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ÉTUDE LINÉAIRE N°1.

L’ENTRÉE À LA COUR DE MADEMOISELLE DE CHARTRES

Madame de Lafayette, proche de Madame (la belle-sœur du roi), fréquente la cour de Louis XIV durant sa jeunesse et en apprend
tous les arcanes ; femme raffinée et cultivée, elle participe également avec assiduité à différents salons précieux, comme celui de Melle
de Scudéry. Les années passant, elle choisit de vivre davantage en retrait des fastes de la cour et des salons, mais conserve une oreille
attentive pour certains écrivains « classiques » qu’elle admire, comme Pascal, Racine, ou encore Jean de Segrais, dont les nouvelles à
dimension historique l’ont certainement beaucoup influencée. Elle entretient également une profonde amitié avec le moraliste La
Rochefoucauld, qui lui apporte ses conseils lorsqu’elle entreprend l’écriture de son roman. Pourtant, elle choisit en 1678 de faire paraître
La Princesse de Clèves de manière anonyme, le genre romanesque étant alors considéré comme mineur ; avec ses deux cents pages à
peine, l’œuvre appartient encore, du point de vue littéraire, au genre de la nouvelle historique, et Mme de Lafayette elle-même s’applique
d’ailleurs à contourner le terme de roman dans sa correspondance. A posteriori, La Princesse de Clèves est considéré comme le premier
roman d’analyse psychologique ; il s’ouvre sur le tableau brillant de la cour d’Henri II, lieu d’intrigues et de séduction, qui semble pouvoir
concentrer tout ce que la France a connu de meilleur : « La magnificence et la galanterie n’ont jamais paru en France avec tant d’éclat
que dans les dernières années du règne de Henri second. » 1 Les premières pages du roman sont ainsi consacrées à l’évocation des hauts
personnages exceptionnels qui composent cette cour, depuis le roi Henri II jusqu’au duc de Nemours… cortège au bout duquel l’héroïne
fait une entrée fracassante. Cependant, force est de constater que son portrait est réduit à quelques lignes, la part belle étant faite à
l’histoire de son éducation.

Projet de lecture : Comment s’exprime le caractère exceptionnel de l’héroïne ? Quelle éducation Madame de Lafayette semble-t-elle
promouvoir au travers de Madame de Chartres, et comment ce passage anticipe-t-il déjà sur la suite du récit ?

Structure du passage : On peut repérer trois mouvements essentiels dans le portrait de Melle de Chartres.
Depuis « Il parut alors une beauté […] » jusqu’à « mérites extraordinaires » : le portrait de l’héroïne amorcé la présente comme un
être exceptionnel.
Depuis « Après avoir perdu son mari » jusqu’à « d’en être aimée » : l’analepse opérée par la narration permet de revenir sur l’éducation
prodiguée par Madame de Chartres à sa fille, notamment en matière d’amour et de mariage.
Depuis « Cette héritière » jusqu’à la fin du passage (« de grâce et de charmes ») : le retour au portrait de Melle de Chartres insiste sur
le parti exceptionnel qu’elle représente, entrant ainsi en résonance avec les passages précédents.

1
Première phrase de l’incipit du roman.
La Princesse de Clèves. Individu, Morale et Société. Madame Tavitian
LE PORTRAIT DE L’HÉROÏNE : UN ÊTRE EXCEPTIONNEL

Il parut alors une beauté à la cour, ► Dans ce premier mouvement, le portrait à proprement parler de la princesse se réduit à une seule phrase, et
qui attira les yeux de tout le monde, et l’on il faudra attendre la fin de l’analepse, qui concerne l’éducation qu’elle a reçue, pour en connaître un peu
doit croire que c’était une beauté parfaite, davantage. L’autrice choisit en effet dès la 2ème phrase de faire « bifurquer » le portrait, en inscrivant la jeune
puisqu’elle donna de l’admiration dans un femme dans sa lignée, faisant d’elle l’héritière d’une grande « maison » représentée essentiellement par sa
mère.
lieu où l’on était si accoutumé à voir de
belles personnes. Elle était de la même
► Néanmoins, même si le portrait ne tient que sur une seule phrase, force est de constater qu’il est
maison que le vidame de Chartres, et une particulièrement théâtral et éclatant :
des plus grandes héritières de France. Son - théâtral : parce que le théâtre, c’est ce qui se voit, ce qui se montre, ce qui impressionne. Or, l’autrice
père était mort jeune, et l’avait laissée ménage ce qui s’apparente à une véritable entrée en scène, sous les yeux éblouis des spectateurs (la cour) =
sous la conduite de madame de Chartres, registre dramatique :
sa femme, dont le bien, la vertu et le - la tournure impersonnelle « il parut alors » : connotation magique, proche des contes de fées
mérite étaient extraordinaires. - emploi du passé simple + adv. « alors » : indique une rupture dans la narration. La cour est
ainsi reléguée à l’arrière-plan ; la narration opère une focalisation sur celle qui deviendra l’héroïne du roman, et
suggère que c’est elle qui va enclencher quelque chose de nouveau ou de différent au sein du « train-train »
des intrigues de la cour. → En quoi va-t-elle apporter cette fameuse rupture ? Du fait de sa beauté ? ou de son
attitude (comme le suggère le long commentaire sur l’éducation qu’elle a reçue) ?
- champ lexical du regard (= spectacle, théâtre…) : « parut », « attira les yeux », « donna de
l’admiration », « voir ».
- l’absence de nom, remplacé par la périphrase « une beauté », théâtralise également son arrivée,
en provoquant une entrée en scène en suspens (= qui est cette mystérieuse personne ?) et à retardement.
- éclatant : isotopie de la beauté « beauté » (2 occurrences), « attira les yeux », « parfaite »,
« admiration », « belles personnes » = registre encomiastique.
On peut à ce titre estimer que son portrait, particulièrement élogieux, est hyperbolique et laisse deviner l’arrivée
d’un être exceptionnel :
- périphrase « une beauté », qui trouve son enrichissement par le procédé de l’épanode « une beauté
parfaite » (hyperbole), mise en avant par l’emphase « c’était ».
- elle est placée au-dessus des êtres exceptionnels qui forment la cour d’Henri II et dont nous avons eu le
détail dans les pages précédentes : « donna de l’admiration dans un lieu où l’on était si accoutumé à voir de
belles personnes » (elle se trouve donc au-dessus des « belles personnes »)
- construction en crescendo de la phrase qui théâtralise encore « l’apparition » de Mademoiselle de Chartres,
et trouve son acmé sur le GN « belles personnes ».
N.B. Il faudra attendre la fin de l’extrait (2ème paragraphe) pour trouver le renforcement du portrait de Melle de
Chartres, en des termes similaires (« la plus grande beauté ») ou complémentaires.

La Princesse de Clèves. Individu, Morale et Société. Madame Tavitian


► La suite du passage vient ainsi confirmer combien cette « beauté » est, à plus d’un titre, exceptionnelle et
digne des « plus grands »: dans un monde clos et « entre-soi » où la lignée familiale est fondamentale pour
trouver sa place, l’héroïne a tout pour être respectée : « de la même maison que le vidame de Chartres », elle
reçoit le superlatif relatif « une des plus grandes héritières de France », ce qui garantit sa très haute noblesse à
au moins deux égards : sa beauté (1ère phrase) et donc sa lignée.
En fait, la narratrice procède à partir du connu. Elle a déjà présenté le vidame de Chartres dans la liste des hauts
personnages masculins de la cour, présentés comme « l’ornement et l’admiration de leur siècle ». Il y était cité
en 2ème place parmi les 3 derniers, soit les plus importants. Le 1er étant le duc de Nevers, père du prince de
Clèves, et le 3ème et dernier : le duc de Nemours. Ceci nous permet de constater que Mme de Lafayette construit
le parcours de ses personnages de façon très concertée : en fait, elle « installe » l’héroïne, non seulement,
comme on l’a dit, sur un fond d’intrigues de cour, mais, également, comme dans un jeu d’échec,
elle a déjà « placé » ses pièces masculines : les futurs époux et amant sont déjà en place. Ceci
provoque ainsi un effet de destin tracé d’avance pour l’héroïne.
Quant au vidame, il n’est pas indifférent du tout non plus qu’il soit de la même « maison » que la jeune fille si
l’on se rappelle le commentaire précédent de la narratrice à son sujet : à savoir qu’« il était seul digne d’être
comparé au duc de Nemours ». L’idée implicite est que les « maisons » de Nemours et de Chartres sont les «
seule(s) digne(s) » d’être rapprochées, ce qui, avant même le début de l’intrigue amoureuse, suggère que c’est
avec le duc de Nemours que la jeune femme sera en harmonie. Là encore, le destin est tracé à l’avance. La
scène du bal le confirmera de façon éclatante.
L’origine sociale de l’héroïne étant donc exceptionnelle, elle semble la promettre à un mariage prestigieux. En
effet, les 3 éléments pour légitimer la question du mariage sont ici posés : l’arrivée à la cour + la beauté + la
haute condition sociale. Dès lors, la question qui s’impose à tout lecteur (notamment contemporain de Madame
de Lafayette) est : « qui épousera-t-elle ? »
► En toute logique, la fin de notre passage se concentre ainsi sur ses parents, garants des qualités de l’héroïne :
certes son père est rapidement balayé du tableau2 (« son père était mort jeune ») mais sa mère, qui a eu pour
charge l’éducation de la jeune femme, se révèle elle aussi un être d’exception : « dont le bien, la vertu et le
mérite étaient extraordinaires. »
- procédé de l’énumération de termes renvoyant cette fois aux qualités morales
- mis en exergue par leur place (acmé de la phrase, une fois de plus construite en crescendo)
- et par l’emploi de l’adjectif hyperbolique « extraordinaires ».
Par un jeu de rebond, on peut présumer que Melle de Chartres, dont la « conduite » a donc été assurée par une
femme si morale, s’annonce donc exceptionnelle pour une troisième raison : sa vertu.
On peut en outre noter l’expression « sous la conduite », qui suggère combien l’héroïne sera peu maîtresse
d’elle-même ; combien son éducation déterminera ses décisions au fil du roman, et tracera son destin.

2
C’est un trait récurrent dans la vie de Madame de Lafayette, qui vécut loin de son mari et des hommes, à l’exception de quelques amis chers ; son roman semble s’en faire l’écho, et représenter
un monde où hommes et femmes ne font pas bon ménage, sauf quand ils sont loin l’un de l’autre. M. de Chartres est mort jeune, M. de Clèves est plus souvent absent que présent, ou mis à
l’écart de la princesse ; M. de Nemours incarne un danger dès qu’il s’approche d’elle, et se trouvera finalement lui aussi repoussé. Roman écrit par une femme, il place au cœur de son intrigue
une jeune femme, formée par une femme… et s’adresse sans doute, de préférence, à un lectorat féminin.
La Princesse de Clèves. Individu, Morale et Société. Madame Tavitian
L’amorce du portrait de la princesse est donc placée sous le signe de l’exception, rappelée à de maintes reprises
par les superlatifs et adjectifs hyperboliques :
- la beauté « parfaite »
- le sang (« une des plus grandes héritières »)
- la vertu (« extraordinaire »)
À ce titre, on reconnaît les traits traditionnels du « héros », pensé comme un être extraordinaire, propice à
inspirer l’admiration des lecteurs en quête d’identification et d’exemplarité, que l’autrice parvient à mettre en
exergue en s’appuyant sur les registres dramatique et épidictique.
On perçoit également, dès les premières lignes, combien cette jeune inconnue s’annonce un « parti »
exceptionnel et qui ne demande qu’à être pris… mais par qui, parmi les princes du grand échiquier de la cour ?

L’ÉDUCATION REÇUE PAR MELLE DE CHARTRES

[(1) Après avoir perdu son mari, elle avait ► L’analepse opérée par l’autrice permet de développer notamment un point du passé de son héroïne :
passé plusieurs années sans revenir à la l’éducation qu’elle a reçue de sa mère, plus particulièrement dans le domaine l’amour.
cour. Pendant cette absence, elle avait
donné ses soins à l'éducation de sa fille ; Les raisons d’une telle digression sont multiples :
mais elle ne travailla pas seulement à - elle vient confirmer et garantir l’immense vertu de la future princesse de Clèves, et entériner sa dimension
d’héroïne exemplaire ; en effet, la dimension morale de la jeune femme est assurée par sa mère, Madame de
cultiver son esprit et sa beauté ; elle
Chartres ;
songea aussi à lui donner de la vertu et à
- elle annonce le cœur de l’intrigue, à savoir la passion amoureuse que connaîtra la princesse de Clèves, qui
la lui rendre aimable.] [(2) La plupart des sous la plume de Madame de Lafayette s’avère dangereuse voire dévastatrice pour une jeune femme vertueuse ;
mères s'imaginent qu'il suffit de ne parler - elle annonce également dans quel dilemme se trouvera la princesse, en raison de l’éducation reçue, tiraillée
jamais de galanterie devant les jeunes entre la passion qu’elle connaîtra (et son désir d’y succomber), et le devoir de mener une vie calme, auprès de
personnes pour les en éloigner. Madame son époux, comme Madame de Chartres le lui a appris ;
de Chartres avait une opinion opposée] ; - en outre, les conceptions de Madame de Chartres, qui sont aussi celles de Madame de Lafayette, s’inscrivent
[(3) elle faisait souvent à sa fille des dans un double courant de pensée :
peintures de l'amour ; elle lui montrait ce - la Préciosité, héritière des romans courtois et du fin’amor, qui véhicule une image assez peu valorisante
qu'il a d'agréable] [(4) pour la persuader des hommes, qui se doivent de mériter et conquérir la dame, en général admirable et raffinée – la carte du
plus aisément sur ce qu'elle lui en Tendre est un excellent repère pour les hommes peu délicats ou manquant de spiritualité ; on notera que les
Précieuses optent très souvent pour l’amour platonique, l’amour charnel étant considéré comme « bas » et
apprenait de dangereux ; elle lui contait le
« vulgaire ».
peu de sincérité des hommes, leurs
- le Classicisme, influencé par les conceptions antiques, qui oppose traditionnellement la Passion et la
tromperies et leur infidélité, les malheurs Raison (cf. Racine, Pascal, La Rochefoucauld), et estime que la passion, forcément excessive et destructrice,
domestiques où plongent les hors de contrôle, est à l’origine de tous les maux.
engagements] ; [(5) et elle lui faisait voir, De la sorte, la digression de Madame de Lafayette prend une tournure argumentative et édifiante, qu’il faut
d'un autre côté, quelle tranquillité suivait entendre comme un petit « manuel » à l’usage des mères qui doivent assurer la « bonne conduite de leurs
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la vie d'une honnête femme, et combien la filles ». On peut songer, en outre, à l’œuvre de Christine de Pizan (La Cité des Dames, 1405), qui ne cesse
vertu donnait d'éclat et d'élévation à une de justifier l’éducation des femmes tout en dénonçant la misogynie des romans courtois : « Fuyez, fuyez la fole
personne qui avait de la beauté et de la amour : même si le jeu en paraît plaisant, cela se terminera toujours à votre préjudice. » Le combat, pour ces
naissance. Mais elle lui faisait voir aussi autrices, est de faire prendre conscience qu’une jeune femme non éduquée aux questions de l’amour devient
terriblement vulnérable, en raison de sa candeur. Les lignes ci-contre relaient implicitement cette idée.
combien il était difficile de conserver cette
vertu, que par une extrême défiance de
Dans ce passage, on peut distinguer plusieurs étapes (indiqués entre crochets) :
soi-même, et par un grand soin de
s'attacher à ce qui seul peut faire le
(1) la vie recluse de Madame de Chartres, toute occupée à l’éducation quasi-monacale de sa fille ;
bonheur d'une femme, qui est d'aimer son (2) l’évocation de l’éducation des filles généralement donnée au XVII ème siècle et à laquelle s’oppose Madame
mari et d'en être aimée.] de Chartres, notamment en matière d’initiation à l’amour (sa ligne directrice) ;
(3) une très brève reconnaissance de ce que l’amour peut avoir d’ « agréable », qui laisse immédiatement place
à
(4) l’énumération des dangers qu’il peut représenter pour une honnête femme ;
(5) au contraire, l’éloge d’une vie vertueuse et honnête, qui tend à « aimer son mari et [à] en être aimée »,
bien qu’elle soit difficile à préserver (en raison des autres, mais aussi de soi).

► (1) Pour un lecteur du XVIIème siècle, Mme de Chartres est un personnage étonnant et original car son
comportement personnel et éducatif se situe à contre-courant des pratiques sociales de la noblesse3 : tout
d’abord, après le décès de son mari, elle s’est retirée de la cour pendant plusieurs années (« plusieurs années
sans revenir à la cour »), ce qui en fait une femme isolée voire recluse4. Ensuite, à rebours des mœurs de
l’époque, elle n’a pas confié « l’éducation de sa fille » à un couvent, mais elle s’y est consacrée elle-même.
L’importance que revêt cette question de l’éducation pour Mme de Chartres est suggérée par des verbes qui
montrent une implication et une réflexion, (y compris critique), très approfondie : « avait donné ses soins », «
elle [...] travailla », « elle songea aussi [...] », « La plupart des mères [...] avait une opinion opposée [...] ».
À partir de « mais elle ne travailla pas seulement [...] », la conjonction de coordination « mais » signale
l’existence d’une originalité dans l’éducation dispensée par Mme de Chartres par rapport au modèle social
courant. Les connecteurs « pas seulement à cultiver son esprit et sa beauté, elle songea aussi à lui donner de
la vertu et à la lui rendre aimable » énumèrent les trois principes de cette formation classés par ordre d’originalité
croissante :
- « cultiver son esprit » (« esprit » = culture et réflexion intellectuelle), c’est très bien mais c’est l’aspect le
moins original. Les femmes de la haute noblesse sont souvent fort cultivées.

3
L’éducation était assurée dans les premières années par des nourrices, puis, concernant les jeunes filles, par des religieuses au couvent. Les parents eux-mêmes étaient en général très peu
investis et actifs dans l’éducation de leur progéniture.
4
C’est d’ailleurs une habitude que gardera la princesse de Clèves, qui apprécie de se retirer loin de la Cour (à Coulommiers d’abord, en province ensuite), celle-ci représentant pour elle un lieu
dangereux.
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- « lui donner de la vertu » : l’élever dans les principes du bien, (compte tenu de son sexe). C’est bien, mais
on s’y attend.
- « la lui rendre aimable » : voilà la facette la plus originale car l’éducatrice ne dispense pas des leçons
abstraites de morale mais s’efforce de peindre la bonne conduite (pour une femme) sous des couleurs attractives.
Le but est que sa fille y adhère, non par contrainte, mais par inclination personnelle, que ce qui a été inculqué
de l’extérieur ne soit plus vécu comme une contrainte mais comme un comportement naturel et plaisant, que la
morale soit intériorisée par la jeune fille comme une seconde nature.

► (2) L’éducation selon Madame de Chartres se pose comme l’inverse de celle dispensée traditionnellement aux
jeunes filles au XVIIème siècle. Celle-ci repose sur le mutisme des parents concernant les sujets de l’amour et de
la séduction. L’erreur communément commise est dénoncée par la narratrice au présent de vérité générale
+substantif généralisant « La plupart » : « La plupart des mères s’imaginent qu’il suffit de ne parler jamais de
galanterie devant les jeunes personnes pour les en éloigner . » Ce thème de l’éducation des jeunes filles est
d’actualité à cette époque. Il a été par exemple abordé par Molière dans L’Ecole des maris en 1661, et dans
L’Ecole des femmes en 1662. Dans ces deux comédies, il est démontré que maintenir les jeunes filles dans
l’inculture et l’ignorance amoureuse n’est pas un bon moyen de les amener à la vertu et produit l’effet inverse.
Même si les milieux sociaux sont différents dans les comédies de Molière (bourgeoisie) et dans le roman de Mme
de Lafayette, l’idée est tout de même qu’il faut parler franchement des dangers de la vie plutôt que de les tenir
sous silence.

► (3)(4)(5) À partir de « Elle faisait souvent à sa fille... » jusqu’à la fin du paragraphe, qui relève ici du discours
narrativisé : on a accès au contenu précis de l’enseignement et la méthode pédagogique employée. On repère
dans ce passage qui peut être étudié de façon plus synthétique des procédés d’écriture récurrents, tous au
service de l’argumentation de Mme de Chartres :
- une succession de points virgules qui enchaînent les propositions : asyndète
- l’emploi de l’imparfait d’habitude, renforcé par l’adverbe « souvent » (leçons répétitives fréquemment
reprises)
- des verbes de vue qui montrent que Mme de Chartres s’appuie sur des exemples : « faisait...des peintures...
», « lui montrait », « elle lui faisait voir d’un autre côté... », « mais elle lui faisait voir aussi... ». Cette méthode
reposant sur la présentation de cas particuliers est plus efficace et plus attrayante qu’une leçon théorique.
- l’abondance de ces verbes qui va jusqu’à la reprise de certains « lui faisait voir » montre la volonté
d’exhaustivité de l’éducatrice dans son tableau contrasté de l’amour.
- alternance dans le discours de Mme de Chartres : évocation de ce qui est « agréable » dans l’amour et de
ce qui est « dangereux », ou plus exactement, les aspects agréables ne sont mentionnés que dans le but (marqué
par la préposition « pour » introduisant un CC de but) de révéler les dangers qui se cachent derrière ces
agréments. Sa méthode argumentative est habile : par un raisonnement concessif, elle reconnaît que l’amour
est agréable pour mieux faire accepter ses critiques.

La Princesse de Clèves. Individu, Morale et Société. Madame Tavitian


- L’argumentation se dispose selon une période oratoire qui est la base de la rhétorique classique, organisée
selon un rythme ternaire, souligné par des connecteurs et des symétries ou parallélismes : protase : « elle faisait
souvent...les engagements » / acmé = « et elle lui faisait voir, d’un autre côté...la naissance » / apodose : «
mais elle lui faisait voir aussi combien...et d’en être aimée ».
- On relève l’emploi du verbe « persuader » (« ...pour la persuader plus aisément...dangereux ») qui se
rapporte à une conviction fondée sur l’émotion. Mais, alors qu’une brève proposition est consacrée aux plaisirs
de l’amour, Mme de Chartres développe bien davantage son antithèse, soit ses aspects négatifs et « dangereux
», ce qui est également habile de sa part.
- Tableau pessimiste ciblant les hommes : énumération des vices masculins causant « les malheurs
domestiques » des femmes : les termes péjoratifs : « le peu de sincérité des hommes », « leurs tromperies, leur
infidélité... » : menteurs, volages, s’attachant peu durablement.
- La fin du passage, à partir de « et elle lui faisait voir, d’un autre côté, quelle tranquillité... » est consacré au
contraire à l’éloge (registre encomiastique) de la vertu féminine. À l’inverse, les termes sont mélioratifs : « quelle
tranquillité suivait la vie d’une honnête femme, et combien la vertu donnait d’élévation à une personne qui avait
de la beauté et de la naissance ». L’argument de Mme de Chartres est que la vie vertueuse apporte la paix («
tranquillité ») et rehausse les qualités de naissance (« beauté », « naissance »). Les deux propositions
subordonnées exclamatives indirectes « [quelle tranquillité suivait la vie d’une honnête femme], et [combien la
vertu donnait d’élévation à une personne] » valorisent cet éloge de la vertu en nous faisant entendre au style
indirect les paroles de Mme de Chartres.
- Morale très exigeante qui demande aussi une vigilance scrupuleuse à l’égard de soi : il ne suffit pas à une
femme, selon Mme de Chartres, pour vivre vertueusement, et de se méfier des hommes, il faut aussi se méfier
au plus haut point de soi-même (hyperbole : « une extrême défiance de soi-même »). Cette rigueur morale avec
soi-même laisse percer les sympathies jansénistes de Mme de Lafayette.
La période se conclut sur une Maxime sous forme de deux alexandrins blancs : « ce qui seul peut
faire le bonheur d’une femme, / qui est d’aimer son mari et d’en être aimée » Ainsi la jeune fille
gravera cette leçon.

UN PARTI EXCEPTIONNEL

Cette héritière était alors un des ► La fin de notre texte vient confirmer les hypothèses de lecture précédemment formulées : le parti exceptionnel
grands partis qu'il y eût en France ; et qu’elle représente, d’autant qu’elle paraît dans cette cour à l’âge nubile ; et la confirmation de son portrait
quoiqu'elle fût dans une extrême physique, marqué par sa beauté extraordinaire. C’est aussi, dans ce dernier paragraphe, l’occasion pour Madame
de Lafayette de revenir à la réalité de la Cour, loin d’être heureuse.
jeunesse, l'on avait déjà proposé plusieurs
mariages. Madame de Chartres, qui était
► Pour commencer, on repère des procédés et des expressions similaires à ceux du premier paragraphe, qui
extrêmement glorieuse, ne trouvait instaurent un système d’échos : emphase « Cette » + substantif « héritière » + superlatif relatif « un des plus
presque rien digne de sa fille ; la voyant grands partis qu’il y eût en France » (passage à mettre en parallèle avec « une des plus grandes héritières de
dans sa seizième année, elle voulut la

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mener à la cour. Lorsqu'elle arriva, le France » ), et qui se voit renforcé par de nouvelles hyperboles : « qui était extrêmement glorieuse », « ne
vidame alla au-devant d'elle ; il fut surpris trouvait presque rien digne de sa fille ».
de la grande beauté de mademoiselle de La question du mariage que nous avions supposée est donc officiellement reconnue comme la
Chartres, et il en fut surpris avec raison. raison de l’introduction de la princesse à la cour : « quoiqu'elle fût dans une extrême jeunesse, l'on avait
déjà proposé plusieurs mariages », « la voyant dans sa seizième année, elle voulut la mener à la cour ». Le
La blancheur de son teint et ses cheveux
cœur de l’intrigue est ainsi posé : qui se révèlera digne d’un si haut et si beau parti ? saura-t-il se faire aimer
blonds lui donnaient un éclat que l'on n'a
d’un être aussi exceptionnel, et aussi subtilement éduqué ?
jamais vu qu'à elle ; tous ses traits étaient On pourra cependant noter la discrète ironie de Madame de Lafayette, qui tempère au détour d’une incise les
réguliers, et son visage et sa personne « vertus extraordinaires » de Madame de Chartres : cette mère exemplaire n’a en effet pas résisté aux tentations
étaient pleins de grâce et de charmes. de l’amour-propre puisqu’elle est « extrêmement glorieuse5 » et choisit de « mener » sa fille à la Cour. Elle
suggère ainsi tout l’intérêt financier et mondain que représente sa fille et combien elle s’en trouve elle-même
flattée.
Car, à n’en pas douter, une telle beauté doit attiser dès son arrivée à la cour de multiples convoitises…

► La cour étant le lieu du regard, des apparences et de toutes les superficialités, ce n’est ni la lignée,
ni la vertu de la jeune « beauté » toujours anonyme qui intéresse de prime abord les « spectateurs » de son
arrivée ; et ce n’est donc pas non plus sur ces hautes qualités que se clôt son portrait, mais bien sur l’éclat de
son apparence.
- escortée par son oncle (registre dramatique) « lorsqu'elle arriva, le vidame alla au-devant d'elle »
- elle provoque la stupéfaction du Vidâme : répétition de l’adjectif « surpris », au gré du procédé de l’épanode
(« il fut surpris de la grande beauté […] et il en fut surpris avec raison »).
- L’isotopie de la beauté vient expliciter l’étonnement admiratif du Vidâme (et de la cour, par extension) :
« beauté », « blancheur de son teint », « cheveux blonds », « éclat », « traits réguliers », « grâce »,
« charmes », que vient renforcer celui de la totalité : déterminant « tous ses traits », adjectif « pleins de », le
crescendo « son visage et sa personne ».
- beauté d’ailleurs conforme aux canons de l’époque : blancheur du teint, cheveux blonds, jeunesse, mythifiés
par une aura exceptionnelle que signale l’hyperbole « un éclat que l’on n’a jamais vu qu’à elle » puis que
résument les derniers substantifs : « grâce » et « charmes ».

En conclusion, Mademoiselle de Chartres s’avère un être exceptionnel par ses qualités physiques, mais qui a reçu aussi une éducation
exceptionnelle - faisant d’elle une héroïne de roman digne de la tradition d’exemplarité. Mme de Chartres connaît bien le milieu de la cour et souhaite
en protéger sa fille, même si l’orgueil de sa « maison » la pousse à l’y introduire, dans le but de lui trouver le meilleur mariage possible. Une question
qui se pose alors pour le lecteur : cette morale, mûrie et enseignée loin de la cour et de ses tentations, permettra-t-elle à la toute jeune fille de seize
ans, une fois mise à l’épreuve de ce milieu, d’appliquer tous les préceptes de cette éducation exceptionnelle ? Revenue à la cour pour trouver à sa
fille un époux digne d’elle, dans ce milieu de séductions, Mme de Chartres réussira-t-elle aussi à faire de sa fille une épouse heureuse ?

5
Glorieuse : fière, elle a le sens de l’honneur mais aussi de l’orgueil.
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