1. Présentation de l’extrait
En 1673, dans Le Malade imaginaire, Molière met en scène Argan, qui fait vivre son entourage au rythme de ses
maladies imaginaires et qui, par intérêt personnel, veut marier sa fille Angélique à un étudiant en médecine. Ce texte
est issu de la scène centrale de la dernière comédie du dramaturge ; une scène qui confronte deux camps qui
s’opposent au sujet du mariage d’Angélique.
Il s’agit ici du moment où Thomas Diafoirus, fils d’un médecin d’Argan, doit faire sa déclaration et demande au
bourgeois la main de sa fille.
De son côté, Cléante, jeune homme qui aime Angélique, a pu, grâce à Toinette, entrer dans la maison d’Argan (il
passe pour le remplaçant du maître de musique d’Angélique) ; il est donc contraint d’assister au spectacle pathétique
d’une jeune homme maladroit qui ne connaît sa future épouse que depuis quelques instants.
5. Explication linéaire
Le premier mouvement du texte est la tirade de l’étudiant en médecine, remarquable d’emphase et de ridicule, qu’il
faut imaginer prononcée sous un costume de médecin de l’époque (haut chapeau, fraise autour du cou, habit long).
Les gestes d’orateur mal maîtrisés, les accents à contretemps, les hésitations et tremblements divers sont au nombre
des particularités scéniques de l’extrait.
Le nom du personnage : le nom « Diafoirus », qui combine le préfixe grec dia, le suffixe latin à connotation
savante -us et le mot français réaliste foire (qui désigne aussi la diarrhée), souligne le ridicule d’un apprenti médecin
réduit satiriquement par Molière, comme son père, à la prescription de lavements.
D’emblée le spectateur saisit que Thomas n’est sorti ni des cours de l’Université, ni de l’emprise exercée par un père
autoritaire. Sa maladresse est exagérée à des fins comiques, et on rappelle qu’il vient de prendre Angélique pour sa
belle-mère, ce qui disqualifie de toute façon l’éloge qu’il s’apprête à énoncer.
Le « compliment » de Thomas est rigoureusement structuré et repose sur la syntaxe oratoire latine des périodes :
trois périodes, longues phrases présentant une phase ascendante plus longue (protase), un sommet (« soleil » ;
« astre du jour », « toute sa vie ») et une phase descendante (apodose). On l’a compris, il ne s’agit d’un poème
lyrique improvisé, mais d’une sorte de démonstration.
Dans la 2e période (de longueur similaire à la première : 38 mots), nous constatons que le jeune homme persiste
dans sa volonté d’exposer son érudition et la maîtrise d’un discours complexe. Soyons sensibles :
-aux expressions hyperboliques (« sans cesse », « toujours », « son pôle unique » ; l. 9-10, 12, 14) qui alourdissent le
propos et donnent à la déclaration un caractère ampoulé.
-à l’emploi d’une nouvelle expression ancienne : « dores-en-avant » est pourtant supplanté dès le XVIe s. par
« dorénavant » !
-à une nouvelle comparaison, cette fois de nature scientifique : le jeune étudiant y décrit l’héliotrope (l. 7-10) à
l’intérieur d’une structure aussi longue que la première. L’emploi de l’expression de l’expression « les naturalistes
remarquent » est empreinte de ridicule dans la mesure où les réactions de cette plante, communément appelée
« tournesol », sont connues de tous.
-à la redondance créée par le développement inutile de cette comparaison (« les astres resplendissants de vos yeux »,
l. 12-13). Il faut aussi remarquer que l’association métaphorique « beauté de la femme - astre » relève de la platitude
poétique.
-au rythme ternaire qui caractérise l’énoncé de ces deux périodes (« Et comme les naturalistes remarquent que la
fleur nommée héliotrope tourne sans cesse vers cet astre du jour, // aussi mon cœur dores-en-avant tournera-t-il
toujours vers les astres resplendissants de vos yeux adorables, // ainsi que vers son pôle unique ») : ce rythme est
habituellement adapté à la rhétorique argumentative. Son emploi suggère une certaine maladresse qui s’oppose à la
sincérité lyrique qu’on attendrait dans ce genre de situation.
-au comique de situation : Thomas fait allusion, dans un langage périphrastique et précieux (« vos yeux adorables »,
« vos beautés » ; l. 7 et 13) au charme physique d’Angélique, alors qu’il vient de la rencontrer !
La 3e période ne contraste en rien avec l’impression générale d’un discours amoureux qui manque sa cible :
-la conj. de coord. « donc » relève de la démonstration ; celle-ci est pour le moins rudimentaire, car elle revient à
dire : « Vous êtes d’une beauté radieuse, par conséquent je vous sacrifie mon coeur ».
-une 3e comparaison cliché apparaît, celle du coeur porté sur l’autel de la dame (« j’appende aujourd’hui à l’autel de
vos charmes l’offrande de ce coeur », l. 15-17) : le déictique précieux (« ce » au lieu de « mon ») et l’emploi du
terme religieux spécialisé « appende » expriment une solennité exagérée.
-la phrase se termine par la formule administrative « votre très humble, très obéissant, et très fidèle serviteur »
complétée in extremis par « et mari » (l. 21), ce qui ôte à la déclaration toute spontanéité et brise le rythme ternaire,
si bien que l’effet de fermeture de la période est annulé.
Ce discours précieux, qui relève davantage de la récitation d’écolier que de la déclaration sincère, produit des effets
opposés sur les autres personnages, selon leur camp.
-Toinette, quoiqu’elle parle peu, joue un rôle important : ses courtes remarques ironiques (voir la didascalie, l. 22)
font d’elle le porte-parole discret de l’auteur et indiquent implicitement au spectateur que cette scène est plus
sérieuse qu’il n’y paraît. Aux lignes 22-24, dans la réplique « Voilà ce que c’est que d’étudier, on apprend à dire de
belles choses », on note la mise en relief par les deux présentatifs « voilà » et « c’est », la virgule suppléant
l’absence de lien logique causal entre les deux propositions, ainsi que l’antiphrase « belles choses ». L’admiration
est catégorique et ne trompe pas le public, puisqu’il sait que le but de Toinette est d’empêcher ce mariage et de
démasquer les intentions de Béline.
-Argan, au contraire, est sincèrement émerveillé, comme l’indiquent l’interjection « eh » et l’interrogative
enthousiaste (« que dites-vous de cela ? », l. 25).
-Cléante prend sur lui et donne le change, comme Toinette, sur un mode ironique : les deux propositions
complétives coordonnées («Que Monsieur fait merveilles, et que s’il est aussi bon médecin qu’il est bon orateur»)
expriment une feinte admiration soulignée par les termes appréciatifs « bon » (répété), « fait merveilles » et le fait
exprimé au futur de certitude « il y aura plaisir à » (l. 26-30). Cléante cache ses sentiments et emprunte l’hyperbole
à Thomas afin de participer à la duperie orchestrée par Toinette : quand le médecin est compétent, qu’il est doux
d’être malade... Le public apprécie à ce moment le comique de situation et la satire sociale.
-Aux lignes 30-33, Toinette imite la syntaxe conditionnelle adoptée par Cléante (« s’il fait d’aussi belles cures »)
pour mettre en valeur la déclaration de Thomas. Cependant, il ne faut pas oublier que l’adjectif « admirable » (l. 31)
signifie étymologiquement « étonnant », voire « surprenant » : il peut donc revêtir une connotation ironique dans la
bouche de qui l’emploie -cela est courant au XVII e siècle. De plus l’adjectif « belles » a de quoi surprendre : on
n’attend pas des médecines qu’elles aient quelque valeur esthétique, mais qu’elles s’avèrent efficaces ! Là aussi, on
peut relever une forme d’ironie de la part de la servante.
6. Conclusion
Pour Molière, la comédie se proposait à la fois de faire rire le public, mais aussi de l’instruire. C’est pourquoi la
scène, très efficace à la représentation, mêle les comiques de langage, de situation, de caractère, mais elle est plus
sérieuse qu’il n’y paraît : Molière y fait la satire des mœurs de son temps et de certains contemporains. Ses cibles :
l’ignorance admirant la pédanterie, les discours maniérés et emphatiques, les médecins incompétents et cupides, les
mariages arrangés.
Après avoir entendu le «contre-portrait» de Thomas par son père le docteur Diafoirus, Angélique recevra deux
présents déconcertants de la part de son futur époux : une «grande thèse roulée» et le spectacle d’une «dissection» !
À ce moment du spectacle, le public se demande comment Angélique et Cléante vont pouvoir se débarrasser d’un tel
obstacle à leurs amours.
7. Question de grammaire (minutes 10’ à 12’)
Analysez les propositions dans la dernière phrase de l’extrait.
« Ce sera quelque chose d’admirable, s’il fait d’aussi belles cures qu’il fait de beaux discours. »
1. Présentation de l’extrait
« Corriger les hommes en les divertissant » est la devise que Molière énonça dans son Premier
Placet au Roi au sujet de Tartuffe (1664). Sa conception du théâtre ne se limite pas à un simple amusement
mais comporte une dimension didactique voire satirique, faisant de ses nombreuses comédies de véritables
apologues (court récit d'un fait vrai ou fabuleux, dans lequel on a pour but de présenter d'une manière
indirecte une vérité morale et instructive). Qu’il s’agisse de la critique de l’aveuglement religieux dans
Tartuffe, de l’hypocrisie et des rapports humains dans Le Misanthrope ou de la morale dans Don Juan,
Molière apparaît comme une figure subversive au cœur du XVII e siècle classique. Le Malade Imaginaire,
comédie-ballet représentée pour la première fois en 1673, s’inscrit dans un autre topos théâtral, celui de la
critique de la médecine.
Argan, hypocondriaque invétéré, est en effet manipulé par les médecins et sa deuxième femme, qui
profitent de sa peur intrinsèque de la mort pour le manipuler et lui soutirer de l’argent. Après avoir assisté à
une caricature des médecins dont le jargon et l’attitude outrée ne sont que le reflet de leur ignorance, le
dramaturge construit, dans cette scène 3 de l’acte III, une opposition entre Argan et son frère Béralde sur le
thème de la légitimité même de la médecine.
5. Explication linéaire
a) Violente opposition entre radicalité et sagesse pondérée (l. 1-15)
L’ironie agressive d’Argan se manifeste dès la ligne 1 dans l’interjection familière «Hoy !» renforcée par
l’exclamation : elle exprime à la fois la surprise et la raillerie. L’hyperbole antiphrastique « vous êtes un
grand docteur » intensifie la critique de la modération bienveillante de Béralde. Mais le ton agressif
d’Argan n’est pas tempéré par l’énoncé d’arguments personnels : il n’arrive pas seul à réfuter le jugement
de son contradicteur et convoque au conditionnel simple et au subjonctif imparfait (expression de l’irréel
du présent) le secours de « quelqu’un de ces messieurs ». Mais aucun fait ni aucune idée construite ne lui
viennent à l’idée : le malade imaginaire emploie de nouveau deux expressions familières et imagées :
« rembarrer » et « rabaisser votre caquet », soulignées par l’allitération en [R].
Béralde apparaît comme un contradicteur calme et tempéré : les phrases complexes et bien construites sont
le reflet de sa pensée ; la rigueur de sa langue est celle de son raisonnement, incarnant l’idéal de l’honnête
homme classique. Le pronom personnel tonique « moi » et l’apostrophe hypocoristique « mon frère » de
la l. 6 marquent bien sa différence, de même que la locution adverbiale « ne … point » (l. 6-7). La
proposition relative périphrastique « tout ce qu’il lui plaît », complément du verbe « croire », souligne la
tolérance de Béralde, mais il s’agit aussi d’un stratagème rhétorique pour ne pas déclencher la colère de
son irascible contradicteur. Contrairement à son frère, Béralde emploie un vocabulaire précis et soigné, et il
se peut qu’Argan ne saissise pas la portée de l’avertissement fraternel contenu dans l’expression « à ses
périls et fortune » et la différence entre « penser » et « croire ». Dans la phrase suivante, la négation
restrictive « n’est qu’entre nous » donne un cadre intime à une communication apaisée et confiante et
introduit un conseil timide (« un peu ») d’amateur de pièces de théâtre instructives. Le rythme ternaire rend
la même impression d’ordre, de calme et de volonté de convaincre par la proposition de mener Argan à un
spectacle « de Molière ». L’autocitation est mise en valeur par sa position en fin de réplique ; on imagine la
réaction amusée et/ou surprise du public, inquiet de celle d’Argan !
b) De la satire à l’autodérision du dramaturge (l. 16-35)
Béralde insiste sur la dimension morale des comédies de Molière tout en rappelant leur fonction
« diverti[ssante] » (l. 13), mais à la simple évocation du nom de Molière, Argan s’emporte : la mise en
relief méprisante « C’est […] que votre Molière » et l’antiphrase de l’adjectif dans « je le trouve bien
plaisant d’aller jouer » suggèrent que l’invitation de Béralde n’a en rien entamé l’aveuglement forcené
d’Argan. Cette figure de style est d’autant plus savoureuse que c’est Molière lui-même qui jouait le rôle
d’Argan en 1673. Les termes « impertinent » et « jouer » (= « se moquer de » ; l. 16 et 18) soulignent le
parti pris radical d’un bourgeois peu instruit qui ne saurait se représenter un médecin malhonnête.
Béralde ne désarme pas et introduit une distinction éclairée en usant de la répétition dérivationnelle «
médecin » / « médecine » (l. 21-22) afin de nuancer son propos : « Ce ne sont point les médecins qu’il
joue, mais le ridicule de la médecine ». La devise du théâtre comique selon Molière, devenue au XVIII e s.
« castigat ridendo mores (« Il corrige les mœurs en faisant rire »), est à nouveau tenue en haute estime par
Béralde.
L’acmé de la colère d’Argan est atteint à la réplique suivante, où abondent les procédés de l’exagération et
de l’insulte outrancière : les présentatifs « c’est » et « voilà », les termes modalisateurs « bien » et « bon »,
l’emploi du nom « nigaud », la répétition d’« impertinent » et le rythme ternaire qui permet à Argan de
scander les prétendus méfaits de Molière, tout concourt, à rebours de l’avis d’Argan, à défendre le droit de
critiquer et d’exercer le métier de comédien. L’opposition entre médecin et théâtre prend ici une dimension
sociale : les comédiens étaient déconsidérés au XVII e s., et il faut aussi comprendre le recours au registre
épidictique comme la volonté de conférer aux professionnels du théâtre une certaine respectabilité.
La liberté du théâtre de Molière est ensuite célébrée par Béralde à la ligne 31 par la question rhétorique
« Que voulez vous […] professions des hommes ? ». L’argument, souligné par la subordonnée comparative
« aussi […] que les médecins » et l’emploi du présent de vérité générale, est imparable : l’évocation des «
princes et des rois » défend l’absence de limite à la dimension satirique du théâtre de Molière.
c) La démesure verbale d’Argan (l. 36-46)
L’outrance de ses propos est particulièrement prégnante dès la ligne 36 : le juron complexe « Par la mort
non de diable ! » évite certes le blasphème (« diable » remplaçant « Dieu »), mais l’emploi de la tournure
conditionnelle d’irréel du présent « si j’étais […] je me vengerais » exprime le mélange de détresse et de
violence qui caractérise un personnage en proie au délire de persécution. Argan se sent mis en cause et
imagine tirer vengeance des « impertinences » (3e occurrence par dérivation) de Molière. Le passage au
conditionnel, marqué par le suffixe « -rais » (« vengerais », « laisserais, « aurait », « ordonnerais »,
« dirais » ; l. 38-41 et 44) montre ce désir d’Argan de se métamorphoser en médecin vengeur qui
condamnerait Molière sans même le secourir. Ici, le comique repose sur une inversion complète du serment
d’Hippocrate. L’apogée comique de cette vengeance est exprimé par la répétition familière du verbe «
crève » à l’impératif. Le comique de répétition est aussi exprimé par le parallélisme « la moindre petite
saignée, le moindre petit lavement », ce qui n’est pas sans rappeler la scène d’exposition qui présentait ces
deux méthodes comme salvatrices.
6. Conclusion
La scène est comique par la réflexion métathéâtrale qu’elle engage. De plus, par un savant procédé
d’inversion des rôles, Béralde détourne la sagesse attribuée aux médecins par Argan au bénéfice de
Molière : être sage, c’est aussi savoir se méfier de l’orgueilleuse prétention et de l’hypocrisie de certains
médecins. Par la suite, son argumentation reposera sur un paradoxe comique : pour guérir, il faut refuser de
se faire soigner ou être en bonne santé !
Ces propositions, en apparence absurdes et propres à discréditer Béralde ainsi que Molière, ne
manquaient pas de logique à une époque où la connaissance du corps humain était encore imparfaite.
L’extrait ne laisse pas de nous avertir sur les dangers de raisonner sur des croyances et des superstitions.
Enfin, avec une certaine émotion, le lecteur du Malade imaginaire ne peut s’empêcher d’entendre
dans cet extrait quelques paroles prémonitoires : Argan imagine donner la mort à un Molière épuisé et
malade, qui expirera peu après la 4e représentation à 51 ans. La pièce parle donc plus qu’on ne pense de
son auteur, qui mène bataille contre son mal (sans doute une pleurésie) et ne trouve, contrairement à Argan
dont les maux sont imaginaires, aucun remède capable de le soigner.
7. Question de grammaire
Analysez les propositions « si j’étais que des médecins » (l. 37) et « quand il sera malade » (l. 39).
- proposition subordonnée conjonctive circonstancielle de condition
- proposition subordonnée conjonctive circonstancielle de temps ou condition
Analysez les propositions de la phrase : « Que voulez-vous qu’il y mette, que les diverses professions des
hommes ? »
1. Présentation de l’extrait
« Corriger les hommes en les divertissant » est la devise que Molière énonça dans son Premier Placet
au Roi au sujet de Tartuffe (1664). Sa conception du théâtre ne se limite pas à un simple amusement mais
comporte une dimension didactique voire satirique, faisant de ses nombreuses comédies de véritables
apologues. Qu’il s’agisse de la critique de l’aveuglement religieux dans Tartuffe, de l’hypocrisie et des rapports
humains dans Le Misanthrope ou de la morale dans Don Juan, Molière apparaît comme une figure subversive
au cœur du XVIIe siècle classique. Le Malade Imaginaire, comédie-ballet représentée pour la première fois en
1673, s’inscrit dans un autre topos théâtral, celui de la critique de la médecine.
Argan, hypocondriaque invétéré, est en effet manipulé par les médecins et sa deuxième femme, qui
profitent de sa peur intrinsèque de la mort pour le manipuler et lui soutirer de l’argent. Dans la scène III, 12,
Toinette a convaincu Argan de « contrefaire le mort » afin de prouver à Béralde les bienveillantes intentions de
Béline à l’égard de son époux. Bien entendu, Toinette œuvre sournoisement pour un maître victime de son
aveuglement devant la cupidité de Béline. Celle-ci vient donc d’apprendre le décès d’Argan.
5. Explication linéaire
a) Portrait à charge d’Argan (1-15)
-Explication du titre : on peut l’entendre de deux manières (celui qui se croit malade / celui que son épouse
croit malade), dans la mesure où Béline ne semble pas étonnée de la nouvelle et ne cherche pas à savoir les
causes du décès.
-Apprécier la valeur de la double énonciation : a) Argan va entendre ce que dit Béline sans qu'elle le sache ;
Argan va donc accéder aux mêmes informations que le public. b) Toinette joue la discrétion et redevient une
domestique docile dans la première réplique du passage (le verbe d’opinion à l’imparfait « pensais », à la l. 1,
exprime une sorte d’humilité ; il est associé au titre « Madame », placé en incise). Toinette, qui d'habitude
s'exprime beaucoup, n'intervient que peu dans cette scène, afin de laisser Béline s'exprimer le plus longuement
possible, et ainsi qu'elle se livre à Argan et au spectateur.
-La réplique de Béline est d’abord marquée par le détachement (expression familière « va, va », l. 3 ; associée
au pronom neutre « cela », très péjoratif car il représente avec distance la mort de son époux.
-Suit une question oratoire dont la fonction est également de réifier Argan (« de quoi servait-il », l. 5).
-Caractère cupide de Béline : se lit dans l’emploi des termes « valait » et « perte » (l. 3 et 4).
-Le portrait d’Argan se distingue par la vivacité qui caractérise toute phrase averbale (le verbe conjugué sous-
entendu étant « était » : « Argan était…, l. 5-13) et par la figure de style d’insistance : l’accumulation.
-Celle-ci additionne treize défauts ! On remarque que les défauts relèvent à la fois de l’humeur générale
d’Argan, de sa santé et des conséquences des remèdes appliqués à son corps. Outre les termes dépréciatifs, le
public est sensible à l’expression de l’intensité et de la fréquence (« sans cesse », l. 7 et 11 ; groupe pronominal
« tout le monde », l. 6 ; expressions adverbiales « toujours », l. 10 et « jour et nuit », l. 12).
-La synthèse suivante (présentatif « voilà » de la l. 14) montre l’ironie de Toinette (antiphrase contenue dans
« une belle oraison funèbre ») ; elle s’adresse davantage au public qu’elle oriente, si besoin en était, vers
l’interprétation d’une Béline ingrate et hypocrite.
6. Conclusion
La scène III, 12 nous a permis d’apprécier le rôle central que Molière a confié à son personnage, son véritable
double dans cette « comédie dans la comédie » : Toinette. En effet, après Argan, c’est à Béline de faire les frais
de ses stratagèmes.
Elle ne s’arrête pas là en cette fin de scène, et invite son maître à rejouer ce douloureux rôle du défunt, cette
fois sous les yeux d’Angélique. À la fin de cette nouvelle comédie, le maître de maison prendra conscience des
sentiments filiaux de sa fille, et renoncera au mariage prévu.
7. Question de grammaire
Analysez les propositions de la dernière phrase de l’extrait.
Texte 4 - Objet d’étude : le théâtre du XVIIe au XXIe siècle
BOBINE
Il y a des choses dans cette comédie de Pyrame et Thisbé qui ne vont jamais plaire. D’abord,
Pyrame doit tirer l’épée pour se tuer ; ce que les dames ne supporteront pas. Qu’avez-vous à
répondre à cela ?
5 GROIN
Par Notre-Dame, une peur terrible !
MEURT-DE-FAIM
Je crois que nous devons renoncer à la tuerie comme dénouement.
BOBINE
10 Pas le moins du monde. J’ai un moyen de tout arranger. Écrivez-moi un prologue ; et faites en
sorte que ce prologue s’exprime pour dire que nous ne voulons pas nous faire de mal avec nos
épées et que Pyrame n’est pas tué tout de bon ; et, pour les rassurer encore mieux, dites que
moi, Pyrame, je ne suis pas Pyrame, mais Bobine le tisserand : voilà qui va leur ôter toute
frayeur.
15 LECOIN
Bon, nous aurons un prologue comme tu dis, et il devra être écrit en vers de huit et de six syl -
labes.
BOBINE
Non, mettons deux syllabes de plus ! en vers de huit et de huit !
20 GROIN
Est-ce que ces dames n’auront pas peur du lion ?
MEURT-DE-FAIM
Cela, j’en ai bien peur, je vous jure.
BOBINE
25 Mes maîtres, réfléchissez-y bien : introduire -Dieu nous préserve !- un lion parmi ces dames,
c’est une chose fort effrayante ; car il n’y a pas au monde de rapace plus terrible que votre
lion, voyez-vous ; et nous devons y bien regarder.
GROIN
Eh bien, il faudra un autre prologue pour dire que ce n’est pas un lion.
Texte 4 - Objet d’étude : le théâtre du XVIIe au XXIe siècle
Shakespeare place son public devant une scène déroutante, oscillant entre la répétition par des élèves d’un
spectacle de kermesse et un débat littéraire des plus sérieux sur la question du représentable au théâtre.
Les noms des personnages soulignent d’emblée leur appartenance aux catégories sociales populaires et
indiquent aux spectateurs leur potentielle difficulté à saisir les enjeux dramaturgiques. Le terme « Bottom », par
exemple, signifie « bobine » et permet d’identifier le personnage comme un tisserand, métier qui n’a pas de rapport
direct avec l’art théâtral. Il en va de même pour « Lecoin », traduction de l’anglais quince, qui sert désigner le coin
du charpentier. Néanmoins les artisans font part d’un certain enthousiasme devant le débat initié solennellement
(« Qu’avez-vous à répondre à cela ? », l. 3-4) par le chef de troupe Bobine. L’atteste en effet la réponse averbale sur
le mode exclamatif, dans laquelle Groin emploie le juron « Par Notre-Dame » associé au groupe nominal « une peur
terrible » : cette réplique exprime à quel point toute la troupe semble concernée par la réception de la pièce. La
réplique suivante, prononcée par Meurt-de-Faim sur un ton empreint de gravité, explique à son tour qu’il va falloir
amputer la pièce de son final en lui ôtant ce qu’elle comporte de tragique (ligne 8 : l’auxiliaire modal « devoir »
suivi du verbe « renoncer »), sanction dont on peut s’amuser, si l’on considère qu’elle vient d’un artisan tailleur. De
même, à la ligne 15, c’est au tour de Lecoin de manifester son intérêt pour la solution du prologue explicatif, que
Bobine vient de trouver (« Bon »). À son tour, le personnage contribue à déterminer les conditions d’un accueil
chaleureux et serein de Pyrame et Thisbé : ce prologue « devra être écrit en vers de huit et de six syllabes », comme
une ballade, afin que le rythme adopté par le comédien rassure le public. Le futur de certitude et l’auxiliaire modal
« devoir » répété soulignent ici la volonté commune de formaliser pour ne négliger aucun détail.
La progression du texte invite à interpréter le comportement de ces dramaturges mal dégrossis comme celui
d’une troupe peu à peu gagnée par la peur. En effet, Bobine renchérit de manière ridicule à la ligne 18, au moment de
son injonction aberrante (de faire se succéder des vers de huit… et de huit syllabes !) ; ce qui compte aux yeux de la
troupe, c’est de témoigner une envie partagée de créer la pièce parfaite, mais aussi peut-être de se rassurer elle-
même. La passion l’emportant devant la réflexion, Groin ne relève pas l’absurdité et relance la discussion : la mort
n’est pas le seul motif effrayant, voici à présent la question du lion qu’est censée apercevoir Thisbé, avant de prendre
la fuite. Adoptant après Bobine le point de vue du public féminin, prétendûment plus sensible, Groin -rejoint par
Meurt-de-Faim- s’implique émotionnellement. Notons par exemple les emplois du déterminant « ces » devant
« dames », de la phrase de forme interro-négative (l. 20), du pronom démonstratif représentant « cela » et des deux
marqueurs de première personne (l. 22). D’une manière générale, la troupe apparaît comme concernée et
paradoxalement elle-même effrayée à la fin d’un extrait qui aura emprunté au champ lexical de la peur
(« supporteront » ; « peur » ; « frayeur » ; « auront peur » ; « ai peur » ; «effrayante » ; « terrible » répété), à la
modalité déontique (« dois » ; « devons » répété ; « pas le moins du monde » ; « devra » ; « faudra »), à la prière
même («par Notre-Dame » ; « je vous jure » ; « Dieu nous préserve »).
Mais l’art de Shakespeare consiste à faire cohabiter ce caractère impressionnable, qui prend le pas sur
l’ethos du dramaturge, avec l’expression de la plus désarmante méconnaissance des conditions de l’illusion théâtrale.
Le groupe d’apprentis dramaturges ne brille ni par ses repères culturels, ni par un bon sens qui leur
permettrait d’adopter le point de vue correct d’un spectateur ordinaire. Deux éléments signalent clairement le
manque de culture théâtrale du groupe : l’invention d’un prologue inutile, voire dommageable, et celle d’illusion
théâtrale, inaccessible à leur intelligence.
Rappelons qu’alors que le roman nécessite une lecture individuelle, le théâtre a besoin de médiateurs et d’un
public pour vivre ; il s’agit donc d’un texte dialogué lié à une création collective, en dehors de laquelle il n’existe
pas. Le public, auquel il est souvent fait allusion dans l’extrait (« plaire » ; « les dames » ; pronoms « les » et « leur »
des lignes 12 et 14 ; « ces dames » répété), est d’ailleurs dans une situation différente de celle des spectateurs de
cinéma : en effet, le dramaturge et le metteur en scène lui demandent d’être complice de toutes les conventions qui
règlent la manifestation théâtrale ; il est donc actif, ce qu’ignorent nos artisans !
En ce qui concerne l’idée du prologue (dont la paternité revient à Bobine : « J’ai un moyen de tout arranger.
Écrivez-moi un prologue », l. 10), nous pouvons affirmer qu’elle illustre la grande naïveté du tisserand. L’asyndète
le montre, qui rapproche ces courts énoncés déclaratif puis injonctif : dans son esprit, tout se passe comme si le
spectacle liminaire du prologue avait pour fonction de donner au public les « clefs » d’une interprétation convenable
de la pièce. L’on vous dirait comment apprécier l’oeuvre. Or à l’époque du théâtre élisabéthain, le prologue est un
élémént facultatif qui, pendant l’installation des derniers spectateurs, avait -et ce depuis l’Antiquité- pour principal
mérite de préciser les conditions de représentation de la pièce et de résumer quelque intrigue compliquée en un
argument. Aux lignes 11 et 12, les expressions quelque peu puériles « nous faire de mal » et « n’est pas tué tout de
bon » relèvent du comique dans le sens où il s’agirait tout bonnement de dévoiler le dénouement avant le début de la
pièce ! Certes, le public des théâtres connaît les mythes qui y sont représentés depuis des siècles, mais révéler la fin
de l’histoire, tout comme énoncer pendant la représentation le nom d’un des acteurs (« je [...] suis [...] Bobine le
tisserand », qui offre un contraste burlesque avec le nom « Pyrame », à la ligne 13), nuit au pouvoir de la notion
d’illusion théâtrale. La dérision de la création théâtrale prend une autre tournure lorsque la discussion roule sur les
vers forgés à l’occasion de la rédaction du prologue : c’est derechef l’impression d’ignorance qui domine. Ainsi deux
choix arbitraires se succèdent, pour le grand plaisir d’un public amusé devant tant de maladresse. On apprécie le
groupe nominal « en vers de huit et de huit », qui se réfère à une distinction inutile, en sorte qu’il vaut mieux dire
« en vers de huit syllabes ».
En outre, les échanges à propos du lion suggèrent que nos artisans ne se représentent pas précisément les
éléments scéniques. Que faire de cet animal ? Apparaîtra-t-il au premier plan, alors qu’il n’est censé tuer ni Thisbé,
ni Pyrame ? Ces questions s’effacent devant la plus importante, aux yeux de « Groin » : « Est-ce que ces dames
n’auront pas peur du lion ? » Nous le constatons donc : nous savons que la fonction de divertissement inhérente à
toute pièce de théâtre est accessible non seulement par le talent du dramaturge et la mise en scène, mais aussi par la
disponibilité du spectateur à rompre les amarres avec la vie réelle, à subir des chocs émotifs. Contrairement à tout
individu sensé, Bobine et ses camarades n’imaginent pas un instant qu’une de « ces dames » soit capable de
s’immerger dans l’intrigue au point de distinguer clairement l’acteur et le personnage, au point d’oublier la réalité du
premier : la proposition « Pyrame doit tirer l’épée pour se tuer » (l. 3) et l’indépendante qui lui est juxtaposée
indiquent qu’aux yeux du tisserand, le public ne saura faire la différence. Meurt-de-Faim se range à son opinion et
décrète que le dénouement tragique ne saurait contenir de « tuerie » ; mais c’est sans savoir que le public voit
davantage, à ce moment fatal, la disparition d’un des deux amants, qu’il ne perçoit le spectacle du sang versé. C’est
l’absence de Thisbé pour Pyrame, ou celle de Pyrame pour Thisbé, qui nous fait souffrir. Mais la dernière réplique de
Bobine combine cette méconnaissance de l’illusion dramatique avec l’ignorance en matière de sciences naturelles ;
aussi le tisserand confond-il un lion avec un « rapace » ! L’énormité de cette lacune, jointe à l’emploi du présent de
vérité générale (« il n’y a pas au monde de rapace plus terrible que votre lion », l. 25-26), nous fait définitivement
comprendre que la pièce ne pourra être montée sans encombres. On finit à la ligne 29 par comprendre que la pièce
fera apparaître un lion dont il faudra annoncer, dans un second prologue (comble de l’absurdité !)... qu’il n’est pas un
lion.
Le comique de cette scène repose, nous l’avons compris, sur le décalage entre une situation de haute
responsabilité (un groupe de sujets chargés de préparer un spectacle en l’honneur du roi) et le niveau d’incompétence
risible auquel la troupe est limitée. Mais cet extrait contient un autre message, en rapport avec la conception
dramatique de l’auteur.
Et l’on pense à ce passage de Macbeth : « La vie n’est qu’une ombre en marche, un pauvre acteur, / Qui se
pavane et se démène son heure durant sur la scène, / Et puis qu’on n’entend plus ». La dimension existentielle est un
élément bien connu dans les tragédies de Shakespeare, pour qui « le monde est un théâtre », mais dans Songe d’une
nuit d’été, le dramaturge anglais nous invite à réfléchir sur la magie du théâtre, à la fois lieu miroir de notre vie et
alibi dématérialisé capable de faire communier le public et les personnages des grands mythes.
Texte 4 - Objet d’étude : le théâtre du XVIIe au XXIe siècle
Introduction
Le songe d’une nuit d’été est une pièce écrite par Shakespeare vers 1595. On rattache volontiers cette comédie au
mouvement humaniste, courant européen né en Italie au XVI e siècle qui place l’homme et les valeurs humaines au-dessus
de toutes les autres, tout en tirant ses méthodes et sa philosophie de l’étude des textes antiques. L’action de cette comédie
se déroule dans une Athènes plus mythologique qu’antique, ainsi que dans un bois voisin, fréquenté par des créatures
surnaturelles. La pièce est une fantaisie littéraire dans laquelle le roi d’Athènes, Thésée, doit épouser la reine des
Amazones, Hippolyte, tandis que l’intrigue fait intervenir le thème d’un mariage forcé -Hermia aime Lysandre, et refuse
d’épouser le prétendant que son père lui destine-, un ensemble de fées et, ce qui nous intéresse ici, un groupe d’artisans.
Nous allons en effet observer un extrait de cette pièce (acte III, scène 1) dans lequel une petite troupe d’amateurs
(Bobine, Groin, Meurt-de-Faim et Lecoin) essaie de préparer une pièce tragique en l’honneur du mariage du « duc »
d'Athènes. Celui qui tiendra le rôle principal de Pyrame (du drame antique Pyrame et Thisbé), Bobine le tisserand, est un
homme simple, d’une intelligence et d’une culture limitées, mais d’une volonté si communicative que ses collègues lui
témoignent une solidarité non feinte.
[lecture]
Les 3 mouvements de l’extrait (l. 1-8 : le problème de la peur du public et du rapport au tragique ; l. 9-19 : le
contournement du problème par Bobine ; l. 20-29 : la résurgence du problème et l’absurdité de l’excès de précaution) nous
invitent à nous poser la question de savoir comment Shakespeare arrive à susciter la réflexion sur les fonctions du théâtre,
tout en faisant rire son public.
Shakespeare place son public devant une scène déroutante, oscillant entre la répétition par des élèves d’un
spectacle de kermesse et un débat littéraire des plus sérieux sur la question du représentable au théâtre.
Les noms des personnages soulignent d’emblée leur appartenance aux catégories sociales populaires et indiquent
aux spectateurs leur potentielle difficulté à saisir les enjeux dramaturgiques. Le terme « Bottom », par exemple, signifie
« bobine » et permet d’identifier le personnage comme un tisserand, métier qui n’a pas de rapport direct avec l’art théâtral
(« texte » est cependant un nom formé à partir du verbe « tego », « tisser », en latin). Il en va de même pour « Lecoin »,
traduction de l’anglais quince, qui sert désigner le coin du charpentier. Nous avons affaire à des ouvriers qui, selon le
cliché, seront dans le meilleur des cas désignés à travers les aspects matériels d’une représentation (costume, équipements
scéniques, décors).
Dès le début de l’extrait, en effet, contrairement à tout individu familier du monde théâtral, Bobine et ses
camarades n’imaginent pas un instant que « ces dames » du public soient capables de s’immerger dans l’intrigue au point
de distinguer clairement l’acteur et le personnage, au point d’oublier la réalité du premier : la proposition « Pyrame doit
tirer l’épée pour se tuer » (l. 3) et l’indépendante qui lui est juxtaposée (« ce que les dames ne supporteront pas »)
indiquent qu’aux yeux du tisserand, le public ne saura faire la différence.
Néanmoins les artisans font part d’un certain enthousiasme devant le débat initié solennellement (« Qu’avez-vous
à répondre à cela ? », l. 3-4) par le chef de troupe Bobine. L’atteste en effet la réponse averbale sur le mode exclamatif,
dans laquelle Groin emploie le juron « Par Notre-Dame » associé au GN « une peur terrible », où l’adjectif « terrible »
modalise la subjectivité et exprime la peur : cette réplique exprime à quel point toute la troupe semble concernée par la
réception de la pièce. La réplique suivante, prononcée par Meurt-de-Faim sur un ton empreint de gravité, explique à son
tour qu’il va falloir amputer la pièce de son final en lui ôtant ce qu’elle comporte de tragique (ligne 8 : l’auxiliaire modal
« devoir » suivi du verbe « renoncer »), sanction dont on peut s’amuser, si l’on considère qu’elle vient d’un artisan tailleur.
Le groupe d’apprentis dramaturges ne brille ni par ses repères culturels, ni par un bon sens qui leur permettrait
d’adopter le point de vue correct d’un spectateur ordinaire. Deux éléments signalent clairement le manque de culture
théâtrale du groupe : l’invention d’un prologue inutile, voire dommageable, et celle d’illusion théâtrale, inaccessible à leur
intelligence. Cependant Bobine impose ses solutions.
En ce qui concerne l’idée du prologue (dont la paternité revient à Bobine : « J’ai un moyen de tout arranger.
Écrivez-moi un prologue », l. 10 : on note l’impératif présent et le pronom indéfini « tout », qui assignent un caractère
catégorique à l’idée du chef de troupe), nous pouvons affirmer qu’elle illustre la grande naïveté du tisserand. L’asyndète le
montre, qui rapproche ces courts énoncés déclaratif puis injonctif : dans son esprit, tout se passe comme si le spectacle
liminaire du prologue avait pour fonction de donner au public les « clefs » d’une interprétation convenable de la pièce.
L’on vous dirait comment apprécier l’oeuvre. Or à l’époque du théâtre élisabéthain, le prologue est un élémént facultatif
qui, pendant l’installation des derniers spectateurs, avait -et ce depuis l’Antiquité- pour principal mérite de préciser les
conditions de représentation de la pièce et de résumer quelque intrigue compliquée en un argument.
Aux lignes 11 et 12, les expressions quelque peu puériles « nous faire de mal » et « n’est pas tué tout de bon »
relèvent du comique dans le sens où il s’agirait tout bonnement de dévoiler le dénouement avant le début de la pièce !
Certes, le public des théâtres connaît les mythes qui y sont représentés depuis des siècles, mais révéler la fin de l’histoire
ou énoncer pendant la représentation le nom d’un des acteurs (« je [...] suis [...] Bobine le tisserand », qui offre un
contraste burlesque avec le nom « Pyrame », à la ligne 13), nuit au pouvoir de la notion d’illusion théâtrale. La dérision de
la création théâtrale prend une autre tournure lorsque la discussion roule sur les vers forgés à l’occasion de la rédaction du
prologue : c’est derechef l’impression d’ignorance qui domine. Ainsi deux choix arbitraires se succèdent, pour le grand
plaisir d’un public amusé devant tant de maladresse. On apprécie le GN « en vers de huit et de huit », qui se réfère à une
distinction inutile, en sorte qu’il vaut mieux dire « en vers de huit syllabes » (lignes 16 à 19).
Rappelons qu’alors que le roman nécessite une lecture individuelle, le théâtre a besoin de médiateurs et d’un
public pour vivre ; il s’agit donc d’un texte dialogué lié à une création collective, en dehors de laquelle il n’existe pas. Le
public, auquel il est souvent fait allusion dans l’extrait (« plaire » ; « les dames » ; pronoms « les » et « leur » des lignes
12 et 14 ; « ces dames » répété), est d’ailleurs dans une situation différente de celle des spectateurs de cinéma : en effet, le
dramaturge et le metteur en scène lui demandent d’être complice de toutes les conventions qui règlent la manifestation
théâtrale ; il est donc actif, ce qu’ignorent nos artisans !
Ainsi, à la ligne 15, c’est au tour de Lecoin de manifester son intérêt pour la solution du prologue explicatif, que
Bobine vient de trouver (adverbe « bon »). À son tour, le personnage contribue à déterminer les conditions d’un accueil
chaleureux et serein de Pyrame et Thisbé : ce prologue « devra être écrit en vers de huit et de six syllabes » (l. 15-16),
comme une ballade, afin que le rythme adopté par le comédien rassure le public. Le futur de certitude et l’auxiliaire modal
« devoir » répété soulignent ici la volonté commune de formaliser pour ne négliger aucun détail.
Cependant la progression du texte invite à interpréter le comportement de ces dramaturges mal dégrossis comme
celui d’une troupe peu à peu gagnée par la peur. En effet, Bobine renchérit de manière ridicule à la ligne 18, au moment de
son injonction aberrante (de faire se succéder des vers de huit… et de huit syllabes !) ; ce qui compte aux yeux de la
troupe, c’est de témoigner une envie partagée de créer la pièce parfaite, mais aussi peut-être de se rassurer elle-même.
L’art de Shakespeare consiste à faire cohabiter ce caractère impressionnable, qui prend le dessus sur l’ethos du
dramaturge, avec l’expression de la plus désarmante méconnaissance des conditions de l’illusion théâtrale.
D’une manière générale, la troupe apparaît comme concernée et paradoxalement elle-même effrayée à la fin d’un
extrait qui aura emprunté au champ lexical de la peur (« supporteront » ; « peur » ; « frayeur » ; « auront peur » ; « ai
peur » ; «effrayante » ; « terrible » répété), à la modalité déontique (« dois » ; « devons » répété ; « pas le moins du
monde » ; « devra » ; « faudra »), à la prière même («par Notre-Dame » ; « je vous jure » ; « Dieu nous préserve »).
La passion l’emportant devant la réflexion, Groin ne relève pas l’absurdité d’un prologue et relance la discussion :
la mort n’est pas le seul motif effrayant, voici à présent la question du lion qu’est censée apercevoir Thisbé, avant de
prendre la fuite. Adoptant après Bobine le point de vue du public féminin, prétendûment plus sensible, Groin -rejoint par
Meurt-de-Faim- s’implique émotionnellement. Notons par exemple les emplois du déterminant « ces » devant « dames »,
de la phrase de forme interro-négative (l. 20), du pronom démonstratif représentant « cela » et des deux marqueurs de
première personne (l. 22) : « Est-ce que ces dames n’auront pas peur du lion ? / -Cela, j’en ai bien peur, je vous jure ». En
effet, les échanges à propos du lion suggèrent que nos artisans ne se représentent pas précisément les éléments scéniques.
Que faire de cet animal ? Apparaîtra-t-il au premier plan, alors qu’il n’est censé tuer ni Thisbé, ni Pyrame ? Ces questions
s’effacent devant la plus importante, aux yeux de « Groin » : « Est-ce que ces dames n’auront pas peur du lion ? » Nous le
constatons donc : nous savons que la fonction de divertissement inhérente à toute pièce de théâtre est accessible non
seulement par le talent du dramaturge et la mise en scène, mais aussi par la disponibilité du spectateur à rompre les
amarres avec la vie réelle, à subir des chocs émotifs.
Meurt-de-Faim se range derrière l’opinion de Groin et décrète que le dénouement tragique ne saurait contenir de
« tuerie » ; mais c’est sans savoir que le public voit davantage, à ce moment fatal, la disparition d’un des deux amants,
qu’il ne perçoit le spectacle du sang versé. C’est l’absence de Thisbé pour Pyrame, ou celle de Pyrame pour Thisbé, qui
nous fait souffrir. Mais la dernière réplique de Bobine combine cette méconnaissance de l’illusion dramatique avec
l’ignorance en matière de sciences naturelles ; aussi le tisserand confond-il un lion avec un « rapace » ! L’énormité de
cette lacune, jointe à l’emploi du présent de vérité générale (« il n’y a pas au monde de rapace plus terrible que votre
lion », l. 25-26), nous fait définitivement comprendre que la pièce ne pourra être montée sans encombres. On finit à la
ligne 29 par comprendre que la pièce fera apparaître un lion dont il faudra annoncer, dans un second prologue (comble de
l’absurdité !)... qu’il n’est pas un lion.
Conclusion
Le comique de cette scène repose, nous l’avons compris, sur le décalage entre une situation de haute
responsabilité (un groupe de sujets chargés de préparer un spectacle en l’honneur du roi) et le niveau d’incompétence
risible auquel la troupe est limitée. Dans la métaphore filée entre artisanat et art de l’écriture (qui sera plus tard chère à
Jean Giono), Shakespeare s’est ici amusé à présenter un texte dramatique « mal ficelé », mal tissé (« texte » vient du latin
« tissé », textus). Mais cet extrait contient un autre message, en rapport avec la conception dramatique de l’auteur.
Et l’on pense à ce passage de Macbeth : « La vie n’est qu’une ombre en marche, un pauvre acteur, / Qui se
pavane et se démène son heure durant sur la scène, / Et puis qu’on n’entend plus ». La dimension existentielle est un
élément bien connu dans les tragédies de Shakespeare, pour qui « le monde est un théâtre », mais dans Le songe d’une
nuit d’été, le dramaturge anglais nous invite à réfléchir sur la magie du théâtre, à la fois lieu miroir de notre vie et alibi
dématérialisé capable de faire communier le public et les personnages des grands mythes.
Texte 5 - Objet d’étude : le théâtre du XVIIe au XXIe siècle
Scapin
Attendez. Voici une affaire que je me suis trouvée fort à propos pour vous sauver. Il faut que vous vous mettiez
dans ce sac et que…
Géronte, croyant voir quelqu’un.
5 Ah !
Scapin
Non, non, non, non, ce n’est personne. Il faut, dis-je, que vous vous mettiez là-dedans, et que vous vous gardiez
de remuer en aucune façon. Je vous chargerai sur mon dos comme un paquet de quelque chose, et je vous
porterai ainsi, au travers de vos ennemis, jusque dans votre maison, où quand nous serons une fois, nous
10 pourrons nous barricader, et envoyer quérir main-forte contre la violence.
Géronte
L’invention est bonne.
Scapin
La meilleure du monde. Vous allez voir. À part. Tu me paieras l’imposture.
15 Géronte
Eh ?
Scapin
Je dis que vos ennemis seront bien attrapés. Mettez-vous bien jusqu’au fond, et surtout prenez garde de ne vous
point montrer, et de ne branler pas, quelque chose qui puisse arriver.
20 Géronte
Laisse-moi faire. Je saurai me tenir…
Scapin
Cachez-vous. Voici un spadassin qui vous cherche. En contrefaisant sa voix. « Quoi ? Jé n’aurai pas l’abantage
dé tuer cé Géronte, et quelqu’un par charité né m’enseignera pas où il est ? » À Géronte, avec sa voix ordinaire.
25 Ne branlez pas. Reprenant son ton contrefait. « Cadédis, jé lé trouberai, sé cachât-il au centre dé la terre. » À
Géronte, avec son ton naturel. Ne vous montrez pas. Tout le langage gascon est supposé de celui qu’il
contrefait, et le reste de lui. « Oh, l’homme au sac ! ─Monsieur. ─Jé té vaille un louis, et m’enseigne où put être
Géronte. ─Vous cherchez le seigneur Géronte ? ─Oui, mordi ! Jé lé cherche. ─Et pour quelle affaire,
Monsieur ? ─Pour quelle affaire ? ─Oui. ─Jé beux, cadédis, lé faire mourir sous les coups dé vâton. ─Oh !
30 Monsieur, les coups de bâton ne se donnent point à des gens comme lui, et ce n’est pas un homme à être traité
de la sorte. ─Qui, cé fat dé Géronte, cé maraut, cé velître ? ─Le seigneur Géronte, Monsieur, n’est ni fat, ni
maraud, ni belître, et vous devriez, s’il vous plaît, parler d’autre façon. ─Comment, tu mé traites, à moi, avec
cette hautur ? ─Je défends, comme je dois, un homme d’honneur qu’on offense. ─Est-ce que tu es des amis dé
cé Géronte ? ─Oui, Monsieur, j’en suis. ─Ah ! cadédis, tu es de ses amis, à la vonne hure ! Il donne plusieurs
35 coups de bâton sur le sac. Tiens, boilà cé que jé té vaille pour lui. ─Ah, ah, ah ! Ah, Monsieur ! Ah, ah,
Monsieur ! Tout beau ! Ah, doucement, ah, ah, ah ! ─Va, porte-lui cela dé ma part. Adiusias. ─Ah ! diable soit
le Gascon ! Ah ! En se plaignant et remuant le dos, comme s’il avait reçu les coups de bâton.
Géronte, mettant la tête hors du sac.
Ah ! Scapin, je n’en puis plus.
Texte 5 - Objet d’étude : le théâtre du XVIIe au XXIe siècle
Remarque : nous adoptons ici la méthode de l’explication linéaire pour commenter l’extrait.
Molière ne rencontra pas un franc succès lors de la première représentation des Fourberies de
Scapin, dont les caractères furent jugés outranciers. L’intrigue fait penser aux Adelphes du latin Térence :
pendant l’absence de leurs pères partis en voyage, Léandre est tombé amoureux de Zerbinette tandis
qu’Octave a épousé Hyacinte. Mais Géronte et Argante sont de retour à Naples pour imposer à leurs fils un
mariage arrangé. Heureusement, Léandre a un valet rusé du nom de Scapin qui propose ses services... Dans
la scène 2 de l’acte III, Scapin a fait croire à Géronte (père de Léandre, dont il veut se venger) qu’on le
cherche pour le tuer, et le persuade même de se cacher dans un sac.
Nous pouvons distinguer deux mouvements dans cet extrait : la mise en place de la ruse du valet
aux lignes 1 à 21, à laquelle succède la comédie du valet, de la ligne 22 à la ligne 39. L’étude de cette
dynamique invite à poser cette question : Comment Molière parvient-il à nous faire rire en inversant les
rôles entre le maître et le valet ? Passons si vous le voulez bien à la lecture du texte.
Pour résoudre cette problématique de la possibilité du rire par la mise en scène de l’inversion des
rôles, notre lecture linéaire aura développé deux axes de commentaire : l’inventivité et les ressources
dramaturgiques de Scapin, mais aussi l’aspect polymorphe du comique de l’extrait.
Cette scène des Fourberies de Scapin illustre parfaitement ce que l’on nomme la comédie du valet.
Molière s’est ici inspiré d’un célèbre personnage de la commedia dell’arte, le zanni, un serviteur désirant
régler ses comptes avec son maître. Au XVIIIe siècle, Marivaux, dans L’Île des esclaves, et Beaumarchais ,
dans la trilogie de Figaro, donneront vie à des personnages de domestiques dépositaires d’un projet
d’émancipation vis-à-vis de leurs maîtres.
Texte 6 - Objet d’étude : la littérature d’idées du XVIe au XVIIIe siècle
Introduction
Femme de lettres née en 1748. A écrit de nombreuses œuvres (dont une trentaine de pièces de théâtre) et s'inscrit
dans le siècle des Lumières. A été guillotinée en 1793 pour son engagement révolutionnaire jugé trop modéré, mais
aussi pour ses certaines positions radicales. Olympe de Gouges participe pleinement à la RF en promouvant
notamment l'égalité hommes / femmes, la lutte contre l’esclavage et les droits du Tiers-État, dans Projet d’une caisse
patriotique par une citoyenne (1788).
Proche en cela de cette dernière œuvre, la Déclaration des Droits de la Femme et de la Citoyenne ressemble à bien
des égards à une lettre ouverte, mais elle est surtout une réécriture de la Déclaration des Droits de l’Homme et du
Citoyen (DDHC). En effet, dès le titre, la DDFC cherche, en jouant sur la polysémie du nom « homme » -être
masculin ou être humain ?- à énoncer les principes de l'égalité entre les sexes.
→ notre extrait reprend donc globalement la structure structure de la DDHC : les quelques modifications nous
permettent de discerner 3 mouvements :
1er mvt (l. 1 à 11) : L’appel à l’inscription dans la Constituton d’une Assemblée nationale de femmes.
2e mvt (l. 11 à 19) : Justification par l’affirmation des pouvoirs appartenant spécifiquement aux femmes.
3e mvt (l. 20 à 22) : Conclusion et annonce de la proclamation des articles.
1er mvt (l. 1 à 11) : L’appel à l’inscription dans la Constituton d’une Assemblée nationale de femmes
-Emploi du vocabulaire législatif dans le chapeau (allusion à la première représentation nationale, chargée de mettre
en œuvre la Constitution, donc potentiellement d’y inscrire la DDFC d’OG (groupe infinitif prépositionnel « à
décréter », l. 3).
-OG remplace les termes « les représentants du peuples français» par «les mères, les filles, les soeurs» (l. 6). Ce
remplacement exprime la volonté de mettre en valeur l’ancrage des femmes dans toutes les strates de la société, mais
aussi d’interpeller les hommes détenteurs du pouvoir législatif, l’accumulation pouvant les rendre accessibles à une
certaine émotion personnelle.
-L’apposition « représentantes de la nation » joue le rôle d’une transition (l. 6) entre cette évocation de la sphère
privée et le GN « Assemblée nationale », qui suggère la place qu’on doit accorder aux femmes dans le monde
politique, selon OG. Elle les nomme d’emblée « représentantes » car dans sa logique, la cellule familiale constitue le
1er niveau de la « nation ».
-Le verbe « demandent » est au présent d’énonciation, qui actualise l’énoncé d’un discours qui est avant tout un acte
de proclamation : le respect des droits d’une femme devenue citoyenne à part entière contribuera au bonheur et à
l’équilibre de la société.
-Les lignes 8 à 11 : constituent le début de la justification de cette demande officielle. Celle-ci est exprimée à
l’intérieur d’une période oratoire composée de 5 propositions.
-L’audace est remarquable : le remplacement par « la femme » du GN « l’homme » a de quoi surprendre : certes,
seuls les individus mâles étaient alors citoyens, mais dans l’expression « droit de l’homme », OG a choisi de lire une
exclusion des femmes des avancées de 1789.
-Gradation sur un rythme ternaire : «ignorance, oubli, mépris» : dénonciation par OG de la condition des femmes,
qui juge sévèrement la société qui maintient volontairement, par “le mépris”, la femme dans un état de dépendance.
-Avec le présent d’énonciation « sont les seules causes » (l. 9), le texte s’inscrit dans un présent révolutionnaire.
Cette affirmation est renforcée par l’emploi de l’adjectif qualificatif « seules ».
-À la ligne 11 se trouve le sommet de la période (l’accent y est évidemment placé sur le nom « femme »). La protase
(la montée de l’intonation = première partie de la période oratoire), s’étend de la ligne 8 à la ligne 11.
-Nouvelle énumération sur un rythme ternaire de la ligne 11 (« naturels, inaléables et sacrés ») montre qu’une même
force de conviction anime OG quand il s’agit de défendre les droits de la femme.
2e mvt (l. 11 à 19) : Justification par l’affirmation des pouvoirs appartenant spécifiquement aux femmes
-Après la montée d’intonation (8-11), voici le mouvement descendant de la période, dans lequel OG a l’idée de
forger une analogie → en 1791, les femmes seront aux hommes ce que le peuple était aux puissants en 1789 (l. 13-
14).
-La phrase complexe comporte : groupe participial (“considérant”, l. 8), une proposition subordonnée complétive
COD qui en dépend, 1 PP (“elles ont résolu...”), et 3 PS conjonctives circonstancielles de but (insistance sur cette
relation logique dans la DDHC).
-Le principe d’imbrication parcourt donc l’extrait : on se rappelle la référence au 29 août 1789 et l’AN législative
dans le chapeau introductif, puis au 17 juin 1789 (l. 7 : nouvelle Assemblée nationale constituante) → une révolution
dans la Révolution (femmes se libérant parmi le peuple libéré) est donc réclamée par OG.
-Ligne 12 : insistance sur la primauté de la déclaration, qui doit s’imposer à toute la société (adverbe
“constamment”, déterminant indéfini “tout”, préfixe répétitif de “rappelle”, adverbe “sans cesse”).
-En particulier, l’adverbe circonstanciel temporel "constamment" et la locution synonyme "sans cesse" insistent sur
le fait que l'égalité hommes / femmes est un principe qui nécessite un effort de tous les instants. Principe qui doit
devenir un fondement de la société.
-Répétition de la conjonction de subordination «afin que», qui témoigne de la dimension argumentative : la longueur
de ces PS indique la primauté des idéaux à atteindre.
-OG cependant limite l’ampleur de ses revendications par l’ajout du GN “des bonnes moeurs” : précaution oratoire
d’OG qui adopte la conception stéréotypée de la femme comme seule garante des moeurs familiales. Une forme de
concession : la libération des femmes passe avant tout par l’inscription de leurs droits.
-De même l’analogie de la l. 14 associe les femmes non pas au pouvoir exécutif, mais au législatif ; OG avertit ainsi
qu’elle ne revendique par une prise de pouvoir exclusivement féminine.
-l. 8 à 18 : démontrent en quoi est utile une conception égalitaire de la société. La parité des droits et de la
représentation est contenue dans le groupe infinitif passif “être comparés” (l. 15).
Conclusion
Le but de cette déclaration n’est pas de refonder toute la société, mais, à l’occasion d’un pastiche on ne peut plus
sérieux et engagé, de construire un projet égalitaire reposant avant tout sur les principes d’équité et d’équivalence.
Si OG tient à s’inscrire dans la continuité des textes fondateurs de 1789, il n’en reste pas moins qu’elle s’en
démarque, en donnant parfois dans le registre pathétique, ce qui ajoute au style nécessairement austère une
sensibilité qui fera sa renommée, quoique tardivement, lorsqu’on exhumera ses oeuvres à la fin du XX e siècle.
Texte 7 - Objet d’étude : la littérature d’idées du XVIe au XVIIIe siècle
ARTICLE PREMIER
La femme naît libre et demeure égale à l’homme en droits. Les distinctions sociales ne
peuvent être fondées que sur l’utilité commune.
II
5 Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles
de la femme et de l’homme : ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et surtout la
résistance à l’oppression.
III
Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation, qui n’est que la
10 réunion de la femme et de l’homme : nul corps, nul individu, ne peut exercer d’autorité qui
n’en émane expressément.
IV
La liberté et la justice consistent à rendre tout ce qui appartient à autrui ; ainsi l’exercice des
droits naturels de la femme n’a de bornes que la tyrannie perpétuelle que l’homme lui oppose ;
15 ces bornes doivent être réformées par les lois de la nature et de la raison.
V
Les lois de la nature et de la raison défendent toutes actions nuisibles à la société : tout ce qui
n’est pas défendu par ces lois, sages et divines, ne peut être empêché, et nul ne peut être
contraint à faire ce qu’elles n’ordonnent pas.
20 VI
La loi doit être l’expression de la volonté générale ; toutes les citoyennes et citoyens doivent
concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation ; elle doit être la même
pour tous : toutes les citoyennes et tous les citoyens, étant égaux à ses yeux, doivent être
également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leurs capacités, et
25 sans autres distinctions que celles de leurs vertus et de leurs talents.
VII
Nulle femme n’est exceptée ; elle est accusée, arrêtée, et détenue dans les cas déterminés par
la loi. Les femmes obéissent comme les hommes à cette loi rigoureuse.
Texte 7 - Objet d’étude : la littérature d’idées du XVIe au XVIIIe siècle
Introduction
a) Femme de lettres née en 1748. A écrit de nombreuses œuvres (dont une trentaine de pièces de théâtre) et
s'inscrit dans le siècle des Lumières ; une carrière politique qui prend le dessus sur la vocation littéraire. A
été guillotinée en 1793 pour son engagement révolutionnaire jugé trop modéré, mais aussi pour ses
certaines positions radicales, comme son refus de considérer les femmes comme des mineures.
Olympe de Gouges participa pleinement à la RF en promouvant notamment l'égalité hommes / femmes, la
lutte contre l’esclavage et les droits des citoyens les plus démunis, dans Projet d’une caisse patriotique par
une citoyenne (1788).
-La Déclaration des Droits de la Femme et de la Citoyenne ressemble à bien des égards à une lettre
ouverte, mais elle est surtout une réécriture de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, qui fit
suite à l’abolition des privilèges, décrétée le 4 août 1789. En effet, dès le titre, la DDFC cherche, en jouant
sur la polysémie du nom commun « homme » -être masculin ou, conformément à l’étymologie latine homo
/ humanus, « être humain » ?- à énoncer les principes de l'égalité entre les sexes.
-Les 17 articles de la DDFC ont d’ailleurs pour fonction de proclamer une stricte égalité devant la loi civile
et politique entre les femmes et les hommes. Cependant, le lecteur a ici affaire à un texte qui dépasse la
réécriture au féminin des articles de 1789.
b) Lecture des articles. 2 mouvements peuvent être discernés dans cet extrait :
Mvt 1 : intégration des femmes comme membres de la nation
Mvt 2 : pour une reconnaissance à égalité des droits de la femme.
Quelques modifications :
-La première phrase met l’accent sur l’émancipation des femmes de la tutelle des hommes, et ce dès la
naissance (« naît libre », l. 2). Cette réécriture de l’art. 1 passe aussi par un changement de nombre, ce qui
indique une visée universaliste et crée une dimension émotionnelle, par laquelle OG cherche à rectifier
l’invisibilisation des femmes.
Cependant la phrase 2 est identique dans les deux déclarations : ainsi le discours d’OG semble être double,
ou du moins paraît jeter le trouble sur ce que désigne le GN « les distinctions sociales ».
L’article 2 n’est pas repris tel quel, mais presque : OG associe les deux sexes dans le groupe « de la femme
et de l’homme » (l. 6). Ainsi la femme acquiert sa place dans toute entreprise politique et, comme
l’homme, est en mesure de défendre, pour elle et pour les autres, les quatre droits énoncés dans la DDHC.
Nous le comprenons : OG ne se contente pas de féminiser le texte de départ. Son message consiste à
défendre la citoyenneté à part entière des femmes, mais aussi à la libérer de la tyrannie masculine,
maintenue par la RF. L’égalité pour tous les citoyens, y compris les femmes ! pourrait-on résumer.
-Dans l’article 3, l’audace consiste à apporter une nouvelle définition du nom « nation » : OG rappelle avec
un certain bon sens que toute nation a pour origine « la réunion de la femme et de l’homme » (l. 9-10). Il
est vrai qu’en latin, le premier sens de natio est « naissance ». Nous sommes par ailleurs sensibles à la
négation restrictive « ne… que... », qui donne son ton naturel à la PSR. Entre les deux phrases de l’article,
OG a modifié la ponctuation, de telle sorte que les deux points permettent dans la version d’OG de
souligner le lien de cause à conséquence entre l’idée d’une nécessaire souveraineté nationale et celle,
applicable aux hommes et aux femmes, de la représentativité.
-L’originalité de l’allusion à la nature rappelle l’Exhortation aux hommes, qui précède le préambule dans
de nombreuses éditions de la DDFC : « Remonte aux animaux, consulte les éléments... ». Au XVIIIe
siècle, les progrès des connaissances scientifiques ont souvent conduit les philosophes à rebâtir les normes
de la vie morale et sociale en se fondant sur les lois d’une nature supposée bonne et équilibrée. Aux yeux
d’OG, qui souscrit à cette conception qui prend ses distances avec les dogmes religieux, le rejet des
femmes est ainsi considéré comme une dépravation obscurantiste de la société.
Mvt 2 : pour une reconnaissance de droits féminins équivalents aux droits des hommes (art. 4 à 7)
Nombreuses modifications :
-Réécriture ironique de l’article 4 : l’égalité doit être de fait, selon le principe de « justice », ajouté par OG.
L’attribut « à rendre tout ce qui appartient à autrui » (l. 13) est explicite : l’autrice réclame au nom des
femmes la part qui leur revient dans la société. Ensuite, « de chaque homme » est remplacé par « de la
femme » : dès lors, OG construit l’analogie entre d’une part l’être humain limité par le droit à la liberté des
autres, et d’autre part les femmes empêchées par les coutumes misogynes et sexistes. De fait, en 1791, les
femmes sont exclues de toute assemblée représentative de la nation : selon OG, qui place en fonction de
sujet le GN « la tyrannie perpétuelle de l’homme » (l. 14), il faut entrer en rupture avec une tradition qui
confie aux seuls hommes le soin de commander en despotes. La phrase suivante est rattachée à la première,
mais on note surtout dans cette proposition indépendante la substitution de « déterminées » par
« réformées ». En effet, OG veut montrer que c’est en observant avec « raison » la « nature » qu’une
réforme pourra rendre la loi plus égalitaire.
-L’article 5 commence par une épanadiplose : reprise de l’expression « les lois de la nature et de la raison »
(l. 17), qui s’est une nouvelle fois substituée à la « loi » au singulier. Mieux, OG qualifie de « sages et
divines » (l. 18 ; mise en valeur par l’apposition) les lois tirées de l’observation éclairée de la nature. Pour
le reste, le texte est identique : on entend donc que la place minorée d’un sexe prétendûment faible n’est
pas observable dans le monde naturel.
-L’article 6 : la tournure modale exprimant l’obligation « doit être » remplace « est » : OG discute ici
l’application effective des principes de la DDHC. L’adjectif « générale » implique donc, dans la logique de
l’autrice, la prise en compte des femmes : aussi lit-on aux lignes 21 et 23 le nom féminin « citoyennes »,
qui plus est précédant son homologue masculin. Le ton se fait polémique : OG réclame le « droit » de
légiférer pour chaque femme qui le désire. Les 2 PS « soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse »
disparaissent ; le retrait de cette précision superflue s’explique peut-être par la nécessité de faire la place au
terme « citoyennes » et de condenser le propos en une phrase, la plus fluide possible. Les l. 23-25 sont
marquées par la seconde apparition de l’auxiliaire « devoir » et par deux transferts de nombre
(« capacités » ; « distinctions ») : le pluriel invite le lecteur à envisager la diversité des emplois possibles
des femmes dans la société.
-L’article 7 : le plus largement modifié ; OG y réclame pour les femmes, sur lesquelles se concentre
l’article, le droit d’être jugées. La démarche littéraire d’OG semble s’infléchir : à partir de l’article VII, il
ne s’agit plus d’une réécriture, et le texte de la DDHC n’est pas repris dans les détails (les exemples des
ordres arbitraires et de la notion de résistance à la loi ont disparu). OG poursuit son travail de
reconnaissance des pleins droits aux femmes en exprimant brièvement l’infaillibilité et la prévalence d’une
« loi rigoureuse » (l. 28). Avec une certaine ironie, OG présente ici la nécessité de l’abolition du privilège
féminin qui consisterait, en tant que citoyenne mineure, de s’« excepter » des lois (négation « nulle… n’ » ;
reprise de l’accumulation ternaire des participes passés « accusée, arrêtée, et détenue » ; PSCC de
comparaison « comme les hommes »).
Conclusion
Il s’agit là d’une réécriture audacieuse qui enjoint aux représentants de la nation de conférer aux femmes la
citoyenneté en tant que telle : les modifications, plus ou moins subtiles, contestent la dimension égalitariste
de la DDHC. Les femmes devront pouvoir travailler, écrire, s’exprimer publiquement, élire, être élues,
punir, être punies.
S’inscrivant dans une tradition littéraire initiée par Christine de Pisan et Marie de Gournay, Olympe de
Gouges s’adresse à tous les citoyens dans un discours engagé et direct, ici sans recourir au pathos et sans
ménager les prétendues sensibilité ou fragilité féminines.
Si le droit de réclamer le divorce fut accordé aux femmes pour un temps, le combat d’Olympe de Gouges,
comme celui de sa contemporaine Manon Roland, se solda par l’exécution de la peine capitale. Le terme
« féministe » ne fit son apparition qu’un siècle plus tard, d’abord dans un sens péjoratif.
Texte 8 - Objet d’étude : la littérature d’idées du XVIe au XVIIIe siècle
Une femme n'avait besoin que d'être belle ou aimable ; quand elle possédait ces deux
avantages, elle voyait cent fortunes à ses pieds. Si elle n'en profitait pas, elle avait un
caractère bizarre, ou une philosophie peu commune qui la portait aux mépris des
richesses ; alors elle n'était plus considérée que comme une mauvaise tête ; la plus
5 indécente se faisait respecter avec de l'or, le commerce des femmes était une espèce
d'industrie reçue dans la première classe, qui, désormais, n'aura plus de crédit. S'il en
avait encore, la révolution serait perdue, et sous de nouveaux rapports, nous serions
toujours corrompus ; cependant la raison peut-elle se dissimuler que tout autre chemin à
la fortune est fermé à la femme que l'homme achète comme l'esclave sur les côtes
10 d'Afrique ? La différence est grande, on le sait. L'esclave commande au maître ; mais si
le maître lui donne la liberté sans récompense, et à un âge où l'esclave a perdu tous ses
charmes, que devient cette infortunée ? Le jouet du mépris ; les portes mêmes de la
bienfaisance lui sont fermées ; « Elle est pauvre et vieille, dit-on, pourquoi n'a-t-elle pas
su faire fortune ? » D'autres exemples encore plus touchants s'offrent à la raison. Une
15 jeune personne sans expérience, séduite par un homme qu'elle aime, abandonnera ses
parents pour le suivre ; l'ingrat la laissera après quelques années, et plus elle aura vieilli
avec lui, plus son inconstance sera inhumaine ; si elle a des enfants, il l'abandonnera de
même. S'il est riche, il se croira dispensé de partager sa fortune avec ses nobles
victimes. Si quelque engagement le lie à ses devoirs, il en violera la puissance en
20 espérant tout des lois. S'il est marié, tout autre engagement perd ses droits. Quelles lois
reste-t-il donc à faire pour extirper le vice jusque dans la racine ? Celle du partage des
fortunes entre les hommes et les femmes, et de l'administration publique.
Texte 8 - Objet d’étude : la littérature d’idées du XVIe au XVIIIe siècle
Introduction
La DDFC est un texte juridique rédigé par Olympe de Gouges en 1791. Ce texte revendique la pleine assimilation
des femmes d’un point de vue juridique, politique mais aussi social. Calqué sur le modèle de la DDHC (1789), ce
document est le premier à évoquer l’égalité juridique, légale et sociale des femmes par rapport aux hommes. L’extrait
étudié est le postambule de la déclaration, c’est-à-dire une note qui vient conclure la déclaration, bien qu’OG conçoive ce
postambule comme une péroraison enflammée destinée à toucher aussi bien l’intelligence que le coeur de son public.
En effet, avouons que nous en connaissont pas mieux les 17 articles de la DDFC que leur postambule, dont la
puissance évocatrice est de nature à inciter les femmes à prendre conscience que les hommes ont bafoué leurs droits, à
sortir de leur aveuglement sur leur condition et à mobiliser leur intelligence pour faire accepter l’égalité aux hommes
malgré leur résistance.
Pour analyser ce texte engagé, nous nous demanderons quelle stratégie elle met en place pour convaincre les
femmes de combattre pour l’égalité entre les sexes. Dans notre projet de lecture, nous identifions deux mouvements qui
dirigent notre lecture de l’extrait :
1. Dénonciation des vices d’un temps révolu.
2. L’espoir d’une nouvelle ère égalitaire.
[Lecture du texte]
Après avoir critiqué l’omniprésence des vices dans la société d’Ancien Régime et donné une image dépréciative
de l’époque révolue, Olympe de Gouges introduit la question de la répartition des biens entre hommes et femmes par une
phrase interrogative. En utilisant dans cette dernière l’expression « la substance des vices », l’autrice entend traiter,
familièrement parlant, le mal à sa racine : la libre disposition de biens personnels permettra d’« extirper le vice ».
Conclusion
OG a donc mis en évidence la nature du rapport que les femmes entretiennent avec les hommes : celui-ci est
fondé sur leurs qualités physiques et psychologiques, qui sont des garanties rémunératrices. Une femme qui sait profiter de
ses atouts aura accès à l’argent d’un homme ; il est donc bien question d’entretenir une femme, dans le sens de la payer
pour ces qualités.
Mais le refus de ce système sur le mode pathétique et l’énoncé d’une solution caractérisent aussi ce postambule,
et l’on peut dire que les efforts rhétoriques de l’autrice ne furent pas vains. En effet, dès 1792, les femmes acquirent pour
un temps le droit de demander le divorce.
Texte 9 - Objet d’étude : la littérature d’idées du XVIe au XVIIIe siècle
Au cours de ces quarante ans, plus de douze millions d’âmes, hommes, femmes et
enfants, sont morts injustement à cause de la tyrannie et des œuvres infernales des
chrétiens. C’est un chiffre sûr et véridique. Et en réalité je crois, et je ne pense pas me
tromper, qu’il y en a plus de quinze millions.
5 Ceux qui sont allés là-bas et qui se disent chrétiens ont eu principalement deux
manières habituelles d’extirper et de rayer de la face de la terre ces malheureuses
nations. L’une en leur faisant des guerres injustes, cruelles, sanglantes et tyranniques.
L’autre, après avoir tué tous ceux qui pourraient désirer la liberté, l’espérer ou y penser,
ou vouloir sortir des tourments qu’ils subissaient, comme tous les seigneurs naturels et
10 les hommes (car dans les guerres on ne laisse communément en vie que les jeunes et les
femmes), en les opprimant dans la plus dure, la plus horrible et la plus brutale servitude
à laquelle on a jamais soumis hommes ou bêtes. À ces deux formes de tyrannie
infernale se réduisent, se résument et sont subordonnées toutes les autres, infiniment
variées, de destruction de ces peuples.
15 Si les chrétiens ont tué et détruit tant et tant d’âmes et de telle qualité, c’est
seulement dans le but d’avoir de l’or, de se gonfler de richesses en très peu de temps et
de s’élever à de hautes positions disproportionnées à leur personne. À cause de leur
cupidité et de leur ambition insatiables, telles qu’ils ne pouvaient y en avoir de pires au
monde, et parce que ces terres étaient heureuses et riches, et ces gens si humbles, si
20 patients et si facilement soumis, ils n’ont eu pour eux ni respect, ni considération, ni
estime. (Je dis la vérité sur ce que je sais et ce que j’ai vu pendant tout ce temps.) Ils les
ont traités je ne dis pas comme des bêtes (plût à Dieu qu’ils les eussent traités et
considérés comme des bêtes), mais pire que des bêtes et moins que du fumier.
C’est ainsi qu’ils ont pris soin de leurs vies et de leurs âmes, et c’est pourquoi ces
25 innombrables gens sont morts sans foi et sans sacrements. »
Bartolomé de Las Casas, La très brève relation de la destruction des Indes (1552 ;
traduit en 2004 par Fanchita Gonzalez Batlle).
Texte 9 - Objet d’étude : la littérature d’idées du XVIe au XVIIIe siècle
Introduction
BARTOLOMÉ DE LAS CASAS (1484-1566) est un prêtre, écrivain et historien espagnol. À 18 ans, il part
vivre à Hispaniola (Haïti), comme colon, puis s’installe à Cuba et devient prêtre des conquistadors. Il prend alors
conscience des injustices subies par les indigènes et devient le défenseur des Amérindiens.
La controverse de Valladolid, de Jean-Claude Carrière, nous a permis de découvrir une dispute religieuse qui
eut lieu en 1550. Le protagoniste de ce débat de la Renaissance était Bartolomé de Las Casas, qui vécut longtemps
dans le Nouveau Monde au contact des Amérindiens, posa brillamment le problème de leur véritable nature et
poussa son adversaire, le philosophe Sepulveda, à reconnaître la possibilité de les assimiler à des hommes.
Dans La très brève relation de la destruction des Indes, publiée 2 ans plus tard, Las Casas reprend point par
point les arguments qu’il développa devant les autorités catholiques, à Valladolid. Il faut donc lire cette “relation”
comme un discours destiné à convaincre son auditoire.
Lecture
Dans cet extrait, il est possible de dégager quatre temps, quatre mouvements qui permettent à Las Casas de
bâtir une argumentation sans concession mêlant précision du récit et force des idées :
1- LC dresse le bilan de décennies de colonisation portugaise et espagnole dans le Nouveau Monde ;
2- “Comment ?” : LC décrit la manière dont les Européens ont détruit les nations amérindiennes ;
3- LC expose les deux principales causes de cette destruction ;
4- LC reprend sa description pour la figer dans le registre pathétique, afin d’émouvoir le lecteur.
2e mouvement : “Comment ?” : la manière dont les Européens ont détruit les nations amérindiennes
Conclusion
Dans cet extrait où brille le pronom personnel «je», qui apporte du poids à l’argumentation. LC a dressé le
bilan de faits réels dont le prêtre a pu récemment témoigner de vive voix. On peut lire ce texte comme un modèle de
réquisitoire, avec son lot d’effets rythmiques, de noms dévalorisants et d’adjectifs péjoratifs, de négations, de figures
de style mettant en relief la cruauté des colons et la situation pathétique des indigènes.
Du point de vue du contenu, c’est la rigueur démonstrative qui domine : les colons ont cherché à faire la
guerre et à asservir par ambition et cupidité, et cela leur a été d’autant plus facile que la nature de leurs hôtes était
accueillante.
Pas d’équivalent de cette œuvre littéraire en France à la même époque : se sont pourtant distingués les
voyageurs André Thevet et Jean de Léry. À son retour de Brésil, Léry rédige un récit de son voyage, mais perd deux
fois le manuscrit, qui ne sera finalement publié qu'en 1578, à Genève, sous le titre Histoire d'un Voyage faict en la
terre du Brésil. Si polémique et débat argumentatif il y a dans ce livre, c’est dans la mesure où Léry répond à André
Thévet, qui affirmait que la France Antarctique avait été perdue à cause des protestants.
NÉGATION
“C’est ainsi qu’ils ont pris soin de leurs vies et de leurs âmes, et c’est pourquoi ces innombrables gens sont morts
sans foi et sans sacrements. »
Analysez l’expression de la négation dans cette phrase.
Pour revenir à notre histoire, il s'en faut que ces prisonniers se rendent, pour tout ce
qu'on leur fait, qu'au rebours, pendant ces deux ou trois mois qu'on les garde, ils portent
une contenance gaie ; ils pressent leurs maîtres de se hâter de les mettre en cette
épreuve ; ils les défient, les injurient, leur reprochent leur lâcheté et le nombre des
5 batailles perdues contre les leurs. J’ai une chanson faite par un prisonnier, où il y a ce
trait : qu'ils viennent hardiment trétous et s'assemblent pour dîner de lui ; car ils
mangeront quant et quant leurs pères et leurs aïeux, qui ont servi d'aliment et de
nourriture à son corps. "Ces muscles, dit-il, cette chair et ces veines, ce sont les vôtres,
pauvres fols que vous êtes ; vous ne reconnaissez pas que la substance des membres de
10 vos ancêtres s'y tient encore : savourez-les bien, vous y trouverez le goût de votre
propre chair." Invention qui ne sent aucunement la barbarie.
Ceux qui les peignent mourants, et qui représentent cette action quand on les
assomme, ils peignent le prisonnier crachant au visage de ceux qui le tuent et leur
faisant la moue. De vrai, ils ne cessent jusques au dernier soupir de les braver et défier
15 de parole et de contenance. Sans mentir, au prix de nous, voilà des hommes bien
sauvages ; car, ou il faut qu'ils le soient bien à bon escient, ou que nous le soyons ; il y a
une merveilleuse distance entre leur forme et la nôtre.
Introduction
Développement
3/ Recours aux auteurs contemporains de M, qui ont décrit cette ethnie (l. 11-16).
-dans un 3e tps, M. revient, sans les nommer, sur des sources officielles grâce auxquelles, peut-être, ses lecteurs
ont pu s’informer au sujet des Tup. : Thevet et de Léry, mais aussi Benzoni (voir note p. 15) ;
-ces sources sont nommées indirectement : aux l. 12-13, la forme de périphrase « ceux qui les ... », associée aux
verbes « peignent » et « représentent », permet à M. de rester discret sur son utilisation -parfois abusive- de ces
sources ;
-on imagine que dans cette phrase M. décrit une ou plusieurs illustrations accompagnant le texte d’un de ces
auteurs : en effet, ces ouvrages récents sont illustrés et mettent souvent en valeur la violence de ces guerriers
amérindiens ; M. s’inscrit en faux contre certaines représentations caricaturales ;
-« de vrai » : la locution montre que M. essaie de confronter le témoignage de son domestique à ces
représentations livresques. C’est une confirmation : l’attitude inflexible du guerrier vaincu est de nouveau
développée (champ lexical de l’hostilité : « défier », « braver », « crachant », « faisant la moue »). Outre
l’intelligence qui les caractérise, ces guerriers sont bien pourvus d’une virtus (courage romain, aptitude à
conserver jusqu’au bout sa volonté de se battre) dont se réclament les armées d’Occident ;
-les 3 dernières lignes servent à M. de conclusion : rien n’est « sauvage » en eux, si le terme équivaut à «
barbare » et signifie autre chose qu’ « étranger à notre civilisation ».
-l’ironie perce dans l’avant-dernière phrase (présentatif « voilà » + adv. « bien » = antiphrase piquante) : M.
conclut à la différence de culture et de mœurs, et pose implicitement la question aux lecteurs : est-il moins
sauvage, à l’heure de mourir, d’implorer la merci que de rester dans une attitude ferme et réfléchie ?
-le nom « distance », qualifié par « incroyable » permet de comprendre la réponse : la barbarie, la sauvagerie
relèvent de la différence entre les peuples, selon les critères de rapport à la mort ou à la nature.
Conclusion
-cette dernière remarque de M. sera réinvestie dans les dernières lignes du chapitre, faisant suite à des
considérations semblables sur les notions de polygamie et de prestige militaire ;
-texte représentatif du chapitre : M., sous couvert de décrire de manière pittoresque un peuple mystérieux du
Nouveau Monde, en a profité pour tenir des propos généraux au sujet de la barbarie, dont il a été le témoin aux
portes de son domaine, dans le cadre des guerres de religion qui ont meurtri sa région.
NÉGATION
“Invention qui ne sent aucunement la barbarie.”
Analysez l’expression de la négation dans cette phrase.
J’ai connu des êtres infiniment plus nobles, plus parfaits que moi-même, comme ton
père Antonin ; j’ai fréquenté bon nombre de héros, et même quelques sages. J’ai
rencontré chez la plupart des hommes peu de consistance dans le bien, mais pas
davantage dans le mal ; leur méfiance, leur indifférence plus ou moins hostile cédait
5 presque trop vite, presque honteusement, se changeait presque trop facilement en
gratitude, en respect, d’ailleurs sans doute aussi peu durables ; leur égoïsme même
pouvait être tourné à des fins utiles. Je m’étonne toujours que si peu m’aient haï ; je
n’ai eu que deux ou trois ennemis acharnés dont j’étais, comme toujours, en partie
responsable. Quelques-uns m’ont aimé : ceux-là m’ont donné beaucoup plus que je
10 n’avais le droit d’exiger, ni même d’espérer d’eux, leur mort, quelquefois leur vie. Et le
dieu qu’ils portent en eux se révèle souvent lorsqu’ils meurent.
Il n’y a qu’un seul point sur lequel je me sens supérieur au commun des hommes : je
suis tout ensemble plus libre et plus soumis qu’ils n’osent l’être. Presque tous
méconnaissent également leur juste liberté et leur vraie servitude. Ils maudissent leurs
15 fers ; ils semblent parfois s’en vanter. D’autre part, leur temps s’écoule en de vaines
licences ; ils ne savent pas se tresser à eux-mêmes le joug le plus léger. Pour moi, j’ai
cherché la liberté plus que la puissance, et la puissance seulement parce qu’en partie
elle favorisait la liberté. Ce qui m’intéressait n’était pas une philosophie de l’homme
libre (tous ceux qui s’y essayent m’ennuyèrent), mais une technique : je voulais trouver
20 la charnière où notre volonté s’articule au destin, où la discipline seconde, au lieu de la
freiner, la nature.
Texte 11 - Objet d’étude : le roman et le récit du Moyen Âge au XXIe siècle
Introduction
Mémoires d'Hadrien est un récit à la fois fictif et historique écrit à la première personne que Marguerite
Yourcenar publia en 1951. Présentés comme la longue lettre d'un empereur fatigué à son petit-fils adoptif de 17 ans
et éventuel successeur, Marc Aurèle, ces pseudo-mémoires livrent la méditation d’un empereur qui rappelle à sa
mémoire ses triomphes militaires, son amour de la poésie et de la musique, son cheminement philosophique et sa
passion amoureuse pour un jeune Bythinien, Antinoüs.
Fruit de 27 années de travail de recherche et de réécriture, entrecoupé de périodes de renoncement créatif, le
récit fut imaginé au cours d’une visite de la Villa Adriana à Rome en 1924 alors qu’elle avait vingt ans ; le lieu
inspira l’autrice qui tenta de rendre vie, à travers l’écriture, à l’empereur romain Hadrien, qui régna sur une Rome à
son apogée, au IIe siècle de notre ère. MY explique le long travail d'érudition et de romancière qu'elle s’impose dans
un « carnet de notes » lui aussi édité. Elle précise qu’elle a cherché à se rapprocher le plus possible du personnage et
de l'ambiance historique : « Si j'ai choisi d'écrire ces MH à la première personne, c'est pour me passer le plus
possible de tout intermédiaire, fût-ce de moi-même. »
Les chapitres, non numérotés, sont regroupés en 6 parties portant chacune un titre latin. Animula vagula
blandula (« Petite âme, errante, caressante ») a permis au lecteur de faire connaissance avec le personnage et de se
familiariser avec ses opinions (connaissance du corps, sobriété, essence mystérieuse de l'amour), ses bonheurs passés
(chasse et équitation) et ses douleurs présentes (insomnie, approche de la mort).
Les 4 parties suivantes reprennent chronologiquement la biographie d'Hadrien. Cet extrait provient du
premier chapitre de la 2e partie, Varius multiplex multiformis, (« Varié, complexe, changeant ») qui s'étend jusqu'à la
mort de Trajan et donc à l'accession au trône d'Hadrien. Après avoir décrit sa jeunesse en Espagne, son éducation à
Rome, son philhellénisme et son premier emploi au tribunal des litiges, Hadrien se définit ici en termes moraux par
la comparaison aux autres hommes.
Problématique : Comment le narrateur, en cherchant à se définir par comparaison aux autres hommes, nous
amène-t-il à réfléchir à nos valeurs personnelles ?
Après avoir défini deux catégories d’hommes : les sages et la vaste majorité des hommes qui, ni bons ni
mauvais, sont inconstants (l. 1-11), Hadrien distingue ce qui fait sa supériorité sur les autres hommes : sa liberté
réelle face à l’existence (l. 12-21).
I. lignes 1 à 11 - Ce qui fait la valeur des hommes selon Hadrien : Sagesse, constance et sincérité
A. Sa théorie des 2 catégories d’hommes permet de connaître ses valeurs :
- Hadrien fait l’inventaire des hommes qu’il a connus pour se comparer à eux : emploi du passé
composé et de la 1ère personne, qui font allusion à l’expérience personnelle (« J’ai connu »,
« j’ai fréquenté », « j’ai rencontré » : le mouvement ternaire semble faire l’inventaire d’une
longue expérience).
- Jeu d’opposition distinguant 2 catégories : d’un côté les « êtres », des « héros »,
« quelques sages » : termes mélioratifs qui dénotent des qualités de cœur et d’âme, et la rareté ; de l’autre des «
hommes » tout simplement, et en nombre (« la plupart »).
- La peinture de cette seconde catégorie est nuancée, faisant une part égale aux défauts et aux
qualités grâce au parallélisme de construction («peu de consistance dans le bien, mais pas
davantage dans le mal ») et aux champs lexicaux équilibrés (« méfiance, indifférence,
égoïsme » puis « gratitude, respect, utiles »).
- Un autre aspect est mis en avant chez cette seconde catégorie : son inconstance. Le narrateur
marque sa désapprobation à propos des comportements souvent changeants (voir les
modalisateurs qui évaluent l’idée de changement, en rythme ternaire insistant : « cédait
presque trop vite, presque honteusement, se changeait presque trop facilement »). Cette valeur
prêtée à la constance s’accompagne en fin de paragraphe de celle prêtée à la sincérité grâce à
l’allégorie : « le dieu qu’ils portent en eux se révèle souvent lorsqu’ils meurent ». On peut
supposer qu’Hadrien lui-même au seuil de la mort est sincère et porte la sincérité comme
valeur propre.
Ce jugement sur les hommes dessine donc en creux le portrait d’Hadrien : il admire la sagesse, le
courage, la constance, la sincérité.
B. Il évalue aussi ses qualités aux relations qu’il a eues avec les autres : un être aimé pour lequel
certains ont tout donné
- D’autres modalisateurs montrent qu’il est aimé : « je m’étonne d’avoir eu aussi peu
d’ennemis » (adverbe d’intensité qui modifie l’adverbe de quantité «peu»).
- et surtout sa modestie : euphémismes « quelques-uns m’ont aimé » et « m’ont donné
beaucoup plus que je n’avais le droit d’exiger » ; antithèse « leur mort, quelquefois leur vie » (plusieurs sont donc
morts pour lui ou lui ont consacré toute leur vie).
- Le fait que certains aient sacrifié leur vie pour lui est mis en valeur par la place finale, la ponctuation légère là où
on attendrait deux points explicatifs, et le jeu sur le sens des mots « mort » et « vie ».
- Hadrien, en faisant le constat modeste qu’il est aimé, montre en réalité sa grandeur, en passant par
autrui.
II. Une valeur qui définit Hadrien par opposition aux autres hommes : la liberté (l. 12-21)
A. Ce en quoi Hadrien se sent supérieur : sa liberté
- Nouveau paragraphe : passage à une autre étape du texte où Hadrien cherche à nommer ce qui le distingue de
l’ensemble des hommes : « Il n’y a qu’un seul point sur lequel je me sens
supérieur au commun des hommes ». Le présentatif + la négation exceptive/restrictive « il n’y a que »
mettent en valeur la singularité de l’empereur face aux autres (comparaison « je » / « commun des
hommes » repris par « ils », puis par « presque tous » opposé à « pour moi »). Constat très clair de
ce qui le distingue au présent de vérité générale.
- La supériorité de la liberté sur tout, notamment sur la puissance, ce qui est surprenant de la
part d’un empereur romain, est exprimée par le chiasme : « j’ai cherché la liberté plus que la
puissance, et la puissance seulement parce qu’en partie elle favorisait la liberté ».
Conclusion :
Le narrateur se définit un peu plus dans ce passage : en évaluant les autres hommes, il s’avère attaché à la
sagesse, à la constance, au courage. Se décrivant aimé, il se montre à la fois grand et modeste. Mais quand il se dit
attaché à la liberté, il montre aussi sa singularité parmi les hommes : loin d’être attaché à une liberté superficielle, il
montre qu’il a mené une quête initiatique, celle de vivre libre dans sa condition d’homme soumis au destin et aux
aléas de l’existence. Ce passage fait de lui un sage -non un puriste- stoïcien, un modèle de sagesse, et pousse le
lecteur à réfléchir à ses propres valeurs, et à la cohérence entre celles-ci et ses actions.
Texte 12 - Objet d’étude : le roman et le récit du Moyen Âge au XXIe siècle
Construire, c’est collaborer avec la terre : c’est mettre une marque humaine sur un
paysage qui en sera modifié à jamais ; c’est contribuer aussi à ce lent changement qui
est la vie des villes. Que de soins pour trouver l’emplacement exact d’un pont ou d’une
fontaine, pour donner à une route de montagne cette courbe la plus économique qui est
5 en même temps la plus pure… L’élargissement de la route de Mégare transformait le
paysage des roches skyroniennes ; les quelque deux mille stades de voie dallée, munie
de citernes et de postes militaires, qui unissent Antinoé à la Mer Rouge, faisaient
succéder au désert l’ère de la sécurité à celle du danger. Ce n’était pas trop de tout le
revenu de cinq cents villes d’Asie pour construire un système d’aqueducs en Troade ;
10 l’aqueduc de Carthage repayait en quelque sorte les duretés des guerres puniques.
Élever des fortifications était en somme la même chose que de construire des digues :
c’était trouver la ligne sur laquelle une berge ou un empire peut être défendu, le point
où l’assaut des vagues ou celui des barbares sera contenu, arrêté, brisé. Creuser des
ports, c’était féconder la beauté des golfes. Fonder des bibliothèques, c’était encore
15 construire des greniers publics, amasser des réserves contre un hiver de l’esprit qu’à
certains signes, malgré moi, je vois venir. J’ai beaucoup reconstruit : c’est collaborer
avec le temps sous son aspect de passé, en saisir ou en modifier l’esprit, lui servir de
relais vers un plus long avenir ; c’est retrouver sous les pierres le secret des sources.
Notre vie est brève : nous parlons sans cesse des siècles qui précèdent ou qui suivent le
20 nôtre comme s’ils nous étaient totalement étrangers ; j’y touchais pourtant dans mes
jeux avec la pierre. Ces murs que j’étaie sont encore chauds du contact de corps
disparus ; des mains qui n’existent pas encore caresseront ces fûts de colonnes. Plus j’ai
médité sur ma mort, et surtout sur celle d’un autre, plus j’ai essayé d’ajouter à nos vies
ces rallonges presque indestructibles.
Texte 12 - Objet d’étude : le roman et le récit du Moyen Âge au XXIe siècle
Introduction
Cet extrait est issu de la partie « Tellus stabilita », « la terre pacifiée / équilibrée », qui raconte les
débuts du règne d’Hadrien, qui s’emploie à pacifier et organiser la prospérité de son empire, tant par des
réformes législatives, que par la guerre ou des constructions lors de ses nombreux voyages.
Notre passage instaure une pause dans la narration. Hadrien mène ici une réflexion sur l’art de
construire. L'extrait se présente comme un texte à la fois explicatif car il définit l'art de construire et
descriptif, car il se livre à l’exposé de son rapport au temps. On peut alors se demander quelle image de
l’empereur se dévoile dans ce passage. On distingue 4 mouvements :
Conclusion
Le lecteur quitte ici un moment le récit du règne d’Hadrien pour une réflexion philosophique.
Partant de la volonté de définir l’art de construire et ce que l’Homme par son génie apporte de
perfectionnement au monde, Hadrien se laisse emporter vers une réflexion plus personnelle. Il retrouve sa
constante inquiétude face au temps qui passe et détruit tout, les êtres, l’amour et même les plus belles
civilisations (comme Rome, dont il pressent la déchéance : le « je vois venir » de la ligne 16).
Comment résister à cette usure ? Par la pierre, les constructions humaines survivent à ceux qui les
ont créées et servent de témoins, de jalons d’un siècle à l’autre. On peut y voir aussi une réflexion plus
large sur toutes les entreprises humaines qui ne servent qu’à résister au temps et marquer le monde de notre
empreinte. Pour Yourcenar, hantée par la somme historique et la minutie d’une reconstitution pendant la
création de Mémoires d’Hadrien, qu’est-ce qu’écrire, si ce n’est espérer une gloire qui traverse les âges et
vous rende immortel ...
Texte 13 - Objet d’étude : le roman et le récit du Moyen Âge au XXIe siècle
Introduction
Antinoüs n’est qu’un adolescent lorsque l’empereur Hadrien le remarque, de passage en Bithynie en 124.
Dès la fin de la soirée de leur rencontre, Antinoüs devient la grande passion amoureuse de sa vie (p. 170). La
quatrième section du récit, intitulée Saeculum Aureum ou L’Âge d’Or, relate leur histoire, ses prémices, sa gloire
puis sa fin tragique au bout de six ans de relation. Le jeune homme se trouve donc en position centrale dans le roman
(le plus long objet narratif du récit : cinquante pages, soit un sixième) et se situe à l’apogée de la vie d’Hadrien
tandis que celui-ci s’affirme en qualité de souverain et d’homme d’État à qui tout semble réussir. Alors que jusqu’ici
Hadrien n’a connu que des liaisons passagères, calculées ou impérieuses, saisi par la grâce apollinienne d’Antinoüs,
il en fait son amant ; et s’il semble vite se lasser du dévouement absolu que lui voue bientôt ce dernier, il ne s’éprend
pas moins violemment du jeune homme.
Outre la précision du portrait qu’il fait d’Antinoüs (l. 1-9 : une dévotion réciproque ? / l. 9-14 : un être
conscient d’aimer l’homme le plus puissant du monde / l. 15-22 : un physique fascinant), cet extrait nous permet
d’expliquer en quoi l’écriture de soi est déterminée par le choc affectif éprouvé par l’empereur au moment de leur
rencontre et, par anticipation, au moment de la mort d’Antinoüs.
-les premières notations, assez obscures, au sujet de l’attitude d’Antinoüs, ne paraissent guère élogieuses : une
juxtaposition de deux GN à fonction COD : « les superstitions d’un disciple d’Apollonius » et « la foi monarchique
d’un sujet oriental du Grand Roi » traduisent l’aptitude au silence d’Antinoüs (le philosophe et prédicateur
pythagoricien Apollonius de Tyane pratiqua la vie silencieuse, comme Pythagore), peut-être liée à l’intimidation (le
roi est sans doute Osroès, roi des Parthes avec lequel Hadrien a conclu la paix, en 123).
-la fréquence des verbes à l’imparfait (« retrouvais », « était », « avait » : lignes 1-3) surprend le lecteur, qui s’attend
à une description liée au récit circonstancié de la première rencontre (situé avant l’extrait) : elle nous fait
comprendre qu’il s’agit du portrait de l’être d’une vie, dont l’amour a déterminé l’identité d’Hadrien, l’a fixée à
jamais. C’est sous l’angle de la perte qu’est encore perçu le jeune homme en 138, ce qui « était » n’étant plus.
-c’est que le mémorialiste a toujours dans l’esprit, huit ans après son décès, les souvenirs liés à Antinoüs : passé
composé « il m’a suivi », l. 2-3 ; modalisateurs « extraordinairement » et « infinies », l. 2 et 4 ; comparaisons
vivantes et émouvantes du « jeune chien » et du « génie familier » (allusion au genius, dieu particulier à chaque
homme, qui l’accompagne toute sa vie et disparaît au moment de sa mort).
-une métaphore animale, qui prolonge la comparaison canine, attire notre attention : « Ce beau lévrier avide de
caresses et d’ordres se coucha sur ma vie », phrase simple et assez brève, où le passé simple sacralise l’instant de la
rencontre et où la syllepse « se coucha » associe un sens propre (« se coucha » se comprend dans le cadre d’une
relation amoureuse) à un sens figuré (la place importante qu’a prise Antinoüs dans la vie d’Hadrien).
-l’attribut premier d’Antinoüs semble être le silence. À cela deux raisons possibles : son manque de culture (évoqué
plus haut) certes, mais aussi sans doute une certaine profondeur d’esprit, une capacité à s’extraire des contingences
matérielles pour accéder au monde des idées, où l’amour mystique tient toute sa place. Ainsi nous pouvons relever
les champs lexicaux du sentiment ou de la pratique religieuse : « superstitions » ; « foi » « culte » ;
« désintéressement », « scrupule », « vertus » ; « dévouement », qui traduisent la relation entre les deux hommes
comme l’attachement inspiré et irrationnel du jeune homme pour un empereur divinisé.
-le culte voué à Hadrien dès les premiers instants s’exprime dans toute la rigueur que s’impose Antinoüs :
« silencieuse » (l. 2) ; « indifférence presque hautaine » (l. 4-5) ; accumulation des quatre rigueurs qu’il s’impose,
dont l’expression hyperbolique « toutes les vertus » (l. 7) ; oxymore « dure douceur » (l. 8) ; le point-virgule qui
précède « de ce dévouement sombre » en marquant une pause plus forte, associé à la double allitération en [d] et [s],
pour souligner la place exclusive tenue par Hadrien dans le coeur du jeune homme.
-le passé composé (« ai été maître absolu ») fait ressentir au lecteur le caractère révolu de la plénitude amoureuse
vécue par Hadrien, donc le poids de la mort d’Antinoüs.
-négation totale avec un adj + adv. d’opposit° « cependant » → expriment la distance admirative pour un être qui
n’hésite pas à le juger comme un homme, et non en tant qu’empereur.
-hyperbole « les plus attentifs du monde » : adj. Superlatif + complément du superlatif « du monde » (lignes 9-10).
Hadrien use de la périphrase et de la métonymie (la partie du corps sert à désigner Antinoüs tout entier) pour
exprimer une forme de distance admirative.
-comparaison « comme un dieu l’est par son fidèle » : souligne la lucidité, le désintérèssement et la fidélité
d’Antinous.
-antithèse des lignes 12-13 : patience sereine d’Antinoüs opposée à l’irrationnalité d’Hadrien, qui se décrit sans fard
(pacte de sincérité, qui ne néglige pas de recenser les défauts).
-lignes 13-14 : « Je n’ai été maître absolu qu’une seule fois, et que d’un seul être » : hyperbole + négation restrictive
+ passé composé + coordination = insister sur le caractere exceptionnel de la relation.
Conclusion
Même si elle éclaire le portrait du mémorialiste, la figure de l’unique amour de l’empereur demeure
énigmatique : jeune homme silencieux, mais au regard franc, adorant Hadrien, mais comme un homme sans pouvoir,
Antinoüs est sans doute mort trop jeune pour ne pas échapper à la mémoire et à l’analyse d’Hadrien.
Une indicible douleur est ici associée à l’émoi que peine à reconstituer l’autobiographe, et l’on conclut que
cet extrait, à l’image de la section à laquelle il appartient confère à la liaison une importance supérieure. Loin
d’aborder, comme nous pourrions nous y attendre, l’aspect fondateur d’une telle rencontre amoureuse dans une
narration soucieuse de l’ordre chronologique, Yourcenar exerce son art d’illusionniste au point de nous faire adopter
la conscience troublée d’un amant endeuillé qui révèle que sa vie connut avec Antinoüs un avant et un après.
Proposition de questions de grammaire
1. La subordination
Analyser la subordination dans la phrase «Si je n’ai encore rien[...]complètement conquis.»
La PS «Si je n’ai encore rien dit […] si visible» est une proposition subordonnée
conjonctive circonstancielle de cause.
2. La négation
Analyser la négation dans la phrase «Si je n’ai encore rien[...]complètement conquis.»
2 partielles et gramaticales,
- adverbe de negation «n’» + adv de temps «encore» + pronom indef. «rien»
- adv de négation «ne…pas»
3. L’interrogation
Transformer en interrogative totale la phrase «L’enfant a changé ; il a grandi.»
L’enfant a-t-il changé ; a-t-il grandi ?
4. Le lexique
Analysez la formation du nom «désintéressement» et proposez un synonyme.
Préfixe dés- devant voyelle + radical -intéress- + suffixe de nom -ement. Synonyme de
«gratuité».
Texte 14 - Objet d’étude : la poésie du XIXe au XXIe siècle
Introduction
Victor Hugo, qui dès ses quinze ans ne cessa jamais de composer des poèmes, est considéré comme
un auteur représentatif du romantisme. Il a écrit plusieurs poèmes lyriques, dont ce poème «Elle était
déchaussée, elle était décoiffée...», publié dans Les Contemplations en 1856. Dans ce poème composé de
quatre quatrains, les alexandrins aux rimes croisées évoquent un souvenir de la jeunesse d’un homme qui
peut être rapproché de la figure de l’auteur.
L’énonciateur se remémore le bonheur d’une rencontre amoureuse dont il narre l’expérience. Cette
pièce poétique reprend en effet un topos de la littérature tout en le plaçant dans une perspective romantique
: l’amour et la nature sont présentés comme indissociables.
Comment l’auteur parvient-il à nous montrer l’originalité de cette rencontre amoureuse dans un
cadre bucolique ? Nous nous intéresserons à l’exposé que fait l’auteur d’une rencontre bucolique, après
avoir montré qu’il développe une présentation passionnée d’un amour de jeunesse pour une jeune fille
distinguée par son caractère sauvage et naturel.
Mouvement 1 : rencontre d’une jeune fille au charme naturel, encore inaccessible (v. 1-8)
Mouvement 2 : la réciprocité des sentiments (v. 9-16)
Conclusion
« Elle était déchaussée, elle était décoiffée » relève de l’inspiration autobiographique évoquant le
souvenir d’une rencontre avec une belle inconnue. Victor Hugo fait une évocation jubilatoire d’une
rencontre certes éphémère mais légère et optimiste.
Ainsi ce poème évoque-t-il une scène de rencontre heureuse, un beau souvenir, digne de figurer
dans le livre «Aurore ».
Il pourrait être comparé à celui que Charles Baudelaire a intitulé «À une passante», publié quelques
années plus tard dans le recueil Les Fleurs du mal. Ces deux poèmes présentent le même thème, la
rencontre amoureuse, et l’apparition d’une femme. Le poème de Baudelaire est un sonnet décrivant
l’apparition d’une jeune femme dans un contexte urbain.
Grammaire
Préfixe dé- qui expriment une nég. lexicale dans «déchaussée» et «décoiffée».
Juillet 1842.
Texte 15 - Objet d’étude : la poésie du XIXe au XXIe siècle
Introduction
En tant que poète romantique, Hugo chercha à révolutionner l’art et les critères esthétiques. Ce fut
le cas dès sa jeunesse littéraire, et toujours vrai dans les années 1840, représentées dans le volumineux
livre III des Contemplations, intitulé explicitement Les luttes et les rêves.
Ce n’est pas l’éloge du lyrisme personnel qui fait l’objet de ce poème composé de 7 quatrains
alternant décasyllabes et pentasyllabes, mais plutôt une évocation originale de la nature et la volonté de
renouveler notre appréciation de la beauté.
Nous pouvons aussi lire dans ce poème une volonté de délivrer un message social : ancien député
de droite, Hugo passa dans les rangs socialistes dès 1851, inquiet des visées autocratiques de Louis-
Napoléon Bonaparte, puis, pendant l’exil que lui a imposé le Second Empire, il se consacra à diverses
œuvres tels le recueil satirique Châtiments et la somme des Contemplations, dont la structure est motivée
par la mort de Léopoldine. Pendant cette période troublée, il reprit aussi l’écriture des Misères, roman
commencé en 1845 qui deviendra Les Misérables.
Dès le premier vers, le lecteur s’attend à une sorte de blason (poème descriptif) à rimes croisées,
mais un blason paradoxal, puisqu’il est question d’aimer ce à quoi nous n’avons pas même coutume de
prêter attention. En effet, le "je", esthète romantique, prend la défense de l'araignée et de l'ortie pour leur
laideur en tant qu'êtres vivants enfermés dans une condition misérable (I). En outre, le “je” auctorial
représente un Victor Hugo qui développe la métaphore du peuple qui souffre (II). Le poète exilé invite
finalement le lecteur à faire preuve de tolérance et d'amour (III).
Conclusion
Hugo élabore à la fois une conception esthétique originale qui fait toute sa place au difforme ou au
laid (annonciatrice des idées de Charles Baudelaire) et une vision personnelle d’un engagement littéraire.
Le distique quelque peu boiteux (décasyllabe et pentasyllabe) est à l’image de son idéal littéraire : une
littérature-monde, qui trouve le beau et l’intéressant dans chaque parcelle de l’univers. Ses écrits
n’excluent personne, font place aux gueux : la simplicité et l’espoir qui se dégagent de ce poème
participent de la légèreté optimiste qui caractérise certaines parties du recueil.
Mais la date réelle d’écriture (12 juillet 1855) est de 13 ans éloignée de la date présente dans
l’oeuvre éditée. Le poète a situé à dessein cette apologie de l’amour un an avant la mort de sa fille, peut-
être pour orienter notre interprétation en direction de la définition de l’esthétique romantique et de sa
vocation prétendument précoce d’écrivain populaire.
Grammaire
3 septembre 1847.
Texte 16 - Objet d’étude : la poésie du XIXe au XXIe siècle
Introduction
Ce poème est une des pièces les plus célèbres du recueil Les Contemplations, que Victor Hugo
publia en 1856. Daté du 3 septembre 1847, il fut en réalité composé un mois plus tard, le 4 octobre.
Sa fille Léopoldine mourut à 19 ans, noyée dans la Seine, au cours d’une excursion à bord d’une
petite embarcation. Son mari Charles Vacquerie perdit lui aussi la vie en essayant de la sauver.
Hugo décrit dans ce poème un de ces voyages commémoratifs qu'il effectuait avant son exil pour
retrouver sa fille.
Les trois quatrains, qui sont autant de mouvements, nous permettent d’avancer cette problématique,
que nos commentaires se proposeront de résoudre : comment Hugo parvient-il à rendre vivante cette
anticipation de pèlerinage, sans pour autant négliger de donner à son discours de deuil une dimension
universelle et ainsi faire de sa douleur paternelle un sentiment dans lequel tout un chacun se retrouve ?
Conclusion
Ce poème à valeur universelle se distingue par l’effet d’attente qui fait que ce n’est qu’à l’avant-
dernier vers que l’on comprend, si la date attribuée au poème n’évoque rien au lecteur, qu’il s’agit d’un
hommage funèbre. Le pathétique de l’isolement sentimental se comprend donc à rebours.
Victor Hugo évoque donc de manière dynamique les conséquences de la tragique disparition de sa
fille. Mais ce poème lyrique et au style incantatoire (Hugo fait revivre sa fille et semble communiquer avec
elle) rassemble les caractéristiques du romantisme : énumération de paysages, solitude et méditation du
poète au sein de la nature et expression de ses sentiments ; tout en s’en détachant, absorbé par un deuil si
fort qu’il semble lui ôter toute matérialité.
On constate que quatre après le drame familial, Hugo est à présent capable de dire sa douleur, ce
qui n’était pas le cas dans IV, 3 (« 4 septembre 1843 »), où son désespoir se lie à l’indicible des pointillés.