Jacques Ellul
Résumé : La post-chrétienté n'est pas une société a-religieuse. Jacques Ellul en donne les nouvelles
formes : religions politiques, magie, dérives sectaires, etc. "Quel est alors le malentendu ? Il
tient au fait que le recul concerne le christianisme. Or, les occidentaux ont complètement
assimilé christianisme et religion. [...] Il faut donc séparer les deux faits et considérer
l'explosion religieuse de notre époque en dehors des cadres du christianisme et même des
" grandes religions traditionnelles". Or, la singularité, la nouveauté tiennent à ce que ce
mouvement religieux moderne se produit dans une société technicienne, par rapport à elle, en
fonction d'elle. Et même, on pourrait dire que les nouvelles religions sont provoquées par la
croissance technique. Tel est donc ce problème auquel ce livre essaie de répondre : quelle est
la situation de la religion dans le monde technicien ? Elle est plus florissante que jamais.
La société d'aujourd'hui est lue à travers la place que prennent les notions de sacré, de mythe,
de religion qui sont omniprésents. Le fait qu'ils aient abandonné la nature comme lieu de leur
manifestation n'est pas la preuve de leur déclin. L'expérience fondamentale de l'homme
d'aujourd'hui est celle du milieu technique (la technique ayant cessé d'être médiation pour
devenir le milieu de l'homme) et de la société. C'est pourquoi le sacré qui est en train de
s'élaborer dans l'inconscient individuel est lié à la société et à la technique, non plus à la
nature.
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Le monde moderne est sécularisé – vérité maintenant acquise et partout répandue 2. Il y a eu la société
religieuse, et maintenant nous avons quitté ces formes primitives. Les religions sont de vieux cocons
fendus qui peuvent être étudiés par les antiquaires, mais ne sauraient plus exprimer aucune vie : le
papillon est sorti de sa chrysalide (p.9).
Si nous voulons comprendre, si peu que ce soit, la situation dans laquelle nous nous trouvons, nous
devons tenter d'approcher d'un peu plus près celle d'où nous sommes partis, ou plutôt celle à laquelle
nous nous opposons : or, il ne s'agit pas des sociétés religieuses (à proprement parler), mais d'une
société d'un type très particulier, issue du christianisme et qu'on doit appeler chrétienté (p. 10).
Chapitre 1 – La chrétienté
Il s'agit du modelage de toute la société par la « vérité chrétienne » (p. 14).
Fallait-il prêcher que la foi en Christ c'est l'abandon de la politique, de la philosophie (c'est-à-dire un
spiritualisme), ou trouver une morale personnelle pour l'exercice de ces diverses activités (p. 15).
Ainsi y eut-il assimilation : le christianisme assimila tout le religieux et le magique antérieur (p. 18).
Mais il n'était plus possible de compter sur la foi individualisée des chrétiens. On ne pouvait plus
compter sur la consécration et la conduite issues de la foi... La société médiévale est une chrétienté,
cela ne veut pas dire que tous ses membres avaient une foi personnelle intériorisée en Jésus-Christ,
mais que tous profitaient de la foi commune. Or cela tendait forcément à transformer le christianisme
en idéologie, c'est-à-dire que le christianisme devenait une sorte de présupposé collectif (p. 19).
1
On note la date de rédaction des ces propos, bien souvent porteurs d'une dimension prophétique.
2
L'ensemble de ce texte est constitué de citations . J'ai souligné certaines expressions qui me paraissent être des clés.
On était dans le domaine d'une croyance assise sur une évidence sociale, généralisée, mais qui
n'impliquait plus le don total de soi ou la plus haute ferveur, malgré la croyance sincère dans les vérités
évangéliques, transposées à un régime mineur pour les rendre accessibles à tous. Une autre
conséquence était la formalisation externe : la morale devenait essentielle. Et rapidement on fut conduit
à transformer le moral en juridique. L'Eglise de la chrétienté va se caractériser par le souci moral et par
la volonté d'organisation. Ce sont les deux recours pour qu'un vaste ensemble tienne et fonctionne.
Mais cela reposait aussi sur une interprétation théologique : la foi était acquise, il s'agissait maintenant
de considérer les œuvres qui en découlaient et dans la mesure où il s'agissait d'une « foi implicite », il
devenait possible d'agir sur elle à partir des œuvres : c'est-à-dire qu'en intervenant au niveau des
conduites pour les redresser, les christianiser, il devenait possible de remonter de là vers la foi. Il ne
s'agissait pas de susciter ou de contrôler la foi d'abord, mais de la provoquer à partir de ses fruits (p.
20).
La chrétienté présente un autre caractère fondamental : elle est aussi le lieu où l'Eglise assume la
culture. Toute la pensée, la connaissance, la vie intellectuelle de la société gréco-romaine seront
soigneusement conservés dans et grâce à l'Eglise. Pourquoi l'Eglise remplit-elle ce rôle là ? On
répond : parce que les clercs étaient (les seuls) instruits. Mais pourquoi étaient-ils instruits ?... Il y a un
certain nombre de services nécessaires pour que les hommes puissent vivre en société. Eh bien, l'Eglise
est appelée à assurer tous ceux que personne d'autre n'assure. Elle est la servante universelle partout où
rien ne se fait. C'est cela la chrétienté ! Cela implique alors l'établissement par l'Eglise, pour cette
société, d'un certain nombre de “principes chrétiens” applicables, principes concernant tous les
domaines de la vie (p. 22). Il n'y a aucun domaine de la vie humaine qui ne puisse échapper à Jésus-
Christ. Comment ne tirerions-nous pas, dès lors, de la Bible des indications pour l'activité politique et
économique ? (p. 23)
Il existe encore deux ordres de conséquences : tout d'abord, chrétienté veut dire que toute société
particulière se rattache à la chrétienté universelle, géographiquement (p. 24). Le second ordre de
conséquence peut s'exprimer par l'identification entre l'Eglise et la société, les deux éléments se
recouvrant géographiquement (p. 25).
Une société non chrétienne ne pouvait être reconnue comme une véritable société. Seul les Juifs étaient
tolérés, vivant dans cette société comme n'y vivant pas, sans droits ni devoirs (p. 26).
Maintenant que nous vivons tous avec un préjugé matérialiste invétéré (tout se fait par des motifs de
type économique), nous avons pris une vue manifestement inexacte de la chrétienté. Nous transposons
sur l'époque VIIIe-XIXe siècles nos constats et nos expériences actuels... et nous avons pris l'habitude,
par opposition aux affirmations des siècles précédents, de ne considérer que les effets négatifs de la
chrétienté (p. 27ss).
2. La société sécularisée. [Ellul cite les lettres de Bonhoeffer à Moabit] où nous trouvons les concepts
d'homme adulte, de société a-religieuse et même de christianisme a-religieux pour caractériser la
société actuelle (p. 53). Conception acceptée d'un bloc par le Conseil oecuménique des Eglises (p. 54).
Dans cette société, la religion n'a plus de place... L'homme moderne projeté dans le progrès sans cesse
accéléré dans des mutations inexprimables, n'a plus aucun enracinement dans le passé. La science et la
technique nous projettent irrémédiablement vers l'avenir. Le débat n'est donc plus entre la science et
une religion qui expliquent différemment le monde, mais entre ce qui rompt toute attache vers le passé
pour nous projeter sans fin vers un avenir toujours accéléré, et ce qui ne peut pas être autre chose
qu'une référence au passé, reprise de celui-ci, continuation (p.56).
En parlant au niveau et selon le contexte idéologique de l'homme de ce temps, le chrétien ne parle pas
d'autre chose que le non-chrétien, c'est-à-dire ne parle plus de Dieu. On a beau appeler cela
“sécularisation positive”, opposée à la sécularisation négative qui consiste à ignorer purement et
simplement, le non-chrétien ne peut y voir qu'une confirmation de son orientation (p. 66).
3. Le sacré aujourd'hui. Le 3 mai 1961, M. Khrouchtchev s'adressant à M. Nasser a déclaré : “En tout
honneur, je vous mets en garde, je vous dis : le communisme est sacré” (p. 102).
En réalité, depuis près d'un demi-siècle nous assistons à une invasion massive du sacré comme du
religieux dans notre monde occidental. L'homme rationnel n'a pu s'en tenir à sa rationnalité (p. 103).
De toute façon ce n'est pas parce que le christianisme n'est plus la religion des masses, qu'il est permis
de dire que l'homme aujourd'hui n'est plus religieux : au contraire, il est aussi religieux que l'homme
médiéval ! Ce n'est pas parce qu'on prétend évacuer le sacré de la nature, du sexe et de la mort qu'il n'y
a plus de sacré maintenant ! Au contraire, le sacré prolifère autour de nous (p. 104).
Or, telle est la nouveauté de ce temps : l'expérience la plus profonde de l'homme moderne n'est plus
celle de la nature. Il n'a pratiquement plus de relation avec elle. Il vit et ne connaît dès sa naissance
qu'un monde artificiel ; les dangers qu'il rencontre sont du domaine de l'artificiel... (p. 105).
C'est la société qui devient le champ et le lieu des forces que l'homme discerne ou ressent comme
sacrées, mais une société qui est devenue technicienne (p. 106). Jean Brun souligne le même
mécanisme quand il écrit que les maîtres de la désacralisation pour notre époque (Marx, Nietzsche,
Freud) “sont désormais tenus pour insoupçonnables. On les sacre, on les consacre. Ils sont devenus les
nouveaux monstres sacrés, et l'on assiste à une réinstallation de ce sacré que l'on croyait avoir exorcisé”
(p. 107).
Actuellement, nous assistons aussi à une suppression de la distance entre l'homme et l'objet... (p. 108).
4. Qui est-il ? Notre monde occidental, moderne, technicien, scientifique est un monde sacral qui
implique un ordre et une transgression, une topographie du monde... (p. 112).
A première vue, la technique n'était pas susceptible d'une telle sacralisation car, rationnelle,
mathématique, explicable en tout point, on ne voit pas comment elle pourrait entrer dans ce monde
radicalement opposé à elle. Pourtant le fait est là (p. 113).
[Et] Il s'agit bien d'une croyance au sacré. La technique est le dieu qui sauve : elle est bonne par
essence (p. 116).
La technique provoque maintenant plus souvent des délires apocalyptiques ou des vision du royaume
de Dieu (Toffler !) que des réflexion raisonnables (p. 119).
Si le sexe est désacralisé, c'est en tant qu'il était autrefois du domaine du sacré, celui des interdits et
tabous, alors qu'il est devenu un moyen sacré. Notre époque a resacralisé instantanément le sexe, en
même temps qu'elle le désacralisait (p. 121) 3. Jamais le sexe n'a été autant glorifié, autant exalté, que
depuis qu'il est banalisé (p. 124).
Celui qui a certainement approché le plus près du phénomène, c'est Jean Brun (Le Retour de Dionysos)
quand il montre que la technique dérive d'Eros, et que la machine est un “exo-organisme de
Dionysos” : “La machine est aujourd'hui chargée de puissance érotique parce qu'elle était déjà chargée
de puissance existentielle”. Sans doute, on peut dire qu'il y a une frénésie technicienne, une orgie
technique... (p. 125).
Il ne faut, en effet, jamais oublier que l'ordre sacré n'est pas un ordre externe, froid, administratif : il
suppose adoration, communion, abandon et dédicace de soi, exaltation de cette puissance sacralisante ;
il n'y a sacré que lorsqu'il y a “dévotion”, et c'est bien ce que signifie le vertige technique saisissant
l'homme moderne (p. 126).
3
Dans cet ordre de la pensée religieuse moderne est le livre de Walter Schubart : Eros et Relgion (1971). L'auteur essaie
de démontrer qu'il y a continuité entre l'amour sexuel, l'amour du prochain et l'amour de Dieu. Il ne se borne pas à
démontrer la parenté entre Eros et Religion qui est un donné. Mais il veut le justifier et le transformer en un devoir-être.
La connaissance de Dieu commence avec l'amour érotique...
Chapitre 5. Les religions séculières
Expressions et signes des religions du monde occidental
Or cette exubérance religieuse de notre temps, qui multiplie ses formes et trouve de nouvelles
incarnations des impulsions et besoins religieux de l'homme, atteint aussi, bien entendu, le
christianisme... Cette orientation religieuse des croyances chrétiennes nouvelles apparaît bien entendu
dans la vogue de Teilhard de Chardin. Mais il convient de constater que le mouvement qui a poussé tant
d'hommes à le suivre est religieux et non spécifiquement chrétien. Car ce qui le gène le plus dans sa
théosophie, c'est le Christ ; il ne sait que faire de son incarnation, ni de sa crucifixion, ni de sa
résurrection : il ne le retrouve qu'à la fin, comme Christ cosmique, ce qui fut le fait de toutes les gnoses
et religions (p. 236-37).
L'explosion religieuse actuelle est reçue avec joie par beaucoup de chrétiens : toujours la même
confusion entre religion et christianisme. Ainsi les évêques de Lourdes se réjouissent : l'identification
entre la prière et puis toutes les formes de “méditations”, retour à la nature, redécouverte du corps,
libération communautaire de la créativité, danse, etc. Bon exemple de ce confusionnisme dans l'article
de R. Solé dans Le Monde (déc. 1971) sur la prière (p. 237, note en bas de page).
[J. Ellul donne l'exemple de la communauté de Taizé] si étroitement mêlée de christianisme qu'elle en
devient l'expression la plus évidente, sans être justement prise pour religion.
Mais précisément, les chrétiens trop heureux de retrouver une audience par des moyens de cet ordre
(célébration de la messe de minuit à l'Opéra de Paris...), sont prêts à “faire la mayonnaise” et à croire
que c'est l'Evangile qui “passe”, alors que n'étant pas du tout maîtres de la situation, c'est l'énorme
vague religieuse de notre temps qui submerge le christianisme (p. 240).
Epilogue
Nous sommes donc dans le plus religieux des mondes – au coeur sacré d'un univers technique (p. 311).
[Toutes les catastophes qui surviennent sur la terre], maintenant nous le savons et nous le voyons, à la
différence de nos ancêtres, dont l'entourage n'était peut-être pas plus gai, ni rassurant mais qui ne le
savaient pas ou bien l'apprenaient quand l'horreur était passée. Nous sommes les contemporains
quoditiens et conscients de l'horreur. Et ce ne sont pas les encouragements des bons apôtres du progrès
qui nous consolent5.
Situation d'autant plus difficile que tout change avec une rapidité incroyable, que nous sommes
submergés par un flot d'informations qui ne nous laisse aucun répit, ou une possibilité de distance et de
réflexion, que nous sommes arrachés de notre terreau traditionnel, déviés de tous les chemins connus,
que nous avançons sans repère dans un pays ignoré qui se constitue littéralement devant nous chaque
jour. Nous ne pouvons pas y envoyer des éclaireurs pour essayer un chemin, nous ne pouvons pas
prendre des indigènes pour guides, puisque ce pays où nous progressons n'existe pas encore. Alors dans
ces conditions, comment l'homme moderne ne se jetterait-il pas vers le sacré, le mythe et le religieux ?
(p. 313).
L'erreur initiale de ceux qui croient à un monde majeur, peuplé d'hommes adultes prenant en main leur
destin, et raisonnable, c'est d'avoir finalement une vue purement intellectuelle de l'homme, ou bien d'un
homme purement intellectuel (p. 314).
Ce que Marx a si admirablement décrit n'est pas historique mais prophétique : il ne rend pas compte
réellement des religions premières mais dernières, non pas de l'islam, ou du judaïsme ou du
christianisme, mais de la religion moderne dans les pays capitalistes développés, dans les pays
socialistes et dans les pays sous-développés... C'est maintenant plus que jamais que l'homme se rend
esclave des choses et des autres hommes par le processus religieux. Ce n'est pas la technique qui nous
asservit mais le sacré transféré à la technique6, qui nous empêche d'avoir une fonction critique et de la
faire servir au développement humain (p. 316).
Ainsi de la drogue. Et, toujours, ce processus d'aliénation se combine avec le rêve, l'imaginaire, le
transfert dans un monde d'images... Le mondes des images, venant de l'appareil technologique et
envahissant l'homme, l'absorbe et le satisfait, tout en l'empêchant d'agir effectivement (p. 317).
10
Autorité des empereurs et magistrats romains.