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Proust Et Viollet-le-duc: de l'égthétique de Combray à l'esthétique de La Recherche

Author(s): Luc Fraisse


Source: Revue d'Histoire littéraire de la France, 100e Année, No. 1, Marcel Proust (Jan. - Feb.,
2000), pp. 45-90
Published by: Presses Universitaires de France
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40534042
Accessed: 23-02-2016 06:10 UTC

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PROUST ET VIOLLET-LE-DUC :
DE L'ÉGLISE DE COMBRAY
A L'ESTHÉTIQUE DE LA RECHERCHE

Luc Fraisse*

Marcel Proustfut un grand lecteurde Viollet-le-Duc.Comme les


Mémoiresde Saint-Simonou la Comédiehumainede Balzac, il lut- mais
cettefois,et le cas est plus rare,horsdu champde la littérature - de bout
en bout, une premièrefois, le Dictionnaireraisonné de l architecture
françaisedu XIe au XVIesiècle1,puis le feuilletaà nouveau en diverses
occasionsde sa vie, si bien que ce monumentlui est restéfamilier.
Les lettresde l'écrivain,nonseulementattestent cettelecture,mais per-
mettent d'en nuancerles motifs.Proustlecteurde Viollet-le-Ducaura été
tourà tourun voyageur, un traducteur et un romancier. C'est Ruskinqui l'a
amenéà l'architecte, surtoutau momentd'annoterLa Bible d'Amiens,dont
il faitparaîtreune traduction au Mercurede Franceen 1904. Mais dans un
premiertemps,le Dictionnairefut pour lui un guide de voyage. Tout
commeil avaitvisitéen 1899Veniseen déchiffrant surplace Les Pierresde
Veniseet Le Reposde Saint-Marcde Ruskin,commeil demanderaen 1907
à Emile Mâle de le conseillerdans son péripleà traversla Normandie,
Viollet-le-Duc le guideen 1903 dans ses pèlerinagesd'architecture :
J'aipromené la France,
à travers des vestibulesromans auxchevets gothiques,
unecuriosité ardenteetuncorpsde plusen plussouffrant. Et des monuments que
seulFHôpitalde Beauneconvenait
j'ai visités, à monétataigude maladie.Jene
doutepas queje n'yeusseétéadmisd'urgence. disaitqu'il étaitsi
Viollet-le-Duc

* Université
de StrasbourgII.
1. 1854-1875; B. Banceéditeurjusqu'au tomeVI, A. Moreléditeurà partirdu tomeVII. Ce
Le tomeet la page serontindiquésdans le coursdu texte,précé-
seranotreéditionde référence.
dés de la mentionV.

RHLF,2000,n° 1,p. 45-90

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beauqu'il donnait enviede tomber maladeà Beaune.On voitbienqu'il ne savait


pas ce que c'estque de l'être2.
En effetViollet-le-Duc,dans l'article « Hôtel-Dieu », déclare : « Tous
ceux qui s'intéressentquelque peu à nos anciens édifices ont visité le
charmantHôtel-Dieude Beaune [...]. La cour de cet établissement, d'un
aspectriant,bienproportionnée, contenantencoreson puitsdu xvcsiècle,
son lavoir et sa chaire, donneraitpresque envie de tombermalade à
Beaune » (V, VI- 114). La page suivantereproduitla vue de l'angle de la
cour du côté de l'escalier principaldesservantles deux étages. Proust
évoqueraencorece passage en 1914 (C, XIII-308) : mais l'allusion s'en-
richit,car cetteassociationdu voyage et de la maladie lui semble une
applicationdu cas de Montaigne.
Mais bien vite,le Dictionnairedevientune gigantesquebanque de
donnéespermettant d'annoterla description de la cathédraled'Amienspar
Ruskin.Tout ce qui concernece monumentplus précis, Proustpeut le
retrouver aisément,bien que Viollet-le-Ducait composé son ouvragepar
notionsd'architecture, et non par édifices,grâce au dixièmevolume,non
paginé, qui comporteun vaste (quoique d'ailleurs incomplet)index des
monuments analysés,ici ou là dans son œuvre,pour tel pointd'architec-
ture.La rubriquede la cathédraled'Amiensest abondante; nous y revien-
drons.Ici le voyageura donc cédé la place à l'exégète de Ruskinet des
cathédrales.Pour cheminerdans un tel univers,ses deux guides sont
Viollet-le-Ducet UArt religieuxdu XIIIesiècle en France d'Emile Mâle,
qu'il a lu sous sa premièreformede thèsede doctorat3. Une lettrede 1904
le montreétablissantun rapportintellectuel entreses troisexégètesfami-
liers : Ruskin « avait sur le "Génie du Christianisme"4 des idées fort
vagues, et si enfinson œuvre tout entière semble l'illustrationdes vérités
M. il
dégagées par Mâle, historiquement ignorait les et auraittrèsbien pu
sur un pointde faitdonnerraisonà Viollet-le-Ducpour qui il avait une
admirationardenteet mal avertie» (C, IV-399). Peut-onen direautantde
Proustlui-mêmelecteurde Viollet-le-Duc? Sa réflexionrévèledu moins
qu'il a confronté pointpar pointles affirmations de l'esthèteanglaisavec
celles de l'architecte,- en accordantau premierle méritede l'intuition,
et au secondle bénéficede la science.
Quandplustardil composepuispublieA la Recherchedu tempsperdu5,
2. Correspondance de Marcel Proust,édition établie et annotée par Philip Kolb, Pion, 21 vol.,
1970-1993, t. III, p. 427. Les référencesaux lettresserontprécédées de la mention C.
3. Publiée en 1898 chez Ernest Leroux.
4. Cette allusion nous invite à ne pas oublier plusieurs sources littérairesde la culturearchi-
tecturale de Proust : Le Génie du christianismeen effet,Notre-Dame de Paris et, mettanten
scène le monumentde Chartres,La Cathédrale de Huysmans (roman paru chez Pion en 1898).
5. Édition réalisée sous la direction de Jean-Yves Tadié, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 4 vol., 1987-1989. Les référencesau roman serontprécédées de la mentionR.

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Proustprendses distancesvis-à-visde ses diverspersonnagesantérieurs,


tantle dilettanteécrivaindes Plaisirs et les jours0que le traducteur érudit
de Ruskin: le romancierde la Recherchene sera ni dilettanteni érudit.
Or,quelques mois avantla toutepremièreconceptionde la Recherche,le
voici relisantet même donnantà lire le Dictionnairede Viollet-le-Duc,
commeon le voitpar cettelettred'octobre1907 :
J'aibienenviede donner à MonsieurStraus, si je pouvaisle trouver dansune
édition,
gentille unouvragedélicieuxqu'on m'a prêtéet quej'avais d'ailleurslu
autrefoismaisqui est bienagréableà relireet à regarder, le Dictionnaire de
FArchitecturede Viollet-le-Duc.
C'estmalheureux que Viollet-le-Duc aitabîméla
Franceen restaurantavecsciencemaissansflamme, tantd'églisesdontles ruines
seraient
plustouchantes que leurrafistolage
archéologique avecdespierres neuves
quinenousparlent pas,etdesmoulages quisontidentiques à l'original etn'enont
riengardé.Mais il avaittoutde mêmele géniede l'architecture et ce livre-là
est
admirable(C, VII-288).

Pourquoicetterelecturetardive,à une époque où la périoderuskinienne,


ainsi que la nommentles biographes,est révoluedans la vie de Proust?
L'écrivainà présentva jeterles bases de son cycle romanesque7, et notam-
mentde l'universde Combray,et s'il évoque encore Viollet-le-Ducen
1914,ainsiqu'on l'a vu, c'est au momentoù il examinescrupuleusement
le portailSainte-Anne de Notre-Damede Paris,pourformerla façade de
l'église de Balbec, que découvrele héros,en écoutantles explications
d'Elstir,dans A l'ombredes jeunes filles en fleurs(/?,11-196-198).C'est
désormaisun romancierdogmatiquequi va rechercher, d'articleen article
danscetteencyclopédie,de quoi étayerl'intuitiondirectrice qu'il ne révé-
lera que trèstard,en 1919, à un correspondant occasionnelmais perspi-
cace lecteur:
Etquandvousmeparlezde cathédrales, je ne peuxpas nepasêtreémud'une
intuitionqui vouspermet de deviner ce que je n'ai jamaisdità personneet que
j'écrisicipourla première fois: c'estquej'avais vouludonner à chaquepartiede
monlivrele titre : PorcheI, Vitraux de l'abside,etc.,pourrépondred'avanceà la
critique stupidequ'on me faitde manquerde construction dansdes livresoù
je vous montrerai que le seul mérite est dans la des
solidité moindresparties
(C, XVIII-359).
Dans un ouvrage intitulépour cette raison L'Œuvre cathédrale -
Proustet Varchitecture médiévale(Corti,1990), j'ai tâchéde dénombrer
toutesles similitudesentrela Rechercheet les monuments médiévaux,en
m'appuyantsur une critiqueinternedes écritsde Proust,les pages du

6. Voirnotrearticle: « La postérité'
des Plaisirset lesjours dansla mémoirede Proustà tra-
verssa correspondance » {Travauxde littérature,n° 9, 1996,p. 229-253).
7. La questiona été parfoisposée,dans la critiquede ces dernièresannées,si Proustn'avait
pas conçule projetde la Recherchedès 1907; maiscettehypothèse ne peutactuellement être
vérifiée.

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romanpubliéétantconfrontées notamment aux esquisses et aux lettres.Il


s'agiraità présentde confronter l'universarchitectural de l'œuvreaux lec-
turesde Proust.L'ouvragede JeanAutretL'Influencede Ruskinsur la vie,
les idées et l'œuvrede Marcel Proust8,a jeté de solides bases pour une
telle étudedes sources,car le Ruskindes Sept lampesde Varchitecture y
est mis en parallèleavec Emile Mâle et Viollet-le-Duc.Mais bien des lec-
turesinspiratrices restaientenfouiesdans les dix volumesdu Dictionnaire
raisonnéde l'architecture française.On pouvaity retrouver le modèlede
Saint-André-des-Champs à Combray9,le prieuréde Saint-Martin-des-
Champs : non seulementl'ouvragede Viollet-le-Ducrévèle ce que l'ab-
baye champêtredu romandoit à la structure du monument parisien,mais
les deux édificesont en commund'être l'occasion d'une même médita-
tion sur l'essence du génie gothique. La confrontation générale du
Dictionnaireet de la Rechercheque l'on va liresuivraces deux étapes(la
pratiquepuis la théorie): on peut en effetreconstituer d'abord ce que
l'église de Combray surtout,mais aussi celle de Balbec10, doiventà des
descriptions de sitesdisperséesdans les volumes de Viollet-le-Duc; mais
l'architecteparsèmeses explicationstechniquesde tantde réflexionsplus
générales,qu'une nouvelleparentéapparaîtbientôt,qui surplombela pre-
mière,et permetde comprendreà leur source directedivers aspects de
l'esthétiquemise en œuvre,d'ailleurs explicitement, dans la Recherche.

Pour décrireses monumentsmédiévaux,et notammentle principal,


qui est l'église Saint-Hilaireà Combray,dès le premierchapitrede Du
côté de chez Swann,il est certainque le romanciern'a pas faitappel seu-
lementà son imagination. Toute la documentationaccumulée pour réali-
ser naguèrel'annotationeruditedu textede Ruskinressurgit, pleinement
assimilée,laquelle ne sera sollicitéeque pour des besoins ponctuels.Le
Dictionnairede Viollet-le-Ducest ainsi feuilletépar un Proustdésormais
reclus,pour qui les livresremplacentles voyages; celui-ci lui offre,en
dix volumes,un équivalentde toutle patrimoine architectural français.Le
tomeX et dernier, paruen 1875, mériteici une mentionspéciale : il per-
metà Proustde revisiterles monuments par rapidessondages,tels qu'il
aime à les pratiquer à partirdu momentoù la rédactionde la Recherchea
commencé,grâce au précieux index des édifices,qui signale tous les
articles,renfermés dans les neufvolumesprécédents, où le site considéré
est analysé.Chaque rubriquede l'indexinvitele lecteurdu Dictionnaireà

8. Genèveet Paris,Droz, 1965, 178p.


9. Voirnotrearticle: « Les églisesde MarcelProust: un modèleretrouvé de Saint-André-
des-Champs» {Revued'Histoirelittéraire de la France,1989-6,p. 1015-1030).
10. RespectivementdansDu côtéde chezSwannetA l'ombredesjeunes fillesenfleurs.

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descendreen quelque sortedans le monumentdétail par détail,facette


aprèsfacette; le monument bien plus se réduità cettesommede facettes,
de pointsde vue conceptuelsqu'on prendsurlui.
Viollet-le-Ducl'entend bien ainsi ; il en prévientson lecteurdans
l'Avis placé en tête : « la monographiede certainsmonumentsd'une
grandeimportancese trouvedisséminée,pour ainsi dire,dans vingtou
trentearticles» ; dès lors,« en recourantau monumentdans la table,tous
les passages du Dictionnairequi décriventou signalentles diversespar-
ties de ce monument sont relatés,avec la date de leur édificationet les
figuresqui accompagnentles descriptions»M. Proustayantabordécette
encyclopédiepourannoterLa Bible d'Amiensde Ruskin,si l'on consulte
la rubriqueamienset la sous-sectioncathédrale,on rencontre l'énuméra-
tion suivante,qui prendpour nous, lecteursde Du côté de chez Swann,
toute son importance: abaque circulaire,abside, accoudoir,amortisse-
ment,anges,animaux,apôtre,appareil,arc, arcature,arc-boutant, arc de
décharge, arc formeret, architecte, architecture, archivolte (de fenêtre et
de portail),autel,bahut,bandeau,base, beffroi, chaînage,chapelles absi-
diales (du chœur,de la nef),chapiteau,charpente,chœur,Christ(portail
occidental),clef de charpente,cloche, clochercentral,cloître,clôturedu
chœur,conduite,corbeaux,corniche,crochet,cuve baptismale,dallage,
écailles, échelle,épi, escalier,fenêtre,flèche,fleuron,fondations, gable,
galerie des rois, gargouille, Jessé (arbre de), labyrinthe, meneaux, nef,pan
de bois, pignon,piles, piliers,piscine,plan, portail,porte,poutrearmée,
profils,redent,rose, sacristie,salle capitulaire,sanctuaire(entouréde
tombeaux),sculpture,soubassement,stalles, statuaire,tombe,tombeau,
travée,tribune, triforium, verrières,Vierge,voûtes.
Si nousreproduisons cetteabondanteenumeration, c'est parcequ'elle
au
permetd'approcher plus près, en elle-même, la méthode de Proustpour
construire de
l'église Combray. Il nous semble que cet index lui a serviau
moins de trois manières. D'abord, la descriptionde la cathédrale
d'Amiensest au totalsi complète,que toutesles partiesde l'église fictive
y sont nommées,y comprisdans ses particularités les plus marquées,
commeles chapellesabsidialesou le rôledes tombeaux.Remarquonsque
dans la description de Saint-Hilaire(/?,1-58 à 66), nous entronsdans le
monumentsectionpar section,notionpar notion: « notreÉglise ! Son
vieux porche...Ses pierrestombales... Ses vitraux...Deux tapisseries...
L'abside... On reconnaissaitle clocher... ». Nos guides touristiques pro-
cèdent par de semblablesenumerations,mais ici, c'est le mode d'ap-
prochedes monuments au moyend'un indexqui a préforméle mode de
description de l'église villageoise. Notrepremièretâche sera précisément

n'estpas paginé.
11. Rappelonsque ce tomeX du Dictionnaire

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de retrouver les fragments d'architecture, disséminésà la fois dans l'ou-


vragede Viollet-le-Ducet dans le patrimoine français,qui sontvenus un
instantposer pour formerl'église de Combray.En deuxièmelieu, les
articlesqui ne désignentpas unepartied'église fournissent, on pourraitle
montreren détail, tout le vocabulairearchitectural employépar Proust
pour décrire son édifice. Il pouvait d'ailleurs retrouver,dans telleou telle
de ces rubriques,un complexeconstituéen rapportavec ses préoccupa-
tionspropres: ainsi l'articlesur les « arcaturesd'ornement» (V, 1-103-
104) rapproche-t-il, pour les besoins de l'analyse, les arcs entrelacés
d'Amiens,la portecentralede Notre-Damede Parisreprésentant les Vices
et les Vertuset le portailSainte-Anne, - troissourcesd'inspirationliées
dans l'universarchitectural de la Recherche.Enfin,il est précieux de
savoir que pour scruterminutieusement tous les aspects de la cathédrale
d'Amiens,Prousta lu une troisièmeséried'articlessignalésici,car préci-
sémentces articlescontiennent l'énoncéde principesgénérauxd'architec-
turequi déterminent, la secondepartiede notreétudes'emploieraà l'éta-
blir,l'esthétiquede la Recherche.
Le romancier pouvait,installédansson œuvreen construction, se recon-
en « »
naître, lisantl'article Symbole de Viollet-le-Duc, dans la mentionde
GuillaumeDurand, auteurdu Rationaledivinorumofficiorum, que l'ar-
chitecteprésenteainsi : « GuillaumeDurandqui, dans son ouvrage,com-
menceparécriresurl'église et ses parties,parledes fondements, des murs,
des piliers,voûtes,toits,fenêtres, de l'orientation,des tours,des portes,etc.
A toutesces partiesdu monument il attacheune valeursymbolique» (V,
VIII-502). Ainsi l'architectedogmatiquede la Rechercheprocède-t-il en
dénombrant les partiesde son église,toutespeupléesde symboles12.
L'église de village offreen premierla ressourceau romancierde
constituer un pointd'ancragearrimant en quelque sorteen un lieu fixeson
universfictif:
Combray, de loin,à dix lieuesà la ronde,vu du cheminde ferquandnousy
arrivions la dernière semaineavantPâques,ce n'étaitqu'uneégliserésumant la
ville,la représentant,parlant d'elleet pourelle aux lointains,
et quandon appro-
chait,tenant serrésautourde sa hautemantesombre, en pleinchamp,contrele
vent,commeunepastoure ses brebis,les dos laineuxet grisdes maisonsrassem-
blées(/?,1-47).
Cettedescriptionest la transfigurationpoétiqued'un principegénéral,
dontViollet-le-Ducs'est faitle découvreuret mêmele défenseur, à savoir
qu'un édificemédiévalest en toutpointsolidairede ce que nousappelons
aujourd'huison environnement. Et cela de deux manières: parce que la
cathédralereflètefidèlementl'état d'espritd'un peuple,et parce que sa
12. Pourl'église de Combray,nousles avonsdénombrés
en quelquespagesà la finde Lire
« Du côtéde chezSwann» (Dunod, 1993,p. 139-142).

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construction des matériauxrégionaux.Si bien que dès sa


est tributaire
préfacegénérale,F architecteouvre la voie et pose ses conditionsà une
étudevéritablede l'artmédiéval:
Nous avonsété frappéde Fharmonie complètequi existeentreles artsdu
MoyenAge et l'espritdes peuplesau milieudesquelsils se sontdéveloppés[...].
Vouloirécrireune histoirede l'architecturedu MoyenAge,ce seraitpeut-être
tenter car il faudrait
l'impossible, embrasser à la fois,et fairemarcher
parallèle-
mentl'histoire
religieuse,politique,féodaleet civilede plusieurs peuples[...] ;
tenircomptedes traditionslocales,des goûtset des mœursdes populations, des
loisimposéesparFemploidesmatériaux (V,1,p. vm-ix).
Viollet-le-Ducavait en outreprévuque le développementincontrôléde
l'urbanismedéfigurerait le cadre (voies d'accès, bâtissesenvironnantes)
qui offrait jusqu'ici Fangle de vue pourlequel les cathédralesavaientété
conçues. Tout cela se rejointchez Proust,et son église Saint-Hilaire
illustreen outre à sa manièrele concept barrésiend'enracinement13.
Mlle de Stermaria,à Balbec, incarneune loi romanesquechère à l'écri-
vain,qu'une femmerésumetoutle paysageoù elle est apparue; l'église à
Combrayoffreune transposition architecturale de cetteloi. Elle doit du
restesa parfaiteharmonieavec les toitsdu villageà Foriginelocale de ses
matériaux,principedontViollet-le-Ducdéveloppe plus précisémentles
conséquencesdans l'article« Architecture »:
Nousvoyonsencoreles formes de l'architecture
se soumettreaux matériaux,
lesemployer danschaquelocalitételsque la nature lesfournit.
Les matériauxsont-
ils petits,
les membres de l'architecture
prennentunemédiocre importance; sont-
ils grands,les profils,les ornements, les détailssontpluslarges; sont-ilsfins,
facilesà travailler,
l'architecture
en profiteen refouillant
sa décoration,
en la ren-
dantplusdéliée; sont-ils grossiersetdurs,ellela simplifie
(V,1-148).
Si elle s'harmonise,pourles différentes raisonsque donneViollet-le-
Duc, avec son entourage,l'église ne se confondpas pourautantavec lui.
Après avoir évoqué l'église « familière,mitoyenne», le narrateurde
« Combray» ajoute cependant:
II y avaitpourtantentreelleettoutce qui n'étaitpaselleunedémarcation que
monespritn'a jamaispu arriver à franchir.MmeLoiseauavaitbeau avoirà sa
fenêtredes fuchsias,qui prenaientla mauvaisehabitude de laisserleursbranches
courirtoujours partouttêtebaissée,etdontles fleursn'avaientriende pluspressé,
quandelles étaientassez grandes, que d'allerrafraîchirleursjoues violetteset
congestionnées contre
la sombre façadede l'église,les fuchsiasne devenaient
pas
sacréspourcela pourmoi; entreles fleurs et la pierrenoirciesurlaquelleelles
s'appuyaient, si mesyeuxne percevaient monespritréservait
pas d'intervalle, un
abîme(/?,1-62).
Un passage du Dictionnaired'architecture
offrel'intérêtde suggérerune
doublesourcepourcettedescription.Dans l'article« Chapiteau» (comme

13. Rappelons que Les Déracinés a paru en 1897.

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52 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

dans plusieursautres),Viollet-le-Ducsignalecet étrangephénomène,dans


la flore sculptéedes cathédrales,qui veut que les fleurset végétaux,
encoreen bourgeondans l'architecture romane,mûrissentet s'épanouis-
sent dans l'architecturegothique, comme si la sculptureétait un signe
visiblede la maturationdes styles.Mais cetteréflexion,on va le voir,en
appelle une toutautre:
On voit,versle milieudu xif siècle,percerautourde la corbeilledu chapiteau
certainsbourgeonspeu développésd'abord,qui se mêlentaux entrelacsromans,à
leursfeuilles,à leursanimauxfantastiques. Peu à peu ces bourgeonss'étendent,ils
s'ouvrenten foliolesgrasses,encoremollesde duvet; les tigescharnues,tendres,
ontcetteapparencevigoureusedes jeunes pousses.Mais déjà cettepremièrevégé-
tationa expulséles enroulements perléset la feuilleanguleuse,découpée,du com-
mencement du xir siècle ; elle est luxuriante,
quoique encorechiffonnée et repliée
sur elle-mêmecomme le sont les premièresfeuillesqui crèventleur enveloppe.
Entreces feuillesrepliées,on aperçoitles boutonsdes fleurs.Déjà les tigesdevien-
nentplus nervurées, elles accusentdes anglesdans leursection.Mais chose singu-
lière,il ne fautpas croireque cettefloraisonde l'ornementation des chapiteaux,au
commencement du xiii°siècle, imitela floraison de telleou telleplante; non,c'est
une sortede florede convention qui ressembleà la florenaturelleet procèdecomme
elle, mais à laquelleon ne pourraitdonnerun nomd'espèce (V, 111-523-524).

La floregothiquerecouvrela pierreet envahitles façades commeles


fuchsiasde Mme Loiseau, cependantqu'est affirmée la nettedémarcation
entrela stylisationartistiquepropreà la sculpturemédiévaleet la nature
sensiblequi lui sertde modèle. Et de mêmeà Combray,l'envahissement
de la florenaturellene faitque nourrir une réflexionsous-jacentesur la
distancequi séparela réalitéet l'art.Cetteréflexiondevientexpliciteau
momentoù elle estrepriseà proposde Saint-André-des-Champs. Le héros
qui s'est réfugiésous son portailméditesur la comparaisonentre les per-
sonnagessculptéset telle paysanneelle aussi en stationsous le porche:
Cetteressemblance[de la sculptureaux objetsreprésentés] étaitsouventcerti-
fiée par quelque filledes champs,venuecommenous se mettreà couvert,et dont
la présence,pareilleà celle de ces feuillagespariétaires
qui ont poussé à côté des
feuillagessculptés,semblaitdestinéeà permettre, par une confrontation avec la
nature,de jugerde la véritéde l'œuvred'art(/?,1-150).

Le héroscroitencoreà cetteexigencede conformité, parce qu'il tra-


verse l'ère du tempsperdu,alors que Viollet-le-Ducénonce déjà le prin-
cipe du tempsretrouvé, à savoir que l'artrecréela vie sans l'imiter.Un
lien est établi,grâce à la comparaison,entrela leçon impliciterenfermée
dans les fuchsiasde Mme Loiseau et les statuessculptéesici. Cetteassi-
milationd'une filleet de fleurspréparediscrètement l'image qui apparaî-
tradans le titred'A l'ombredes jeunesfillesenfleurs.
Mais la descriptionpoétique par Viollet-le-Ducdu mûrissement des
végétauxdans les sculpturesmédiévalesfaitsongerau faitque l'église
Saint-Hilairesemble au narrateur de « Combray» mettreen œuvreune

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PROUSTET VIOLLET-LE-DUC 53

accélérationdu temps,puisqu'il la décritcomme« un édificeoccupant,si


Ton peutdire,un espace à quatredimensions- la quatrièmeétantcelle
du Temps- , déployantà traversles siècles son vaisseau qui, de travéeen
travée,de chapelleen chapelle,semblaitvaincreet franchir, non pas seu-
lementquelques mètres,mais des époques successivesd'où il sortaitvic-
torieux» (/?,1-60). Ici l'espace est une contraction de la durée(on com-
prendque Proust ait été heureux de voir ses théoriescomparéesà celles
d'Einstein): quelques mètrespermettent de franchir des siècles,depuis la
cryptemérovingienne jusqu'aux gracieusesarcaturesgothiques.C'est ce
que souligneViollet-le-Duc,à proposde ce fleurissement des végétaux
sculptés. Le décrivant à nouveau dans l'article « Crochet », il note :
« cettevégétationde pierresembles'épanouir,commesi le tempsagissait
sur ces plantesmonumentalescomme il agit sur les végétaux» (V, IV-
407-408). La contractionelle-mêmedu tempsseraità mettreen rapport
avec le fait,signalé dès sa préfacepar l'architecte,que l'évolutiondes
techniqueset donc des formessubitau MoyenAge une étrangeaccéléra-
tion : « Du momentoù la civilisationdu Moyen Age se sentvivre,elle
tendà progresser rapidement, elle procèdepar une suited'essais sans s'ar-
rêterun instant; à peine a-t-elleentrevuun principequ'elle en déduitles
conséquences,et arrivepromptement à l'abus sans se donnerle tempsde
développerson thème» (V, I, p. VIII). En sorteque franchir des siècles en
quelques mètres reproduit en fait,
pour le visiteurde l'église Saint-Hilaire,
l'évolutionmêmede l'art religieuxau MoyenAge.
Quantau faitque ce voyage dans le tempsse fasse de travéeen tra-
vée, cela s'explique par ce que l'architecteécrità l'article « Travée ».
C'est « la travéequi détermineles proportions et l'aspect de l'intérieur
d'un vaisseauavec ou sans collatéraux14. Or,ces largestravéesdes monu-
ments[médiévaux]surprennent parleurdispositiongrandiose,bienque la
plupart de ces constructions soient d'une dimensionmédiocre» (V, IX-
253). Voilà qui justifie aussi que petiteéglise de Combraymériteune
la
si
description exaltée,qui semble lui conférerles dimensionsd'une cathé-
drale. Mais Viollet-le-Ducsouligneen outreque cette partiede l'église
constitueun pointnévralgiquepour suivrel'évolutionde l'architecture
dans le temps: « Dans la structure du MoyenAge, en France,l'histoirede
la travéeest intéressante, parcequ'elle détermineles essais successifspar
lesquels, de la basilique romaine couverteen charpente,on arriveà la nef
voûtéeen arcs »
d'ogive (p. 239). A titred'exemple, l'architectesuper-
pose « les plans successifsde l'église de Saint-Denis» (IX-227), qu'il a
restaurée, commeon le sait : or « ces plans superposés»l5 montrent que
14. Chez Proust,les collatérauxsont là, puisque le romancierajoute : « de chapelle en chapelle ».
15. La démarche de Viollet le Duc, consistantà dégager une structureen superposant des
plans, évoque la théorieque, dans Le Côté de Guermantes,développent Saint-Loup et ses amis

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54 REVUED'HISTOIRELITTÉRAIREDE LA FRANCE

« si le transsept16a conservésa positionet presqueses dimensionprimi-


tives,il ne se trouveplus au xiir siècle dans les conditionsoù il se trou-
vait au vr et même au xir. Autourde lui, l'église s'est développée »
(p. 229-230). Ainsi, quand le narrateur du Tempsretrouvé évoque comme
un acquis intellectuel« la formeque j'avais pressentieautrefoisdans
l'église de Combray,et qui nous restehabituellement invisible,celle du
»
Temps (/?, IV-62 on
1-622), comprendpourquoi cetteépaisseurdu temps
a été perçueen cheminantde travéeen travée.
Si le vaisseau se déploie dans le temps,c'est donc parce qu'y voisi-
nentle romanet le gothique.Tel apparaît-ilencore
dérobant le rudeetfarouche XIesiècledansl'épaisseur d'où il n'appa-
de ses murs,
avecses lourdscintres
raissait bouchéset aveuglésde grossiersmoellons que par
la profonde prèsdu porchel'escalierduclocher,
entailleque creusait et,mêmelà,
dissimulépar les gracieusesarcadesgothiquesqui se pressaient coquettement
devantlui,commede plusgrandes sœurs,pourle cacherauxétrangers,se placent
en souriant devantunjeunefrère grognonet malvêtu(R,1-60-61).
Très procheest l'explicationque donne Viollet-le-Ducde la disparition
des arcs-boutants lorsquela trouvaillede l'équilibregothique(par pous-
sées contrairesqui se contrebalancent) remplace le principeroman de
«
l'étayagedes masses : en effetles mursépais deviennent alors inutiles,
les piles des nefs peuventrestergrêles, car la stabilitéde l'édifice ne
consisteplus que dans la résistancedes pointsd'appui extérieurssurles-
quels les arcs-boutants prennent naissance » (V, 1-61).
Que les partiesromanes soientfaitesen moellonsest attestépar l'ar-
chitecte,par exemple lorsqu'il précise que les voûtes romanes sont
« maçonnéesen moellonsirréguliers noyés dans le mortier» (V, IX-502,
art.« Voûte»). Que de gracieusesarcaturesgothiquesse trouvent enchâs-
sées dans les lourdscintresromans,Prousts'autoriseà l'imaginerpour
plusieursraisonsque lui fournit Viollet-le-Duc.La première estqu'un édi-
fice médiévalse compose d'un entassementde styles,qui se sontsuper-
posés par coulées successives.On litainsi, à l'article« Cathédrale» :
Chartres n'est qu'une réunionde fragments. Bourgeset Rouensontdes
mélanges de stylesde troisou quatresiècles.Les façadesde Bayeux,
de Coutances,
de Soissons,de Noyon,de Sens,de Séez, sontrestéesinachevées, ontétédénatu-

sous-officiers à Doncières,à savoirqu'une bataille modernerésultede la superposition de


bataillesantérieures,
calquéesles unessurles autresparle stratège d'aujourd'hui qui prépareson
offensive : « Ces opérationsmilitaires,
en dehorsmêmede leurbutimmédiat, sonthabituelle-
ment,dans l'espritdu généralqui dirigela campagne,calquées surdes bataillesplusanciennes
qui sont[...] commele passé,commela bibliothèque, commel'érudition, commel'étymologie,
commel'aristocratie des bataillesnouvelles» (/?,11-410); « les batailless'imitent
et se superpo-
sent» (ibid.,p. 415). Le mêmestructuralisme avantl'heureest à reconnaître dans l'analysedu
stratègeet danscelle de l'architecte.
16. L'usage couranta retenuplutôtl'orthographe transept.

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PROUSTET VIOLLET-LE-DUC 55

rées,ou présentent
des amas de constructions
sans ensemble,élevées successive-
mentsans projetarrêté(V, 11-323).

Cet entassement, qui faitconstamment voisineret se superposerdes por-


tionsd'époques biendifférentes, peutplusprécisément s'expliquerde deux
façons. Il fautd'abord considérerle réemploi des anciennes constructions
dans les nouvelles,que Viollet-le-Ducdécrità l'article« Porte» :
II est bon de signalerce faitassez fréquent du réemploides fragments de portes
du xncsiècle pendantle xmc[...] Les architectes du xmesiècle, si hardisnovateurs
qu'ils fussent,si peu soucieux habituellement des œuvres de leurs devanciers,
paraissentavoirété saisis de scrupuleslorsqu'ils'agissait de fairedisparaître cer-
taines portesélevées pendantle siècle précédent.Ainsi, non seulementsur la
façadeoccidentalede la cathédralede Paris,l'architecte replaçahabilement le tym-
pan,un linteau,la plusgrandepartiedes voussureset des statuesdes pieds-droits17
d'une porte appartenanttrès probablementà l'église refaitepar Etienne de
Garlande,au xir siècle,mais,à la cathédralede Chartres,nous voyonsqu'on rem-
place, sous la façade du xnr siècle, les troisportesqui autrefoiss'ouvraienten
arrièredes deuxclochers,sous un porche; qu'à Bourges,l'architecteréemploiedes
fragments importants, sous les porchesnordet sud,des deux portesdu transsept de
l'église du xir siècle ; qu'à la cathédralede Rouen,on conserve,surla façadeocci-
dentale,au xvicsiècle,deux portesdu xiic(V, VII-393).

Ce qui rendvraisemblablele faitque Proustait songé à ces analyses,


c'est que l'enchâssementdes arcaturesgothiquesdans les cintresromans
se situe précisémentà l'entrée de l'église Saint-Hilaire,dans la partie
situéeentrele porcheet l'escalier conduisantdans le clocher.Cettestruc-
tureest prochede l'exemple donnéconcernant Notre-Damede Paris,et il
est certainque la grandecathédraleparisiennea été utiliséetourà tour
pourconstruire celle de Combraypuis celle
les deux églises proustiennes,
de Balbec, commeon l'a vu. Mais c'est incontestablement l'exemplede
la cathédralede Chartresqui livre,de la façonla plus fidèle,le modèlede
cettepartiede l'église Saint-Hilaire: Illiers-Combray se trouveà quinze
kilomètresde Chartres,et bien des documentsrévèlentque cettecathé-
draleest à la sourcede l'église de Combray18. Notonsen outreque Proust
pouvait ainsi se reconnaître lui-même dans ces architectesde l'époque
gothique : le romancier ne s'attache-t-il
pas en effetà construireses
monuments fictifsen réemployant toutessortesde matériauxprovenant de
cathédralesréelles?
Mais si l'on songe maintenant à ces gracieusesarcades gothiquesqui
recouvrentles lourds cintresromans,l'explicationexactementinverse
pourraitêtre proposée. Viollet-le-Ducexplique en effet(dans l'article
17. Orthographiéaujourd'huipiédroit,ce motdésignela portionde maçonnerie entrel'ébra-
sementet l'ouverture de l'entréed'un portail: les gondsdes vantauxdes portessontainsifixés
à l'arrièredes piédroits.
18.VoirL'Œuvrecathédrale,op. cit.,p. 167 et 184 pourle clocher,p. 220-221pourla sil-
houettegénérale,p. 395-396pourla statuaire.

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56 REVUED'HISTOIRELITTÉRAIREDE LA FRANCE

« Arcade ») que ces arcatures,qui étaientnécessairesdans le systèmede


construction roman,deviennent presqueinutilesà partirdu momentoù les
architectes de l'époque gothiqueadoptèrent le systèmed'équilibragever-
ticalpar contre-pousséesmutuellesdes voûtes.Ces arcaturestoutefoisne
disparurent pas, mais se conservèrent à titrede plus en plus décoratif.Et
dès
précisément lors, on les vit s'enchâsser et apparaîtreen reliefdans la
construction où elles étaientprises:
de la périodeogivalecontinuèrent,
Les architectes dansunbutpurement déco-
à pratiquer
ratif, des arcadesaveugles(arcatures) sousles appuisdes fenêtresdes
bas-côtés dansles intérieurs
de leursédifices,d'abordtrèssaillantes, puiss'apla-
tissantpeuà peuà la findu xnrsiècleet pendant le xive,pourne plusêtrequ'un
placagedécoupéplusou moinsriche,sortede filigrane de pierre
destinéà couvrir
la nuditédes murs(V,t.I, p. 88).
Ce qui donne à penserque Prousta pu recourirà cetteexplication
pourconstruire son église,c'est qu'il évoque lui aussi les « lourdscintres
bouchéset aveuglés de grossiersmoellons». Mais ces partiesaveugles,
que le romanciern'a pas omis d'incluredans son monument fictif,
répon-
dentà un autreprincipede l'architecture médiévale,à savoirque l'utilité
primela décoration.L'article« Arcature» vientde nous le rappeler,et
l'article« Clef » le confirme19, ainsique l'article« Clocher» :
Souvent,pourne pas retarder la construction
de la voûte,on ne prenaitpas le
temps de permettreau sculpteur la rosace; de là lesrosacesenboisrap-
de sculpter
portées aprèscoup,de là aussil'absencede sculpture surquelquesclefsde voûte,
si plustard,
on omettait d'accrocher lesrosacesde boissouslesplateaux de pierre
laissésunis(V,III-268).
La partiela plus mystérieuse de l'église Saint-Hilaire,c'est incontes-
tablementla crypte.Voici en effetle monument« s'enfonçantavec sa
cryptedans une nuit mérovingienne où, nous guidantà tâtonssous la
voûte obscure et puissammentnervuréecomme la membraned'une
immensechauve-sourisde pierre,Théodore et sa sœurnous éclairaient
d'une bougie le tombeaude la petitefille de Sigebert» (/?,1-61). Jean-
PierreRicharda pu identifier l'originedu meurtrecensé s'être perpétré
dans cette crypte, un épisode des Récits des temps mérovingiens
d'AugustinThierry20.Au planarchitectural, l'article« Crypte» de Viollet-
le-Duc apportedes renseignements intéressants. L'architecteinsistesurle
rattachementde la crypteaux substructions les plus anciennesde l'édifice,
en prenantpour exemple la cryptede Saint-Avità Orléans,bâtie par

19. « II arrivaitsouvent qu'en construisant,les sculpteurs n'avaient pas le tempsde ciseler les
clefs de voûtes avant la pose, ou que, la saillie de la sculpture gênant les appareilleurspour poser
la clef sur les cintres,on laissait celle-ci unie à l'intérieuret que l'on accrochait après coup des
rosaces sculptées dans du bois, sous le plateau lisse de la pierre » (V, III-267).
20. « La nuit mérovingienne», dans Proust et le monde sensible. Seuil, 1974, p. 227 à 239.

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PROUST ET VIOLLET-LE-DUC 57

ChildebertIer(la colorationdu nom est toute proche du Sigebert de


Proust),« faiteen moellonsgrossièrement taillés,séparéspardes jointsde
mortier trèsépais » (V, IV-449 et 451). La comparaisonentreles nervures
de la voûtebasse et les membranesd'une chauve-sourispeutrecevoirplu-
sieursexplications,la premièreétantles sculpturesbien connues,et rap-
pelées,on Ta vu,parViollet-le-Duc,d'animauxfantastiques surles cathé-
drales. Mais de plus, à l'article « Construction », l'architecterappelle
qu'un édificedu xir siècle comportedeux sortesd'éléments,l'ossatureet
son enveloppe,la premièreconçuecommeinamovible,la secondecomme
au besoin remplaçable; et il résumeainsi sa pensée : « Toutédificepos-
sède son squeletteet ses membranes» (V, IV-127).
L'autrecaractéristique de la crypteproustienne estqu'elle renferme un
tombeau,lequel est placé exactement au-dessous des plates-tombesqui
paventle chœurde l'église21.Or Viollet-le-Ducnote précisément,dans
l'article« Crypte» : « on observeraque la plupartdes anciennescryptes
des églisesparoissialesou conventuellesétaientplacées de façonà ce que
de la nefon aperçûtles entréesdu caveau » (V, IV-459).
Le chœurde l'église Saint-Hilaireest donc lui-mêmepavé de plates-
tombeslégèrementen relief.On le sait parce que le curé du village se
plaintd'êtretitulaired' « une église où il n'y a pas deux dalles qui soient
au mêmeniveauet qu'on se refuseà me remplacersous prétexteque ce
sontles tombesdes abbés de Combrayet des seigneursde Guermantes»
(/?,1-102), et parce que le narrateur, sitôtpassé le porchede l'église,
évoque « ses pierrestombales, sous lesquelles la noble poussière des
abbés de Combray,enterréslà, faisaientau chœurcommeun pavage spi-
rituel» (R, 1-58).La finde l'article« Tombeau» de Viollet-le-Ducévoque
le principedes plates-tombes, en fournissant un exemplequi éclaire,on va
le voir,la correspondancesecrèteentrela crypteet le chœurde l'église
Saint-Hilaire.Il s'agit des plates-tombesà Saint-Germain des Prés, qui
consistenten les tombesde Frédégonde,de Clovis et de ChildebertIer.
Voici la description de la première:
C'est une plaque de pierrede biais incrustéede fragments de pâte de verreet
de pierresdures,entremêlésde filetsde cuivre.Des réserveslaisséesdans la pierre
forment les linéamentsdu vêtement.La tête,les mainset les pieds, entièrement
unisaujourd'hui,étaienttrèsprobablement peints(V, IX-59).
Il sembleque la mentionde ChildebertIer,en facteurcommuns' agis-
santde la cryptede Saint-Avitet des plates-tombes de Saint-Germain-des-
Prés, ait servi de pivot centralà la créationde l'ensemble soudant la
de
crypte Combray et le pavage du chœur, et leur donnant une même
coloration,celle du hautMoyenAge. Dès 1908, au moment où il posait

voirL'Œuvrecathédrale,p. 474 sq.


secrètesentreles tombeaux,
21. Surces correspondances

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58 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

les premièresfondations de son roman,Prousten décomposaitles facettes


dans une lettreà un ami,auquel il signalaitentreautres« uneétudesurles
pierrestombales» (C, VIII- 113) ; or c'est à peine quelques mois plus tôt
que, on Ta vu,le romancierrecommandeà d'autrescorrespondants la lec-
ture du Dictionnaire d'architecture,dans lequel il s'est lui-même
replongé.Il y a visiblementcorrélationentreces deux faits,une corréla-
tion créatrice; une crypteet des plates-tombes réelles nous en donnent,
sinon tous les prolongements, du moins la source. Viollet-le-Ducattire
quant à lui l'attentionsur la curiositéde ces plates-tombesde Saint-
Germain-des-Prés :
II est difficilede découvrirles motifsqui déterminèrent les religieuxde Saint-
Germaindes Présà faireexécuterce monument suivantun procédéaussi peu usité.
Était-cepourimiterune mosaïquebeaucoupplus anciennequi auraitété faitepar
encloisonnements, surdes indicationsd'artistesbyzantins?» (V, ÏV-59).

Retenonspour l'instantcette interrogation sur une possible source


orientale,que nous retrouverons dans la bouche d'Elstir à propos de
l'église de Balbec, et la figurationdu vêtementdans la pierre,qui éclai-
rera bientôtla correspondance,dans l'église Saint-Hilaire,entre les
tombes,les vitrauxet les tapisseries.
Les inscriptionsne sontpas absentesde ces plates-tombes à Combray,
puisque le narrateur évoque tour à tour « une majuscule gothiqueen
fleurs» et telle« elliptiqueinscriptionlatine» (/?,1-58). Passé l'exemple
rarede Saint-Germain-des-Prés, Viollet-le-Ducdécritle cas le plus géné-
ral : « Souventces plates-tombes n'étaientdécoréesque par une inscrip-
tiongravéesurles bordset un emblèmesur le milieu» (V, IV-67). Mais
Proust a pu recueillir un complément d'informationà l'article
« Dallage » : « Conformément à la méthodeemployéedans la sculpture
du MoyenAge, chaque dalle, saufquelques exceptions,inscritun dessin
complet,et l'ensemblede la compositionétaitobtenuau moyende la jux-
tapositionde ces dalles » (V, V-13). Nous retrouverons ce mode de com-
à
position propos des vitraux.
A l'inverseen effetdu porche,qui n'est décritqu'en passant,parce
que l'écrivainse réservepourcelui de Balbec, et d'abord pourle portail
gothiquede Saint-André-des-Champs, les vitrauxde l'église Saint-Hilaire
fontl'objet de somptueusesdescriptions.
Ses vitraux
nechatoyaient jamaistantque lesjoursoù le soleilse montrait
peu,
en sorteque, fît-ilgrisdehors,on étaitsûrqu'il feraitbeau dans l'église. [...] Il y
en avait un qui étaitun hautcompartiment diviséen une centainede petitsvitraux
rectangulairesoù dominaitle bleu,commeun grandjeu de cartespareilà ceux qui
devaientdistraire le roiCharlesVI ; mais soitqu'un rayoneût brillé,soitque mon
regarden bougeanteûtpromenéà traversla verrière, tourà touréteinteet rallumée,
un mouvantet précieuxincendie,l'instantd'après elle avait prisl'éclat changeant
d'une traînede paon,puis elle tremblait et ondulaiten une pluie flamboyante et

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PROUST ET VIOLLET-LE-DUC 59

fantastique qui dégouttait du hautde la voûtesombreet rocheuse, le longdes


paroishumides, commesi c'étaitdansla nefde quelquegrotte iriséede sinueuses
stalactitesqueje suivaismesparents [...] ; un instant aprèsles petitsvitraux en
losangeavaientprisla transparence profonde, l'infrangibledureté de saphirsqui
eussent étéjuxtaposés surquelqueimmense pectoral, maisderrière lesquelsonsen-
tait,plusaiméque toutesces richesses, un sourire momentané du soleil; il était
aussireconnaissable dansle flotbleuetdouxdontil baignait lespierreries que sur
le pavéde la placeou la pailledu marché, [...] en faisantépanouir, commeen un
printemps historique etqui dataitdes successeurs de saintLouis,ce tapiséblouis-
santetdoréde myosotis en verre(/?,1-58-60).
Bien qu'elle résulteessentiellement d'un long cheminement personnel
de la partde Proust22, cettedescription reçoitplusieurséclairagesdes ana-
lysesde Viollet-le-Duc.La comparaisonentreles vitrauxilluminéset une
mosaïque translucidecorrespondà un fait historique,les mosaïques,
expliquel'architecte à ce mot,étantremplacéespar des vitrauxà partirdu
xir siècle : « et par le faitles vitrauxsontune sortede mosaïquetranslu-
cide » (V, VI-404). Mais c'est dans l'article« Vitrail» que l'on trouve
l'originedu mouvantincendieet de Vinfrangibiliîé du saphir,lorsqueles
vitrauxsontcomparéspar l'architecteaux « chatoiement des pierrespré-
cieuses. Alors les formessemblentvacillercomme les objets aperçusà
traversune napped'eau limpide[...]. A chaque heuredu jour ces effetsse
modifient, toujoursavec des harmoniesnouvelles» (V, IX-447 ; nous sou-
lignons). Viollet-le-Duc manifeste, commele feraici Proust,une prédilec-
tionpour la« lumière passant à travers un dessin» de vitrail{ibid.,p. 404).
La comparaisonentrele vitrailet une tapisseriese trouveaussi chez
Viollet-le-Duc,au moment de signaler l' originalitédes vitraux du
xiir siècle :
A cetteépoque,[...]on multiplia les vitraux légendaires, c'est-à-direcomposés
de petitssujetscompris dansun mêmevitrail etjetéssurunesortede tapisserie
uniforme [...].Les sujetssontgénéralement tenusaussidansunetonalité froide et
nacrée, de sortequ'ilsse détachent parla délicatesse de leurcoloration surle fond
puissant de la tapisserie; etcettefinessede coloration dessujetsestrappelée surla
bordure. Les médaillons jaunesservent de liaisonentrela puissance de la colora-
tionde la tapisserie etl'éclatlimpide des sujetsetbordures (V,IX-399et403).
On a vu que chez Proust,c'est le bleu qui domine.Viollet-le-Ducen fait
une spécialitédes maîtresverriersmédiévaux:
La composition desverresbleusa singulièrement
préoccupélesverriers
desxir
et XIIIesiècles.S'il n'y avaitqu'un rouge,que deuxjaunes,que deuxou trois
pourpres etdeuxou troisvertsau plus,il y a des nuancesinfinies
de bleu,depuis
le bleuclairgrisde linjusqu'aubleufoncéviolacé,etdepuisle bleuglauqueetle
bleuturquoise jusqu'aubleusaphirverdissant (V,IX-398).
Nous retrouvonsici le saphirproustien.Ce que dit l'architectede ces
bleus médiévauxexplique aussi l'aspect grandioseque revêttoutà coup
p. 501-510.
22. VoirL'Œuvrecathédrale,

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60 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

la petiteéglise de village: « C'est en partieau judicieuxemploides bleus


dans leursvitrauxque les artistesdes XIIeet xmesiècles doiventde donner
aux vaisseauxvitrésuneprofondeur et une atmosphèrenacréequi les font
paraîtreplus élevés et plus vastes qu'ils ne le sontgénéralement » (ibid.,
p. 399). Le bleu concourt ainsi, surtoutchez Proust,au jeu opéré sur les
motsde vaisseau et de nef,qui fontde l'église un édificemarinou même
une grottesous-marine(la nacre ne tapisse-t-ellepas l'intérieurdes
coquillages?), si bien que le monumentde Combrayrenferme déjà dis-
crètement quelque chose de l'église marineà Balbec.
Dans l'intérieurde l'église, les vitraux,au-delà de la simplecompa-
raison,voisinentavec de réellestapisseries« de hautelice représentant]
le couronnement d'Esther» (signalonssimplementl'article« Couronne-
mentde la Vierge» - IV-367-368- chez Viollet-le-Duc)
auxquellesleurscouleurs,en fondant, avaientajouté une expression,un relief,un
éclairage : un peu de rose aux
flottait lèvres d'Estherau-delà du dessin de leur
contour; le jaune de sa robes'étalaitsi onctueusement, si grassement, qu'elle en
prenaitune sortede consistanceet s'enlevaitvivementsurl'atmosphèrerefoulée;
et la verduredes arbresrestéevive dans les partiesbasses du panneaude soie et de
laine,maisayant« passé » dans le haut,faisaitse détacheren plus pâle, au-dessus
des troncsfoncés,les hautesbranchesjaunissantes,doréeset commeà demi effa-
cées par la brusqueet obliqueillumination d'un soleil invisible(/?,1-60).

Prousta pu lire les lois régissantles couleursà l'article« Peinture» de


Viollet-le-Duc.Celles qu'il emploie se rattachentau xnc plutôtqu'au
xmesiècle :
L'or admiscommebroderie, commepointsbrillants, commenimbe; jamais, ou
très-rarement, commefond.Couleursdominantes, l'ocrejaune, le brun-rouge
clair,
le vertde nuancesdiverses; couleurssecondaires,le rosepourpre,le violetpourpre
clair,le bleu clair.Toujoursun traitbrunentrechaque couleurjuxtaposée.[...] Vers
le milieudu xiir siècle,cettetonalitéchange.Les couleursfranchesdominent, par-
ticulièrement le bleu et le rouge(V, VII-67-68).

Il apparaîten faitque, pourimprimer dans les tapisseriesde son église


les stigmatesdu temps,le romanciera transposédans leur tramece que
l'architectedit des vitrauxcolorés. Là, précisece dernier,on pratiquele
traitnoirentreles couleurs« pouréviterla bavured'un tonsurl'autre,et
par suitela décomposition de l'un des deux » (V, VII-91) ; selon un autre
procédé,les vitraux colorés étaient« toujoursbordésd'un mincefiletde
verreblanc,commepourles mettreen margeet empêcherles bavuresdes
tons translucidessur l'architecture» (p. 102). Ces bavures,nous les
retrouvons chez Proustdans les tapisseries,mais aussi dans la pierregra-
vée des plates-tombes,lesquelles « n'étaient plus elles-mêmesde la
matièreinerteet dure,car le tempsles avait renduesdouces et faitcouler
comme du miel horsdes limitesde leur équarissurequ'ici elles avaient
dépassé d'un flotblond,entraînant à la dériveune majusculegothiqueen

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PROUST ET VIOLLET-LE-DUC 61

fleurs,noyantles violettesblanches du marbre,et en deçà desquelles,


ailleurs,elles s'étaientrésorbées» (/?,1-58).Proustsemblede plus prêter
à ces inscriptions ce restede couleursque Viollet-le-Ducleur supposait,
on s'en souvient,à l'origine.
Paradoxalement, seuls les vitrauxne subissentpas une telle détériora-
tion. Il est vrai qu'ils sont solidementsertisdans leurs meneaux,leurs
châssis et leursplombs,qui séparentfortement les couleurs.Ce kaléido-
scope des vitrauxinspire une véritablegourmandiseau narrateurde
« Combray» : « II y en avait un qui étaitun hautcompartiment divisé en
une centainede petitsvitrauxrectangulaires » (/?,1-59).Ce compartimen-
tage se prolongedans les châssis de la lanternemagique :
Au pas saccadéde soncheval,Golo,pleind'unaffreux dessein,sortaitde la
petiteforêttriangulairequi veloutaitd'un vertsombrela pented'unecolline,et
s'avançaiten tressautantversle châteaude la pauvreGenevièvede Brabant. Ce
châteauétaitcoupéselonunelignecourbequi n'étaitautreque la limited'undes
ovalesde verreménagés dansle châssisqu'onglissait
entrelescoulissesde la lan-
terne(/?,1-9).
Prousta lu, à l'article « Meneau » du Dictionnaired'architecture
(V, VI-317 à 345), l'artde constituer et de poserces châssis de pierrepor-
tantles vitraux.L'article« Plomberie» lui a révélé par ailleursque les
plombsdes vitraux,« la plomberiedu MoyenAge est traitéecomme une
orfèvrerie colossale » (V, VII-219-220). Mais c'est à l'article « Rose »
qu'il a trouvéles somptueuxcompartiments dontil feralui-mêmeusage,
lorsqu'il lit notamment que les architecteschampenois« donnaientaux
compartiments de leurs fenêtres,aux meneauxet aux réseaux des sec-
tions,une ténuitéqui ne futjamais dépassée » (V, VIII-59). Le romancier
lui-mêmen'a-t-ilpas voulu rivaliseravec ces architectes champenoislors-
qu'il prête à l'ombre découpée sur la balustradede son héros par le reflet
de la ferronnerie « une ténuité dans la delineationdes moindres détailsqui
semblaittrahiruneconscienceappliquée,une satisfaction d'artiste» (/?,I-
389) ? Le compartimentage triomphesurtoutau xme siècle, comme on
l'apprend à l'article« Tympan » : à cetteépoque, « les tympansse com-
posentgénéralement plusieurszones. Les sujets se superposentet se
de
multiplient, ou bien ils sontenfermésdans des compartiments architecto-
»
niques (V, IX-333).
Proustse montreen tous pointsfidèleà l'art des maîtresverriers,en
nommantles compartiments avantmêmeles sujetsde ses vitraux,car de
fait,explique Viollet-le-Ducdans l'article« Vitrail», ce sont les plombs
et les châssis qui constituent la donnéepremièrede la peinturesur verre.
Les verriersen effet,pourcomposerles vitraux
traçaient surun cartonles linéaments principaux des figureset ornements. Ces
linéaments principaux donnaient lesplombs; ou plutôt les plombsn'étaient que le

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62 DE LA FRANCE
REVUED'HISTOIRELITTÉRAIRE

dessinscrupuleuxde toutesles parties.En composantson carton,l'artistepensaità


sa mise en plomb; cela ressortclairementde l'examen attentif des verrièresdu
xir siècle,puisqueles contourssonttoujoursappuyésparun plombqui faitainsi le
traitgénéral.[...] Les armaturesde ferdessinentles grandesdivisionsdécoratives
et donnentl'échelle de l'objet [...]. Les plombsaccusentle dessinet séparentles
couleurspar un traitferme,conditionnécessaireà l'effetharmonieux des couleurs
translucides(V, IX-386).

La projectionde lanternemagique,à Combray,qui comprendtantde


notationstechniques,pourraitainsi s'interpréter comme une séance de
montagede vitrauxmédiévaux.Le narrateur le suggèred'ailleurs : « à
l'instardes premiersarchitecteset maîtresverriersde l'âge gothique,[la
lanternemagique] substituaità l'opacité des murs [de la chambre]
d'impalpablesirisations,de surnaturelles apparitionsmulticolores, où des
légendes étaient dépeintes comme dans un vitrailvacillant et momen-
tané » (/?,1-9). Et lorsque le narrateur décritl'ombre découpée sur la
balustradepar la ferronnerie dans le soleil,le lecteurest invitéà assisterà
la mêmeinversionque celle provoquéeparles plombsde vitraux,celle du
sujetet du cadre23.
Les textesde Proustextérieursà la Recherchequi nous sontconnus
montrent que le romancierattachaitune grandeimportanceaux effetsde
soleil dans l'église à traversles vitraux,et notamment à la projectiondu
sertissagesur la pierre24. Une lettrede 1912 contientpar exemplecette
question précise : « Savez-vous si les plombs d'un vitrailont une
influencesurl'ombrequ'il projette, dessinent-ils de l'ombrepar terre? »
(C, XI-21). Proust travaillevisiblement à l'église de Combray; mais le
résultatde son enquêtenourriraen faitmoinsl'intérieurde Saint-Hilaire
que la page évoquée ci-dessuset la projectionsur la pierred'un refletde
ferronnerie.
Viollet-Ie-Ducattachelui aussi une grandeimportance à cettequestion
qui pourrait sembler a priori ténue, et en déduit tout un art de l'éclairage
à l'intérieurdes cathédrales.Il s'en expliquedans l'article« Balustrade» :
Les balustrades
étantcomposées presque toujoursde petites
courbes, la lumière
frappesurunegrandepartiedes surfacesfuyantes ; pourobtenirdes ombreslarges,
il étaitdonc nécessairede rapprocher, autantque possible,la coupe de ces surfaces
fuyantes de la lignehorizontale,afinde les déroberà la lumière; et commeon ne
donnede la finesseaux partieséclairéesque par l'oppositiond'ombreslarges,que
les partieséclairées,dans les formesde l'architecture,comptentseules,et qu'elles
produisent, suivantla largeurou la maigreurde leurssurfaces,la lourdeurou la
finesse,les architectes,voulantobtenirla plus grandefinessepossible dans la
coupe des balustrades, arrivèrentà développerde plus en plus les surfacesfuyantes
aux rayonslumineux(V, 11-91).

23. Voirnotrearticle: « Rayonde soleilsurun balcon: formation


et enjeuxd'une page de
Swann» (Cahiersdu CERF, XX, 1995,p. 84-124).
24. VoirL'Œuvrecathédrale,p. 220-221et p. 327-328.

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PROUSTET VIOLLET-LE-DUC 63

Le problèmeà résoudreest donc de « déroberà la lumièreles surfaces


fuyantesdes épaisseurspour obtenirdes ombres accentuées » (ibid.,
p. 92). On voitque Proustmeten faitle doigtsur une questionépineuse
dans l'architecture gothique,et que son interrogation concernantla possi-
bilitéde refletsd'ombredécoupés surla pierreest loin d'êtrevaine,et fut
au MoyenAge éminemment techniqueavantd'être,pourle visiteurd'au-
jourd'hui,poétique.Les meilleuressolutionssontapportées,selon Viollet-
le-Duc, par les balustrades, par les claires-voiesdes arcatures,qui « per-
mettent ainsi,précise-t-il incidemment dans l'article« Construction », la
plus brillantedécoupure,des jeux surprenants qui se détachent sur un
fondde vitrauxcolorés» (V, IV-189). C'est là toutce qui intéresseProust.
La confectiondes chapiteauxen reliefprolongeces recherches, le butdes
sculpteurs étant d'« accrocher la et
lumière, [de] faire prévaloirainsi, au
milieudu groupede feuillages,certainesmasses fortement accentuées»
(V, III-503, art.« Chapiteau»). Dans la page surles refletsde ferronnerie,
au troisièmechapitrede Du côté de chez Swann,le narrateur notepréci-
sément: « l'ombredécoupéede l'appui ouvragéde la balustradese déta-
chaiten noircommeune végétationcapricieuse» (/?,1-389),phrasequi
semble toutdroitsortiedes articles« Balustrade» et « Chapiteau » de
Viollet-le-Duc; la balustradedu balcon parisienest une balustradede
cathédrale.Proustse donnaità lui-même,dans le Cahier 27 daté de
1909-1910,cetterecommandation exaltée : « Ne pas oubliercathédrales
- Ô lueursdu soleil,[...] ô ombredes feuillesde pierre» (/?,1-1025).
Parmices vitraux, il en est un que Proustmeten réserve,et pourcette
raisonne prêtepas à l'église Saint-Hilaire,c'est l'arbrede Jessé.Le jour
où le hérosdu Côté de Guermantessera admis dans le FaubourgSaint-
Germain,ce motifde vitrailservirade grandemétaphoreaux généalogies
aristocratiques(/?,11-832),- les noms lui apparaissantalors comme
autantde « bourgeonstranslucidesqui, tels qu'aux antiquesvitrauxde
Jessé les ancêtresde Jésus,fleurissaientde Tun et de l'autre côté de
l'arbrede verre»25.Proustavait pu admirerce motif,ainsi que le rappelle

25. il est à noterque deuxnomsaristocratiques de la Recherchesontmisen valeur,au plan


architectural, parViolletle Duc. Le premier estGallardon.Mmede Gallardonfaituneapparition
comiquedans« Un amourde Swann», où elle estd'ailleurscomparéeà unemosaïquebyzantine
(/?,Í-323).Or l'architecte prendpourexemple,qu'il dessinepourson lecteur, « un de ces chapi-
teauxque nousavonspu dessiner, il y a déjà plusieursannées,dans unemaisonque l'on démo-
lissaità Gallardon,prèsde Chartres ; il dataitdes premières annéesdu xivLsiècle » (11-542-543,
art.« Chapiteau»). Curieusement, il en estde mêmepourl'autrenomproustien, La Tremolile.Il
est longuement questiondes La Tremolilechez Mme Verdurin (/?,1-254-257),et ailleursdans la
Recherche, Proustintroduisant, dans cettelignéeréelle,des personnages fictifs.Et précisément
l'architecte, à l'article« Contre-courbe », place sous les yeuxde son lecteurun motifdécoratif
qui se trouvait « dans la courdu charmant hôtelde la Trémoilleque nousavons vu démoliren
1841(nonsans regrets, carcettedestruction a été un actede vandalismeinutileet auquel il eût
été facilede ne pas se livrer)». Il s'agitd' « une tourelledontla partiesaillanteétaitportéesur

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64 DE LA FRANCE
REVUED'HISTOIRELITTÉRAIRE

l'article« Jessé» de Viollet-le-Duc,dans deux de ses cathédralespréfé-


rées, sculptéen effetdans les voussuresde la porteprincipaleà Amiens,
et peintdans un grandvitrailde Chartres(V, VI- 144-145). Ce dernierest
longuementdécrit,à l'article« Vitrail» (V, IX-387-396),en des termes
qui évoquentles ciels que le hérosà Combrayaperçoit,dans ses stations
sous le porchede Saint-André-des-Champs, au-dessusde Roussainville:
Le fondestbleu,de ce bleulimpide,
unpeunuancéde vert, qui appartientà la
fabrication
de cetteépoque,etqui rappellela couleurde certains
cielsd'automne,
entrela bandeorangéedu soleilcouchantetla pourpre voisinedu zénith.La robe
du roiestd'untonvineux, pourprechaud,le manteau vertd'émeraude,le pallium
et la couronnesontjaune fumée,les chaussures et les parements des manches
rouges(V,IX-387).
Ce derniertraitsemble se retrouverdans les souliersrouges de la
duchessede Guermantes- personnagede vitrail- qui clôt Le Côté de
Guermantes.
Un autremotifn'est pas prêtéà l'église Saint-Hilaire,parce que le
romancieren réservela découverteà l'époque de La Fugitive,à savoirla
représentation des Vices et des Vertus,dontdès l'enfanceà Combray,le
hérosentendparlerpar Swann (R, 1-50),mais qu'il n'apercevraque beau-
coup plus tard,à l'Arena de Padoue. Une réflexionde Viollet-le-Duc,
dans l'article« Symbole», révèlecommentProust-Swann s'est lui-même
familiariséavec ce motif: « Ces pages,qu'on trouvereproduites aux por-
tails de Notre-Damede Paris,de Chartres,d'Amiens,peuventêtreconsi-
dérées comme les plus belles conceptionsdu symbolismechrétienappli-
qué à l'artplastique» (V, VIII-502). Le romancierdogmatique,qui aime
à travailler,
pourcetteraison,surles exemplesles plus caractéristiques,a
choisi le prieuréparisiende Saint-Martin-des-Champs pour modèle de

deux colonnes » ; Viol let le Duc ajoute en note : « Quelques fragmentsde cet hôtel sont aujour-
d'hui déposés dans l'avant-cour de l'École des Beaux-Arts » (V, IV-283 ; dessin sur la page d'en
face). Bien plus, à l'article « Contre-fort», est décrit en détail « le joli hôtel de La Trémoille à
Paris, dont la démolition est à jamais regrettable,et qui avait été bâti dans les premièresannées
du xvic siècle » (ibid., p. 303). Une anecdote vient prouverque cet hôtel était l'exemple d'une
parfaiteréussitedes principesgothiques : « La constructionde cette habitationétait si bien enten-
due, que, malgré l'extrême légèreté des piles et la poussée des voûtes, rien n'avait bougé ; cepen-
dant, lorsque la démolition se fit,on ne trouvaaucun chaînage de ferau niveau du premierétage.
Il va sans dire qu'au niveau des naissances des arcs des voûtes on n'avait pas placé, comme dans
les portiques de l'architectureitalienne,ces barresde ferhorizontalesqui accusent si brutalement
l'impuissance des constructeurs» (ibid., p. 304). L'un des multiples intérêtsdu Dictionnaire de
Viollet le Duc est de renfermerdes descriptionset même des dessins de monumentsqui n'exis-
tent plus aujourd'hui. Il est curieux de constater que Proust, qui voulait savoir si le nom de
Guermantes était éteintpour pouvoir le reprendredans son roman,choisit ici deux noms corres-
pondant à des hôtels particuliersdémolis, - de même, ainsi que nous avons pu le montrer,qu'il
s'est inspirédu prieuréde Saint-Martin-des-Champs,mais à son époque transforméen École des
Arts et Métiers. La poésie de l'aristocratieet des monumentsest, chez le romancier,d'abord une
poésie des ruines,et ses personnages fictifss'édifient sur les décombres de monumentsperdus.

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PROUST ET VIOLLET-LE-DUC 65

l'abbaye de Saint-André-des-Champs parce que Viollet-le-Duclui appre-


naitque ce monumentrenfermait l'essence du gothique; le hérosde Du
côté de chez Swann ne rêve d'aller à Balbec que parce que Swann lui en
a vanté l'église comme « le plus curieuxéchantillondu gothiquenor-
mand» (R, 1-378); on comprend,danscet esprit,que la remarquede l'ar-
chitectesurle motifdes Vices et des Vertuscommerenfermant l'essence
du symbolismemédiévall'ait incité à conférerune extrêmeimportanceà
ce symboledans la Recherche,lequel en effet,après avoir été nommé
dans le premiervolume,donneraun titreà une section(le séjourà Venise)
de La Fugitive.
A l'extérieurde l'édifice,nous retrouvons les vitraux,aperçusà l'en-
vers,particulièrement celui de l'abside, qui offre au regardson « envers
de laque noire» (/?,1-170) Ici, les esquisses non retenuesdu romansont
plus disertessurce « grandvitrailnoir» (1-730) :
Le vitrail
de Gilbertle Mauvaisplusmystérieux ainsidudehors
peut-être où on
nele distinguaitpas maisoù onsentaitdansla couleurmêmesa présence invisible
si voisinedes lieuxles plusfamiliers,et si lointaine,
si fabuleusecommeen ces
œuvres d'artanciennes,ces chosesabîmées, maisquifurent jadisrehausséesparun
goûtétrange d'émauxet de diverses pierreries,si bienqu'on voitencore,çà et là
danslesrainures de la pierrequelquerubisde style,quelquesaphir cabochon(quel-
quecouléed'émailvert,unrubisbaroque ou unsaphir cabochon)(/?,1-1132-1133).
Laissons ici de côté le sujetdu vitrailet sa signification symbolique26,
qui ne sontpas tributaires de Viollet-le-Duc.Il est intéressant en revanche
de mettreen rapportcettedescription de l'aspect généraldu vitrailvu à
l'enverset ce qu'à l'article« Vitrail», l'architecteditdes grisailles,genre
qui triompheau xme siècle : « Le dessin en est plein, large,fortement
redessinéavec fondsrelativement réduitset remplisd'un treillisen noir
ou enlevé au stylesur noir» (V, IX-448). Le balcon éclairépar le soleil,
rappelons-le,dessinera,dans le troisièmechapitrede Swann,les « mille
refletsde la ferronneriede son treillage» (/?,1-389).Viollet-le-Ducajoute
cependant :
C'est dansces compositions de grisaillesqu'on peutreconnaître combienles
verriers
artistes savaientprofiter de la miseen plombpourappuyer le dessin.Les
plombsforment les compartiments principaux,combinés de manière à éviterles
anglesaigustropfragiles. [...] La cathédrale de Soissonspossèdedansla nefde
du xiirsanscouleur,
bellesgrisailles d'ungrandeffet décoratif
; les traits
du des-
sin sontlarges,fournis; quelquesverresprésentent des variétésde blancpour
mieuxaccuserla charpente principale de la composition(V,IX-448-449).
Ainsise poursuitla réflexionsurl'inversiondu motifet du cadre,et il
apparaîtqu'en fait,Prousta répartices réflexionssur les grisaillesen
deux,entreles compartiments et le vitrailde
des vitrauxvus à l'intérieur,

26. VoirL'Œuvrecathédrale,p. 508-510.

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66 REVUED'HISTOIRELITTÉRAIREDE LA FRANCE

l'abside aperçu du dehors.Encore son esquisse sur l'envers du vitrail


opère-t-elle un retournement en positifde ce qu'écritViollet-le-Ducsurle
problème,à ses yeux indésirable,que posentles grisailles:
Si clairementcomposée quesoituneverrière d'ornements engrisaille,
si vigou-
reuxque soitle dessin,si bienaccusésque soientles fonds, il résulte
toujoursde
ces compositions un effetmiroitantà l'œil, qui rappellel'aspectd'une étoffe
damasquinée, c'est-à-dire
unensemble vibrant dontil estdifficile,
à moinsd'une
attention de démêler
fatigante, la trame
(V,IX-451).

L'esquisse de Proust,reprenantles mêmes éléments,suggère au


contraireque c'est là toutce qui faitla poésie d'un tel angle de vue ; s'y
glisse en outrele mystèred'une œuvred'artaperçuedepuis les coulisses.
Et toutl'enthousiasmedu romanciers'exprimera,dans la rêveriesur les
nomspar laquelle s'ouvre le dernierchapitrede Swann,au momentoù le
narrateur compareles sonoritésde Quimperléà « une grisaillepareilleà
celle que dessinent,à traversles toiles d'araignéesd'une verrière,les
rayonsde soleil changésen pointesémousséesd'argentbruni» (R, 1-382).
Nous pouvonsy lireune réhabilitation de ce que Viollet-le-Ducdésignait
comme« le phénomènede vibration causé parles verrières incolores» (V,
IX-453).
Mais ce qui dominedans la visionextérieure de l'église Saint-Hilaire,
c'est évidemment le clocher.Celui-ci n'est pas vu de l'intérieur: le héros
n'y montepas, et le curédu villagedécritseulementle panoramaque l'on
aperçoitdepuis son sommet(/?,1-104-105).Une réflexionnotée dans le
Carnetde 1908 résumetoutl'enjeu des descriptions de clochersdans la
«
Recherche: Un clochers'il est insaisissablependantdes jours a plus de
valeurqu'une théoriecomplètedu monde»27.Viollet-le-Ducquant à lui,
à l'article« Flèche », noteque la flèched'une église impressionneparce
qu'elle « indiqueun effort de l'intelligence,une idée expriméeavec éner-
»
gie (V, V-434). Et le narrateur de « Combray» : « sans doute,toutepar-
tie de l'église qu'on apercevaitla distinguaitde touteautrepar une sorte
de pensée qui lui étaitinfuse,mais c'était dans son clocherqu'elle sem-
blaitprendreconscienced'elle-même,affirmer son existenceindividuelle
et responsable» (/?,1-63). Il n'est pas étonnantdu resteque l'on trouve
des notespréparatoires à ce sujet dans le Carnetde 1908, puisque c'est
trèspeu avantcettedateque Proustrelitle Dictionnairede Viollet-le-Duc
et par ailleurs à cette époque qu'il affirmeavoir en préparation« une
étude sur les pierrestombales». Ce carnetest, entreautres,un cahier
d'étuderecueillantles enseignements trouvéschez l'architecte.
Nous savons du moinscommentle clocherde Saint-Hilaires'articule
à sa base au monument, puisque le narrateur évoque incidemment, on l'a

27. Carnet de 1908, publié par Philip Kolb, Gallimard, 1976, p. 102.

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PROUST ET VIOLLET-LE-DUC 67

vu, « la profondeentailleque creusaitprès du porchel'escalier du clo-


cher» (/?,1-61).Cettebase trapuedu clocherillustre« le rudeet farouche
xr siècle » par « l'épaisseurde ses murs» et « ses lourdscintresbouchés
et aveuglésde grossiersmoellons». Pource dernieraspect,le romancier
a dû s'inspirerd'un passage de l'article« Clocher » où Viollet-le-Duc
décritles toursmassivesdu XIesiècle,à l'originedes clochers,- généra-
lement« une tourmassiveprécédantl'entréeou servantde porche» (V,
IH-287), dontvoici la description:
Des mursépaisflanqués auxanglesde contrefortsplats,percésà la based'une
arcadecintrée,auxétagesintermédiaires
de raresfenêtres,etcouronnés paruncré-
nelage,unelogeet unbeffroi durent
composer nosplusanciensclochers. Le rez-
de-chaussée voûtéenberceaupleincintre,ordinairementsurplanbarlong28, servait
de porche.Rarement unescaliercommuniquait directement de la base au faîtedu
monument, afinde rendreplusdifficile
la prisede cettedéfense.On n'arrivait aux
étagessupérieursqueparlescomblesde la nefou paruneportepercéeà l'intérieur
de Téglise,à quelquesmètresau-dessusd'unpavé,eten se servant d'uneéchelle.
Aupointde vuede l'art,cesconstructions
n'avaientriende remarquable (V,III-303).
Proustreprendà son comptel'aspect rudeet primitif de ces constructions,
en réhabilitant, comme pour les grisailles,leur beauté. Il simplifieen
revanchel'insertionde l'escalier, puisque sa descriptionlaisse entendre
qu'elle se faitau niveau du sol. Pour ce faire,il semble suivreun autre
développement du mêmearticlesurles clochersromansde l'île de France
et de Normandie.Là, le clocherrestebien une « pyramidetrapueet car-
rée », maison trouvementionnéun petitclocherdu XIesituéà Thaon,près
de Caen (rappelonsque les clochersde Martinville sontexplicitement rap-
prochéspar Proustde ceux de Caen, qu'il a vus en 190729) : « son esca-
jusqu'au-dessusde la voûtedu porche,est pris
lier[...] du rez-de-chaussée
aux dépensde l'épaisseurd'une des quatrepiles » (V, III-349). Cettefois,
il s'agit bien de l'insertionde la base du clocher dans l'église Saint-
Hilaire. Prousta choisi pour modèle une exceptionarchitecturale, alors
que d'ordinaire,nous l'avons vu, il opte pour l'exemple le plus usuel, à
l'usage de son lecteur.Cela s'explique par le faitqu'en l'occurrence,la
structure romaneusuelle(base de l'escaliermenantau clocher,séparéedu
sol par une échelle) auraitintroduitdans la descriptionune complication
inutile.L'écrivaindogmatiquedécide,dansce genrede cas, de normaliser
les exceptions,surtoutlorsqueses sourceslui indiquentque la normalisa-
tionest attestéedans les faits.
Le clocherque Ton devineeffilévoisineavec « le restede la tourcar-
rée et à demidétruite qui, moinshaute,subsistaità côté de lui » (/?,1-62).
28. Dontle côtéle pluslongse présentede face.
etPastichesetmélanges
29. Voir,dansles Essais etarticlespubliésavec ContreSainte-Beuve
(éditionétabliepar PierreClarac et Yves Sandre,Gallimard,« Bibliothèquede la Pléiade »,
1971),« Journées en automobile», p. 64 sq., et la notede Proust.

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68 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

l'article« Clocher», dans lequel


Là aussi,Proustsuitdans sa description
Viollet-le-Duccélèbreles clochersde Normandie,et signaleque les édi-
fices en comportaientfréquemment trois,« un clocher sur la croisée et
deux clocherssurla façade » :
Malheureusement, des grandsclochers normandsélevés sur la croisée des
églisesantérieurement à la findu xir siècle,il ne nous resteque des fragments, des
tracesnoyéesdans des constructions postérieures, ou toutau plus les étages infé-
rieurs.Ces clochersétaientcarrés,percésd'un ou de plusieursétagesde fenêtres
éclairantl'intérieurde l'église. A proprement parler,le clocherne commençait
qu'au-dessusde ces étages,qui participaient du vaisseau intérieur(V, III-304).
L'architectesignaleun cas de cet ordredans le clocherde la cathédralede
Bayeux.Si Prousta conservéla formecarréede cettetouren ruine,il a en
revanchechoiside dissocierdeux clochers,là où Viollet-le-Ducles décrit
reconstruits l'un surl'autre,peut-être pourne pas répéterla structurede la
base, où en effetromanet gothiquese trouvent enchâssés,peut-êtreaussi
en pensantà divers modèles d'édifices, notammentla cathédralede
Chartres, où voisinentdeux clochersd'époques et de stylesdifférents.
A son sommetcependant,le clocherle plus récentapparaîtbaignéde
soleil. De la place, on aperçoitses « vieillespierresusées dontle couchant
n'éclairaitplus que le faîteet qui, à partirdu momentoù elles entraient
dans cettezone ensoleillée,adouciespar la lumière,paraissaienttoutd'un
coup comme un chantrepris"en voix de tête" une octave au-dessus»
(/?,1-63).Au sortirde la pâtisserie,voici encore « le clocherqui, doré et
cuitlui-mêmecomme une plus grandebriochebénie,avec des écailles et
des égouttements gommeuxde soleil,piquaitsa pointeaiguë dans le ciel
bleu » (p. 64). La vision cependantse faitbeaucoup plus géométrique,
lorsquele hérosobserve les clochers,non plus de l'église Saint-Hilaire,
mais,prèsde Combray,de Martinvilleà l'horizon,lesquels lui inspirent,
comme on le sait, le poème en prose qui constituesa premièrepage
d'écrivainet l'éveil de sa vocationlittéraire :
Enconstatant,ennotantla formede leurflèche,
le déplacement de leurslignes,
de leursurface,
l'ensoleillement je sentaisque je n'allaispas au boutde mon
impression,que quelquechoseétaitderrièrece mouvement, derrièrecetteclarté,
quelquechosequ'ilssemblaientconteniretdérober à la fois(/?,1-178).
Cettegéométrisationdes formes,pointde départ(d'ailleursà dépas-
ser) de l'inspiration,peut s'expliquer par un passage de l'article
« Flèche », dans lequel Viollet-le-Ducdémontre,précisémentà l'aide
d'indicationsgéométriquesplacées en regardd'un dessin de flèche,que
l'ensoleillementdes surfaces,dans la partiehaute des clochersmédié-
vaux,résultede lignescalculées :
Si la lumière du soleiléclaireobliquementl'unede ses faces(ce qui est,bien
entendu, le cas le plus fréquent),si cettelumièrefrappecettefacede droiteà

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PROUSTET VIOLLET-LE-DUC 69

gauche,Tangle A de la cornicheinférieure, biaisée, comme l'indique le plan, se


colorerad'une légèredemi-teinte, tandisque Tangle B sera en pleine lumière,à
plus forteraisonles facesCD des pinacles30; l'oppositionde la demi-teinte
répan-
due surla faceC, biaise,du pinaclede droiteferaressortirla lumièreaccrochéepar
la face oblique de la pyramideet par sa face parallèle au spectateur,comme
l'ombrerépanduesurla faceobliquede cettepyramideferad'autantmieuxressor-
tirla vive lumièreque prendrala faceD, biaise,du pinaclede gauche.Ainsia-t-on
évité qu'une partiede l'édifice fûtentièrement dans l'ombre,tandisque l'autre
seraitdans la lumière,dispositionqui produitun mauvaiseffetet faitparaîtrede
traverstoutepyramideou cône se détachantsur le ciel (V, V-436)31.

Il reste quelque chose de ce relevé technique,dans la descriptionde


Proust,mais ce substratgéométriqueest présentécomme une donnée
subliméepar la poésie, car ce que le héroschercheà capter,ce n'est pas
un relevé de lignes,mais, précisele passage, « ces lignesremuantesau
soleil ». La géométrieest,pourl'instant,une science à dépasser.
C'est par le clocherde Saint-Hilaireque l'architecture a partieliée,
chez Proust,avec la musique.Sa pointeensoleilléeest comparée,on s'en
souvient,à une voix de têterepriseune octave plus haut.Et la grand-mère
déclarevolontiersen le regardant : « Mes enfants,moquez-vousde moi si
vous voulez, il n'est peut-êtrepas beau dans les règles,mais sa vieille
figurebizarreme plaît.Je suis sûreque s'il jouait du piano,il ne jouerait
pas sec » (1-63). Pour saugrenuequ'elle puisse paraître,cetteréflexion
illustreun passage de l'article « Cathédrale», qui n'a pas dû passer
inaperçuà Proust:
S'il estdeux artsqui peuventêtrecomparés,ce sontcertainement la musiqueet
l'architecture ; ils s'expliquentFun par l'autre; ils ne procèdentni l'un ni l'autre
de l'imitationde la nature; ils créent. Pour créer, il faut calculer, prévoir,
construire. Le musicienqui seul,sans instruments, sans articuler
un son,entend,la
plume à la main et le papierréglé devant lui, la composition harmonique la plus
compliquée,qui calcule et combinel'effetdes sons simultanés; l'architectequi, à
l'aide d'un compas et d'un crayon,tracedes projectionssursa planchette, et voit,
dans ces tracésgéométriques et dans des chiffres, toutun monument, les effetsdes
pleinset des vides,de la lumièreet des ombres; qui prévoit,sans avoirbesoinde
les peindre,les mille moyensd'élever ce qu'il conçoit; tous deux, musicienet
architecte, sontbien forcésde soumettre l'inspirationau calcul (V, 11-385)".
Ce qui veut dire que, pour Proust, l'église Saint-Hilaire est secrètement
reliée aux œuvres de Vinteuil. Un clocher ne jouerait pas sec, dit la grand-

30. Couronnements d'un contreforten formede tabernacle et souventterminés parunepyra-


mide.Le pinaclemarquel'apogée du gothique.
31. Dessincompletde la flèchesurla page d'en face.
se prolongedansí article« Myle» : 1 architecte
51. Cettereflexion et le musicien« ne reçoi-
ventpas directementd'une scène,d'un objetou de la nature,unesensationpropreà se transfor-
meren œuvred'art.C'est de leurcerveauque doitsortircetteœuvre,c'est leurfacultéde rai-
sonnerqui la faitnaîtreà l'étatembryonnaire, qui la développeen la nourrissant d'une série
d'observationsempruntées à la scienceet à des créationsantérieures
à la nature, » (V, VIII-476).

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70 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

mèredu héros; il y a des vitrauxen majeuret en mineur,affirme Viollet-


le-Duc dans l'article« Vitrail», en jouant surle motcompositeur:
II y a évidemment,pourchaquecomposition, pourchaquevitrail, unetonalité
admiseparle compositeur ; on pourrait
presquedirequ'il y a des verrièresen ton
mineur, entonmajeur.
des verrières Cela estsensibledansles édificesoù il existe
ungrandnombre de ces verrières,
commelescathédrales de Sens,de Bourges, du
Mans,de Chartres,
de Tours,de Troyes,d'Auxerre (V,IX-399).
La comparaisonémisepar la grand-mère est excusée par le narrateur
sous
le prétextequ'elle émaneraitd'une admiratrice du clocher« ignorante en
architecture ». Commesouventchez Proust,beaucoupde science se dissi-
mule dans cetteignoranceaffichée.
L'église de Balbec doit beaucoup moinsà Viollet-le-Ducque l'église
de Combray; elle doiten revanchebeaucoup plus à Emile Mâle : c'est
une façadepeupléede symbolesbibliques.L'architecteinfluencela struc-
turede l'église Saint-Hilaire; l'historiende l'art chrétiencommandele
contenude pensée des sculptures. Avec beaucoupd'économie,l'auteurde
la Rechercheévite toutdouble emploi : ce que le héros a observédans
l'édifice de Combrayest totalement absentde celui de Balbec. La tirade,
déjà évoquée, que prononceElstir, un condenséde L'Art religieuxdu
est
XIIIe siècle : « c'est la plus belle Bible historiéeque le peuple aitjamais
pu lire. [...] Car c'est tous les cerclesdu ciel, toutun gigantesquepoème
théologiqueet symboliqueque vous avez là » (/?,11-196-197); mais il
revientquelques élémentsd'inspiration à Viollet-le-Duc.
Et d'abord,le faitque précisément, l'église de Balbec se réduiseà sa
façade. Développant en effetl'idée selon laquelle un édificemédiévalest
conçu comme un livre de pierre,l'architecteécrità l'article« Porte» :
Les portesprincipales,
placéesgénéralementsurl'axe de la nefcentrale,
sont
décoréesrelativement
larges, avecrecherche,
etprésententsouvent,parla sculpture
qui couvreleurstympans,
leursvoussuresetleurspieds-droits,
unesériede scènes
qui sontcommela préfacedu monument
religieuses (V,VII-386).
Il est vrai que l'église de Balbec en comportetantque l'on diraitune
cathédrale.On se souvientque Prousts'est ici inspirédu portailSainte-
Anne de Notre-Damede Paris,à la foisexaminéde prèsen 1914 et com-
mentépar Emile Mâle dans un articlede la Revue de Vart ancien et
moderne.Et les brouillonsde la Recherchemontrent que la cathédralede
Bayeux tenaità l'originela place de l'église de Balbec33.Dès lors,ne
pourrait-on pas penserque le romancier, qui songeaità une cathédraleen
dessinantson église villageoise,a oublié de retaillerle monumentà des
dimensionsplus modestes,ce qui expliqueraitla vision grandioseque
déroule Elstirdevantle héros dans sa descriptionde la façade? Mais

33. VoirL'Œuvrecathédrale,
p. 84-87.

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PROUST ET VIOLLET-LE-DUC 71

Viollet-le-Ducmontreque Proust ne se laisse nullementemporteren


décrivantune église comme une cathédrale; cela résultede la notion
médiévaled'échelle, et le passage suivantde l'article « Cathédrale»
sembleavoir été écritpourjustifierà l'avance le procédéde fabrication
des églises dans la futureRecherche:
Entrezdans la cathédralede Reims ou dans une église de villagede la même
époque, vous trouverezles mêmes hauteurs,les mêmes profilsde base ; les
colonness'allongentou se raccourcissent, maiselles conservent le mêmediamètre,
les mouluresse multiplient dans un grandédifice,mais elles sont de la même
dimensionque celles du petit; les balustrades, les appuis,les socles,les bancs,les
galeries,les frises,les bas-reliefs,
tousles détailsde Varchitecture qui entrent
dans
l'ordonnancedes édifices,rappellenttoujoursVéchelle type, la dimensionde
r homme(V, M 47).

Ainsise trouveaussijustifiéle portailsi richement sculptéde l'abbaye de


Saint-André-des-Champs.
Elstirsouligned'emblée la délicatessedes scènes sculptées: « Si vous
saviez, à côté de l'exactitudela plus minutieuseà traduirele textesaint,
quelles trouvaillesde délicatessea eues le vieux sculpteur,que de pro-
fondespensées,quelle délicieusepoésie ! » (/?,11-196).Voilà qui faitson-
gerà ce que Viollet-le-Duc,dans l'article« Sculpture», écritde l'école de
Toulouseau xiP siècle, notamment dans la représentation
d'Hérodiadeet
de Salomé :
Les scènes représentées surces chapiteauxsont,au pointde vue de l'étudede
la natureet notamment du geste,en avance surles écoles des provincesvoisineset
mêmesur celles du nord.Voici un fragment d'un de ces chapiteauxreprésentant
Salomé,la filled'Hérodiade,au momentoù elle obtientd'Hérode,pendantun fes-
tinet en dansantavec lui,la têtede saintJean-Baptiste.
Les gestesde ces deux per-
sonnagessontexprimésavec délicatesse,indiquentle sujet non sans une certaine
grâcemaniérée.Les draperies,les détailsdes vêtements, d'une extrêmerichesse,
sontrendusavec une précision,une vivacitéet un styleque l'on ne rencontre plus
à cetteépoque dans la sculptureengourdiedes Byzantins(V, VIII- 125-126).

Proustmodifiele sujetdes scènes,qui toucheront à la vie de la Viergeet


du Christ,mais ce sont,dans la bouched' Elstir,les mêmesnotationssur
la délicatessedes gesteset des vêtements. Aussi irait-onsans doute trop
viteen besogneen croyantque toutecettedescriptionest inspiréedu seul
EmileMâle, exégètedes symboles.
La comparaisonavec l'art byzantin,par laquelle finitViollet-le-Duc,
est ici à propos,s' agissantde 1'« église presque persane » de Balbec.
L'architecteétablitvolontiers,quoique sans insister,une relationentrele
raffinement des vitrauxnotammentet l'art oriental.Il note,à l'article
« Peinture», que la peinturedes cathédralessuppose un artdes tonsqui
reprend celui des tapisorientaux(V, VII- 106-107) ; « toutse tient,toutce
lie, comme dans les beaux tapis d'Orient », souligne-t-ildans l'article

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72 REVUED'HISTOIRELITTÉRAIREDE LA FRANCE

« Vitrail» (V, IX-399)34.On l'a vu plus haut s'interroger sur l'origine


byzantined'un motif.Elstirde mêmeconfirmera pourfinirque l'expres-
sion « église presquepersane» employéepar Swann n'est pas inexacte,
s'agissantdu monumentde Balbec : « Certainespartiessont toutorien-
tales ; un chapiteaureproduit si exactementun sujetpersanque la persis-
tancedes traditions orientalesne suffit pas à l'expliquer.Le sculpteura dû
copierquelque coffret apportépar des navigateurs» (/?,II- 198).
Le lecteurne sera en revanchepas introduit dans l'intérieurde l'édi-
fice.Mais curieusement, commepar projection,le Grand-Hôtelde Balbec
revêtassez souventl'aspectintérieur d'une église,ce qui donneraità pen-
ser qu'il a pourfonctionde compenserl'absence d'architecture intérieure
du monument voisin.C'est par cet intermédiaire que les de
leçons Viollet-
le-Duc sontprésentesaussi dans l'univers des Jeunes filles en fleurs.La
meraperçuepar la croiséerenferme et meten œuvreles réflexionsde l'ar-
chitectesur les plombsdes vitrauxqui assujettissent les scènes peintesà
leur cerne : « dans le verreglauque qu'elle boursouflait de ses vagues
rondes,la mer,sertieentreles montants de ferde ma croiséecommedans
les plombsd'un vitrail,effilochait surtoutela profondebordurerocheuse
de la baie des trianglesempennésd'une immobileécume linéamentée»
(/?,11-160).L'entréede l'hôtelressembleparailleursau narthex d'une église
romane,« à l'intérieur, dans le hall qui correspondait au narthexou église
des catéchumènes des églisesromanes» (11-66).Ce traitdescriptif pourrait
constituerla transposition de cette remarquede Viollet-le-Duc,que les
absidesau chœurdes églisesforment « bientôtunepetiteéglise annexéeau
» «
chevetde la grande (V, 1-8,art. Abside »). L'idée va plus loin chez
Proust,si passionnéde symbolisme, et le romanciervoit,dans cettepetite
église dissimuléeà un endroitretiréde la grande,le faitmêmede symbo-
liserl'œuvreà l'intérieur de l'œuvre.C'est une variantemalheureusement
non retenuedu Tempsretrouvé qui nous l'apprend,dans laquelle le narra-
teurévoque François le Champíde GeorgeSand, et le rôle que ce livrea
joué dans sa vie,en ces termes: « commeon voitdans la nichede certains
porches une petitesainte,tenirdans ses mains un objet minusculeet
ouvragéqui n'est autreque toutela cathédralequi l'abrite» (/?,IV-1404).

Si la lecturede Viollet-le-Ducgouvernela construction des églises de


la Recherche,et singulièrement l'église Saint-Hilaireà Combray,il faut
préciserpour finirque l'influencede l'architectene se réduitpas totale-
ment à la confectionde ces édifices concrets.Certainsprincipesplus

34. Sur les rapportsentre l'orientalisme et l'architecturemédiévale chez Viollet le Duc et


chez Proust, voir notre ouvrage Proust et le japonisme (Presses universitairesde Strasbourg,
1997), chap. IV, rubrique : « Japonismeet architecturelittéraire», p. 81-89.

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PROUST ET VIOLLET-LE-DUC 73

généraux,dégagéspeu à peu par l'auteurdu Dictionnaired'architecture,


expliquentaussi, sous diversangles, l'esthétiquetrèsconcertéequi régit
A la recherchedu tempsperdu.Il fautalorssavoirrestituer le nomde Viollet-
le-Duc derrièreun certainnombrede passages théoriquesdu roman.
Les arguments avancéspar Proustcontrela doctrineet la pratiquedes
écrivainsréalisteset naturalistes sontbien connus: ils figurent pourl'es-
sentiel dans Le Temps retrouvé Il
(IV-460-478). résultede ce procèsque
l'empruntà la réalitén'a de valeurpoétiqueque s'il est revivifiépar une
impressionauthentique, et par là faitl'objet d'une stylisation.
Et précisé-
ment,ce que signifiela sculpturemédiévaledans la Recherche,c'est cette
stylisationdu mondesensibleen lois généralesqui définit,aux yeux de
Proust,le travailde l'artiste35.
Une telleréflexionétaitamorcée,on l'a vu,
par la comparaison entre fleurs réelleset murde l'église à Combray,puis
entrejeune paysanneet statuessculptéesau portailde Saint-André-des-
Champs.L'article« Flore», dans le Dictionnairede Viollet-le-Duc,déve-
loppe une esthétiquegénéraledéjà touteproche,surce point,de celle que
mettraProusten œuvre:
Ces artistesne sontpas botanistes; s'ils cherchent à rendrela physionomie de
certainsvégétaux,ils ne se piquentpas d'exactitudeorganographique ; ils ne se
fontpas fautede mêlerles espèces,de prendreun boutonà telleplante,unefeuille
à celle-ci, une tige à celle-là; ils observentavec une attentionscrupuleuseles
caractèresprincipaux des végétaux,le modelédes feuilles,la courbureet la dimi-
nutiondes tiges,les attaches,les contourssi purset si fermesdes pistils,des fruits
ou des fleurs; ils créentune florequi leurappartientmais qui, toutemonumentale
qu'elle est,conserve un caractère de vraisemblance
plein de vie et d'énergie.Cette
floremonumentale ses allures; c'est un art,pour
a ses lois, son développement,
toutdireen un mot,nonpointune imitation(V, V-498).

Les sculpteursne sont pas des botanistes; le narrateurdu Temps


retrouvétransposera le principeen ces termes: « Le littérateur envie le
peintre,il aimeraitprendre des croquis,des notes,il est perdu s'il le fait»
(R, IV-478). L'artistemédiéval sculptesa fleuren prenant ici un bouton,
là une feuille,ailleursune tige; voici par comparaisonle « littérateur »
selon Proust au travail:
Quand il écrit,il n'est pas un geste de ses personnages,un tic,un accent,qui
n'ait été apportéà son inspirationpar sa mémoire,il n'est pas un nomde person-
nage inventésous lequel il ne puisse mettresoixantenoms de personnagesvus,
dontl'un a posé pourla grimace,l'autrepour le monocle,tel pour la colère,tel
pourle mouvement avantageuxdu bras (ibid.).
L'idée a bien aussi chez Proust une origine architecturale : « il faut
beaucoup d'églises vues pour en peindre une seule » (ibid., p. 486)36.

35. Voirunerubrique à ce sujetdansL'Œuvre cathédrale, p. 416-422.


36. Proustexplique,dansunelettre de 1914,comment il a « fabrique» les vitraux
de 1église
: « quandj'ai trouvéd'autrespetitsmorceauxde véritéje les metsboutà boutpour
Saint-Hilaire

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74 REVUED'HISTOIRELITTÉRAIREDE LA FRANCE

Les sculpteurs, expliqueViollet-le-Duc,« observateurs finset scrupu-


leux, saisissentles caractèresgénérauxde la formedes planteset repro-
duisentces caractèresavec adresse.Ils aimentles végétaux,ils connais-
sentleursallures,ils saventcomments'attachentles pétiolesdes feuilles,
commentse disposentleursfaisceauxfibreux; ils conservent et reprodui-
sentavec soin ces contourssi beaux,parce qu'ils expriment toujoursune
fonctionou se soumettentaux nécessitésde l'organisme; ils trouvent
dans les végétauxles qualitésqu'ils cherchentà faireressortirdans la
structure de leursédifices[...]. L'ornementation de l'architecturegothique
de la belle époque est commeune végétationnaturellede la structure »
(V, V-508-509). Pour Proustaussi, l'artisteest celui qui extraitdes don-
nées sensiblesdes lois et des généralités: « c'est le sentiment du général
qui dans l'écrivain futur choisit lui-même ce qui est généralet pourra
entrerdans l'œuvred'art». Cettestylisation intervient notamment dans la
perception du comique,« car dans un ridiculel'artistevoitune belle géné-
ralité» (/?,IV-479-480).
Les sculpteursdoiventse débarrasserde la poussièredes notations
inutilespourdégagerles structures essentielles:
Les détails,ils les négligent ou les suppriment; maisce qu'ilsexpriment avec
d'amantspassionnés
l'attention de la nature,
ce sontles grandes lignes,cellesqui
caractérisentchaquevégétal, [...]afinqu'étantobligésde supprimer certainsdétails
pourdonnerà la sculpture l'aspectmonumental qu'elle doitgarder,ils puissent
conserver toujours la physionomie duvégétal(V,V-516-517).

Quant à l'écrivain,« il n'a écouté les autresque quand, si bêtes ou si


fousqu'ils fussent,répétantcommedes perroquetsce que disentles gens
de caractèresemblable,ils s'étaientfaitspar là même les oiseaux pro-
phètes,les porte-paroled'une loi psychologique» (/?,IV-479). On pour-
rait multiplierles rapprochements de cet ordre. Il est certainque ces
textesde Viollet-le-Ducprennent une résonanceparticulièreet touted'ac-
tualité,à une heureoù les milieuxlittéraires véhiculent, dans les années
1910, les dernièresrumeurs du conflitdoctrinalqui vientd'opposer les
symbolistesaux naturalistes.La stylisationsculpturalesemble illustrer,
telleune loi immuable,le procèsd'un artqui aspireraità photographier le
mondesensible.
Il est donc dans l'essence du regardartistiquede styliserla vie. Cette
stylisation prendsurtoutun caractèregéométrique.C'est ce que donne à
voirl'article« Rose » :

essayer de reconstituer,de restaurerl'objet, fût-ce un vitrail. Avec des heures passionnées et


clairvoyantesque, au cours d'années différentes,il m'a été donné de passer à la Sainte-Chapelle,
à Pont-Audemer,à Caen, à Évreux, j'ai en mettantbout à bout les petites impressions qui
m'avaient été données, reconstituéle vitrail» (C, XIII-24). C'est la méthode du sculpteur selon
Viollet le Duc.

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PROUST ET VIOLLET-LE-DUC 75

Lorsqu'onjetteles yeuxsurces réseauxde pierre, composéspresqueexclusi-


vement de lignescourbes,il semble, au premier abord,que ces mailles[...] ne sont
déterminées que parle caprice.Il n'enestriencependant [...] : il fautavoiraffaire
à la géométrie,pourse rendre compte de ces compositions(V,VIII-62).
C'est à ce pointde vue que la géométriese voitréhabilitée, dans l'esthé-
tique de Proust.Le narrateurdu Temps retrouvé s'avise en effet
que l'écri-
vain doit observerle mondesensibleet psychologique« comme un géo-
mètrequi dépouillantles choses de leurs qualités sensiblesne voit que
leursubstratum linéaire» (/?,IV-296). Viollet-le-Ducest ici toutproche.
Est aussi réhabilitéela photographie, qui dans ce contextecesse de
représenter une copie servilede la réalité,mais au contrairedésigneun art
du cadrage qui se confondavec la vision originalede l'artiste,dans la
mesureoù elle permetde redécouvrir, sous un nouvelanglede vue, ce que
l'on croyaitdéjà connaître.Le narrateur des Jeunesfillesenfleurss'arrête
un instant sur cet artalors en pleinessor,qui produitce que les contem-
porainsappellentd'« admirablesphotographies » :
Si l'on chercheà préciserce que les amateursdésignent dansce cas parcette
épithète,on verraqu'elles'appliqued'ordinaireà quelqueimagesingulière d'une
choseconnue,imagedifférente de cellesque nousavonsl'habitude de voir,singu-
lièreetpourtantvraie,etquià causede celaestpournousdoublement satisfaisante
parcequ'ellenousétonne, nousfaitsortir de noshabitudes, et toutà la foisnous
faitrentreren nous-même ennousrappelant uneimpression. Parexemple, tellede
ces photographies« magnifiques » illustrera
uneloi de la perspective, nousmon-
trera que nousavonsl'habitude
tellecathédrale de voirau milieude la ville,prise
au contraired'unp'ointchoisioù elleaural'airtrentefoisplushauteque les mai-
sonsetfaisant éperonau borddufleuved'oùelleestenréalité distante (/?,11-194).
Viollet-le-Ducsuggéraità sa manièrele même enseignement, qui souli-
gnait,dans l'article« »
Restauration : « Dans les on
restaurations, ne sau-
raittropuser de la photographie, car bien souvent on découvre sur une
épreuvece que l'on n'avait pas aperçu sur le monumentlui-même»
(V, VIII-33).
Chez Proust,l'architecture de l'œuvre,surlaquelle il nous faudrafinir,
c'est d'abord l'architecturede la mémoire.Le narrateur de « Combray»
peut reconstruire l'univers de son enfance grâce à la mémoire involon-
taire,commel'indiquecetteesquisse à l'épisode de la madeleine : « main-
tenantderrièrele pavillonque mes grands-parents avaient faitconstruire à
Combrayet où nous habitions,la vieille maisonprovincialede ma tante
Léonie à laquelle ce pavillonétaitaccoté,est reconstruite. L'escalier qui
va de ma chambreau vestibules'arrêtesur ce long premieroù s'em-
branchele petitescalier intérieur qui rejointla chambrede ma tante»
(/?,1-697).La mémoirese fait le Viollet-le-Ducde la vie passée, et Proust
a dû penserau textedéjà cité de l'article « Porte » (V, VII-393), dans
amène
lequel l'architectedécritla techniquemédiévaledu réemploi,qui

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76 REVUED'HISTOIRELITTÉRAIREDE LA FRANCE

les bâtisseursà rejointoyerde même trois portes anciennes sous une


façade nouvelle, ou deux extrémitésdu transeptd'autrefoissous les
porcheslatérauxd'aujourd'hui.
Tous ces matériauxsont d'époques différentes,
et leur réunions'in-
carnevolontierschez Proustdans le symboled'un retable.L'écrivainde la
mémoireest ainsi comparéà un esthète:
Un amateurd'artà qui on montrele voletd'un retablese rappelledans quelle
église,dans quels musées,dans quelle collectionparticulière les autressontdisper-
sés [...] ; il peutreconstituer
dans sa têtela predelle,l'autel toutentier(/?,IV-551).

Viollet-le-Duc consacre toute une étude aux retables,dans l'article


« Autel » (V, 11-43à 52) ; il en vantebien sûraussi la délicatesseà l'ar-
ticle « Retable » : « Ces bas-reliefs,dont les figuressont d'une petite
dimension,sont exécutés avec une grandedélicatesse» ; « les retables
devinrent pourles sculpteurs,à daterdu xnr siècle, un motifprécieuxde
décoration» (V, VIII-37). Ici le romancierinvestitcettematièrepremière,
pourainsi dire,d'une richeimageriepersonnelle.
C'est ici, dans l'examen et le réemploide ces matériaux(de construc-
tionet de mémoire)d'époques différentes, un débatfameux,
qu'intervient
celui des restaurationsde Viollet-le-Duc.Celui-ci souligne dans son
Dictionnairela difficulté que l'on rencontreau momentde restaurerun
monumentdu Moyen Age, qui a été modifiéplusieursfois : à quelle
époque de la construction fixerla restauration?
Souventdes monuments ou des partiesde monuments d'une certaineépoque
ontété réparésà diversesreprises,et cela pardes artistesqui n'appartenaient pas à
la provinceoù se trouvebâti cet édifice.De là des embarrasconsidérables.S'il
s'agit de restaurer
et les partiesprimitives et les partiesmodifiées,faut-ilne pas
tenircomptedes dernières et rétablir
l'unitéde styledérangée,ou reproduire exacte-
mentle toutavec les modifications postérieures ? (V, VIII-23,art.« Restauration
»).
C'est visiblement en réponseà ce passage que le narrateur de Du côté de
chez Swann s'en prendà « ces architectesélèves de Viollet-le-Duc,qui,
croyanttrouversous un jubé37Renaissanceet un autel du xvir siècle les
tracesd'un chœurroman,remettent toutl'édificedans l'état où il devait
êtreau xir siècle » (/?,M 63-164). Dans la lettrede 1907 déjà citée surles
merveillesdu Dictionnaire(C, VII-288), Prousts'en prenaitdirectement
aux restaurations de Viollet-le-Duc,qui, on le sait, a été blâmé d'avoir
appliqué la méthodedont parle le romancier,notamment au château de
Pierrefonds.

37. Le jubé apparaît en effetdans les cathédrales et abbatiales à partirdu xir siècle. Ce mot
désigne une clôture praticable, séparant du chœur où se célèbre la liturgiel'assistance des laïcs.
Parmi les jubés célèbres que pouvait connaître Proust,citons ceux de Saint-Marc à Venise et de
Chartres.Viollet le Duc consacre un article au jubé (VI-147-150).

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PROUSTET VIOLLET-LE-DUC 77

La méthodequ'expose l'architecteest pourtantloin d'êtregrossière:


Lorsqu'il s'agit,parexemple,de compléterun édificeen partieruiné,avantde
commencer,il fauttoutfouiller,toutexaminer,réunirles moindresfragments en
ayantle soin de constaterle point où ils ont été découverts,et ne se mettreà
l'œuvreque quand tousces débrisont trouvélogiquementleurdestination et leur
place,commeles morceauxd'un jeu de patience.Fautede ces soins,on se prépare
les plus fâcheusesdéceptions,et tel fragment que vous découvrezaprès une res-
taurationachevée,démontreclairementque vous vous êtes trompé.Sur ces frag-
mentsque l'on ramassedans des fouilles,il fautexaminerles lits de pose38,les
joints,la taille; car il est telle ciselurequi n'a pu êtrefaiteque pourproduireun
certaineffetà une certainehauteur.Il n'est pas jusqu'à la manièredontces frag-
mentsse sontcomportésen tombant, qui ne soitsouventune indicationde la place
qu'ils occupaient.[...] En remontant les constructions doit,
nouvelles,[l'architecte]
autantque fairese peut,replacerces débrisanciens,fussent-ils altérés(V, VIII-34).

Proust, qui a lu ces textes, et dont le narrateurdialogue avec le


Dictionnaire,nommenon Viollet-le-Duc,mais « ces architectes élèves de
Viollet-le-Duc», - soitqu'il ait répugnéà s'en prendreà un si grandper-
sonnagedu xixcsiècle,soit qu'il lui ait faitcettejustice que notregénéra-
tiona seulementcommencéà faire,en reconnaissant que les restaurations
abusives sontsouventdues aux successeursde Viollet-le-Duc,lequel ne
tombe guère sous le coup des reprochesqu'on lui applique de façon
presqueproverbiale.
Quoi qu'il en soit, il faut considérerque ces restaurations servent,
pourle narrateurde « à
Combray», désigner sa « rêverie », celle des sou-
venirs,qui derrièrela topographie nouvelle du village, sait restituer celle
d'autrefois,« ne laisse pas une pierredu bâtimentnouveau,reperceet
"restitue"la rue des Perchamps» (loc. cit.). Choisirun niveaude restau-
ration,c'est donc retrouver par le souvenirun niveaud'époque, une stra-
tificationdu passé,avec toutce qui lui étaitconcomitant. Mais nousavons
pu aussi suggérerque dans l'esprit de Proust, ces stratifications dési-
gnaienttout autantles manuscrits de dates différentes composantson
œuvre39. Les partiesromanesde l'œuvrecathédralesont esquisses les
les
plus anciennesappartenant à Du côté de chez Swannet au Tempsretrouvé,
écritessimultanément. Ensuitesontvenuesles partiesgothiquesou encore
postérieures.Ici, restaurerle monumentsignifieen choisir la version.
Proustfutlongtempsle Viollet-le-Ducde sa propreœuvre,au moment
d'opterentredes versionsécritesà des époques différentes. Puis ce futle
tour de l'éditeurde la Recherche d'occuper la place de l'architecte,
notamment pourLa Fugitive(Alberanedisparue).Le romancieren effet
ayantamorcé,juste avantsa mort,un profondremaniement de cettesec-
tiondu cycle romanesquesans avoirle tempsd'en tirerles conséquences

entredeuxlits.
de pose d'une pierrede taille,chacuneétantcomprise
38. Surfaceshorizontales
39. VoirL'Œuvrecathédrale,p. 36, 359-360et 371-372.

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78 REVUED'HISTOIRELITTÉRAIREDE LA FRANCE

pourla reconstruction des dernierstomes,les éditeursqui ontjugé indis-


pensablede retenirpourcetteraisonles versionsantérieures à l'automne
de 1922 ontappliqué la méthodede restauration de Viollet-le-Duc; ceux
qui ont considéréque la dernièreversionest en tous les cas la seule à
considérercritiquentcette méthode.Ce débat sur les restaurations litté-
rairesn'estpas plus résoluque l'autre,surles restaurations de monuments.
On le voit,le débat sur les restaurations de Viollet-le-Ducne symbo-
lise pas seulementchez Proustle travailde la mémoire,qui constituele
sujet centralde son œuvre,mais aussi la construction même de cette
œuvreen chantier.Il apparaîtpourfinirque le romancier dogmatique,qui
faitdireau narrateur du Tempsretrouvé: « l'idée de ma construction ne
me quittaitpas un instant» et évoquerses « travauxd'architecte» (/?,IV-
617-618) ; qui réponden 1914 à une premièrelettrede JacquesRivière:
« Enfinje trouveun lecteurqui devineque mon livreest un ouvragedog-
matiqueet une construction ! » (C, XIII-98), - ce romancier dogmatique
a biensouventet trèsprécisément puisé dans les principesgénérauxédic-
tés par l'auteur du Dictionnaired'architecturepour édifierson monu-
mentlittéraire.
L'architecturede la Rechercheobéira essentiellement, remarquons-le,
aux principesgothiques.Le premierest de soumettre la constructionà un
assemblagesi minutieuxdes pièces qu'il fauten sommecommencerpar
la finet remonter ensuite,par un enchaînement rétrograde,aux prémisses.
Ce mode de constructionrésulte,comme l'explique Viollet-le-Duc,de
l'apparitionde la voûteen arcs d'ogive :
Le premierrésultatde cetteinnovation futd'obligerles constructeursà compo-
ser leursédificesen commençant parles voûtes,et,parconséquent, de ne plus rien
livrerau hasard,ainsi qu'il n'étaitarrivéque tropsouventà leursprédécesseurs;
cetteméthode,étrangeen apparenceet qui consisteà fairedériverles plans par-
terrede la structure
projetéedes voûtes,est éminemment rationnelle(V, IV-44,art.
« Construction »).
Un équivalentlittérairede ce principe,c'est la « Méthodede composi-
tion » d'Edgar Poe, texte dans lequel l'écrivain explique qu'un poète
dignede ce nom ne doitécrirele premiermotde son poèmeque lorsqu'il
en possède les derniers,et tous les enchaînementsintermédiaires, et
prouveses diresen détaillantle mode de compositionimplacablede son
poème « Le corbeau ». Proustaprès Baudelaire se montretrèsfrappéde
ces réflexions40, et l'acte créateurconsistantà commencerpar la fin,
puisque telle est ici son expressionfavorite,domineratoutel'édification
de la Recherche.C'est notamment en architectegothiqueque le romancier

40. Voir notre étude : « Méthode de composition : Marcel Proust lecteur d'Edgar Poe »
(Revue des LettresModernes, Proust /, Minard, 1992, p. 35-83).

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PROUSTET VIOLLET-LE-DUC 79

peut annoncer,dès 1909, c'est-à-direles bases de son œuvre à peine


posées : « je viens de commencer- et de finir- toutun long livre»
(C, IX-163) ; et cela, on ne peutl'affirmer que « quand on a construit (et
je le dis au sens architectural) un ouvrage d'une façon si raisonnéeque
chaque phrasea sa symétrique, et qu'enfin,à la premièrepage du premier
volumese superposela dernièrephrasedu derniervolume » (C, XVIII-
365), écritesen effetà peu près simultanément. Ce ne sontpas là, on le
voit maintenant,de vaines paroles et, la lettre ici le suggère, au
Dictionnaireraisonnéde Varchitecture françaisedu XIeau XVIesiècle de
Viollet-le-Duccorrespondici un Ouvrage raisonnéd'architecture fran-
çaise au XXe siècle, qui n'est autre qu'A la recherche du tempsperdu.
Commenceret finirsimultanément toutun long livre,en 1909, c'est
trèsexactementl'équivalentdu travailde l'architectegothique,traçant
son plan par-terre en prévoyantsimultanément la structureprojetéedes
voûtes : cetteméthodede « prendretouteconstruction par le haut,pour
arriversuccessivement à tracerles bases », telleque l'explique Viollet-le-
Duc (loc. cit.),est la méthodemêmede Proust.A l'opposé se situece que
l'on observedans l'architecture romane:
II est une grandequantitéde constructions
romanesqui indiquent, de la partdes
architectes, un défautcompletde prévoyance.Tel monument est commencéavec
l'idée vague de le terminer d'une certainefaçon,qui resteà moitiéen chemin,le
constructeur ne sachantcommentrésoudreles problèmesqu'il s'est posés ; tel
autrene peutêtreterminéque par l'emploide moyensévidemment étrangers à sa
conceptionpremière.On voit que les constructeurs romansprimitifs bâtissentau
jour le jour (V, IV-41-42).
Mais Proustne pouvait-ilreconnaître toutaussi bien,dans ces architectes
de l'âge roman,ses tâtonnements littéraires
précédantla premièreidée de
la Recherche? Le monument commencéavec une idée vague,et qui pour
cetteraisonresteraen chemin,n'est-cepas Jean Santeuil,écritau jour le
jour surdes feuillesvolantes,et abandonnéau momentd'étudierprécisé-
mentla cathédraled'Amienspourtraduire Ruskin41? Et le monument qui
ne peut être terminéque par des moyensévidemmentétrangersà la
conceptionpremière,n'est-cepas la Recherchedu tempsperdu,sortiepar
déviationde ContreSainte-Beuve? Une époque romaneet une époque
gothique,tellesque les définitViollet-le-Duc,se sontdonc succédé dans
la vie de Proust,dans l'histoirede sa vocation,si bien que son cycle
romanesquelui-mêmeincarne,dans la vie du héros, un temps perdu
roman,puis un tempsretrouvégothique.
41. Voirunelettre
de décembre1899: «je travaille depuistrèslongtemps à un travailde très
longuehaleine,mais sans rienachever.Et il y a des momentsoù je me demandesi je ne res-
semblepas au maride DorothéeBrookdans Middlemcirch et si je n'amasse pas des ruines.
Depuis unequinzainede joursje m'occupeà un petittravailabsolument différentde ce que je
à proposde Ruskinet de certaines
faisgénéralement, » (C, 11-377).
cathédrales

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80 REVUED'HISTOIRELITTÉRAIREDE LA FRANCE

Dans une construction pleinementgouvernée,c'est-à-direici gothi-


que42,rien n'est laissé au hasard43, ce qui veut dire concrètement que
chaque pièce est nécessaireà l'équilibrede l'ensemble,qu'aucune ne peut
en êtreretirée.Viollet-le-Ducpose ce principedès l'article« Architec-
ture» : « L'édificegothiquene restedeboutqu'à la conditiond'êtrecom-
plet; on ne peuttrancher un de ses organessous peinede le voirpérir,car
il n'acquiertde stabilitéque par les lois de l'équilibre» (V, 1-149). La
Recherches'offrecommeun telédifice,puisqu'on a vu Prousten présen-
ter les volumescomme « des livres où je vous montrerai que le seul
mériteest dans la soliditédes moindresparties» (C, XVIII-359). Ce qui
veutdire,ajoute Viollet-le-Ducdans l'article« Construction », qu'on ne
pourrait retirer
une pièce sans que tout s'effondre :
L'architectureest un artimpérieux: dès que vous modifiezun de ses membres,
dès que vous ajoutez quelque chose à l'ordonnance,vous voyez les difficultés
de
détail s'accumuler.Un premierchangement du système,que vous supposez peu
important toutd'abord, en exige un second, puis un troisième,puis une foule
d'autres.Alorsou il fautrétrograder,ou devenirl'esclave des exigencesque vous
avez provoquéesdans une premièretentative ou une premièreconcession.On se
débatcontreces difficultéssuccessivesqui semblentnaîtreà mesurequ'on les sur-
monte(V, IV-194-195).

Proustest amené à paraphrasersans le dire ce passage, le jour où il


explique à François Mauriac, après l'avoir précisé à Francis Jammes,
pourquoiil ne peut,non ici ajouterune pièce, mais retirer
de Du côté de
chez Swann la scène de Montjouvainqui avait choqué poète :
le
Votreami, le Maîtreque j'admireentretous,M. FrancisJammes,m'avait,au
milieu de louanges infinieset imméritées, demandé de supprimerdu premier
volumede l'ouvragedontje suis si heureuxque vous aimiez le titre,un épisode
qu'il jugeaitchoquant.J'auraisvoulupouvoirle satisfaire.Mais j'ai si soigneuse-
mentbâticet ouvrageque cet épisode du premiervolumeest l'explicationde la
jalousie de monjeune hérosdans les quatrièmeet cinquièmevolumes,de sorte
qu'en arrachant la colonneau chapiteauobscène,j'aurais faitplus loin tomberla
voûte(C, XVIII-404-405).

Ce sont deux professionnels,remarquons-le, qui parlentsemblable-


mentde leurart,parce que chacundans son domainea mené son expé-
riencejusqu'au bout et en connaîttous les ressortset tous les incidents
possiblesde parcours.Proustaugmentant sans cesse son œuvreéquivaut
exactementà Viollet-le-Ducrestaurateur
des monuments médiévaux,- et

42. « Mes livres sont une construction», affirmeProust, encore dans une lettre de 1922
(C, XXI-41) ; « l'architecturegothique [...] est avant toutune construction», souligne de son côté
Viollet le Duc (V, IV- 156).
43. Nous avons rassemblé les documentsde ce procès du hasard dans la création intentépar
Proust,dans notreétude, « Les singes dactylographeset le miracle de Vinteuil (Proust et Emile
Borei) » (Revue d'Histoire littérairede la France, 1995-6, p. 989-1016).

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PROUST ET VIOLLET-LE-DUC 81

le premierest à l'évidenceconscientde sa ressemblanceavec le second.


Deux principesde construction s'exprimentà la foisici. Le premier,c'est
que le chapiteaun'est pas seulementun élémentdécoratifgratuit,mais
une pièce de construction nécessaire.Dans l'architecture médiévale,la
pièce d'assemblage est aussi décorative,et le motif
décoratif concourtà
l'assemblage. C'est ce que veut montrer Proust dans sa lettre
; c'est ce
qu'affirme Viollet-le-Duc à l'article« Porte» :
C'esten analysantainsiles membres de cettearchitecture
qui semblentpure-
ment qu'onreconnaît
décoratifs, le sensdroitetpratique
desarchitectes
du Moyen
Age.Il n'estpas uneforme donton ne puisserendrecompte,pas undétailqui ne
parunenécessité
soitjustifié de la structure
(V,VII-450).

Grandeleçon pour l'architected'une œuvrelittéraire : ne pas séparerle


fonctionnelet le décoratif.
L'autreleçon à retenir,c'est que dans une telleconstruction,aucune
pièce composanten'est là gratuitement, mais chacunereçoitune justifi-
cation.Viollet-le-Ducle préciseà l'article« Architecture
» :
Dès le commencement du xnrsiècle,l'architecture se développed'aprèsune
méthode complètement nouvelle,donttoutesles partiesse déduisent
les unesdes
avecunerigueur
autres impérieuse.[...] Dansunbelédificedu commencement du
xmcsièclesi splendide
qu'on le suppose,il n'ya pas unornement à enlever,
car
chaqueornement n'estque la conséquence d'unbesoinrempli(V,1-146).

Ce principe,transposéau plan littéraire,donne cette affirmation de


Proust: « monlivren'a riend'anecdotique» (C, XII-387). L'anecdoteest
au romandogmatiquece qu'est la décorationà la cathédralegothique,
d'où il résulteque ni l'une ni l'autrene serontgratuites.Le romancierpré-
cise encore,dans une formulation qu'on remarquera touteprochede celle
de Viollet-le-Duc: « II n'y a pas un détailqui n'en amorceun autredans
le mêmevolume,ou dans les volumessuivants» (C, XX, 519). Et Proust
se montretoujoursprêt à montrerl'endroit« où se trouvedans les
volumessuivantsla contrepartie, la raisond'être,la clefde voûtedu pre-
miervolume(et des autres)» (C, XV-131).
La contrepartie : voilà qui introduità un nouveau corollairede ce
mode de construction gothique,la légèretédes moyensmis en œuvre
grâce à un équilibragede poussées contraires.Proustemploie des adjec-
tifsqui pourraient semblera prioriétranges,pourdésignerson mode de
composition : un livre « si composé et concentrique» (C, XI-90), une
construction « organiséeet dense » (C, XI-210), « non diluée, mais
concentrée» (C, XII-77). Ces épithètesparlentpeu à un lecteur du
XXesiècle,et la critiqueproustienne ne sauraità vraidirequ'en fairesi on
ne les reliaità l'architecturegothique.Viollet-le-Ducnous éclaire en
quelques mots,prisdans l'article« Construction »:

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82 REVUED'HISTOIRELITTÉRAIREDE LA FRANCE

Équilibre; forcesde compressionopposées aux forcesd'écartement ; stabilité


obtenuepardes chargesréduisantles diversesforcesobliques en pesanteursverti-
gothiques]tendent,en effet,à équili-
cales. [...] Tous leursefforts[des architectes
brerles forces,et ne plus considérerles pointsd'appui que comme des quilles
maintenuesdans la verticalenon par leurpropreassiette,mais par la neutralisation
complètede toutesles actionsobliquesqui viennentagirsurelles (V, IV-57).

L'adjectifconcentrique,employépar Proust,est le termed'architecture


qui résumetoutcela. Il désigne la « courbe des pressions» qui assure
l'équilibredes voûtes(ibid.,p. 63) ; à l'article« Appareil» (1-33),Viollet-
le-Duc décritl'organisationconcentriqueà donnerà l'édifice,notamment
pourrésisterau tassement.
La trouvaillegothiquea été d'obtenir,grâceà ce principedirecteur qui
triomphedans l'ogive,une soliditéfondée,nonsurla lourdeur,mais para-
doxalementsurla légèreté.Or une trouvailleexactementsemblablegou-
verne la conceptionde la Recherche.Relisons la dernièrephrase de
l'anecdote,qui a dû frapperProustpuisqu'elle toucheà l'hôtelparticulier
de ses personnagesromanesques,contantla démolitionde l'hôtel des La
Tremolile,où l'on put apercevoirque les fines arcades gothiquesne
devaientleursoliditéà aucune armatureintérieure : « II va sans direqu'au
niveau des naissancesdes arcs des voûteson n'avait pas placé, comme
dans les portiquesde l'architecture ces barresde ferhorizon-
italienne44,
talesqui accusentsi brutalement des
l'impuissance constructeurs » (V, IV-
304). Et rapprochons toutde suitecetteréflexionde celle de Proustdans
une lettrede 1914 : « Jedétestetellementles ouvragesidéologiquesoù le
récitn'est toutle tempsqu'une faillitedes intentionsde l'auteur» (C,
XIII-99). D'où vientici la faillite? De l'insertiond'une idéologiedans le
roman.Une équivalenceexactepeutainsiêtreétablieentredeux principes
de construction jugés grossiers: obtenirla soliditéd'une construction par
des armaturesde ferquand elle devraitrésulterd'un habile équilibrede
poussées ; exprimerun contenude pensée en insérantdans un romandes
passages théoriques, là où la philosophiede l'auteurdevraitpasserpar le
seul récit.Lorsque le narrateur du Tempsretrouvédéclare : « Une œuvre
où il y a des théoriesest commeun objetsurlequel on laisse la marquedu
prix » (R, IV-461), les théoriesoccupent,dans la construction du livre,
exactementla place des barresde ferdans l'architecture italienne.Le dog-
matismepermet,contrairement à ce que l'on pourraitpenser,d'incarner
les idées en personnages,en situations,en images,c'est-à-direde donner

44. Elstir à Balbec dit au héros, s'agissant de l'église : « c'est mille fois supérieurà tout ce
que vous verrezen Italie, où d'ailleurs ce tympana été littéralementcopié par des sculpteursde
bien moins de génie » (R, 11-197). On le voit, ce seraitaller tropvite en besogne de ne voir ici en
Elstir qu'une incarnationd'Emile Mâle ; le personnage reflèteaussi divers jugements de Viollet
le Duc. C'est ce qui explique le débat qui s'instaure, entreAlbertineet le héros, sur la position
du peintreconcernantles restaurations(voir L'Œuvre cathédrale, p. 351-355).

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PROUST ET VIOLLET-LE-DUC 83

à pensersans lourdeur,d'atteindreà la fois à la soliditédurableet à la


légèretéaériennequi fonttoutle secretdu génie gothique.
Légèretémêmedans la conceptionrigoureuse,souplessejusque dans
les massesmonumentales, voilà les ressourcesinespéréesque l'auteurde
la Recherchepuise dans le gothiqueexpliqué par Viollet-le-Duc.Les
articlesdu Dictionnaired'architecturelui prouvent,l'un après l'autre
complémentairement, qu'une œuvreminutieusement calculée est loin de
devoirêtrefatalement figéedans un carcan intellectuel, qu'une œuvrede
dimensionsmonumentales est toutaussi loin de devoir se scléroserdans
des structuresrigides. C'est qu'une cathédrale,considérée dans son
ensemble,est soumise,à partirdu xnr siècle, à un régimedouble dont
l'architectedécomposele fonctionnement dans l'article« Appareil» :
est une bâtissedurable,[...] tandisque toutce qui
Le corpsde la construction
est remplissage,décoration,meneaux,roses,balustrades,est élevé en matériaux
sorted'échafaudagede pierreindépendantde l'ossaturede l'édi-
posés en délit45,
fice,qui peutêtredétruitou remplacésans nuireà sa solidité(V, 1-31).

De même,les notesde régie,ainsi que les appellentles chercheursqui


déchiffrent les manuscritsde la Recherche,montrentle romanciertou-
à
jours prêt transvaser le contenud'un épisode pouren nourrir un autre,à
déplacer telleou telle pièce pourassurer un rééquilibrage.
Mais il fautaussi retenirici la distinctionopérée par Viollet-le-Duc
entreYossaturede l'édificeet l'échafaudagede pierrequi s'y superpose.
Car Proustde son côté proposeune définition élargiedu style,- « si l'on
considèrecommefaisantpartiedu stylecettegrandeossatureinconsciente
que recouvrel'assemblage voulu des idées »46. Cette définitioncélèbre
reste,on le voità présent,touteprochede celle de Viollet-le-Duc.Le style
est bien une cathédrale,dont l'échafaudagesuperficielest l'assemblage
voulu des idées, mais dont l'ossature renvoie à l'inconscient.L'article
« Construction » explicitepleinementcettestructure toutorganique,qui
sera si précieuseà Proust:
Toutédifice,à la findu xir siècle,se composed'une ossaturerenduesolidepar
la combinaisonde résistancesobliques ou de pesanteursverticalesopposées aux
poussées,et d'une enveloppe,d'une chemisequi revêtcetteossature.Toutédifice
possède son squeletteet ses membranes ; il n'est plus qu'une charpentede pierre
indépendante du vêtement qui la couvre.Ce squeletteest rigideou flexible,suivant
le besoinet la place ; il cède ou résiste; il sembleposséderune vie, car il obéità
des forcescontraires, et son immobilitén'est obtenuequ'au moyende l'équilibre
de ces forces,nonpointpassives,mais agissantes(V, IV-127).

C'est au sein de cette précieuse formulealliant sans contradictionflexibi-


lité et rigiditéque Proust a conçu sa définitiondouble du style, ossature

45. On appelle pierre posée en délit celle dont le lit est vertical et non horizontal.
46. Essais et articles,op. cit.,p. 611.

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84 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

d' arrière-plan recouvertepar un assemblagede premierplan. En un sens,


le rôle du lecteurintelligent serait,l'écrivainle donne à comprendre, de
ne pas s'arrêterà l'échafaudagedes idées,mais d'accéder dans sa lecture
à l'ossaturede l'inconscient; et le critiqueauraitpour tâche de rendre
visible,de révélercetteossature,l'essentielde l'œuvre.La critiqueaussi
est par là d'essence gothique. Viollet-le-Duc explique, à l'article
« Voûte», que l'arc d'ogive faitnaîtreune voûtedontl'ossaturedevient
apparente: « c'était, note l'architecte,sortirle squeletteenglobé dans
l'épaisseur de la voûte romainepour le laisser apparaîtresous cette
voûte» (V, IX-513). Sur le plande l'analyse littéraire, c'est ce que faitle
narrateur de La Prisonnièredégageantchez plusieursécrivainsce qu'il
nommedes phrasestypes(/?,IIÏ-877-881) : le critiquerendapparentle
squelettedes œuvres.
Seule la souplesse dans la solidité,seule la flexibilitédans la structu-
ration,obtiendrontpour résultatnon contradictoire que la création se
répète sans se scléroser, grâce au ressortd'une perpétuellediversification.
Viollet-le-Ducle souligne,à l'article« Sculpture» : « survingtfeuilles,
semblablescomme type,il n'en est pas deux qui soientidentiques» (V,
VIII-242). Le chantoriginalde l'artiste,est-ilditdans La Prisonnière,fait
entendretoujours« une mêmeprière,jaillie devantdifférents levers de
soleil intérieurs, et seulementréfractés à traversles milieuxdifférents de
pensées autres » (/?,IH-759). Par là aussi l'on aperçoitque l'expression
toutefaitede dogmatisme figé ne revêtaucun sens pour un bâtisseurde
cathédrale,médiévaleou littéraire. Certes,l'écrivainpour sa démonstra-
tionrecherchepartout,il le précisedans une lettre,« l'exemple grossis-
sant » (C, XI-237) ; mais ce n'est jamais un exemple grossier.Tout est
prototypes de lois à illustrer,mais rienne se mue jamais en stéréotypes.
Le mode de construction des cathédralesmédiévales,et plus particu-
lièrementgothiques,éclaire en outrela place et la fonctiondes person-
nages, sculptéssur la pierreou peuplantle roman.Pensantau porchedes
cathédrales,Prousta vouluque la plupartde ses personnagesfussentpré-
sents,sinonprésentés,au débutdu cycle romanesque,y compris« Mme
de Saint-Loup» (/?,1-7),qui n'apparaîtrasous cetteidentitéqu'à la finde
la Recherche,Mme de Villeparisiset Jupien(/?,1-20)qui n'entreront véri-
tablementen scène que dans A Vombredes jeunes filles en fleurset Le
Côté de Guermantes.Le romanciervoulaitainsi que la premièresection
de son œuvre s'offrîtau regardcomme la façade d'Amiens,qu'il évo-
quait, au momentoù il traduisaitRùskin,comme « ce fourmillement
monumental et denteléde personnagesde grandeurhumainedans leursta-
turede pierretenantà la mainleurcroix,leurphylactèreou leur sceptre,
ce mondede saints,ces générations de prophètes, cettesuited'apôtres,ce
de
peuple rois, ce défiléde pécheurs, cetteassemblée de juges, cetteenvo-

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PROUST ET VIOLLET-LE-DUC 85

lée d'anges, les uns à côté des autres,les uns au-dessusdes autres,debout
prèsde la porte,regardant la ville du hautdes nichesou au borddes gale-
ries,plus hautencore,ne recevantque vagues et éblouis les regardsdes
hommesau pied des tourset dans l'effluvedes cloches »47.Si Proustrap-
pelle d'emblée que toutce peuple sculptéest de grandeurhumaine,c'est
en se souvenantque Viollet-le-Duca donnécetteaccumulationde person-
nages sculptéscomme illustration de la notiond'échelle, qui veut que,
dans les monumentsmédiévaux,tout soit conçu à la dimensionde
l'hommeet, pourles statuesdes porches,de taillehumaine.Ainsi en est-
il aux portailsde Notre-Damede Paris (V, V-149), mais de façon plus
générale,les architectes placent,selon ce principe,les statues« dans les
partiesinférieures, et,alors,ils ne leurdonnentque la dimensionhumaine,
au »
tout plus {ibid.,p. 151).
Une autrepéripétie, liée à la statuaire,
a pu frapperProust,mais seule-
mentà la finde sa création.Viollet-le-Ducsignale,à l'article« Porte», que
les statuesdes porchesfurent d'abordsculptéesengagéesdans la construc-
tion,ce qui obligeaitles sculpteurs à travailler
au rythmedes bâtisseurs.Du
jour où l'on laissa des niches et des supportspermettantd'accueillirplus
tardles statues,les sculpteurs y gagnèrent grandeindépendance,mais
une
aussi leursstatues,travailléesà l'atelier,devinrent stéréotypées:
Cetteméthode étaitcertespluscommode pourles statuaires,en ce qu'ellene
pas à hâterleurtravailet à suivreceluides constructeurs,
les obligeait maisl'art
s'en ressentit.
Lestfigures, dorénavant faitesà l'atelier,
à intervallesassez longs,
n'eurentplusl'unitémonumentale si remarquable danslesédificesde la première
périodegothique. La statuaire,sujettede l'architecture
pourles bas-reliefsetpour
qu'il fallait
toutesles parties poserenbâtissant, s'amoindrissant
mêmepourmieux
laisserdominer les formes architectoniques,s'émancipait lorsqu'ils'agissaitde
fairede grandesfigures poséesaprèscoup(V,VII-432).
Tel futle cas chez Proustà la longue,et notamment dans les brouillonsdu
Tempsretrouvé, où l'on voit que les discours dévalorisés sur la guerre
peuventêtreprêtésindifféremment à Brichotou à Norpois,toutcomme
l'homosexualitéclandestineindifféremment à Saint-Loupou à Legrandin.
Le romancierde 1920,qui avaitaccomplila nomenclature de ses dogmes,
pouvait se ressouvenir de ces paroles de Viollet-le-Duc dans l'article
« Sculpture» : « versla findu xir siècle, [...] la statuaireadmetun type
absolu qu'elle considèrecomme la perfection et ne se préoccupeplus de
»
l'individualismedes personnages (V, VIII-117). L'essentiel à retenir
n'est peut-êtrepas le stéréotype qui guettemalgrétoutune construction
architecturale de longuehaleine,mais plutôtle faitque celui qui tientla
place et du sculpteuret de l'architectevit en abrégé,et dans toutesses
incidences,l'histoirede deux siècles d'art.

47. Pasticheset mélanges,op. cit.,p. 89.

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86 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Deux derniersprincipes,liés aux lois de constructionmédiévales,


serontd'ailleurs intéressantsà placeren regardl'un de l'autre: ce sont
F auto-figuration et l'inachèvement.Que la cathédralese figureelle-
même,Proust,on l'a vu, le signaledansune variantemanuscrite, à propos
des cathédralesminiaturesreprésentées au portailde la cathédrale.Un
motifdonne lieu, sur ce sujet précis,à d'intéressantesréflexionschez
Viollet-le-Duc,ces labyrinthesque l'on trouvedessinéssurle sol de plu-
sieurs cathédrales.Comment les interpréter ? A la fin de l'article
« Cathédrale», évoquanten généralles monuments du nordde la France,
Viollet-le-Ducrapporte:
Au centre de la nefétaitincrustéunlabyrinthe, figuresymbolique, probable-
ment,des obstaclesque rencontre le chrétienet de la patiencedontil doitêtre
armé; c'étaitau centrede ce labyrinthe
que les nomset les portraits des maîtres
des œuvresétaient tracés,commepourindiquer qu'ils avaienteu, les premiers,
à
traverser
de longuesépreuves avantd'acheverleurouvrage(V,H-391).

La juxtapositiondes deux interprétations est intéressante: la première


annoncetoutel'entreprise exégétique d'un Emile Mâle, par rapportà l'en-
de
seignement l'Église ; la seconde délimite le domaine proprede l'ar-
chitecte,et renvoieaux constructeurs et à l'histoirede la construction. La
premièrerenvoiele visiteurà la signification de sa vie, et en un sens la
Recherchedu tempsperdudécritau lecteurson propreitinéraire: le nar-
rateurditje pourque nous puissionsdirey^ avec lui, et l'itinérairesuivi
par le hérosest notreitinéraire ; « chaque lecteurest quand il litle propre
lecteurde soi-même» (/?,IV-489),lit-ondans Le Tempsretrouvé. Mais en
même temps,la Rechercheretracel'histoired'une vocationd'écrivain:
commele labyrinthe des cathédralesmédiévales,elle reproduitla succes-
sion de péripétiesà l'issue desquelles a pu être écritle livre que nous
tenonsen main. Le narrateurse rattacherait ici à ce qu'il observe lui-
même,dans La Prisonnière,à proposdes grandsécrivainsdu xixesiècle,
lesquels,« se regardant travaillercommes'ils étaientà la fois l'ouvrieret
le juge, ont tiréde cette auto-contemplation une beauté nouvelle,exté-
rieureet supérieureà l'œuvre » (/?,III-666). Comme le labyrinthe, la
Recherchefiguresymboliquement aussi bien l'histoiredu lecteurque
celle de l'auteur,selon le pointde vue.
Viollet-le-Duc,on le comprend,marque une préférencepour cette
seconde interprétation, en revenant sur cette question à l'article
« Labyrinthe » :

Quelquesarchéologuesontvouluvoir,dansces pavésà combinaisons de lignes


unjeu desmaîtres
concentriques, desœuvres,ense fondant surce fait,quetroisde
ces labyrinthes,
ceuxde Chartres,de Reimsetd'Amiens, représentaient,danscer-
tainscompartiments,
les figures
des architectes
qui avaientélevéces cathédrales
(V,VI-152).

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PROUSTET VIOLLET-LE-DUC 87

Pareillesspéculationsméritent d'êtreplacées en relief,car elles marquent


un tournantsensibledans l'histoirede la critiqued'art,de la critiquelit-
téraireaussi. Elles ont, pour le cas qui nous occupe, appris à Proust
qu'une œuvre cathédraledevait comporter,ici ou là, la figurede son
architecte.Le romancieren a posé le principe,dès la premièrepage de
son monument.Le narrateur en trainde s'endormirremarque: « il me
semblaitque j'étais moi-mêmece dontparlaitl'ouvrage : une église, un
quatuor,la rivalitéde FrançoisIeret de Charles Quint » (R, 1-3). J'étais
moi-mêmece dont parlaitl'ouvrage : voilà définie,dès la première
page de Swann,l' auto-figuration de l'auteurdans son œuvre.Il devientici
une église, et précisément, les brouillonsde ce débutétaientplus expli-
cites : le livreétait« un Traitéd'architecture monumentale» - le Dic-
tionnairede Viollet-le-Duc,relu quelques mois avant de jeter les bases
de la Recherche? - , et dès lors, ajoutait le narrateur, « j'étais moi-
même l'école régionaled'architecture dont il était question dans l'ou-
vrage» (R, 1-1086).
Les architectesse figuraient, nous dit Viollet-le-Duc,au centredu
labyrinthe. L'auteur d'une telle œuvre se représentelui-mêmeen son
ou
centre, même, comme ici, à son entrée,parce qu'il sait qu'il aura peu
de chancesd'en voirl'achèvement.L'ultimeprincipeque Prousta adopté
des architectesmédiévaux et des explications renferméesdans le
Dictionnaire,c'est l'acceptationsereinede l'inachèvement de son œuvre,
inachèvementnon cultivé pour lui-même dans une complaisance à
l'échec, mais assumécommela noble conséquencede l'immensitéde la
tâche.Le romancier esttoutprochede son narrateur, lorsquecelui-cis'ex-
«
clame,dans Le Tempsretrouvé: dans ces livres-là,il y a des partiesqui
n'onteu le tempsque d'êtreesquissées,et qui ne serontsans doutejamais
finies,à cause de l'ampleurmême du plan de l'architecte.Combien de
grandes cathédralesrestentinachevées! » (R, IV-610). L'ouvrage de
Viollet-le-Ducmontreque Proustpense d'abord à la cathédralequ'il a le
plus minutieusement étudiée,celle d'Amiens,présentéeen effetcomme
une succession d'inachèvements.Un long développementde l'article
« Cathédrale» la détaille. Retenonscette circonstancedans le récit :
« Sous l'épiscopatdu successeurde l'évêque Evrard,Geoffroy d'Eu, nous
voyons déjà les travaux confiés à un second architecte,Thomas de
Cormont.Robertde Luzarchesn'avaitpu que laisserles plansde l'édifice
qu'il avait fondé» (V, 11-325).On lit en outrece rappel,dans l'article
« Chapelle » : « A peineles chapellesde l'abside sont-ellesterminéesque
les travauxrestentsuspenduset ne sont reprisqu'après un incendiedes
couverturesintérieures ». Le résultatest que « les sommetsdes contre-
forts» restent« incompletsou inachevésà Amiens» (ibid.,p. 477). Bien
qu'il ait menésa tâchebeaucoupplus loin que l'architectefondateur de la

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88 DE LA FRANCE
REVUED'HISTOIRELITTÉRAIRE

cathédraled'Amiens,il est visibleque Prousta souventpensé,durantsa


vaine courseà l'achèvement,à Robertde Luzarches.

La premièresurpriseque réservela lecturede Viollet-le-Duc,chez un


lecteurfamilierde Proust,est de découvriravec quelle minutiea été
construitel'église de Combray.Aucundétail n'est gratuit,et le restaura-
teurdes églises médiévalesn'auraitsemble-t-ilpu désavouerles travaux
du bâtisseurde la Recherche.Ce faisant,le romanciera en quelque sorte
appliqué à la lettrele programmeque fixaitAndréChénierà l'écrivain,
- consacrerl'alliance harmonieusede la science et de la poésie. Beau-
coup de science se dissimuledans l'église Saint-Hilairede Combray,et
l'on retire,d'une étude attentive,le sentiment qu'un architectemoderne
pourraitéleverl'édifice sur les seules indicationsde Proust.Le Diction-
naire de Viollet-le-Ducne permetpas seulementd'exhumerles monu-
mentsprécisqui ontun instantposé pourchaque partiede l'église villa-
geoise, il éclaire en surplombles principesde construction auxquels le
narrateurde « Combray » obéit, d'ailleurs sans le dire. N'aura pas
échappé en chemincettesorted'honnêtetéscrupuleuseà laquelle l'auteur
de la Recherchesoumet son invention,ne concevantpas d'édifier,ne
serait-cequ'en quelques pages, une église moyenâgeuse,si ce n'est en
respectant les lois de construction
en vigueurchez ces lointainsbâtisseurs.
Cetteminutie,et plus encore le souci de la maintenir secrète,ne sont
pas le moindre héritageque Proust ait recueilliauprèsdes bâtisseursde
cathédrales,- « le contrairede l'artmufleétantcelui des architectes des
cathédralesqui faisaientdes sculpturesaussi raffinées derrièreune statue,
à une hauteuroù personnene les verrait, impressionaccruepournous de
toutle symbolismedépensé que nous ne connaissonspas, sauf les éru-
dits» (C, IX-183). Viollet-le-Ducnotait,à l'article« Clef » :
Quelleque soitla hauteurà laquellesontplacéesles clefsde voûtesdes xir
et xnrsiècles,ellessonttoujourscomposées avecuneéléganceetexécutées avec
un soinqui indiquent que l'on attachait
l'importance à ces piècesde sculpture
(V,III-263)48.
Toute œuvrecathédralerenfermeainsi de nombreusesbeautés cachées,
c'est-à-direà la foisdes miniatures,
des rapportsde structure
au contraire
à grandeéchelle,et enfindes descriptions qui ont demandé, sans même

48. L'architecte il est vrai attribue,dans l'article « Chapiteau », cette attitudeà des bévues
d'artisans travaillant,surtoutà partird'une certaineépoque, en atelier : le sculpteur« pouvait tra-
vailler à son œuvre personnelle,en toute assurance ; il s'y complaisait, ne se préoccupait guère,
au fond de son atelier,de la place assignée à ce bloc de pierre,et souvent sculptaitdes feuillages
délicats autourde chapiteaux destinés à une grande hauteur,des ornementslarges autour de ceux
qui devaient être placés près de l'œil » (V, 11-537-538).

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que le lecteurdoive nécessairement s'en aviser,comme ici une rigou-


reusescience.
Il est pourfinirà noterqu'alors que le romanciera abjuré peu à peu
touteinfluence, à commencerparcelle de Ruskin,que son évolutioncréa-
trice a consisté à traverserses modèles comme un parasitagedont il
s'agissaitde ressortir mis à neuf,la pensée de Viollet-le-Ducnotamment,
et en généraldes bâtisseursde cathédrales,est peut-êtrela seule que
d'embléeil n'ait nullementressentiecommeétrangère, et qui l'ait accom-
pagnéjusqu'à la finde sa création.On discuteencore aujourd'huipour
savoirsi Proustest plutôttributaire du romantismeallemandou de l'es-
thétiqueanglaise : encore faudrait-il restituer, dans cet universintellec-
sa
tuel, place au tiers exclu : l'architecture médiévale. On se demandepar-
fois si tel penseura pu influencer le romancier,sans qu'on puisse établir
seulementsi les livres de ce penseursont passés entreses mains; et
cependanton oublie l'influencedes livresde Viollet-le-Ducet d'Emile
Mâle, que l'écrivain reclus n'a cessé d'avoir à portée de la main.
L'architecture médiévale apportaità Proustce que les autresécoles de
pensée ne lui proposaientpas : une structure, la pensée d'une structure, la
structure commevisiondu monde.D'autrespenseurslui éclairèrentle sta-
tutde l'artiste,lui révélèrenttel pointde doctrine,lui fournirent même
l'idée de mettreen scène un itinérairespirituel49.Mais le fait de
construire, donnéecapitaledansla Recherche,il ne pouvaitla trouverque
chez des bâtisseurs.C'est en architecte qu'il parledans ses lettres,et l'on
peut tenir pour établi que bien des révélations épistolairesde Proustsursa
conception de la Recherche constituent des paraphrasesde diversarticles
du Dictionnaired'architecture (qu'il nous faut lire en continuité, comme
le fit le traducteur de Ruskin,pour pouvoir établircorrectement cette
influence),non que l'écrivainles relisespécialementpourrépondreà ses
premierslecteurs,mais parce que les principesqu'ils énoncentl'ont
d'abordfrappé,qu'il s'en est ensuiteimprégné, et qu'il y repensenaturel-
lementparce qu'il parle alors avec l'autoritéd'un bâtisseurinstalléau
centrede son œuvre.
Deux facettescapitalesil est vraide sa doctrinesemblentéchapperà
un Viollet-le-Duc: l'esthétiqueimpressionniste et la philosophiede l'in-
conscient.Mais ces absences,ces lacunes, le constructeur est suffisam-
mentoutillépour les combler,pour les remplir: le personnaged'Elstir
incarnerala synthèsede la peintureimpressionniste et de l'exégèse des
cathédrales; et le symbolisme lui-même peut renfermer (la crypteméro-

49. Encore l'exemple des bâtisseurs prenait-ilen charge cette trouvaille : « En architecture,
note Viollet le Duc, toutest problème à résoudre» (V, IX- 199-200, art. « Trait »). Sur ce modèle
aussi, la Recherche pouvait se construirecomme le déroulementd'une problématique.

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90 REVUED'HISTOIRELITTÉRAIREDE LA FRANCE

vingiennede l'église Saint-Hilaireest là pourle montrer) toutel'obscurité


mystérieuse de l'inconscient.La fidélitétotaleque manifeste Proustà cer-
tains articlesde Viollet-le-Ducpermetd'affirmer que la Recherchedu
tempsperdu a été conçue et voulue comme un chef-d'œuvregothique,
comme une structureaérienneet légère qui conservesans paradoxe à
l'édificeà la fois une souplesseempiriqueet son caractèremonumental.
L'architecture romanerestecependantlà pour figurerles soubassements
mystérieux de touteentreprise de longuehaleine,et précisément aussi les
substructions inconscientesde l'entreprisemêmela plus lucidementgou-
vernée.Au total,la confrontation de Proust à Viollet-le-Ducnous fait
assisterà un dialogue entredeux hommesde métier.Sans doute le dia-
logue fut-ille plus richeà partirdu momentoù l'écrivainarchitecte, ins-
tallédepuis longtempsdans sa création,pouvaitvoirapparaîtreet comme
expérimenter, dans ses brouillonssuperposés,réaliséeà son insu,l'évolu-
tioninvinciblequi avait été celle de l'art médiéval,évolutionfondéesur
une succession de trouvaillesde métier,et dont il revivaitaujourd'hui,
dans sa solituderecluse,les rebondissements, les obstacleset les impré-
en
vus, parcourant quinze ans d'écrituredeux siècles d'un âge perduet
voyants'élever devantlui son monumentlittéraire, à l'image de la façade
qu'il avait autrefoisadmiréeà Amiens,en une « ascensiongéante,immo-
bile et passionnée»50.

50. Pasticheset mélanges,op. cit.,p. 89.

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