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ARMÉES

Propos recueillis par


ROMAIN ROSSO

Photographie
CHARLES FRÉGER

Général Grégoire de Saint-Quentin

DE LA GUERRE TOTALE
À LA « GUERRE
HORS  LIMITES »
EN TRENTE-NEUF ANS DE CARRIÈRE, CE GÉNÉRAL D’ARMÉE A CONNU BIEN DES CONFLITS.
ANCIEN PATRON DE SERVAL, EN JANVIER 2013, ANCIEN COMMANDANT DES FORCES SPÉCIALES,
PUIS SOUS-CHEF (DIRECTEUR) DES OPÉRATIONS DE L’ÉTAT-MAJOR, IL A PILOTÉ TOUTES
LES OPÉRATIONS EN COURS, AU SAHEL OU AU LEVANT. SELON CET OFFICIER, LE VISAGE
DE LA GUERRE CHANGE SOUS LE COUP DE LA TRANSFORMATION PROFONDE DE NOS SOCIÉTÉS,
LIÉE À LA MONDIALISATION ET À LA RÉVOLUTION TECHNOLOGIQUE.

— EN 2008, LES MILITAIRES FRANÇAIS


ÉTAIENT DÉPLOYÉS DANS LES MONTAGNES
de vide : faute d’ennemi, vers quoi allait-on redi-
riger l’appareil militaire ? Mais, dès 1990, il y a
AFGHANES. CETTE ANNÉE-LÀ A MARQUÉ eu la guerre du Golfe, après l’invasion du Koweït
LE RETOUR DE LA GUERRE. DEPUIS, par les troupes irakiennes de Saddam Hussein.
LES CRISES ET LES CONFLITS SE SONT Même si les pertes ont été faibles, nous menions
MULTIPLIÉS : LIBYE, MALI, LEVANT… des opérations de guerre classique sur terre, sur
QUEL BILAN FAITES-VOUS DE CES ANNÉES mer et dans les airs avec pour objectif la recon-
DE GUERRE ? quête du Koweït et la destruction d’une partie de
l’appareil militaire irakien.
GÉNÉRAL GRÉGOIRE DE SAINT-QUENTIN
L’armée française
n’a pas redécouvert la guerre en Afghanistan. Ce qui a un peu troublé les esprits jusqu’en 2008,
Après la chute du mur de Berlin, en 1989, les mili- c’est que nous avons ensuite fait, en quelque
taires se sont en effet retrouvés face à une forme sorte, la guerre à la guerre. C’était l’époque de

Le général Grégoire de Saint-Quentin,


lors de la cérémonie organisée pour
son adieu aux armes, le 3 septembre 2020. 77
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/
« La violence ne se — QU’EST-CE QUE CELA VA INDUIRE ?
cantonne pas au seul G. S.-Q. 
Tout d’abord, une véritable modernisation
doctrinale, comme la révélation – tardive – de

registre de la force, l’intérêt des drones, la redécouverte de la puis-


sance de feu de l’artillerie et de l’appui aérien,
elle peut s’exercer dont les frappes doivent être très précises dans
un conflit qui se déroule au milieu des popula-
sur les autres tions. Ainsi, notre composante aérienne était

modes : économique,
intégrée en permanence sous le commandement
unique d’un état-major américain dont le niveau

informationnel, technologique et les procédures s’imposaient


à toutes les nations participantes. Quant aux
juridique, cyber et, équipements du fantassin, ils ont été renforcés
en matière de protection individuelle et de blin-
surtout, par une dage des véhicules.

combinaison de tous. »
/ — QU’A ENSEIGNÉ L’INTERVENTION
EN LIBYE, EN 2011 ?

l’agenda pour la paix de Boutros Boutros-Ghali, G. S.-Q. Les


opérations étaient essentiellement
secrétaire général des Nations unies. Et la France aériennes. Nous avons mis en pratique toutes
a été très allante pour engager ses soldats dans les les capacités d’intégration en coalition inter-
opérations de maintien de la paix, en Somalie, au nationale développées en Afghanistan, avec, en
Cambodge et surtout dans les Balkans, où ils ont plus, la mise en œuvre de toutes sortes d’appuis
été plongés dans une guerre ethnique et confes- à partir de la mer. Toutefois, c’est l’emploi des
sionnelle abominable. Pendant cette période, forces spéciales comme composante de théâtre,
l’armée ne perd pas contact avec la guerre : et non comme simple outil tactique, qui a été le
autant de militaires français sont morts dans les progrès doctrinal le plus significatif.
Balkans qu’en Afghanistan.

Ce qui change, en 2008, ce n’est pas malheu-


reusement que nous connaissions des pertes
— QU’EN EST-IL DU MALI ?
en opérations – même si l’embuscade d’Uzbin G. S.-Q. Cetteculture opérationnelle collective
a provoqué un choc dans l’opinion –, c’est que acquise en Afghanistan et en Libye a permis
nous augmentons résolument notre partici- de lancer sans délai la campagne contre les
pation dans le conflit contre les talibans avec terroristes d’Al-Qaïda au Maghreb islamique
les Américains, puis avec l’Otan, en soutien qui, en 2013, voulaient renverser le pouvoir à
du gouvernement afghan. Il s’agit d’imposer sa Bamako. Elle a favorisé la réactivité sans égale
volonté à l’adversaire, ce qui n’est pas la posture de l’opération Serval, que j'ai eu l'honneur de
mentale d’un soldat de la paix. Nous nous retrou- commander. Par rapport à ce que nous connais-
vons face à des combattants qui font la guerre sions, la dureté de l’environnement géophysique
depuis quarante ans, avec une aisance dans la et le changement d’échelle du théâtre – le seul
guérilla, le harcèlement tactique, l’emploi des Mali fait trois fois la taille de la France – ont été
engins explosifs improvisés, les embuscades... une vraie nouveauté qui a éprouvé nos hommes
toutes choses auxquelles l’armée française et nos équipements et remis en avant le poids des
n’avait pas été confrontée depuis des décennies. contraintes logistiques. Nous avons réappris que,

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face à un adversaire dont la méthode ancestrale


est le harcèlement, puis l’esquive et la dissimu-
— BIEN QUE DÉFAIT, LE GROUPE
ÉTAT ISLAMIQUE (EI) N’EST PAS MORT…
lation dans les immensités, il faut avant tout être
mobile et imprévisible. Les moyens d’acquisition G. S.-Q. Le
cas de l’EI est singulier, car cette
d’origine image (par drone, notamment) et élec- organisation terroriste a voulu se constituer
tromagnétique jouent ainsi un rôle crucial pour en État, avec une armée, une administration,
dénicher l’adversaire et le frapper, si possible un gouvernement et des limites territoriales.
dans ses sanctuaires, avant qu’il ne nous frappe. L’affrontement a été beaucoup plus symétrique.
En fin de compte, cet enchaînement ininter- Une fois son armée vaincue et détruite par les
rompu d’opérations multicomposantes sur des forces irakiennes soutenues par la coalition
théâtres et dans des contextes tactiques tota- internationale, le « califat » physique a cessé
lement différents donne aujourd’hui à l’armée d’exister. En revanche, c’est vrai, l’idéologie
française une qualité opérationnelle sans égale n’est pas morte. Le groupe, pour ce qu’il en
en Europe, surtout dans ce type de conflit reste, continue à mobiliser, dans la clandes-
asymétrique. tinité, car il a une capacité à recruter par la
séduction comme par la terreur. Ses combat-
tants sont redevenus insaisissables et le conflit,

— CES CONFLITS SEMBLENT POURTANT


INTERMINABLES…
asymétrique et mondialisé ; ce qui donne le
sentiment qu’il est sans fin.

G. S.-Q. 
Ils le sont pour toutes les parties prenantes
et, d’abord, pour les populations qui en sont
l’enjeu. Cette réalité est liée au type de conflit
— APRÈS UNE VIE PROFESSIONNELLE
ENTIÈREMENT TOURNÉE VERS LES
auquel nous faisons face depuis trente ans : tous, OPÉRATIONS, QU’AVEZ-VOUS APPRIS
à l’exception de la guerre du Golfe de 1990, sont SUR LA GUERRE ?
des guerres intra-étatiques, opposant souvent
l’État, d’un côté, et une contestation violente, G. S.-Q. Si les deux idéologies totalitaires du
de l’autre. La stratégie employée par cette insur- XXe  siècle (nazisme et communisme) ont
rection est celle du faible au fort. Il ne s’agit pas disparu, les « modèles » de conquête du pouvoir
d’aller affronter une armée sur ses points forts, par la violence qu’elles ont laissés derrière elles
mais de la fatiguer dans la durée, ainsi que ses sont malheureusement bien vivaces. Ils se sont
soutiens, et d’annihiler sa capacité de résistance. même sophistiqués. Leur carburant idéolo-
Cette manœuvre, qui agit par lassitude, ne crée gique est variable selon les lieux et les époques :
ni vainqueur ni vaincu, ni armistice ni reddition, révolutionnaire, nationaliste, ethnique, reli-
contrairement aux canons de la guerre codifiés gieux… Mais, en Afrique, dans les Balkans, en
depuis plusieurs siècles en Europe. Il faut se Afghanistan ou au Sahel, j’ai vu à l’œuvre, à
souvenir du mot d’Henry Kissinger au sujet de quelques variantes près, les mêmes mécanismes
la guerre du Vietnam : « Quand l’armée d’un dont la diffusion s’accélère par le phénomène
pays ne gagne pas face à une insurrection, elle des combattants étrangers : contrôle violent des
perd ; si l’insurrection ne perd pas, elle gagne ». populations, création progressive de sanctuaires,
Contre des États fragiles ou des sociétés travail- harcèlement tactique et stratégique, manipula-
lées par les frustrations, cette stratégie indirecte tion de la vérité et manœuvre de désinformation,
est presque toujours payante. Elle crée des zones désormais à l’échelle mondiale car amplifiée par
grises que contrôlent des seigneurs de guerre ou les outils de communication modernes. L’objectif
des « entrepreneurs de violence ». Face à une est de saper les fondements étatiques puis de
population terrorisée, soumise à l’arbitraire et remplacer une administration par une autre, un
au racket, ces États sont bien en peine d’apporter modèle social ou religieux par un autre.
une réponse satisfaisante.

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— QU’EST-CE QUI A CHANGÉ,


EN TRENTE ANS ?
­ ’affrontements symétriques dans lesquels, par
d
exemple, nous n’aurions plus en permanence la
supériorité aérienne. La radicalisation en cours
G. S.-Q. Leniveau de violence des sociétés a de la vie internationale pourrait nous toucher à
considérablement augmenté. Aujourd’hui, un moment ou un autre, et le volet militaire de
pour intervenir en Afrique contre les groupes la riposte devra pouvoir se combiner dans tous
armés terroristes, nous sommes obligés de les milieux physiques (terre, mer, air, espace)
déployer notre technologie la plus sophisti- et cyber afin d'être en mesure de répondre en
quée : drones, avions de chasse, hélicoptères dessous du seuil, dans la « zone grise » entre paix
d’attaque... Quand j’étais jeune lieutenant, nous et guerre ouverte.
n’avions pas besoin de ces équipements : notre
rôle était de prévenir l’instabilité alors qu’au-
jourd’hui, il est de parvenir à l’enrayer. Depuis
la Seconde Guerre mondiale, la conflictualité à
— COMMENT ?
laquelle l’armée française est confrontée suit G. S.-Q.  Je
ne crois pas à un retour de la guerre
une trajectoire sinusoïdale. Elle est passée d’un totale, vocable agréé pour désigner les deux
affrontement entre blocs avec la perspective conflits mondiaux, ce qui n’est pas du tout
d’une conflagration totale durant la guerre exclusif d’affrontements violents entre armées
froide, à des opérations de maintien de la paix adverses avec un haut niveau de technologie
sous la bannière de l’ONU, puis à la « guerre et d’intégration de toutes les composantes du
contre le terrorisme » après le 11 Septembre combat. Je veux simplement dire que le visage de
2001. À présent, on parle à nouveau de conflits la guerre est en train de changer sous le coup de la
entre les États à cause du réveil des puissances transformation profonde de nos sociétés, liée à la
et du délitement du système de régulation mondialisation et à la révolution technologique.
internationale. La combinaison fine des leviers de la puissance
(diplomatique, militaire, économique, infor-
mationnel et, désormais, numérique) permet

— LES ARMÉES DOIVENT-ELLES SE


PRÉPARER À DES CONFLITS DE HAUTE
aujourd’hui de soumettre quelqu’un à sa volonté
– qui est le but ultime de la guerre – sans forcé-
INTENSITÉ ? ment avoir à en passer d’abord par une agression
armée et l’occupation de son territoire.
G. S.-Q. 
Depuis 1945, les démocraties occidentales
ont connu une période de paix inouïe, favorisée Le modèle stratégique est en train de muter de
par la construction européenne et garantie la guerre totale à la « guerre hors limites », pour
par l’Alliance atlantique, notamment. Depuis reprendre le titre d’un livre écrit par deux colo-
1989, les années euphoriques de mondialisa- nels chinois. Dans un cas comme dans l’autre,
tion « heureuse » et de « fin de l’histoire » ont c’est notre souveraineté qui est potentielle-
fait perdre de vue que la guerre est consubstan- ment menacée. Il serait plus juste, d’ailleurs,
tielle à la nature humaine. Nous avons proba- de parler de souverainetés au pluriel, car on
blement développé une forme d’habitude de ne peut plus considérer que tous les intérêts de
pensée selon laquelle la guerre, c’est forcément la nation puissent avoir pour seule matrice la
pour les autres. Pourtant, on assiste à l’avène- compétence politique rapportée au territoire
ment de régimes qui n’hésitent plus à bafouer un national. Notre prospérité, par exemple, vient
certain nombre de principes et de règles admises d’une imbrication complexe de notre économie
jusqu’à présent. Dès lors, on peut craindre que au niveau mondial. Cela crée des opportunités
nous soyons partie prenante d’épreuves de mais aussi des vulnérabilités, la crise sanitaire
force avec des protagonistes disposant de capa- nous a ouvert les yeux là-dessus. Il faut être en
cités équivalentes aux nôtres et, donc, le retour mesure de développer des chaînes de valeur,

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mais aussi savoir déterminer avec rigueur les lution fascinante, porteuse de progrès, dont
« chaînes de souveraineté » que nous devons il faut se saisir pour promouvoir et établir la
défendre. Dans cette guerre hors limites, la souveraineté de demain mais qui comporte aussi
violence ne se cantonne pas au seul registre de d’importantes vulnérabilités. Au-delà des cybe-
la force, elle peut s’exercer sur les autres modes : rattaques qui rançonnent quotidiennement les
économique, informationnel, juridique, cyber individus ou les entreprises, au-delà de l’utili-
et, surtout, par une combinaison de tous. La sation des réseaux sociaux pour nous séduire ou
guerre n’est pas déclarée, mais on ne peut pas pour nous manipuler, le risque serait plus grand,
pour autant parler de paix. encore, si les outils de plus en plus performants,
notamment de traitement des données person-
La défense de ces souverainetés multiples est le nelles, étaient utilisés de façon massive par des
grand défi des prochaines années. Cela nécessite puissances rivales dans le cadre d’un conflit,
une vision transversale des enjeux, une mutation ouvert ou non. Imaginons, par exemple, qu’au
en profondeur de nos organisations par l’hybri- lieu de recevoir des publicités individualisées,
dation des cultures et la formation croisée des les citoyens soient destinataires de menaces
futurs décideurs – publics et privés – sur les ciblées, grâce à des informations piratées. La
questions stratégiques de demain. L’enjeu, c’est sécurisation générale et la neutralité de l’archi-
d’aboutir à une communauté de pensée, puisque tecture informationnelle, qui fondent la vie de
tous les piliers qui concourent à la vie de la nation toutes nos sociétés, constituent donc un enjeu
sont susceptibles d’être concernés. fondamental de restauration de la confiance.
Cela va bien au-delà des premiers progrès faits
en Europe avec le RGPD.  w

— QUELLES SONT LES MENACES


FUTURES ?

G. S.-Q. 
Je vois deux menaces nouvelles au niveau

/
mondial. La première tient au changement
climatique et aux atteintes à l’environnement,

« Une menace
facteurs croissants d’inégalités et de frustra-
tions : quand la terre de vos ancêtres ne donne
plus assez pour nourrir votre famille, quand
l’endroit où vous avez toujours pêché est pillé
de manière illicite ou raflé par des flottes indus-
potentielle viendra
trielles. La lutte pour les ressources (eau) entre
nomades et sédentaires, notamment en Afrique,
des conséquences
est source d’insécurité et de violences. Toutes ces
causes aboutissent à ce que les populations se non maîtrisées de
déplacent, migrent ou adhèrent à la cause d’en-
trepreneurs de violence qui leur promettent la la transformation
numérique. »
prospérité ou la justice sociale.

La deuxième menace potentielle viendra des


conséquences non maîtrisées de la transfor-
mation numérique. « Software is eating the /
world », a prophétisé Marc Andreessen, l’un
de ceux qui ont développé, en 1993, le premier
navigateur web. Toutes les activités humaines
sont en train d’être numérisées. C’est une révo-

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