« Quand vous ouvrez un livre de Hegel pour la première fois, non seulement vous
ne comprenez rien, mais vous ne savez même pas de quoi il est question ! » Cette mise
en garde vaut pour tout nouveau lecteur de Hegel. Mais elle ne doit pas décourager, car il
y a une raison simple à cette difficulté, qui n’est d’ailleurs pas insurmontable. Hegel
participe à l’une des plus extraordinaires périodes de la création philosophique :
l’idéalisme allemand. En quelques années se sont cô toyés, succédés et combattus
quelques-uns des plus grands esprits de l’histoire de la pensée. Kant n’est pas mort que
commence le règne de son disciple, Fichte, rapidement supplanté par Schelling, à son
tour détrô né par Hegel. La philosophie est alors une affaire de famille : qu’on se cajole,
qu’on se déteste ou qu’on se déchire, chacun est initié, tous se connaissent et les
allusions suffisent à faire savoir de qui et de quoi on parle. Il faut donc décrypter ce que
cache cette familiarité.
La fin de l’histoire
Selon Hegel ces trois grands domaines de la culture obéissent à une seule et
même visée : exprimer l’absolu ou le divin, c’est-à -dire l’idée qu’il y a, en l’homme, « du
plus grand que l’homme ». Ils se distinguent simplement dans leur mode d’expression.
L’art représente le divin dans une œuvre, c’est-à -dire qu’il traduit cette grandeur
supra-humaine dans une matérialité qui s’adresse aux sens. Tout art en ce sens est sacré,
mais le sacré échappe nécessairement à l’art, puisque celui-ci exprime le sacré dans un
élément (le sensible) qui n’est pas le sien. C’est ainsi qu’il faut comprendre la fameuse
thèse hégélienne de la «mort de l’art» selon laquelle l’art appartiendrait à une époque
révolue de l’histoire humaine. Elle ne signifie pas que l’art est voué à disparaître. L’art
nous plaît et continuera de nous plaire, mais il ne fait que nous plaire, il ne définit plus
essentiellement notre rapport au monde et à la transcendance.
Face à cet épuisement de l’esthétique, c’est la religion qui prend le relais. Elle va
aller beaucoup plus loin que l’art, car elle exprime le divin, non dans une œuvre, mais
dans le for intérieur (la foi). Pour ce faire, elle va avoir recours, comme le Christ, à des
paraboles, à des mythes, à des métaphores qui parlent à la conscience des hommes. Mais
cette expression reste encore limitée, car la religion s’adresse aux hommes comme à des
enfants (voir l’encadré sur Lessing). Ici non plus Hegel ne prédit pas la disparition des
religions ; il constate seulement que le discours religieux a cessé de nous guider comme
avant dans toutes les étapes de notre vie individuelle et collective.
Penser la grandeur de l’homme
Seule la philosophie — et évidemment, pour Hegel, la sienne — pourra accomplir
la tâ che de penser et de dire convenablement le divin : c’est dans l’élément de la raison,
ou comme dit Hegel, du concept, que l’absolu se retrouve « chez lui ». L’homme alors
grâ ce à la philosophie devient véritablement « grand ». Grand, au sens d’adulte, parce
qu’il accède enfin à l’autonomie et à l’expérience qui caractérise cet â ge ; grand aussi, au
sens où l’on parle de la grandeur d’un « grand homme», c’est-à -dire d’un individu qui se
dépasse lui-même, qui, comme on dit, se « transcende ».
Bref, la religion d’un peuple libre, c’est la philosophie ; la philosophie, c’est la
philosophie hégélienne qui en achève l’histoire conflictuelle ; la philosophie hégélienne
c’est le point de vue de l’humanité enfin parvenue à l’â ge adulte, réconciliée et
transcendée. Tel est le sens de la formule célèbre sur la «fin de l’histoire» (voir F.
Fukuyama). Elle ne signifie pas qu’il ne se passera plus rien dans la vie des peuples ou
dans la vie de la pensée, mais que l’humanité est parvenue à un état de lucidité (le savoir
absolu) tel que tous les événements pourront désormais être interprétés et compris.
Etre adulte, avoir de l’expérience, ce n’est pas avoir tout expérimenté, c’est être capable
de faire face à la nouveauté.
[ENCADRES]
Idéalisme
La « défaite » du marxisme, qui prétendait faire une relecture matérialiste du système hégélien, n’a pas
vraiment servi l’idéalisme. Avec les progrès de la biologie et de la connaissance du cerveau, l’idéalisme, qui
affirme le primat de l’esprit sur la matière, semble être devenue une théorie définitivement périmée.
Gardons-nous pourtant de l’enterrer trop vite : l’antagonisme entre idéalisme et matérialisme a de beaux
jours devant lui, pour la simple raison qu’il a été, est et sera avant tout une querelle philosophique que la
science ne saurait venir trancher. La thèse idéaliste de Hegel ne consiste pas à nier l’existence des corps ou
de la matière, — ce serait évidemment absurde — mais à constater que nous avons toujours accès à cette
matérialité par l’esprit. C’est en ce sens qu’il y a un primat de l’esprit : même le plus matérialiste des
savants a besoin pour défendre son matérialisme de le « mettre en idée » et de le réfléchir dans le domaine
de l’esprit (c’est le sens premier du terme spéculation). Chez Hegel, cela s’exprime par cette formule
célèbre qui identifie l’être et la pensée : «le réel est rationnel et le rationnel est réel».
L’Encyclopédie
L’ensemble du système hégélien est présenté dans un « manuel » à destination des étudiants publié sous
le titre Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé (1817 à 1830). Cette somme philosophique
donne la structure circulaire du système sans en épuiser tout le contenu, qui fait l’objet de publications
séparées ou de cours édités plus tard par les élèves de Hegel. Pour autant, Hegel ne prétend pas intégrer
tout le réel dans son système, mais seulement achever l’interprétation du sens du réel. Le cercle suprême
de l’Encyclopédie se parcourt selon trois cercles qui se superposent et s’enchaînent (selon une
dialectique) : la Logique (les règles de l’esprit seul), la Philosophie de la nature (l’esprit en tant qu’il
s’oppose à la nature) et la Philosophie de l’esprit (l’esprit réconcilié avec lui-même).
[ENCADRES BIOGRAPHIE]
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Le professeur Hegel
Hegel n’est pas un orateur flamboyant. Rien à voir avec les brillantes conférences de Fichte ou de
Schelling, à la même époque. Il dicte des paragraphes de ses manuels en les explicitant sans grande
vivacité, la tête penchée sur ses notes qu’il n’arrête pas de fouiller, presque renfrogné, s’interrompant
fréquemment pour se racler la gorge ou tousser. Et pourtant il fascine. Comme si sa faiblesse oratoire, loin
de le desservir, mettait en valeur la puissance et la profondeur de sa pensée. Lui-même, à partir d’une
expérience d’enseignement riche et variée (préceptorat, lycée, université), a longuement réfléchi sur la
relation pédagogique. Le rô le de l’école, écrit-il, est d’arracher l’enfant à son milieu. La culture scolaire doit
le dépayser, le déstabiliser et même, au sens propre, l’aliéner, c’est-à -dire le faire devenir autre qu’il n’est
au départ. C’est grâ ce à cela que l’élève pourra s’élever à l’universel en dépassant sa particularité égoïste
et limitée. Cette attitude explique sans doute aussi le nombre incroyable de disciples que Hegel suscita : en
l’écoutant, ceux-ci avaient le sentiment de « naître », d’accéder enfin à la liberté et d’effleurer l’absolu ! Un
maître mystique, mi raison …
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Les trois compagnons de Tübingen
Des trois compagnons, qui, au séminaire (Stift), partagent la même chambre, Hegel apparaît au départ
comme le moins brillant. Ses camarades le surnomment «le vieil homme». • C’est Hölderlin (1770-1843)
qui semble le plus doué. Beau, cultivé, extraordinairement fin et sensible, il préférera la poésie à la
philosophie, mais selon une décision profondément philosophique. Son destin tragique en fera une figure
emblématique. Précepteur à Francfort, il tombe amoureux de la femme de son maître, Suzette Gontard,
qu’il surnomme Diotima. Elle est aussi sentimentale et poète que son mari est besogneux et affairiste. Les
deux belles â mes s’éprennent l’une de l’autre. Prévenu par une amie envieuse, le mari se fâ che. Hö lderlin
doit quitter son emploi et surtout son aimée. Suzette-Diotima mourut peu de temps après, en 1802, â gée
de trente-trois ans. Hö lderlin sombre bientô t dans une démence totale. Il finira tristement ses jours dans
une célèbre tour surplombant le Neckar, à quelques pas du Stift où lui et ses amis s’étaient promis la
gloire. • Schelling (1775-1854) est le plus précoce, à tel point que malgré la différence d’â ge on parlera de
Hegel comme de « son disciple ». A peine â gé de 22 ans, et déjà auteur reconnu, il succède à Fichte comme
professeur à l’Université d’Iéna. Ses rapports avec Hegel vont toutefois se détériorer après que ce dernier
eut marqué de manière un peu raide sa différence dans la Phénoménologie de l’Esprit (1807). Rattrapé par
le poids de l’existence, Schelling va payer cher sa précocité. Sa production se tarit. Il souffre de la
renommée de Hegel qu’il accuse de l’avoir pillé. C’est plein de ressentiment et sans grand succès qu’il
occupera, après la mort de Hegel, sa chaire à l’Université de Berlin.
Les trois amis furent aussi des potaches comme les autres : en témoigne cette inscription par Schelling et
Hö lderlin sur l’Album de Hegel : «Le dernier été s’est bien terminé ; celui-ci se termine encore mieux. La
devise de celui-là était : le vin ; la devise de celui-ci : l’amour». Il est arrivé plus d’une fois que Hegel soit
puni pour ses sorties intempestives et … nocturnes.
HEGEL AUJOURD’HUI
L’article de F. Fukuyama sur «la fin de l’histoire» avait déclenché au début de l’année 1989 une
polémique mondiale. Le politologue américain y expliquait que la démocratie libérale capitaliste
représente le stade ultime de l’évolution des régimes politiques et économiques, l’horizon indépassable de
notre temps. Il reprenait ainsi une conception hégéliano-marxiste de l’histoire, mais pour la détourner de
son objet : ce n’est pas la lutte des classes qui mène l’histoire, mais l’aspiration humaine au respect des
droits individuels et à la prospérité économique. Quelques mois plus tard, la chute du mur de Berlin et
l’effondrement du bloc communiste transformaient cette analyse en prophétie, suscitant du même coup
une gigantesque controverse. Accusé de naïveté, de néo-conservatisme, de cynisme,
d’occidentalocentrisme, Fukuyama défendra sa position pied à pied. Le dernier épisode étant son analyse
de l’attentat du 11 septembre 2001, qui pouvait apparaître comme un cinglant démenti de sa thèse.
Bien au contraire, écrit-il dans un article paru peu après : «nous sommes toujours à la fin de
l’histoire, parce qu’il n’existe qu’un système qui continuera de dominer la politique mondiale». L’idée d’un
«choc des civilisations» (défendue par son collègue Samuel Huntington) est, dit-il, une absurdité tant est
manifeste la différence de puissance entre l’Islam et l’Occident. Fin de l’histoire «ne veut pas dire un
monde sans conflits, ni la disparition de la culture qui caractérise et distingue les sociétés. Mais
l’affrontement auquel nous assistons ne vient pas du choc de plusieurs cultures qui s’opposent entre elles
à égalité […]. Ce choc consiste en une succession d’actions d’arrière-garde menées par des sociétés dont le
fonctionnement traditionnel se trouve en réalité menacé par la modernisation. La violence de la réaction
est à la mesure de la gravité de la menace». Le terrorisme musulman n’est donc que la face hideuse de la
modernisation inéluctable des sociétés.
Pourtant, malgré cette conviction inébranlable, Fukuyama a sensiblement infléchi sa thèse
générale. Dix ans après son premier article, en 1999, il publie «La post-humanité est pour demain», où il
fait amende honorable. Oui, écrit-il en substance, le libéralisme a gagné, mais je m’étais trompé quand
même : avec les biotechnologies, c’est la nature humaine qui change. Après la fin de l’histoire, l’histoire
continue, en ouvrant la perspective de la fin de l’homme : « il ne peut pas y avoir de fin de l’histoire sans
une fin des sciences naturelles et de la technique moderne ».
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Ouvrages de Francis Fukuyama
La fin de l’histoire et le Dernier Homme (Flammarion, 1994)
La fin de l’homme. Les conséquences de la révolution biotechnique (La Table ronde, 2002)
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Charles TAYLOR
Le multiculturalisme et la politique de la reconnaissance
Le philosophe canadien Charles Taylor (né en 1931) a eu un rô le central dans le débat surtout
anglo-saxon entre libéraux et communautariens sur la question de l’identité moderne. Au cœur de cette
polémique : la nature de l’individualisme démocratique. Deux positions s’affrontent que Taylor s’attachera
à réconcilier.
La première (communautarienne) insiste sur le « malaise » que cet individualisme provoque et qui
se manifeste par le sentiment d’une triple perte : 1) La perte du sens, parce que chaque individu, réduit à
sa sphère consumériste et narcissique, risque à tout moment de se retrouver face au propre vide de son
existence. 2) La perte des fins, pour autant que semble triompher une rationalité qui ne se préoccupe plus
que des moyens et vise, de manière absurde, l’efficacité pour l’efficacité … 3) La perte de la liberté, enfin,
dans la mesure où l’individu isolé se rend vulnérable à une domination, certes douce et confortable, mais
d’autant plus redoutable que nul frein ne peut plus l’arrêter. Cette triple décadence inviterait presque à
regretter le bon vieux temps de la « communauté », quand l’identité personnelle était intégralement prise
en charge par la collectivité.
Tout le problème est que ce diagnostic pessimiste, pour convaincant qu’il soit, n’est pas complet.
Charles Taylor montre qu’à cô té de ces pertes, l’individualisme représente également un gain auquel nous
serions bien en peine de renoncer. Ce gain passe par la reconnaissance, au travers de la Déclaration des
droits de l’homme, de la valeur centrale de l’individu, dégagé de ses appartenances communautaires et
traditionnelles ; il passe également par l’investissement considérable de la vie privée (rô le de l’amour,
place de la famille, …), et, enfin, par la reconfiguration de l’ordre éthique (valorisation de l’autonomie).
C’est cet aspect que la position libérale privilégie.
Comment penser l’individu moderne sans sombrer ni dans l’abstraction libérale ni dans
l’allégeance à une tradition culturelle communautaire ? C’est afin de répondre à cette question que Taylor
retrouve Hegel : «La quête moderne d’une subjectivité en situation nous renvoie inévitablement à Hegel.
L’image même de cette quête, à quoi, s’ajoute la conscience de plus en plus aiguë d’une crise écologique,
fait de la pensée hégélienne une incontournable référence». C’est à partir de Hegel que Taylor forge la
notion de « politique de la reconnaissance » : les différences culturelles sont trop souvent négligées du fait
d’une conception trop abstraite et neutre du politique. Contre cette conception, Taylor plaide pour une
vision plus «hospitalière» de la société libérale à l’égard des identités culturelles. Il prô ne une
réconciliation pragmatique entre la politique de l’égalité (non-discrimination de principe) et la politique
de la différence (discrimination positive). On est là au cœur d’un débat brû lant …
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Ouvrages de Charles Taylor
Multiculturalisme. Différence et démocratie, Flammarion «Champs», 1994
Les sources du Moi. La formation de l’identité moderne, Seuil, 1998
Hegel et la société moderne, Cerf, 1998
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