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« Pour survivre à la
Frontière, il te faut vivre sans frontières, être un croisement de chemins… »
Gloria E. Anzaldúa
Borderlands, La Frontera: The New Mestiza
NOTES
1. gabacho/a : à l’origine, ce terme péjoratif désignait en argot espagnol les étrangers, essentiellement français. Au Mexique, le terme fait référence aux non-latinos
(les Anglo-saxons). Ici, le terme désigne dans le vocable des Chicanos et dans les communautés hispaniques les Américains blancs.
2. tortillas au blé complet : dans la cuisine mexicaine, cette galette est préparée traditionnellement à base de maïs.
3. la Migra : ce terme, dérivé de l’Espagnol migración, désigne familièrement les patrouilles chargées de traquer les immigrants illégaux sur toute la frontière entre
Poète, essayiste, féministe convaincue et militante homosexuelle, Gloria Evangelina Anzaldúa (Raymondville,
Texas, 1942 – Santa Cruz, Californie 2004)|1| a fortement marqué la vie intellectuelle outre-Atlantique. Ayant
grandi près de la frontière américano-mexicaine au sud du Texas, dans la basse vallée du Rio Grande, elle a fait
partie des pionnières de la culture Chicana|2| et Latina-états-unienne qui revendique « une politique de
l’identité hybride et métisse »|3|. Tel est précisément l’objet de Borderlands, La Frontera: The New Mestiza. Publié en 1987,
cet ouvrage qui est lui même hybride (à la fois essai anthropologique et sociologique, témoignage autobiographique, récit de vie et
fiction poétique) permet à l’auteure de développer une réflexion originale et profondément
novatrice sur l’identité multiple et interculturelle du Borderlands, cette zone frontière entre
le Mexique et les Etats-Unis.
Ada Savin montre très bien que « l’œuvre de Gloria Anzaldúa est une tentative de
transcender les bipolarités : son homosexualité fait pendant à son sang métissé, sa langue
n’est ni l’espagnol ni l’anglais mais un permanent va-et-vient entre les deux idiomes. Sa voix
se situe dans l’interstice entre les deux pays, dans le no-man’s-borderlands qui est aussi le
site d’une kinesis linguistique. Si l’anglais est une langue acquise, que les écrivains chicanos
ne possèdent pas vraiment, l’espagnol porte la marque de leur aliénation culturelle, de la
perte douloureuse de la langue d’origine »|4|.
Le passage présenté ici est très caractéristique de ce déchirement, de cette blessure ouverte :
Mais ce clivage structurel, loin de déboucher sur une culture mono-identitaire hégémonique et globalisante, source de tous les
communautarismes, est riche au contraire d’une « pensée frontalière », nomade et hybride, qui est la prise de conscience de la
mestiza, c’est-à-dire prise de conscience de la frontière pensée au féminin. Dénonçant l’ethnocentrisme, l’homophobie et le sexisme
aussi bien dans la culture dominante des États-Unis que dans les communautés d’origine mexicaine, Gloria Anzaldúa propose de
faire de l’identité métisse (mestizaje identity) la base d’une nouvelle archéologie du savoir, assumant ses différences et ses
particularités. Comme elle le dit dans un autre passage de Borderlands, « la métisse doit sans cesse glisser […] de la pensée
convergente, du raisonnement analytique […] vers une pensée divergente caractérisée par un refus des objectifs et des modèles
établis, vers une perspective plus globale, qui inclut plutôt que d’exclure […] [La métisse] possède une personnalité plurielle, elle
fonctionne de manière pluraliste »|5|.
Cette « personnalité plurielle », « inspirée par la réalité quotidienne de la Frontera, faite d’hybridité ethnique,
de mélanges interlinguistiques et d’appartenance géopolitique incertaine »|6| qui transcende bien évidemment
les catégories d’identité, de citoyenneté, de territoire national, puisqu’elle appelle à la solidarité, est très bien
exprimée dans le texte par le « Spanglish » qui oblige à une lecture bilingue dont il est difficile de rendre compte
en français : « Cuando vives en la frontera / people walk through you, the wind steals your voice ». Matière première du lien
social, le langage pour Anzaldúa est donc une enclave de liberté puisqu’il témoigne de la possibilité la plus concrète de dépasser les
valeurs normalisatrices pour promouvoir l’identité plurielle d’une « mestiza consciousness ». De fait, toute sa vie et son œuvre se
sont construites dans cette conscience d’une subjectivité hybride et métissée : « Ma réalité spirituelle, je
l’appelle métissage spirituel, aussi je pense que ma philosophie est comme un métissage philosophique où je
prends de toutes les cultures — aussi bien des cultures de l’Amérique latine, des gens de couleur et aussi des
Européens »|7|.
Comme le montre très bien Carolina Meloni, « sa propre identité est déjà un croisement de frontières. Anzaldúa
se définit par sa condition d’étrangère située entre des cultures qui ne la reconnaissent pas comme une égale ;
elle se définit aussi par sa condition de femme autre, d’intruse située entre les frontières. Moitié-moitié.
Anzaldúa décrit cette scène liminaire comme le non-lieu de la femme d’origine immigrante, lesbienne et de
classe sociale pauvre qui habite au sein d’une Amérique blanche, hétérosexuelle et bourgeoise.
Géographiquement, Anzaldúa se situe à la frontière, celle qui sépare le Mexique des États-Unis, mais elle
possède aussi d’autres frontières beaucoup plus profondes, telles que les frontières identitaires,
linguistiques, épistémologiques et sexuelles. Son corps même est un croisement de chemins, une sorte
de carrefour. Ni complètement mexicaine, mais pas non plus américaine ; traversée par les deux langues du
colonisateur :
Gloria Anzaldúa © →
Repenser le féminisme…
Comme vous le voyez, toute l’originalité de l’écriture migrante et plurielle d’Anzaldúa est de nous amener non
seulement à un travail de réinterprétation des figures de l’identité de genre et de culture, mais aussi à une
nouvelle conception des notions de frontière, beaucoup plus subjectives et fictionnelles que géographiques : de
fait, une culture ne peut rester vivante que lorsqu’elle est hétérogène et qu’elle met l’accent sur l’altérité.
Comment ne pas évoquer pour terminer le nom d’Édouard Glissant|11| dont le questionnement autour du
concept de Créolité|12| et de métissage pourrait être rapproché de plusieurs préoccupations d’Anzaldúa relatives
à l’hybridation intertextuelle, et tout particulièrement
au plurilinguisme et à la transculturalité. Pour tous ces auteurs, la manière
dont la langue s’hybridise et se cherche dans l’expérience du différent est un
vecteur décisif de tolérance, de rencontre des cultures et de compréhension
entre les peuples…
← Gloria Anzaldúa ©
NOTES
1. Pour une biographie très complète (en anglais), voyez cet ouvrage : AnaLouise Keating (ed.), The Gloria Anzaldúa
Reader, 2009 Duke University Press, page 325 et s. Une bibliographie est consultable en cliquant ici (University of Minnesota).
2. Chicanos : Américains d’ascendance mexicaine vivant à la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis.
3. Ochy Curiel, « Critique postcoloniale et pratiques politiques du féminisme antiraciste », in : Christine Verschuur (dirigé par), Genre, postcolonialisme et diversité
des mouvements de femme (Cahiers Genre et développement, n°7 2010, The Graduate Institute Genève), L’Harmattan 2010 page 222.
4. Ada Savin, Les Chicanos aux États-Unis : Étrangers dans leur propre pays ?, Paris L’Harmattan 1998, page 149.
5. Gloria Anzaldúa, Borderlands, La Frontera: The New Mestiza, op.cit. pp. 78-80. Cité et traduit par Salah el Moncef bin Khalifa (Université de Nantes),
« Nomadismes et identités transfrontalières – Anzaldúa avec Nietzsche [Deuxième partie] », section 12 ; in : Amerika, 2 | 2010 : Frontières – La Mémoire et ses
7. « My spiritual reality I call spiritual mestizaje, so I think my philosophy is like philosophical mestizaje where I take from all different cultures — for instance,
from the cultures of Latin America, the people of color and also the Europeans » (in : Karin Rosa Ikas, Conversations with ten chicana writers, University of
8. Carolina Meloni (Universidad Europea de Madrid), « Corps/Texte/Genre : Gloria Anzaldúa et l’écriture organique », in : Lectures du genre n° 9, « Dissidences
9. Monique Wittig, The Straight Mind and Other Essays, Boston, Beacon Press, 1992 (compte-rendu de lecture). Édition française : La Pensée straight, Paris,
Balland 2001.
10. Julie Depelteau, Subjectivité, différence, interconnexion et affiliation : les théorisations de Gloria E. Anzaldúa contre l’exclusion, mémoire présenté comme
exigence partielle de la maîtrise en Science Politique, Université du Québec à Montréal, mars 2011 (« Résumé« ).
12. Le « linguiste Jean Bernabé et deux romanciers Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant […] définissent la Créolité comme étant « l’agrégat interactionnel ou
transactionnel, des éléments culturels caraïbes, européens, africains, asiatiques, et levantins, que le joug de l’Histoire a réunis sur le même sol ». Danielle
Dumontet, « Le meurtre du père dans la littérature antillaise ou l’émancipation d’une littérature » in Immaculada Linares éd., Littératures francophones,
→ Les internautes intéressé/es par cet article pourront lire également de très riches contributions dans le n°18 (2011) des Cahiers du CEDREF : « Théories
féministes et queers décoloniales. Interventions Chicanas et Latinas états-uniennes » (Sous la direction de Paola Bacchetta, Jules Falquet et Norma Alarcón).
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