Vous êtes sur la page 1sur 13

LE MUSICIEN ORGANIQUE, AXE DE LA RAVE

Lionel Pourtau

De Boeck Supérieur | « Sociétés »

2001/2 no 72 | pages 23 à 34
ISSN 0765-3697
ISBN 2804136701
DOI 10.3917/soc.072.0023
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-societes-2001-2-page-23.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur.


© De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays.
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 25/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 154.0.26.223)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 25/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 154.0.26.223)


La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


Contributions

LE MUSICIEN ORGANIQUE, AXE DE LA RAVE


Lionel POURTAU

Travailler sur la techno, c’est rencontrer une question immédiate : la techno est-
elle de la musique ? Cette remise en cause est moins simpliste qu’on ne pourrait
le croire au premier abord. Elle sous-entend deux critiques de nature différente.
La première est artistique : la techno répond-elle à la définition ou aux défini-
tions qu’on donne de la musique ? La deuxième est plus sociale. Est posé le
problème de sa fonction principale. Elle est tellement imbriquée dans un phéno-
mène social, le mouvement technoïde, que sa nature musicale pourrait presque
devenir secondaire. C’est cette dialectique qui traversera notre analyse et qui
nous amènera à définir un musicien organique pour approcher et comprendre la
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 25/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 154.0.26.223)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 25/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 154.0.26.223)


pratique musicale au sein du technotribalisme. Nous appelons ainsi le mouve-
ment social qui regroupe des personnes sans lien familial ou professionnel parti-
culier qui décident de vivre en communauté autour d’activités liées à la musique
techno, le plus souvent hors de toute logique institutionnelle légale.
Le musicien technotribal peut se définir comme organique. Nous nous inspi-
rons ici de certaines analyses de Gramsci sur ce qu’il appelait l’intellectuel orga-
nique. Il ne s’agit pas de superposer simplement les deux approches. S’il y a des
points communs, il y a aussi des différences. La première étant selon nous que si
pour le philosophe italien l’intellectuel devait par principe se rendre organique,
le musicien technotribal, lui, le fait par essence, par naissance (naissance sociale,
bien entendu). La logique organique semble bien être la plus adaptée à l’analyse
de ses mécanismes1. Car certaines pratiques, certaines représentations que les
musiciens ont de leur rôle au sein de la rave sont de même nature que les tâches
et le fonctionnement que Gramsci attribuaient aux intellectuels de ce type.
C’est cette clé qui sera utilisée pour montrer en quoi le musicien organique
est à la fois artiste, avec les stratégies qui vont avec et agent d’une mécanique
sociale et rituelle qui va au-delà de la création musicale.

1 Maffesoli M., en particulier Le temps des tribus, Livre de poche, 1991.

Sociétés n° 72 – 2001/2

002/Contributions 23 7/04/05, 16:44


24 Le musicien organique, axe de la rave

Le retour de la musique comme pratique sociale


Depuis 50 ans, il semble que les mouvements musicaux nouveaux naissent en
parallèle de socialités nouvelles. Des expressions, des néologismes se dévelop-
pent : rock n’roll attitude, « punkitude », etc. Le mouvement techno semble lui
aussi pousser très loin sa constitution en contre-culture, en micro-société.
Dans les sociétés premières, la musique est un acte communautaire. Il n’y a
pas de division public/auteur/œuvre. L’ensemble de l’assistance est participant.
L’acte obéit à des règles sociales indiquant de quels instruments jouer et com-
ment. Il est un prolongement, un soutien de l’action. Il intervient dans la magie,
la religion, la thérapie ou la politique. La première forme du musicien est celle
d’un entremetteur social.
En Occident, de l’Antiquité aux dix premiers siècles de la Chrétienté, si la
musique est toujours la manifestation d’une culture collective, elle en délègue
l’exercice à des catégories spécialisées. Il y a division entre interprètes-créateurs
d’un côté et auditeurs de l’autre. Dans l’Europe médiévale chrétienne, le savoir
musical (concentré dans les monastères) a des auteurs essentiellement anonymes
(même si on trouve certaines exceptions comme Hildegard von Bingen ou
Guillaume de Machaut vers la fin de la période). On ne s’intéresse ni à eux « ni
aux exécutants, simples spécialistes au service de la collectivité ou austères con-
servateurs de la tradition2 ». À partir d’Athènes, on voit se développer une musi-
que savante, apanage d’une élite. La participation à la musique se fait plus édu-
quée, plus attentive, moins démonstrative. Jusqu’au XVIIIe siècle, la distance
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 25/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 154.0.26.223)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 25/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 154.0.26.223)


s’accroît entre peuple et élite. Puis elle se démocratise grâce à l’opéra et aux
concerts publics. Au XXe siècle on voit réapparaître une division entre « grande
musique » et « variétés ». La figure romantique de l’artiste du XIXe siècle, génie
méconnu, incompris, œuvrant dans la solitude pour atteindre la beauté est l’acmé
de cette stratégie. Les compositeurs de l’après-Première guerre mondiale per-
dront presque totalement le contact avec le public sans que cela les préoccupe
outre mesure. Ils assument leur isolat. L’idée élitiste que «le génie » est hors de
portée du vulgum pecus est communément admise.
À côté de cela se développe à la même époque une musique à but purement
lucratif où les prétentions artistiques sont secondaires. Ciblée sur le profit, elle
cherche à plaire à tout prix par des constructions simplistes et se recentre donc
sur les attentes de surface du public. Jacques Rebotier d’un côté, Jordy de l’autre.
La musique techno a une particularité. Comme la musique classique contem-
poraine, elle n’a jamais cherché la consensualité, jamais voulu atteindre le plus
grand nombre. Pourtant elle rencontre un public très large et qui produit pour
rejoindre une free-party plus d’efforts que n’importe quel autre mélomane.

2 De Cande R., Histoire de la musique, T1, Seuil, 1978.

Sociétés n° 72 – 2001/2

002/Contributions 24 7/04/05, 16:44


Lionel POURTAU 25

Avec Webern, Berg puis Schoenberg, apparaît une musique savante qui fait
rapidement fi des consensus harmonique et tonal du XIXe pour entrer dans la
dissonance. Pierre Henry organise des concerts en utilisant une dizaine de ma-
gnétophones à bandes. Cette école, très proche dans ses méthodes (techniques,
conception, constructions) de ce que sera la musique techno, jouera pourtant un
rôle marginal dans la formation de cette dernière (via les Allemands de Kraftwerk).
Plus pragmatiquement, c’est vers la disco américaine minimaliste des années 80
qu’il faut chercher l’essentiel des sources (Frankie Knuckles).
Il y a là un hiatus sur lequel nous voulons attirer l’attention. La forme d’histo-
ricité musicale telle qu’on la connaît en Occident depuis deux mille cinq cents ans
n’a pas pu engendrer à elle seule l’expérience de la rave alors que du point de
vue musicologique tout était en place. Depuis le début du siècle on avait renoncé
à la consonance, paradigme de la musique datant de Pythagore. En 1928, avec
le Boléro, Ravel élabora un mouvement de danse modéré et uniforme à thème
unique superposant peu à peu les instruments pour atteindre ainsi le maximum
de sonorité, soutenu du début jusqu’à la fin par un rythme de tambour.
Il en est des révolutions musicales comme des révolutions politiques. S’il n’y a
pas adéquation avec le corps social rien ne se passe.
Il fallait attendre la fin de la modernité et surtout l’affaiblissement de sa pierre
angulaire, l’individualisme.
D’un point de vue sociologique, le musicien technotribal est un coup d’arrêt
au culte de la personnalité de l’artiste et à sa mise en apothéose lors des
interprétations. Ce comportement est une évolution de celui de la musique punk.
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 25/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 154.0.26.223)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 25/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 154.0.26.223)


Un groupe à succès comme les Sex Pistols s’est sabordé au faîte de son succès.
Lors de sa participation à un festival de musique à Dubrovnik en Croatie, la tribu
technoïde avec laquelle je travaille, la Voodoo’z Cyrkle, refusa de donner l’identité
des Djs qui allaient jouer. « La Voodoo’z, ce ne sont pas des noms, c’est un
concept, m’a-t-on expliqué, les gens ne viennent pas pour savoir qui on est mais
pour la musique ». Cela n’est pas vrai pour tout musicien techno. Certains d’entre
eux, séduits par la normalisation de leur statut au sein de la société, ont une
pratique de musicien habituel. Ils ne répondent pas à notre définition de musicien
organique. On observe que la labilité inhérente au technotribalisme fait migrer
régulièrement des musiciens organiques issus de ce milieu et de son expression
la plus significative, la free-party, vers une logique plus individuelle, plus adaptée
à la société libérale. Ainsi des Manu le malin et autre Laurent Garnier.
Dans une free-party, la musique redevient une pratique communautaire où
l’audition n’est pas l’alpha et l’oméga. L’essentiel de la population vient chercher
un contact avec la contre-culture technoïde plus qu’elle ne vient écouter un Dj en
particulier. D’ailleurs il n’est pas rare que celui-ci soit caché par une toile, un tissu
de camouflage voire par le mur d’enceintes. En fait, même si le Dj a gagné une
réelle autonomie par rapport au compositeur premier pour devenir lui aussi un
compositeur à part entière, le musicien a, dans le milieu technoïde, un statut
social inférieur à celui qu’il a dans la variété ou dans le rock.

Sociétés n° 72 – 2001/2

002/Contributions 25 7/04/05, 16:44


26 Le musicien organique, axe de la rave

Il s’agit bien de cette désacralisation que Gramsci appelait de ses vœux pour
l’intellectuel organique. Le musicien organique se regroupe au sein du « musicien
collectif » qu’est l’assemblée de la rave. L’exaltation devant venir de son rôle de
catalyseur de l’émotion au sein de l’assemblée en rave. Le fait de multiplier les
Djs dans une soirée facilite cette désincarnation de la source de la musique.
Lorsqu’on interroge les participants d’une free party sur la raison de leur pré-
sence, participer à la rave est l’explication qui arrive largement en tête. Puis vient
le type de musique joué puis le nom de la tribu. La très grande majorité ne
connaît pas le nom des Djs.

Comme le silence après Mozart est toujours du Mozart, la postmodernité est


de la modernité mais aussi retour à des états antérieurs pour faire un ensemble
nouveau. Des Lumières, le musicien garde sa constitution en tant que sujet, en
tant qu’individu libre dans sa création. Mais il se tourne vers ses origines tribales
pour être réinvesti de la puissance coalescente.
Pour expliciter cette double parenté et les paradoxes qu’elle engendre, nous
allons illustrer notre propos par deux éléments.
Le premier est la nature artistique de la techno et sa stratégie somme toute
assez classique des évolutions qui se pensent avant-gardistes pour s’installer dans
le paysage musical. Logique artistique.
Le deuxième est sa fonction sociale, son rôle dans la rave. Elle participe à la
cérémonie, elle est le cœur de la fonction thérapeutique de la rave. Logique
chamanique.
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 25/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 154.0.26.223)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 25/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 154.0.26.223)


La reconnaissance en tant que musique

Jeu des définitions


La techno est-elle de la musique ? Il faut résoudre cette question avant de pouvoir
réfléchir sur ses aspects artistiques. Si on s’appuie sur les définitions les plus
techniques :
Science ou emploi des sons qu’on nomme rationnels.
Littré
La techno passe haut la main le test du Littré. Il est même difficile d’imaginer
des sons plus rationnels.
Assemblage de sons qui doit être perçu comme n’étant pas le résul-
tat du hasard.
Abraham Moles3

3 Moles A., Les Musiques expérimentales, Zurich, Édition du cercle d’art contempo-
rain, 1960 ; Théorie de l’information perception esthétique, Flammarion, 1958.

Sociétés n° 72 – 2001/2

002/Contributions 26 7/04/05, 16:44


Lionel POURTAU 27

L’utilisation de l’informatique permet au compositeur un contrôle du son


jamais atteint jusqu’ici. Le hasard lui-même peut être géré par des algorithmes.
Art d’assembler les sons de manière agréable à l’oreille.
J.-J. Rousseau4
Nous entrons ici dans le domaine de la subjectivité. Selon les époques, Ber-
lioz, Stravinsky, Xénakis ont été jugés indignes du titre de musicien. Cela pose le
problème de l’acceptation de la nouveauté par les tenants des titres. Ce n’est
tout au plus qu’un nouvel avatar de la guerre entre les Classiques et les Moder-
nes.

De l’académisme dans l’art en général et dans la musique en particulier 5


La crise d’une période artistique comme la musique baroque, l’impressionnisme
ou le « nouveau roman » en littérature est la crise de la croyance en ce qui va de
soi. Dans le champ artistique, comme ailleurs, il y a un académisme basé sur des
dogmes, les consensus d’une époque donnée par lesquels il faut passer pour être
reconnu comme faisant partie de ce mouvement. Les artistes répondant le plus
nettement et le plus facilement à ces dogmes vont obtenir le titre de maître, de
magister, ayant le droit d’enseigner cette pratique dans des lieux identifiés pour
cela, des académies. Cette forme reconnue et domestiquée, cette référence sera
donc un académisme. Les magisters seront le clergé de cette religion artistique.
Ils seront chargés de veiller à l’orthodoxie du champ musical.
Les élèves dont la vocation et l’ambition est de dépasser leurs maîtres vont
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 25/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 154.0.26.223)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 25/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 154.0.26.223)


absorber de nouvelles influences, les synthétiser avec leurs connaissances acadé-
miques et obtenir quelque chose de nouveau, plus ou moins heureux, un nouvel
objet d’art. Cette branche sera hors Académie et les magisters seront parmi les
moins aptes à la recevoir. Pour deux raisons :
– ils sont formés par l’ancien moule. Celui-ci leur a donné des clés de lecture
très particulières qui ne sont pas adaptées pour recevoir les nouveaux objets ;
– cela remet en question leur statut de maîtres (magister) puisque ce nouvel
objet n’est pas issu d’eux et donc qu’ils ne maîtrisent pas les savoir-faire et les
savoir-penser nécessaires à sa création. Ils ne sont plus maîtres, situation
particulièrement désagréable. Voilà pourquoi, par structure, tout pouvoir quel
qu’il soit est conservateur.
Mais en détenteurs de la légitimité artistique, ils peuvent lutter contre cette
menace envers leur statut. Ils peuvent refuser les titres honorifiques (postes
d’enseignement, prix dans les concours) et saper les piliers économiques néces-
saires à la propagation du nouvel objet artistique (refuser les tableaux dans les

4 Cité par De Cande R., op. cit.


5 Ce paragraphe doit certaines de ses idées à deux cours que Pierre Bourdieu donna au
Collège de France en janvier 2000.

Sociétés n° 72 – 2001/2

002/Contributions 27 7/04/05, 16:44


28 Le musicien organique, axe de la rave

expositions, refuser qu’on interprète les musiques ou qu’on édite les livres). Ainsi
l’artiste d’avant-garde (terme flou qui a cependant l’avantage de susciter une
image en adéquation avec notre propos) n’a plus qu’à développer face à ce
clergé une stratégie d’hérésie.
La stratégie d’hérésie a des caractéristiques très particulières. L’hérétique se
pose en prophète face au prêtre du clergé régulier, en artiste face au profession-
nel. Il met en cause la prêtrise, l’institution. Il double le prêtre, par le référent
même dont le prêtre s’était attribué le monopole de l’interprétation. Il veut défi-
nir sa propre légitimité par un retour à la source, par une lecture radicale des
origines. Luther court-circuite la religion catholique en prônant un retour à l’Écri-
ture Sainte. Heidegger court-circuite les philosophes en général en retournant
aux présocratiques. Dutilleux court-circuite la gamme pour en revenir directe-
ment aux tons.
On reproche à la techno de ne pas être de la musique mais juste un rythme
« boum-boum-boum » assourdissant ? Celle-ci réplique que la musique est née
des percussions et que le premier musicien a sans doute fait « boum-boum-boum »
avec deux bouts de bois, il y a de cela 40000 ans.
Alors que le prêtre sermonne du haut d’une chaire dans l’ambiance grave des
cathédrales, alors que le magister enseigne du haut d’une estrade dans une aca-
démie dont il contrôle la population, le prophète va au devant de ceux à qui il
veut transmettre son message, dans la rue. Ainsi de la techno hardcore, qui a
trouvé l’essentiel de son public dans les caves, les usines désaffectées et les champs
boueux.
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 25/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 154.0.26.223)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 25/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 154.0.26.223)


Le temps de la récupération
Un des avantages de l’alliance de la démocratie et du libéralisme économique est
que tout ce qui touche un grand nombre de personnes devient immédiatement
une source de profit.
À côté des personnes intimement touchées par cet art nouveau et soucieuses
de le faire partager au plus grand nombre, vont apparaître des gens qui vont
utiliser ce nouvel engouement pour faire de l’argent. La techno va commencer à
attirer l’attention des transnationales de la musique. Le dynamisme suscité par
l’espoir de faire des gains significatifs va générer deux effets majeurs pour notre
art nouveau :
– objectivement participer à son développement quantitatif et l’envoyer à la
rencontre du plus grand nombre ;
– modifier son essence afin de maximiser les profits qu’il rapporte.
→ Effet 1 : faire des morceaux courts (4 mn), afin de pouvoir les diffuser à
la radio et à la télévision. L’album de Jeff Mills est un exemple de cette
adaptation.

Sociétés n° 72 – 2001/2

002/Contributions 28 7/04/05, 16:44


Lionel POURTAU 29

→ Effet 2 : développer un star system autour des compositeurs afin de pou-


voir utiliser les recettes classiques du marketing.
Parce que la techno est aussi l’enfant des musiques de discothèques, parce
que ses amateurs sont aussi des auditeurs de variétés, les circuits commerciaux
de la distribution vont remporter certains succès. Pour ce qui est de leur place
dans le milieu de la grande distribution, de leur image, de leur public, de leur
discours, des musiciens techno comme Laurent Garnier ou Carl Cox sont iden-
tiques à un quelconque groupe de pop ou de rock grunge.
La rencontre de la techno avec une vaste audience a une autre conséquence.
Dans une société démocratique libérale, la rencontre entre l’art nouveau et le
succès (et bien entendu du profit) le normalise, et donc le fait participer à la
logique académique. L’hérésie et les hérétiques vont être intégrés dans le clergé.
Ainsi du jazz, de la musique dodécaphonique, du rap et à n’en pas douter de la
techno.

Au-delà de l’art, un acte de socialité


Mais la techno est pareille à Janus, elle a deux visages. Oui, l’un d’entre eux
prend plaisir aux feux de la rampe et s’adapte assez bien à l’usage économique
que notre société libérale sent le besoin d’imposer à tout ce qu’elle touche. Mais
même ainsi consommé, tout n’a pas été digéré et une autre figure apparaît,
moins attendue, moins domptable par la modernité et le Marché. Ce dernier
n’intéresse pas tous les électromusiciens. Pour certains, atteindre le statut d’un
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 25/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 154.0.26.223)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 25/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 154.0.26.223)


Johnny Halliday ou d’un Jean-Michel Jarre n’est pas un objectif. Boréalis, forme
la plus aboutie de l’institutionnalisation de la rave, a beau réunir 20000 person-
nes, elle ne vide pas les soirées clandestines et sauvages que sont les free-par-
ties. Traiter la techno comme un simple produit de consommation musical comme
les autres, c’est passer à côté de la socialité si particulière qu’elle engendre.
La free-party est aussi une cérémonie, une thérapie.

Le rôle du Dj
Les arts peuvent se diviser en deux catégories. Ceux qui se jouent à deux: créa-
teurs et receveurs (littérature, peinture, sculpture). Ceux qui se jouent à trois :
créateurs, interprètes et receveurs (musique, théâtre). Dans la musique techno,
c’est le Dj qui a fonction d’interprète. Sa part de création est peut-être plus vaste,
grâce au mix, que dans d’autres types de musique. La juridiction la reconnaît
d’ailleurs en leur attribuant via la SACEM une partie des droits d’auteurs. Il est
aussi caractéristique de remarquer que la fonction qui se détache est celle d’un
intermédiaire, le Dj L’ancien passeur de disques utilise les progrès technologi-
ques dans les tables de mixage pour s’approprier peu à peu le morceau. Le go
between devient le sujet. Ce sont les compositeurs directs (compositeurs des

Sociétés n° 72 – 2001/2

002/Contributions 29 7/04/05, 16:44


30 Le musicien organique, axe de la rave

disques) qui désormais travaillent leurs disques pour les rendre mixables pour les
compositeurs indirects (les Djs).
Comme tout projet culturel, artistique, le mix du Dj se trouve pris dans une
contradiction. Faire ce qu’il veut, exprimer librement son art et séduire son pu-
blic. Ces deux facteurs sont difficilement conciliables. Pour prendre un exemple
non musical, on a l’habitude de considérer Ulysse de J. Joyce comme le livre le
plus difficile de la littérature mondiale. Bien que ce soit un chef-d’œuvre, com-
bien en sont arrivés à la fin ? Plus d’un millier de pages pour décrire la journée
banale d’un homme sans histoire. La virtuosité de l’auteur, la puissance de son
analyse, la finesse de la psychologie est indéniable mais pour 95% des lecteurs,
ce pavé énorme « où il ne se passe rien » est rebutant. Son charme est occulté
par certains aspects « physiques » de l’ouvrage. La trame homérique et son jeu de
miroirs disparaissent par la volonté de totalité sémantique de l’auteur. L’auteur
ayant voulu qu’il y ait tout a beaucoup de mal à classer, hiérarchiser.
Idem pour un set de techno hardcore : les sons saturés, le BPM souvent
supérieur à 250 sont autant d’éléments qui permettent à un auditeur profane et
pressé de jeter définitivement l’anathème sur cette part de la techno. Le rôle du
Dj est de prendre le teuffeur6 là où il est, au niveau de la techno qu’il apprécie et
de l’amener au niveau de hardcore qu’il a envie de lui faire entendre. Ainsi le
premier apprend à apprécier des types de sonorités qu’il n’imaginait pas pouvoir
accepter et le Dj peut enfin créer la musique qu’il souhaite. Chaque innovation
sonore un peu hardie risque d’éclaircir la piste aisément effarouchable. Il con-
vient de lui redonner confiance à l’aide de quelques portées globalement mélodi-
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 25/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 154.0.26.223)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 25/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 154.0.26.223)


ques, puis de repartir plus haut, sans ce qui n’est somme toute qu’une facilité. Si
le processus est mené à son terme, la musique la plus expérimentale pourra être
proposée à un public qui l’appréciera à sa juste valeur, malgré ses a priori. À la
fin, le raveur repartira avec des horizons musicaux plus larges que ceux avec
lesquels il était venu. Mais l’acquis ne tient pas seulement à la finalité apportée.

La catharsis
La valeur du set est aussi dans le cheminement en tant que tel. Le teuffeur ne
cherche pas à trouver un lieu, il cherche à se perdre dans le temps. La rave
cherche à subvertir par la musique une nuit qui a trop longtemps été le lieu de la
peur.
« Ce n’est que dans la nuit et la pénombre des forêts et des cavernes obscures
que l’oreille, organe de la crainte, a pu se développer aussi abondamment qu’elle
l’a fait, selon la façon de vivre de l’âge de la peur, c’est-à-dire de la plus longue
époque humaine qu’il y ait eu : lorsqu’il fait clair, l’oreille est beaucoup moins
nécessaire. De là le caractère de la musique, art de la nuit et de la pénombre. »7

6 Participant à la teuf, verlan de fête, synonyme de free-party.


7 Nietzsche F., Aurore, Folio, 2000, § 250.

Sociétés n° 72 – 2001/2

002/Contributions 30 7/04/05, 16:44


Lionel POURTAU 31

Ainsi certains Djs expliquent qu’il y a une part d’exorcisme8 dans leur œuvre.
Imprégné par la musique, rassuré par la présence de ses semblables, le danseur
est souvent porté à l’introspection, il passe en revue ses problèmes et, lorsqu’il
les juxtapose avec le bien-être qu’il ressent hic et nunc, il les relativise. Le plaisir
repose l’esprit, donne à celui-ci l’impression qu’il atteint sa destination. En tant
qu’état, il est pris comme un espace de repos. Ce n’est pas tant que le plaisir
fasse du bien, mais l’esprit se sent bien dans le plaisir. Certes ce sentiment est
éphémère mais ce qui est pris n’est plus à prendre. En voyant qu’il peut créer du
bien être et son corollaire, du mal-être, en « laboratoire » (la rave), il est porté à
relativiser l’empire de ses émotions, à en être complice plus que victime.
Les technoïdes reconnaissent volontiers qu’ils apprécient tout particulière-
ment de pouvoir se lâcher sur cette musique : « Cela fait du bien d’avoir la rage ».
Les forces de l’ordre reconnaissent dans leurs rapports leur étonnement de ne
pas voir plus souvent ces énormes rassemblements mal tourner alors qu’ils sont
composés d’éléments jugés par eux marginaux. La violence y est beaucoup moins
fréquente que dans les discothèques où pourtant la population est perçue comme
plus « classique ». Nous rapprochons ici ces deux idées car elles nous semblent
liées par un phénomène bien connu : la catharsis. Les anciens Grecs jugeaient
que voir de la violence au théâtre était sain car ce spectacle défoulait, par procu-
ration, les spectateurs. Les meurtres, les massacres, étaient assez fréquents dans
la tragédie. À ce sujet, Aristote explique dans sa Poétique : « La tragédie est
l’imitation d’une action de caractère élevée et complète, dans un langage relevé
d’assaisonnements d’une espèce particulière suivant les diverses parties, imita-
tion qui est faite par des personnages en action et non au moyen d’un récit et
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 25/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 154.0.26.223)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 25/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 154.0.26.223)


qui, suscitant pitié et crainte, opère la purgation propre à de pareilles émo-
tions ». Dans son propre exemplaire de cet ouvrage, Racine note : « La tragédie,
excitant la terreur et la pitié, purge et tempère en quelque façon ces sortes de
passions, elle leur ôte ce qu’elles ont d’excessif et de vicieux et les ramène à un
état de modération conforme à la raison ». Le temps passé sur un dance floor
laisse le raveur épuisé mais satisfait. Il a vidé sa tension, son excitation, parfois
son agressivité, d’une façon pacifique, conviviale et saine. Sa rage a trouvé un
mode d’expression positif. Comme les Grecs anciens, spectateurs de Sophocle
qui sortaient apaisés d’une représentation d’Œdipe-roi, le teuffeur qui vient de
passer 4 heures sur du hardcore peut aller maintenant discuter avec ses amis,
s’installer au chill-out. Si on prend pour vraie l’hypothèse selon laquelle, dans les
raves, circule du LSD, substance connue pour provoquer parfois des excès de
violence, alors l’effet cathartique du hardcore n’en est que plus visible. On se bat
infiniment moins dans une rave que dans une fête de village ou dans les tribunes
d’un stade. Pour Michel Onfray, « la musique n’a de cesse, au concert ou ailleurs,

8 Fonction attribuée au chaman dans les tribus traditionnelles.


Sur ce sujet, on pourra lire Lapassade G., Les rites de possession, Anthropos, 1997.
Certaines analogies parlent d’elles-mêmes.

Sociétés n° 72 – 2001/2

002/Contributions 31 7/04/05, 16:44


32 Le musicien organique, axe de la rave

de théâtraliser et de rendre spectaculaire la catharsis qui tâche de conjurer par


tous les moyens la nuit et la pénombre9 ».
On trouve des éléments de réponse à notre dualité dans la métaphysique de
la musique telle que l’établirent Schopenhauer et Nietzsche10. Pour l’auteur de
Le monde comme représentation et comme volonté, la musique a ceci de
particulier qu’elle ne passe pas par la représentation des phénomènes (au sens
kantien du terme). Elle est un langage directement expression de l’essence du
monde. Cela induit qu’il peut y avoir un accès plus direct à la musique et cela
expliquerait en partie une raison de son succès. L’initiation conceptuelle pour en
profiter est infiniment plus légère. Son contenu peut être appréhendé immédia-
tement11. Le sens de la musique est intelligible mais inexplicable. Certes, recon-
naît l’auteur, cette thèse ne peut être discursivement prouvée puisqu’il ne s’agit
pas d’une connaissance au sens canonique du terme. Mais cet axiome en quel-
que sorte trouve sa démonstration dans la pratique même de la musique dont la
part « live » est supérieure à tous les autres arts (peinture, sculpture, littérature),
parce que justement une part de sa nature est collective, tient à « l’être-ensem-
ble12 » des socialités13. Une de ses analogies nous intéresse particulièrement. Il
décrit l’évolution du monde comme un développement hiérarchique, de l’inorga-
nique à l’humanité (en passant par les plantes, l’animalité). Puis il la compare
avec celle de la musique, qui va de la basse, du rythme jusqu’aux aigus, à la voix
humaine. L’auteur précise cependant bien que l’intérêt de son analogie n’est pas
dans les termes mais dans les rapports.
Peut-être le musicien organique est-il le lien entre ce que Nietzsche, proche
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 25/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 154.0.26.223)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 25/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 154.0.26.223)


de Schopenhauer sur les questions musicales, appelle les aspects apolliniens et
dionysiaques de l’art. Les premiers sont essentiellement liés à l’individualité et les
seconds à l’unicité. Dans La naissance de la tragédie14, il marque la spécificité
de la musique sur les autres arts par cet aspect dionysiaque : elle est paralangage,
avec un sens qui, à la différence du discours philosophique classique n’est pas
soumis aux lois de la logique (principe d’identité, de non-contradiction, etc.). Il y

9 Onfray M., « L’oreille, organe de la crainte », Magazine littéraire, janvier 2000, pp. 47-
49.
10 Sur cette question spécifique on pourra se reporter à Dufour E., « Métaphysique de la
musique » dans Le monde comme volonté et représentation et dans La naissance
de la tragédie, Études philosophiques, n°4, 1997.
11 Schopenhauer A., Le monde comme volonté et comme représentation, PUF, 1984,
p. 1189.
12 Maffesoli M., op.cit, p121.
13 Ce modeste article n’est pas le lieu pour développer une réflexion sur la possibilité de
penser cet indicible qui fait la valeur propre de la musique mais nous pensions qu’il y
a là une clé d’explication ou au moins d’expression du rapport entre musique, collec-
tif et connaissance a-rationnelle.
14 Nietzsche F., Naissance de la tragédie, Folio, 2000, pp. 289-310.

Sociétés n° 72 – 2001/2

002/Contributions 32 7/04/05, 16:44


Lionel POURTAU 33

voit l’expression de l’unité primitive. Unité primitive (bien que cet adjectif serait à
discuter) dont notre musicien organique est l’agent. Pour Nietzsche, dans la
musique dionysiaque, on entend « battre de tout près le cœur du vouloir univer-
sel », derrière « la misérable coque de verre de l’individualité humaine15 ». Au-delà
de la prose, il y a bien la conscience d’un effet socialisant de la musique.

Pour Gramsci, l’intellectuel organique doit être le lieu de passage entre le


« sentir » de ce qu’il appelle dans son vocabulaire marxiste les masses et le savoir
des intellectuels16. Le musicien organique tel qu’on le perçoit dans les raves est
une figure, certes moins cérébrale et plus sensible, de cette logique. Parce qu’il
est à la fois l’expression d’une expérience sociale et musicale, il arrive à juxtapo-
ser musique savante et public de masse. En cela il trouve dans sa pratique les
satisfactions recherchées par tout artiste et renoue avec ses fonctions anciennes
de liant social, de religieux (du latin religere, relier). Sa réapparition est une
preuve supplémentaire du besoin de solidarité intermédiaire entre l’individu et la
société. Le technotribalisme, alliance d’une musique et d’une modalité d’organi-
sation, est un archétype de ces mécanismes de résistance de la personne hu-
maine face aux logiques qui veulent l’intégrer sans l’écouter. Elle a donc trouvé
un moyen des plus bruyants pour se faire entendre, la techno.
Il a fallut faire appel à bien des auteurs et bien des disciplines pour essayer de
commencer à cerner notre problème. Mais le sujet étudié est le résultat de tant
d’influences, parfois contradictoires. Une dernière citation de notre auteur ita-
lien englobe nombre des problématiques du technotribalisme comme expression
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 25/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 154.0.26.223)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 25/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 154.0.26.223)


de la postmodernité.
« Lorsque la conception du monde n’est pas critique ni cohérente, mais occa-
sionnelle et inconsistante, la personnalité est un assemblage curieux d’éléments
composites : on y retrouve un reste d’homme des cavernes et certains principes
de la science la plus moderne et la plus avancée, des préjugés de toutes les
périodes historiques passées et d’un particularisme étriqué, ainsi que certaines
intuitions d’une philosophie à venir qui sera celle du genre humain mondiale-
ment unifié ».17
Bien entendu, on retrouve ici les critiques et peut-être un peu les préjugés
d’un positiviste persuadé que « la locomotive de l’histoire » roule forcément vers
des lendemains qui chantent. Mais pour l’essentiel nous sommes dans notre
sujet. Une conception du monde « ni critique, ni cohérente mais occasionnelle et
inconsistante » ? Oui puisqu’il ne s’agit pas là de personnes dont la théorisation

15 Nietzsche F., Œuvres philosophiques complètes,Tome I-1, Paris, Gallimard, p. 138.


16 Gramsci A., Il materialismo storico e la filosofia di Benedetto Croce, Einaudi,
Torino, 1949, p. 115 (Cité et traduit par Macciocchi M.-A.,Pour Gramsci, Seuil,
1974, p. 237).
17 Ibid., p. 4.

Sociétés n° 72 – 2001/2

002/Contributions 33 7/04/05, 16:44


34 Le musicien organique, axe de la rave

est la première des préoccupations. «Un reste d’homme des caver nes et certains
principes de la science la plus moderne et la plus avancée » ? Encore oui, car
peut-être certains comportements passés peuvent-ils nous aider à sublimer des
comportements présents rencontrant leurs limites. Depuis Hegel, cela s’appelle
la dialectique. « Certaines intuitions d’une philosophie à venir qui sera celle du
genre humain mondialement unifié ». Peut-être que oui, peut-être que non. Il est
difficile de prédire, surtout l’avenir18.
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 25/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 154.0.26.223)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 25/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 154.0.26.223)

18 Mot prêté au président américain Truman.

Sociétés n° 72 – 2001/2

002/Contributions 34 7/04/05, 16:44

Vous aimerez peut-être aussi