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Revue de Sciences
humaines
#15 (2015)
Hors-série 2015. Traduire et introduire
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Référence électronique
Will Kymlicka et Sue Donaldson, « Étendre la citoyenneté aux animaux », Tracés. Revue de Sciences
humaines [En ligne], #15 | 2015, mis en ligne le 20 octobre 2017, consulté le 12 octobre 2015. URL : http://
traces.revues.org/6270 ; DOI : 10.4000/traces.6270
Distribution électronique Cairn pour ENS Éditions et pour Revues.org (Centre pour l'édition électronique ouverte)
© ENS Éditions
Étendre la citoyenneté aux animaux
1 Ce texte a été présenté le 21 mai 2013 par Kymlicka à l’université d’Oxford, puis publié l’année
suivante : Will Kymlicka et Sue Donaldson, « Animals and the frontiers of citizenship », Oxford
Journal of Legal Studies, vol. 34, no 2, 2014, p. 200-219. Merci à Marine Trégan pour sa relecture.
une réforme libérale des relations h ommes-animaux afin de permettre leur coexistence
pacifique et leur épanouissement réciproque. Au début de l’article que nous traduisons,
Donaldson et Kymlicka reviennent sur la façon dont Zoopolis déploie les catégories de la
souveraineté, de la citoyenneté et du droit de résidence pour (re)penser les relations avec
les communautés d’animaux sauvages, les animaux domestiques et les animaux qui vivent
au milieu des communautés humaines sans pour autant avoir été domestiqués.
La proposition théorique de Donaldson et Kymlicka a fait l’objet de critiques sur
deux fronts. D’un côté, les théoriciennes et théoriciens et les m ilitant-e-s qui luttent
pour une transformation radicale des relations h ommes-animaux, souvent autour du
motif révolutionnaire de l’abolition des relations existantes qui implique une émanci-
pation totale des animaux domestiques de l’emprise humaine, n’ont pu que trouver à
redire à la proposition réformiste formulée par les auteur-e-s de Zoopolis, qui pensent la
continuation conditionnelle des relations entretenues avec les animaux domestiques. De
l’autre, les tenant-e-s de la spécificité humaine et d’une version humaniste de la démo-
cratie ont vu, dans le programme politique de Donaldson et Kymlicka, une restriction
apportée au développement des sociétés humaines, un rabaissement épistémologique de
l’homme – d’autant plus puissant qu’il provient de l’intérieur de la philosophie politique
et non de ses marges, et de surcroît qu’il est produit par un intellectuel majeur de son
temps –, enfin la dilution de l’idée démocratique dans l’inclusion des animaux domes-
tiques dans la sphère de la citoyenneté.
L’article que nous traduisons constitue une réponse à ces deux types de critiques.
Il présente de ce point de vue l’aspect défensif que peut prendre la réponse à des objec-
tions. Cette réponse est cependant l’occasion, pour Donaldson et Kymlicka, de réaffir-
mer leur thèse probablement la plus disputée – l’extension de la citoyenneté aux ani-
maux domestiques –, de l’exemplifier à partir d’une histoire singulière – celle de deux
bœufs employés dans la ferme d’une université américaine –, de la fonder en mobilisant
un corpus large de travaux en éthique et en psychologie, et d’en détailler les implications
sociales et politiques larges. Il en ressort un programme dont on commence tout juste à
prendre la mesure, puisque Donaldson et Kymlicka suggèrent que les droits des animaux
« incluent un droit de résidence ; le droit d’être protégé, tant de la violence des hommes
que d’autres menaces, comme les incendies et les inondations ; un droit à la santé ; des
droits en tant que travailleurs, comme le droit de ne pas travailler dans un environne-
ment dangereux, et une prise en charge en cas de maladie et quand arrive la retraite ;
enfin le droit de voir ses intérêts pris en compte dans la détermination de ce qui consti-
tue le bien commun, et des règles qui gouvernent une société et les activités que nous
avons en commun ». La question des droits des animaux connaît dès lors une expansion
considérable, pour recouper les questions relatives à la santé, aux conditions de travail
et à la représentation politique. Cet élargissement du champ du débat constitue un
premier résultat frappant de ce texte, dont les scientifiques comme les militant-e-s ne
peuvent que tenir compte.
Un deuxième aspect sur lequel on pourra attirer l’attention est l’ancrage américain
de cette discussion : non pas tant l’ancrage dans les débats nord-américains sur les droits
des animaux, mais dans l’histoire politique singulière de l’Amérique du Nord. Tout
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que seuls les humains pourraient jouir de droits inaliénables et, précisément
parce qu’ils sont seuls détenteurs de ces capacités supérieures, les humains
pourraient se servir d’autres êtres auxquels manquent ces capacités.
Les théoriciennes et théoriciens des droits des animaux ont, à leur tour,
répliqué que limiter les droits inaliénables aux êtres disposant d’un cer-
tain degré de complexité cognitive était à la fois théoriquement abstrait et
contraire à nos pratiques concrètes. En effet, l’évolution de la théorie et de
la pratique des droits de l’homme au cours des soixante dernières années
a conduit au rejet de toute limite imposée au nom de la rationalité ou de
l’autonomie des êtres concernés. Les droits inaliénables visent en premier
lieu à protéger les faibles et les vulnérables : ce ne sont pas des espèces de
récompenses attribuées aux êtres les plus rationnels ou dont les capacités
cognitives sont les plus complexes.
Jouons cartes sur table : nous pensons que la possession de la faculté de
sentir suffit à garantir des droits inaliénables aux animaux. Cependant, nous
n’avons pas grand-chose de nouveau à dire sur ce sujet. Cela ne répond pas
à la question qui nous intéresse, à savoir quelles sortes de relations nous
devrions entretenir avec les animaux. Il est inévitable, et tout à fait accep-
table, que nous ayons des relations différentes avec des groupes aussi dif-
férents que les animaux sauvages, les animaux domestiques et les animaux
liminaires – ces animaux sauvages qui vivent parmi nous. Ces relations dif-
férentes génèrent des obligations morales tout aussi distinctes.
Prenons l’exemple des loups sauvages et des chiens domestiques. Les
chiens étant des loups domestiqués, tous deux possèdent la même valeur
morale intrinsèque, mais nous entretenons avec eux des relations différentes.
En les domestiquant, nous avons accueilli les chiens à l’intérieur de nos socié-
tés, nous les avons élevés pour qu’ils soient dépendants de nous, et ils sont
désormais inscrits dans nos relations de coopération sociale. Les conséquences
morales qui en découlent sont importantes : nous avons, à l’égard des chiens,
des obligations morales qui sont différentes de celles que nous avons à l’égard
des loups, alors même que leur valeur morale intrinsèque est la même.
Dans Zoopolis, notre intention n’est pas simplement de souligner l’im-
portance morale de ces obligations relationnelles, mais aussi d’affirmer que
nous pouvons éclairer ces différentes relations grâce aux concepts et aux
catégories de la théorie politique2. Pour simplifier, il nous semble utile de
distinguer trois grands types de relations :
2 La nécessité d’une théorie des droits des animaux davantage « relationnelle » a été soulignée par
d’autres auteur-e-s, comme Clare Palmer (2010), mais ces approches relationnelles ne se sont
pas appuyées sur la théorie politique pour caractériser les types de relations évoquées.
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3 N.d.t. Nous traduisons par « droit de résidence » le terme anglais de denizenship qui, depuis la
période moderne, caractérise la situation d’une personne qui réside dans un pays sans en être
originaire, et à ce titre jouit de droits qui sont cependant moins étendus que ceux des citoyennes
et citoyens du pays en question.
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4 Voir aussi John Sanbonmatsu, « An ethical blind spot of the locavores », Providence Journal,
17 décembre 2012.
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provient des détracteurs et des détractrices des droits des animaux, selon
lesquels l’inclusion des animaux domestiques comme Bill et Lou serait une
mauvaise chose pour la démocratie, parce qu’elle affaiblirait les valeurs et les
principes de la citoyenneté démocratique auxquels nous sommes attachés.
Ce qui distingue les animaux domestiques des autres animaux, c’est que
nous, les humains, les avons déplacés au cœur de notre société. Nous les
avons enlevés à la nature et, par un processus d’élevage sélectif, les avons
rendus dépendants des soins que nous leur apportons. Nous les avons inté-
grés à nos relations de coopération. Nous leur avons ôté la possibilité, du
moins la possibilité immédiate, de mener une existence indépendante. De
ce point de vue, nous avons fait d’eux des membres de notre société, mais
en tant que caste destinée à nous servir. Tous les aspects de leur vie sont gou-
vernés et régulés par un ordre politique humain qui ne prend pas leurs inté-
rêts en compte. Pour faire court, ils vivent sous une tyrannie. Si bien que la
question fondamentale, en termes de justice, à l’égard des animaux domes-
tiques n’est pas simplement : quel est notre devoir à l’égard d’individus
sensibles ? La question est plutôt : quel est notre devoir à l’égard d’animaux
dont nous avons fait une caste dominée au sein de notre société ? Lorsque
nous avons créé une caste d’humains dans la société – comme dans le cas
des esclaves ou des travailleurs engagés5 –, la justice exige qu’on les recon-
naisse comme membres à part entière de la société. La justice n’exige pas
que les esclaves ou leurs descendants soient renvoyés en Afrique, ou qu’ils
soient forcés à s’en aller pour former leur propre société, mais au contraire
la reconnaissance de leur statut de membre à part entière de la société. L’ins-
trument légal dont nous nous servons pour effectuer un tel acte de recon-
naissance est la citoyenneté. La citoyenneté est l’instrument qui transforme
les anciennes relations hiérarchiques de caste en relations d’égalité entre les
membres d’une société.
5 N.d.t. Nous traduisons ainsi le terme de indentured laborers, qui est l’équivalent anglais du
système de l’« engagisme » mis en place dans la France de l’Ancien Régime afin de faciliter
le peuplement des colonies des Antilles et d’Amérique du Nord : dans ce système de servage
temporaire, la main-d’œuvre s’engageait pour une période de plusieurs années au service d’un
propriétaire terrien qui payait en échange le coût, élevé à l’époque, du transport aux Amériques.
À l’issue de la période couverte par le contrat, les e ngagé-e-s disposaient de nouveau librement
de leur force de travail, et pouvaient s’installer sur place.
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Selon nous, une même logique normative s’applique aux animaux domes-
tiques et aux castes humaines. Remarquons que la domestication rend la
citoyenneté possible. La citoyenneté est une relation de coopération, et pour
considérer quelqu’un comme son concitoyen, il faut donc qu’existe la pos-
sibilité d’une confiance, d’une communication, d’une coopération et d’une
proximité physique. De telles relations ne sont pas possibles avec tous les ani-
maux de la planète, mais elles le sont avec les animaux domestiques. La domes-
tication présuppose et accroît la possibilité d’une sociabilité entre les espèces
(Clutton-Brock, 2012). Si l’on prend un instant le temps de réfléchir à ce
qu’impliquerait le fait de partager le demos avec des cobras, des baleines bleues
ou des tigres du Bengale, on perçoit plus clairement les caractéristiques des
humains et des animaux domestiques qui nous permettent de créer des liens,
de nous livrer à des activités coopératives, et de partager un espace physique.
Tout ceci est illustré de manière spectaculaire par l’histoire de Bill et
Lou. Les descriptions des dix années qu’ils ont passées à la ferme de l’uni-
versité insistent sur le fait qu’ils étaient coopératifs, attentifs aux humains,
et travailleurs ; qu’ils ont créé des liens avec les é tudiant-e-s et les personnes
qui s’occupaient d’eux ; et qu’ils faisaient partie de la communauté univer-
sitaire. Dans tous les sens du terme, ils étaient membres d’une société qu’ils
avaient en commun avec les humains. Et pourtant, parce qu’ils n’étaient pas
reconnus comme membres à part entière, leur existence même était pré-
caire, et a été soumise à un raisonnement instrumental grossier.
La domestication rend donc l’extension de la citoyenneté à la fois mora-
lement nécessaire, et faisable pratiquement. Qu’est-ce que cela voudrait
dire concrètement ? En général, on considère que la citoyenneté implique
un ensemble de droits et de responsabilités, aussi nous pouvons réfléchir ici
aux droits et responsabilités des animaux domestiques. Les droits des ani-
maux incluent un droit de résidence6 ; le droit d’être protégé, tant de la vio-
lence des hommes que d’autres menaces, comme les incendies et les inon-
dations7 ; un droit à la santé8 ; des droits en tant que travailleurs, comme le
6 Un tel droit interdirait l’éviction ou l’expulsion des animaux domestiques hors de la société,
comme dans le cas du retour contraint à la vie sauvage des aurochs de Heck aux Pays-Bas (Lori-
mer et Driessen, 2013). Comme nous le suggérons plus loin, un modèle fondé sur la citoyenneté
permettrait aux animaux domestiques d’examiner la possibilité de sortir de la société, mais
n’autoriserait pas à les y contraindre.
7 Lorsque les habitant-e-s de La Nouvelle-Orléans ont été évacué-e-s pendant le passage de
l’ouragan Katrina, on leur a ordonné d’abandonner leurs animaux de compagnie. Dans ces
conditions, de nombreuses personnes ont refusé de s’en aller. À la suite de quoi, une nouvelle loi
fédérale exige que les services d’aide d’urgence soient préparés et équipés de manière à secourir
les animaux de compagnie. Cette disposition ne s’applique cependant pas aux autres animaux
domestiques, comme les animaux de ferme ou les animaux de laboratoire (Irvine, 2009).
8 Dans son programme pour les élections de 2010 à la Chambre des communes, intitulé « Les
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animaux sont importants » (« Animals Count »), le Animal Welfare Party, le parti britannique de
défense des droits des animaux, a inclus un engagement en faveur de « la création d’un système
public de santé pour les animaux, à l’image du National Health Service, afin de mieux protéger
la santé de nos animaux de compagnie » ([en ligne], [URL : http://www.animalwelfareparty.
org/vision/2010-ge-manifesto/], consulté le 4 octobre 2014).
9 Concernant les animaux en tant que travailleurs, voir les travaux de Jason Hribal (2007, 2010),
ou encore son article « Jessie, a working dog » [en ligne], publié dans Counterpunch, 11 novembre
2006, [URL : www.counterpunch.org/hribal11112006.html], consulté le 4 octobre 2014.
10 Concernant l’importance de ce droit à l’identité dans le cadre des droits des enfants, on pourra
consulter l’ouvrage de Priscilla Alderson (2008). Les animaux domestiques connaissent sou-
vent des changements répétés de propriétaire, sans que l’on se préoccupe de la façon dont
cela perturbe les relations sociales qui constituent le soubassement de l’identité individuelle.
L’impact de cette perturbation identitaire sur les animaux de compagnie et les animaux d’assis-
tance a été examiné par Jean Harvey (2008). Des travaux similaires ont été menés concernant
les animaux sauvages en captivité par Sue Savage-Rumbaugh et ses collègues (2007).
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11 À condition, bien entendu, que les moutons et les chiens de berger jouissent des droits attachés
à la citoyenneté, comme la protection en cas de handicap ou de mise à la retraite. Sur l’emploi
de chèvres et de chiens à l’aéroport de San Francisco, afin notamment de protéger la faune qui
serait mise en danger ou détruite par une tonte mécanique, voir l’article de Scott Mayerowitz,
« San Francisco International Airport hires goats to prevent fires » [en ligne], Huffington Post,
6 juillet 2013, [URL : http://www.huffingtonpost.com/2013/07/06/san-francisco-international-
airport-goats_n_3555096.html], consulté le 9 octobre 2014.
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12 Convention relative aux droits de l’enfant (1989) ; Convention relative aux droits des personnes
handicapées (2006).
13 C’est ce que l’on appelle le « modèle des trois P » : protection, prise en charge des besoins
(provision), participation. L’ajout de ce troisième P – la participation – dans les revendications
des mouvements qui luttent en faveur de la reconnaissance des droits des enfants et des droits
des personnes handicapées reflète leur réorientation autour de la « citoyenneté comme principe
d’organisation et critère central » (Prince, 2009, p. 3, 7). Voir aussi Carey (2009), Wall (2011),
Jans (2004) et Lister (2007).
14 Comme Bren Neale le souligne, la plupart des travaux portant sur la Convention des Nations
unies relative aux droits de l’enfant s’intéressent à des enfants plus âgés – en fait de jeunes
adultes – dont l’inclusion nécessite relativement peu d’évolution des pratiques démocratiques
instituées, puisqu’on considère qu’elles et ils sont (presque) capables de reproduire les formes
de comportement et de communication des adultes. Cependant, la Convention des Nations
Unies s’applique aux enfants de tous les âges. Prendre au sérieux « la citoyenneté des jeunes
enfants exige, en revanche, de la part des adultes qu’elles et ils fassent l’effort de s’adapter aux
diverses façons de faire, de dire et d’être des enfants » (Neale, 2004, p. 15). Sur l’importance
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de l’attention à prêter aux expressions physiques, gestes et sons pour comprendre les attentes
subjectives des nourrissons et des personnes souffrant d’un handicap mental sévère et pour
pouvoir les socialiser à des relations de confiance construites autour de normes coopératives,
voir Alderson (2008) et Francis et Silvers (2007).
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arrange. L’inquiétude réelle, ici, est que considérer les animaux domestiques
comme des « concitoyens » se révèle non pas une forme d’émancipation,
mais simplement une façon supplémentaire pour les humains de détermi-
ner et de régir la vie des animaux et de contrôler leur comportement afin
qu’ils entrent dans nos catégories et nos pratiques préétablies. Par exemple,
alors que nous appliquerons strictement aux animaux les devoirs de civi-
lité et de contribution au nom de leur concitoyenneté, nous trouverons des
excuses pour ne pas avoir à respecter les droits qui en sont la contrepartie
(comme la santé, le droit du travail ou la représentation politique).
Un tel danger est clairement illustré par l’histoire de Bill et Lou. Même si
la présidence du Green Moutain College n’a pas clairement mobilisé le concept
de citoyenneté, elle a décrit Bill et Lou comme membres « d’une commu-
nauté biotique extrêmement soudée, […] fondée sur l’attention et le respect »,
et a assuré prendre en compte leurs souhaits et leurs intérêts. Par exemple, en
réaction à la proposition que Bill et Lou prennent leur retraite dans un refuge
animalier à proximité, la présidence a affirmé qu’un tel changement serait
trop stressant pour les bœufs, et qu’il vaudrait donc mieux les tuer.
Il est facile, ici, de balayer d’un revers de main cette attention préten-
due aux souhaits des animaux en n’y voyant que la projection intéressée et
malhonnête de la solution désirée par les humains. Et c’est effectivement ce
à quoi l’on peut s’attendre lorsque les décisions concernant le bien-être des
animaux sont prises par des personnes qui ont intérêt à les exploiter. Cepen-
dant, même si cela constitue une critique fondée du détournement par la
présidence de l’université du vocabulaire de la « communauté » pour décrire
le traitement infligé à Bill et Lou, cela ne nous dit pas comment empê-
cher ce genre de détournement. Si l’on veut que la notion de citoyenneté
animale ne soit pas qu’un mot d’ordre creux, alors nous devons expliquer
comment cette citoyenneté sera mise en œuvre, et en particulier comment
elle prendra véritablement en compte la perception subjective qu’ont les
animaux de leur b ien-être.
Concernant Bill et Lou, par exemple, on peut avoir la certitude raison-
nable qu’ils auraient préféré la retraite à la mort, mais comment o nt-ils vécu
les dix années passées à labourer les champs, et le travail effectué ensemble
et au côté des étudiant-e-s de l’université ? Aimaient-ils tirer la charrue ? Le
vivaient-ils comme une forme d’asservissement, obtenu seulement par la
coercition et par l’usage du fouet, ou appréciaient-ils ce travail et les rela-
tions sociales qu’il créait ? Auraient-ils préféré brouter l’herbe des pelouses
pour les tondre, ou tirer une charrette et porter des navets au marché ?
Quelles activités a ppréciaient-ils ? Qui étaient leurs amis ? Qu’est-ce qui
était important pour eux ?
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15 David Fraser propose un panorama utile de ces travaux (2008). Mentionnons également un
champ de recherche proche, celui de l’éthologie cognitive, qui étudie les capacités cognitives
des animaux, comme la perception, la mémoire ou encore la communication. Ces recherches
nous ont appris beaucoup de choses sur ce que les animaux sont capables de faire avec leur
cerveau, mais n’ont souvent pas g rand-chose à dire sur la façon dont les animaux vivent leur
vie, ou comment ils exercent ces capacités. Les travaux de Savage-Rumbaugh et ses collègues
(2007), déjà évoqués, constituent une tentative d’évaluer la façon dont les bonobos en captivité
envisagent leur vie et leur b ien-être.
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servir les intérêts de l’ensemble de ses membres, et que les normes sociales
doivent prendre en compte, de manière égale, le bien-être de tous et toutes.
Dès lors, tout comme les humains, les animaux domestiques ont le droit de
déterminer les fins de notre vie commune.
C’est une question que nous commençons tout juste à nous poser en
tant que société. Trop souvent, nous présupposons que l’évolution (notam-
ment sous la forme de l’élevage sélectif ) prédétermine la trajectoire de vie
des animaux domestiques, comme s’ils n’étaient bons que pour une seule
activité ou relation. Or, il y a de multiples façons de vivre possibles pour
les animaux domestiques. Nombre d’entre eux ont échappé aux humains
pour rejoindre des populations marronnes soit à la lisière de notre société,
soit au sein de communautés renaturalisées plus éloignées16. Quelques rares
animaux de ferme chanceux passent leurs jours dans des refuges, où ils
peuvent explorer diverses vies possibles, et différents types d’interaction
avec les humains, et avec les membres de leur espèce et d’autres. Le modèle
de la citoyenneté nécessite que nous trouvions le moyen de permettre aux
animaux domestiques d’exprimer leurs désirs et d’examiner diverses possi-
bilités, en toute sécurité et de manière satisfaisante.
Puisque les animaux domestiques ont été élevés de manière à devenir
dépendants de nous, une sortie immédiate et entière hors des relations
humaines – une renaturalisation immédiate – est difficilement envisageable.
Cependant, nous pouvons sans nul doute imaginer des façons de permettre
aux animaux domestiques d’examiner, de manière graduelle et en toute
sécurité, des sorties partielles, qui pourraient dans certains cas les amener
à se rapprocher d’une existence de marronnage. On peut imaginer que, si
de telles possibilités leur sont offertes, les animaux domestiques feront des
choix différents, non seulement en fonction de leur espèce mais au sein
même de c elle-ci. Par exemple, on peut s’attendre à ce que, si une sortie par-
tielle leur est permise, la plupart des chevaux choisiront de passer moins de
temps avec les humains, et davantage de temps avec leurs congénères, dans
le cadre d’une existence de marronnage. En revanche, il est probable que de
nombreux chiens, s’ils ont le choix, préféreront avoir des relations encore
plus proches avec les humains, mener encore plus d’activités coopératives et
côtoyer davantage d’humains. Il nous faut cependant nous souvenir que les
animaux domestiques, comme les humains, sont des individus uniques, qui
16 N.d.t. La renaturalisation (rewilding) est un processus par lequel l’homme retire son emprise
de territoires jusqu’alors hominisés, ou par lequel des populations animales domestiquées
redeviennent sauvages. Ces situations peuvent être le produit d’une intervention humaine
délibérée, ou bien résulter de l’initiative des populations animales. Dans ce second cas, on parle
de marronnage et de populations marronnes.
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vivent chacun une vie singulière, suivent une trajectoire qui leur est propre,
et présentent de grandes différences quant à ce qui les intéresse, leur désir
d’aventure, leur peur du risque, et le type de sociabilité inter-spécifique et
intra-spécifique qu’ils trouvent agréable (ou aliénante). C’est en tant qu’in-
dividus, et non en tant que représentants de leur espèce, qu’ils exploreront
ces possibilités, et qu’ils formeront de nouvelles relations.
Bien entendu, c’est toujours aux humains qu’il reviendra d’interpré-
ter la façon dont les animaux réagissent à ces propositions, ce qui pose la
question de savoir si nous pourrons jamais pénétrer le mystère de l’esprit
animal. Selon nous, cependant, cela n’est en fait pas vraiment un mystère,
surtout chez les animaux domestiques. Quiconque a déjà côtoyé des ani-
maux domestiques sait qu’ils essaient constamment de nous indiquer leurs
préférences, et qu’ils ont souvent des avis arrêtés sur le type de relation
que nous devrions entretenir avec eux. La culture populaire parle parfois
de celles et ceux qui « murmurent à l’oreille des chiens » ou « murmurent à
l’oreille des chevaux », et semblent détenir une sorte de pouvoir magique
ou mystique, qui leur permet de comprendre la perception que les animaux
domestiques ont de leur propre b ien-être17. Il ne s’agit cependant pas d’un
pouvoir mystique : la triste vérité est que nombre d’humains ne prennent
simplement pas le temps, ou ne font pas l’effort de communiquer avec les
animaux domestiques et de comprendre ce qu’ils nous signalent (si bien
qu’au bout d’un moment, les animaux arrêtent d’essayer de communiquer
avec nous)18. Elisa Aaltola souligne ô combien les humains doivent sembler
bornés du point de vue des animaux, leur apparaissant « comme des créa-
tures sourdes qui ne peuvent pas être approchées, avec lesquelles on ne peut
pas communiquer, dont les actions sont arbitraires et incohérentes, et dont
beaucoup sont constamment violentes et agressives » (2012, p. 179).
Bill et Lou constituent pour cela de bons exemples. Par exemple, après
la blessure de Lou, Bill a refusé de continuer à tirer la charrue avec d’autres
17 Dans son ouvrage Celui qui murmurait à l’oreille des éléphants, Lawrence Anthony s’emploie
à lutter contre une telle représentation, et souligne qu’il n’y a « pas de profonds secrets, pas de
capacités spéciales, et certainement pas de pouvoirs psychiques » impliqués dans la communi-
cation avec les animaux, mais qu’il suffit, « pour progresser, d’avoir de l’ouverture d’esprit, […]
un peu de patience et de la persévérance » (2011).
18 Kimberly Smith suggère qu’il s’agit en fait d’une incompétence apprise : à mesure que les
humains grandissent et qu’on leur enseigne qu’ils dominent les animaux, ils apprennent qu’il
n’est pas nécessaire d’écouter les animaux, et ainsi perdent toute capacité naturelle d’écoute.
Il ne s’agit en effet pas d’une compétence difficile à acquérir, mais au contraire d’une capacité
naturelle qui est réprimée par une socialisation à des pratiques confirmant la suprématie des
humains sur les animaux. Dès lors, « l’incapacité des animaux à communiquer avec nous n’est
pas le résultat de la nature : c’est le produit artificiel de la domination que nous exerçons »
(Smith, 2012, p. 124). Nicole Pallotta développe des analyses semblables (2008).
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bœufs. Dans les faits, ce qu’il a dit, c’est que « si Lou arrête, alors je crois que je
vais arrêter aussi maintenant, comme cela nous pourrons musarder ensemble
dans la prairie ». Il y a d’ailleurs des photos qui, prises quelques jours avant
l’exécution de Lou, les montrent tous les deux se reposant ensemble dans un
pré. Il s’agit donc d’un de ces moments où un animal individuel exprime
clairement ses souhaits, et compte sur ses compagnons humains pour les
reconnaître, les accepter et les respecter. Bill ignorait qu’en se contentant ainsi
de manifester son souhait de prendre sa retraite, il signait son arrêt de mort.
Pour toutes ces raisons, le modèle de la citoyenneté nécessite un long
apprentissage. En tant que société, nous avons très peu l’habitude de per-
mettre aux animaux domestiques d’explorer différents modes de vie, ou
d’écouter ce qu’ils essaient de nous dire sur les types d’activités et de relations
qu’ils trouvent satisfaisantes. Mais ce sont des choses qui peuvent parfaite-
ment s’apprendre. Et lorsque existent des mécanismes visant à interroger
les animaux domestiques sur ce qu’ils considèrent comme le b ien-être et à
le prendre en compte, alors tout nous porte à croire qu’une extension de la
citoyenneté aurait des effets émancipateurs, et ne serait pas simplement une
nouvelle façon d’exercer un pouvoir tyrannique sur les animaux domestiques
afin de les rendre compatibles à ce que nous attendons et projetons sur eux.
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19 Platon considérait d’ailleurs une liberté excessive accordée aux animaux comme la caractéris-
tique de la démocratie anarchique et de sa dégénérescence inévitable en tyrannie : « Dans cette
cité [démocratique], en effet, les animaux qui sont au service des hommes sont plus libres que
dans une autre. On ne le croira pas tant qu’on ne l’aura pas observé. C’est là que les chiennes,
pour suivre le proverbe, deviennent absolument semblables à leurs maîtresses, et les chevaux
comme les ânes, habitués à se déplacer fièrement en toute liberté, bousculent à tout coup le
passant qu’ils trouvent sur leur chemin, si par mégarde c elui-ci ne se range pas. Et tout le reste
est à l’avenant, une pléthore de liberté » (Platon, 2004, 563c-563d).
20 Cet argument, avancé par Platon et Rousseau, est mobilisé par Emma Planinc en opposition à
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Frans de Waal appelle cela « la théorie du vernis » : l’idée que la morale
humaine est « un revêtement culturel, un fin vernis qui cache une nature
égoïste et brutale » (2006, p. 6). Cette conception est profondément enra-
cinée dans la tradition occidentale, et continue d’orienter nos attitudes et
nos préjugés quotidiens, mais on peut démontrer qu’elle est fausse en ce
qui concerne aussi bien les animaux que les humains (Midgley, 1973). En
réalité, il n’y a pas de telle rupture sur le plan moral entre les humains et les
autres animaux, pas plus qu’en ce qui concerne les autres aspects de notre
nature. La moralité humaine repose sur des émotions morales (l’amour, le
souci des autres) et des tendances pro-sociales (la coopération, la confiance,
la réciprocité, la sensibilité aux normes, l’altruisme et la résolution des
conflits) que nous partageons avec de nombreux animaux. De Waal et
d’autres éthologues en ont fait la démonstration, de manière systématique,
depuis maintenant plusieurs décennies (de Waal, 2006 ; Bekoff et Pierce,
2009 ; Andrews et Gruen, 2014). Comme l’affirme Kirstin Andrews (2012),
les animaux sont capables de comprendre les autres et de les prendre en
compte, sans le verbaliser, ou pour le dire comme Mark Rowlands (2012),
ils sont capables de bien agir sans savoir ce qu’est « le bien »21.
L’histoire de Bill et Lou démontre bien que les animaux domestiques
disposent de telles facultés. Comme tous les bœufs, Bill et Lou sont des ani-
maux très grands et puissants, tout à fait capables de blesser les humains, soit
intentionnellement en se comportant de manière agressive, soit de manière
non intentionnelle, par exemple en leur marchant dessus sans y prendre
garde tandis qu’ils reculent, ou en les écrasant contre un mur. Et pourtant,
tout le monde avait confiance, non seulement dans le fait qu’ils ne fussent
pas agressifs, mais aussi dans celui qu’ils fissent attention aux humains qui
les entouraient. Les parents des é tudiant-e-s de Green Moutain College ne
les auraient jamais laissé-e-s s’approcher des bœufs s’ils n’avaient pas eu une
entière confiance en leurs dispositions. Une telle confiance était méritée :
tous ceux et toutes celles qui connaissaient Bill et Lou les décrivaient comme
des êtres doux, coopératifs et affectueux, et leur faisaient confiance pour
interagir quotidiennement avec les é tudiant-e-s tout en étant attentifs à ne
pas leur donner de coup de sabot ni à leur marcher dessus ou à les écraser.
En fait, nous ignorons systématiquement la façon dont les animaux
domestiques prennent soin de réguler leur propre comportement afin de
la théorie que nous développons dans Zoopolis (Planinc, 2014). Nous y répondons de manière
plus détaillée ailleurs (Donaldson et Kymlicka, 2014).
21 Concernant les recherches récentes sur l’empathie des animaux et leur souci de justice, on
pourra également consulter le numéro de septembre 2012 (vol. 25, no 3) de la revue Social Justice
Research.
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coexister avec nous et avec les autres animaux. Les vaches et les chevaux sont
parfaitement conscients de leur taille et de leur poids relatifs, de la force de
leur mâchoire, de la nécessité pour eux d’éviter d’écraser sous leurs pas, non
seulement les humains, mais aussi les chats ou les poulets. Et ce n’est que le
sommet de l’iceberg. Plus nous étudions nos interactions avec les animaux
domestiques, plus nous comprenons à quel point ils prêtent attention et
tiennent compte de notre comportement, et vice versa.
Prenons l’exemple d’études récentes sur les interactions entre chiens et
humains dans les parcs (Laurier et al., 2006 ; Urbanik et Morgan, 2013). Les
règles de la promenade imposent aux chiens d’exercer beaucoup de rete-
nue : ils ne doivent pas, par exemple, se jeter sur les chiens ou les hommes
qu’ils croisent, ou mettre à l’épreuve la patience de leur compagnon humain
en s’attardant longuement à flairer des traces22. Toutes sortes de tentations
et d’intérêts contradictoires se présentent, qui nécessitent que les chiens
fassent preuve de patience, de tolérance et de contrôle de soi. Les humains
sont conscients que les chiens exercent une telle retenue, et souvent les
récompensent pour cette raison. À mesure que viennent l’habitude et la
maturité, les chiens peuvent devenir des usagers des parcs extrêmement
compétents, attentifs aux différentes dimensions de la vie du parc et à leur
propre place dans celui-ci. Ils peuvent devenir de bons citoyens non seule-
ment dans les allées, mais aussi dans les espaces où ils ont le droit de cou-
rir librement (par l’apprentissage des règles qui président aux rencontres
et aux jeux entre chiens) ou dans les jeux et les activités qui réunissent les
chiens et les humains. Des chiens très responsables apprennent « à devenir
des chiens très urbains, qui ne vont pas ennuyer ceux qui ne sont pas leurs
amis » (Laurier et al., 2006, p. 14, 17). Dans la rue comme dans les parcs, ils
apprennent à vivre leur vie, retrouver leurs amis (humains, canins ou autres)
et s’amuser, tout cela sans aborder les autres chiens, les coureurs à pied ou
les personnes qui prennent le soleil sur les pelouses, sans déféquer là où ils
ne devraient pas le faire, sans se jeter sous les roues de véhicules qui passent
et sans dérober les repas des promeneurs et promeneuses distrait-e-s. Les
observateurs décrivent ce processus constant d’adaptation et d’arrangement
mutuels spontanés comme une forme de ballet social.
Ce processus d’apprentissage des règles sociales, et d’adaptation à la
présence des autres, repose sur un niveau impressionnant d’attention et
de communication mutuelles. Les chiens prêtent attention à ce que nous
22 On peut espérer que les humains font de même, et s’empêchent de passer la promenade à
envoyer des textos tout en oubliant l’existence de leur chien, et qu’ils comprennent qu’on peut
avoir envie de profiter pleinement de ses facultés olfactives !
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regardons, à ce que nous leur indiquons, à notre langage corporel, aux émo-
tions qui s’expriment sur notre visage. En retour, ils ont eux aussi élaboré
des stratégies pour essayer de communiquer avec nous. À la différence des
loups, les chiens ont développé un répertoire d’aboiements dans le but pré-
cis de communiquer avec les humains : l’aboiement qui indique une envie
de jouer, l’aboiement qui nous avertit de la présence d’inconnus ou d’un
danger potentiel, l’aboiement qui signifie l’envie de manger ou d’autres
besoins, l’aboiement qui manifeste le désir d’être inclus ou choyé. Ce sont
des aboiements dont les humains comprennent clairement le sens23.
Les animaux domestiques sont ainsi des participants fiables pour des
pratiques sociales normées. Les animaux domestiques n’ont p eut-être pas de
recul réflexif sur les normes qu’ils suivent, ou sur les raisons qui les amènent
à nous faire confiance et à coopérer avec nous, mais ils ne sont ni indisci-
plinés ni brutaux, et les inclure au demos ne représente pas une menace de
tyrannie ou de chaos. Il y a même de bonnes raisons de penser que leur
inclusion renforce en vérité notre vie civique. Par exemple, dans les quar-
tiers où les habitants ont des chiens et les promènent, on note que le niveau
de confiance entre les individus est plus élevé, et que les gens sont plus sus-
ceptibles d’engager la conversation avec leurs voisins, de participer active-
ment à la vie de la cité, et de se sentir en sécurité (Urbanik et Morgan, 2013 ;
Laurier et al., 2006 ; Wood et al., 2007). Lorsque les animaux domestiques
sont inclus dans la communauté, celle-ci est plus forte.
Ainsi, il est faux de voir les animaux domestiques comme des bêtes
indisciplinées, et cela ne tient pas compte de leur capacité à adapter leur
comportement à des normes. Mais la conception du caractère moral de
l’être humain qui repose sur une rupture avec la bestialité et l’indiscipline
animales est tout aussi fausse. L’absence de rupture sur le plan moral entre
humains et animaux, de même qu’en ce qui concerne les autres aspects de
notre nature, suggère que nous pouvons trouver des prémices ou des formes
de comportement moral chez les animaux. Nous devrions par ailleurs voir
le caractère moral de l’être humain non pas seulement comme une capacité
intellectuelle réflexive définie de manière restrictive, mais plutôt comme un
comportement incorporé, fondé sur des sentiments moraux et des impul-
sions pro-sociales et ancré dans l’intuition et la raison pratique. D’ailleurs,
des travaux récents en psychologie morale analysent le comportement
moral des humains précisément en ces termes, et admettent qu’une grande
23 Le projet de recherche sur les familles et leurs chiens, mené à l’université ELTE de Budapest
par Peter Pongrácz, confirme que les humains sont effectivement capables de distinguer et
d’interpréter correctement ces différents aboiements (Pongrácz et al., 2005, 2006).
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24 Non seulement nous parvenons à agir moralement la plupart du temps sans nous livrer à une
réflexion rationnelle, mais souvent le processus d’examen conscient diminue notre capacité
à faire le bien, à faire le bon choix ou à parvenir formuler un jugement juste (Haidt, 2007 ;
Bortolotti, 2011 ; Tiberius et Swartwood, 2011).
25 D’ailleurs, si l’on demande aux gens pourquoi ils pensent que des pratiques sont mauvaises, ils
peinent souvent à donner une réponse. Ils sont « moralement interdits » (Haidt, 2001).
26 Il faut souligner que ce comportement, s’il n’est pas réflexif, n’est pas pour autant instinctif au
sens biologique du terme. Au contraire, il est le résultat d’un processus intensif de socialisation
qui nous habitue à être (intuitivement, spontanément, souvent inconsciemment) réceptifs aux
normes sociales. Pour les humains comme pour les animaux domestiques, c’est un acquis social
et culturel, pas une donnée biologique.
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des normes sociales que nous sommes habitués à respecter sont injustes, et
demandent à être soumises à une évaluation critique, à l’aide (par exemple)
de la raison publique rawlsienne ou de la délibération habermasienne
(Habermas, 1987 ; Rawls, 1997). À certains moments critiques, les pratiques
et les engagements moraux doivent être détaillés et soumis à un examen
attentif. Pensons aux attitudes par rapport à l’esclavage aux États-Unis au
milieu du xixe siècle, ou par rapport à l’homosexualité au cours des der-
nières décennies. Ces moments où une controverse morale se fait jour, où la
faculté de réflexion rationnelle est mobilisée tout particulièrement, peuvent
conduire à des révisions majeures des idéaux moraux qu’incarnent nos tra-
ditions, institutions et pratiques sociales. Le progrès moral dépend de la
création et de la préservation d’espaces dans lesquels peuvent s’exercer ces
facultés de réflexion et de délibération.
Cependant, s’il est essentiel d’accorder à ces facultés leur place, il ne faut
pas les laisser prendre toute la place dans notre pensée de la citoyenneté,
pour au moins trois raisons. Tout d’abord, même si ces facultés rendent le
progrès moral possible, ce qui indique que le progrès moral a réussi est que
ces nouveaux comportements et ces nouveaux engagements sont devenus
pour nous, la plupart du temps, coutumiers et non réflexifs. Se concentrer
sur la réflexion rationnelle revient à ignorer la nécessité, pour le fonctionne-
ment de toute société, d’une réceptivité incorporée aux normes et de méca-
nismes qui permettent aux individus (humains ou animaux domestiques)
de participer à des relations morales (et de s’épanouir grâce à elles).
Ensuite, il ne faut pas considérer la possession ou l’exercice de facultés
réflexives comme la précondition ou la porte d’entrée dans la citoyenneté.
Si nous affirmons que, pour avoir qualité de citoyen, il ne suffit pas de par-
ticiper à la vie sociale et d’être réceptif aux normes sociales, mais qu’il faut
également être capable de réfléchir rationnellement et d’évaluer des énoncés
relatifs à ces normes, alors nous glissons rapidement vers une conception très
exclusive de la citoyenneté. Beaucoup d’humains ne se livrent jamais à une
réflexion rationnelle en ce sens, et c’est plus généralement une faculté que
nous n’exerçons qu’occasionnellement dans nos vies. Donner une telle défini-
tion de la citoyenneté rendrait impossible de l’envisager non seulement pour
les animaux, mais aussi pour les enfants, les personnes souffrant de handicaps
mentaux, de sénilité ou de maladies mentales aiguës, et n’accorderait à nous
tous et toutes, au mieux, qu’un statut de citoyens précaires et conditionnels.
Cela n’est pas seulement dangereusement restrictif, mais cela revient
à passer à côté du sens de la citoyenneté, qui est de reconnaître et d’affir-
mer que nous sommes, tous et toutes, membres d’une même société. La
citoyenneté est une façon d’établir qui a sa place ici, qui compose le peuple
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