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Nerval romantique ? C’est une bonne question pour commencer une discussion sur
un des poètes qui échapperont toujours aux classifications. Oui, certainement romantique
par sa vie, son tempérament, ses amitiés littéraires, mais surtout par son goû t du rêve (« Le
rêve est une seconde vie… »), d’un ailleurs (exotisme, quête, voyage s’y rattachent), goû t de
la supra réalité, des essences à l’œuvre dans le réel, de l’indicible, de la complexité du
mystérieux mot en train de devenir vers doré et par d’autres données encore ! On n’oubliera
pas Nerval traducteur de Faust, ce qui se constitue en un autre argument très fort de son
appartenance au Romantisme. Peut-être qu’une autre question, découlant dans une
certaine mesure de la première, serait la suivante : « À quel Romantisme appartient
Nerval ? ». Et on devrait répondre : à celui auquel tous ses prédécesseurs ont conduit, au
Romantisme de ses plus hautes cimes d’expression poétique, ou, comme diraient d’autres,
moins bavards, au « romantisme à sa limite » (Bertrand et Durand). Certainement, cette
limite est en premier lieu d’ordre temporel. Les années ’50 ont vu se dérouler trop de
changements dans les esprits, dans la société, dans les arts ; il s’agit de temps différents, du
« coucher du soleil romantique ». Mais c’est aussi limite dans le sens de frontière, période
qui marque le passage d’un â ge d’évolution littéraire, poétique à un autre.
Nerval demeure le plus original et le plus paradoxal (que la structure pléonastique
soit pardonnée !) de ses confrères, ses coreligionnaires. Lorsque la connaissance d’un
homme ou d’un phénomène échappe, ou se montre difficile, les étiquettes ne font pas
défaut. Et l’on doit reconnaître qu’elles aident à (re)construire une image qui rendra
compte de la complexité du sujet exploré. Dans ce contexte, pour faciliter l’approche, on
pourrait énumérer des mots tels : bohême littéraire, voyage, passion, lucidité, déraison,
folie, discrétion, rêve, Orient, mythologie, idéal, suicide. Mais une autre série pourrait mieux
en parler : El Desdichado, Vers dorés, Chimères, Filles du feu, Aurélia, Delfica, Artémis, Le
Christ aux Oliviers.
Ce n’est qu’au tournant du siècle que le poète des chimères commença à se faire un
public, et ce, grâ ce aux surréalistes et à Proust. Ce dernier salua en lui un artiste « aux
antipodes des claires et faciles aquarelles », attaché à approfondir un « au-delà
indéfinissable » (dans Contre Sainte-Beuve). Nombreux sont ceux qui ont facilement pu voir
en lui un « arpenteur des mondes invisibles », mais aussi du Paris moderne,
« inséparablement voué à sonder les profondeurs du langage et à déambuler dans les
parages du merveilleux et de la poésie populaire » (Bertrand et Durand). Sa trajectoire
singulière nous conduit à reconnaître en Nerval ce qu’il a représenté pour le courant dont
on parle, une quintessence.
Dans sa jeunesse, Gérard Labrunie, fervent romantique du groupe des Jeunes-
France et des Bousingots1, à cô té d’un Aloysius Bertrand ou d’un Théophile Gautier, croit à
la révolution et à la révolution esthétique. Et il participera aux deux (en réalité à trois, car
pour les révolutions sociales, il prend part à celle de 1830 et à celle de 1848 et pour
l’esthétique il serait impardonnable que de ne pas réserver une place à cette question). Il
prendra également part à la « Bataille d’Hernani » en tant que « lieutenant de Hugo ». Donc
on peut bien voir avec Nerval, ce rêveur incurable que sa nature n’empêche jamais d’agir,
quel qu’en fû t le désenchantement, que le Romantisme s’avère être un combat perpétuel, ce
qui justifie aussi, probablement, ses innombrables (et ultérieures) victoires littéraires !
Pour ce qui est de sa carrière de voyageur, on devrait rappeler quelques lieux de
prédilection : l’Orient (impressions qu’il réunira dans Voyage en Orient en 1851), l’Italie,
l’Allemagne.
L’étude de sa poésie est inséparable d’un contexte littéraire qui marque une fin
(celle du Romantisme) ouvrant à autre chose, à d’autres modalités littéraires (à la
modernité), contexte fortement marqué par l’idée de changement, de renouveau. Un autre
point fort de l’approche nervalienne passe par la question de la mythologie, qu’il s’agisse de
la mythologie traditionnelle, illustrée selon des repères géo-culturels très divers, éloignés
et multiples, que d’une mythologie personnelle, résultat d’une capacité étonnante du poète
de relier des espaces, des cultures et des époques, des symboles, significations et réalités.
Le rapport rêve / vie est une autre coordonnée romantique imprégnée de la personnalité
nervalienne ; plus que d’un rapport entre deux « données », il s’agit d’une reconnaissance,
d’une continuité, d’une unité auxquelles les deux convergent. Il faut noter l’originalité de
cette convergence, car elle nous parle aussi d’une autre, sujet de toutes nos recherches, la
littérature. Car, selon la perspective ouverte par Nerval, ce lieu où le rêve et la vie fondent
pour fonder une autre « réalité », c’est justement la littérature. Les études consacrées le
long du temps à Nerval sont impressionnantes et elles constituent de solides bases pour
une connaissance de l’œuvre suivant la perspective thématique, stylistique, symbolique,
mythologique, poétique, sémantique, discursive.
Une approche très intéressante nous semble être celle qui pose le problème du
paradoxe du texte, qui, malgré l’impression d’hermétisme, ouvre sur des possibilités très
souples et variées d’interprétation, texte par excellence ouvert. C’est peut-être en accord
avec sa quête du Livre, car, on se rappelle aussi que le conteur avait fait de la quête du livre
perdu un de ses thèmes cardinaux. Prosateur avant d’être poète, auteur de nouvelles,
mémoires, souvenirs, articles de presse, divers récits, contes et légendes, Nerval semble
avoir saisi les illimités du langage poétique avant ses contemporains poètes (Lamartine,
1
Les Jeunes-France – groupe de jeunes romantiques libéraux qui n’hésitent pas d’afficher leur excentricité littéraire et
sociale; pour plus de détails voir le lexique de la fin du livre; les Bousingots - qui empruntent leur nom à une pièce
vestimentaire (un chapeau ciré que portainet les marins) – groupe de jeunes rebelles et chahuteurs qui clament le droit à
l’originalité. à la libeté et à la révolution.
Hugo, Vigny, Musset), lui, « expérimentateur fluide de formes nouvelles de vision et de
diction » (Bertrand et Durand).
Mince quantitativement parlant, son œuvre se laisse explorer sous une diversité
étonnante d’aspects et montre ainsi sa pluralité diamantine de facettes. Sous les sonorités
très musicales de la surface se cachent des tourments, des tensions d’un moi fêlé, disjoint,
enfant du siècle à sa façon, détrompé sans avoir joui, sinon après avoir très peu joui, sujet
lyrique entonnant son désenchantement, sa souffrance qui ne ferme sur rien, qui pousse au
questionnement – tout d’abord identitaire. D’ailleurs, l’étape où il avait « ronsardisé » (il
avoue que les petites odes de Ronsard avaient servi de modèle à ses odelettes) sera
dépassée lorsque Nerval se tourne vers une « esthétique de la concentration » (J. Bony) qui
signifiera aussi la concentration sur certains thèmes, parmi lesquels celui de l’identité, lié,
celui-ci, au thèmes de la religion, du temps, de l’espace, de l’amour, de l’appartenance, des
racines, de l’histoire, de la quête, du sens, thème-somme on pourrait dire sans rien craindre.
Du reste, le mot concentration vise sans conteste dans la formule « esthétique de la
concentration » la modalité d’expression. Une fois l’étape de la poésie du Parnasse
dépassée, tout le dernier quart du siècle cherchera cette formule, inaugurée, à certains
endroits, par Nerval et Baudelaire.
Si l’â ge de la modernité se reconnaît avant toute chose par la nouvelle capacité de la
poésie de « s’éprouver comme un langage en acte plutô t que comme le moyen subsidiaire
d’une transmission » (Bertrand et Durand, p. 224), Nerval illustre au plus haut point cette
« révolution ». Et il aboutit à une autre révolution encore, celle qui est le résultat d’une
métamorphose, la transmutation du désenchantement dont tous les romantiques ont
souffert en réenchantement du monde, suite au réenchantement du langage et de ses
pouvoirs (comme l’ont remarqué, dans la foulée de Bénichou, Jean-Pierre Bertrand et
Pascal Durand). C’est dans ces transformations subies par la poésie que l’on doit situer la
problématique de la communication nervalienne, émergeant entre hermétisme et
ouverture. Ce qu’un lecteur non-initié dans la poésie des Chimères perçoit à un prime
abord, c’est une musique à même d’annuler toute tension, d’instaurer un état d’empathie,
où le lecteur s’ouvre au texte, où le texte s’ouvre à l’intelligence et à la sensibilité, à la
mémoire culturelle du lecteur. La densité des symboles, des lieux qui nous interrogent dans
un texte, de ses multiples références, des allusions et suggestions pourrait-elle fermer ou
plutô t ouvrir à la lecture, pourvu que l’on s’y engage à cœur joie, désireux de découverte !
Et dans ce sens El Desdichado occupe aussi une position emblématique, figurant comme
porte d’entrée dans cette architecture si mystérieuse, attrayante, riche et à la fois
accueillante – des Chimères !
Liliana Foşalău