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Objectifs : établir les bases dune théorie générale de la propriété à partir du Code civil
et de la jurisprudence.
Conseils méthodologiques : …
Durée de la leçon : 4 h 30
Sommaire :
Première partie : Les relations élémentaires entre les personnes et les biens ................ 2
Titre 1 : la propriété ............................................................................. 2
CHAPITRE 1 : la notion de propriété......................................................................... 4
section 1 : un droit fondamental ..................................................................... 4
§ 1 : Le droit de propriété ........................................................................... 5
A) L’histoire ............................................................................................ 5
B) Les analyses ......................................................................................10
1. L’analyse classique ..............................................................................10
2. L’analyse rénovatrice...........................................................................12
3. La valse des analyses ..........................................................................14
§ 2 : Les autres droits ................................................................................18
section 2 : une institution fondamentale .........................................................19
§ 1 : une importance fondamentale .............................................................19
§ 2 : une valeur fondamentale ....................................................................20
Simple n’est cependant pas simpliste : outre que ce rapport, constitué à la fois de fait et
de droit, est donc de nature à se dédoubler, il arrive effectivement que propriétaire et
possesseur soient deux personnes différentes (exemples : le paysan qui laboure son
champ un peu au-delà de ses limites possède la bande de terrain qu’il usurpe, celle-ci
étant pourtant la propriété d’un autre ; le voleur d’une chose en est possesseur sans,
bien sûr, en être propriétaire). Pour cette raison, il faut étudier séparément la propriété
et la possession.
Le bien possédé est donc inéluctablement approprié. Pour cette raison, et parce que le
droit est précisément créé pour l’emporter sur le fait, l’étude de la propriété, relation de
droit entre une personne et une chose (titre 1), précédera celle de la possession,
relation de fait (titre 2).
TITRE 1 : LA PROPRIÉTÉ
Dans le Code civil, cependant, la propriété est définie comme un droit, plus précisément
comme « le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu
qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements » (article 544) :
le droit sur sa maison ou sur la voiture plutôt que la maison ou la voiture elles-mêmes.
D’une part, il existe un lien évident entre ces différents sens : le propriétaire ayant un
droit de propriété sur sa chose, qui en fait le maître absolu, sa chose est l’objet d’un tel
droit ; elle est donc appropriée par ce propriétaire ou, si l’on préfère, elle constitue sa
propriété.
Dans une continuité parfaite sur ce point, le Code civil fait parfois référence à la
propriété-objet (article 545 par exemple : « Nul ne peut être contraint de céder sa
propriété… »4) et parfois à la propriété-droit (article 544 : « La propriété est le droit de
jouir et disposer des choses… »5).
Au-delà de cela, peut-être par extension de son sens objectif, la propriété représente
aussi une notion fondamentale, que l’on trouve consacrée dans tous les grands textes
fondateurs des sociétés modernes6. C’est que la propriété, en ce qu’elle préserve les
droits de chacun et autorise le commerce juridique entre tous les membres d’une société
(pour faire le commerce d’une chose, encore faut-il en être propriétaire !), est
indispensable à toute vie en société, à un point tel qu’elle se trouve défendue contre la
société elle-même.
1
Cf. F. Zenati-Castaing, Th. Revet, Les biens, n° 163.
2
G. Cornu, Linguistique juridique, Domat Montchrestien, 3e éd., 2005, n° 21.
3
Cf. M. Villey, « Les Institutes de Gaïus et l’idée de droit subjectif », in Leçons d’histoire
de la philosophie du droit, chap. 8, Dalloz, 2e éd., 2002, p. 186.
4
V. aussi : art. 1094-1 (libéralités entre époux), 1601-3 (vente en l’état futur
d’achèvement) et 2477 (purge des privilèges et hypothèques) C. civ. ; art. 17 DDHC, art.
34 C58 et art. 1er du 1er prot. add. à la CEDH.
5
V. aussi : art. 543 (liste des droits sur les biens), 621, 815-5, 815-18, 818, 819, 833,
899, 1429, 1873-18 (nue-propriété), 2372 (propriété-garantie) et 2511 (dans titre
applicable à Mayotte) C. civ.
6
Cf. R. Libchaber, « La propriété, droit fondamental », in Libertés et droits
fondamentaux, 19e éd., Dalloz, 2013.
De bien des façons, la propriété se distingue des autres droits, que ceux-ci soient des
droits réels ou des droits personnels.
Par sa structure, tout d’abord, la propriété s’apparente davantage à une liberté qu’à un
droit : alors que tout droit ne représente qu’une autorisation dans un domaine où
l’interdit demeure la règle (exemples : droit de passer sur le terrain d’autrui ; droit
d’obtenir une prestation quelconque), la propriété laisse son titulaire libre de l’usage de
sa chose, sauf à faire ce qui a été exceptionnellement interdit (sens de l’article 544 du
Code civil).
Par sa valeur, ensuite, la propriété est un droit que la société a consacré dans ses
normes les plus importantes (Déclaration de 1789, Constitution de 1958, Convention de
sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales etc.), ce qui est loin
d’être le cas de tous les droits.
Cela révèle que, non seulement, la propriété n’est pas n’importe quel droit : elle est un
droit fondamental (section 1). Mais cela dévoile aussi que la propriété constitue, au-
delà, un mécanisme fondamental du Droit7, une institution si l’on préfère (section 2).
C’est peut-être parce que le pullulement contemporain des droits 8 fait, d’un certain point
de vue, penser à la complexité du système féodal, que la doctrine a tendance à se
reporter aux grilles d’analyse de l’époque.
Pour ne retenir que l’essentiel, du point de vue de la théorie classique, il y aurait des
droits qui porteraient directement sur les choses, les droits réels, en ce compris la
propriété, et des droits qui ne concerneraient que les engagements entre personnes, les
droits personnels. La modernité, dans ce schéma simpliste, n’aurait alors pris la forme
7
Cf. F. Zenati-Castaing, « La propriété, mécanisme fondamental du droit », RTD civ.
2006. 445.
8
Cf. J. Carbonnier, Droit et passion du droit sous la Ve République, Champs Flammarion,
1996.
En réalité, il y a, on l’a dit, une profonde différence de structure, donc de nature, entre le
droit de propriété et tous les autres droits, qu’ils soient réels ou personnels.
Le droit de propriété est l’expression d’un pouvoir : celui d’imposer sa volonté aux
autres, ce qui ne peut se faire qu’à propos d’une chose que l’on possède (on ne peut pas
forcer les autres à faire ce que l’on veut, en revanche on peut les obliger à respecter ses
choix concernant un bien).
À l’inverse, tous les autres droits ne sont que des pouvoirs d’exiger ce que quelqu’un a
déjà accepté de consentir : donner, faire ou ne pas faire quelque chose.
Il faut donc distinguer, en raison de leur objet, le droit de propriété (§ 1) de tous les
autres droits (§ 2).
§ 1 : LE DROIT DE PROPRIÉTÉ
L’article 544 du Code civil définit la propriété comme « le droit de jouir et disposer des
choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par
les lois ou par les règlements ».
Aboutissement d’une histoire (A), ce texte fait aujourd’hui l’objet de différentes analyses
(B).
A) L’histoire
L’histoire de la propriété est aussi bien politique, celle des idées, que juridique, celle des
normes. Seule cette dernière va nous intéresser et, pour la première, je vous renvoie au
cours du professeur Jacques Poumarède disponible sur l’UNJF.
Les deux sources du droit moderne, c’est-à-dire celui issu du Code civil, sont d’une part
le droit romain classique de l’époque antique (1) et, d’autre part, le droit coutumier de
l’époque médiévale, qui prend lui-même ses racines dans le droit franc (2). Ce sont
effectivement ces deux traditions qui se sont mêlées, à l’aube des Temps modernes (XVe-
XVIe s.), dans le cadre d'un véritable processus d'acculturation juridique (3).
1. Le droit romain
L’expérience juridique romaine a duré à peu près mille ans, depuis la Loi des XII Tables
(Ve siècle av J.C.) jusqu'à la codification opérée sous le règne de l'empereur Justinien
(VIe siècles ap. J.C.). Même si c’est nécessairement réducteur, c’est à cette dernière
période que l’on se réfère généralement en parlant du « droit romain ».
L’équivalent du propriétaire romain dispose sur ses choses d’une plena in re potestas
(Institutes, 2, 4, 4), c’est-à-dire d’une puissance plutôt que d’un droit. La propriété
conçue comme un dominium ne s’inscrit effectivement pas au sein de la liste des
différents droits (jura : hérédité, usufruit, servitudes, obligations ; cf. Institutes, 2, 12 et
s.) qui, quant à eux, s’inscrivent en revanche au sein de la liste des objets de propriété
(ce sont les res incorporales, c’est-à-dire des choses incorporelles, qu’on oppose aux res
corporales).
Il ne faut pas s’en étonner : la désignation des droits comme des choses et leur
présentation au pluriel plutôt qu’au singulier (« le droit » n’existe pas en tant que notion
unitaire à Rome) s’expliquent par le fait que les philosophes et juristes de l’Antiquité ont
En définitive, à Rome, s’il existe une propriété des droits, puisque ceux-ci constituent des
objets de propriété, il n’existe pas un droit de propriété, puisque le dominium se présente
plus comme ce qui permet d’avoir des droits, bref comme une relation entre le
propriétaire et ses droits, que comme un droit en soi.
En revanche, le dominium est une puissance comparable à (et inspirée de) celle exercée
par le père de famille sur sa famille (patria potestas). En cela, le dominium est attaché à
la personne, à tel point que seul celui qui était considéré comme une personne pleine et
entière, le citoyen romain ou « quirite », pouvait, au départ être propriétaire. Dans la
même idée, la personnalisation progressive des autres que les citoyens, principalement
les pérégrins, est liée à leur accès progressif à la propriété. Cette nature potestative fait
de la propriété un attribut de la personne (au sens juridique du terme), tout en
expliquant le rapport que celle-ci entretient avec ses biens : le propriétaire est le maître
de ses biens. La propriété est la qualité de la personne qui lui permet d’exercer une
maîtrise sur ses biens, jusqu’à détruire cette dernière s’il le souhaite.
Dualité n’est pas confusion : le dominium n’est pas la proprietas, ce qui a été oublié par
trop d’interprètes du droit romain.
L’ancien droit coutumier reposait sur une organisation sociale foncièrement holiste :
l’individu est la partie d'un tout, la famille, le groupe des parents, la communauté
villageoise, le corps de métier etc. Le droit de la propriété se présente plutôt comme « un
système de droits combinés (selon la formule de l’anthropologue Malinowski) » ou
comme un système d’appropriations simultanées. Sur un même bien, surtout sur la
terre, il pouvait y avoir une pluralité d’ayants droit différents exerçant chacun une
maîtrise sur une utilité particulière du fonds. Plusieurs « propriétaires » coexistaient sur
le fonds, aucun n’étant propriétaire pour le tout, chacun tirant profit (revenu et
avantage) d’un aspect particulier du bien : droits partagés ou plus souvent superposés...
À l’époque féodale (dès le IXe s.), où la possession de la terre jouait un rôle majeur, tant
politiquement qu’économiquement, les romanistes (à partir du XIIe siècle et après),
redécouvrant le droit romain, cherchèrent à traduire leur réalité par le droit romain.
Mais, en droit romain, une chose n’avait qu’un propriétaire. Pour retrouver cette idée
d’exclusivité, cœur de la notion romaine de propriété, les romanistes firent de l’un des
droits un droit éminent par rapport aux autres 11. Ils firent ainsi prévaloir le droit
établissant le rapport le plus direct avec la chose sans, cependant, comme cela était
pourtant le cas en droit romain, le doter de caractères fondamentalement différents des
autres droits.
9
Cf. A.-M. Patault, Introduction historique au droit des biens, PUF Dr. fond., 1989, nos 4
et s. ; J.-L. Halpérin, Histoire du droit des biens, Economica Corpus Histoire du droit,
2008, p. 66 et s.
10
M. Bloch, La société féodale, Bibl. de l’évolution de l’humanité, Albin Michel, 1994
(texte de 1939), p. 174.
11
Cf. E. Meynial, « Notes sur la formation de la théorie du domaine divisé du XIIe au XIVe
siècle dans les romanistes », Mélanges H. Fitting, t. II, Montpellier, 1907-1908, p. 409 et
s.
En revanche, droit différent des autres, le lien direct qu’il entretenait avec la terre incita,
d’un côté, à faire de ce droit de propriété celui qui contenait tous les autres, ces derniers
n’en constituant que des « démembrements » et, d’un autre côté, à puiser dans ce lien
étroit avec la chose corporelle l’essence même de sa spécificité12.
Et, puisqu’il fallait bien prendre en considération ses aspects objectifs, ce droit ne
pouvait, toujours selon eux, que se trouver dans la chose elle-même ; il faisait donc
corps avec elle.
Les autres droits réels étaient des morceaux du droit de propriété ou, si l’on préfère, des
démembrements, que le propriétaire pouvait confier à un tiers puis récupérer. Ces droits
n’étaient alors plus véritablement des objets de propriété, comme c’était le cas à Rome,
mais des propriétés en réduction (sacrée promotion, qui annonçait une subjectivation du
système juridique qui ne sera jamais plus démentie !).
La propriété, quant à elle, se résumait alors à un ensemble de droits que les romanistes
ont condensé dans une formule qui, il faut bien le reconnaître, a connu un certain
succès : usus (utiliser), fructus (tirer les fruits), abusus (user jusqu’à l’abus).
3. Le droit moderne
Le droit moderne est celui du Code civil, qui a constitué lui-même un compromis entre le
droit écrit et les coutumes. Il en a résulté, en ce qui concerne le droit de propriété,
l’article 544, dont il est difficile de savoir quelle conception de la propriété il a consacrée :
la conception romaine ou la conception romaniste. Malgré l’importance du droit de
12
V., rétablissant plus exhaustivement le raisonnement de Bartole et des romanistes, F.
Zenati-Castaing, Th. Revet, Les biens, n° 166.
B) Les analyses
De l’article 544 du Code civil, il est fait une analyse classique (1) et une analyse dite
rénovatrice, plus pertinente (2). En raison du potentiel théorique de la propriété, d’autres
analyses encore sont proposées aujourd’hui (3).
1. L’analyse classique
Cette analyse demeure, de loin, la plus répandue, et elle est inspirée de la conception
romaniste de la propriété.
L’exégèse de l’article 544 du code civil est classiquement faire à partir de sa structure,
qui paraît révéler deux parties : d’une part, un faisceau de prérogatives du propriétaire ;
d’autre part, des restrictions sociales à ces prérogatives.
1ère partie : « le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue ».
Le droit de propriété serait d’abord un droit sur une chose, donc un droit réel, au même
titre que peuvent l’être l’usufruit, voire les servitudes (leur nature est polémique, nous le
verrons). Il se distinguerait tout au plus de ces derniers par son caractère absolu, en ce
sens que, contrairement à ces derniers qui n’offriraient à leur titulaire qu’une partie des
prérogatives sur la chose (ex. : usufruit = usus + fructus), le droit de propriété les
contiendrait toutes.
Tant et si bien que ce droit serait même incorporé dans la chose, ce qui expliquerait
qu’on trouve, dans le Code civil, tantôt une conception objective de la propriété, tantôt
une conception subjective… Somme toute, il n’y aurait que des choses.
Au sein des classiques, mais à l’exact opposé de ce qu’on vient de dire, d’autres auteurs
avancent que tous les biens seraient des droits de propriété, ce qui signifie qu’il n’y
aurait, aux yeux du droit, même plus de choses ; il n’y aurait que des droits sur les
choses.
Usus : user, utiliser la chose selon l’usage que l’on peut en faire ;
Fructus : tirer les fruits de la chose, c’est-à-dire la percevoir comme un capital qui
produit des revenus, auxquels le propriétaire peut prétendre. Fruits naturels (pommes
etc.) ou fruits civils (loyers par ex.).
Abusus : faire l’usage le plus extrême, le plus radical de la chose, la détruire par
exemple. Sauf exception (ex. : animal), rien ne peut empêcher le propriétaire de le faire.
Il est le souverain de sa chose, sa relation avec elle relevant presque du non-droit.
L’abusus serait, bien plus que l’usus et le fructus, le propre de la propriété, puisqu’il ne
pourrait jamais être concédé à quiconque d’autre que le propriétaire.
À noter que chaque concession d’un droit à autrui sur sa propre chose conduirait à
démembrer le droit de propriété, ce qui explique que, dans la théorie classique, les droits
réels autres que la propriété soient qualifiés de « démembrements » (ex. :
démembrement de l’usus et du fructus donne l’usufruit).
2nde partie : « pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les
règlements ».
La doctrine classique reconnaît ensuite, dans l’article 544 du Code civil, l’expression
d’une limitation croissante des prérogatives du propriétaire sur ses biens. C’est devenu
un lieu commun, en effet, que de souligner la multiplication des règles ayant eu pour
objet ou pour effet d’atténuer l’absoluité pourtant caractéristique du droit de propriété :
urbanisme hier (on ne fait pas ce qu’on, veut en ville), environnement aujourd’hui (on ne
fait pas non plus ce qu’on veut à la campagne), sont, parmi d’autres impératifs, autant
Certains, principalement Léon Duguit, ont même proposé de faire du propriétaire une
sorte de fonctionnaire, la propriété étant présentée comme une fonction sociale, c’est-à-
dire comme un devoir plutôt qu’un droit (1911 : « La propriété fonction sociale »).
Le point d’orgue de cette limitation a sans doute été l’affirmation de l’existence d’un droit
au logement opposable aux propriétaires. Le Conseil constitutionnel a effectivement
consacré un tel droit dans une décision du 19 janvier 1995 (déc. n° 94-359 DC, 19
janvier 1995 ; comm. H. Pauliat, « L’OVC de droit à un logement décent : vers le constat
de décès du droit de propriété », D., 1995, p. 283).
Si le constat d’une limitation de la propriété n’est donc pas totalement infondé, il ne faut
cependant pas l’exagérer car une telle limitation est portée par le caractère social de la
propriété : la propriété n’a de sens qu’au sein d’une société et, en ce sein, elle est
nécessairement limitée par les impératifs de vie en société. L’article 544 ne dit rien de
plus.
2. L’analyse rénovatrice
Il semble, qu’en réalité, l’article 544 du code civil annonce bien plus qu’une simple
confrontation entre une liste de droits et une liste de limites. Le percevoir de la sorte,
c’est, au surplus, commettre une erreur historique.
Dans le Code civil, on l’a dit, la propriété désigne parfois le bien en sa qualité d’être la
chose appropriée de quelqu’un : rien de vraiment nouveau, ainsi, par rapport à la
proprietas romaine, d’autant plus que la place consacrée à la propriété objective est
finalement modeste dans le Code civil.
C’est écrit, donc il faut bien l’admettre : la propriété est un droit subjectif.
Il n’empêche que, à l’instar de Rome, ce droit n’est pas comme les autres droits : ce droit
est très particulier, puisqu’il est le plus absolu qui soit. C’est un droit hyperbolique, qui
fait du propriétaire le seul maître de sa chose et, partant, son maître total. Désigner ses
prérogatives, comme l’ont fait les romanistes puis les classiques en usus, fructus et
abusus est donc insuffisant, car le propriétaire peut prétendre à tout.
Dans cette optique, les lois et règlements dont il est fait état à la fin de l’article 544 ont
pour seul objet de produire un effet de litote : on en dit moins pour faire entendre plus.
L’idée est de dire que l’ordre public limite nécessairement la pleine expression de ce
pouvoir, de cette liberté, que constitue la propriété. Le propriétaire est souverain de sa
chose, sauf à heurter l’ordre public.
Si l’on préfère, la propriété est un méta-droit, un droit au-dessus de tous les autres, mais
il n’est pas au-dessus de la société qui, seule, le reconnaît et le concède.
Plus récemment, d’autres analyses de l’article 544 du Code civil ont été proposées. Si
elles ont pour mérite de montrer que cette notion explique effectivement tout le Code
civil, d’où son potentiel théorique, elles s’avèrent peu utiles tant qu’un juge ne s’en
empare pas pour les faire entrer dans la réalité du droit. Certaines sont, au surplus,
exclusivement critiques.
D’abord, pour M. Mikhaïl Xifaras, nous ne savons plus vraiment ce que c’est que la
propriété. Constatant notamment que toutes les propriétés sont désormais des propriétés
qualifiées – industrielle, intellectuelle, publique, collective, immobilière, etc. –, l’auteur en
conclut qu’il n’existe plus, de nos jours, de véritable dogme de la propriété, c’est-à-dire
qu’il n’y a plus de certitude sur ce qu’est la propriété.
Selon lui, le dogme propriétaire a triomphé juridiquement au XVIII e siècle, à tel point que
même ceux qui, plus tard, seraient contre la propriété, ne remettraient pas en cause sa
définition. Et de citer, bien sûr, Pierre-Joseph Proudhon (polémiste anarchiste du XIXe s.)
qui, dans son pamphlet contre la propriété intitulée « Qu’est-ce que la propriété ? », n’en
affirme pas moins que tout le monde est d’accord pour la définir : « La notion exacte de
la propriété nous est donnée par le droit romain, en cela suivi fidèlement par les anciens
jurisconsultes : c’est le domaine absolu, exclusif, autocratique, de l’homme sur la
chose ».
Toutefois, à partir de la fin du XIXe siècle, le dogme propriétaire est mis à mal par
l’apparition de différentes limitations au droit de propriété (jurisprudence de l’abus de
droit, nombreuses règlementations en matière d’urbanisme, essor du droit de
l’environnement, protection de ces biens particuliers que sont les animaux, etc.).
Certains, principalement Léon Duguit, proposent alors de faire du propriétaire une sorte
de fonctionnaire, la propriété étant présentée comme une fonction sociale, c’est-à-dire
comme un devoir plutôt qu’un droit (1911 : « La propriété fonction sociale »).
Parallèlement, se développent d’autres formes de sujets appropriants, les personnes
morales, ainsi que d’autres formes d’objets appropriés, principalement les biens
incorporels. L’éclatement des régimes qui s’en suit conduit à s’interroger sur la
persistance d’une notion unique de propriété.
D’où la proposition faite par le juriste américain Thomas Gray (Stanford) de considérer la
propriété comme un simple faisceau de droits (bundle of rights ; Demolombe le disait
déjà au XIXe s.), concept plus ouvert qui doit être précisé dans chaque situation ; à
La lecture des manuels révèle qu’à la définition de la propriété (au dogme) succède
toujours l’exposé de régimes qui n’y correspondent pas. Les auteurs parlent alors de
modalités de la propriété, ou encore de régimes spéciaux. Pour M. Xifaras, trop de
spécial détruit le général ; pourquoi le spécial, s’il se développe trop, ne deviendrait pas
le général, ou n’aurait pas une valeur équivalente ? Pour lui, seule une vérité miraculeuse
permettrait de concilier la réalité à la théorie, à tel point que seule une certaine forme de
prosélytisme des acteurs envisageables de cette théorie (législateur, juge, etc.)
permettrait la vie d’une entreprise dogmatique. En bref, cela serait impossible, et il
vaudrait mieux renoncer à la prétention de la correspondance entre la vérité, la
normativité et la description, et ne produire que des modèles contingents.
Mais, là où le bât blesse, c’est que prenant comme exemple la théorie rénovatrice de
Frédéric Zenati, M. Xifaras pose cette dernière comme un dogme nouveau
(néodogmatisme) de plus, alors que, comme son nom l’indique, il ne s’agit en réalité que
du retour d’un dogme ancien (ce qui correspond à la propriété du Code civil). Au surplus,
l’idée simple développée par Frédéric Zenati – la propriété, c’est l’exclusivité –
correspond parfaitement à une donnée immuable : la recherche d’une relation exclusive
entre une personne et une chose, que l’on peut constater même à l’époque de la
féodalité. Et c’est le sens même du mot « propriété ».
Il faudrait alors distinguer théorie et notion de propriété. Or, selon lui, en France, il existe
une seule théorie – ce qui n’est pas forcément une mauvaise nouvelle du point de vue de
la sécurité juridique ! – mais plusieurs notions. Cette théorie résulte de l’adhésion par
tous, en France, à une même philosophie individualiste et libérale de la propriété et en la
croyance que la notion de propriété est dépolitisée, autrement dit qu’on ne peut en avoir
différents usages. Or, de son point de vue, « penser la propriété de manière pragmatique
plutôt que conceptuelle [permettrait] d'appréhender ce qui passe inaperçu pour les
juristes enfermés dans le juridisme : les effets de domination économique et sociale
qu'elle produit entre les individus, ainsi que son influence sur la répartition des
richesses ». À la fin, selon lui, les conceptions tournent en rond. C’est un peu caricatural
et, surtout, cela donne aux juristes un rôle qu’ils n’ont peut-être pas : aller au-delà du
droit.
Quoi qu’il en soit, les Américains pensent la propriété à travers d’autres intérêts,
notamment la nécessité de la concurrence, ce qui conduit à la mise en place d’un
contrôle de proportionnalité. On peut répondre au professeur Chazal que la Cour
européenne des droits de l’homme, dont la jurisprudence est applicable en France,
procède déjà de la sorte. Par ailleurs, tout cela procède de conceptions de la loi et du
juge qui ne sont pas les nôtres, même si le 1er Président actuel de la Cour de cassation,
M. Bertrand Louvel, souhaite justement les faire évoluer.
On retiendra néanmoins, dans ce qui suit, la théorie rénovatrice, qui nous paraît de très
loin la plus congrue, tout en gommant certaines conséquences qui nous semblent
excessives.
La propriété tend vers son essence, exclusive et commerciale, tout en s’écartant parfois
de ce modèle pour des raisons pragmatiques.
De cette nature particulière du droit de propriété, il faut tirer toutes les conséquences
quant à tous les autres droits.
Dans l’analyse classique, la chose est simple : il n’est de droits que réels ou personnels,
les premiers portant sur les choses, les seconds sur les personnes. La propriété portant
sur les choses, elle est un droit réel comme peut l’être l’usufruit ou une servitude. Tout
au plus se distingue-t-elle des autres droits par son caractère absolu.
Mais, dans l’analyse rénovatrice, la propriété ne peut pas être un droit réel, puisqu’elle a
une nature différente de tous les autres droits, en ce compris les droits réels. En ce sens
l’article 34 de la Constitution, relatif à la compétence législative, distingue la propriété et
les droits réels.
Et pour cause : rien n’est plus différent qu’un droit de propriété et un droit réel. Ces deux
types de droits fonctionnent selon un principe inverse : alors que le droit de propriété
permet au propriétaire de faire tout ce qu’il veut, sauf ce que la loi a expressément
interdit (art. 544 C. civ : « droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus
absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les
Que sont donc ces autres droits, tant les droits réels que les droits personnels ?
Des biens, tout simplement, c’est-à-dire des objets de propriété. Nous sommes
propriétaires de nos droits, voilà tout.
Tous les droits autres que le droit de propriété, qu’ils soient réels ou personnels, sont,
comme à Rome, les objets d’une relation exclusive avec leur titulaire, c’est-à-dire leur
propriétaire.
C’est pourquoi, par exemple, le Code civil organise leur transfert aux articles 1689 et
suivants (« Chapitre VIII : Du transport des créances et autres droits incorporels ») ; on
ne peut, en effet, transférer que ce dont on est propriétaire.
Droit fondamental, la propriété est aussi une institution fondamentale dont l’importance
(§ 1) explique la valeur (§ 2).
La propriété est donc d’abord, on l’a vu, un droit subjectif, c’est-à-dire une prérogative
attachée à la personne. Mais elle n’est pas, on l’a vu aussi, n’importe quel droit,
puisqu’elle fait de la personne le sujet absolu de l’objet sur lequel porte son droit.
L’établissement d’une relation d’un sujet avec les autres sujets, objet généralement
attribué à la personnalité juridique, nécessite la propriété pour se réaliser. La
personnalité juridique peut, ainsi, pertinemment se définir comme l’aptitude à avoir, à
disposer et à s’obliger.
Or, outre que la propriété se trouve au cœur de ces deux premières aptitudes, elle est
également partie prenante dans la dernière, puisque, « être apte à s’obliger, c’est avant
tout être apte à offrir ses biens en garantie à ses créanciers » (F. Zenati-Castaing ;
depuis 1867).
La propriété est donc également essentielle, voire inhérente, à l’ordre juridique français.
Peut-être même constitue-t-elle, plus fondamentalement encore, la base technique
nécessaire à tout ordre juridique. Cela explique la considération que la société y porte,
celle-ci étant d’autant plus grande que, comme l’a souligné Portalis, législateur plein de
lucidité, « les possessions garantissent la fidélité » des hommes à la société.
Cette importance duale se retrouve à l’examen des très nombreux textes qui consacrent
la propriété comme une institution importante. La propriété peut, en effet, prétendre
s’inscrire tout autant dans les règles d’organisation de la société, que dans les droits et
libertés fondamentaux des individus.
À cette occasion, c’est-à-dire dans une situation de danger pour la propriété privée, le
Conseil constitutionnel a précisé que « les principes mêmes énoncés par la Déclaration
des droits de l’Homme ont pleine valeur constitutionnelle tant en ce qui concerne le
caractère fondamental du droit de propriété dont la conservation constitue l’un des buts
de la société politique et qui est mis au même rang que la liberté, la sûreté et la
résistance à l’oppression, qu’en ce qui concerne les garanties données aux titulaires de ce
droit et les prérogatives de la puissance publique ». L’affirmation de principe ainsi
rapportée semble donc bien faire la part entre ce qui, dans la propriété, d’une part,
participe de la sauvegarde de la société, et ce qui, d’autre part, concourt à la défense de
l’individu (contre la société).
Pour autant, parce qu’il s’agissait, en l’occurrence, d’apprécier la validité d’une loi de
nationalisation (loi car l’article 34 de la Constitution de 1958, obligeant à une lecture
restrictive des articles 544 et 545 du Code civil en la matière, donne compétence
exclusive à la loi pour fixer « les règles concernant les nationalisations d’entreprises et
les transferts de propriété d’entreprises du secteur public au secteur privé »), c’est plutôt
le droit de propriété de personnes privées expropriées que le Conseil a alors garanti, et
non véritablement ou, du moins, pas directement, l’objet ou l’intérêt de ce droit : non
seulement, seuls les sujets et leur droit ont été préservés par la décision, au détriment
de l’objet qui a été substitué par une indemnisation, mais, en plus, ce sont des
personnes privées qui ont finalement été bénéficiaires d’une protection contre
d’éventuelles atteintes sociales.
Dans son arrêt « Marckx c. Belgique », rendu le 13 juin 1979, la Cour a expliqué qu’« en
reconnaissant à chacun le droit au respect de ses biens, l’article 1 garantit en substance
le droit de propriété. Les mots « biens », « propriété », « usage des biens », en anglais «
Ce que l’article 1er du Protocole de 1952 protège, c’est donc le droit de propriété, et nous
verrons à différentes reprises le rôle essentiel joué par la jurisprudence européenne sur
ce fondement.
- le livre III du Code pénal sanctionne les « crimes et délits contre les biens » et
constitue, en raison du silence presque absolu du Code civil en la matière, la protection
de droit commun des meubles ;
- malgré le fait que cela soit opportun et techniquement possible, le juge pénal a
longtemps refusé d’appliquer les incriminations de principe en matière de propriété, vol,
escroquerie et abus de confiance principalement, aux immeubles. Une évolution s’est
néanmoins produite, récemment, la chambre criminelle de la Cour de cassation ayant
considéré que « l’escroquerie peut porter sur un immeuble, lequel constitue un bien au
sens de l’article 313-1 du code pénal » (Crim., 28 sept. 2016, n° 15-84485, à paraître au
Bull. crim.). Une évolution similaire est probable en matière d’abus de confiance.