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Séquence 1re Séries générales et technologiques

Séquence 1re
Séries générales et technologiques

Imaginer et penser avec


les Fables de La Fontaine
Livres VII à XI
Par Françoise Rio, professeure de lettres au lycée Jeanne d’Albret (Saint-Germain-en-Laye)

Objet d’étude : La littérature d’idées du xvie au xviiie siècle

Parcours associé : Imagination et pensée au xviie siècle

Sommaire
Présentation
Support : « La Fontaine à l’école, c’est un drame absolu », déclarait Fabrice
– Jean de La Fontaine, Fables, Livres VII à XI, Nathan, Luchini durant l’émission radiophonique Répliques du 8 janvier 2011,
coll. Carrés Classiques – Bac, Œuvres intégrales, 2019. tandis qu’Alain Finkielkraut lui rétorquait : « Le pire des drames, c’est
quand La Fontaine n’est plus à l’école ». Il est vrai que le statut scolaire
Étape 1. Parcourir le recueil
des Fables n’est pas la moindre des ambiguïtés de notre auteur patri-
Séance 1 : Comment lire et dire les Fables ?
monial. À son époque, La Fontaine a œuvré pour transformer le genre
Séance 2 : Un écrivain aux normes ou en marge du
didactique de la fable ésopique en élégante poésie mondaine et phi-
classicisme ?
losophique. Lui qui décrit un écolier comme « Certain Enfant qui sen-
Séance 3 : Vertiges de l’imagination (explication linéaire 1 :
tait son collège / Doublement sot et doublement fripon / Par le jeune âge,
« La Laitière et le Pot au lait »)
et par le privilège / Qu’ont les pédants de gâter la raison » (« L’Écolier, le
Étape 2. Classer et penser les Fables Pédant et le Maître d’un jardin », IX, 5) serait peut-être dépité de voir
Séance 4 : Le pouvoir de la fabulation ses fables récitées à l’école et régulièrement inscrites aux programmes
Séance 5 : Le mirage de la vanité (explication linéaire 2 : des collèges et lycées. Que dirait-il de les voir désormais citées comme
« Le Coche et la Mouche ») modèles du story-telling, cette manière de raconter une histoire à des
Séance 6 : La Fontaine, moraliste épicurien (explication fins de persuasion plus ou moins mercantile, lui qui cherchait à plaire
linéaire 3 : « Le Héron ») pour instruire, certes, mais surtout pour nous inciter à jouir de ce que la
Séance 7 : La Fontaine : pédagogue, philosophe ou papillon vie et la nature offrent à chacun, sans « rien de trop » (IX, 11) ? Ces para-
du Parnasse ? (sujets de dissertation) doxes de la réception contemporaine des fables peuvent être abordées
lors de la lecture en classe de Première des Livres VII à XI.
La séquence proposée ici s’attache à traverser le recueil dans la
perspective du parcours associé « Imagination et pensée au xviie siècle ».
Les + numériques Au fil d’explications linéaires et de lecture comparée de plusieurs fables,
il s’agira de montrer comment La Fontaine joue des charmes de l’imagi-
Dans cette séquence, vous pourrez exploiter naire pour en déjouer les pièges, tout en célébrant parfois la puissance
les ressources multimédia suivantes, disponibles sur réflexive des « songes », l’invitation à penser que nous offre la fiction.
le site NRP dans l’espace « Ressources abonnés ».
Rendez-vous sur http://www.nrp-lycee.com.
Séance 1 : Le cercle des citations
Séance 2 : Fiche-mémo sur la vie et l’œuvre de la
Fontaine
Séance 3 : Le commentaire de « La Laitière et le
pot au lait »
Séances 3 et 4 : Textes pour le parcours associé
32 NRP LYCÉE7 : Synthèse
Séance SEPTEMBRE
autour 2017
du thème
« Imagination et pensée au xviie siècle »

32 NRP LYCÉE MAI 2020


Séries générales et technologiques Séquence 1re

ÉTAPE 1. Parcourir le recueil

SÉANCE 1 Comment lire et dire les Fables ➔➔Classer les fables


pour les connaître
Objectifs :
On propose un calendrier et des pistes de lecture cursive du recueil
– Proposer des pistes de lecture pour faciliter l’appropriation
au cours de laquelle les élèves pourront recourir au « carnet de lecture »
des fables
conseillé sinon imposé. Les dix suggestions suivantes, non exhaustives,
– S’entraîner à la lecture à voix haute des vers de La Fontaine
visent à faciliter le parcours de lecture et l’appropriation d’une partie
des quatre-vingt-dix fables au programme.
➔➔Se souvenir de quelques fables – Classez les fables selon la nature des personnages mis en scène
(êtres humains, animaux, éléments naturels, objets).
La séance initiale s’appuie sur les connaissances que les élèves – Sélectionnez dans l’ensemble du recueil une dizaine de fables
ont acquises des fables de La Fontaine au cours de leur scolarité. qui vous « parlent » en particulier, en justifiant brièvement votre choix.
En général, les titres spontanément cités appartiennent plutôt – Recopiez au fil du recueil une douzaine de vers dans lesquels
au premier recueil, même si un rapide coup d’œil sur l’index des La Fontaine exprime son art poétique, c’est-à-dire sa conception du
Livres VII à XI au programme (p. 236-237 dans l’édition « Carrés genre de l’apologue, du « charme » et des buts qu’il attribue à celui-ci.
Classiques ») pointera quelques fables parfois étudiées en classe – Faites le portrait de trois ou quatre animaux qui sont des person-
de seconde (notamment « Les Animaux malades de la Peste », nages récurrents (le lion, le loup, le renard …), en analysant leurs divers
« Les Deux Coqs », « Les Obsèques de la Lionne », « Le Savetier et traits de caractère, leurs manières de parler, et les défauts ou qualités
le Financier » …). humains qu’ils incarnent.
– Recensez les principaux défauts humains que le fabuliste cri-
tique, ainsi que les qualités et les valeurs dont il fait l’éloge.
– Analysez l’image que La Fontaine donne du pouvoir monar-
chique, de la relation entre le roi et ses courtisans ainsi qu’avec son
peuple, et sélectionnez quatre ou cinq fables qui vous paraissent
emblématiques de ce thème.
– Dégagez les préceptes qui fondent un art de vivre selon La
Fontaine, une conception du bonheur.
– Distinguez les différentes places et modalités d’expression de la
« morale » : relevez des exemples de fables dont la morale est explicite
ou implicite, placée avant ou après le récit, formulée à la première per-
sonne du singulier ou du pluriel, ou sous forme d’adresses directes au
lecteur à l’aide de verbes à l’impératif.
– Repérez des exemples de l’ironie du fabuliste, dans les récits ou
les morales.
– Constituez un florilège des principales figures de style employées
dans les fables, en illustrant chacune d’elles par un exemple (notam-
ment : comparaison, métaphore, personnification, allégorie, méto-
nymie, périphrase, euphémisme, litote, apostrophe, hyperbole,
accumulation, gradation, parallélisme, antithèse, oxymore, chiasme,
zeugme).
On demandera à chaque début de cours la présentation d’un de
ces éléments de recherche par un élève désigné au hasard.

➔➔Les fables à voix haute


On clôt la séance initiale par une oralisation des fables (RN « Le
cercle des citations ») : debout, en cercle, les élèves lisent à tour de rôle
des vers extraits des fables en variant l’intonation, l’expression d’une
émotion, les gestes, etc. L’exercice, qui pourra être répété plus tard,
offre également l’occasion de rappeler les règles de diction des vers
(décompte syllabique, liaisons, accents).

Nicolas Lormeau et Christian Gonon dans une


représentation des Fables de La Fontaine à la Comédie-
Française, mise en scène de Robert Wilson, 2004.

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Un écrivain aux normes


SÉANCE 2 – La relation contrariée entre La Fontaine et Louis XIV.
– La réception des Contes et des Fables, écrits sous la protection de
ou en marge du classicisme ? la Duchesse d’Orléans puis de Madame de la Sablière.
– La fin de vie d’un Académicien converti à la dévotion chrétienne.
Objectifs : À l’issue de ces exposés, les élèves remplissent une fiche-mémo
– Connaître les principaux éléments de la biographie de (un modèle est disponible en RN ).
La Fontaine.
– Replacer les Fables dans le contexte du règne de Louis XIV La Fontaine et le classicisme
et du courant classique On invite les élèves à raviver leurs connaissances sur le classi-
Supports : cisme au moyen d’une carte mentale ou d’une fiche de synthèse.
– Les éléments biographiques, historiques et culturels présen- Au cours de l’étude du recueil, ils complèteront leur recherche en
tés dans l’édition « Carrés Classiques » p. 4 à 12 distinguant comment les fables respectent et transgressent à la fois
– Le site https://www.la.fontaine-ch-thierry.net. les principes de l’esthétique classique, dans une relation paradoxale
– Des extraits de l’émission « Secrets d’histoire : Jean de La que l’on pourrait comparer à celle que La Fontaine entretenait avec
Fontaine, l’homme à fables » diffusée sur France 3 le 23/08/2019 la monarchie de Louis XIV. En effet, le fabuliste a constamment affir-
et disponible sur Youtube mé son admiration des modèles antiques tout en s’affranchissant
– La biographie écrite par Erik Orsenna, La Fontaine : une école de ceux-ci pour adapter le genre de la fable au goût moderne. Il
buissonnière, Livre de Poche, 2019, très facile à lire vise à plaire pour instruire ses lecteurs, en écrivain « moraliste » qui
– Les préfaces aux deux recueils des Fables écrites par La pourtant déjoue, par son ironie, le code des moralités et la fonction
Fontaine en 1668 et 1678 didactique des fables. Et s’il cultive le goût autant éthique que sty-
listique de la mesure, il revendique avant tout le plaisir de la variété
qui se manifeste notamment par l’hétérométrie.
La vie d’un courtisan en quête de liberté
« Diversité, c’est ma devise »
Selon le profil de la classe et le temps disponible, la présentation
de la biographie sera assurée par le professeur ou par des élèves. On se Cette déclaration de La Fontaine, qu’on trouve dans son conte
focalise sur quelques éléments qui peuvent faire l’objet de brefs expo- « Pâté d’anguille » (1674), fait écho à la morale de la fable « Le Singe
sés, accompagnés de diaporamas ou d’affiches illustrées. et le Léopard » (Livre IX, 3) : « […] ce n’est pas sur l’habit / Que la diver-
– L’enfance à Château-Thierry puis la jeunesse partagée entre la sité me plaît, c’est dans l’esprit ». La revendication de la diversité est
retraite spirituelle à l’Oratoire et la joyeuse compagnie des poètes de également au cœur de l’« Avertissement » placé en tête du second
cabarets. recueil : le fabuliste annonce que les fables réunies dans celui-ci ont
– L’épisode enchanté de la vie de poète pensionné par Fouquet « un air et un tour un peu différent » par rapport au premier recueil,
au château de Vaux. « tant à cause de la différence des sujets, que pour remplir de plus de
variété [son] ouvrage. » Il précise également qu’il a cette fois privilé-
gié l’influence de Pilpay à celle d’Ésope, et « tâché de mettre en ces
deux dernières parties toute la diversité dont [il était] capable ». On
comparera cette préface à celle, plus longue, du premier recueil
de 1668 : dans le second recueil publié dix ans plus tard et dédica-
cé à Madame de Montespan, il n’est plus question du destinataire
enfantin dans l’« Avertissement » du premier, dédicacé non plus au
Dauphin, mais à Madame de Montespan.

Vertiges de l’imagination
SÉANCE 3
(explication linéaire 1)
Supports : « La Laitière et le Pot au lait », VII, 10 ; un extrait
du fragment 41 des Pensées de Pascal
Objectifs :
– S’entraîner à l’explication linéaire orale
– Aborder le thème du parcours associé

➔➔Repérer la composition de la fable


et construire une problématique
Cette fable, parmi les plus célèbres du recueil, fait l’objet de la
première explication linéaire pour au moins trois raisons :
Frontispice des Fables choisies de Jean de la Fontaine, – Montrer que l’une des originalités de La Fontaine consiste à
éditions de 1755 – 1759, gravure d’après Oudry et Dupuis, BnF, mettre en scène des personnages humains et non plus exclusive-
Paris.

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ment des animaux comme c’était le cas dans les fables d’Ésope. L’explication linéaire est en ressource numérique.
Cette fable est d’ailleurs inspirée d’un conte de Bonaventure des
Périers.
– Analyser le rapport complexe, voire contradictoire ici, entre ➔➔Question de grammaire
le récit et sa moralité.
– Comprendre l’ambiguïté du discours sur l’imagination dont le Étudiez la construction des vers 30 et 31 :
fabuliste montre à la fois les charmes et les risques. Il s’agit de deux propositions interronégatives partielles, dans les-
La première lecture à voix haute mettra en valeur la vivacité quelles l’adverbe de négation « ne » est employé seul (sans « pas »), car
du récit et sa construction en miroir. Dans les trente premiers vers, le sujet du verbe est dans le v. 30 un substantif précédé de l’adjectif
le récit oppose le rêve éveillé de Perrette (v. 1 21) à sa chute qui interrogatif « quel », et dans le v. 31, le sujet est le pronom interrogatif
marque le retour à une piètre réalité (v. 22 à 29) ; la morale, formu- « qui ». Ces deux vers s’apparentent à des questions rhétoriques, visant
lée dans la deuxième partie de la fable, généralise la mésaventure à renforcer une affirmation en prenant à partie le destinataire.
de la laitière (v. 30 à 37) en l’illustrant par les propres fantasmes
et désillusions du fabuliste (v. 38 à 43). À l’aide du questionnaire
proposé p. 35 dans l’édition « Carrés Classiques », les élèves propo- ➔➔Parcours associé
seront diverses problématiques. La lecture linéaire développée ici
Les textes et plans de commentaires de ces deux textes de Pascal
répond à la question : comment cette fable illustre-t-elle la puis-
et de Fontenelle sont disponibles en RN.
sance trompeuse de l’imagination ?

ÉTAPE 2. Classer et penser les Fables


qualifiées de « contes vulgaires » (v. 2), c’est-à-dire faites pour plaire
SÉANCE 4 Le pouvoir de la fabulation au peuple, et caractérisées par leurs « grâces légères » (v. 3) ; légèreté
opposée à l’« art tyrannique » (v. 36) par lequel l’orateur grec tente de
Modalités : Trois fables extraites du Livre VIII « Le Pouvoir « forcer les cœurs », à coups de « figures violentes ». Or, plus il « tonne »
des Fables » (4) ; « Les Deux Amis » (11) ; « Les Obsèques de la (v. 42), moins il émeut son public « fait à ces traits » (v. 45), trop habitué
Lionne » (14) à cette rhétorique. L’auditoire sera au contraire charmé et captif dès
Objectif : Poursuivre l’analyse des pouvoirs attribués au le début d’une histoire d’anguille et d’hirondelle qui laisse attendre
« songe » et à la fiction à partir de la lecture comparée de ces quelques péripéties. Le succès de la fiction, par rapport à l’échec du
trois fables discours argumentatif traditionnel, tient selon La Fontaine au plaisir
que prodigue celle-ci, répondant au besoin d’histoires hérité de l’en-
fance et qui perdure en tout adulte, à commencer par lui-même. « Si
➔➔Questions Peau d’âne m’était conté, / J’y prendrais un plaisir extrême. / Le monde
est vieux, dit-on, je le crois ; cependant / Il le faut amuser encor comme
1. Comment est illustré et justifié le « pouvoir des fables » dans un enfant. »
la fable ainsi intitulée ?
2. Comment les deux autres fables justifient-elles la rime 2. Songes et mensonges
entre « songes » et « mensonges » qu’on trouve aux v. 52-53 des La polysémie de ces deux mots est souvent exploitée dans le
« Obsèques de la Lionne » ? recueil. Le terme de « songe » peut désigner le rêve éveillé, rêverie
3. Quelles vérités ces « mensonges » révèlent-ils ? ou fantasme dirait-on aujourd’hui, que nourrissent la laitière autant
que La Fontaine lui-même qui se rêve roi du monde (« La Laitière et
➔➔Éléments de réponse le Pot au lait » VII, 10), ou bien le curé anticipant ce que va lui rap-
porter le mort qu’il enterre (VII, 11). Dans « Les Deux Amis » comme
dans « Le Songe d’un habitant du Mogol » (XI, 4), le « songe » est le
1. « Le Pouvoir des Fables » : un art poétique rêve du dormeur. Ces songes qui animent le sommeil s’apparentent
de La Fontaine à des visions porteuses d’un sens à déchiffrer, et réveillent le dor-
Au fil de son second recueil, plus encore que dans le premier, le meur pour le conduire à l’action : ainsi, l’homme du Monomotapa,
fabuliste multiplie les réflexions sur les caractéristiques et les fina- ayant vu en songe son ami « un peu triste », a volé au secours de
lités du genre de la fable, que ce soit dans la dédicace à Madame celui-ci parce qu’il a confondu son rêve avec la réalité. Quant au
Montespan et dans l’épilogue, ou bien au début du « Dépositaire mot « mensonge », il désigne tour à tour l’invention délibérée à des
infidèle » qui ouvre le Livre IX, ou plus explicitement encore dans « Le fins mystificatrices (un mari fait croire à sa femme qu’il a pondu un
Pouvoir des Fables » qui recourt à une plaisante mise en abyme. En œuf dans « Les Femmes et le secret », le « Dépositaire infidèle » pré-
s’adressant d’abord à l’ambassadeur de Louis XIV à la cour d’Angle- tend qu’un quintal de fer a été dévoré par un rat, avant de se faire
terre, La Fontaine raconte l’histoire d’un orateur antique qui recourt entendre dire qu’un hibou aurait enlevé son fils) et l’art de la fiction
à une fable animalière pour capter l’attention de son auditoire aupa- lui-même, apparenté à l’apologue que vante La Fontaine. « C’est pro-
ravant indifférent à son discours sur le salut public. Les fables sont ici prement un charme : il rend l’âme attentive/ Ou plutôt il la tient cap-

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tive, / Nous attachant à des récits/ Qui mènent à son gré les cœurs et les puisque les trente-deux vers, alternant alexandrins et octosyl-
esprits. » (« À Madame de Montespan », v. 7-10) Dans « Les Obsèques labes, présentent d’abord le récit avant d’en dégager une morale.
de la Lionne », le cerf fait habilement rimer songe et mensonge : L’explication linéaire montrera comment les ressources plaisantes
calomnié par les courtisans, il sauve sa vie en prétendant avoir vu de la fable animalière permettent de critiquer la vanité des « impor-
en songe la défunte lionne qui, bienheureuse aux Champs Élysiens, tuns », ces inutiles qui se croient « nécessaires » et s’illusionnent sur
lui aurait dit de ne pas pleurer lors de son enterrement. eux-mêmes, confondant l’être et le paraître.

3. Vérités des mensonges Le titre


« Le doux charme de maint songe / Par leur bel art inventé,/ Sous La juxtaposition de deux mots qui se réfèrent à deux réalités dis-
les habits du mensonge / Nous offre la vérité », écrit La Fontaine dans tinctes (un moyen de transport et un insecte) souligne la disproportion
« Le Dépositaire infidèle » (IX, 1). Si les fables démontent les mys- de taille entre les deux. La mouche est reléguée à la seconde place
tifications (« Les Animaux malades de la peste », VII, 1, « Le Lion, le alors qu’elle se voudrait l’héroïne de l’histoire.
Loup et le Renard », VIII, 3) et montrent l’écart entre nos songes et le
réel, elles sont aussi des « mensonges » qui disent des vérités. Ainsi, V. 1 à 5. Les embarras du coche
l’orateur grec mis en scène dans « Le Pouvoir des fables » se rend Les trois premiers vers présentent le cadre de l’action en soulignant
compte que l’apologue a le don de « réveiller » l’auditoire qu’il pei- la difficulté de la montée du coche le long d’un chemin escarpé : gra-
nait tant à captiver, parce qu’en chaque adulte demeure un enfant dation « montant, sablonneux, malaisé », insistance « et de tous les
en demande de contes ; la fausse alerte donnée en songe à l’un des côtés ». L’antéposition du complément de lieu (v. 1 et 2) crée un effet
« deux Amis » révèle le dévouement réciproque qui les lie ; quant d’attente, de suspense, propre à éveiller la curiosité du lecteur : on se
à l’histoire du cerf qui doit sa vie à son affabulation, elle témoigne demande ce qui va arriver sur ce « chemin ». Les chevaux sont valori-
ironiquement de la naïveté du roi et de la versatilité des courtisans. sés, qualifiés de « forts » et placés en position de sujet du verbe d’ac-
tion « tiraient un Coche ». On comprend d’emblée que c’est à eux que
reviennent tout l’effort et donc le mérite de la montée du véhicule.
➔➔Parcours associé L’hétérométrie répond au goût de la « variété » du rythme et du style
revendiqué par La Fontaine. Les vers 4 et 5 offrent une vision d’en-
Parmi les diverses œuvres du xviie siècle qui célèbrent la fécondité
semble des passagers, réunis par l’adjectif indéfini « Tout », qui place
de l’imagination, on proposera des extraits de L’Autre Monde de Cyrano
ironiquement sur le même plan le « moine » avec les « femmes » et les
de Bergerac ou des Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle
« vieillards » considérés comme inaptes à faire avancer le coche. On
(disponibles en RN ).
peut y entendre une discrète pointe anticléricale qui n’a rien d’original :
la moquerie visant l’inutilité des moines était alors traditionnelle. Au
vers 5, une gradation de verbes à l’imparfait duratif, selon un rythme
Le mirage de la vanité
SÉANCE 5 ternaire « suait, soufflait, était rendu » souligne à nouveau la difficulté
(explication linéaire 2) et la lenteur de la montée tandis que l’allitération en « s » peut suggérer
l’essoufflement par un effet d’harmonie imitative.
Modalités : « Le Coche et la Mouche », VII, 8 V. 6 à 16. L’entrée en fanfare de la mouche
Objectifs :
L’arrivée impromptue de la mouche, véritable élément per-
– Mener une deuxième explication linéaire en vue de l’épreuve
turbateur, est marquée par le passage au présent de narration qui
orale du bac
apporte de la vivacité au récit et crée un effet de rupture. Les verbes
– Étudier comment La Fontaine allie l’art du conte à celui de la
« prétend » et « pense » soulignent les deux défauts majeurs de l’in-
satire propre à la littérature moraliste classique
secte : sa prétention et son illusion. Ces deux erreurs de jugement
se manifestent également par l’absurdité du rapport logique : un
simple « bourdonnement » ne saurait « animer », c’est-à-dire « mettre
➔➔Déroulement en mouvement », faire avancer des chevaux ! Loin d’être une alliée
utile, la mouche n’est qu’un agent perturbateur qui importune
Une moitié de la classe prépare puis présente oralement l’expli-
les chevaux, comme le soulignent l’anaphore « pique l’un, pique
cation linéaire de cette fable, tandis que l’autre moitié se charge de
l’autre », l’allitération en « p » (« s’approche », « prétend », « pique »,
l’explication du « Héron » (cf. séance 7). Ces deux fables permettent
« pense »), et la succession de verbes sans que le sujet soit répété, ce
en effet de mesurer les talents de conteur du fabuliste et d’aborder
qui accélère le rythme du récit. Les actions de l’insecte se réduisent
divers aspects de la critique de la vanité et des distorsions imagi-
à une agitation agaçante pour les chevaux et pour le cocher. La
naires de la réalité qu’entraîne ce défaut humain, l’une des princi-
vision de la mouche « assise » sur le nez de celui-ci est une image
pales cibles de la critique de La Fontaine.
pittoresque, un détail amusant qui participe à la dimension carica-
turale de la scène. Le fabuliste nous donne accès aux « pensées »
➔➔Explication linéaire de la mouche grâce au discours indirect des vers 8 et 9 mais se
désolidarise du leurre de celle-ci en décrivant de manière satirique
« Le Coche et la Mouche » illustre bien la visée à la fois divertis- son agitation désordonnée et inefficace.
sante et moraliste du genre de la fable. Une mouche est convaincue Pour mieux tourner en dérision la vaine prétention de l’animal, le
d’avoir été indispensable à la montée d’un coche dans un chemin fabuliste recourt dans les vers 15 et 16 à une comparaison filée mili-
ardu alors que son agitation n’a fait qu’importuner l’équipage. La taire, encadrée par les rimes embrassées qui crée un écho entre les
composition du texte correspond à la forme classique de la fable mots « gloire » et « victoire ». La mouche est comparée ironiquement

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et la femme qui « chante » ne contribuent pas plus que la mouche à


faire avancer le coche. Moins vaniteux que l’insecte, ils n’en sont pas
moins inutiles. La reprise du récit selon le point de vue du fabuliste aux
vers 23-24 comporte une personnification ironique « Dame Mouche »
et un jugement dépréciatif sans appel, avec l’hyperbole « cent sottises
pareilles ». Aux vers 25-28, la chute du récit est amorcée par une ellipse
« Après bien du travail », et l’arrivée du Coche : la juxtaposition des mots
« au haut » crée un hiatus et un jeu sonore sur l’homonymie. On pour-
rait y entendre les cris d’effort « Oh ! Oh ! » qu’il a fallu pousser pour
hisser le coche en haut du chemin. Le dernier mot du récit appartient
à la mouche qui rivalise encore d’aplomb éhonté en réclamant aux
chevaux sa récompense puisqu’elle revendique d’avoir « tant fait ».
L’expression a valeur d’antiphrase ironique aux yeux du lecteur.

V. 29 à 32. La critique des fâcheux


La morale est introduite par l’adverbe « Ainsi » qui explicite l’analo-
gie entre l’animal et l’homme, développée au présent de vérité géné-
rale. Les cibles humaines de la satire sont désignées par la périphrase
« certaines gens » qui recourt prudemment à l’adjectif indéfini afin de ne
pas nommer explicitement ceux que les contemporains de La Fontaine
pouvaient pourtant identifier : ces « importuns » qui se mêlent de ce qui
ne les regarde pas (« s’introduisent dans les affaires ») et qui « font partout
les nécessaires » ressemblent à ces courtisans si souvent vilipendés par
le fabuliste, et aux intrigants qui s’agitent pour faire leurs intéressants
et faire croire qu’ils contribuent à la marche du pouvoir ou des affaires.
Le jugement de La Fontaine est sans réserve à leur égard : ils « devraient
être chassés » comme on le fait d’un revers de main des mouches qui
nous tournent autour et nous importunent.

Conclusion
En recourant à la personnification des animaux et à un récit alerte
« Le Coche et la Mouche », Gravure de Jean-Baptiste Oudry
et amusant, le fabuliste dresse la satire de défauts humains et sociaux :
pour le livre VII des Fables de Jean de La Fontaine, début du xviiie
la mouche horripilante est la caricature des « importuns », sorte de
siècle.
parasites qui se mêlent de tout sans servir à rien. Plus généralement,
« Le Coche et la Mouche » critique la vanité, la prétention des gens
à un « sergent de bataille » haranguant ses « gens » pour assurer la imbus d’eux-mêmes qui se leurrent sur leur importance et se font ainsi
« victoire » et sa propre « gloire ». Cet emploi parodique du registre une vision déformée de la réalité. C’est un thème à la mode au xviie
épique correspond à ce qu’on appelle le style « héroï-comique » très siècle : ce type de personnages, répandus parmi les courtisans de Louis
apprécié au xviie siècle : il s’agit d’un décalage entre le sujet et la forme, XIV, correspond à ceux qu’on appelait aussi « les fâcheux », nom qui ser-
consistant à traiter un sujet banal, une réalité triviale, sur le ton solennel vira de titre à une comédie-ballet de Molière jouée en 1661. Dans ses
de l’épopée qui glorifie les exploits des héros de guerre, les valeurs du Caractères, le moraliste La Bruyère propose lui aussi de nombreux por-
combat. On en trouve un autre exemple dans la fable « Les Deux Coqs » traits de ces importuns (voir par exemple le portrait de « Théodecte »).
(VII, 14). Dans ces vers, la mouche qui se croit héroïque et toute-puis-
sante est en fait la dupe de sa vanité et de ses illusions absurdes : elle
se contente de « voir les gens marcher » et « le char cheminer » mais ➔➔Question de grammaire
croit que c’est grâce à elle.
Identifiez le type de subordonnée conjonctive circonstancielle
V. 17 à 28. La dérision par l’absurde employée au v. 11 ainsi que le mode, le temps et la valeur du verbe,
Non contente de s’attribuer tout le mérite de l’ascension, la puis réécrivez cette proposition en employant une autre conjonction.
mouche franchit un cap supplémentaire dans la vanité ridicule en Il s’agit d’une subordonnée conjonctive de temps, dont le verbe
récriminant contre ceux qui agissent : comble de l’ironie et de l’injuste est conjugué au présent de l’indicatif, qui a ici la valeur d’un présent de
inversion des rôles ! Le fabuliste joue sur la diversité des types de dis- narration, et qu’on pourrait reformuler à l’aide de la conjonction « Dès
cours rapportés. Au discours indirect des vers 18-19 succède un pas- que le char chemine ».
sage de discours indirect libre aux vers 20-22. Ce style vise d’abord à
amuser le lecteur en faisant ressortir le caractère odieux de l’insecte qui
critique les autres en étant aveugle à ses propres défauts ; les phrases
exclamatives des vers 21 et 22 expriment l’indignation de la mouche.
Le discours rapporté au style indirect libre permet aussi de décrire la
scène, en l’occurrence l’attitude des passagers. Le fabuliste poursuit
ici la discrète satire contre le moine et les femmes qu’il avait amorcée
au vers 4. On voit en effet que le moine, tout occupé à dire ses prières,

MAI 2020 NRP LYCÉE 37


Séquence 1re Séries générales et technologiques

La Fontaine, moraliste
SÉANCE 6
épicurien (explication linéaire 3 :
« Le Héron »)
Supports : « Le Héron » (VII, 4) et autres fables évoquant une
forme de sagesse épicurienne
Objectifs :
– Mener une troisième explication linéaire
– Étudier les caractéristiques d’une fable animalière, et une
autre critique de la vanité
– Aborder la conception d’un art de vivre inspiré d’Épicure

Les élèves feront une recherche préalable sur l’épicurisme, par


exemple en écoutant le premier volet de l’émission radiophonique
des Chemins de la connaissance consacré à Épicure (« Figures d’Épi-
cure » 1/4, 28/11/2011) sur https://www.franceculture.fr/emissions/
les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance/les-nouveaux-chemins-
de-la-connaissance-figures-0.

➔➔Explication linéaire
En diptyque avec « La Fille », « Le Héron » est l’un de ces per-
sonnages vaniteux qui dédaignent longtemps ce qui leur est offert
avant de finir par se contenter de peu. Une explication linéaire de ces
trente-quatre vers, où alternent alexandrins et octosyllabes, montrera
comment La Fontaine mobilise les ressources plaisantes de la fable
animalière pour suggérer, a contrario, l’art de jouir du présent.

Titre et composition « Le Héron », illustration d’Henry de Waroquier, 1961, BnF,


« Le Héron » est, avec « Le Lion » extraite du Livre XI, la seule fable Paris.
du second recueil qui a pour titre le nom d’un animal unique, présen-
té sans attributs. Manière d’annoncer la majesté supposée du Héron, des arbres, de l’herbe, de l’eau. Le fabuliste accentue l’agrément de ce
comparable à celle du Lion, et aussi d’éveiller la curiosité du lecteur lieu en suggérant sa propre familiarité avec les poissons de la rivière :
envers le sort de cet oiseau qui ne fait pas partie du bestiaire récurrent l’adjectif possessif « ma » et les mots « commère » et « compère » per-
de La Fontaine. Le récit, raconté aux temps du passé dans les vers 1 sonnifient la carpe et le brochet comme s’ils étaient de bons amis de
à 26, précède la morale énoncée au présent de vérité générale dans l’auteur. L’harmonie qui unit ces deux poissons d’eau douce occupés
les v. 27 à 34, selon un raisonnement inductif souvent privilégié par à faire « mille tours » est à l’image de la douceur qui règne dans ce lieu
le fabuliste. idyllique, sorte de jardin d’Éden.

V. 1 à 11 (situation initiale). Portrait du Héron en V. 12 à 27 (péripéties). La critique de la vanité


majesté dans un lieu idyllique dédaigneuse du Héron
L’expression « un jour » rappelle le début d’un conte « il était une Or, le Héron se démarque de ce cadre idyllique, comme s’il contre-
fois ». Le récit s’ouvre sur le portrait du héron en créant un effet d’at- venait aux lois de la nature : alors qu’il pourrait – et devrait, selon le
tente par l’emploi aux v. 1-2 de l’enjambement et du sujet inversé, fabuliste – jouir du moment présent et profiter des ressources natu-
comme si le regard partait des « pieds » de l’animal pour remonter relles qui lui sont généreusement offertes (« Tous approchaient du
lentement jusqu’à son « cou ». La répétition de l’adjectif « long » sou- bord ») sans qu’il ait à fournir d’efforts (cf. la tournure restrictive « n’avait
ligne la majesté que l’oiseau doit à sa haute taille, et permet aussi un qu’à prendre »), il diffère sa satisfaction en espérant obtenir plus tard un
jeu sur l’assonance en « on ». Le fabuliste, qui intervient à la première plus grand plaisir. L’emploi du subjonctif plus-que-parfait au vers 7 (« en
personne (« je ne sais où ») porte d’emblée un regard ironique sur son eût fait »), à valeur d’irréel du passé, montre que l’auteur désapprouve
personnage, qu’il personnifie avec le mot « pieds ». L’art de La Fontaine, le choix de l’animal dont l’erreur de jugement est également exprimée
tout en concision et en détails pittoresques, consiste ainsi à camper en par le verbe « croire » conjugué au passé simple au vers 9 : l’expression
deux vers inauguraux le portrait d’un personnage dont les traits phy- « il crut mieux faire » suggère qu’il se trompe, comme le confirmera la
siques annoncent le caractère. Vient ensuite la description de son envi- suite du récit annoncée ici. Enfin, le vers 11 explique le choix erroné
ronnement naturel : le rivage de la rivière est un lieu bucolique idéal, de l’oiseau par son caractère difficile, capricieux, en matière de régime
agréable aux sens, comme le soulignent l’emploi du mot poétique alimentaire, ce qui renforce l’effet amusant de la personnification (« il
« l’onde » et la comparaison superlative « ainsi qu’aux plus beaux jours ». vivait de régime et mangeait à ses heures »). On remarquera la place en
On retrouve là la tradition antique du « locus amoenus » (expression contre-rejet du mot « l’Oiseau » à la fin du vers 12 : effet de mise en
latine signifiant « lieu amène, charmant ») qui comporte généralement valeur et d’attente, bien sûr, mais peut-être aussi de mimétisme du

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Séries générales et technologiques Séquence 1re

« long cou » et du « long bec » qui s’avance au-dessus de l’eau ? discours moraliste (v. 28 et 29).
La rivière est riche en poissons, comme le montrent la nouvelle Les mises en garde et injonctions formulées aux v. 27 (« Ne soyons
variété des « tanches » et le pluriel du mot. À l’instar de la carpe et du pas si difficiles ») et 30 (« Gardez-vous de rien dédaigner ») font du Héron
brochet qui « s’approchaient du bord », ces tanches « sortaient du fond le contre-modèle à fuir. À ceux qui font les « difficiles » s’opposent, en
de ces demeures » comme pour mieux s’offrir à leur prédateur naturel. antithèse, « les plus accommodants », qui sont aussi « les plus habiles » :
Las ! Celui-ci les dédaigne, espérant toujours trouver mieux. On remar- s’accommoder, c’est savoir s’adapter aux circonstances et à son entou-
quera ici l’emploi de la litote (« Le mets ne lui plut pas »), figure privilé- rage et donc s’en satisfaire, pour rester en accord avec autrui et fina-
giée des auteurs classiques, ainsi que la comparaison au « Rat du bon lement avec soi-même (contrairement au Héron qui finit par devoir
Horace » : en bon auteur classique, La Fontaine rend ici hommage aux se contenter d’une nourriture qui lui aurait initialement paru infâme).
auteurs antiques qui l’inspirent, créant une connivence avec ses lec- La morale de l’histoire s’exprime aussi en une maxime paradoxale :
teurs qui partagent ces mêmes lectures. La référence à Horace n’est « On hasarde de perdre en voulant trop gagner ». Là encore, La Fontaine
pas anodine : ce poète latin du ier siècle avant J.-C. est non seulement prône la modération, gage de sagesse et de satisfaction, contre
l’auteur de la fable animalière « Le Rat des villes et le Rat des champs », les excès. Cette morale est à la fois conforme à l’idéal de « l’honnête
inspirée d’Ésope et reprise par La Fontaine ; mais c’est aussi à Horace homme » en vigueur en cette deuxième moitié du xviie siècle, et à la
que l’on doit la fameuse formule du « carpe diem » (« cueille le jour pré- morale antique de l’épicurisme. La modération, ou l’art de savoir se
sent ») extraite d’une de ses Odes. Cette injonction exprime la morale contenter de sa condition présente, est encore recommandée au v. 31
épicurienne qui invite à savourer le présent et à nous satisfaire de ce (« surtout quand vous avez à peu près votre compte »). Enfin, dans les
qui nous est donné car l’avenir est incertain et tout est voué à dispa- trois derniers vers, La Fontaine rappelle que ses fables animalières
raître. L’erreur du Héron consiste justement à ne pas savoir « cueillir le sont destinées à instruire les hommes : « ce n’est pas aux Hérons/ que
présent ». Le recours au discours direct dans les v. 18 à 19 puis 20-21 je parle » précise-t-il avec humour. Puis il assure la transition avec la
explique la cause de son erreur : c’est sa vanité, sa trop haute et fausse fable suivante, « La Fille », dont l’histoire constitue la version humaine
opinion de lui-même, et le souci de son image qui conduisent le Héron de celle du Héron. Le dernier mot « leçons » souligne la visée didactique
à dédaigner ce qui lui est offert en espérant trouver un mets plus digne et morale de l’apologue.
de lui. Le discours rapporté au style direct confère à la fable une dimen-
sion théâtrale et un effet comique : l’hypertrophie du « Moi », la méga- Conclusion
lomanie de l’oiseau sont ironiquement exprimées par la gradation « Le Héron » témoigne des atouts de la fable animalière : tout en
des questions rhétoriques (v. 18-19) reprise en miroir par la succession amusant son lecteur par un récit à chute et un art du portrait pitto-
des exclamations rhétoriques aux v. 21-22 ; l’emploi emphatique et resque d’un animal personnifié, le fabuliste nous fait réfléchir sur les
anaphorique du pronom tonique « Moi » ; la tournure «moi, Héron » risques de la vanité dédaigneuse. Imbu de lui-même, le Héron devra
et la question « Et pour qui me prend-on ? » qui ridiculisent encore plus se contenter de peu après avoir trop exigé. Il est incapable de jouir du
l’indignation prétentieuse de l’oiseau ; le rejet au vers 19 du COD « une présent et de ce que lui offre la nature. On reconnaît là une morale
si pauvre chère » , périphrase péjorative pour désigner les tanches ; les épicurienne que La Fontaine a souvent illustrée dans ses Fables, par
antiphrases « c’est bien là le dîner d’un Héron ! J’ouvrirais pour si peu le exemple dans « Les Souhaits » où un couple de bourgeois, enrichi par
bec ! » qui là encore tournent en dérision le refus absurde du Héron. la magie d’un sort, se retrouve « malheureux par trop de fortune » et
Aux vers 23-26, le fabuliste reprend le cours de son récit pour souhaite alors un retour à la juste mesure (« la médiocrité », au sens
en relater la chute. La phrase « Il l’ouvrit pour bien moins » inflige un classique), garante de la sagesse.
ironique démenti à l’orgueil du Héron, par une riposte du tac au tac À l’aide de leur cahier de lecture et de leurs recherches sur l’épi-
(reprise du verbe « ouvrir » et emploi de la périphrase « pour bien curisme, les élèves recenseront d’autres fables du recueil qui font
moins » en écho à « pour si peu »). L’ellipse « Tout alla de façon » per- écho à l’épicurisme, telles que « L’Homme qui court après la Fortune
met d’accélérer le rythme du récit sans l’encombrer de détails inutiles et l’Homme qui l’attend dans son lit » (XVII, 12), « Le Savetier et le
tout en faisant sentir l’écoulement du temps, qui va de pair avec la Financier » (VIII, 2), « Les Deux Chiens et l’Âne mort » (VIII, 25), « Le Loup
raréfaction puis la disparition des produits de la pêche (« il ne vit plus et le Chasseur » (VIII, 27), « Rien de trop » (IX, 13), « L’Enfouisseur et son
aucun poisson »). Dans les v. 25 et 26, la construction en parataxe des compère » (X, 4), « Le Songe d’un habitant du Mongol » (XI, 4).
deux propositions souligne la précarité à laquelle le Héron a été réduit.
De même, la substitution du mot « la faim » (v. 25) au mot « l’appé-
tit » qui était employé dans les vers 10 et 12 montre que l’oiseau se ➔➔Question de grammaire
heurte désormais au besoin vital de manger pour survivre : il n’est plus
temps de vivre « de régime » ni de faire le difficile. La répétition à valeur Identifiez la construction et le sens de la phrase « Aux Dieux ne
d’hyperbole de l’adverbe « tout » (« tout heureux et tout aise ») forme un plaise ! » (v. 23).
contraste ironique avec la médiocrité de la nourriture que représente Cette exclamation rhétorique recourt à une formule héritée de la
le « limaçon » par rapport aux mets précédemment dédaignés par le Chanson de Roland (sous la forme « ne placet Deu » : « que cela ne plaise
Héron. La chute du récit prend alors un sens similaire à celui de la locu- pas à Dieu ! »). Le verbe est conjugué au présent du subjonctif qui
tion proverbiale « Faute de grives, on mange des merles ». exprime ici un souhait (proposition optative), et précédé de l’adverbe
de négation « ne ». La formule signifie « pourvu que cela ne plaise pas
V. 28 à 35. Une morale de l’accommodation aux Dieux, afin que cela n’arrive pas » et exprime une aversion.
Les derniers vers martèlent la morale de la fable à l’aide de trois
caractéristiques stylistiques qui la distinguent du récit : l’adresse directe
aux lecteurs par le biais de l’impératif et de l’apostrophe « humains » ;
le recours aux pronoms du discours « vous », « on », « je » ; l’emploi du
présent à valeur de vérité générale ; les maximes, caractéristiques du

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Séquence 1re Séries générales et technologiques

La Fontaine : pédagogue,
SÉANCE 7 Sujet A :
« Je me sers d’animaux pour instruire les hommes ». Dans quelle
philosophe ou papillon du Parnasse ? mesure cette déclaration de La Fontaine (extraite des Fables,
Livre I, dédicace « À Monseigneur le Dauphin », 1668) éclaire-t-
Supports : elle votre lecture des livres VII-XI des Fables du même auteur, ainsi
– L’ensemble du recueil, et en particulier les fables traitant du que du Dialogue du Chapon et de la poularde de Voltaire et de La
rapport entre l’homme et l’animal (« Discours à Madame de la Métamorphose de Kafka ?
Sablière » IX, 20 ; « L’Homme et la Couleuvre » X, 1 ; « Discours à
Monsieur le Duc de la Rochefoucauld », X, 14.) Sujet B :
– Lecture cursive du Dialogue du Chapon et de la Poularde, de Un écrivain doit-il, selon vous, chercher à plaire pour mieux
Voltaire, et de La Métamorphose de Kafka convaincre son lecteur ?
Objectifs : Vous répondrez à cette question en un développement organi-
– Aborder la dimension philosophique du recueil à partir sé qui prendra appui sur les livres VII à XII des Fables de La Fontaine
du débat autour de la théorie cartésienne des « animaux- ainsi que sur d’autres textes et œuvres d’argumentation directe ou
machines » indirecte de votre choix.
– Faire un bilan de la séquence, du parcours associé et des lec-
tures cursives
– S’entraîner à la dissertation

Deux sujets de dissertation seront proposés (corrigés en RN  ).


L’un sera préparé collectivement en classe, l’autre fera l’objet d’une
évaluation en deux ou trois heures ou d’un bac blanc.

Hans Fronius (1903- 1924), illustration pour La Métamorphose de Franz Kafka, une œuvre qui interroge le rapport entre l’homme
et l’animal, BnF, Paris.

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