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Lionel Pourtau
2001/2 no 72 | pages 23 à 34
ISSN 0765-3697
ISBN 2804136701
DOI 10.3917/soc.072.0023
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-societes-2001-2-page-23.htm
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Travailler sur la techno, c’est rencontrer une question immédiate : la techno est-
elle de la musique ? Cette remise en cause est moins simpliste qu’on ne pourrait
le croire au premier abord. Elle sous-entend deux critiques de nature différente.
La première est artistique : la techno répond-elle à la définition ou aux défini-
tions qu’on donne de la musique ? La deuxième est plus sociale. Est posé le
problème de sa fonction principale. Elle est tellement imbriquée dans un phéno-
mène social, le mouvement technoïde, que sa nature musicale pourrait presque
devenir secondaire. C’est cette dialectique qui traversera notre analyse et qui
nous amènera à définir un musicien organique pour approcher et comprendre la
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Avec Webern, Berg puis Schoenberg, apparaît une musique savante qui fait
rapidement fi des consensus harmonique et tonal du XIXe pour entrer dans la
dissonance. Pierre Henry organise des concerts en utilisant une dizaine de ma-
gnétophones à bandes. Cette école, très proche dans ses méthodes (techniques,
conception, constructions) de ce que sera la musique techno, jouera pourtant un
rôle marginal dans la formation de cette dernière (via les Allemands de Kraftwerk).
Plus pragmatiquement, c’est vers la disco américaine minimaliste des années 80
qu’il faut chercher l’essentiel des sources (Frankie Knuckles).
Il y a là un hiatus sur lequel nous voulons attirer l’attention. La forme d’histo-
ricité musicale telle qu’on la connaît en Occident depuis deux mille cinq cents ans
n’a pas pu engendrer à elle seule l’expérience de la rave alors que du point de
vue musicologique tout était en place. Depuis le début du siècle on avait renoncé
à la consonance, paradigme de la musique datant de Pythagore. En 1928, avec
le Boléro, Ravel élabora un mouvement de danse modéré et uniforme à thème
unique superposant peu à peu les instruments pour atteindre ainsi le maximum
de sonorité, soutenu du début jusqu’à la fin par un rythme de tambour.
Il en est des révolutions musicales comme des révolutions politiques. S’il n’y a
pas adéquation avec le corps social rien ne se passe.
Il fallait attendre la fin de la modernité et surtout l’affaiblissement de sa pierre
angulaire, l’individualisme.
D’un point de vue sociologique, le musicien technotribal est un coup d’arrêt
au culte de la personnalité de l’artiste et à sa mise en apothéose lors des
interprétations. Ce comportement est une évolution de celui de la musique punk.
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Il s’agit bien de cette désacralisation que Gramsci appelait de ses vœux pour
l’intellectuel organique. Le musicien organique se regroupe au sein du « musicien
collectif » qu’est l’assemblée de la rave. L’exaltation devant venir de son rôle de
catalyseur de l’émotion au sein de l’assemblée en rave. Le fait de multiplier les
Djs dans une soirée facilite cette désincarnation de la source de la musique.
Lorsqu’on interroge les participants d’une free party sur la raison de leur pré-
sence, participer à la rave est l’explication qui arrive largement en tête. Puis vient
le type de musique joué puis le nom de la tribu. La très grande majorité ne
connaît pas le nom des Djs.
3 Moles A., Les Musiques expérimentales, Zurich, Édition du cercle d’art contempo-
rain, 1960 ; Théorie de l’information perception esthétique, Flammarion, 1958.
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expositions, refuser qu’on interprète les musiques ou qu’on édite les livres). Ainsi
l’artiste d’avant-garde (terme flou qui a cependant l’avantage de susciter une
image en adéquation avec notre propos) n’a plus qu’à développer face à ce
clergé une stratégie d’hérésie.
La stratégie d’hérésie a des caractéristiques très particulières. L’hérétique se
pose en prophète face au prêtre du clergé régulier, en artiste face au profession-
nel. Il met en cause la prêtrise, l’institution. Il double le prêtre, par le référent
même dont le prêtre s’était attribué le monopole de l’interprétation. Il veut défi-
nir sa propre légitimité par un retour à la source, par une lecture radicale des
origines. Luther court-circuite la religion catholique en prônant un retour à l’Écri-
ture Sainte. Heidegger court-circuite les philosophes en général en retournant
aux présocratiques. Dutilleux court-circuite la gamme pour en revenir directe-
ment aux tons.
On reproche à la techno de ne pas être de la musique mais juste un rythme
« boum-boum-boum » assourdissant ? Celle-ci réplique que la musique est née
des percussions et que le premier musicien a sans doute fait « boum-boum-boum »
avec deux bouts de bois, il y a de cela 40000 ans.
Alors que le prêtre sermonne du haut d’une chaire dans l’ambiance grave des
cathédrales, alors que le magister enseigne du haut d’une estrade dans une aca-
démie dont il contrôle la population, le prophète va au devant de ceux à qui il
veut transmettre son message, dans la rue. Ainsi de la techno hardcore, qui a
trouvé l’essentiel de son public dans les caves, les usines désaffectées et les champs
boueux.
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Le rôle du Dj
Les arts peuvent se diviser en deux catégories. Ceux qui se jouent à deux: créa-
teurs et receveurs (littérature, peinture, sculpture). Ceux qui se jouent à trois :
créateurs, interprètes et receveurs (musique, théâtre). Dans la musique techno,
c’est le Dj qui a fonction d’interprète. Sa part de création est peut-être plus vaste,
grâce au mix, que dans d’autres types de musique. La juridiction la reconnaît
d’ailleurs en leur attribuant via la SACEM une partie des droits d’auteurs. Il est
aussi caractéristique de remarquer que la fonction qui se détache est celle d’un
intermédiaire, le Dj L’ancien passeur de disques utilise les progrès technologi-
ques dans les tables de mixage pour s’approprier peu à peu le morceau. Le go
between devient le sujet. Ce sont les compositeurs directs (compositeurs des
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disques) qui désormais travaillent leurs disques pour les rendre mixables pour les
compositeurs indirects (les Djs).
Comme tout projet culturel, artistique, le mix du Dj se trouve pris dans une
contradiction. Faire ce qu’il veut, exprimer librement son art et séduire son pu-
blic. Ces deux facteurs sont difficilement conciliables. Pour prendre un exemple
non musical, on a l’habitude de considérer Ulysse de J. Joyce comme le livre le
plus difficile de la littérature mondiale. Bien que ce soit un chef-d’œuvre, com-
bien en sont arrivés à la fin ? Plus d’un millier de pages pour décrire la journée
banale d’un homme sans histoire. La virtuosité de l’auteur, la puissance de son
analyse, la finesse de la psychologie est indéniable mais pour 95% des lecteurs,
ce pavé énorme « où il ne se passe rien » est rebutant. Son charme est occulté
par certains aspects « physiques » de l’ouvrage. La trame homérique et son jeu de
miroirs disparaissent par la volonté de totalité sémantique de l’auteur. L’auteur
ayant voulu qu’il y ait tout a beaucoup de mal à classer, hiérarchiser.
Idem pour un set de techno hardcore : les sons saturés, le BPM souvent
supérieur à 250 sont autant d’éléments qui permettent à un auditeur profane et
pressé de jeter définitivement l’anathème sur cette part de la techno. Le rôle du
Dj est de prendre le teuffeur6 là où il est, au niveau de la techno qu’il apprécie et
de l’amener au niveau de hardcore qu’il a envie de lui faire entendre. Ainsi le
premier apprend à apprécier des types de sonorités qu’il n’imaginait pas pouvoir
accepter et le Dj peut enfin créer la musique qu’il souhaite. Chaque innovation
sonore un peu hardie risque d’éclaircir la piste aisément effarouchable. Il con-
vient de lui redonner confiance à l’aide de quelques portées globalement mélodi-
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La catharsis
La valeur du set est aussi dans le cheminement en tant que tel. Le teuffeur ne
cherche pas à trouver un lieu, il cherche à se perdre dans le temps. La rave
cherche à subvertir par la musique une nuit qui a trop longtemps été le lieu de la
peur.
« Ce n’est que dans la nuit et la pénombre des forêts et des cavernes obscures
que l’oreille, organe de la crainte, a pu se développer aussi abondamment qu’elle
l’a fait, selon la façon de vivre de l’âge de la peur, c’est-à-dire de la plus longue
époque humaine qu’il y ait eu : lorsqu’il fait clair, l’oreille est beaucoup moins
nécessaire. De là le caractère de la musique, art de la nuit et de la pénombre. »7
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Ainsi certains Djs expliquent qu’il y a une part d’exorcisme8 dans leur œuvre.
Imprégné par la musique, rassuré par la présence de ses semblables, le danseur
est souvent porté à l’introspection, il passe en revue ses problèmes et, lorsqu’il
les juxtapose avec le bien-être qu’il ressent hic et nunc, il les relativise. Le plaisir
repose l’esprit, donne à celui-ci l’impression qu’il atteint sa destination. En tant
qu’état, il est pris comme un espace de repos. Ce n’est pas tant que le plaisir
fasse du bien, mais l’esprit se sent bien dans le plaisir. Certes ce sentiment est
éphémère mais ce qui est pris n’est plus à prendre. En voyant qu’il peut créer du
bien être et son corollaire, du mal-être, en « laboratoire » (la rave), il est porté à
relativiser l’empire de ses émotions, à en être complice plus que victime.
Les technoïdes reconnaissent volontiers qu’ils apprécient tout particulière-
ment de pouvoir se lâcher sur cette musique : « Cela fait du bien d’avoir la rage ».
Les forces de l’ordre reconnaissent dans leurs rapports leur étonnement de ne
pas voir plus souvent ces énormes rassemblements mal tourner alors qu’ils sont
composés d’éléments jugés par eux marginaux. La violence y est beaucoup moins
fréquente que dans les discothèques où pourtant la population est perçue comme
plus « classique ». Nous rapprochons ici ces deux idées car elles nous semblent
liées par un phénomène bien connu : la catharsis. Les anciens Grecs jugeaient
que voir de la violence au théâtre était sain car ce spectacle défoulait, par procu-
ration, les spectateurs. Les meurtres, les massacres, étaient assez fréquents dans
la tragédie. À ce sujet, Aristote explique dans sa Poétique : « La tragédie est
l’imitation d’une action de caractère élevée et complète, dans un langage relevé
d’assaisonnements d’une espèce particulière suivant les diverses parties, imita-
tion qui est faite par des personnages en action et non au moyen d’un récit et
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9 Onfray M., « L’oreille, organe de la crainte », Magazine littéraire, janvier 2000, pp. 47-
49.
10 Sur cette question spécifique on pourra se reporter à Dufour E., « Métaphysique de la
musique » dans Le monde comme volonté et représentation et dans La naissance
de la tragédie, Études philosophiques, n°4, 1997.
11 Schopenhauer A., Le monde comme volonté et comme représentation, PUF, 1984,
p. 1189.
12 Maffesoli M., op.cit, p121.
13 Ce modeste article n’est pas le lieu pour développer une réflexion sur la possibilité de
penser cet indicible qui fait la valeur propre de la musique mais nous pensions qu’il y
a là une clé d’explication ou au moins d’expression du rapport entre musique, collec-
tif et connaissance a-rationnelle.
14 Nietzsche F., Naissance de la tragédie, Folio, 2000, pp. 289-310.
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voit l’expression de l’unité primitive. Unité primitive (bien que cet adjectif serait à
discuter) dont notre musicien organique est l’agent. Pour Nietzsche, dans la
musique dionysiaque, on entend « battre de tout près le cœur du vouloir univer-
sel », derrière « la misérable coque de verre de l’individualité humaine15 ». Au-delà
de la prose, il y a bien la conscience d’un effet socialisant de la musique.
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est la première des préoccupations. «Un reste d’homme des caver nes et certains
principes de la science la plus moderne et la plus avancée » ? Encore oui, car
peut-être certains comportements passés peuvent-ils nous aider à sublimer des
comportements présents rencontrant leurs limites. Depuis Hegel, cela s’appelle
la dialectique. « Certaines intuitions d’une philosophie à venir qui sera celle du
genre humain mondialement unifié ». Peut-être que oui, peut-être que non. Il est
difficile de prédire, surtout l’avenir18.
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