
être une diversion pour appuyer l’attaque
principale lancée par Nivelle quelques jours
plus tard sur le Chemin des Dames. Le Fran­
çais avait promis de l’emporter en quarante­
huit heures, or ce fut un échec immédiat. Les
combats meurtriers durèrent des mois. »
0123
DIMANCHE 28 ­ LUNDI 29 AOÛT 2022
Arras, bombardée jusqu’à fin septem­
bre 1918, devient un des hauts lieux du tou­
risme de mémoire après la signature de l’ar­
mistice. Les carrières ne sont pas visitées,
car le commandement britannique en a
condamné les issues et démonté les éclai­
rages. Même si elles servent d’abris anti­
aériens au cours de la seconde guerre mon­
diale, elles tombent ensuite dans l’oubli.
Leur renaissance date de l’année 1990.
L’archéologue de la ville d’Arras, Alain
Jacques, mène alors des fouilles dans les
sous­sols, à la recherche de son passé mé­
diéval. « Je cherchais du Moyen Age et je
trouve des graffitis, beaucoup de graffitis,
plus de 3 000 », s’enthousiasme encore
aujourd’hui le scientifique de 69 ans. L’am­
pleur du réseau britannique le surprend :
« Lors des premières descentes, nous avons
utilisé un fil d’Ariane pour être certains de
retrouver la surface. »
MAMMOUTH ET CHARLIE CHAPLIN
Jour après jour, le chercheur et son équipe
sont émerveillés par les « moments de vie »
qu’ils mettent au jour : des pipes égarées,
des rangers abandonnées, des livres délais­
sés, quelques vêtements jetés çà et là, et des
boîtes de conserve rouillées. Sur les parois,
ils découvrent un étonnant mammouth,
un Charlie Chaplin dessiné au crayon à la
mine de plomb, nombre de pin­up sculp­
tées au couteau, mais aussi les portraits du
roi anglais George V. « Nous avons tous été
surpris de ne trouver aucun message dénon­
çant la guerre, la hiérarchie militaire ou l’en­
nemi. Pourtant, n’importe qui pouvait s’iso­
ler dans ce dédale de galeries. » Les soldats
gravent souvent leur nom et leur matricule,
d’autres laissent des témoignages poi­
gnants, « Thank be to God for providing us
with this shelter from shells and bullets »
(« merci Dieu d’avoir créé cet abri contre les
obus et les balles ») ou énigmatiques, « Pe­
rhaps today » (« peut­être aujourd’hui »).
« Peut­être quoi ?, s’interroge Alain Jacques.
Une permission ? Une lettre ? La mort ? »
Il a fallu quinze ans au chercheur pour
reconstituer la « quotidienneté de l’ombre »
des premiers combattants de la bataille
d’Arras. La ville ne possédait aucune archive
sur ces carrières secrètes, l’ensemble de la
documentation se trouvait au Royaume­
Uni. Avec le temps, la cité est devenue l’un
des pôles de création de l’archéologie de la
Grande Guerre. « Et, croyez­moi, cette épo­
pée ne fait que commencer », considère
Laurent Wiart, le directeur du patrimoine
arrageois. Chaque année, au moment des
labours, les agriculteurs de la région racon­
tent leurs « moissons de fer », vestiges du feu
des artilleries engagées sur les champs de
bataille. En 2021, 65 cadavres de soldats ont
été retrouvés lors des travaux de construc­
tion du canal Seine­Nord. Combien d’autres
attendent encore ? p
marie­béatrice baudet
FIN
0123
DIMANCHE 28 ­ LUNDI 29 AOÛT 2022 décryptage | 27

Le yéti, être velu apprivoisé par la danse

BESTIAIRE IMAGINAIRE —  6/6  —
La créature hirsute
apparaît dans plusieurs
chorégraphies, loin
de son image d’abominable
homme des neiges

Y
éti, yéti pas ? Aux poils méga­
longs, peignés au râteau ou
laissés hirsutes, frangés court
sur le visage ou tendance abat­
jour, la créature bipède mi­figue,
mi­raisin des légendes himalayennes
grimpe de plus en plus souvent à l’affiche
des performances et pièces de danse con­
temporaine. Reconversion spectaculaire
d’un phénomène hallucinogène ? Pourquoi
pas. Depuis une dizaine d’années, l’abomi­
nable homme des neiges, ou prétendu tel,
se voit métamorphosé en adorable et miri­
fique grosse peluche dont les pattounes
jouent sur un répertoire gestuel plus gra­
cieux que le méchant coup de paluche pré­
dateur que l’on sait.
L’une des premières apparitions de ce pri­
mate donne illico envie de crier, de concert
avec le capitaine Haddock piégé au Tibet en
compagnie de Tintin : « Le yéto là­hi !…Le
yéya là­ti !… Le téyi ho­là !…Le yéti, quoi ! »
C’était en 2008. Le couple de plasticiens­
performeurs Clédat & Petitpierre conçoit
deux énormes boules de poils bruns pour
l’installation Les aubes sont navrantes.
Fabriqués à partir de fils synthétiques, ces
costumes de dreadlocks sur pattes, endos­ « Body and Soul », créé en 2019 par Crystal Pite pour le Ballet de l’Opéra national de Paris. JULIEN BENHAMOU/OPERA NATIONAL DE PARIS
sés par les artistes, se retrouvaient un an
plus tard à camper sur leur miniglacier
bleu, au Grand Palais, à Paris, dans le cadre
de l’opération « La Force de l’art ». Réguliè­ ralentir son rythme pour se connecter en Devenue un symbole peace and love de li­
rement, les « hommes­ours », selon la for­ profondeur avec l’autre que l’on ne voit pas à
DANS LE BALLET  berté, la pilosité excessive se révèle conta­
mule des créateurs, vont s’aérer la touffe travers la toison. » « LIB », CRÉÉ  gieuse. Vite – car la croissance est rapide –,
devant un énorme ventilateur qui les ra­ Cette vision écologique de créatures qui certaines danseuses se retrouvent bientôt à
fraîchit tout en leur gonflant les voiles. riment avec nature profite d’une autre in­
EN 2019, LE  moitié couvertes de crin brillant. Juchées
« Nous voulions raconter une histoire carnation, en 2008, sous la signature du CHORÉGRAPHE  sur leurs pointes, elles dérivent vers un
d’amour et de vulnérabilité à travers ces deux chorégraphe Daniel Larrieu. Dans des jar­ monde paradoxalement sophistiqué, une
personnages qui attendent la fin du monde, dins, à Dijon, une bande d’humanoïdes in­
ALEXANDER EKMAN  humanité mutante.
raconte Yvan Clédat. Coco et moi sommes et connus s’invitent à une drôle de garden­ SORT LE GRAND  Tandis que la ritualisation de la danse
travaillons ensemble depuis notre rencontre, party. Entre deux arbustes, sur des flux de contemporaine déplace le spectaculaire
à l’âge de 20 ans, il y a trente­six ans. Le bout musique classique, ils jouent à cache­cache,
TRALALA POILU  vers une cérémonie aux accents commu­
de banquise évoquait la fragilité d’être deux gambadent et cabriolent en faisant des gali­ TENDANCE BEIGE  nautaires, l’imaginaire chamanique colo­
face à l’immensité du monde. » pettes. Ce ballet de lurons saisis par une nise depuis quelque temps l’esprit des ar­
ivresse végétale s’intitulait Voyage en Dra­
ET ROUX tistes. Besoin de replonger aux racines du
Fantasque et joyeuse débandade keole. Sous la houlette du maître de céré­ geste, de rassembler artistes et spectateurs
Depuis, Clédat & Petitpierre ont été rattra­ monie, Larrieu lui­même, en kilt écossais et dans le même cercle, désir philosophique
pés par l’urgence climatique et le réchauffe­ chaussettes rouges, cette fantasque et de faire communiquer l’humain, l’animal
ment planétaire. Depuis, ils ont poursuivi joyeuse débandade entendait mettre en et le végétal ? Le spectacle Body and Soul,
leur quête commune d’ancêtres néanderta­ avant la « liberté de l’artiste ». créé en 2019 par la Canadienne Crystal Pite
liens à mèches longues. En 2011, ceux qui « J’ai eu l’idée de ces figures pour jouer ton pour le Ballet de l’Opéra national de Paris,
aiment « activer des sculptures » imaginent sur ton avec les codes du chlorophyllien, sou­ sort le grand tralala poilu tendance beige et se lit comme une saga des espèces. Au mo­
et revêtent d’immenses houppelandes en ligne­t­il. J’avais trouvé les costumes dans un roux. Lancé dans une pirouette, le luxueux ment où l’on s’y attend le moins, voilà
vrais cheveux pour Edénique. « Il s’agit cette magasin de vêtements de camouflage. Ils pelage se métamorphose en toupie mirifi­ qu’un merveilleux avatar de Chewbacca
fois d’Adam et Eve oubliés au milieu de tôles sont utilisés par les tireurs d’élite, notam­ que dont la fourrure balaie tout sur son pas­ balance la sauce rock sur le tube de Teddy
ondulées et dont la pilosité a poussé, au ment. Nous les avons détournés pour nous sage. Vertige cinétique, disparition du vi­ Geiger Body and Soul. Entourée d’insectes
point que leurs visages sont complètement transformer en bonshommes verts qui se ca­ vant pour une pure illusion visuelle, la toi­ rutilants montés sur d’immenses pinces
recouverts et qu’ils passent leur temps à se chent du monde dans la verdure et se livrent son devient un formidable atout plastique. pics à glace, une version « raout » de La
peigner, poursuit Clédat. Mais, pour nous, à des convulsions irrationnelles. » Mais pas seulement. « Pour moi, il s’agissait Guerre des étoiles déferle dans un éblouis­
cela correspondait à la nudité des deux figu­ Qualifiés de « transespèces qui feraient le d’évoquer un lâcher­prise en laissant les poils sement doré. Plusieurs cheveux dans la
res édéniques. » Le duo continue à perfor­ lien entre la végétation et l’humain » par Lar­ et cheveux pousser, explique l’artiste. Le fa­ soupe, c’est tellement mieux pour décoller
mer cette histoire de couple. « Comme une rieu, ces personnages rappellent très fort la meux Hair Peace, de Yoko Ono et John Len­ en mode cosmique. p
petite musique intérieure que nous retrou­ part d’animalité en nous. Dans le ballet LIB, non, a été l’une des sources d’inspiration. Par rosita boisseau
vons, ajoute Clédat. Le vêtement nous empê­ créé en 2019 pour le Staatsballett de Berlin, ailleurs, cela apporte également une fluidité
che de respirer, pique le visage, mais oblige à le chorégraphe suédois Alexander Ekman et une douceur au mouvement. » FIN

« Au Stade toulousain, je chantais dans les vestiaires »

M
on plus grand bon­
MA NOUVELLE VIE  heur, c’est lors­
D’ARTISTE  —  6/6  — qu’un spectateur
me dit après une
Omar Hasan prestation : « Je suis venu voir l’an­
cien rugbyman et je suis sorti en
ayant vu l’artiste. » Au début, je re­
niais un peu mon passé de rugby­
man qui me collait à la peau.
C’est pour cela que je me met­
tais une certaine pression quand
je devais monter sur scène. J’avais
toujours cette recherche de légi­
timité et d’irréprochabilité. C’était
encore le cas lors de mon dernier
spectacle lyrique, Belcantor. A
l’époque, je travaillais avec le
metteur en scène Patrick Jour­
dain, qui m’a écrit tous mes
textes. Il me répétait sans cesse :
« Tu n’as pas à demander la per­
mission d’être sur scène. »
Enfant, je n’ai pas pris de cours
de chant et je n’en ai jamais voulu
à mes parents, car j’étais une pile
électrique. Je devais déjà canaliser
mon énergie dans le sport, en fai­
sant du judo, du foot et, ensuite,
du rugby. Mais j’avais un besoin
de chanter : quand j’allais chez
ma grand­mère à San Miguel de
Tucuman, dans le nord­ouest de
l’Argentine, je chantais à tue­tête
des chansons folkloriques dans le
bus. Je chantais aussi dans la cho­
rale de mon école. Je me de­
mande d’où me vient cette pas­
sion, car je ne suis pas issu d’une
famille de musiciens. Mon père
écoutait la radio et du tango
tout le temps, c’est peut­être cela
qui a fini par m’influencer.
C’est en regardant une publicité
où l’on voyait Maradona pendant
la Coupe du monde de football
1990, qui diffusait Funiculi funi­
cula, une chanson napolitaine,
que j’ai découvert ce registre.
« Un diamant brut »
J’ai commencé à m’intéresser à
Pavarotti, au baryton russe Dmitri
Hvorostovsky. J’ai pris des cours
de chant et de solfège lorsque je
jouais à Agen. « Tu es un diamant
brut, il faut maintenant le polir »,
m’avait dit mon professeur, Jean­
François Gardeil. A cette époque, il
m’avait proposé de travailler avec
lui à New York. Mais le destin en a
décidé autrement : j’ai eu une pro­
position du Stade toulousain.
Dans le rugby, on se chambre
beaucoup. Je fredonnais dans les
vestiaires, et on me disait : « Ça va,
la Castafiore ? » Je n’arrêtais pas
de zigzaguer entre le rugby et le
conservatoire, où j’ai été l’élève de
la mezzo­soprano Jane Berbié,
une expérience incroyable. Mais
j’avais cette frustration, car je ne
pouvais pas accepter tous les pro­
jets artistiques. Il a fallu faire un
choix. Arrêter le rugby en 2008, à
37 ans, était réfléchi.
Lorsque j’ai participé à l’émis­
sion de M6 « La France a un in­
croyable talent », en 2018, j’ai tout
misé sur le rire en chantant une
chanson paillarde, Le Petit Bon­
homme en mousse, de Patrick Sé­
bastien, en version lyrique. Même
si j’ai été éliminé en demi­finale,
j’ai prouvé ce que je valais en tant
que baryton. C’est à ce moment­là
que j’ai construit mon identité de
chanteur lyrique, qui s’appuie no­
tamment sur l’humour. Mais ma
plus grande réussite est d’avoir pu
auparavant créer mon propre
spectacle, Café Tango, en 2013.
La seule chose qui m’agace, c’est
lorsqu’on me dit : « Bon, tu chan­
tes, mais qu’est­ce que tu fais
comme métier, car artiste, ce n’en
est pas un ? » Mon combat est de
défendre mon statut. p
inès khiari
FIN
 0123
28 | 0123 DIMANCHE 28 ­ LUNDI 29 AOÛT 2022

Amar Assas Fils POUR 

PRÉSERVER L’EAU,  vent résoudre certaines situations à court prélèvements agricoles sur les ressources

de harki, je soutiens
terme, elles ne sont pas à la hauteur pour hydriques. Mais les objectifs restent trop
CHANGER LES  répondre aux enjeux qui se posent dès timides car, en toile de fond, il n’y a pas de
COMPORTEMENTS aujourd’hui et vont devenir de plus en plus remise en cause réelle d’un modèle de pro­

la panthéonisation
cruciaux dans les prochaines années. Le mi­
nistre de la transition écologique, Christo­
phe Béchu, a pointé il y a quelques jours le
sujet des déperditions lors de l’achemine­
duction agricole qui considère encore l’eau
comme inépuisable.
Des solutions existent pourtant. Il s’agit
de développer des systèmes d’irrigation

de Gisèle Halimi
Même si la militante féministe et anticolonialiste
a refusé de s’engager pour la reconnaissance
des injustices commises contre les harkis,
le descendant d’un soldat indigène ayant
combattu pour la France estime qu’elle mérite
tout de même l’hommage de la nation
D epuis plusieurs mois, la France tra­
verse un épisode de sécheresse
historique que les vagues de cha­
leur estivales ont sensiblement aggravé. La
quasi­totalité des départements sont
concernés par ce stress hydrique, et plus
d’une centaine de communes sont actuel­
lement privées d’eau potable.
Ce type de crise, qui était encore vécue il y
a une vingtaine d’années comme un
ment de l’eau vers les utilisateurs. Un litre
sur cinq n’atteint pas sa destination. Eviter
les gaspillages relève du bon sens, mais au­
delà, c’est toute notre approche du cycle de
l’eau qu’il faut revoir de fond en comble.
Quand l’eau devient une ressource de
plus en plus précieuse, la première des prio­
rités devrait consister à protéger les réser­
ves existantes. Or, du fait d’une agriculture
intensive, surconsommatrice de nitrates et
de pesticides, un tiers des points de cap­
tage, souillés, ont été rendus inutilisables.
Ce gâchis monumental n’était déjà pas ad­
missible à l’époque où l’eau était abon­
dante. Avec sa raréfaction, cette pollution
devient encore plus aberrante.
plus efficaces, comme le goutte­à­goutte,
de mettre en place des capteurs pour mesu­
rer les taux d’humidité dans les sols, de
choisir des cultures moins gourmandes
en eau et surtout de faire davantage appel
à l’agroforesterie.
La réutilisation des eaux usées traitées re­
présente également un potentiel pour cer­
tains usages comme l’irrigation agricole,
l’arrosage des espaces verts ou encore le
nettoyage de la voirie. Quand l’Italie réem­
ploie environ 10 % de ses eaux usées et l’Es­
pagne 15 %, le taux en France n’est que de
0,1 %. Même si cette solution ne constitue
pas la panacée, elle constituerait une me­
sure d’appoint utile.

J
e suis né quelques mois
avant la signature des fa­
meux accords d’Evian du
18 mars 1962 qui ont mar­
qué l’histoire des deux pays et mis
fin à la terrible guerre d’Algérie.
Une guerre qui est la conséquence
de décennies d’injustices, d’inéga­
lités et d’absence de droits pour les
« indigènes » relégués au statut de
citoyens de seconde zone. Une
guerre qui n’a pas été reconnue
comme telle, mais présentée
comme la répression de hors­la­
phénomène exceptionnel, devient de plus
en plus fréquent sous l’effet du réchauf­
fement climatique. Cette dégradation de
l’accès à l’eau dans notre pays doit amener
à une prise de conscience collective sur la
nécessité de changer les comportements
CE SERAIT UN en matière d’utilisation et de préservation
HOMMAGE OFFICIEL des ressources.
Si les mesures d’urgence consistant à ra­
À UNE FÉMINISTE tionner ponctuellement l’accès à l’eau peu­
ENGAGÉE DANS
LE COMBAT
DES PEUPLES
Pour peser véritablement sur la gestion
de l’eau en France, il convient de s’interro­
ger sur les pratiques de l’agriculture, qui re­
présente près de la moitié de la consomma­
tion en moyenne annuelle, et même les
quatre cinquièmes en été. Le Varenne de
l’eau et de l’agriculture face au changement
climatique, une concertation lancée par le
gouvernement qui s’est achevée en février,
a pris des engagements de réduction des
La quantité d’eau disponible en surface et
dans les nappes phréatiques est amenée
inéluctablement à diminuer dans les an­
nées à venir. Le changement climatique ne
va pas s’inverser à court terme. La solution
passe donc par un changement de nos
comportements, à commencer par une
agriculture plus responsable et plus cons­
ciente que, sans eau c’est son existence
même qui sera remise en cause. p

Nous, écologistes, devons incarner

loi. Une guerre qui a fait des cen­
taines de milliers de victimes, POUR DISPOSER
d’abord parmi les indépendantis­ D’EUX-MÊMES
tes et les civils algériens qui les

une autre manière de faire de la politique

soutenaient, mais aussi parmi les
militaires français – dont beau­
coup étaient des appelés – et
parmi les Algériens enrôlés
comme harkis par l’armée fran­
çaise, que leur histoire personnelle
et familiale avait souvent mis dans
une situation insoluble. Une
guerre en partie fratricide, achevée
notamment par des massacres de
harkis qui ont souvent atteint le
En qualité de fils de harki, j’es­
time que les harkis sont une
conséquence directe de la coloni­
sation. Leur recrutement a divisé
la société algérienne, créant un
drame humain dont je porte
Des élus écologistes de premier plan, dont l’eurodéputée Karima Delli et le député du Val-
personnellement les stigmates. d’Oise Aurélien Taché, appellent à s’appuyer sur les militants de terrain pour se réinventer
Cette guerre a fait exploser le so­
cle fondamental qui porte toute

paroxysme de l’horreur et créé des
plaies toujours ouvertes sur les
deux rives de la Méditerranée.
Dans les deux pays, reconnaître
la totalité du passé colonial impli­
que de regarder ces réalités en
face. Souhaitons que la visite offi­
cielle en Algérie du président de la
République française, Emmanuel
Macron, du 25 au 27 août, soit l’oc­
casion d’avancées à ce sujet en
France comme en Algérie.
Quel lien avec mon soutien à la
panthéonisation de Gisèle Ha­
limi me direz­vous ? Précisément,
cette mesure serait pour la France
une avancée. Ce serait un hom­
mage officiel à une féministe éga­
lement engagée dans le combat
des peuples pour disposer d’eux­
mêmes. A partir de 1956, elle a été
l’avocate d’indépendantistes algé­
riens et a ensuite dénoncé les tor­
tures pratiquées par l’armée. Elle
a affiché clairement son anticolo­
nialisme et mené en particulier
un combat pour la défense de Dja­
mila Boupacha, une militante in­
dépendantiste accusée de tenta­
tive d’assassinat, torturée et vio­
lée pendant sa détention par des
soldats de l’armée française.
N’oublions pas que la conquête
militaire engagée par le général
Bugeaud au XIXe siècle a montré
la permanence de la stratégie mi­
litaire de l’armée française con­
sistant à enrôler des autochtones
en qualité de supplétifs. La con­
quête de l’Algérie a causé la spolia­
tion de plus de 2 millions d’hecta­
res aux « indigènes musulmans »,
provoquant famine, maladies et
destruction de tout un système
social et, au final, la disparition
d’une partie importante de la
population autochtone. C’est ce
colonialisme – qui est bien à la
base de toutes ces injustices dont
furent victimes nos ancêtres –
qu’a combattu Gisèle Halimi, et
ce serait important pour la
France de lui rendre hommage.
Amar Assas fait partie de
la communauté de harkis de
Rosans, dans les Hautes-Alpes
société, qu’elle soit ancestrale ou
contemporaine, à savoir la fa­
mille. Aussi, je ne crois pas au
choix idéologique de mon père
pour le maintien d’un sys­
tème brutal et injuste créé par la
colonisation, dont lui et plu­
sieurs générations de sa famille
avant lui ont souffert dans leur
âme et dans leur chair (discri­
mination, racisme, spoliation,
analphabétisme, ségrégation…).
Je sais que son enrôlement et ce­
lui de la majorité des harkis se
sont faits « sans consentement
libre et éclairé ».
Regrets
Je sais aussi que Gisèle Halimi a
refusé de s’engager pour la re­
connaissance des injustices com­
mises par la France à l’égard des
harkis. Le fait d’avoir pris fait et
cause pour des militantes de l’in­
dépendance algérienne, d’avoir
défendu de jeunes Algériennes
– dont certaines avaient été vio­
lentées lors de leur détention par
l’armée – l’a conduite à opérer
une généralisation abusive sur
l’ensemble des supplétifs et de
leurs familles alors que ceux­ci
ont été victimes de violences in­
humaines en Algérie, de discrimi­
nations et d’injustices en France.
Je regrette que cette militante
anticolonialiste n’ait pas soutenu
cette cause au nom des droits de
l’homme, qu’elle ne se soit pas
jointe à des appels en ce sens,
signés par d’incontestables anti­
colonialistes comme l’historien
Pierre Vidal­Naquet, le militant
communiste et anticolonialiste
Henri Alleg ou l’historien Mo­
hammed Harbi, ou encore que
son féminisme ne l’ait pas con­
duite à s’intéresser au sort, parfois
tragique, des femmes de harkis,
oubliées de toutes parts. Son sta­
tut d’anticolonialiste comme celui
de féministe auraient donné du
poids à un tel engagement.
Mais, parce que je pense que la
colonisation est la cause prin­
cipale du drame des harkis et
que l’anticolonialisme et le fémi­
nisme de Gisèle Halimi méritent
l’hommage de la nation, je sou­
tiens pleinement la demande de
sa panthéonisation. p
M
égafeux, canicules, sécheresses,
inondations… Nous vivons
dans un paradoxe : la réalité
nous rattrape et tout le monde,
ou presque, parle d’écologie. Mais, nous
le voyons, il n’y a pas d’écologie sans
écologistes à la tête du gouvernement.
Le système à bout de souffle qui me­
nace la planète et le vivant ne répond
même plus aux attentes des citoyens.
En plus de détruire la nature et d’épui­
ser nos ressources vitales, il dévore
des sociétés entières, incapables de ga­
rantir la dignité humaine.
A qui profite le crime ? A une extrême
minorité : les 63 Français aux patrimoi­
nes financiers les plus élevés polluent
plus que la moitié de la population et
aucun effort ne leur est demandé ! Lors
du conseil des ministres de rentrée,
Emmanuel Macron a parlé de « la fin de
l’abondance »… mais pour qui ? Il est
temps de cesser de culpabiliser les clas­
ses moyennes et populaires, qui vivent
au quotidien une sobriété énergétique
et financière subie, sans qu’aucune al­
ternative ne leur soit proposée !
C’est par la base et le consente­
ment que doit naître le changement.
D’ailleurs, beaucoup n’ont pas at­
tendu et prennent leur part au niveau
local, dans leur quotidien, au sein de
leur famille. Ils s’efforcent, avec souvent
très peu de moyens, de changer leurs
pratiques et d’adapter leurs modes de
vie. C’est bien dans les territoires popu­
laires qu’est née l’économie circulaire. Il
est crucial, pour permettre que ces ges­
tes du quotidien s’amplifient et ne
soient pas synonymes de privation
IL NOUS FAUT CRÉER
UNE ACADÉMIE
DES LEADERS
DE L’ÉCOLOGIE
POLITIQUE
REPRÉSENTANT
LA SOCIÉTÉ DANS
TOUTE SA DIVERSITÉ
mais, bien au contraire, de mieux­être,
que des politiques appuient et accom­
pagnent ce changement : c’est vrai pour
la mobilité avec une offre de transports
en commun bien plus importante et à
bas coût ou gratuite, c’est vrai pour
une alimentation saine mais pas chère,
ou encore pour l’accès au logement.
Nous trouverons le chemin du chan­
gement de mode de vie avec cette France
des TER, des RER, des outre­mer, des
oubliés de la République. C’est cette
partie de notre société que le mou­
vement écologiste n’a pas réussi à
convaincre, cette majorité culturelle
dans les urnes qu’il n’a pas su correcte­
ment écouter et intégrer.
Notre parti a un premier échelon, trop
souvent négligé en dehors des séquen­
ces électorales : les groupes locaux. La
politique en France est descendante,
dans ses pratiques et dans sa vision.
C’est la méthode Macron et jacobine
que nous dénonçons. Il est temps pour
les écologistes d’incarner une autre ma­
nière de faire de la politique. Repartons
des militants de terrain, structurons un
maillage territorial de qualité.
Faisons un pari sur l’avenir
Nous pouvons faire émerger une nou­
velle génération écologiste à l’image de
la société. La politique est un espace
clos, un entre­soi, une machine à repro­
duire des élites, y compris chez les éco­
logistes. Il est difficile de faire émerger
des profils différents, représentant la
société dans toutes ses diversités. Nous
avons une responsabilité : il nous faut
créer, pour cela, une académie des fu­
turs leaders de l’écologie politique.
Notre écologie n’a pas assumé la
conquête du pouvoir et ses conséquen­
ces : la logique d’efficacité, l’antici­
pation des échéances électorales, la
formation des cadres et militants, la co­
construction d’un programme structu­
rant ayant vocation à perdurer dans le
temps. La formation et l’accueil au sein
du parti sont à revoir.
Nous devons achever notre mutation
de simples lanceurs et lanceuses
d’alerte en grand parti populaire écolo­
giste et de gouvernement. Le véritable
défi des années à venir, c’est que nous
allons devoir travailler à rendre dési­
rables les mesures nécessaires pour
continuer à vivre, ensemble, sur une
Terre habitable. Mais loin des discours
apocalyptiques et en renouant avec
un imaginaire du plaisir et de la convi­
vialité. Cela tombe bien, les écologistes
réfléchissent aujourd’hui à l’avenir de
leur mouvement. Un congrès aura lieu
prochainement. Il nous offrira deux
choix : persister dans nos habitudes et
prendre le risque de s’y perdre, ou mu­
ter et faire de ce congrès la première
étape de concrétisation d’un projet
ouvert à l’ensemble de la société.
La coalition parlementaire de la Nupes
nous a montré que nous étions capables
de prendre nos responsabilités. Ce que
nous avons construit avec d’autres par­
tis, d’autres cultures politiques, nous de­
vons le construire avec nos alliés : Pôle
écologiste et écologistes non encartés.
Créons les bases d’une culture politi­
que écologiste renouvelée, radicale et
pragmatique, qui assume le clivage
avec les productivismes, les autoritaris­
mes et le nationalisme, et proposons
une vision claire. L’exercice n’est pas
simple. Nous y prendrons notre part,
mais faisons un pari sur l’avenir. Le pari
d’un parti écologiste démocratique et
représentatif, capable de gouverner le
pays en portant les espoirs et les colères
de son peuple dans toutes ses compo­
santes. Pour réussir le pari du dépasse­
ment, nous appelons à lancer des Etats
généraux de l’écologie, préfigurant la
création d’un grand mouvement de
l’écologie politique. p
Principaux signataires : Sylvie
Couchot, maire de Vauréal, Karima
Delli, députée européenne, Claire
Desmares, conseillère régionale
de Bretagne, Steevy Gustave,
conseiller municipal à Brétigny,
Hélène Hardy, membre du bureau
exécutif d’EELV, Safia Lebdi, fémi-
niste, cofondatrice du mouvement
Ni putes ni soumises, Matthias
Parveau, membre du bureau d’EELV
92 et du conseil politique EELV IDF,
Francesca Pasquini, députée des
Hauts-de-Seine, Raphaël Pitti, mé-
decin humanitaire, Chloé Sagaspe,
porte-parole d’EELV, Sabrina Se-
baihi, députée des Hauts-de-Seine,
Naïga Stefel, conseillère départe-
mentale du Val-de-Marne, Béchir
Saket, responsable associatif, Auré-
lien Taché, député du Val-d’Oise