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Jouer sa vie

en jouant aux échecs


DU MÊME AUTEUR

L’Évangile selon Bergman, essai, PUL et Hermann, 2019


Sur le sentiment océanique, essai, PUL et Hermann, 2018
Collectif, Les vingt-cinq ans de l’APLAQA, Perce-Neige, 2018
Jeux interdits, du Décalogue à la Trilogie de Kieslowski, 2e édition revue et
augmentée, essai, PUL et Hermann, 2016
Les avatars du Poona Party, roman, Druide, 2014
Mon Nord magnétique, roman, Druide, 2009
Édition critique, Le Manifeste et les Manuscrits de 1844, CEC, collection
« Philosophies vivantes », 2009
Édition critique, Le Prince de Machiavel, CEC, collection « Philosophies
vivantes », 2008
Édition critique, Le Principe responsabilité d’Hans Jonas, CEC, collection
« Philosophies vivantes », 2007
La Source opale, roman, Québec Amérique, 2005
Winter et autres récits, Triptyque, 2000
Collectif, La condition québécoise, essai, VLB éditeur, 1994
Un certain été, nouvelles, Éditions de la Paix, 1990

PRIX ET DISTINCTIONS

Prix Jean-Claude-Simard, 2021


Prix Esdras-Minville, 1994
Yves Vaillancourt

Jouer sa vie
en jouant aux échecs

Essai sur la symbolique du jeu d’échecs


dans la littérature, l’art, la poésie et le cinéma
Nous remercions le Conseil des arts du Canada de son soutien.
We acknowledge the support of the Canada Council for the Arts.

Révision linguistique : Dominique Chantraine


Mise en pages : Diane Trottier
Maquette de couverture : Laurie Patry

© Les Presses de l’Université Laval 2021


Tous droits réservés. Imprimé au Canada
Dépôt légal 3e trimestre 2021
ISBN : 978-2-7637-5520-5
ISBN PDF : 9782763755212
Les Presses de l’Université Laval
www.pulaval.com
Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque
moyen que ce soit est interdite sans l’autorisation écrite des Presses de
­l’Université Laval.
Ce ne sont pas les poètes qui deviennent fous
Ce sont les joueurs d’échecs

Chesterton
À Christiane
Table des matières

Préface..................................................................................... XI

Introduction ........................................................................... 1
Une origine sacrificielle.................................................... 1
Quelques règles des échecs à la façon d’un maître :
Borges................................................................................ 5

La folie et la sérénité.............................................................. 13
The Queen’s Gambit............................................................ 14
Le Joueur d’échecs (Stefan Zweig)..................................... 21
La Défense Loujine (Vladimir Nabokov)........................... 24
Jouer sa vie........................................................................ 26
Marcel Duchamp............................................................... 28
L’ataraxie de Fernando Pessoa......................................... 31

Les mobiles du crime.............................................................. 35


Le Tableau du Maître flamand......................................... 36
Edgar Allan Poe................................................................. 43
Le Golem (Gustav Meyrink) ............................................. 46
« L’Assassin des échecs ».................................................... 49
Quand la Ville devient un échiquier.................................... 51
Le jeu qui rend immortel.................................................. 54
Échecs et alchimie............................................................. 59

L’absolu.................................................................................... 65
Ingmar Bergman............................................................... 65
Dieu et les calculs humains.............................................. 70
La partie inachevée........................................................... 72
Bibliographie et filmographie............................................... 77

Notes........................................................................................ 79

IX
Préface

Pour apprécier Jouer sa vie, ce n’est pas nécessaire d’être


joueur d’échecs, mais ce qui rend cette analyse de différents
ouvrages convaincante et originale à mon avis, c’est que
l’auteur, lui, est un véritable joueur et qui, par conséquent,
connaît les enjeux, les stratégies et le milieu des échecs.
Entrent en jeu aussi les connaissances étendues en art, litté-
rature, poésie, cinéma et philosophie d’Yves Vaillancourt et
surtout sa finesse de conteur. Alors, avec Vaillancourt, nous
faisons le tour d’une vaste gamme d’œuvres d’art, dont nous
saisissons la trame et l’apport particulier au jeu, le tout sous
la grille d’analyse richissime du jeu d’échecs.
Cet essai est avant tout un témoignage sincère de la part
d’Yves Vaillancourt de ce que le jeu d’échecs représente en
tant que vision de l’univers, de perception de la vie et de
philosophie de l’art. Comme le démontre Yves, philosophe,
romancier, essayiste, photographe, professeur et… (je
reprends mon souffle !) joueur d’échecs, le jeu d’échecs
constitue la recherche de la perfection, mais en même temps
cette recherche se joue au bord d’un abime. C’est la vie qui
s’y joue, ce sont les hauteurs, mais c’est aussi la faiblesse,
l’hybris et la folie qui guettent le joueur.
L’essai présente une série d’études d’ouvrages à première
vue hétéroclites mais qui sont rassemblés par le motif des
échecs et qui font comme un dialogue autour des thèmes
centraux. Ils en font valoir le symbolisme, l’urgence et la
beauté de ce que représente le jeu d’échecs. Un poème incon-
tournable de Borges « Ajedrez » sert de point de référence
pour tout le reste, de même que Le Joueur d’échecs de Stefan
Zweig. Le septième sceau de Bergmann implique la recherche
de l’absolu tandis que la télésérie The Queen’s Gambit

XI
Jouer sa vie en jouant aux échecs

souligne, entre autres, la notion du sacrifice1, concept stra-


tégique important dans la pratique du jeu mais également
présent dans la symbolique des pièces.
Toutefois, à l’instar des combinaisons presque infinies
jouées sur les 64 cases d’un échiquier, ces ouvrages ne sont
que quelques repères dans cet essai informé par une vaste
érudition, pourtant clair et accessible au lecteur curieux. Et
un fil à travers Jouer sa vie, c’est le conflit entre, d’une part,
la permanence garantie par la rigueur des règles et le côté
rituel associé à ce jeu ancien et, d’autre part, le mouvement
vers l’avant, le devenir, car le joueur d’échecs sait que le calcul,
même si basé sur des principes solides, vise un avenir qui
reste à déterminer.
Et je termine cette préface sur une note personnelle. Au
cours des ans, Yves et moi avons joué beaucoup de parties
d’échecs ensemble, toujours compétitifs et joyeux en même
temps. Nous en jouerons beaucoup d’autres. Mais surtout,
j’ose croire que ces parties et nos discussions autour des
échecs lui ont servi d’inspiration pour écrire cet ouvrage
magistral.
Larry STEELE

XII
Introduction

UNE ORIGINE SACRIFICIELLE


Aux yeux de l’histoire, il semble certain que l’Inde soit le
berceau du jeu d’échecs et que ce jeu ait migré de l’Inde du
Nord vers la Perse au début du VIe siècle. Mais sur la création
de ce jeu, nous ne savons rien.
Dans son ouvrage intitulé Le Sacrifice, René Girard s’est
penché sur les pratiques sacrificielles de l’Inde védique. Il
analyse de façon succincte ces textes des Brahmanas où se
joue la rivalité toujours renaissante entre les devas et les
asuras, c’est-à-dire les dieux et les démons. Je trouve parti-
culièrement intéressant ici le fait que ces rivalités se
concluent toujours par des sacrifices de démembrement,
qualifiés de « mise en pièces ». Par exemple, du sacrifice de
Purusha surgiront plusieurs « pièces » : le guerrier, l’artisan,
le serviteur, le cheval, et ainsi de suite. Cela donne à penser
aux pièces du jeu d’échecs qui, dans la forme la plus ancienne
que nous lui connaissons, contient des figures combattantes,
humaines et animales, ainsi que des figures du pouvoir, tels
des rois. Le rite sacrificiel du roi est d’ailleurs un thème
ethnologique très important pour Girard. Il le relie à la
genèse du sacré et du religieux. J’aimerais avancer l’hypo-
thèse que nous atteignons avec ces pratiques obscures le
faisceau de significations religieuses d’où aurait surgi le
jeu d’échecs.
L’historien Michel Pastoureau a consacré un ouvrage fort
instructif au jeu d’échecs médiéval. Ce jeu serait arrivé en
Europe au XIe siècle. Un premier détail intéressant concerne
les couleurs. Dans sa forme orientale, le jeu opposait les
blancs et les rouges, avec des pièces souvent sculptées dans

1
Jouer sa vie en jouant aux échecs

l’ivoire. L’historien indique que la polarité du blanc et du


rouge est plus signifiante dans l’univers symbolique de l’Inde
et de la Perse anciennes que celle entre le blanc et le noir.
C’est le Moyen Âge chrétien qui substituera à cette polarité
du blanc et du rouge celle que nous connaissons aujourd’hui,
le blanc et le noir. Et c’est vers l’an 1200 que le couple blanc
et noir supplante définitivement le précédent, à l’époque où
le noir connaît une promotion que Pastoureau qualifie de
remarquable. Nous retrouvons au passage toute la drama-
turgie occidentale sur l’opposition entre la lumière et les
ténèbres.
Le jeu d’échecs apparait dans les légendes du roi Arthur,
diffusées dans divers textes littéraires du XIIIe siècle, et cela
à travers le personnage de Palamède. Ce dernier fait
connaître le jeu aux chevaliers de la Table ronde qui se
préparent à la quête du Graal. « Vers 1230, le jeu d’échecs est
déjà pensé comme un véritable parcours initiatique 2 », dit le
réputé historien. La dimension symbolique du jeu d’échecs
que j’envisage d’explorer est donc déjà là dès l’arrivée du jeu
en Europe. Le jeu d’échecs symbolise une quête de dépasse-
ment de soi, d’absolu, dont le sacrifice semble être l’épreuve
indispensable. La récente série télévisée The Queen’s Gambit
indique par son titre même la part sacrificielle à la fois du
jeu et de la vie du joueur – ici une femme – car un gambit
n’est rien d’autre qu’un sacrifice. Rappelons la dimension
sacrificielle dans le Parsifal de Wagner ou le Septième Sceau
de Bergman, deux œuvres inspirées de ces légendes cheva-
leresques. Dans la seconde, le chevalier Antonius Block,
revenu des Croisades sans avoir trouvé la Connaissance,
entreprend de jouer aux échecs contre la Mort !
Pour revenir au jeu d’échecs médiéval dont traite Michel
Pastoureau, son livre regorge d’illustrations de miniatures,
de vitraux, de panneaux et même de valves de miroirs des
XIIIe et XIVe  siècles3, où sont représentées des scènes

2
Introduction

d’amour courtois. Nous voyons un homme jouer avec la


femme qu’il courtise. Nous savons la part de renoncement
et de sacrifice impliquée dans l’amour courtois. Le poète
amoureux ne cherche pas à vaincre sa Béatrice. Elle n’est pas
pour lui un adversaire, mais un absolu qu’il ne pourra
atteindre malgré toute sa science, son art et son amour.
La littérature, la poésie, l’art pictural et le cinéma, qu’il
s’agisse d’œuvres dites classiques ou contemporaines,
reprennent la figure du jeu d’échecs et des joueurs d’échecs
là où les avaient laissés les textes littéraires médiévaux. La
quête du Graal se poursuit sous d’autres avatars : intelli-
gence absolue, omniscience, beauté fulgurante, élixir d’im-
mortalité. Et cela nous donne des œuvres comme Le
Septième Sceau, d’Ingmar Bergman, déjà cité, des romans
célèbres comme Le Joueur d’échecs, de Stefan Zweig, et des
best-sellers récents comme Le Huit de Katherine Neville.
Autre exemple, le roman de Perez-Reverte Le Tableau du
Maître flamand, qui est une intrigue bâtie autour d’une
œuvre picturale représentant la rivalité de deux seigneurs
médiévaux. Leur duel n’est pas le classique combat à l’épée,
mais une partie d’échecs ! Les œuvres d’art abondent de rois
et de reines, figures archétypales s’il en est, comme l’en-
seigne C. G. Jung4. Marcel Duchamp, joueur d’échecs,
peindra des pièces d’échecs, des rois et des reines. L’une de
ces reines est la Beth Harmon de la série télévisée The
Queen’s Gambit, qui vient de rencontrer un grand succès,
ravivant la flamme du jeu d’échecs. Il y a aussi des rois, le
joueur d’échecs comme être humain hors normes, comme
roi de l’intelligence, mais roi faible, comme le précise bien
le poème de Borges. Il est campé dans les célèbres person-
nages des romans que sont Monsieur B. et Loujine, mais
aussi dans le chevalier Antonius Block du Septième Sceau et
le père dans Décalogue Un de Kieslowski.

3
Jouer sa vie en jouant aux échecs

C’est l’art, donc, qui nous renseigne sur la passion des


rois pour le jeu d’échecs. L’art a élevé ce jeu au rang de
symbole d’une facette de la condition humaine. Laquelle ?
D’abord, nous constatons que les rois peuvent jouer avec
leurs sujets comme avec des pions. Dans La ville qui est un
échiquier, John Brunner décrit le rituel moyenâgeux des
parties jouées sur des échiquiers géants, avec des pièces
humaines. La suppression d’une pièce hors de l’échiquier
équivalait à la suppression de la vie de l’être humain
incarnant celle-ci. Rite cruel, s’il en est. Dans La violence et
le sacré, René Girard rappelle l’origine sacrificielle du jeu,
laquelle apparait d’abord sous la forme du jeu de hasard. Les
membres de la tribu lancent les dés et déterminent ainsi la
victime, animale ou humaine, contre laquelle la tribu va se
coaliser et qui sera sacrifiée. Un parallèle intéressant
pourrait être établi entre ces rites que Girard analyse, à la
suite d’ethnologues comme Frazer, où le hasard sert à l’élec-
tion d’un roi qui sera plus tard désigné victime sacrificielle,
et notre jeu d’échecs qui, après tout, vise aussi la mort du
roi. Mais le jeu d’échecs n’étant apparu en Europe qu’au
milieu du Moyen Âge, comme nous l’avons vu, il faudrait un
historien capable de retracer le fil conducteur entre les rites
primitifs, les ancêtres du jeu d’échecs et la forme que nous
lui connaissons, car celle-ci diffère des premiers jeux sur
plusieurs aspects5.
La thèse de Girard sur l’origine sacrificielle du religieux,
et par conséquent des premières figures de la divinité, nous
invite donc à souligner la dimension religieuse du jeu
d’échecs, en ce sens que derrière ce roi que l’on tue se
manifeste une puissance divine. Le joueur d’échecs est
fasciné par cette puissance et tente de la faire sienne. C’est
la dimension métaphysique dans le jeu d’échecs, celle que les
artistes et écrivains explorent dans leur représentation du
jeu et des joueurs d’échecs. Nous en voyons un exemple chez

4
Introduction

Borges. Le roi serait lui aussi une pièce que manipule un


joueur plus puissant. Dieu meut le joueur et le joueur, la pièce.
Quel dieu derrière Dieu commence cette trame… Quelle mise
en abîme des maîtres du jeu !
Reprenons comme exemple le film de Bergman. Là, ce
n’est pas un pair que le seigneur Antonius provoque en duel,
mais la Mort ! L’être humain cherche à défier un maître du
jeu plus puissant que lui. Le jeu d’échecs, par ses qualités
intrinsèques, développe l’intelligence qui pare tous les coups
et anticipe le futur. Et comment s’appellent les êtres qui
possèdent l’intelligence absolue et l’omniscience ? Ne sont-ce
pas des dieux ? Le joueur d’échecs serait-il un avatar du héros
Prométhée qui, par sa science et sa ruse, voulait se hisser sur
l’Olympe et dérober aux dieux le feu du ciel ?
Les œuvres d’art que je propose d’analyser me paraissent
autant de variantes (un terme échiquéen !) sur ce même
thème de l’intelligence prométhéenne, sur ses espoirs, sa
démesure, sa folie et, ultimement, son échec. Comme dans
les Frères Karamazov de Dostoïevski où l’intelligence d’Ivan
ne le prémunit aucunement du délire, l’art, pour prendre le
terme le plus général, dépeint la défaite du héros échiquéen.
Nous avons là un thème fondamental de la tragédie grecque :
la démesure du héros qui conduit à sa chute. « Tu as un talent
inouï. Mais tu devras payer le prix », dit Schaibel à Beth
Harmon dans la série The Queen’s Gambit.
QUELQUES RÈGLES DES ÉCHECS À LA FAÇON
D’UN MAÎTRE : BORGES
Le lecteur ne trouvera pas ici un exposé conventionnel des
règles du jeu d’échecs. Le but de ce livre, on l’aura compris,
n’est pas d’améliorer la compréhension de l’une ou l’autre
des phases du jeu, mais de cerner et d’approfondir les
questions philosophiques associées au jeu d’échecs par l’art
et la littérature. Néanmoins, j’aimerais présenter les échecs,

5
Jouer sa vie en jouant aux échecs

mais à la manière de Borges, dans son célèbre sonnet tout


bonnement intitulé « Les échecs »6. Je jouais déjà aux échecs
depuis plus d’une dizaine d’années quand je lus ce poème.
Ce fut ma première rencontre avec le travail philosophique
et poétique inspiré des échecs. Pour moi, ce sonnet est
un sommet.
Le poème commence en situant les joueurs d’échecs dans
un coin. Les joueurs doivent se soustraire à l’agitation du
monde profane et, pour se concentrer, il leur faut un coin
retiré que Borges qualifie de « grave ». Je suppose qu’à la
manière d’un rite, ce jeu reproduit des éléments fondamen-
taux de l’existence. D’ailleurs, Borges dit que les joueurs sont
retenus jusqu’à l’aube. Et quels sont ces éléments fondamen-
taux de l’existence ? La guerre, « père de toutes choses »,
disait Héraclite, un philosophe que Borges commente dans
ses poèmes et essais. Cette guerre concerne ces deux couleurs
qui se détestent alors qu’elles sont pourtant les parties
complémentaires de notre monde, tel que le jour l’est pour
la nuit.
Parlons des pièces. Le jeu, selon Borges, « irradie de
magiques rigueurs ». On pense à la tour, qui est une pièce
solide et directe puisqu’elle se déplace toujours en ligne
droite. Borges la qualifie d’homérique, sans doute un clin
d’œil à l’Iliade, à Troie avec ses remparts et hautes murailles.
Le fou a sa rigueur bien à lui, puisqu’il se déplace toujours
en diagonale. Borges l’affuble du qualificatif d’oblique. Il
utilise aussi un autre terme, sans doute redondant, qu’on
peut traduire cette fois par « allant de biais ». Chaque joueur
a un fou de cases blanches et un second de cases noires. La
disposition des cases sur l’échiquier fait en sorte que jamais
le fou de cases blanches ne pourra passer sur une case noire,
et vice-versa.

6
Introduction

Le cavalier n’est mentionné qu’une seule fois dans tout


le sonnet. Du déplacement de cette pièce ne semble pas
émaner une rigueur aussi mathématique que pour la tour et
le fou, pièces qui évoluent, comme nous venons de le voir,
en lignes droites et diagonales. Borges fait du cavalier une
pièce « légère » parce que sautillante. En effet, le cavalier est
l’unique pièce apte à sauter par-dessus un obstacle, qu’il
s’agisse d’une pièce de son propre camp ou du camp adverse.
Mais la ligne de son mouvement est brisée. Il avance toujours
de trois cases, mais selon une séquence de deux cases consé-
cutives, puis d’une case de côté, soit une case autour de la
sienne, puis deux consécutives. Placé au centre de l’échiquier,
il peut accéder à huit cases, ce qui dessine une rosace. Mais
placé sur l’un des bords de l’échiquier, son rayon d’action se
réduit à deux cases.
La reine, pièce la plus puissante, combine les mouve-
ments de la tour et du fou. Son sacrifice est l’un des aspects
les plus spectaculaires du jeu, mais il ne survient que
rarement et en général découle d’un calcul assurant l’échec
et mat. Borges la désigne par des termes très chargés symbo-
liquement en espagnol, comme armada. En effet, l’Armada
était le nom de la marine au temps du Siècle d’or de
l’Espagne, le XVIe siècle. On considère que le meilleur joueur
de cette époque est Ruy Lopez, un moine espagnol ayant
donné son nom à l’une des plus populaires ouvertures du jeu
d’échecs. Borges affuble la reine d’un autre nom, encarnizada,
que l’on traduit par « féroce », mais qui fait penser aux Jeux
du Cirque et à son avatar contemporain, la corrida. Aux
échecs, la reine peut s’avérer sanglante si elle pénètre le camp
ennemi et ne rencontre pas d’opposition. Elle peut alors
effectuer un carnage dont aucune autre pièce ne pourrait se
rendre capable.
Quant au roi, les qualificatifs utilisés par Borges exposent
bien sa vulnérabilité. Il est dit « postrero », dernier. C’est une

7
Jouer sa vie en jouant aux échecs

pièce que l’on n’active pas rapidement, contrairement aux


fous et aux cavaliers, par exemple. Mais c’est aussi la dernière
pièce pouvant rester sur le jeu, car sa prise entraine la défaite
et la fin de la partie. Borges l’appelle aussi le ténu, le débile,
en ce sens qu’il ne peut trop s’approcher des pièces adverses,
sous peine d’être capturé. Il avance timidement d’une case à
la fois. Il y a seulement dans les fins de partie, notamment
lorsque toutes les pièces ont été liquidées et qu’il ne reste
plus que rois et pions, qu’il peut s’avérer redoutable. En effet,
le roi peut faire face à un pion adverse sans risque, et cela
tient à la nature bizarre du pion.
Borges présente les pions comme des agresseurs. Mais
je me souviens d’une excellente traduction française qui
rendait l’espagnol agresores par « accrocheurs ». Est-ce que
traduire c’est trahir ? Ici, je dirais que non, car les pions ont
la curieuse faculté d’avancer droit devant eux – ils ne peuvent
reculer, tels des soldats envoyés au front et qui seraient
exécutés par leur propre camp s’ils faisaient marche arrière
– et d’accrocher l’adversaire au passage. Une des règles les
plus surprenantes du jeu d’échecs consiste à promouvoir le
pion en une pièce plus puissante, comme la reine, une fois
qu’il s’est rendu à la dernière rangée du camp adverse. Cette
règle fut promulguée au temps de Philidor, meilleur joueur
de son siècle, celui de la Révolution française. En effet, il
fallait un tel événement pour que l’on puisse envisager la
métamorphose du paysan en Marie-Antoinette.
Le terme le plus intrigant choisi par Borges est celui de
ladino, qu’il attribue au pion. Les ladinos sont les Juifs sépha-
rades chassés d’Espagne par le roi de Castille. Leur destin
sera le nomadisme, l’errance et le cosmopolitisme. De la
même façon, les pions aux échecs avancent vers l’inconnu et
s’éloignent de la protection du roi, une protection au
demeurant bien faible.

8
Introduction

Les règles du jeu d’échecs expriment, selon Borges, de


« magiques rigueurs ». La raison en est que ce jeu est l’éma-
nation d’un autre, infini, inscrit dans un Tout construit à la
manière des cosmos antiques où le Dieu lui-même met en
mouvement des formes dont le modèle lui préexiste en
quelque sorte. C’est pourquoi Borges demande « quel dieu
derrière Dieu commence cette trame… ».
Quelle trame ? En français, nous avons l’expression
« pousseurs de bois » pour désigner les joueurs d’échecs. Le
joueur pousse son cavalier de bois, par exemple. Mais le
joueur est lui-même une « pièce de bois » poussée par le dieu.
Ni la pièce ni le joueur ne voient la force occulte qui
« gouverne leur destin ». Et ce destin s’exécute avec toute la
rigueur implacable voulue par les Moires de la mythologie
grecque.
Les Moires trament donc un destin pour tous, dont le
jeu d’échecs est le symbole. La guerre, le retour à la poussière,
le rêve, l’agonie et les larmes, dit le sonnet dans sa dernière
strophe. Il est possible que le joueur d’échecs fascine l’écri-
vain et l’artiste, car la figure de son destin est celle de l’huma-
nité rêvant d’absolu, mais soumise à la rigueur de l’ananké
d’Anaximandre7. « Tu as un talent inouï, mais il y a un prix à
payer », disait Shaibel… Borges l’affirme sans ambages : le
joueur est prisonnier du tableau qu’il croit dominer !

Maintenant, voici le plan de cet essai. Je débuterai en


mesurant le fil8 que le joueur d’échecs lance sur l’abîme de
la folie. D’abord The Queen’s Gambit, cette série télévisée
dont le succès9 relance la popularité du pluriséculaire jeu
d’échecs. Ce regain d’intérêt pour les échecs est une invite
à revisiter les œuvres classiques et récentes qui mettent en
scène parties d’échecs et joueurs d’échecs. J’étudierai

9
Jouer sa vie en jouant aux échecs

d’ailleurs Le joueur d’échecs, dernier livre de Stefan Zweig


avant son suicide, et La Défense Loujine, de Nabokov. Plus
loin, avec Marcel Duchamp, peintre, mais aussi joueur
d’échecs, et le poème de Pessoa, « Les joueurs d’échecs »,
j’essaierai de montrer les nuances complexes du rapport du
jeu d’échecs à l’acceptation ou l’évitement de la réalité. Je
ferai également un clin d’œil au magistral film de Gilles
Carle, Jouer sa vie (à qui j’emprunte mon titre), en évoquant
un souvenir d’étudiant.
Ensuite, dans un groupe de sept œuvres littéraires
d’époques variées, je traiterai de l’exploitation de la trame
narrative propre à l’enquête policière assortie au calcul
mathématique inhérent au jeu d’échecs. Dans ce groupe,
nous avons Le Tableau du Maître flamand, de l’écrivain
espagnol A. Perez-Reverte, Le joueur d’échecs de Maelzel, de
nul autre qu’E. A. Poe. Le Golem, de Gustav Meyrink,
L’assassin des échecs, nouvelle de Benoit Rittaud, La ville qui
est un échiquier, roman d’anticipation du futur de John
Brunner, et Le Huit, best-seller assez récent de Katherine
Neville. À ce roman, j’ai ajouté sa suite, Le feu sacré, qui
superpose une couche alchimique aux tribulations mathé-
matiques du Huit.
Je terminerai par des œuvres faisant se colleter l’être
humain avec la transcendance, sujet grandiose de deux
chefs-d’œuvre cinématographiques : le classique Septième
Sceau, de Bergman, et Décalogue Un, de Krzysztof Kieslowski,
ainsi qu’une œuvre inclassable, Classé sans suite, de l’écrivain
tchèque Patrick Ourednik, un peu comme la carte du Mat
dans le tarot clôt un cycle pour ouvrir au suivant, qui est
inconnu.
Ce livre n’est pas tant destiné aux passionnés d’échecs,
qui hélas ne pourront acquérir à la suite de cette lecture
aucune habileté supplémentaire dans la maîtrise de leur jeu,
qu’aux déchiffreurs d’arcanes et de symboles, tels que l’art

10
Introduction

et la littérature nous en laissent quand ils dépeignent l’esprit


humain dans sa quête d’absolu. Le jeu d’échecs est un vecteur
de cette aspiration de l’intelligence, voilà pourquoi l’art lui a
fait une place privilégiée, et qu’en plus d’être le jeu des rois,
il est le roi des jeux.

11
La folie et la sérénité

Le sonnet précité de Borges est de la plus pure forme


classique. J’aimerais en souligner deux idées directrices (aux
échecs, on dit : deux lignes de jeu). D’abord, l’échiquier est
un microcosme reproduisant le théâtre du monde. Nous
voyons ce thème dans un grand nombre d’œuvres d’art, par
exemple dans le Septième Sceau, d’Ingmar Bergman, mais
aussi dans un roman nouvel âge comme Le Huit, de Katherine
Neville. Deux forces élémentaires gouvernent l’univers. C’est
là un schème fondamental de la pensée occidentale depuis
les premiers philosophes grecs de l’Antiquité : il y a la vie et
la mort, l’unité et la discorde, Éros et Thanatos. Il y a les
blancs et les noirs dans ce microcosme du monde que sont
les échecs. « Chess is Life », disait Bobby Fisher, le plus grand
joueur psychotique de tous les temps.
L’autre idée directrice du poème de Borges est que cet
affrontement des deux forces élémentaires se fait selon des
lois et que, ces lois, le jeu d’échecs les reproduit. Borges
insiste sur la qualité géométrique des échecs : ligne droite,
symétrie, diagonale, marche en avant. Un dieu a façonné
l’échiquier et ordonné les pièces selon un plan rationnel. En
effet, selon le philosophe Platon, Dieu était géomètre !
D’ailleurs, le sommet de l’astronomie de la science grecque
antique est le système de Ptolémée, fondé sur la géométrie.
Or, les échecs illustreraient en quelque sorte la perfection
géométrique voulue par le dieu créateur, et cela même si la
main humaine peut s’avérer défaillante. Une main divine
veille et dirige la main humaine à son insu. De plus, nous dit
Borges, derrière cette main divine, peut-être y a-t-il une
autre main encore plus sûre, un premier moteur pourvu
d’une mécanique idéale.

13
Jouer sa vie en jouant aux échecs

Les romans Le joueur d’échecs, de Stefan Zweig, et La


défense Loujine, de Vladimir Nabokov, reprennent la première
idée directrice de Borges, à savoir que la partie d’échecs est
un théâtre du monde, un théâtre du siècle, pourrions-nous
préciser. Cependant, la seconde idée, celle d’un dieu
géomètre injectant de magiques rigueurs dans sa création, me
semble délaissée. Désormais, dans notre siècle, il n’y a plus
ni règles ni mesure, ou du moins est-ce là notre dangereuse
possibilité. Le théâtre du monde ouvre sur le chaos, l’indif-
férencié et le virtuel, c’est-à-dire sur des processus de désa-
grégation et de dissolution, désagrégation et dissolution des
formes de la civilisation et du Moi. Comme nous le verrons,
le joueur d’échecs devient le héros luttant contre les forces
du chaos, forces qui sont, est-il nécessaire de le rappeler, à
la fois à l’extérieur et à l’intérieur de lui-même. Dans The
Queen’s Gambit, Beth doit affronter les démons issus de son
enfance.
THE QUEEN’S GAMBIT
Un livre écrit en français utilise habituellement la forme
francisée du titre de l’œuvre dont il traite, surtout si cette
forme francisée a été retenue par un diffuseur comme
Netflix. Et pourtant, je préfère garder le titre original en
anglais. La traduction française est aussi fade qu’insigni-
fiante : Le Jeu de la dame. Aux échecs, il n’existe aucune
ouverture nommée ainsi. Ce n’est pas le cas du titre anglais,
car le Gambit de la dame est bel et bien le nom d’une
ouverture classique aux échecs, qui commence par le pion
dame blanc qui avance de deux cases, suivi du pion dame
noir qui fait la même chose, et qui fait donc face à son
vis-à-vis blanc. Puis, les Blancs avancent le pion de leur fou
du côté dame, qui s’offre en prise au pion dame des Noirs.
Cette offrande est ce que l’on appelle aux échecs un gambit,
c’est-à-dire un sacrifice de pion.

14
La folie et la sérénité

Or, cette idée de sacrifice est absolument cruciale, non


seulement dans l’histoire du jeu d’échecs, mais aussi, bien
entendu, dans la série The Queen’s Gambit10. Le destin
échiquéen du personnage principal, la jeune Beth Harmon,
est marqué par une série de sacrifices. Sa mère se suicide.
Son plan ou, du moins, ses dernières paroles montrent mani-
festement qu’elle souhaitait emporter sa fille avec elle dans
la mort. La petite Beth (elle a neuf ans) ira dans un orphe-
linat, où elle découvrira les échecs. Mais le jeu d’échecs est
un maître exigeant qui demande son tribut. Être douée aux
échecs et faire fructifier ce don, cela implique nombre de
sacrifices. En ce sens, la série The Queen’s Gambit reste fidèle
à la légende entourant les grands joueurs d’échecs, tels
Morphy et Fischer, qui étaient aussi des Américains.
C’étaient des asociaux, inaptes à la vie affective et conjugale,
mais aussi des personnalités fantasques et créatives, du
moins dans le domaine des échecs. Ce thème du joueur
d’échecs en tant que génie marginal traverse, nous le verrons,
l’histoire de la littérature et de l’art. Nous le retrouvons
notamment chez Zweig et Nabokov qui en laissèrent les
œuvres les plus marquantes.
L’héroïne de cette télésérie se nomme donc Beth
Harmon. Ce nom se prête à d’intéressants rapprochements.
Beth est la seconde lettre de l’alphabet hébraïque. Sa valeur
numérique est le deux, nombre dont la fonction dans la
Torah est d’enseigner qu’il y a deux mondes, celui-ci et le
« monde à venir ». Cette dualité et cette quasi-impossibilité
de réunir les deux mondes est la marque tragique du destin
des joueurs d’échecs et Beth Harmon n’y échappe pas.
Il existe dans le livre apocryphe d’Hénoch un mont
Hermon où se rassemblent des anges nommés « égrégores ».
Ce sont des veilleurs, au sens étymologique de ce terme
dans l’ancien grec. L’importance de la veille traverse
­d’ailleurs l’histoire de la philosophie, à commencer par les

15
Jouer sa vie en jouant aux échecs

antésocratiques. On cite souvent le fameux « Éveillés, ils


dorment » d’Héraclite, signifiant que l’éveil commun de la
plupart des hommes équivaut à un sommeil intellectuel et
spirituel. Les vrais éveillés sont rares.
Beth Harmon en est une. « Tu vas faire quoi ce soir ? » lui
demande son amie Jolene. « Rester éveillée le plus longtemps
possible pour étudier la partie Sicilienne », répond Beth,
9 ans…
Cet accent mis sur la veille dans la nuit, lorsque les pièces
d’échecs lui apparaissent au plafond du dortoir, se conjugue,
il me semble, avec les dernières paroles de la mère lors de la
scène fatale de l’accident de voiture. On sait que c’est la mère
qui provoque l’accident. Se tournant une dernière fois vers
son enfant, elle lui dit : « Ferme les yeux ». Fermer les yeux :
la mort. Rester éveillée : la vie.
Beth apprendra les échecs grâce au concierge, M. Shaibel.
Je reviendrai sur cette scène initiale. Plus tard, la directrice
de l’orphelinat interdit à Beth de descendre au sous-sol jouer
avec M. Shaibel, mais Beth se rebiffe. Elle va vers M. Shaibel,
juché sur un escabeau pour réparer une lampe éteinte. Beth
lui annonce d’un ton impérieux qu’elle veut jouer aux échecs.
Mais l’employé reste muet, il sait que c’est interdit. Beth
insiste. Au moment où M. Schaibel cède et donne rendez-
vous à la petite, la lampe s’allume : la lumière, l’éveil et la vie.
Pour Beth désormais, tout cela n’est et ne sera que par les
échecs tandis que ses camarades, elles, n’auront guère
d’autres choix que de chanter des psaumes à la gloire du
Seigneur.
Je ne prétendrais pas que le nom d’Harmon a été choisi
par association consciente avec celui d’Hermon, le mont des
« éveillés ». Les scénaristes ne nous font pas grâce, en général,
de nous révéler les idées qui ont conduit leur travail. Cette
ressemblance peut être fortuite, certes, néanmoins je l’ai

16
La folie et la sérénité

crue suffisamment significative dans notre contexte pour


qu’elle mérite d’être soulignée.
Revenons sur la manière dont Beth a découvert les
échecs. Parce qu’elle est bonne en mathématiques et trouve
les réponses au tout début de la leçon, l’enseignante l’envoie
nettoyer les brosses du tableau afin de la tenir occupée. L’aire
de lavage est au sous-sol, c’est le royaume de M. Shaibel11, le
concierge.
Le lieu traditionnel de l’initiation est une grotte. C’était
le cas autant pour les chamanes de Sibérie que pour les
sociétés initiatiques de l’ancienne Grèce. Les francs-maçons,
eux, entament l’initiation dans un cabinet de réflexion qu’ils
associent à l’épreuve de la Terre. Le sous-sol de M. Shaibel
est un tel lieu, fermé, silencieux, où s’accomplit un rite
inconnu des profanes d’en haut. Ce rite, c’est les échecs. Beth
voit apparaitre le jeu dans la lumière vive de la table où
s’exerce Shaibel. Après la descente, c’est l’illumination. Et
comme pour toute initiation, l’apprenti nécessite un maître,
et ce maître pour Beth sera Shaibel.
Bien entendu, je ne dis aucunement que Shaibel est
l’équivalent d’un chaman. Néanmoins, comme je tenterai de
le démontrer tout au long de cet essai, les échecs ont une
vocation spéciale que je qualifierais de métaphysique, quitte
à me charger devant le lecteur du devoir d’expliquer ultérieu-
rement une telle affirmation. Pour l’instant, notons que lors
de cette scène que j’ai évoquée, quand Beth va vers Shaibel
juché sur l’échelle12, ses camarades de l’orphelinat psalmo-
dient « Plus près de toi mon Dieu ». Mais Beth a quitté la
chapelle et le psaume pour rejoindre son maître qui est au
sommet de l’échelle afin de rétablir la lumière, lumière
qui est celle de la partie d’échecs accordée à Beth malgré
l’interdit. Le symbolisme est là.

17
Jouer sa vie en jouant aux échecs

Beth est droguée à un calmant administré par l’orphe-


linat, mais aussi aux échecs. L’échiquier lui apparait au
plafond de sa chambre. Elle voit aussi se dérouler des parties
dans sa tête. Les échéphiles connaissent Ivantchouk, l’un des
plus fameux joueurs des trente dernières années. Ivantchouk,
bien qu’il ait l’échiquier devant lui, passait son temps les yeux
en l’air, visant un point abstrait du plafond. Ainsi, il pouvait
mieux anticiper le déroulement de la partie, comme si la
dématérialisation de l’échiquier et des pièces en favorisait
leur compréhension.
Pour le joueur d’échecs qui s’absorbe dans le jeu, l’échi-
quier devient un monde de substitution, un monde en soi
qui reproduit, mais en le dignifiant, le monde commun des
hommes. Cette dignité, et c’est là aussi un thème que nous
retrouverons dans un grand nombre d’œuvres traitant des
échecs, semble tenir à la qualité mathématique du jeu. Dieu
et le nombre, que voilà une affiche énoncée depuis Platon !
Borges dit dans son sonnet que l’échiquier « irradie de
magiques rigueurs ». Beth a perdu sa mère et manifestement
n’a pas connu son père. Elle se sent plutôt étrangère à ce
monde étroit et dévot de l’orphelinat. Alors, elle se réfugie
dans les soixante-quatre cases de l’échiquier où elle trouve
un monde complet et meilleur parce que plus prévisible,
pense-t-elle. « Je me sens en sécurité à l’intérieur. Tout est
prévisible. » C’est la qualité mathématique des échecs qui leur
donne cette prévisibilité. Mais elle n’est pas absolue ! J’utilise
le vieux terme grec d’hybris, c’est-à-dire de démesure, pour
désigner cet excès de confiance du joueur d’échecs dans ses
calculs. C’est à la fois un thème littéraire et aussi un morceau
réel de la chronique des échecs. Par exemple, l’un des person-
nages de la série, Beltik, lui aussi joueur d’échecs évidem-
ment, dira à Beth : « Capablanca n’était pas fou. C’est Morphy
qui est devenu fou, et Steinitz aussi. » Steinitz, champion du
monde à la fin du très rationaliste dix-neuvième siècle, se

18
La folie et la sérénité

promenait tel un illuminé dans les rues de New York,


clamant qu’il défiait Dieu, en lui donnant l’avantage d’un
pion ! Il mourut pauvre et abandonné.
Le premier maître de Beth, Schaibel, a compris l’hybris
guettant la petite qui voyait l’échiquier dans sa tête : « Tu as
un talent inouï. Mais il y a un prix à payer. » La mère adoptive
de Beth, son amie Jolene, Beltik, Watts, le champion des
États-Unis, et même Borgov, le champion du monde, tous
ont entrevu l’abîme frôlé par cette petite voguant de succès
en succès. Beth avait rétorqué au jeune Girev qui affirmait
vouloir être champion du monde à 16 ans : « Si vous êtes
champion du monde à 16 ans, vous ferez quoi de votre vie ? »
Beth semblait donc avisée du gouffre qui se trouverait sous
ses pieds une fois le sommet atteint !
Borgov, qui fait l’admiration des autres joueurs avant la
fulgurante ascension de Beth, semble conscient des enjeux
de la partie jouée par des joueurs de leur niveau. Il y a une
intéressante scène dans l’ascenseur de l’hôtel de Mexico où
il croise Beth. Borgov est accompagné de ses assistants et ils
ne savent pas que Beth comprend le russe. « Elle est comme
nous, une survivante. Perdre n’est pas une option13. » En
effet, qu’arrivera-t-il à Beth lorsqu’elle sera sur son déclin ?
Ce jour est inévitable.
Un mot sur l’un des personnages de la série, Harry
Beltik, l’un de ces joueurs d’échecs qui couchera avec Beth.
L’autre sera Bennie Watts, champion des États-Unis. Notons
en passant que celui pour lequel Beth aura le béguin, Townes,
se révèlera homosexuel. Ce « détail » évidemment ne peut
que renforcer la passion exclusive de Beth pour les échecs
ainsi que son sentiment de solitude. Beltik répond à l’offre
de Beth et vient s’installer chez elle. Cela se passe avant le
périple victorieux de Beth à Moscou, bien entendu. Beltik
arrive avec ses valises ainsi qu’avec vingt-cinq livres d’échecs.
Il les montre un à un à Beth – elle les connaît déjà presque

19
Jouer sa vie en jouant aux échecs

tous – et s’essaie à expliquer l’intérêt qu’ils peuvent présenter


pour améliorer le jeu de Beth. Mais Beltik est déjà conscient
que Beth l’a dépassé et que ses conseils n’ont plus beaucoup
d’intérêt. Il va à la salle de bains et là, dans une scène très
bergmanienne14, se regarde dans le miroir et ironise sur son
approche à l’égard de Beth. Il sait qu’il ne la séduira pas. Il
sait également qu’il ne sera pas un grand joueur d’échecs.
Il dira plus tard qu’il préfère devenir un ingénieur plutôt
qu’un joueur de troisième catégorie. « Je n’aime pas les
échecs au point de tout sacrifier », admettra-t-il aussi. Cette
épreuve de vérité le rend à sa juste mesure comme être
humain, et cela lui est salutaire. Beth cependant aime les
échecs au point de tout sacrifier, malgré l’avertissement de
son premier maître.
La dernière scène de la série, la plus réussie à mon avis,
nous montre Beth en chemin vers l’aéroport de Moscou.
Son tournoi victorieux est terminé et elle doit rentrer aux
États-Unis. Beth est dans un taxi, accompagnée de l’agent
de sécurité que le département d’État lui a imposé. Elle
demande de faire un arrêt et s’en va dans un parc où elle
avait vu des joueurs d’échecs jouant pour le plaisir, comme
on en voit à Central Park (New York) ou au jardin du
Luxembourg (Paris). Ces hommes plutôt âgés ont tôt fait
de la reconnaitre et lui font un accueil enthousiaste. Beth
s’assoit devant l’échiquier de l’un d’entre eux et propose une
partie. Ces joueurs de niveau modeste qui l’entourent de
leur bienveillance sont autant de Shaibel. Beth peut boucler
la boucle. Mais à l’évidence, quand on se hisse au niveau des
meilleurs au monde, jouer simplement pour le plaisir n’est
plus guère possible. C’est pour Beth un bref moment de
liberté et de chaleur humaine. Elle devra les quitter,
retourner au taxi retrouver l’agent de sécurité sans doute
en train de se morfondre, et rentrer au pays assumer la
rançon de sa gloire.

20
La folie et la sérénité

Morphy, dont Beltik a dit que Beth lui ressemblait, et


Steinitz, les deux sont devenus fous. Bobby Fischer, dont la
trajectoire de météorite n’est pas sans rappeler celle de Beth,
est devenu ce que l’on appelle en anglais a loose cannon, un
« électron libre15. » On lui attribue bien des turpitudes et il
est mort dans ce que l’on peut appeler une déchéance, sur le
plan moral à tout le moins. Sur le plan échiquéen, sa réap-
parition plus de vingt ans après sa victoire au championnat
du monde montra que son niveau n’était plus le même.
Alors, que fera Beth lorsqu’un tel constat viendra s’imposer ?
LE JOUEUR D’ÉCHECS (STEFAN ZWEIG)
Le jeu d’échecs stimule la mémoire et la visualisation.
Imaginons deux joueurs se livrant à une partie tandis que le
monde autour d’eux s’écroule. Voilà, pour un, Stefan Zweig.
Il écrit Le joueur d’échecs en 1940. C’est son dernier roman.
Il l’écrit et puis se suicide, alors qu’il vient pourtant d’at-
teindre en paquebot sa terre d’exil : le Brésil. Son monde –
qu’il appelle dans son émouvante autobiographie Le monde
d’hier – son monde s’apprête à couler. Qu’était ce monde
d’hier ? C’était le monde de l’Europe civilisée et humaniste
d’avant la Première Guerre mondiale. Un monde où il y a
dans les rapports humains un certain sens de l’ordre et de la
mesure, illustré par les progrès de la démocratie et des
bienfaits de la science moderne. Mais ce monde va dispa-
raître, comme l’avaient pressenti d’autres écrivains ou
penseurs comme Robert Musil ou Sigmund Freud.
Dans le roman Le joueur d’échecs, deux joueurs incarnent
les forces en présence dans le siècle. Monsieur B. est un
témoin du monde d’hier. Il est descendant de la vieille aristo-
cratie autrichienne. Par ses obligations professionnelles, il
est également lié au clergé. C’est un homme cultivé, de cette
vieille culture européenne qui fatigua naguère Napoléon et
plus récemment Donald Rumsfeld16 au moment d’aller
secouer l’Irak. Il appartient à une classe que les nazis

21
Jouer sa vie en jouant aux échecs

méprisent et veulent rabaisser. Nous sommes en 1938,


moment crucial où survient l’annexion plus ou moins volon-
taire de l’Autriche au troisième Reich. Monsieur B. est arrêté
par la Gestapo et confiné dans une cellule d’isolement.
L’autre joueur, Czentovic, est le champion du monde des
échecs. Il ne ressemble à aucun champion du monde connu,
même pas Alekhine, qui eût comme nous le savons des
accointances nazies. Non, car Czentovic est apolitique.
Cependant, Czentovic partage avec les nazis une volonté de
puissance farouche et dure, pour laquelle l’autre n’est qu’un
rival à anéantir. De plus, c’est un homme illettré et inculte,
d’origine paysanne, qui ne sait faire qu’une chose : jouer aux
échecs. Il joue sans faire preuve d’aucune imagination. Mais
il sait calculer avec une froide logique et gagner. C’est
pourquoi Czentovic ressemble à un ordinateur d’échecs. Le
génie intuitif de Zweig aurait-il anticipé les Fritz, Hydra et
autres Deep Blue ?
Les deux hommes auront des trajectoires différentes.
Czentovic se construit comme champion, à l’abri des vicis-
situdes du monde, comme s’il était un produit usiné que rien
d’extérieur ne touche et ne vient altérer. Monsieur B., lui, est
arrêté et emprisonné arbitrairement par la Gestapo. Dans
sa cellule, il sera isolé de tout. Pas de contact avec d’autres
prisonniers, pas de livres. La culture a disparu. Il subit des
interrogatoires, parfois le jour, parfois la nuit. Privé de tout
contact sensoriel et culturel, ses repères disparaissent
bientôt. Il plonge dans la nuit indifférenciée. Une fois, tandis
qu’il est seul dans la pièce où l’on s’apprête à l’interroger, il
aperçoit un livre dépasser de la poche d’un manteau accroché
à la patère. C’est l’uniforme d’un de ses bourreaux, mais il
dérobe le livre sans hésiter. Durant son interrogatoire, il a
peur plus que tout que son larcin ne soit découvert, ce qui
ne se produit pas. Une fois de retour dans sa cellule, il
regarde le livre : c’est un livre d’échecs ! Sa première réaction

22
La folie et la sérénité

en est une de déception, car il aurait préféré un grand roman,


comme Guerre et Paix, de Tolstoï, ou un essai philosophique
posant des questions pouvant occuper toute une vie
d’homme, tel l’Éthique, de Spinoza. Mais non, ce ne sont que
des diagrammes constellés de symboles hermétiques. Une
géométrie et un langage qu’ignore encore Monsieur B.
Le livre contient des parties célèbres. Monsieur B.
apprendra à les jouer par cœur et à les aimer comme s’il
récitait des psaumes, comme un illuminé qui écarterait toute
la culture de l’humanité au profit d’un seul texte. Monsieur
B. vivra sa réclusion avec ce livre d’échecs comme unique
planche de salut. Le livre d’échecs de la petite Beth Harmon
au pensionnat joue ce même rôle.
Les échecs aideront Monsieur B. à ne pas craquer sous la
pression des interrogatoires, sans doute parce que la partie
d’échecs maintient le joueur dans un état de tension
psychique qui vise à déjouer les plans de l’adversaire.
Mais cette tension devient extrême. Seul dans sa cellule,
sans une culture humaniste pouvant amortir la violence du
combat mental auquel il se livre, Monsieur B. frôle la folie.
Il joue les parties d’échecs en prenant alternativement le
parti des blancs et celui des noirs. Sa personnalité en vient
à éclater, à se scinder en deux, car la passion de Monsieur B.
l’a soustrait au réel. Le paradoxe est que, d’une certaine
façon, c’est cela qui l’a protégé du monde extérieur et de la
brutalité nazie. Mais en fait, les forces qui s’entrechoquent
dans le monde extérieur sont désormais en lui. Le processus
de dissolution du Moi de Monsieur B. aurait pu aller jusqu’à
son terme fatal s’il n’avait été freiné par un événement du
monde extérieur. La victoire des Alliés se traduira par sa
libération et son transfert à l’hôpital.
Quelques années plus tard, alors qu’il semble guéri,
Monsieur B. croisera Czentovic sur un paquebot. Depuis le

23
Jouer sa vie en jouant aux échecs

Titanic, le paquebot symbolise certainement l’ingéniosité


humaine et l’œuvre de civilisation maîtrisant la force obscure
de l’océan, mais aussi la précarité de cette maîtrise. De
même, la guérison de Monsieur B. n’est pas définitive.
Lors d’une simultanée jouée à bord par le champion
Czentovic, les autres participants notent le savoir-faire de
monsieur B. et organisent un duel entre eux. Monsieur B.
gagne une première partie. Cependant, cette victoire a un
prix. Monsieur B. revit l’excitation de sa période d’emprison-
nement et pressent qu’il s’apprête à plonger à nouveau dans
un monde imaginaire. Jouer une seconde partie, ce serait
risquer la folie.
Monsieur B. déclinera donc l’offre de jouer à nouveau.
Face à la machine de calcul qu’est Czentovic, semblable à nos
ordinateurs, le choix proposé à Monsieur B. semble être
celui-ci : ou la plongée psychique dans un monde virtuel
exaltant, mais dévastateur pour l’unité du Moi, ou un retour
à la vie normale, tout en sachant ce que cette normalité exige
comme renoncement à une passion, notamment celle des
échecs, quand elle déborde le Moi de toute part.
LA DÉFENSE LOUJINE (VLADIMIR NABOKOV)
La Défense Loujine est un roman de l’écrivain d’origine russe
Vladimir Nabokov. L’histoire se passe durant la même
période historique que Le Joueur d’échecs, soit le début du
vingtième siècle, c’est-à-dire durant les toutes dernières
années de cette longue période plutôt progressiste et calme
qu’a connue l’Europe.
Freud appellera thanatos, ou « pulsion de mort », la
pulsion élémentaire d’agression qui lui semblait provenir des
profondeurs de l’appareil psychique de l’homme. Dans sa
célèbre lettre à Einstein17, Freud essaie d’expliquer la guerre
par l’extériorisation collective de cette pulsion psychique.
Cependant, une autre manifestation de cette pulsion

24
La folie et la sérénité

consiste à détruire psychiquement le monde extérieur en


coupant les liens avec lui. Il s’agit alors de se retrancher dans
ce que le psychanalyste Bruno Bettelheim appelle la citadelle
intérieure. Dans le roman de Nabokov, l’échiquier deviendra
la citadelle de Loujine, celle qui le défend contre le monde
extérieur. Le roman s’appelle justement La Défense Loujine.
Loujine a un manager, Valentinov, qui lui impose un
régime plutôt strict : pas d’alcool, pas de femmes. Loujine est
trimbalé d’un hôtel à l’autre au gré des tournois qu’il
remporte haut la main. Il place un échiquier sur la table de
sa chambre d’hôtel et cet objet de bois est bien le seul foyer
rayonnant dans ce lieu de passage anonyme.
Mais la flamme de ce foyer réchauffe bien peu l’existence
de Loujine : « Il ne s’apercevait de son existence qu’à de rares
moments », dit le narrateur. Quant au monde en dehors des
échecs, le roman le décrit sous la forme d’un brouillard et
d’un inconnu.
Un individu surgira pour Loujine de ce fond indiffé-
rencié : une femme s’éprend de lui, au grand dam de sa
famille qui ne voit dans ce joueur d’échecs rien d’autre qu’un
raté. Ce qui fascine cette femme est justement ce qui carac-
térise la faiblesse de Loujine aux yeux de son milieu conser-
vateur : sa capacité de s’abstraire des vicissitudes du monde.
Taux d’intérêt, plan d’expansion d’entreprise, traités
commerciaux et programme politique, tout ce qui compte
pour la famille de cette femme n’a aucune réalité pour
Loujine. Aux yeux de la femme, Loujine s’enfonce dans les
échecs comme dans un monde atemporel et mythique, c’est-
à-dire que Loujine échappe au monde désenchanté qui est
commun aux hommes de son siècle et plonge dans les échecs
comme dans un mythe régénérateur. Loujine revient chaque
fois des échecs purifié et innocent. C’est peut-être une vertu
du jeu de redonner l’innocence. Rappelons-nous le philo-
sophe de la Grèce antique, Héraclite, qui proposait que le

25
Jouer sa vie en jouant aux échecs

monde était gouverné par un enfant jouant aux dés. Bref, il


y a une dimension rédemptrice dans le jeu d’échecs et
Loujine se sauve lui-même des aspects corrupteurs de son
époque dominée par l’argent.
Cependant, Loujine se marie et sa nouvelle belle-famille
conspire pour qu’il se retire du jeu. Il doit plutôt entrer dans
le commerce. Mais à leur grand dépit, Loujine n’arrive pas à
entrer de plain-pied dans ses nouvelles fonctions. Toute la
journée, il reste absorbé par sa défense, la défense Loujine
qu’il avait mise au point pour affronter un des plus redou-
tables joueurs de son temps. Maintenant qu’il n’a plus d’échi-
quier devant lui, de pièces de bois qu’on peut tenir dans sa
main, et d’adversaires en chair et en os qu’on peut voir et
entendre, la passion de Loujine n’a plus aucune réalité
tangible. Ce n’est plus qu’une psychose. Loujine finit par se
jeter par la fenêtre. Il quitte ce monde fantomatique à travers
le cadre de la fenêtre, une représentation de l’échiquier, afin
de rejoindre son univers mythique.
En somme, Loujine a refusé de devenir quelqu’un dans
ce monde dominé par le travail et l’argent. Refusant cette
différenciation que lui propose sa belle-famille, il a régressé
dans l’indifférenciation de la psychose où il n’a plus distingué
la réalité du jeu, les échecs de la société et ses rapports
humains.
JOUER SA VIE
Un souvenir me vient à l’esprit par rapport à ces tendances
régressives. Quand j’étais étudiant à Paris, il y avait une
buvette à la Cité universitaire où je passais beaucoup de
temps à jouer aux échecs. Ces parties d’échecs étaient une
sorte de manifeste anarchiste : jouer alors que l’heure
d’étudier était pourtant venue. Rester à une terrasse de café
au centre du spectacle multicolore de la vie alors que les
banquettes de l’université nous attendaient. Les échecs

26
La folie et la sérénité

obligent le joueur à choisir entre eux et une certaine réalité.


Le grand-maître canadien Kevin Spraggett était en
deuxième année de génie mécanique à l’université lorsqu’il
a abandonné ses études. En se consacrant aux échecs, il a
adopté ce style de vie bohémien qui mène le joueur de
tournoi d’un pays à l’autre et qui rompt les attaches.
Vlastimil Hort, originaire de Bohème, en Tchécoslovaquie,
qui fut l’un des plus grands joueurs des années 1970, avait
une façon bien spéciale de rappeler ses origines. Dans le film
Jouer sa vie, de Gilles Carle, Hort est assis sur le lit d’une
chambre d’hôtel. Il analyse une partie qu’il a jouée avec
Karpov, alors champion du monde et montre une position
où l’un de ses cavaliers est en prise en disant : « J’ai trouvé
ce coup si beau ! ». Ce coup extraordinaire consistait à mettre
son second cavalier en prise afin d’entamer une combi-
naison tactique. Hort continue, romantique : « J’ai gâché ma
vie pour les échecs, mais pour avoir trouvé ce coup, ça en
valait la peine ! » Il y a quelque chose du Loujine dans cette
vie de bohémien où l’on passe d’une chambre d’hôtel à
l’autre avec comme seul décor personnel l’échiquier.
« Le prix exorbitant de la beauté », dit un poème de
Nicolas Bouvier. La victoire aux échecs se paie cher. Tout se
passe comme si le joueur devait choisir entre une situation
fixe, peu prometteuse pour son jeu, et une ouverture vers de
multiples possibles18. D’ailleurs, le jeu d’échecs lui-même
confronte le joueur à ce genre de décisions. Il y a des
variantes forcées et des variantes qui ouvrent sur des possi-
bilités non réductibles par le calcul humain. L’intérêt philo-
sophique est ici le rôle de la libre décision et de la prise de
risque dans un environnement complexe et détaché du
quotidien. Le jeu d’échecs place l’homme – notamment le
joueur professionnel – dans une situation où non seulement
le jeu, mais l’existence même, s’ouvre constamment sur des
possibilités nouvelles, mais incertaines. Le jeu d’échecs,

27
Jouer sa vie en jouant aux échecs

comme jeu et comme existence du joueur, c’est la tension la


plus forte qui soit entre ce qui est réel et ce qui est virtuel.
L’homme est une corde tendue au-dessus d’un abîme, dit le
Zarathoustra de Nietzsche. Cet homme est un joueur
d’échecs. Avancer sur cette corde raide et trancher parmi les
possibles. Le jeu d’échecs est ainsi la représentation idéale
de cette tension entre le réel et le virtuel, une tension que
nous ressentons tous, désormais, sans savoir avec certitude
où elle nous emporte. Car ce qu’on appelle familièrement la
toile (ou internet) est si infini qu’il n’y a pas de variantes
forcées.
MARCEL DUCHAMP
Sur la tension entre la plasticité de l’infini et les solides
limites du fini, j’aimerais introduire dans mon étude un
premier peintre et joueur d’échecs. Certes, plusieurs
écrivains et artistes célèbres ont utilisé les échecs dans leur
processus créateur. Mais s’il y a un artiste qui se démarque
par la place qu’occupa le jeu d’échecs non seulement dans
son œuvre, mais aussi dans sa vie, c’est bien Marcel
Duchamp. La scène du film de René Clair, L’entracte (1924),
où l’on voit Duchamp jouer aux échecs avec Man Ray, n’est
pas fortuite. Duchamp et Man Ray jouèrent d’innombrables
parties d’échecs ensemble. De fait, Duchamp n’a jamais cessé
de jouer aux échecs, de ses premières apparitions dans le
milieu artistique parisien vers 1903 jusqu’à sa mort dans les
années  1960. Il a 76  ans sur la fameuse photo prise à
Pasadena, lors d’une rétrospective de son œuvre, où on le
voit très sérieusement penché sur l’échiquier avec comme
partenaire de jeu une jolie jeune femme entièrement nue.
Mais Duchamp a sûrement affronté des adversaires moins
amènes : il a été membre de l’équipe nationale de France ! La
place unique des échecs dans la vie de l’artiste est donc
révélée par ces faits : il a peint des joueurs d’échecs, sculpté
des pièces d’échecs, il s’est fait photographier jouant aux

28
La folie et la sérénité

échecs avec la bohème, il a réalisé des affiches de champion-


nats nationaux d’échecs et il a joué professionnellement,
représentant son pays aux Olympiades de 1928, 1933 et
1936 !
Si l’importance des échecs dans la vie et l’œuvre de
Duchamp est indéniable, sa valeur fut appréciée différem-
ment. Ainsi, André Breton y voyait une annexion de l’énergie
créatrice de Duchamp comparable à la dérive du Rimbaud
marchand d’armes en Éthiopie. Les échecs : une terre
lointaine, étrangère à l’art et fatale. Plus neutre, Pierre
Cabanne, un biographe de Duchamp, présente les échecs
dans l’œuvre et les échecs dans la vie de l’artiste comme des
sphères apparemment distinctes dont les correspondances
ne sont pas éclairées. Ce sont ces liens que je voudrais main-
tenant établir.
Une note de Duchamp, tirée de sa Boîte verte, nous
servira d’ouverture. « L’art est un chemin vers des régions
que ne régissent ni le temps ni l’espace. » L’œuvre la plus
ancienne de Duchamp utilisant les échecs est La partie
d’échecs (1910). Cette toile, réalisée avant l’influence du
cubisme sur l’artiste, montre deux joueurs attablés devant
ce qui parait n’être qu’un carré brun, tandis que leurs épouses
lorgnent de côté vers l’herbe tendre et verte. Nulle subver-
sion du temps et de l’espace ici, sinon une certaine évanes-
cence de l’échiquier dans un style impressionniste. Les
quatre protagonistes se partagent l’espace du tableau. Si les
femmes ont vécu au sein du cercle verdoyant de la nature,
elles en sont maintenant séparées. Une d’entre elles est
allongée par terre, pensive. L’autre est restée à table et
semble n’avoir rien à faire. La table a les couleurs et l’allure
d’une pâtisserie appétissante, mais délaissée. Leurs visages
ne sont pas ouverts. Toutefois, leurs robes répondent encore
aux couleurs du jardin.

29
Jouer sa vie en jouant aux échecs

Les hommes sont pour leur part absorbés par la stricte


géométrie du carré qu’est l’échiquier. Leurs visages sont
penchés, voire fermés, et leurs habits sont d’une sobriété
qu’on dirait hors-saison. L’ensemble du tableau dégage une
impression d’absence, comme si les forces centripètes de
l’échiquier avaient absorbé tout le réel.
Une année plus tard, cependant, Duchamp peint coup
sur coup Les joueurs d’échecs et Portrait des joueurs d’échecs.
Sur le premier tableau, les pièces d’échecs ressemblent à des
soldats miniatures montant au front. Les joueurs sont
plongés dans leur réflexion et les pièces d’échecs paraissent
échapper à leur sphère d’influence, comme si elles étaient
animées d’un mouvement propre. Par rapport à La partie
d’échecs, l’arrachement au réel a gagné un cran. L’autre
tableau illustre une démultiplication des protagonistes dans
le style cubiste. Si on compare ces deux tableaux avec celui
de l’année précédente, on est en droit de parler d’une subver-
sion du temps et de l’espace propres à la partie d’échecs.
Des œuvres ultérieures comme Le Roi et la Reine entourés
de nus vites prolongeront cette démarche en faisant exploser
le cadre strict des significations imaginaires reliées tradition-
nellement aux échecs. La libre combinaison des significa-
tions de cette toile défie toute logique. C’est précisément ce
point qu’il nous faut souligner. Pierre Cabanne résume une
autre des notes de La Boîte verte (1912) par ces termes :
« enchaînement d’idées et de jeux de mots, hermétisme et
illogisme ».
Il est bien connu que Marcel Duchamp a vécu une vie
nomade, alternant entre Paris et New York et explorant les
possibilités de divers mouvements artistiques sans pour
autant se revendiquer d’un seul. Son nomadisme senti-
mental et sexuel est également connu et je n’ai pas à exposer
cela ici. Mais ce nomade a une fidélité indiscutable : les
échecs. Je ne pense pas ici aux pièces sculptées par lui ou

30
La folie et la sérénité

représentées sur la toile, mais à toutes ces parties ayant


scandé ses jours et même ses nuits, jouées selon les règles
pérennes du jeu. Il convient d’insister ici sur la pérennité de
la logique des échecs, car lorsque l’artiste a représenté la
France aux Olympiades d’échecs, il n’a pas joué autrement
que selon les normes établies du jeu. Le roi et la reine qu’il
déplaçait sur l’échiquier ne différaient pas des pièces
jonchant les tables du Café de la Régence où jouait Philidor
en 1780.
Que sont les échecs pour Marcel Duchamp ? Les échecs
sont, ultimement, la réalité qui résiste ou, dit autrement, ce
qui résiste de logique dans la réalité. Nous parlons ici de la
réalité du vingtième siècle avec toutes ses phases de subver-
sion et de destruction. Marcel Duchamp traverse ce siècle
avec le jeu d’échecs comme point d’ancrage logique dans une
réalité soumise à toutes les distorsions qu’au demeurant il
ne se priva pas de révéler. Il me semble que c’est cette sorte
de supra-réalité des échecs qui explique la continuité et
l’intensité de sa fascination pour ce jeu, qu’il joua pendant
soixante-dix ans avec des règles intangibles et sans que cela
semble le déranger ou l’ennuyer, bien au contraire.
L’ATARAXIE DE FERNANDO PESSOA
La supra-réalité, repère défini, fixe et propre à calmer l’an-
goisse issue des trivialités inframondaines, c’est bien là la
pièce maîtresse des écoles philosophiques de maîtrise de soi.
La divinité peut aussi être conçue comme le faisait Épicure
en tant que modèle de calme, dénuée de passions tristes.
Peut-on jouer aux échecs afin d’oublier le monde et atteindre
une sérénité céleste ?
Ce qu’a écrit sur les échecs le grand poète portugais
Fernando Pessoa fait partie du cycle des Poèmes païens, dans
le groupe Odes retrouvées, datés 1914-1934, et publiés sous
le pseudonyme de Ricardo Reis. La Grande Guerre est sans

31
Jouer sa vie en jouant aux échecs

doute le canevas faisant surgir le commencement du poème :


« J’ai entendu conter qu’en des temps reculés, la Perse –
Étant en guerre, guerre dont j’ignore le nom ».
Le monde est livré à la destruction. « Et les maisons
brûlaient […] Violées, les femmes étaient plaquées contre
les murs […] Percés de lances, les enfants n’étaient que sang
à travers rues… »
Pendant ce temps, les joueurs d’échecs s’abîment dans
leur partie. Les cris de leurs femmes et de leurs enfants leur
parviennent pourtant, mais tout au plus, une ombre passe
sur leur front resté penché sur le vieil échiquier.
La suite du poème en fait une variante du thème que
nous poursuivons dans cette étude : le jeu d’échecs permet
aux hommes de ressembler aux dieux. Mais ici, il ne s’agit
pas du dieu biblique, celui de la Création, doté d’omniscience
et d’omnipotence. Non, Pessoa indique lui-même la concep-
tion philosophique de la divinité de ses joueurs d’échecs : Mes
frères en l’amour d’Épicure.
Épicure explique dans sa fameuse Lettre à Ménécée que
les dieux sont lointains et indifférents aux affaires humaines.
Cette indifférence – en grec ancien, ataraxie, ou absence de
passion – est la caractéristique de leur divinité. Épicure en
faisait un modèle à suivre pour ses disciples. Pessoa décline
le terme « indifférent » pas moins de trois fois dans son
poème, ce qui en fait assurément son terme emblématique.
À cause de son pouvoir absorbant – les joueurs concen-
trés oublient le monde autour d’eux – le jeu d’échecs serait
donc un exercice d’ataraxie. La maison brûle, la femme est
violée, l’enfant transpercé, l’âme du joueur d’échecs doit
rester impassible. « Apprenons dans l’histoire des paisibles
joueurs d’échecs – À passer notre vie. »
Certes, la guerre qui embrase la ville n’est pas sans
correspondance ou écho sur l’échiquier. Le joueur d’échecs

32
La folie et la sérénité

doit veiller à ce que son roi ne soit pas en échec ou que le


pion avancé soit « prêt à prendre la tour ». Mais ce qui est
grave et sérieux dans le monde devient léger dans la partie
d’échecs, car celle-ci « investit l’âme entière, mais, une fois
perdue, importe peu, car elle n’est rien ». Ce vers fantastique
rappelle ce fameux fragment d’Héraclite : « Jeu du monde –
Royauté d’un enfant jouant aux osselets, » avec l’idée qu’il
faut retourner à l’innocence attentive de l’enfant tenant dans
sa menotte quelques osselets et lançant les autres, car c’est
ainsi que les dieux s’amusent des choses humaines. En
retrouvant la vertu enfantine de l’enfant concentré sur son
jeu, malgré ces osselets animés qui brûlent, sont violés ou
transpercés de lance, l’homme s’élève à la vertu divine,
l’ataraxie.
« De près, de loin, la guerre, la patrie, la vie – Nous
appellent, eh bien, laissons-les – Nous appeler en vain, et que
chacun de nous – Sous les ombres amies, poursuive – Son
rêve, lui les adversaires, et l’échiquier – Son indifférence. »

33
Les mobiles du crime

Le jeu d’échecs fascine également les écrivains auteurs de


romans policiers, ou déroulant une action du genre thriller.
On sait qu’une des facettes les moins connues du jeu d’échecs
est le « problème d’échecs ». Les revues spécialisées publient
cela sur une colonne ou un quart de page. On place une
position en général de milieu de jeu, c’est-à-dire complexe,
singulière, avec un grand nombre de pièces interpénétrant
chaque camp adverse et un potentiel d’attaque et de contre-
attaque. La légende dit quelque chose comme : « Les Blancs
jouent et font mat en quatre coups. » Pour résoudre le
problème, il faut trouver le seul coup qui gagne, et forcément,
puisque les Noirs ont aussi une forte attaque. Les joueurs
d’échecs raffolent d’habitude de ce genre de problème qui
aiguise leur sens tactique.
Un fin limier qui enquête sur un crime doit également
résoudre plusieurs problèmes. Parmi la foule des motivations
possibles au meurtre, il doit identifier celle qui lui permettra
de confronter habilement le suspect. Aux échecs, on dit qu’il
y a toujours, dans chaque position, quelques coups
« candidats ». Il en va de même pour les mobiles du crime. Et
puis dans la masse des objets présents sur la scène du crime,
il doit trouver l’indice qui le conduira au meurtrier. Le flair
de l’enquêteur n’est donc pas sans rapport avec l’analyse,
mais aussi l’intuition du joueur d’échecs. Dans le roman Le
Tableau du Maître flamand d’Arturo Perez-Reverte, la solution
d’un problème d’échecs est ipso facto celle d’un meurtre. Les
deux séries de raisonnement se fondent en une seule.

35
Jouer sa vie en jouant aux échecs

LE TABLEAU DU MAÎTRE FLAMAND


Ce roman de l’écrivain espagnol a remporté un grand succès,
à la fois grâce à ses qualités de thriller, mais aussi pour ses
percées fascinantes dans le domaine de l’art et la profondeur
métaphysique du jeu d’échecs qu’il laisse entrevoir.
Le personnage principal, Julia, est une restauratrice de
tableaux anciens. Elle est entourée de César, son vieil ami,
plus âgé qu’elle, antiquaire et homosexuel (on verra que cette
caractéristique importera pour l’enquête), ainsi que de
Menchu Roch, une galeriste plutôt débauchée. S’ajoutera
Belmonte, le vieux propriétaire d’un tableau du maître
flamand, Van  Huys, que Julia doit restaurer avant que
Menchu le mette en vente. C’est que Belmonte « doit » aider
financièrement sa nièce, Lola. Les autres personnages sont
Montegrifo, directeur d’une agence de mise aux enchères
d’œuvres d’art, Claymore, Munoz, le joueur d’échecs repêché
par César pour faire progresser l’enquête et Alvaro, l’ex-
amant de Julia qui sera le premier tué dans cette affaire…
Résumons. Restaurant un tableau datant du XVe siècle,
où l’on voit le duc d’Ostembourg jouer aux échecs avec son
ami Roger d’Arras et, à la fenêtre, l’épouse du duc, Béatrice,
absorbée par sa lecture, Julia découvre une inscription
cachée intentionnellement par le peintre. « Qui a pris le
cavalier ? » Autrement dit, qui a tué le chevalier ? Car Roger
d’Arras a été atteint mortellement par un carreau d’arbalète
lors d’une promenade près de la douve est du château.
L’inscription cachée pourrait faire monter la valeur du
tableau. Julia demande à Alvaro, professeur d’histoire de
l’art, de lui fournir des précisions sur celui-ci. Les documents
de la recherche d’Alvaro parviennent à Julia avec la nouvelle
de la mort suspecte de celui-ci. L’intrigue posée par l’inscrip-
tion du tableau semble avoir un écho sur la réalité, mais
quelques siècles plus tard. Cette affaire, qui ne semblait

36
Les mobiles du crime

intéresser que l’histoire de l’art, se redouble maintenant


d’une véritable enquête policière.
L’idée d’un parallèle entre les échecs, l’histoire et la vie,
s’exprime de manière magistrale en langue espagnole – celle
de l’écrivain – dans le poème de Jorge Luis Borges, Ajedrez.
Perez-Reverte le cite d’ailleurs à plusieurs reprises, tout en
lui empruntant quelques traits incisifs pour construire ses
personnages.
« Impassibles dans leur coin, les joueurs guident les
lentes pièces. » Tels nous apparaissent le duc d’Ostembourg
et le chevalier d’Arras sur le tableau de Van Huys, qui est
représenté sur la couverture du livre. Puis, le sonnet de
Borges déclare que « c’est en Orient que s’alluma cette
guerre ». Le chevalier Roger d’Arras est tué, comme
nous  l’apprend Alvaro, près de la douve est du palais
­d’Ostembourg, la ville à l’est (Ost), la ville militaire et du
combat. « Quand les joueurs se seront retirés, quand le siècle
les aura consumés, le rite ne sera pas pour autant accompli. »
En effet, c’est beaucoup plus tard que les hostilités repren-
dront et qu’Alvaro sera tué. Il sera la première des deux pièces
prises par la reine noire.
Comme dans tout bon thriller, l’identité du tueur ne
nous est révélée qu’à la fin, après que la narration nous ait
mis sur quelques fausses pistes : Max, l’amant de Menchu,
Lola, la nièce agressive de Belmonte, d’ailleurs joueuse
d’échecs elle aussi, Belmonte lui-même. Tout au long de l’his-
toire, ce tueur joue aux échecs avec ceux qui tentent de le
débusquer : Munoz, Julia, César. La partie jouée n’est nulle
autre que celle du tableau. Sa position particulièrement
complexe permet plusieurs variantes. « Car ce jeu, comme
l’autre, est infini. »
Le tueur est César, ami et mentor de Julia, celui-là même
qui est à ses côtés depuis le tout début de l’enquête. Cette

37
Jouer sa vie en jouant aux échecs

ubiquité le fait s’incarner aux yeux de Munoz, qui fait ici


office de détective, en deux pièces : la reine noire et le fou
blanc. La reine noire a pris deux pièces blanches. Le fou blanc
protège son propre camp. Reine acharnée et fou oblique, dit
le poème. Munoz développera l’idée d’une affinité symbo-
lique entre le fou et l’homosexualité, et ce grâce au
mouvement en diagonale, opposé à la ligne droite de l’hété-
rosexualité, et de l’incursion profonde, allusion sexuelle des
plus explicites. Julia sera la reine blanche, l’armada reina,
c’est-à-dire la reine armée. César lui offrira un joli pistolet
ancien, mais fonctionnel, qu’elle utilisera aux moments
chauds de l’enquête. Le roi débile est bien sûr Belmonte,
érudit mélomane cloué sur sa chaise roulante. La tour directe
sera Menchu Roch (Rock = tour, explique Munoz), seconde
victime de César. En effet, les visées de Menchu sur le tableau
s’expriment si ouvertement et grossièrement qu’elle courait
évidemment le risque de son élimination par des partenaires
plus rusés. L’agile cheval sera Munoz, qui vaincra César aux
échecs tout en élucidant à la fois l’énigme du tableau et celle
des meurtres. Il établira donc que c’est la reine noire qui a
pris le cavalier (la question posée par le maître flamand).
Munoz est le cavalier blanc restant sur le jeu. Le premier,
Alvaro, a été pris par la reine noire.
Il nous faut maintenant traiter des questions philoso-
phiques portées par le Tableau du Maître flamand.
Le dernier tercet du sonnet de Borges est cité deux fois
dans le roman : « Dieu meut le joueur, et le joueur la pièce –
Quel dieu derrière Dieu commence cette trame – de poussière
et de temps, de rêves et de larmes. » Et le premier quatrain
dit : El tablero los demora hasta el alba. L’échiquier les retient
jusqu’à l’aube. Julia passe plusieurs nuits blanches dans son
atelier, travaillant et méditant sur le tableau. Comme elle
fume beaucoup et que l’atelier en devient tout embrouillé, le
rêve et la réalité se fondent en une méditation toute

38
Les mobiles du crime

borgésienne : « Et elle pense que le regard de cette jeune


femme aux yeux sombres, à l’aspect méridional […] n’est que
le reflet sur la surface ternie d’un miroir lointain de son
propre regard fixe et douloureux. » Julia et Béatrice se
retrouvent en quelque sorte sur la même trame, celle qu’un
dieu a commencée en bougeant joueur et pièce. Mais n’ou-
blions pas que la trame est au sens littéral l’outil permettant
l’enchevêtrement des fils composant le tableau : Julia,
Béatrice, César, Roger d’Arras, tous enchevêtrés. Il faudra
Munoz, calculateur et joueur d’échecs, pour démêler l’éche-
veau. Non pas le défaire, certes, mais le comprendre, le
mettre à nu, de la même manière que Julia a révélé l’inscrip-
tion que le maître avait masquée avec du vernis.
Le passage suivant renforce cette idée borgésienne d’une
partie qui se joue au fil des siècles : « … tandis qu’elle écoutait
le lointain ressac de leurs vies, autour de la partie d’échecs
qui se prolongeait à travers le temps et l’espace pour se pour-
suivre encore, comme le lent et implacable mécanisme d’une
horloge défiant les siècles. »
Voyons maintenant ce qu’incarne Munoz. Il est présenté
à Julia comme le meilleur joueur d’échecs du club
Capablanca19. Pourtant, il ne paie pas de mine. Manteau
élimé, chemises sales, visage fatigué et yeux éteints sauf
quand l’échiquier vient en rallumer la flamme, Munoz est la
figure du kabbaliste obscur, méconnaissable sous ses traits
vulgaires. Sa lumière est sous le boisseau. Au moment où il
pourrait briller de son plus vif éclat, quand la victoire est à
sa portée, il se retire, jouant la nulle, pour ensuite décliner
les coups gagnants d’une voix monocorde, sans triomphe.
Mais sollicité par César pour élucider l’énigme posée par le
maître flamand, il ne déméritera pas, jouant jusqu’au bout
pour la victoire. C’est qu’il n’est plus au club Capablanca avec
des rivaux indifférents, mais dans l’atelier de Julia, la reine
blanche, aux côtés de César, la reine noire qu’il devine comme

39
Jouer sa vie en jouant aux échecs

étant son adversaire. La partie qu’il joue maintenant est du


niveau de maître.
La rencontre entre Munoz et Belmonte, le propriétaire
du tableau, suggère au lecteur que ce dernier pourrait bien
être l’assassin. C’est que Belmonte joue lui aussi aux échecs.
Et sa nièce également. Les deux ont souvent rejoué la partie
du tableau du maître flamand. Sachant que l’oncle est poussé
à vendre le tableau par sa nièce, on peut se demander s’il n’a
pas un motif secret de contrarier le cours des choses. Mais
c’est une fausse piste.
Belmonte est également un grand admirateur de Bach.
La portée philosophique et, disons-le, métaphysique, de la
musique de Bach est également un thème du Huit de
Katherine Neville, une œuvre figurant dans la présente
étude. Quel lien établir entre l’Offrande musicale et le jeu
d’échecs ?
« Car ce jeu, comme l’Autre, est infini », dit le poète que
nous avons déjà cité. L’idée d’infini suscitée par les innom-
brables variations sur un même thème est ici le point
commun entre la musique de Bach et le jeu d’échecs. Chez
Katerine Neville, comme je le montrerai plus loin, Bach et le
jeu d’échecs Montglane sont des alambics à sécréter l’immor-
talité. L’immortalité au sens littéral, voilà l’objectif des adver-
saires du jeu Montglane dans le Huit. Dans Le Tableau du
Maître flamand, nous restons plus prudemment au sens
figuré. Après l’exposé de Belmonte sur les vertus métaphy-
siques de la Suite française n° 5, Julia pense : « Il y a un peu
de cela dans le tableau. Quelque chose qui se contient
soi-même et se répète soi-même. » Quelque chose qui se
contient soi-même. Nous avons la définition de la substance
spinoziste, c’est-à-dire de Dieu.
Dans sa méditation sur le tableau, Julia avait déjà établi
un schéma métaphysique « où il fallait un système pour

40
Les mobiles du crime

englober un autre système, que ces deux systèmes néces-


sitaient eux-mêmes un système supérieur, et ainsi de
suite… » Les niveaux dans le tableau de Van Huys allaient
du dallage reproduisant l’échiquier et sur lequel repose la
table de jeu, les joueurs eux-mêmes, Roger d’Arras et le duc
d’Ostembourg, les pièces qui les représentent, le miroir
supérieur reproduisant tout, les joueurs contemporains de
Julia contemplant le tableau, etc.
Munoz, joueur d’échecs supérieur, est rempli du désir
hubristique de démontrer toute la séquence. « L’univers est
rempli d’infinis démontrables : les nombres premiers, les
combinaisons aux échecs », dit-il à Belmonte. Munoz se veut
l’omniscient qui devinera la pièce assignée à chaque prota-
goniste de l’histoire, comme s’il était l’égal du Deus
ex-machina ayant conçu cette partie défiant les siècles.
Mais Belmonte n’est pas d’accord. Lui, le roi débile cloué
sur son fauteuil roulant, a pris la mesure de la vanité de cette
volonté démesurée de tout calculer. Remonter la série des
démontrables n’équivaut pas à dire la vérité, soutient-il
calmement, invoquant son grand âge et son expérience des
affaires humaines.
De fait, l’analyse de Munoz lui permet d’identifier César
comme étant son adversaire et l’assassin d’Alvaro et de
Menchu. Mais dans quel but ?
César aime Julia. Il l’aime d’un amour platonique. Non
seulement il est plus âgé, mais il est homosexuel. Témoin
impuissant de la peine amoureuse qu’Alvaro a infligé à Julia,
il veille sur elle et voudrait éliminer le risque qu’elle subisse
un nouveau revers. César désapprouve aussi les rapports
professionnels entre Julia et Menchu. Cette dévergondée
tire trop profit du savoir-faire de Julia et ne la rémunère pas
suffisamment, clame-t-il à l’occasion. Mais sont-ce là des
motifs pour tuer ? Il ne peut y avoir de réponse satisfaisante

41
Jouer sa vie en jouant aux échecs

à cette question. Quels étaient les motifs pour tuer le


chevalier Roger d’Arras ? Rivalité, orgueil, ambition,
cupidité ? Des motifs humains, trop humains. Pour prix de
ses meurtres, César n’a rien d’autre à offrir à Julia que des
biens terrestres.
Le caractère éphémère de la condition humaine est
rappelé par l’approche de la mort de César. L’antiquaire, le
conservateur des biens du passé et l’esthète jouissant de
la jeunesse des éphèbes qu’il parvient toujours à séduire, va
bientôt passer l’arme à gauche. Il est atteint du sida (le
roman est écrit au début des années 1990, celles du pic de la
maladie). Avant de disparaître, il veut assurer l’avenir de
Julia. Avenir financier, s’entend. Étant désormais le posses-
seur du tableau (il avait été dérobé à Julia par Menchu et
Max) qu’il a repris à sa dernière victime, César prend des
dispositions pour le vendre au marché souterrain de l’art,
aidé en cela par Montegriffo, pour ainsi assurer à Julia une
rente confortable pour le reste de ses jours.
C’est par cette chute dans ce qui semble une relative
trivialité que l’œuvre de Perez-Reverte se distingue de celle
de K. Neville. Là où cette dernière octroie à son héroïne une
immortalité littérale, versant ainsi dans la littérature nouvel-
âge de type Da Vinci Code, l’auteur espagnol en reste à des
palliatifs réalistes au défaut d’immortalité de la condition
humaine. Perez-Reverte montre ainsi qu’entre l’idée d’infini
suggérée par la musique de Bach et le jeu d’échecs, et l’être-
tel de l’homme, il y a un fossé qu’aucune métaphysique ne
peut combler. César, dans sa volonté prométhéenne de pour-
suivre la partie du maître flamand, sait rester humain. Le
calcul, la ruse et l’intrigue ne font pas des hommes des dieux
et ne les mettent pas à l’abri de la maladie, de la déchéance
et de la mort.

42
Les mobiles du crime

EDGAR ALLAN POE


Un thème traverse les Histoires grotesques et sérieuses
d’Edgar Allan Poe : l’intelligence humaine, dans ses fron-
tières avec les zones grisâtres du calcul mathématique fixe
et déterminé, mais aussi avec les zones colorées et turbu-
lentes de l’inspiration poétique et de la folie. Dans « Le
système du Docteur Goudron et du Professeur Plume », les
fous prennent la place du personnel médical d’un asile.
Cette substitution passe inaperçue aux yeux du visiteur
jusqu’à ce qu’une « réduction à l’absurde » vienne faire
exploser la supercherie. Cette réduction à l’absurde consiste
à prendre toute fantaisie au pied de la lettre, avec tout le
sérieux d’un logicien intraitable. De la sorte, l’imagination
vagabonde d’un plaisantin se disant un poulet ne résiste pas
longtemps à la logique consistant à lui servir, à chaque
repas, de l’eau et du grain. Dans « L’Ange du bizarre », un
génie préside aux contretemps et bizarreries du destin
humain. Sans cela, l’homme verrait sa vie se dérouler avec
la conformité d’une mécanique bien huilée ou avec la prévi-
sibilité de la divinité omnisciente. Erreurs, contretemps,
sauts logiques, coïncidences et conséquences imprévues
sont notre part d’humanité. En deçà et au-delà de cette zone
de fluctuation se tiennent les machines et les dieux. « Le
domaine d’Arnheim » a pour sujet le paysage. Et pourtant,
le jardin y est aussi à sa manière un échiquier. Par exemple,
si on y observe un aménagement parfait et sans défaut, ce
sera une œuvre naturelle, et non humaine. Mais si ce jardin
est de main d’homme et si cet homme est poète, alors une
nouveauté s’introduira comme dans une partie d’échecs où
un coup vient dévier la partie de son cours prévisible. La
beauté produite par l’homme tient à de telles interventions
inspirées dans la suite indéterminée des événements.
Pareillement, dans « La lettre volée », la raison mathéma-
tique du préfet ne parvient pas à ses fins. Le narrateur,

43
Jouer sa vie en jouant aux échecs

« poète et mathématicien », arrive, lui, à s’identifier avec


l’intellect du voleur et à découvrir le stratagème de celui-ci.
Là où l’enquête raisonnée la plus implacable échoue, l’iden-
tification d’homme à homme aboutit à la réponse. Le préfet
avait quadrillé et investigué tout l’espace habité du voleur,
conçu comme un entrecroisement de lignes et de surfaces.
Le narrateur, lui, s’est contenté de se mettre à la place du
suspect.
Ces quelques exemples nous révèlent l’acuité de l’intérêt
d’Edgar Allan Poe pour la nature de l’intelligence humaine
dans sa confrontation avec la raison mathématique, réduite
ici à l’apanage de la machine et de l’automate.
L’automate joueur d’échecs faisait sensation dans les
salons et foires d’Europe de la fin du XVIIIe siècle, le siècle
des Lumières. Il était attifé d’un costume turc, le Turc repré-
sentant l’envahisseur et une certaine barbarie non dénuée
de raffinement dans sa cruauté de vainqueur. Cette
invention due au baron de Kempalen remonte à 1769 et a
suscité une grande curiosité. L’article d’E. A. Poe20, paru en
1835, s’appuie donc sur une littérature déjà abondante et
non sur l’observation de l’automate. La question posée par
chacun est  la suivante : cet automate est-il une pure
machine ? Et si c’est un homme qui actionne le bras de l’au-
tomate, quel est le mécanisme ? On ne parle pas ici tant d’un
crime que d’une possible supercherie.
E. A. Poe amorce son investigation par une revue de cas
ressemblants, cependant résolus. Les diverses machines à
répondre ou à calculer fonctionnaient grâce à des procédés
mécaniques jugés simples. E. A. Poe observe finement que
la complexité du jeu d’échecs est considérablement plus
grande que celle d’une table nautique. C’est qu’avec ce
dernier cas, ou celui, similaire, d’une table astronomique, à
partir du moment où certaines données sont acceptées, les
résultats s’ensuivent nécessairement. La finitude et la

44
Les mobiles du crime

détermination sont les catégories de ces calculs et des


machines les effectuant. Autrement dit, elles sont les caté-
gories de l’intelligence artificielle. La plus grande complexité
du jeu d’échecs réside en ceci que le premier coup, dans une
partie d’échecs, n’est pas nécessairement suivi d’un second
coup déterminé. Ce principe d’incertitude s’avère irréduc-
tible et va même croissant durant le cours de la partie. Pour
E. A. Poe, il est donc certain que les opérations de l’automate
sont réglées par l’esprit (l’intelligence humaine). Le faussaire
est démasqué.
Le reste de l’article de Poe est une enquête sur la locali-
sation du joueur humain à l’intérieur de l’automate. Quel
compartiment ou quelle armoire glisse pour mieux dissi-
muler cet homme lorsque le présentateur ouvre les entrailles
de l’automate au public ? Ce passage en revue des méca-
nismes, compartiments et tiroirs de l’automate ne présente
plus un grand intérêt. Toutefois, Poe offre ici et là des déduc-
tions étonnantes. Par exemple, les manœuvres de l’automate
sont particulièrement gauches. Pourtant, la machine pouvait
(techniquement) imiter mieux l’humain. Conclusion provi-
soire : ce n’est donc pas une machine ! Poe décèle la super-
cherie là où l’on ne s’y attendait pas !
En somme, dans cette comparaison entre l’intelligence
humaine et celle de la machine, Poe souligne ce qu’on peut
qualifier d’essence du joueur d’échecs et de l’homme, ouverts
qu’ils sont sur un monde incertain de possibilités. La perfec-
tion à la portée de l’homme n’est pas dans la réduction des
possibles par un calcul déterministe, mais dans la création
de la beauté par la miraculeuse saisie de quelques possibles.
C’est à défaut d’être parfait que l’homme a sur les dieux et
les machines cet avantage…

45
Jouer sa vie en jouant aux échecs

LE GOLEM (GUSTAV MEYRINK)


Le thème des échecs n’apparait qu’accessoirement dans Le
Golem, de Gustav Meyrink, ce roman ésotérique du début du
XXe siècle. De plus, il n’est lié qu’à un seul personnage, l’étu-
diant en médecine Charousek. Néanmoins, nous pouvons
relever d’intéressantes constellations d’idées autour de la
dimension métaphysique du jeu d’échecs. Une variante
singulière s’y dessine cependant : le joueur d’échecs dans son
calcul omniscient de la partie « jusqu’au bout », n’imite pas
Dieu, mais les lois de la nature. Être religieux, ici, c’est
échapper au déterminisme de ces lois et croire, ou même
vivre, le miracle.
Dans Athènes et Jérusalem21, le philosophe Léon Chestov,
souvent associé à une branche spiritualiste ou même
mystique de la philosophie russe entre 1875 et 1917, avec
une figure comme Nicolas Berdiaeff, oppose lui aussi le
déterminisme au miracle. Une bonne partie du livre est un
intense débat entre l’auteur et Spinoza, le grand philosophe
juif du début des Lumières. Or, ce qui est particulier, c’est
que Chestov voit en Spinoza l’expression de l’esprit
d’Athènes22, et non de Jérusalem. Le dieu spinoziste, Deus
sive natura23, serait l’aboutissement de cette entreprise de
rendre compte et raison du cours du monde au sein d’un
système déterministe englobant, tel que l’esprit raisonneur
d’Athènes l’aurait initié. Que serait l’esprit de Jérusalem
alors ? La foi que le strict déterminisme de la loi des causes
et effets, auquel l’homme, en tant qu’être naturel, est
soumis, peut être brisé ! Le système déterministe établi par
Spinoza parait pourtant si rigoureux, si infaillible ! Certes.
C’est pourquoi toute échappée ou faille dans ce système
serait bel et bien un miracle ! L’esprit de Jérusalem serait
donc une sortie miraculeuse du cadre déterministe des lois
de la nature.

46
Les mobiles du crime

Dans Le Golem de Meyrink, le personnage de Myriam


représente ce fol espoir. Myriam est la fille d’Hillel, l’archi-
viste. Un archiviste classe les documents de la mémoire,
permettant de comprendre comment le présent s’insère dans
le passé. Hillel incarne la compréhension de l’esprit d’Israël
vivant, ou survivant, dans ses fils. Myriam est aimée du
narrateur, quand il emprunte la figure d’Athanasius Pernath.
L’intrigue du Golem de Meyrink excède les significations
que nous analysons dans la présente étude. Il ne peut donc
être question d’en faire une recension exhaustive. Mais voici.
Le narrateur se trompe un jour de chapeau en sortant de la
cathédrale du Hradschin, à Prague. Le chapeau qu’il confond
avec le sien porte inscrit à l’intérieur le nom de son proprié-
taire, ce qu’il constate durant la nuit qui suit. Et à partir de
ce moment, il se met à vivre la vie de l’autre, Athanasius
Pernath, ce que le lecteur n’apprend qu’à la fin du récit. Cet
Athanasius Pernath vivait avant « l’assainissement » du
ghetto juif, c’est-à-dire environ deux générations avant
l’époque du narrateur véritable. Il s’agit donc d’une plongée
dans le temps, mais aussi dans le mythe, celui du Golem. Le
Golem semble n’exister que parce que des hommes
empruntent ses vêtements et son allure l’espace d’un temps
indéfini. Ainsi, Pernath sera lui-même le Golem ou sera perçu
comme tel lors de sa descente au cœur de la mémoire juive,
représentée ici par des maisons et des souterrains.
Ce Golem effraie et tue. La menace d’un meurtre plane
sur le récit : celui du brocanteur Aaron Wassertrum. Il s’agit
d’une figure maléfique, possédant plusieurs immeubles dans
le ghetto. L’équation maison = mémoire est ici évidente. Tuer
Wassertrum équivaudrait peut-être à une forme d’affran-
chissement. Sortir de la mémoire juive. Mais pourquoi ? Pour
échapper aux lois de la nature ou pour mieux les intégrer ?

47
Jouer sa vie en jouant aux échecs

Le personnage qui cultive le désir de tuer Wassertrum,


et qui est probablement celui qui le tuera en lui enfonçant
une lime au travers de la gorge, c’est Charousek.
Charousek (1873-1900) était le nom d’un vrai joueur
d’échecs tchèque, contemporain de Meyrink. Ce dernier en
fait une sorte de dément, obsédé par sa haine envers
Wassertrum. Le Charousek de Meyrink est étudiant en
médecine, ce qui le rapproche des lois de la nature. C’est aussi
un joueur d’échecs. Il émaille la description de sa stratégie
pour coincer Wassertrum d’allusions à ses propres qualités
de joueur. Mais c’est dans la vraie vie qu’il veut le coincer,
pas aux échecs. Charousek affirme avoir calculé « la partie
jusqu’au bout ». Il s’arroge ainsi l’attribut du dieu omniscient,
implacable tel le déterminisme des lois de la nature. « Il n’y
a pas un seul coup pour lequel je n’ai échafaudé une riposte
terrible. » Plus loin : « Tout, dans ce monde, est coup
d’échecs ! » En passant, cette phrase est symptomatique du
niveau psychotique dans lequel les grands joueurs d’échecs
peuvent verser, tel Fischer qui déclarait que « les échecs, c’est
la vie ». Plus philosophiquement, l’adéquation entre les
échecs et les spéculations métaphysiques proviendrait de
cette idée (ou de ce fantasme) qu’il est possible de tout
calculer. Si tout est déterminé, tout doit bien se calculer.
Revenons à Charousek. Il se suicidera – j’ai envie de dire,
évidemment – et de la plus étrange façon. Pernath en aura
le récit d’un codétenu durant sa période d’internement.
Charousek s’ouvrira les veines des deux poignets et ira s’al-
longer sur la tombe de Wassertrum afin que son sang aille
irriguer le cadavre du défunt, son père. Charousek avait en
effet révélé à Pernath le lien qui l’unissait à Wassertrum.
Charousek semblait le haïr à cause du tort qu’il avait fait à
sa mère, depuis longtemps disparue (la mère = l’identité
juive).

48
Les mobiles du crime

Il est donc significatif que Charousek, le joueur d’échecs


croyant à l’infaillibilité de sa stratégie, n’ait pu échapper au
déterminisme des lois naturelles, c’est-à-dire du sang. Il est
du sang de Wassertrum, il a versé le sang de Wassertrum et
son sang sera versé sur la tombe de Wassertrum.
Le joueur d’échecs incarne donc l’envers exact de la foi
juive représentée dans Le Golem de Meyrink par Myriam, la
foi dans le miracle brisant la chaîne des causes et effets.
Chaque coup de Charousek découle d’un strict déterminisme
des lois du sang.
Il faudrait terminer cette brève étude en soulignant
l’intense intérêt suscité par la philosophie de Spinoza dans
les cercles kabbalistiques et ésotériques juifs d’Europe
centrale du XIXe siècle. L’autre possibilité était celle que
Chestov a campée dans son essai Athènes et Jérusalem : ou le
Deus sive Natura, ou le miracle brisant le déterminisme
naturel. L’irrationalisme de Meyrink, très porté sur la théo-
sophie et l’occultisme, l’aura amené à faire converger sur son
personnage de Charousek l’idée de déterminisme naturel à
travers la double figure du joueur d’échecs et celle de
meurtrier de son père. Dieu ne jouerait pas aux échecs, ou s’il
joue, il fait la grâce d’un coup échappant au déterminisme !
« L’ASSASSIN DES ÉCHECS »
« L’Assassin des échecs » est une nouvelle de quatorze pages
donnant le titre au recueil de Benoît Rittaud, L’assassin des
échecs et autres fictions mathématiques. Cette nouvelle
condense une problématique proche de la nôtre. Un grand
maître indien, Viniyarin24, perd trois parties de suite contre
un inconnu, Marco. Ces parties sont jouées devant un public.
Viniyarin va chez Marco, l’assassine, puis se rend. Pour
l’assistant du commissaire, le dossier est clair. Pour le
commissaire lui-même, ce n’est pas si simple. C’est que
Viniyarin ne semble pas être un orgueilleux et un violent. Le

49
Jouer sa vie en jouant aux échecs

commissaire n’arrive pas à comprendre ses motifs. Son


enquête ne vise donc pas à identifier l’assassin, mais le
mobile véritable.
Une incursion du côté de la victime fournira les éléments
de l’explication. Marco est un loner, un chercheur solitaire25,
qui a travaillé dans un laboratoire d’informatique et de
mathématique, mais qui passe dorénavant presque tout son
temps dans sa chambre. Celle-ci est à l’image de sa réputa-
tion : désordonnée et déglinguée.
Un ancien professeur de Marco mettra le commissaire
sur une piste : celle du théorème mathématique de Zermelo
et Von Neumann, datant du début du XXe siècle. Les policiers
obtiennent (difficilement) l’autorisation de fouiller les ordi-
nateurs du laboratoire afin d’analyser les fichiers que Marco
y avait stockés. Plus aucun doute, ceux-ci prouvent que
Marco aurait travaillé à une mathématisation nouvelle des
échecs, dont les traits saillants étaient la réduction des
besoins en mémoire, la réduction du temps d’exécution et la
détermination d’une stratégie optimale.
Caricaturons : un homme invente une application iPhone
capable de gagner aux échecs à tout coup contre les meilleurs
joueurs au monde !
Mais, restons calmes, l’omniscience aux échecs, c’est-
à-dire la mémoire illimitée, reste l’attribut exclusif de Dieu.
Le commissaire calcule sommairement le nombre de parties
possibles aux échecs : 40 à la puissance 75. Cela excède de
beaucoup la capacité de stockage des plus gros ordinateurs.
La prouesse de Marco consiste en l’invention d’un logiciel
qui, à l’aide d’un théorème provenant de la théorie des jeux,
transpose abruptement l’infini dans le fini. Les échecs sont
ainsi jeu simple, fini, sans cycle et à information complète.

50
Les mobiles du crime

L’assassin des échecs n’est donc pas celui qu’on croit.


C’est Marco. La mathématisation des échecs signe la mort
d’un « jeu de légende ».
Une analyse superficielle et triviale supposerait que le
crime de Marco serait d’avoir battu le grand maître. Non,
l’hybris prométhéenne, en tant que volonté de tout réduire
à un calcul optimal, voilà le crime de Marco aux yeux du
grand maître ! Ce dernier, en tuant Marco, ne cherche pas
tant à se débarrasser d’un rival gênant qu’à sauver les échecs,
ce que le narrateur appelle la « part de rêve », cette beauté
humaine trop humaine des échecs qui ne tient pas dans sa
réduction mathématique, mais dans l’intuition, le risque, le
combat où l’avantage passe d’un camp à l’autre, l’irréductible
nouveauté, la fragilité nerveuse, etc. Nous retrouvons ici les
intuitions d’Edgar Allan Poe quant à l’automate de Maëlzel.
En ce sens, le choix d’un hindou, c’est-à-dire d’un non-
Occidental, pour incarner ce grand joueur soucieux de
protéger la beauté humaine du jeu contre les incursions de
l’hybris mathématique, nous parait fort significatif.
Traditionnellement réputée comme étant pacifique, instruite
de la vanité des conquêtes prométhéennes, la figure de
l’hindou exprime ici le refus de réduire le réel à un système
formé par la raison humaine.
QUAND LA VILLE DEVIENT UN ÉCHIQUIER
Roman paru en 1960, La Ville qui est un échiquier, de John
Brunner, met en scène un régulateur de trafic, Boyd Hakluyt,
d’origine australienne, embauché par le gouvernement
d’Aguazul, un pays d’Amérique latine. Le chef de ce gouver-
nement est le président Vados, qui est aussi le maire de la
capitale, Ciudad de Vados, une ville futuriste surgie de nulle
part. La ville est créée par des urbanistes et des promoteurs
immobiliers et devient une enclave hypermoderne dans un
pays rural et sous-développé. Le caractère politique de cette

51
Jouer sa vie en jouant aux échecs

enclave est accentué par la création d’une citoyenneté


vadéanne, majoritairement caucasienne, blanche. Les campa-
gnards indigènes, qui viennent s’agglutiner dans des bidon-
villes, jusqu’au cœur de la cité, sont de fait des citoyens de
seconde zone, des indésirables. D’où l’embauche d’un régu-
lateur de trafic, car cette régulation est un prétexte pour
refouler les indigènes hors des murs de la ville.
Boyd Hakluyt s’aperçoit donc assez rapidement du
caractère politique de son contrat. Il constate aussi la nature
autoritaire et dictatoriale du pouvoir de Vados. Très vite, il
se trouve mêlé au conflit qui oppose les partisans de Vados,
c’est-à-dire l’appareil gouvernemental ainsi qu’une certaine
élite économique, aux défenseurs des indigènes, auxquels se
joignent aussi quelques intellectuels et affairistes, deux
partis politiques, deux grands médias écrits, des bannières
et des manifestants de part et d’autre. Et puis, bientôt, des
procès et des assassinats.
Un peu malgré lui, Boyd Hakluyt fait sa propre enquête
sur les événements. Il faut dire que son nom circule, associé
au parti gouvernemental, et qu’il n’a que le choix d’essayer
de comprendre ce qui arrive.
L’enquête le mènera aux plus hautes sphères du pouvoir,
jusqu’au président, un aficionado d’échecs. Il faut dire que
tout le pays est entiché du jeu d’échecs, un trait que l’écrivain
a emprunté à Cuba, en le grossissant plusieurs fois
cependant. Le champion national, Pablo Garcia, est un héros
national que le président semble protéger.
Une discussion sur les échecs, tôt dans le roman, rappelle
ces parties sanglantes jouées par des califes et vizirs d’autre-
fois avec des pièces humaines. Chaque pièce prise était
traînée hors de l’échiquier et décapitée sur-le-champ. Les
rivalités politiques à Aguazul auraient-elles une quelconque

52
Les mobiles du crime

ressemblance avec ces parties d’échecs ? Dans un camp puis


dans l’autre, les morts se succèdent.
Boyd Hakluyt obtiendra la confession du président
Vados lui-même. Le président a comme principal ministre
Diaz, qui est pourtant proche de l’opposition. De fait, Vados
et Diaz se livrent bataille par pions interposés. Ils jouent aux
échecs avec la vie des protagonistes du combat politique à
Ciudad de Vados. Stratagème machiavélique s’il en est un,
puisqu’ils tentent par ce moyen d’éviter l’affrontement direct
dans la rue et le bain de sang. Vaut mieux que quelques
Grands meurent plutôt que le peuple tout entier. Machiavel
n’aurait pas désapprouvé.
Au cours de l’épilogue du roman, où s’exprime l’écrivain
et non le narrateur, Boyd Hakluyt nous apprend que la partie
jouée entre Vados et Diaz reproduit celle jouée entre Steinitz
et Tchigorine, à La Havane, en 1892. Cette partie est
analysée par H. Golombek dans The Game of Chess.
Comme dans le poème de Borges, Ajedrez, les joueurs ne
savent pas « l’évidente main qui contrôle et infléchit son
destin ». Les joueurs sont les acteurs politiques d’Aguazul.
Le roman se veut ainsi une méditation sur le libre arbitre.
Celle-ci se développe de deux façons, ou sur deux échiquiers,
disons. Le premier est le terrain de jeu professionnel de Boyd
Hakluyt : la régulation du trafic, l’aménagement urbain. Les
humains sont présentés en termes de masses en mouvement,
sous forme de flux que la planification peut contrôler.
Jusqu’où va ce contrôle ? Boyd Hakluyt découvre assez vite
que le régime dictatorial de Vados cherche à contrôler
mouvement et pensée. La télévision d’État est un puissant
outil de propagande et de manipulation.
Malgré tout, malgré ces techniques avancées de contrôle
des foules, il subsiste un résidu de liberté, et donc un
potentiel de révolte et de violence révolutionnaire. Vados n’a

53
Jouer sa vie en jouant aux échecs

pas – et peut-être n’a-t-il pas voulu, après tout – à écraser


toute forme d’opposition à son pouvoir. Il n’a pas voulu
interdire le journal de l’opposition, ni faire arrêter ou assas-
siner tous ses adversaires.
Pourquoi donc ? Parce qu’il aime les échecs. Et le jeu
d’échecs nécessite un rival, voire même un rival de force rela-
tivement égale afin que la partie conserve un intérêt.
Vados convie donc son ministre Diaz à cet affrontement
suprême. Paradoxalement, le jeu d’échecs condense ici des
significations qu’on pourrait penser contraires. D’une part,
il manifeste le caractère déterminé de la vie humaine, réduite
qu’elle est au statut de pièces qu’on déplace et élimine.
Dalbàn, Guerrero, les frères Mendoza, Mayor et les autres,
ne savent pas « l’évidente main qui pour eux choisit et
mesure le chemin ». Mais, d’autre part, ce jeu n’est possible
que parce que l’autre, celui du contrôle par la régulation du
trafic et la technologie, n’est pas absolu, ne réduit pas à néant
la liberté des hommes. Grâce à ce qui subsiste de liberté
essentielle, Vados et Diaz peuvent jouer leur partie et tenter
d’infléchir le destin des autres. Y parviennent-ils ? Presque.
Boyd Hakluyt, pourtant lui-même une pièce du jeu – un
cavalier blanc – protégé peut-être de la manipulation
complète par son statut d’étranger, ou par la chance tout
simplement, viendra mettre un peu de sable dans
l’engrenage.
« Ce jeu, comme l’autre, est infini », disait Borges. Mais
John Brunner, en bon démocrate dans la plus pure tradition
de l’individualisme américain, se refuse à y croire. C’est
pourquoi son héros n’abdique pas sa liberté.
LE JEU QUI REND IMMORTEL
Le roman Le Huit de Katherine Neville est un vaste thriller
où les amateurs d’action en ont plein l’échiquier. Résumons
l’histoire. Deux trames narratives s’entrelacent à deux siècles

54
Les mobiles du crime

de distance. La première relate les tribulations de religieuses


de l’abbaye de Montglane lors de la Révolution française et
de la Terreur. Cette abbaye de Montglane est située dans le
sud-ouest de la France, cette même région où l’écrivain Dan
Brown campait tout récemment son Prieuré de Sion, dépo-
sitaire du secret des Templiers. Ces religieuses entreront en
contact avec diverses personnalités de l’époque telles que
Rousseau, Voltaire, Marat, Talleyrand, Napoléon, Catherine
de Russie et Philidor, le meilleur joueur d’échecs de son
temps. Le territoire de l’action passera de Paris à la Corse et
de la Russie au désert du Sahara.
La seconde trame se déroule en 1973, au moment où
l’OPEP jouera le rôle historique que l’on sait avec l’embargo
sur le pétrole. Le personnage principal est la jeune spécialiste
d’ordinateurs Catherine Velis, double présumé de l’auteur,
et les autres sont ses proches, incluant deux joueurs d’échecs,
la prometteuse Lily et son roquet Carioca, ainsi que le grand-
père de cette joueuse, le joaillier Mordecai. S’ajoutera un
autre joueur d’échecs, fictif, le Russe Solarin. Contrairement
à la trame précédente, les personnages de celle-ci sont majo-
ritairement fictifs. Quelques personnages réels s’immiscent
cependant : les présidents algériens et lybiens, Boumediene
et Kadhafi. Quant aux territoires de l’action, ils vont de New
York à l’Algérie, cette dernière bénéficiant d’un traitement
détaillé entre Alger et sa casbah, le désert et les hauts
plateaux de l’Atlas.
L’enjeu pour lequel tous ces personnages luttent,
voyagent et complotent est la possession du jeu Montglane.
L’origine de ce jeu est obscure et se perd dans la nuit des
temps26. Des émissaires d’un roi maure l’auraient remis à
Charlemagne qui en aurait tiré un grand pouvoir. C’est que
le jeu est chiffré. Ses arcanes sont ciselés sur l’échiquier, sur
les pièces, toutes serties de pierres précieuses, ainsi que sur
l’enveloppe des pièces, cousue dans un tissu épais couleur

55
Jouer sa vie en jouant aux échecs

bleu nuit. Ces arcanes, une fois réunis, permettent la


compréhension d’une formule procurant un grand pouvoir.
On comprend maintenant quelle sera la quête des protago-
nistes de l’histoire : réunir toutes les pièces du jeu Montglane
afin d’accéder à la formule complète.
D’intéressantes spéculations sont développées autour
de cette fameuse formule et font intervenir des personnages
aussi divers que Pythagore, Bach, Newton, Rousseau et
Voltaire, ainsi que les personnages fictifs de la trame contem-
poraine. Même les francs-maçons de Dan Brown sont cités
au chapitre ! L’idée paradigmatique est celle d’une structure
absolue du monde révélée par les mathématiques. « Que nul
n’entre ici s’il n’est géomètre », avait fait écrire Platon sur le
portique de son école, l’Académie. Plus tôt, Pythagore, le
créateur de la gamme musicale, faisait de la perception de la
musique des sphères l’aboutissement de la vie des initiés.
Au cœur de cette structure absolue, mathématique, un
nombre : le huit. De l’octave à la forme hélicoïdale de l’ADN,
des huit rangées et colonnes de l’échiquier au symbole de
l’infini, plusieurs indices et correspondances nous sont
donnés par les récits des savants qui ponctuent l’action de
cette histoire. Le huit se dessine même dans la main des
personnages destinés à « entrer dans le jeu ». Ce sera le cas
de la jeune Catherine Velis. Lors d’une soirée du Nouvel An,
une diseuse de bonne aventure lui dévoilera une partie de
son destin grâce à cet arcane dessiné dans sa main.
Cette diseuse de bonne aventure se révèlera être Minnie
Renselaas, la reine noire. Âgée, elle désire se retirer du jeu.
Voilà pourquoi elle cherche, trouve et consacre la jeune
Catherine Velis pour la remplacer.
Aux échecs, la reine est la pièce la plus puissante. Ainsi,
dans le roman Le Huit, les protagonistes les plus actifs et
décisifs sont des femmes. On y rencontre l’abbesse de

56
Les mobiles du crime

Montglane et les deux jeunes religieuses à qui elle confie le


jeu : Mireille et Valentine, la grande Catherine, impératrice
de Russie. Idem dans la trame contemporaine, avec Catherine
Velis, Lily et Blanche, la reine blanche.
Reine noire et reine blanche donc. Celles-ci s’opposent
dans le jeu consistant à s’emparer des trente pièces restantes
du jeu Montglane. Que les hommes soient des pions, des
fous, des tours ou même le roi, leur action, en matière d’effi-
cacité, restera un cran ou deux en dessous de la puissance
des reines. Une scène cocasse du roman est lorsque Mireille,
cette jeune religieuse qui prend la relève de l’abbesse de
Montglane, conseille Napoléon sur la direction à donner à
sa campagne africaine.
Donc, le roman se développe autour de cette bataille
acharnée des blancs et des noirs. Des scènes de poursuite et
de bagarres dans le plus pur style hollywoodien surgissent,
autant à New York et Paris que dans le désert saharien ou
même la casbah d’Alger. Nous apprenons vers la fin l’identité
des opposants de Catherine Velis, la nouvelle reine noire, et
de ses alliés, tels Lily, les frères Nim et Solarin, et Harry Rad,
le roi noir, marchand new-yorkais. La reine blanche n’est
nulle autre que Blanche, l’épouse d’Harry. Le roi noir et la
reine blanche sont époux et se livrent bataille (mortelle) par
pions interposés !
Maintenant, en quoi la formule consignée dans le jeu
Montglane est-elle susceptible d’intéresser des personnages
aussi variés que ceux de ce roman (Bach, Talleyrand, le
ministre du Pétrole d’Algérie et le chef des services secrets
du même pays, etc.) ?
Le chapitre mettant en scène le grand Bach et son chef-
d’œuvre L’Offrande musicale fournit une clef d’explication.
L’architecture mathématique de la musique de Bach

57
Jouer sa vie en jouant aux échecs

permettrait la reconduction à l’infini du motif de l’œuvre. La


musique de Bach : un alambic à sécréter l’immortalité.
Les protagonistes du Huit déclinent la quête d’immorta-
lité de façon variée. Par exemple, Catherine Velis, experte en
ordinateurs, est envoyée comme consultante auprès de
l’OPEP afin d’évaluer l’effet d’une baisse de disponibilité du
pétrole sur les économies de l’Occident. Kadhafi incarne le
fou blanc, affairé à accélérer la mortalité des pays riches
dépendants du pétrole. Mais le jeu Montglane échappera au
camp blanc…
Marat, l’un des plus inquiétants poursuivants du jeu
Montglane, vise l’accroissement de son pouvoir, celui de la
Terreur. Napoléon, celui de son empire. Idem pour la grande
Catherine de Russie, qui ira jusqu’à emprisonner sa vieille
amie, l’abbesse de Monglane, parce qu’elle refuse de lui livrer
les pièces du jeu qu’elle a en sa possession.
Tous cherchent à réunir les pièces du jeu afin d’en déchif-
frer la formule et de s’en approprier le terrible pouvoir. Une
seule y parviendra : Mireille, l’une des deux novices de
l’abbaye Montglane, à qui l’abbesse confiera une partie des
pièces au lendemain de la Révolution de 1789. Mireille, qui
verra sa cousine et comparse d’aventure, Valentine, assas-
sinée sur ordre de Marat. Mireille, qui deviendra l’amante de
Talleyrand et la mère du Prophète attendu par les Bédouins
du Sahara, où elle se rendra avec son guide Shahin afin de
décrypter la formule du jeu Montglane. Mireille, qui trouvera
la Pierre philosophale et réapparaitra dans la seconde trame
du roman sous la figure de Catherine Grand. Mireille,
l’immortelle.
« Car ce jeu, comme l’autre, est infini », disait Borges. Le
poète argentin, comme tant d’autres écrivains et artistes, a
fait du jeu d’échecs une métaphore de la confrontation de
l’être humain avec l’absolu. « Prisonnier des cases d’un autre

58
Les mobiles du crime

échiquier, où les jours sont les blanches et les nuits les


noires », l’être humain ne saurait égaler Dieu. « Dieu meut le
joueur, et le joueur la pièce. » La distance entre l’homme et
ce qui le transcende reste insurmontable. C’est le privilège
des grandes œuvres, comme celle de Bach, de nourrir le
sentiment que nous avons franchi les portes de la finitude.
Dans leur échange sur le « sentiment océanique », Romain
Rolland citait à Freud la Messe en Si mineur de Bach. Mais ici,
l’expérience serait celle d’un Moi qui, loin d’acquérir une
surpuissance ou l’immortalité individuelle, perd ses fron-
tières et se dilate dans un océan d’amour illimité.
En transformant son personnage de Mireille en immor-
telle, initiée et en possession de la structure absolue,
Katherine Neville a surmonté une barrière métaphysique et
ouvert la voie aux Da Vinci Code et autres Secret. C’est la
machine à fantasmer de notre époque. Mais qui sait, peut-être
aurait-il mieux valu que le jeu Montglane reste caché ?
ÉCHECS ET ALCHIMIE
« Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas ». Cette
célèbre formule alchimique attribuée à Hermès Trismégiste
est l’une des nombreuses citations dont est parsemé Le Feu
sacré, roman de Katherine Neville faisant suite au best-seller
Le Huit. Certains personnages sont repris, vieillis d’une
vingtaine d’années, tels Catherine Velis, Lily, l’oncle Slava et
le grand maître d’échecs Solarin. D’autres apparaissent, tels
Alexandra, fille de Catherine et du GM27 Solarin, Key, Sage,
Vartan, Rodo et autres Reines noires ou blanches. Et certains
se métamorphosent, tels Charlot, le petit de Mireille du Huit
qui devient Galen Marsh parce qu’il a bu l’élixir d’immortalité
dont le Jeu de Montglane porte la formule.
Le jeu d’échecs est beaucoup moins présent dans Le Feu
sacré que dans Le Huit. Le tour essentiel de la métaphore a
été filé. L’idée de base de ce second roman autour du Jeu

59
Jouer sa vie en jouant aux échecs

Montglane est le travail alchimique. Trois étapes : albedo,


nigredo et rubedo. Mourir au monde, putréfaction et don de
soi. La division du roman selon ce plan n’est pas des plus
claires. Mais, bon, l’histoire débute par l’assassinat du GM
Solarin28, en Russie, alors que sa fille Alexandra, dite Xie,
s’apprête à jouer l’ultime partie d’un tournoi contre le jeune
GM ukrainien, Vartan Azov. La partie n’aura donc pas lieu.
Le motif du meurtre apparaitra plus tard. Le GM Solarin
aurait reconnu, parmi les pièces d’échecs de collection
exposées dans le hall du tournoi, la fameuse Reine noire, une
pièce du jeu Montglane que lui et Catherine avaient cachée
lors de la dernière phase du Grand Jeu. La revoir là signifiait
que le Grand Jeu avait repris et qu’une équipe tentait à
nouveau de s’emparer de toutes les pièces. Pourquoi ? Pour
jouir du pouvoir que ce jeu recèle et apporte.
Après l’assassinat de son mari, Catherine Vélis disparaît
du monde et la jeune Alexandra se voit interdire par sa mère
de jouer à nouveau aux échecs. Un interdit qu’elle respectera
jusqu’à sa vie adulte. Entretemps, le lecteur est ballotté
d’Albanie en Grèce et en Italie, au début du XIXe siècle, pour
suivre les pérégrinations d’une porteuse de la Reine noire,
destinée aussi à incarner cette pièce dans le Grand Jeu, la
petite Haidée, fille du poète Lord Byron, avec lequel le lecteur
fait connaissance. Il n’y a pas de parties d’échecs dans ces
passages du roman, sinon des spéculations sur l’intention
du créateur du jeu d’échecs : al-Jabbir Ibn Hayyyan. Celui-ci
se serait inspiré d’un livre d’alchimie soufi : le Livre de
l’Équilibre.
Par ses qualités arithmétiques et géométriques, le jeu
d’échecs serait à la fois un microcosme et un traité de
sagesse, la Tariqa.
L’apprentissage du jeu Montglane impliquerait de ne pas
chercher d’avantages pour soi, ce que semble avoir compris
Catherine Vélis et la plupart de ceux de son camp. Initiés, ils

60
Les mobiles du crime

vivent en retrait. Par contraste, l’équipe en quête des pièces


de Montglane piaffe d’ambition et ne recule devant rien. Les
Livingstone (Pierres Vivantes) : Basil, Rosemary et Sage, sont
derrière quelques meurtres. Sage, qui se veut la meneuse de
jeu, est finalement déboutée. Quant aux jeunes adversaires
d’autrefois, Xie et Vartan, qui étaient manipulés par les
adultes de leurs camps respectifs, ils tombent cette fois
amoureux. Coincidentia oppositorum. Le lecteur passe donc
d’une logique de combat, implacable, qui était celle du Huit,
à celle de la connaissance et de la sagesse, qui est celle du Feu
sacré, et bien entendu celle des créateurs du jeu, ces maîtres
soufis du VIIIe siècle.
On aimerait penser que Xie et Vartan sont sur ce chemin
qui consiste à mourir à la compétition, à l’agression et au
sentiment mortifère pour l’adversaire. Mais la partie qu’ils
jouent, parenthèse dans leur nouvelle vie à deux, semble
plutôt une retombée dans l’amaurosis scacchistica29, du moins
pour Xie, qu’une voie d’illumination et de joie. Ceci parce que
Xie est animée du désir violent de faire plier son adversaire,
ici son amant. C’est bel et bien ce désir qui doit être sublimé.
Le Huit faisait la part belle à la quête d’immortalité, dont
les échecs et le nombre huit (8 x 8 = les 64 cases de l’échi-
quier) étaient les symboles. Dans le Feu sacré, il y a un
immortel. C’est Charlot/Galen Marsh. Son pouvoir est utilisé
pour aider un donné-pour-mort, le GM Solarin, à revenir à
la vie. Ces figures essentielles restent pourtant en retrait
dans l’économie du roman. Les personnages prédominants
sont ceux qui font l’apprentissage des Instructions premières,
ou des Lois de l’équilibre, au premier plan Xie et Vartan.
L’idée qu’il faille mourir au jeu pour être un grand joueur
dans l’économie générale de la sagesse représente une
variante intéressante –indépendamment du brio de son trai-
tement par l’auteure – du thème du jeu d’échecs comme
symbole du cosmos et livre crypté offert aux hommes afin

61
Jouer sa vie en jouant aux échecs

de comprendre ce cosmos. Plus d’ambition prométhéenne


ici, mais une attitude pieuse et respectueuse des équilibres
entre Dieu, la nature30 et les humains.
Pour terminer, l’auteure du Huit a fait sa marque par son
savoir-faire consistant à associer son Grand Jeu aux grands
événements de l’histoire, par exemple la Révolution française.
Dans Le Feu sacré, mention est faite de l’invasion américaine
en Irak. L’histoire se passe en 2003 et l’armée américaine
subtilise une pièce du jeu Montglane que Rosemary
Livingstone avait cachée dans l’aéroport de Bagdad. Cette
joueuse du camp du « mal » aurait donc des contacts privilé-
giés avec le régime que les Américains ont attaqué. Mais il est
difficile d’interpréter ce passage du roman et je pense que
Katherine Neville se montre à dessein prudente. Comme le
répète un de ses personnages, le prophétique Charlot, il n’y
a qu’une seule destinée que le voyant ne parvient pas à voir
clairement : la sienne.

En somme, le mobile du crime dans le type de roman policier


qui met en scène l’échiquier et les joueurs d’échecs se
distingue par la nature de ses enjeux. L’assassin n’est pas
sordide. Le sexe et le pouvoir ne sont pas ce qui le pousse au
crime. Nous avons plutôt une quête de savoir, de perfection
et de beauté. Et comme dans les œuvres analysées en
première partie, une volonté prométhéenne d’arracher aux
dieux ou à l’univers ses secrets, afin de rendre l’homme
surhumain, immortel. Mais existe aussi en contrepoint le
rappel qu’entre les hommes et les dieux une barrière subsis-
tera toujours. L’enjeu philosophique de ces intrigues poli-
cières concerne la part de liberté qui échoit à l’homme,
incapable qu’il est de s’emparer de la structure absolue. Cette
liberté, issue de notre imperfection, est aussi ce qui fait de

62
Les mobiles du crime

nous des hommes, et non des machines et des dieux.


Katherine Neville se distingue des auteurs que je qualifierais
ici de classiques en ceci qu’elle fait réussir cette quête d’im-
mortalité. C’est cela qui m’amène à l’associer à la mouvance
dite du « nouvel âge » qui envisage le succès des calculs de
l’intelligence quand elle est assistée par diverses opérations
magiques.

63
L’absolu

INGMAR BERGMAN
Ingmar Bergman a utilisé le jeu d’échecs dans cinq de ses
films, mais c’est dans Le Septième Sceau qu’il a placé le jeu au
centre du scénario. Ce film est une des plus fascinantes
réflexions sur l’être humain, confronté à la maladie et la
mort, tiraillé entre le doute et l’espérance, et livré à la peur.
Tous ces thèmes sont très bergmaniens et Le Septième Sceau
les associe à la quête du chevalier Antonius Block ainsi qu’à
sa partie d’échecs.
Au cœur du Moyen Âge, ce chevalier revient d’une
croisade. La Suède qu’il retrouve est ravagée par la peste. Le
film commence avec ce passage de l’Apocalypse où il est dit
que l’Agneau ouvrira le septième sceau.
Comme Ulysse, Antonius a passé dix ans loin de ses
terres et de son épouse, et comme Ulysse, on le découvre tel
un naufragé rejeté par la mer sur un rivage de Suède. On le
voit prier sur le rivage face à un rocher, sorte d’Ithaque
pierreuse représentant le foyer perdu et retrouvé. Puis, on
voit Antonius disposer les pièces du jeu d’échecs sur un
échiquier, peut-être pour jouer avec Jöns, son écuyer,
peut-être pour jouer avec lui-même. Mais un adversaire
inattendu se présente : la Mort.
– Tu viens pour moi ? demande Antonius.
– N’es-tu pas prêt ?
– Ma chair a peur, mais pas moi. Attendez un peu, vous
jouez aux échecs, n’est-ce pas ? Je l’ai vu sur des
fresques dans une chapelle.
– Oui, je suis un joueur plutôt habile…

65
Jouer sa vie en jouant aux échecs

Et la Mort de s’installer devant l’échiquier. Antonius :


– Aussi longtemps que je résiste, je vis ! Si je gagne, vous
me laissez libre !
La Mort tire les Noirs. La partie débute. Elle sera
ajournée à deux reprises et ne se terminera qu’avec la fin du
film. Borges dit que le joueur d’échecs est prisonnier des
cases de l’échiquier comme du monde. En ce sens, la fin de
la partie d’échecs et la mort du chevalier annonceraient-elles
une libération ? Nous verrons. Voici d’abord les éléments de
ce grand film qui sont symboliquement associés à cette
partie d’échecs entre le chevalier et la Mort.
Il faut d’abord comprendre qu’une partie se jouait déjà
dans l’âme du chevalier Antonius Block. Si son regard brille
d’un incomparable éclat d’amour et de tendresse en présence
des représentations de Jésus, il n’en confesse pas moins que
Dieu est réduit dans son âme à l’état de pâle réalité, dont il
ne peut toutefois se défaire. Ce Dieu au fond absent laisse
l’âme d’Antonius face à elle-même, miroir aux reflets le
remplissant d’horreur, monde de fantômes, prison de rêves.
Antonius joue, non pas pour vivre simplement, mais pour
« connaître » et s’affranchir d’une compagnie qui lui pèse, la
sienne. La connaissance à laquelle il aspire est la plus élevée
qui soit : celle de Dieu et de ses voies.
Une autre partie, en un sens, se joue entre Antonius et
Jöns, son écuyer. Ce dernier est une figure éminemment
complexe, réunissant la roublardise d’un Sancho Panza et la
véhémence d’un philosophe schopenhaurien. Comme son
nom l’indique, il est aussi le Jean le Baptiste qui précède ce
Christ moralement torturé qu’est Antonius. Jöns est un
prêcheur. Mais contrairement à Jean le Baptiste, il n’annonce
pas la bonne nouvelle, mais la mauvaise. Ce qu’il propage est
donc un dysévangile, pour reprendre l’expression du philo-
sophe contemporain Peter Sloterdijk31. Et ce dysévangile lui

66
L’absolu

permet de pêcher des hommes, comme le faisaient le Christ


et Jean le Baptiste. Ainsi, Jöns échange mauvaise nouvelle
sur mauvaise nouvelle avec Plog, le malheureux forgeron
cocu. Alors, dans une parodie des évangiles, Plog décide de
tout quitter et implore Jöns de le prendre avec lui !
Dans une autre scène, Jöns discute avec le peintre des
scènes d’apocalypse, dans l’intimité d’une chapelle. Plus loin,
Antonius prie. Ce peintre et Jöns rivalisent d’esprit critique
à l’égard de l’Église. Un commentaire de Jöns est particuliè-
rement révélateur. On sait que Jöns et son maître reviennent
de dix ans de croisades. Jöns clame que tout ça ne fut qu’une
mauvaise plaisanterie, vain prétexte à se faire piquer par des
serpents, à étancher sa soif de mauvais vin et à commercer
avec de mauvaises femmes. Pendant ce temps, Antonius s’est
déplacé de l’autel vers le confessionnal. Pensant avoir affaire
à un prêtre, il se confie.
– Je joue aux échecs avec la Mort. Ce répit me permet
de poursuivre mon errance vitale.
– Et comment pourrais-tu vaincre la Mort ? lui demande
son confesseur.
– Par une combinaison de mon fou32, j’ouvrirai son
flanc !
Après ce dévoilement stratégique, le confesseur se
retourne vers Antonius. C’était la Mort elle-même !
– Je m’en rappellerai…
– Traître ! Je trouverai bien une autre issue !
La partie d’échecs reprendra plus tard dans une ambiance
redevenue cordiale. La combinaison de l’évêque et du cavalier
imaginée par Antonius – c’est-à-dire, bien évidemment, les
Croisades – est mise en déroute par cet adversaire qu’est la
Mort. Ce dernier dira plus tard de lui-même que, si rien ni
personne ne lui échappe, il n’est pourtant rien d’autre que

67
Jouer sa vie en jouant aux échecs

vide et non-connaissance. Les dix années de croisade


­d’Antonius et Jöns s’engouffrent dans ce vide de mort et de
non-connaissance. La partie d’échecs jouée par Antonius
n’est qu’une reprise de cette aventure, avec le fol et vain
espoir d’en changer l’issue.
Antonius, chevalier idéaliste, mais tourmenté, et Jöns,
l’indéfectible écuyer au pessimisme accusé : ces deux-là font
la paire. Mais la tension entre eux serait trop forte et l’anti-
nomie trop tranchée s’il n’y avait un tiers. Les huis clos
échiquéens entre Antonius et la Mort et entre Antonius et
Jöns sont brisés par le personnage de Joseph. L’acteur
Joseph réunit plusieurs figures archétypales. En tant que
père de l’enfant au nom d’archange, Mikaël, il est une figure
biblique. Mais il est aussi le fou (the Fool) et le vagabond (le
fameux Wanderer des légendes allemandes).
Joseph est le contrepoint évangélique du prêcheur
chrétien de la pénitence et de la mort. Ce dernier injurie la
foule avec des mimiques d’acteur qui font de lui le double
noir de Joseph. L’intelligence de Joseph semble enfantine
comparée à l’intelligence philosophique de Jöns et d’Anto-
nius. Et pourtant, ses déductions simples les feront
échapper à la Mort, lui et sa famille, tandis qu’Antonius,
Jöns et tout leur équipage danseront la sarabande en
direction de celle-ci. De fait, c’est lors de la phase finale de
la partie d’échecs entre Antonius et la Mort que Joseph
décidera de prendre un autre chemin. Il dira à sa femme :
« Fuyons, ils sont si enfoncés dans leur partie d’échecs qu’ils
ne s’apercevront de rien ! ».
La partie d’échecs et tous ses calculs ne permettront pas
à Antonius de repousser l’échéance de sa mort, ni même
d’augmenter sa connaissance de Dieu. « Je suis la non-
connaissance », lui dira la Mort. Comme sur l’échiquier,
l’ambition d’Antonius se trouve totalement défaite. La possi-
bilité de rédemption33, un peu comme dans Les frères

68
L’absolu

Karamazov de Dostoïevsky, n’est pas donnée à l’intelligence,


celle d’Antonius, ni à la force, celle de Jöns (Ivan et Dmitri
Karamazov), mais à la grâce (Aliocha Karamazov) qui ne va
pas sans une certaine pureté presque enfantine. C’est
pourquoi Joseph est troubadour et non joueur d’échecs.

*
Bergman jouait peut-être aux échecs. Ou est-ce cette fresque
médiévale aperçue enfant sur les murs d’une église34 qui lui
a donné cette vision métaphysique des échecs ? Quoi qu’il en
soit, à part Le Septième Sceau, film qui nous montre d’ailleurs
la fameuse fresque, Bergman a utilisé le jeu d’échecs dans
plusieurs de ses films. Notons ici Jeux d’été, où une vieille
dame joue aux échecs avec un prêtre et devise gaiement sur
l’heure de sa mort. Le jeu d’échecs devient en quelque sorte
l’accessoire parfait pour se sentir « dans la proximité de la
mort », comme le dira le prêtre, mais c’est le pupille de la
vieille dame, le jeune Henrik, qui bientôt se tuera. Dans mon
film préféré de Bergman, Les Fraises sauvages, l’entame du
film nous montre le rêve du docteur Borg qui se voit dans
son cercueil tandis qu’à son réveil il déplace alternativement
une pièce blanche et une pièce noire sur l’échiquier de son
bureau. C’est toujours du combat entre la vie et la mort qu’il
s’agit. S’il joue contre lui-même, c’est peut-être là un signe
de sa solitude, lui qui n’a plus guère de compagnie que la
vieille domestique Agda.
Nous voyons également une partie d’échecs, cette fois
jouée contre une machine électronique dans le film tardif De
la vie des marionnettes. Peter, qui a des problèmes de santé
mentale, a tué une prostituée et se retrouve enfermé dans
un institut psychiatrique. Peter joue un coup et le programme
annonce : « Vous avez raté le mat ». Perplexe, on s’interroge
sur la nature des calculs qui ont échoué. L’infirmière informe
sa femme que Peter ne lit pas de livres et ne regarde pas la

69
Jouer sa vie en jouant aux échecs

télé. Il n’y a que cet échiquier sur la table d’une chambre


dénudée. Bergman reprend à son compte le motif schizo­
phrénique du joueur d’échecs coupé du monde.
Ingmar Bergman est l’un des artistes qui a le plus
exploité les ressorts et ressources symboliques du jeu
d’échecs. Il les a mis en lien avec les aspects tragiques de la
condition humaine tels que la solitude, la finitude et la mort.
Chez Bergman, le jeu est une façon d’atténuer la fatalité du
destin. Les joueurs d’échecs sont donc les compagnons des
acteurs, forains et musiciens qui abondent dans son cinéma.
Mais seule la musique a ce privilège de nous donner quelque
chose d’absolu. En ce sens, la musique est presque surhu-
maine, ce que les joueurs d’échecs ne sont pas.
DIEU ET LES CALCULS HUMAINS
Dans les premières scènes de Décalogue Un35 du réalisateur
polonais K. Kieslowski, un homme emmitouflé semble veiller
sur un chien mort gelé en se réchauffant lui-même à un feu
de bois. Quelque part près de lui, la glace a craqué. On voit
les eaux noires du lac affleurer à la surface. Cet homme se
tient à la frontière métaphorique où l’emprise de la pensée
rationnelle ne s’exerce plus. Qui est cet homme ? Est-il un
saint, un ermite ou un simple clochard ? C’est un témoin. Il
annonce le monde terrible des actes d’une volonté affranchie
des contraintes logico-mathématiques.
Un jeune garçon, Pawel,36 rencontre l’homme et touche
le chien mort gelé. Plus tard, il interrogera son père, ce posi-
tiviste convaincu de l’emprise des lois logico-mathéma-
tiques : « Papa, qu’est-ce que la mort ? Et toi, Papa, crois-tu
au salut de l’âme ? »
Le père explique la mort d’une manière sèchement
médicale. Quant aux questions touchant l’âme, il préfère
admettre son ignorance, bien que lors d’une de ses leçons à
l’université – il est professeur – il ne se gêne pas pour accoler

70
L’absolu

des attributs de la divinité à l’ordinateur tout-puissant :


omniscience, mémoire infinie, acte de la volonté. Le profes-
seur semble se délecter lorsqu’il présente l’ordinateur comme
un ordonnateur du monde, une sorte de divinité.
Le même jour, la tante de Pawel résumera les attributs
de la divinité autrement, et par une seule parole : l’amour.
C’est un sentiment que Pawel ressent à ce moment-là et
qu’il comprend mieux que les explications philosophico-­
scientifiques de son père.
L’assurance du père, je dirais même, l’hybris37 du père,
est magnifiquement rendue par Kieslowski lors de la scène
d’échecs. Une femme maître d’échecs affronte en simultané
plusieurs adversaires. Les échiquiers sont disposés en cercle
pour représenter la totalité du monde. Placée au centre, la
maître d’échecs dispose d’une vision panoptique. Elle se
déplace tel un métronome et a déjà mis échec et mat sept
joueurs, comme si elle refaisait à l’envers la création relatée
dans la Genèse. Ce maître d’échecs est un avatar de la
divinité, une divinité en quelque sorte déchue dans le monde
des lois logico-mathématiques.
De fait, cet avatar n’a pas comme attribut la toute-­
puissance et l’infaillibilité, car le duo père-fils le vaincra.
Grâce à une manœuvre du fou, cette pièce oblique38, notre
duo la mettra échec et mat. Et voici le visage jusqu’à présent
impassible de la maître d’échecs s’éclairer d’un sourire.
Redevenue humaine, elle félicite le duo. Dans sa joie victo-
rieuse, Pawel embrasse son père. Plus tard, grâce à des calculs
effectués à l’ordinateur, le père donnera aussi son crâne,
c’est-à-dire son intelligence, à embrasser, ce que Pawel
content et admiratif s’empressera de faire.
La scène d’échecs pave la voie à l’hybris du père. Plutôt
que d’y voir un avertissement sur la vulnérabilité des calculs
humains, puisque l’avatar du dieu positiviste a été vaincu par

71
Jouer sa vie en jouant aux échecs

une manœuvre du fou, le père se confirmera dans la toute-


puissance de ses prévisions. Il faut dire qu’elles seront
construites à l’aide de l’ordinateur, une déité plus puissante
encore.
La suite du film mène à une des conclusions les plus
bouleversantes du cinéma de Kieslowski : la mort du fils,
engouffré dans les eaux glacées du lac. Les calculs du père
sur la résistance de la glace se sont avérés vains. Le père
défait assiste au repêchage de son fils par les plongeurs de la
police. Une foule muette se recueille devant cette manifes-
tation terrible de la volonté divine.
La scène d’échecs aura préfiguré sur un mode paro­
dique l’hybris et la limite inhérentes au royaume logico-­
mathématique. Irena, la sœur du père, avait pourtant dit à
son neveu que son père ne croyait plus vraiment pouvoir tout
calculer. Il avait perdu cette ambition de jeunesse. Mais le
caractère apparemment infaillible des calculs à l’ordinateur
avait redonné du souffle à cette prétention. Sauf que la mort
de Pawel vient révéler et réaffirmer l’interdit de la manière la
plus tragique qui soit, atteignant en puissance dramatique et
esthétique des sommets de l’art tels que le Karamazov de
Dostoïevski. L’homme ne doit pas jouer à être Dieu.
LA PARTIE INACHEVÉE
Le roman Classé sans suite de Patrik Ourednik est le degré
zéro de notre thèse sur la transcendance ou l’absolu incarné
par le jeu d’échecs dans l’histoire de l’art et des lettres, un
positionnement certes délibéré de l’auteur. Ce roman
commence avec la liste des coups d’une partie d’échecs, sans
aucune indication sur celle-ci. La postface, signée Jean
Montenot, nous apprend que l’ouverture de la partie, tota-
lisant 29 coups, est une variante du Gambit du roi. Le lecteur
n’est aucunement invité à jouer la partie, mais l’auteur de ces
lignes l’a fait. Les Noirs créent rapidement une attaque

72
L’absolu

contre le roi adverse. Les tours occupent la colonne H,


ouverte, et offrent leur dame en sacrifice afin de dévier la
pièce protégeant du mat. Celui-ci semble inévitable. Or, plus
loin dans le roman, on propose une suite éblouissante, basée
sur deux sacrifices des Blancs, et cette fois-ci ce sont les
Noirs qui sont en grande difficulté.
Mais entre cette position initiale et la variante livrée
beaucoup plus loin, aucune référence au jeu d’échecs, ni
littérale, ni figurée. La partie figure sur une vieille coupure
de journal (1963) qui tombe entre les mains de Viktor Dyk.
La solution pour les Noirs échappe aux commentateurs de
la partie. C’est Viktor Dyk qui l’a trouvée, un jour lointain,
car il est mentionné qu’il la connaît par cœur. Peut-être est-il
l’un des joueurs et qu’il a eu le loisir depuis tout ce temps
d’étudier à fond la partie ? On ne sait pas.
L’inachèvement et l’indécision sont d’ailleurs la signature
formelle du roman. Une histoire de meurtre non résolu
intéresse l’inspecteur Lebeba, joueur d’échecs lui aussi, dans
ses temps libres. Une femme est violée après que Viktor Dyk
lui ait délibérément donné une fausse direction. Des person-
nages évoluent dans un Prague de l’après-communisme,
plusieurs vieux, comme Viktor Dyk. Des mini-récits, vite
esquissés, vite délaissés. Un roman sur rien, un jeu proposé
au lecteur. « Lecteur ! Notre récit parait dispersé ? Vous avez
l’impression que l’action stagne ? […] vous avez engagé une
partie de vos revenus dans l’espoir d’un retour sur investis-
sement sous forme d’un quelconque bien spirituel. »
Le roman se clôt par une citation de J. L. Borges, auteur
du poème déjà traité, Ajedrez. Un livre ne serait pas complet
sans son contre-livre39. Dans son poème, Borges dit que ce
jeu, comme l’Autre, est infini. En proposant deux fins
possibles à la partie d’échecs inaugurale, et en ne terminant
pas son roman, Patrik Ourednik expose son lecteur à

73
Jouer sa vie en jouant aux échecs

l’expérience de l’inachèvement, c’est-à-dire à l’infini


transposé à échelle humaine.
« Ce ne sont pas les poètes qui deviennent fous, ce sont
les joueurs d’échecs », disait Chesterton. De toutes les méta-
phores à la disposition de l’écrivain ou de l’artiste, aucune ne
semble mieux rendre l’idée de l’homme sur la corde raide que
celle du jeu d’échecs. On pense à la phrase du Zarathoustra
de Nietzsche : « L’homme est une corde tendue au-dessus
d’un abîme. » Théâtre des forces opposées qui l’habitent,
comme elles se partagent aussi son monde, l’homme est
pour lui-même un échiquier où s’affrontent les blancs et les
noirs, et il vit dans un tel monde. C’est en ce sens qu’avec les
échecs nous retrouvons également le sens de l’aphorisme
d’Héraclite : « La guerre est père de toutes choses. »
Ce monde n’est pas celui de la perfection. Là où il y a des
tensions, des contradictions et un affrontement perpétuel
ne peut régner ce que Pythagore appelait l’harmonie des
sphères. La partie d’échecs ne pourra donc être parfaite,
sinon d’une manière très figurée. En ce sens, c’est une bonne
chose que le duel entre l’homme et l’ordinateur soit réglé
depuis le match entre Kasparov et Deep Blue en 1996. Nous
savons désormais quel partage équitable faire, dans le
royaume du jeu d’échecs, entre l’intelligence humaine et
l’intelligence artificielle. La mémoire de toutes les parties
jouées dans l’univers n’est pas du ressort de l’intelligence
humaine, ni la capacité de calculer deux cents milliards de
coups par minute. Si nous revenons un peu au film de
Kieslowski, Décalogue Un, il est amusant de voir la cham-
pionne d’échecs perdre une partie dans la simultanée qu’elle
donne dans un club de Varsovie. Voulant sans doute la
comparer à une machine, le scénario fait dire au petit Pawel,
parlant de la championne : « c’est une routinière », c’est-à-dire
qu’elle joue machinalement. Pawel est en train d’élaborer une
tactique que son père, sans doute un joueur plus

74
L’absolu

expérimenté, qualifie de « trop simple ». Et pourtant, la


combinaison fonctionnera ! Mais le joueur d’échecs ne peut
que sourire au sujet de la tactique utilisée par le duo père et
fils. La position n’est pas montrée, certes, mais ce qui est dit
suffit pour se faire une bonne idée. Pawel prévoit que la
championne va roquer et propose de mettre le roi en échec
avec la tour. Il anticipe alors que la championne va parer
l’échec en interposant sa dame, ce qui déjà ne va pas, car cela
revient à offrir une dame contre une tour, ce qui normale-
ment est désastreux. Une fois ce coup de défense opéré
machinalement, Pawel prévoit le coup fatal : un échec et mat
donné en diagonale avec le fou. Une telle défense ne semble
pas à la hauteur du jeu ni d’une championne. Quant à la
machine, elle ne défaille pas ainsi et l’on peut supposer que
Deep Blue n’a pas joué ni perdu de cette façon routinière
contre Garry Kasparov. En fait, seul le joueur humain,
incluant le très grand joueur, peut au cours de la partie s’ab-
senter un peu à lui-même et commettre une gaffe monumen-
tale. Un grand-maître a déjà laissé une tour en prise lors
d’une partie très importante et tendue ; dans la salle, la
rumeur du public enflait, car la partie était retransmise sur
un écran. Le brouhaha s’amplifia, le joueur comprenait
obscurément qu’il se passait quelque chose et lorsqu’il réalisa
soudainement son erreur, il abandonna la partie et perdit le
match40.
Un autre grand-maître, Ivantchuk, dont on dit qu’il est
le plus fort joueur de l’histoire à ne pas être devenu champion
du monde, était réputé pour ses nerfs fragiles. Il lui est arrivé
lors d’une partie tendue à l’extrême et dont l’enjeu était
important, de quitter la salle et d’aller courir dehors en
veston, par une température glaciale. Cela se passait à
Moscou en janvier.
Aucun ordinateur ne pourra jamais jouer ni se comporter
comme Ivanchuk. La créativité de ce joueur est indissociable

75
Jouer sa vie en jouant aux échecs

de son tempérament nerveux, imprévisible, fantasque et


vulnérable. À lui s’applique la conception existentialiste de
Karl Jaspers sur l’inachèvement du destin humain. Pour sa
part, la trajectoire de Bobby Fisher dépasse ce qu’une œuvre
de fiction pourrait concevoir sur la chute tragique de l’intel-
ligence, à moins de prendre Ivan Karamazov en exemple.
L’inachèvement et la faillibilité semblent donc former
une communauté de destin avec l’intelligence supérieure qui
tente de réaliser la partie parfaite. L’histoire de l’art et de la
littérature, en général, a bien saisi la dimension hubristique,
prométhéenne, du joueur d’échecs, à l’exception de la litté-
rature nouvel-âge qui rêve d’immortalité et de divinisation
de l’homme.
L’arrivée d’une super-intelligence artificielle en symbiose
avec l’homme aura pour effet ou de stimuler le fantasme
d’omniscience, ou de réitérer plus fortement encore l’antique
avertissement sur la démesure et la chute. La littérature et
le cinéma de demain nous le diront.

76
Bibliographie et filmographie

BERGMAN, Ingmar Le Septième Sceau


The Criterion Collection, 2009
BORGES, J. L. L’auteur et autres textes
Gallimard, Paris, 1982
BRUNNER, John La ville qui est un échiquier
Livre de Poche, Paris, 1977
CARLE, Gilles Jouer sa vie
Office National du Film, 1982
KIESLOWSKI, Krzysztof Le Décalogue
Éditions Montparnasse, Paris,
2001
MEYRINK, Gustav Le Golem
Flammarion, Paris, 2003
NABOKOV, Vladimir La Défense Loujine, Gallimard,
Paris, 1991
NEVILLE, Katerine Le Huit
Pocket, Paris, 2004
NEVILLE, Katerine Le Feu sacré
Le Cherche-Midi, Paris, 2009
OUREDNIK, Patrik Classé sans suite
Allia, Paris, 2012
PASTOUREAU, Michel Le jeu d’échecs médiéval
Le Léopard d’Or, Paris, 2012
PEREZ-REVERTE, Arturo Le Tableau du Maître flamand
Livre de Poche, Paris, 1994

77
Jouer sa vie en jouant aux échecs

PESSOA, Fernando Poèmes païens


Bourgois, Paris, 1989
POE, Edgar Allan Histoires grotesques et sérieuses
Gallimard, Paris, 1978
RITTAUD, Benoît L’assassin des échecs
Le Pommier, Paris, 2010
SCOTT, Allan The Queen’s Gambit
Et FRANCK, Scott Télésérie, Netflix, 2020
ZWEIG, Stefan Le Joueur d’échecs
Livre de Poche, Paris, 1991

78
Notes

1 Vaillancourt préfère le titre anglais de cette série et roman, car justement le mot
Gambit fait référence au sacrifice d’un pion.
2 Le jeu d’échecs médiéval, Le Léopard d’Or, Paris, 2012, p.10.
3 L’église dans laquelle le jeune Bergman a découvert une fresque montrant des
joueurs d’échecs parmi diverses scènes bibliques datait du XIVe siècle.
4 Voir Mysterium Conjunctionis, Paris, Albin-Michel, 2000.
5 Par exemple, Michel Pastoureau ne croit pas que la mort du roi, l’échec et mat,
soit la fin prévue de la partie, du moins avant le XIIe siècle. Quelques textes
d’époque nous apprennent que lorsque le roi est coincé – nous dirions échec et
mat – la possibilité est donnée de le déplacer un peu afin de lui assurer l’immunité.
Comme dirait René Girard, la royauté apparaît dans la forme stable que nous lui
avons connue dans l’histoire lorsque les rois boucs-émissaires réussissent à
différer durablement leur sacrifice et à rester, donc, confortablement installés
sur leur trône.
6 Bien que le poème ait été excellemment traduit en français, j’utilise ici l’original
espagnol.
7 L’ananké est un thème de la mythologie comme de la philosophie de la Grèce
antique. Un peu à la manière du karma hindou, les hommes sont enchaînés à
leurs actions par une sorte de nécessité et ils payent leurs injustices en étant
jetés impitoyablement dans le Tartare. Leur démesure, leur hybris, a pour prix
une chute en proportion de la hauteur à laquelle ils avaient orgueilleusement
cru s’élever.
8 « L’homme est une corde tendue au-dessus de l’abime », le Zarathoustra de
Nietzsche.
9 Parmi les facteurs expliquant ce succès, il y a le fait que l’ascension de l’héroïne
au firmament des échecs se déroule durant les années 60, années qui sont asso-
ciées dans notre imaginaire à plusieurs formes d’émancipation, et bien avant
l’apparition des ordinateurs dans la compétition et l’assistance aux joueurs
d’échecs. Pour les téléspectateurs rivés à leurs écrans d’ordinateur à cause du
télétravail sanitaire, c’était comme une part de rêve ! Nous verrons plus loin le
distinguo à faire entre le jeu humain et le jeu de l’ordinateur.
10 Inspiré du roman éponyme de Walter Tevis, paru en 1983.
11 Ce patronyme d’origine allemande était porté par un grand nombre de juifs
d’Europe centrale et d’Ukraine. À sa mort, une cérémonie religieuse chrétienne
est tenue dans la petite ville près de l’orphelinat. Très peu de gens y participent
et manifestement aucun membre de sa famille.
12 Dans la mesure où Beth et Schaibel sont juifs, comme je le pense, l’escabeau du
concierge peut rappeler symboliquement l’échelle de Jacob. « Tout est symbole »
et dans cette série, c’est très vrai. En franc-maçonnerie, cette échelle est d’ailleurs
un escabeau.

79
Jouer sa vie en jouant aux échecs

13 Dans le film « Jouer sa vie » de Gilles Carles, Camille Coudari, qui est à la fois
Maître international et psychologue, explique la personnalité de grands joueurs
soviétiques tels Petrossian et Kortchnoï qu’il qualifie de survivants. Petrossian
a passé plusieurs jours caché dans des chiottes publiques lors du siège de Lénin-
grad durant la guerre. Il avait douze ou treize ans. Pour Coudari, de telles expé-
riences ont suscité chez ces joueurs d’échecs l’instinct de survie, la résilience. Ils
peuvent supporter des situations très tendues. Petrossian est né en 1929 et
Kortchnoï en 1931. Borgov parait trop jeune pour les incarner à l’écran. Sa
personnalité impassible et son jeu méthodique font plus penser à Karpov. Les
deux noms ont d’ailleurs six caractères. Mais Karpov est né en 1951, bien après
la fin de la guerre. Il est donc trop jeune pour être le Borgov de cette série, qui
se déroule à la fin des années 60. En effet, Karpov n’est devenu champion du
monde qu’en 1972. Donc, de quelle survivance parle Borgov, si ce n’est pas celle
de la guerre ?
14 J’ai montré dans mon étude L’Évangile selon Bergman la signification symbolique
du miroir dans le dialogue de l’âme avec elle-même, motif qui revient dans
plusieurs de ses films, et cela des premiers aux derniers.
15 Fischer est revenu sur la scène échiquéenne en 1994 pour affronter son ancien
rival du championnat du monde, Boris Spassky. Cela se passa à Sveti Stefan
(aujourd’hui au Montenegro), durant la guerre de Yougoslavie. En pleine confé-
rence de presse, Fischer cracha sur la lettre du Département d’État américain
l’informant qu’il violait l’embargo sur la présence de citoyens américains sur ce
territoire. Puis Fischer pavoisa lors des attentats de 2001, se répandant en décla-
rations antiaméricaines et antisémites. Fischer était juif par sa mère. Il n’a pas
connu son père. Cette équation familiale a sans doute inspiré les scénaristes de
The Queen’s Gambit, car telle est la situation de Beth. Fischer s’est ensuite exposé
à des représailles, notamment la révocation de son passeport, ce qui détermina
sa condition d’exilé et de nomade. Il passa ainsi de la Hongrie au Japon, pour
finalement s’installer et mourir en Islande, pays où il avait remporté son titre
de champion du monde en 1972. « Quand les joueurs se seront retirés, quand le
temps les aura consumés, le rite ne sera pas pour autant accompli », dit Borges
dans son sonnet.
16 Secrétaire à la Défense sous le Président George W. Bush. « La vieille Europe me
fatigue », déclara Rumsfeld devant les tergiversations de certains pays à entrer
en guerre en Irak.
17 Pourquoi la guerre ? S. Freud et A. Einstein, Rivages, 2005.
18 Après avoir durement remporté son match de championnat du monde contre
Karjakin, à New York et joué au grand tournoi de Londres, le norvégien Carlsen
s’est retrouvé fin 2016 à Doha pour le championnat de parties rapides et confiait
à un journaliste : « Cela fait plus de deux mois que je ne suis pas rentré chez moi. »
Dans la série The Queen’s Gambit, on sent l’importance pour Beth d’acheter la
maison de sa mère adoptive, à Lexington Kentucky. Certes, cet endroit est loin
des grandes capitales où ont lieu les tournois (New York, Paris, Mexico et
Moscou), mais il est pour elle un havre et un ancrage la préservant d’un naufrage
imminent.
19 José Luis Capablanca, joueur cubain, champion du monde de 1921 à 1927.
20 « L’automate de Maelzel », intégré au recueil Histoires grotesques et sérieuses.
21 Athènes et Jérusalem, Aubier, Paris, 1967.

80
Notes

22 Nous mettons Athènes en italique pour souligner qu’il s’agit ici plus d’une forme
symbolique que d’une histoire « neutre » de la philosophie.
23 Dieu, c’est-à-dire la nature.
24 Autrefois, les grands-maîtres étaient soviétiques, russes, de préférence. Mais
avec le règne de Viswanathand Anand, champion du monde originaire de l’Inde,
les significations culturelles et imaginaires attachées à la Russie n’ont plus le
monopole chez les écrivains…
25 Loujine, Munoz, Charousek et Marco se ressemblent par ce trait de solitude et
de marginalité.
26 L’auteur semble s’inspirer du jeu d’échecs dit de Charlemagne, dont la légende
affirme qu’il aurait été remis à l’empereur en l’an 800 par le calife de Bagdad,
Haroun-el-Rachid. Mais selon l’historien médiéviste Michel Pastoureau, Char-
lemagne n’a jamais joué aux échecs. Ce jeu en ivoire, qui a fait partie du trésor
de l’abbaye de Saint-Denis au XIIIe siècle, dépositaire et gardienne des objets
symboliques du pouvoir royal, aurait été fabriqué en Italie méridionale au
XIe siècle. Depuis la Révolution française, il est exposé au Cabinet des médailles
de la Bibliothèque nationale de France. Comme le dit si bien Pastoureau, ce jeu
n’a pas cessé de faire rêver, et cela depuis les chansons de geste et les romans
courtois du XIIIe siècle !
27 Abrégé de Grand-Maître.
28 Après ce meurtre surviendra la liquidation du sultan albanais Ali Pacha, ainsi
que de ses dignitaires spirituels, par des janissaires de l’empire ottoman, puis la
mort du poète Shelley, ami de Byron, et de Byron lui-même. Un dernier meurtre,
celui de Taras Petrossian, l’oligarque russe organisateur de tournoi d’échecs et
sponsor de Vartan Azov. La deuxième partie du roman, nigredo, est sous le signe
de la fuite. Kauri, Charlot et Haidée fuient ; idem Xie, Vartan et Key, devant leurs
oppresseurs ou poursuivants. La dernière partie est celle du déchiffrement de la
formule : l’échiquier est la clef, qui implique une forme de sacrifice de soi.
29 L’aveuglement des échecs, c’est-à-dire une sorte d’état second, d’éblouissement,
qui provoque une compréhension supérieure du jeu, mais conjuguée à un oubli
du monde.
30 Le roman regorge aussi d’allusions aux forces de la nature, comprises plutôt que
dominées par l’être humain, ainsi que des sagesses autochtones, notamment à
travers le personnage de Nokomis Key, une Native American, toujours évoquées
par le biais d’une notion de respect.
31 Voir Le penseur sur scène, Paris, Christian Bourgois, 1986.
32 Cette pièce se nomme l’Évêque en suédois, ainsi que dans toutes les langues
scandinaves et germaniques.
33 La fin de la partie d’échecs et la mort semblent cependant une délivrance pour
Antonius et la plupart de ceux qui l’accompagnent. Lors de la scène du confes-
sionnal, Antonius raconte qu’il joue aux échecs avec la Mort. Il regarde avec fierté
sa main droite et parle du sang qui pulse dans ses veines, heureux qu’il est d’être
en vie. Mais la partie d’échecs n’a pas donné les résultats espérés. La fin de la
partie annonce donc la fin d’une vie sans espoir.
34 Le petit Ingmar accompagnait son père pasteur dans une tournée en région. La
fresque en question montrait les joueurs d’échecs parmi d’autres scènes bibliques.

81
Jouer sa vie en jouant aux échecs

35 Le présent texte a d’abord été publié dans l’analyse du Décalogue de mon essai
Jeux interdits, paru aux Presses de l’Université Laval, 2014. Il est ici un peu
modifié.
36 Pawel est représenté au début du film par l’oiseau venant picorer des miettes sur
le balcon, symbole de l’innocence, de la vie qui suit son cours, tandis que la
découverte du chien mort déchire un premier voile sur le monde, celui des vérités
amères et de l’interrogation sur le sens.
37 On traduit généralement ce terme de l’ancien grec par « démesure », « excès »,
voire « arrogance ».
38 Rappelons qu’en allemand cette pièce se nomme der Laufer ou l’Évêque. On peut
comprendre qu’un résidu de transcendance permet de supplanter le jeu méca-
nique du maître. Une autre signification serait celle du fou médiéval : sa bouf-
fonnerie vient subvertir les autorités établies. Dans le film de Bergman que nous
venons d’analyser, c’était également à l’aide de son fou que le chevalier Antonius
Block pensait vaincre la Mort…
39 « Un livre qui ne contient pas son propre contre-livre est considéré comme incom-
plet. » Tlôn, Uqbar, Orbis Tertius, in Fictions, de notre J. L. Borges.
40 Il s’agissait du match des finalistes Hübner – Kortchnoï pour désigner le candidat
affrontant le champion du monde, Karpov, en 1980. Hübner est le grand-maître
qui ne vit pas une fourchette du cavalier adverse lui prenant sa tour.

82
YVES VAILLANCOURT
Essai sur la symbolique du jeu d’échecs
dans la littérature, l’art, la poésie et le cinéma
YVES VAILLANCOURT
Ce ne sont pas les poètes qui deviennent fous
Ce sont les joueurs d’échecs

JOUER SA VIE
Chesterton

Quelle est la quête symbolisée par le jeu d’échecs ? Quels liens


pouvons-nous établir entre Beth Harmon de la récente série
télévisée The Queen’s Gambit et des personnages littéraires
EN JOUANT

JOUER SA VIE EN JOUANT AUX ÉCHECS


comme Loujine ou Monsieur B., de Nabokov ou Stefan Zweig ?
Les joueurs d’échecs sont-ils des fous de Dieu, des mystiques
de l’absolu? Veulent-ils s’affranchir des limites imparties à la
condition humaine et s’élever à un niveau de calcul surhumain,
comme s’ils étaient dotés de l’omniscience ?

Dans cet essai, l’auteur se propose de revisiter un certain


AUX ÉCHECS
nombre d’œuvres littéraires et artistiques qui mettent en Préface de LARRY STEELE
scène le jeu d’échecs. Il part de l’hypothèse chère à Borges selon
laquelle les échecs sont un petit théâtre reproduisant le drame
cosmique, où l’être humain, même surdoué, se brûle les ailes
dans son désir de perfection.

Après deux essais sur la spiritualité dans le cinéma et un sur


l’expérience océanique, l’auteur s’intéresse maintenant à ces
mystiques méconnus que sont les joueurs d’échecs. Professeur
de philosophie, auteur de plus d’une dizaine d’ouvrages dans des
genres variés, Yves Vaillancourt est aussi joueur d’échecs.

www.pulaval.com
Photographie de couverture : iStockphoto

Collection À propos
Philosophie
À propos

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