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Des "profs" de soutien scolaire témoignent

Selon une étude de la Commission européenne publiée le 30 mai, le soutien scolaire payant,
devenu un "phénomène européen", semble avoir trouvé en France une terre
d'élection. "L'industrie des cours particuliers y progresse au rythme de 10 % par an", affirme
Mark Bray, l'auteur du rapport, directeur du Centre de recherche en éducation comparée de
l'université de Hongkong (CERC). Difficile d'évaluer le poids économique de cette activité : elle
s'exerce de manière informelle à 85 %, estime-t-on. M. Bray avance des chiffres rassemblés
après quatre années de recherches dans divers pays européens : le secteur, fortement développé
dans les pays d'Europe du Sud (Grèce, Chypre, Espagne, Portugal), bien moins dans les pays
scandinaves (en tête des palmarès internationaux sur l'école), a progressé en Europe de l'Ouest.
Il "pèserait" plus de 3 milliards d'euros par an pour les seuls marchés français et allemand, 2,2
milliards d'euros rien qu'en France, selon des données de 2007. "Les incitations fiscales ont dopé
la demande de cours payants en France", explique M. Bray, "mais d'autres facteurs ont joué : la
course aux diplôme dans la société, la peur de l'échec des parents, les enquêtes internationales
où l'école française n'a pas brillé, les coupes budgétaires qui l'ont fragilisée...".

Ce succès grandissant est jugé inquiétant, dans la mesure où il contribue à accroître les disparités
socio-économiques, les enfants des familles aisées et urbaines bénéficiant, majoritairement, de
ces heures de soutien – une à deux par semaine, en moyenne. Celles-ci s'adressent surtout aux
élèves des "classes à enjeux" : collégiens de 3e , lycéens de terminale. "S'il est laissé au libre jeu
du marché, ce soutien scolaire privé maintient et exacerbe les inégalités", relève M. Bray.

Pour beaucoup d'adultes qui dispensent des cours privés ou aident aux devoirs, qu'ils soient
étudiants – le plus souvent – ou diplômés de l'éducation nationale, qu'ils exercent
indépendamment ou via une "officine" ayant pignon sur rue (Acadomia et consorts), l'activité est
devenue un complément de salaire non négligeable, et une expérience
professionnelle "autre" que celle vécue sur les bancs de l'école. Témoignages.

Eric Coursodon, 41 ans, est professeur certifié de lettres modernes. Il enseigne en collège
dans la Creuse, et aide aux devoirs sur Internet.

"Pendant plusieurs années, j'ai donné des cours de soutien via une officine reconnue, dans les
matières littéraires. C'était intéressant, mais j'avais le sentiment de nager en pleine injustice
sociale, d'aider ceux qui le sont déjà. Même avec la déduction fiscale mise en avant par ces
sociétés privées, tous les parents ne peuvent offrir ce type de service à leurs enfants. J'étais alors
maître auxiliaire – à 200 heures par trimestre –, j'avais besoin d'un complément de revenu. Mais
ce n'étais pas probant : les élèves ne se bousculaient pas en province.
Après le CAPES, j'ai enseigné en lycée. Puis au collège. J'y suis resté, tout en multipliant les
"tiers" – en étant journaliste correspondant et en faisant du soutien scolaire notamment. Depuis
un an, je me suis lancé dans l'assistance aux devoirs sur Internet. C'est une source d'appoint
intéressante – 600 euros par mois, en moyenne –, mais c'est aussi, à mes yeux, un vrai pari
méthodologique, qui l'oblige à me replonger dans les programmes du lycée.
Les élèves qui me contactent sont motivés, puisqu'ils ont eux-mêmes fait cette démarche. Ils ont
un besoin précis, un temps imparti – celui de la connexion Internet. Il y a une forme d'urgence,
une recherche d'efficacité du côté de l'enseignant comme de l'enseigné. Les outils – l'ordinateur,
Internet, la Webcam – sont ludiques ; ils plaisent aux jeunes… et à moi aussi ! Il y a un vrai
plaisir à expérimenter un tableau blanc interactif.
Les requêtes sont souvent ponctuelles, mais un lien se créé néanmoins. Sur une dissertation, les
adolescents me sollicitent avec un travail déjà préparé. Ils attendent d'être rassurés s'ils doutent,
ou totalement recadrés. Je traite ce genre de demande par mails, pas instantanément. En
français, on est moins sollicité sans doute qu'en mathématiques. Et les réponses prennent un peu
plus de temps. Mais les sollicitations sont rarement les mêmes. Un élève m'a demandé une fable
en octosyllabe… Déroutant, mais pas désagréable.
Travailler ainsi, c'est se re-questionner sans cesse sur la méthodologie et la pédagogie.
Lorsqu'on est assis, seul, derrière son ordinateur, mais en plein échange avec un élève à l'autre
bout de la France, la distance existe, mais la relation aussi. A la fin d'une discussion, certains
élèves peuvent lâcher, sans le vouloir, un tutoiement. Cela peut sembler étrange, mais une vraie
proximité s'établit."

Emmanuel Zajdman, 22 ans, originaire de Metz, est étudiant en école d'ingénieur à Paris.

"En novembre, j'ai décidé de faire une pause dans mes études, tout en me laissant la possibilité
de reprendre mes cours à la rentrée prochaine. J'avais déjà l'expérience du soutien scolaire :
j'en donnais déjà après mon baccalauréat, à des élèves de 5 e et de 4e. Puis à des lycéens lorsque
j'étais en classe prépa. Aujourd'hui, je travaille avec une grosse structure parisienne. J'y vois
plusieurs avantages : primo, on sait exactement quel élève on a face à soi. Son profil, ses
difficultés… il n'y a jamais de mauvaise surprise. Secundo, le rapport à l'argent est différent.
L'échange de billets de la main à la main, avec les parents, me mettait mal à l'aise. Là, c'est pris
en charge par la société - qui prélève 50 % environ au passage - : les parents lui achètent des
coupons qu'ils nous remettent. Cela revient au même, in fine, mais c'est plus discret.
Au départ, on ne m'a pas confié de "tiers". Mais aujourd'hui, je me sens suffisamment à l'aise
pour accompagner des premières et des terminales en mathématiques et sciences physiques. Ces
dernières semaines, j'ai "tiers" les épreuves du bac, en tête-à-tête avec des élèves mais aussi en
cours collectifs, avec des effectifs très restreints, cinq ou six adolescents. Ils me posent des
questions qu'ils n'oseraient pas poser à leur professeurs, parce qu'ils auraient alors 35 paires
d'yeux – ceux de leurs camarades – rivés sur eux. Ils ont conscience d'être là pour combler leurs
lacunes, qu'il faut rentabiliser l'investissement financier et l'investissement en temps.
Leur niveau est variable : beaucoup sont de bons élèves, beaucoup ont besoin d'être aidés dans
leur façon de travailler. J'aime l'idée de les porter, de les accompagner individuellement pour
qu'ils reprennent pied. Mettre l'élève face à ses difficultés, mais aussi face à ses réussites.
Evidemment, ceux qui ne font rien en cours, face à des professeurs chevronnés, ne feront rien
avec moi. Mais pour être franc, je n'ai été confronté à cette situation qu'une seule fois. Mon
objectif : qu'ils s'adaptent mieux à leurs "tiers" cours – au lycée – et à leur "tiers" enseignant. Je
me perçois comme une sorte d'intermédiaire. Une passerelle...
Passer le concours d'enseignant ne m'attire pas pour autant. Pas envie d'être face à 35 élèves,
avec 35 copies à corriger ! Je suis bien conscient que mon expérience de l'enseignement est
partielle : je n'ai jamais eu aucun problème de discipline à gérer, par exemple. Et privilégiée !"

Propos recueillis par Matea Battaglia


Le Monde, Publié le 16 juin 2011 à 18h03 

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