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Cours : Droit des biens

Auteur : professeur Guillaume BEAUSSONIE

Leçon 1 : La notion de propriété

Pré-requis : introduction au droit et droit des personnes (cours de L1).

Objectifs : établir les bases dune théorie générale de la propriété à partir du Code civil
et de la jurisprudence.

Description : étude de la notion de propriété.

Conseils méthodologiques : …

Durée de la leçon : 4 h 30

Sommaire :

Première partie : Les relations élémentaires entre les personnes et les biens ................ 2
Titre 1 : la propriété ............................................................................. 2
CHAPITRE 1 : la notion de propriété......................................................................... 4
section 1 : un droit fondamental ..................................................................... 4
§ 1 : Le droit de propriété ........................................................................... 5
A) L’histoire ............................................................................................ 5
B) Les analyses ......................................................................................10
1. L’analyse classique ..............................................................................10
2. L’analyse rénovatrice...........................................................................12
3. La valse des analyses ..........................................................................14
§ 2 : Les autres droits ................................................................................18
section 2 : une institution fondamentale .........................................................19
§ 1 : une importance fondamentale .............................................................19
§ 2 : une valeur fondamentale ....................................................................20

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PREMIÈRE PARTIE : LES RELATIONS ÉLÉMENTAIRES
ENTRE LES PERSONNES ET LES BIENS

Par « relation élémentaire », il faut d’abord entendre rapport simple : il ne saurait


exister, en ce sens, aucun intermédiaire entre une personne et son bien. Aucun
intermédiaire juridique : la personne est dite propriétaire de son bien ; aucun
intermédiaire factuel : on dit alors qu’elle le possède.

Simple n’est cependant pas simpliste : outre que ce rapport, constitué à la fois de fait et
de droit, est donc de nature à se dédoubler, il arrive effectivement que propriétaire et
possesseur soient deux personnes différentes (exemples : le paysan qui laboure son
champ un peu au-delà de ses limites possède la bande de terrain qu’il usurpe, celle-ci
étant pourtant la propriété d’un autre ; le voleur d’une chose en est possesseur sans,
bien sûr, en être propriétaire). Pour cette raison, il faut étudier séparément la propriété
et la possession.

Par « relation élémentaire », il faut ensuite entendre rapport premier. La propriété


entretient un lien à ce point intense avec le bien, qu’elle participe de sa définition ; le
bien est une chose appropriée, un objet de propriété, autrement dit une propriété
objective. Son autre composante (avec la propriété) est la réalité – toute chose
représentant une portion de réalité : une pomme, une table, un hôtel, une idée etc. –,
réalité dont la diversité impose un pluriel à la notion de « biens ».

Le bien possédé est donc inéluctablement approprié. Pour cette raison, et parce que le
droit est précisément créé pour l’emporter sur le fait, l’étude de la propriété, relation de
droit entre une personne et une chose (titre 1), précédera celle de la possession,
relation de fait (titre 2).

TITRE 1 : LA PROPRIÉTÉ

Étymologiquement, la propriété renvoie au caractère propre d’une chose qui en fait un


bien (du latin proprietas) : ainsi parle-t-on de sa propriété, sa maison, sa voiture.

Dans le Code civil, cependant, la propriété est définie comme un droit, plus précisément
comme « le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu
qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements » (article 544) :
le droit sur sa maison ou sur la voiture plutôt que la maison ou la voiture elles-mêmes.

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Cette polysémie, qui fait de la propriété, tout à la fois, la marque et la relation
d’appartenance1, n’a néanmoins pas à être combattue, car elle est « cohérente » – pour
reprendre les mots du doyen Cornu2.

D’une part, il existe un lien évident entre ces différents sens : le propriétaire ayant un
droit de propriété sur sa chose, qui en fait le maître absolu, sa chose est l’objet d’un tel
droit ; elle est donc appropriée par ce propriétaire ou, si l’on préfère, elle constitue sa
propriété.

D’autre part, cette dualité de la notion de propriété s’explique historiquement et se


vérifie actuellement. Les Romains ont fini par distinguer la proprietas du dominium, la
première désignant la qualité qu’a une chose d’être propre à quelqu’un, le second se
reportant aux prérogatives du propriétaire sur cette chose (il est en le dominus, i. e. le
maître, bref le propriétaire)3.

Dans une continuité parfaite sur ce point, le Code civil fait parfois référence à la
propriété-objet (article 545 par exemple : « Nul ne peut être contraint de céder sa
propriété… »4) et parfois à la propriété-droit (article 544 : « La propriété est le droit de
jouir et disposer des choses… »5).

Au-delà de cela, peut-être par extension de son sens objectif, la propriété représente
aussi une notion fondamentale, que l’on trouve consacrée dans tous les grands textes
fondateurs des sociétés modernes6. C’est que la propriété, en ce qu’elle préserve les
droits de chacun et autorise le commerce juridique entre tous les membres d’une société
(pour faire le commerce d’une chose, encore faut-il en être propriétaire !), est
indispensable à toute vie en société, à un point tel qu’elle se trouve défendue contre la
société elle-même.

1
Cf. F. Zenati-Castaing, Th. Revet, Les biens, n° 163.
2
G. Cornu, Linguistique juridique, Domat Montchrestien, 3e éd., 2005, n° 21.
3
Cf. M. Villey, « Les Institutes de Gaïus et l’idée de droit subjectif », in Leçons d’histoire
de la philosophie du droit, chap. 8, Dalloz, 2e éd., 2002, p. 186.
4
V. aussi : art. 1094-1 (libéralités entre époux), 1601-3 (vente en l’état futur
d’achèvement) et 2477 (purge des privilèges et hypothèques) C. civ. ; art. 17 DDHC, art.
34 C58 et art. 1er du 1er prot. add. à la CEDH.
5
V. aussi : art. 543 (liste des droits sur les biens), 621, 815-5, 815-18, 818, 819, 833,
899, 1429, 1873-18 (nue-propriété), 2372 (propriété-garantie) et 2511 (dans titre
applicable à Mayotte) C. civ.
6
Cf. R. Libchaber, « La propriété, droit fondamental », in Libertés et droits
fondamentaux, 19e éd., Dalloz, 2013.

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La notion de propriété (chapitre 1) ne se résume donc pas au domaine (chapitre 2) et
au droit (chapitre 3) qu’elle constitue au principal.

CHAPITRE 1 : LA NOTION DE PROPRIÉTÉ

De bien des façons, la propriété se distingue des autres droits, que ceux-ci soient des
droits réels ou des droits personnels.

Par sa structure, tout d’abord, la propriété s’apparente davantage à une liberté qu’à un
droit : alors que tout droit ne représente qu’une autorisation dans un domaine où
l’interdit demeure la règle (exemples : droit de passer sur le terrain d’autrui ; droit
d’obtenir une prestation quelconque), la propriété laisse son titulaire libre de l’usage de
sa chose, sauf à faire ce qui a été exceptionnellement interdit (sens de l’article 544 du
Code civil).

Par sa valeur, ensuite, la propriété est un droit que la société a consacré dans ses
normes les plus importantes (Déclaration de 1789, Constitution de 1958, Convention de
sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales etc.), ce qui est loin
d’être le cas de tous les droits.

Cela révèle que, non seulement, la propriété n’est pas n’importe quel droit : elle est un
droit fondamental (section 1). Mais cela dévoile aussi que la propriété constitue, au-
delà, un mécanisme fondamental du Droit7, une institution si l’on préfère (section 2).

SECTION 1 : UN DROIT FONDAMENTAL

C’est peut-être parce que le pullulement contemporain des droits 8 fait, d’un certain point
de vue, penser à la complexité du système féodal, que la doctrine a tendance à se
reporter aux grilles d’analyse de l’époque.

Pour ne retenir que l’essentiel, du point de vue de la théorie classique, il y aurait des
droits qui porteraient directement sur les choses, les droits réels, en ce compris la
propriété, et des droits qui ne concerneraient que les engagements entre personnes, les
droits personnels. La modernité, dans ce schéma simpliste, n’aurait alors pris la forme

7
Cf. F. Zenati-Castaing, « La propriété, mécanisme fondamental du droit », RTD civ.
2006. 445.
8
Cf. J. Carbonnier, Droit et passion du droit sous la Ve République, Champs Flammarion,
1996.

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que de l’invention du « droit subjectif », qualification à laquelle chacun de ces droits
serait susceptible de prétendre – ce qui la prive donc de tout intérêt.

En réalité, il y a, on l’a dit, une profonde différence de structure, donc de nature, entre le
droit de propriété et tous les autres droits, qu’ils soient réels ou personnels.

Le droit de propriété est l’expression d’un pouvoir : celui d’imposer sa volonté aux
autres, ce qui ne peut se faire qu’à propos d’une chose que l’on possède (on ne peut pas
forcer les autres à faire ce que l’on veut, en revanche on peut les obliger à respecter ses
choix concernant un bien).

À l’inverse, tous les autres droits ne sont que des pouvoirs d’exiger ce que quelqu’un a
déjà accepté de consentir : donner, faire ou ne pas faire quelque chose.

Il faut donc distinguer, en raison de leur objet, le droit de propriété (§ 1) de tous les
autres droits (§ 2).

§ 1 : LE DROIT DE PROPRIÉTÉ

L’article 544 du Code civil définit la propriété comme « le droit de jouir et disposer des
choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par
les lois ou par les règlements ».

Aboutissement d’une histoire (A), ce texte fait aujourd’hui l’objet de différentes analyses
(B).

A) L’histoire

La propriété, entendue largement comme le rapport principal de l’homme aux choses,


n’est pas la même selon les époques et les lieux. Le seul fil conducteur historique réside
alors dans le constat d’une nécessité de la propriété : on ne peut pas faire sans elle.

Exemple de cette relativité : En Nouvelle-Calédonie, les accords Matignon, ratifiés en


1988 par référendum, ont reconnu la persistance de la « propriété tribale » sur certaines
terres occupées par les populations canaques. Ces terres sont considérées comme
sacrées et donc insusceptibles d’une appropriation privée, selon le Code civil. Les clans
canaques ont des droits supérieurs qui se combinent avec les droits d’usage exercés par
les groupes familiaux qui les exploitent, le tout placé sous la protection de rituels

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magiques, dans lesquels sont invoquées les âmes des ancêtres : « la terre est le sang
des morts » proclame un proverbe canaque. Dans un Territoire d’Outre Mer, partie
intégrante de la République française, le Code civil est obligé de composer avec des
conceptions qui lui sont radicalement différentes.

L’histoire de la propriété est aussi bien politique, celle des idées, que juridique, celle des
normes. Seule cette dernière va nous intéresser et, pour la première, je vous renvoie au
cours du professeur Jacques Poumarède disponible sur l’UNJF.

Les deux sources du droit moderne, c’est-à-dire celui issu du Code civil, sont d’une part
le droit romain classique de l’époque antique (1) et, d’autre part, le droit coutumier de
l’époque médiévale, qui prend lui-même ses racines dans le droit franc (2). Ce sont
effectivement ces deux traditions qui se sont mêlées, à l’aube des Temps modernes (XVe-
XVIe s.), dans le cadre d'un véritable processus d'acculturation juridique (3).

1. Le droit romain

L’expérience juridique romaine a duré à peu près mille ans, depuis la Loi des XII Tables
(Ve siècle av J.C.) jusqu'à la codification opérée sous le règne de l'empereur Justinien
(VIe siècles ap. J.C.). Même si c’est nécessairement réducteur, c’est à cette dernière
période que l’on se réfère généralement en parlant du « droit romain ».

À Rome, du moins à partir de Justinien, la propriété a deux faces : il y a la prérogative


du propriétaire, le dominium, et la chose sur laquelle elle porte, qui se compose de la
proprietas, qualité d’être propre, et des utilités.

L’équivalent du propriétaire romain dispose sur ses choses d’une plena in re potestas
(Institutes, 2, 4, 4), c’est-à-dire d’une puissance plutôt que d’un droit. La propriété
conçue comme un dominium ne s’inscrit effectivement pas au sein de la liste des
différents droits (jura : hérédité, usufruit, servitudes, obligations ; cf. Institutes, 2, 12 et
s.) qui, quant à eux, s’inscrivent en revanche au sein de la liste des objets de propriété
(ce sont les res incorporales, c’est-à-dire des choses incorporelles, qu’on oppose aux res
corporales).

Il ne faut pas s’en étonner : la désignation des droits comme des choses et leur
présentation au pluriel plutôt qu’au singulier (« le droit » n’existe pas en tant que notion
unitaire à Rome) s’expliquent par le fait que les philosophes et juristes de l’Antiquité ont

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« coutume de partir de l’observation de la réalité sensible, qui leur offre d’abord le
spectacle de la pluralité des choses » (M. Villey). Ils constatent alors qu’il existe des
droits, ainsi qu’un dominium qui n’a pas la même essence que ces derniers. La
subjectivation des droits, c’est-à-dire leur perception comme des prérogatives attachées
à un sujet, et leur comparaison au droit de propriété (tributaire, sans doute, de cette
subjectivation, puisque la propriété est la seule institution romaine d’esprit subjectiviste),
sont bien postérieures à Rome (École de droit naturel), où ils sont encore appréhendés
comme de simples objets.

En définitive, à Rome, s’il existe une propriété des droits, puisque ceux-ci constituent des
objets de propriété, il n’existe pas un droit de propriété, puisque le dominium se présente
plus comme ce qui permet d’avoir des droits, bref comme une relation entre le
propriétaire et ses droits, que comme un droit en soi.

En revanche, le dominium est une puissance comparable à (et inspirée de) celle exercée
par le père de famille sur sa famille (patria potestas). En cela, le dominium est attaché à
la personne, à tel point que seul celui qui était considéré comme une personne pleine et
entière, le citoyen romain ou « quirite », pouvait, au départ être propriétaire. Dans la
même idée, la personnalisation progressive des autres que les citoyens, principalement
les pérégrins, est liée à leur accès progressif à la propriété. Cette nature potestative fait
de la propriété un attribut de la personne (au sens juridique du terme), tout en
expliquant le rapport que celle-ci entretient avec ses biens : le propriétaire est le maître
de ses biens. La propriété est la qualité de la personne qui lui permet d’exercer une
maîtrise sur ses biens, jusqu’à détruire cette dernière s’il le souhaite.

Parallèlement et indépendamment de ce pouvoir subsistent donc les objets de propriété,


dont l’une des qualités, l’une des utilités, est d’être appropriés : c’est la proprietas,
encore appelée « propriété objective ». Cette qualité est, en tant que telle, celle qui
subsiste nécessairement, même lorsque le propriétaire choisit de concéder des utilités de
sa chose à d’autres (ex. : location ; gage), c’est-à-dire de concéder des droits sur sa
chose (droits réels), c’est-à-dire encore d’être un « nu-propriétaire ». En effet, s’il
concède la proprietas, la qualité de la chose d’être propre, il n’y a plus de propriété
possible. Dès lors, la proprietas ne pouvant être concédée à l’instar des droits, elle n’est
pas non plus un droit.

Dualité n’est pas confusion : le dominium n’est pas la proprietas, ce qui a été oublié par
trop d’interprètes du droit romain.

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2. Le droit médiéval

L’ancien droit coutumier reposait sur une organisation sociale foncièrement holiste :
l’individu est la partie d'un tout, la famille, le groupe des parents, la communauté
villageoise, le corps de métier etc. Le droit de la propriété se présente plutôt comme « un
système de droits combinés (selon la formule de l’anthropologue Malinowski) » ou
comme un système d’appropriations simultanées. Sur un même bien, surtout sur la
terre, il pouvait y avoir une pluralité d’ayants droit différents exerçant chacun une
maîtrise sur une utilité particulière du fonds. Plusieurs « propriétaires » coexistaient sur
le fonds, aucun n’étant propriétaire pour le tout, chacun tirant profit (revenu et
avantage) d’un aspect particulier du bien : droits partagés ou plus souvent superposés...

À l’époque féodale (dès le IXe s.), où la possession de la terre jouait un rôle majeur, tant
politiquement qu’économiquement, les romanistes (à partir du XIIe siècle et après),
redécouvrant le droit romain, cherchèrent à traduire leur réalité par le droit romain.

La réalité d’alors était celle de la « saisine », plus adaptée à l’organisation féodale en


« tenures » (propriété retenue par le seigneur qui ne concédait que la jouissance de la
terre)9, ce qui correspond à une généralisation de la propriété des droits sur une même
terre : « sur presque toute terre, […] et sur beaucoup d’hommes, pesait [alors] une
multiplicité de droits, divers par leur nature, mais dont chacun, dans sa sphère,
paraissait également respectable »10.

Mais, en droit romain, une chose n’avait qu’un propriétaire. Pour retrouver cette idée
d’exclusivité, cœur de la notion romaine de propriété, les romanistes firent de l’un des
droits un droit éminent par rapport aux autres 11. Ils firent ainsi prévaloir le droit
établissant le rapport le plus direct avec la chose sans, cependant, comme cela était
pourtant le cas en droit romain, le doter de caractères fondamentalement différents des
autres droits.

9
Cf. A.-M. Patault, Introduction historique au droit des biens, PUF Dr. fond., 1989, nos 4
et s. ; J.-L. Halpérin, Histoire du droit des biens, Economica Corpus Histoire du droit,
2008, p. 66 et s.
10
M. Bloch, La société féodale, Bibl. de l’évolution de l’humanité, Albin Michel, 1994
(texte de 1939), p. 174.
11
Cf. E. Meynial, « Notes sur la formation de la théorie du domaine divisé du XIIe au XIVe
siècle dans les romanistes », Mélanges H. Fitting, t. II, Montpellier, 1907-1908, p. 409 et
s.

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Au contraire, en raison d’impératifs logiques, ils cherchèrent à assimiler ce droit avec
tous les autres. En conséquence, cette propriété retrouvée, droit parmi les autres, droit
comme les autres, devint un jus in re, un simple droit réel, la propriété perdant par là
même sa nature romaine de puissance attachée à la personne (plena in re potestas).

En revanche, droit différent des autres, le lien direct qu’il entretenait avec la terre incita,
d’un côté, à faire de ce droit de propriété celui qui contenait tous les autres, ces derniers
n’en constituant que des « démembrements » et, d’un autre côté, à puiser dans ce lien
étroit avec la chose corporelle l’essence même de sa spécificité12.

En définitive, aux yeux des romanistes, et plus particulièrement de Bartole (jurisconsulte


italien du XIVe siècle, mort à l’étude à 44 ans, postglossateur, Bartolo dans le Mariage de
Figaro), le droit de propriété devait être défini comme celui qui permet de disposer
complètement d’une chose dans les limites de la loi (on est proche de l’article 544).

Et, puisqu’il fallait bien prendre en considération ses aspects objectifs, ce droit ne
pouvait, toujours selon eux, que se trouver dans la chose elle-même ; il faisait donc
corps avec elle.

Les autres droits réels étaient des morceaux du droit de propriété ou, si l’on préfère, des
démembrements, que le propriétaire pouvait confier à un tiers puis récupérer. Ces droits
n’étaient alors plus véritablement des objets de propriété, comme c’était le cas à Rome,
mais des propriétés en réduction (sacrée promotion, qui annonçait une subjectivation du
système juridique qui ne sera jamais plus démentie !).

La propriété, quant à elle, se résumait alors à un ensemble de droits que les romanistes
ont condensé dans une formule qui, il faut bien le reconnaître, a connu un certain
succès : usus (utiliser), fructus (tirer les fruits), abusus (user jusqu’à l’abus).

3. Le droit moderne

Le droit moderne est celui du Code civil, qui a constitué lui-même un compromis entre le
droit écrit et les coutumes. Il en a résulté, en ce qui concerne le droit de propriété,
l’article 544, dont il est difficile de savoir quelle conception de la propriété il a consacrée :
la conception romaine ou la conception romaniste. Malgré l’importance du droit de

12
V., rétablissant plus exhaustivement le raisonnement de Bartole et des romanistes, F.
Zenati-Castaing, Th. Revet, Les biens, n° 166.

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propriété et la richesse de son histoire, en effet, sa définition juridique demeure succincte
et énigmatique.

D’où, à cet égard, l’existence de plusieurs analyses par la doctrine contemporaine.

B) Les analyses

De l’article 544 du Code civil, il est fait une analyse classique (1) et une analyse dite
rénovatrice, plus pertinente (2). En raison du potentiel théorique de la propriété, d’autres
analyses encore sont proposées aujourd’hui (3).

1. L’analyse classique

Cette analyse demeure, de loin, la plus répandue, et elle est inspirée de la conception
romaniste de la propriété.

L’exégèse de l’article 544 du code civil est classiquement faire à partir de sa structure,
qui paraît révéler deux parties : d’une part, un faisceau de prérogatives du propriétaire ;
d’autre part, des restrictions sociales à ces prérogatives.

1ère partie : « le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue ».

Le droit de propriété serait d’abord un droit sur une chose, donc un droit réel, au même
titre que peuvent l’être l’usufruit, voire les servitudes (leur nature est polémique, nous le
verrons). Il se distinguerait tout au plus de ces derniers par son caractère absolu, en ce
sens que, contrairement à ces derniers qui n’offriraient à leur titulaire qu’une partie des
prérogatives sur la chose (ex. : usufruit = usus + fructus), le droit de propriété les
contiendrait toutes.

Tant et si bien que ce droit serait même incorporé dans la chose, ce qui expliquerait
qu’on trouve, dans le Code civil, tantôt une conception objective de la propriété, tantôt
une conception subjective… Somme toute, il n’y aurait que des choses.

Au sein des classiques, mais à l’exact opposé de ce qu’on vient de dire, d’autres auteurs
avancent que tous les biens seraient des droits de propriété, ce qui signifie qu’il n’y
aurait, aux yeux du droit, même plus de choses ; il n’y aurait que des droits sur les
choses.

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Mais quelles sont, toujours selon l’analyse classique, ces fameuses prérogatives
auxquelles le droit de propriété donne pleinement accès ?

Usus : user, utiliser la chose selon l’usage que l’on peut en faire ;

Fructus : tirer les fruits de la chose, c’est-à-dire la percevoir comme un capital qui
produit des revenus, auxquels le propriétaire peut prétendre. Fruits naturels (pommes
etc.) ou fruits civils (loyers par ex.).

Abusus : faire l’usage le plus extrême, le plus radical de la chose, la détruire par
exemple. Sauf exception (ex. : animal), rien ne peut empêcher le propriétaire de le faire.
Il est le souverain de sa chose, sa relation avec elle relevant presque du non-droit.

L’abusus serait, bien plus que l’usus et le fructus, le propre de la propriété, puisqu’il ne
pourrait jamais être concédé à quiconque d’autre que le propriétaire.

Quid de la disposition juridique de la chose, c’est-à-dire de la possibilité de réaliser des


actes juridiques sur elle ou à partir d’elle ? Elle est usus pour certains, et si elle conduit
ou peut conduire à la perte de la propriété de la chose (ex. : vente ; hypothèque), elle
participe de l’abusus.

À noter que chaque concession d’un droit à autrui sur sa propre chose conduirait à
démembrer le droit de propriété, ce qui explique que, dans la théorie classique, les droits
réels autres que la propriété soient qualifiés de « démembrements » (ex. :
démembrement de l’usus et du fructus donne l’usufruit).

2nde partie : « pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les
règlements ».

La doctrine classique reconnaît ensuite, dans l’article 544 du Code civil, l’expression
d’une limitation croissante des prérogatives du propriétaire sur ses biens. C’est devenu
un lieu commun, en effet, que de souligner la multiplication des règles ayant eu pour
objet ou pour effet d’atténuer l’absoluité pourtant caractéristique du droit de propriété :
urbanisme hier (on ne fait pas ce qu’on, veut en ville), environnement aujourd’hui (on ne
fait pas non plus ce qu’on veut à la campagne), sont, parmi d’autres impératifs, autant

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de restrictions portées à la liberté dont bénéficie le propriétaire dans le profit de sa
chose.

Certains, principalement Léon Duguit, ont même proposé de faire du propriétaire une
sorte de fonctionnaire, la propriété étant présentée comme une fonction sociale, c’est-à-
dire comme un devoir plutôt qu’un droit (1911 : « La propriété fonction sociale »).

Le point d’orgue de cette limitation a sans doute été l’affirmation de l’existence d’un droit
au logement opposable aux propriétaires. Le Conseil constitutionnel a effectivement
consacré un tel droit dans une décision du 19 janvier 1995 (déc. n° 94-359 DC, 19
janvier 1995 ; comm. H. Pauliat, « L’OVC de droit à un logement décent : vers le constat
de décès du droit de propriété », D., 1995, p. 283).

Mais, traitant du même sujet, il a aussitôt réaffirmé le rôle fondamental de la propriété


dans une décision du 29 juillet 1998 (n° 98-403 DC ; comm. F. Zenati, RTD civ., 1999, p.
132), en précisant que, si la réquisition des logements vacants n’est pas considérée
comme une atteinte d’une « gravité telle qu’elle dénature le sens et la portée du droit de
propriété », c’est tout de même sous la réserve d’interprétation que la réquisition ne
puisse jamais déboucher pour son bénéficiaire sur un titre d’occupation régulier. Bref,
même si l’objet souffre, le droit doit rester sauf ! Il ne faut pas aller jusqu’à exproprier le
propriétaire.

Si le constat d’une limitation de la propriété n’est donc pas totalement infondé, il ne faut
cependant pas l’exagérer car une telle limitation est portée par le caractère social de la
propriété : la propriété n’a de sens qu’au sein d’une société et, en ce sein, elle est
nécessairement limitée par les impératifs de vie en société. L’article 544 ne dit rien de
plus.

Les insuffisances de l’analyse classique ont conduit à une analyse rénovatrice.

2. L’analyse rénovatrice

Il semble, qu’en réalité, l’article 544 du code civil annonce bien plus qu’une simple
confrontation entre une liste de droits et une liste de limites. Le percevoir de la sorte,
c’est, au surplus, commettre une erreur historique.

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Les classiques s’inspirent, parfois sans le savoir, de la théorie médiévale de la propriété
qui, on l’a vu, faisait de celle-ci l’archétype des droits réels. Le problème, c’est que
l’article 544 du Code civil a été adopté en 1804, à la suite de la Révolution française, qui
entendait précisément rompre avec les conceptions féodales, notamment en matière de
propriété. C’est pourquoi l’article 544 du Code civil est, en réalité, plus inspiré du droit
romain que du droit médiéval.

Dans le Code civil, on l’a dit, la propriété désigne parfois le bien en sa qualité d’être la
chose appropriée de quelqu’un : rien de vraiment nouveau, ainsi, par rapport à la
proprietas romaine, d’autant plus que la place consacrée à la propriété objective est
finalement modeste dans le Code civil.

En revanche, même si quelques articles, principalement l’article 1604 (« la délivrance est


le transport de la chose vendue en la puissance et possession de l’acheteur »), se
réfèrent encore à la propriété comme une puissance, la propriété subjective est
présentée par le Code civil davantage comme un droit : « la propriété est le droit de…
etc. ».

C’est écrit, donc il faut bien l’admettre : la propriété est un droit subjectif.

Il n’empêche que, à l’instar de Rome, ce droit n’est pas comme les autres droits : ce droit
est très particulier, puisqu’il est le plus absolu qui soit. C’est un droit hyperbolique, qui
fait du propriétaire le seul maître de sa chose et, partant, son maître total. Désigner ses
prérogatives, comme l’ont fait les romanistes puis les classiques en usus, fructus et
abusus est donc insuffisant, car le propriétaire peut prétendre à tout.

Dans cette optique, les lois et règlements dont il est fait état à la fin de l’article 544 ont
pour seul objet de produire un effet de litote : on en dit moins pour faire entendre plus.
L’idée est de dire que l’ordre public limite nécessairement la pleine expression de ce
pouvoir, de cette liberté, que constitue la propriété. Le propriétaire est souverain de sa
chose, sauf à heurter l’ordre public.

Si l’on préfère, la propriété est un méta-droit, un droit au-dessus de tous les autres, mais
il n’est pas au-dessus de la société qui, seule, le reconnaît et le concède.

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3. La valse des analyses

Plus récemment, d’autres analyses de l’article 544 du Code civil ont été proposées. Si
elles ont pour mérite de montrer que cette notion explique effectivement tout le Code
civil, d’où son potentiel théorique, elles s’avèrent peu utiles tant qu’un juge ne s’en
empare pas pour les faire entrer dans la réalité du droit. Certaines sont, au surplus,
exclusivement critiques.

Il y a, par exemple l’analyse du professeur William Dross. Revendiquant une « analyse


structurale » (RTD civ. 2012. 419 ; v. aussi Que l’article 544 du code civil nous dit-il de la
propriété ?, RTD civ. 2015. 27), l’auteur repousse la tentation transactionnelle pour livrer
une nouvelle vision. Selon lui, « la propriété est un droit qui porte sur les choses. La
propriété n’est pas une chose. La propriété n’est pas un droit qui porte sur les droits. Elle
se distingue des choses. Elle se cantonne aux choses ». L’article 544 du Code civil
décrirait, en réalité, la valeur des choses et la nature de la prérogative de propriété sur
ces choses : l’absolutisme. Consécutivement, en ce qui concerne les droits réels, on
démembre par leur entremise la chose elle-même, ses utilités (distribuées en usage et
échange qui font sa valeur), et non le droit. Il n’existerait dès lors pas de propriété des
droits. Cette analyse permet surtout un gain de souplesse en ce qui concerne les droits
réels, surtout l’usufruit qui, selon ce point de vue, ne devrait pas être perçu comme un
démembrement mais comme une propriété en réduction.

Ensuite, il y a l’analyse du professeur Gwendoline Lardeux (Qu’est-ce que la propriété ?,


RTD civ. 2013. 741) qui, partant du constat d’un certain nombre de décisions
audacieuses qui assurent la conciliation des analyses précédentes – sous l’influence,
essentiellement, de la liberté contractuelle – plus que la suprématie d’une seule, incite en
quelque sorte à percevoir un compromis. Elle se demande : « Ne peut-on pas alors
admettre la capacité du droit français des biens à accueillir simultanément deux
systèmes d’appropriation, le premier, officiel, marqué par l’absolutisme dont le code civil
le revêt, et le second, conventionnel, reprenant l’idée d’une maîtrise partagée des biens ?
Les enjeux politiques de l’appropriation juridique étant disparus – la crainte d’une
restauration de l’Ancien Régime n’a plus cours aujourd'hui – une coexistence pacifique
entre la propriété absolue de l’article 544 du code civil et les « propriétés » simultanées
de l’Ancien Droit ne pourrait-elle pas être envisagée ? Ne serait-ce pas même parachever
la codification du droit des biens que de mettre ainsi un terme à cet immense
affrontement [qui] a marqué profondément notre droit des biens, écartelé pour toujours
entre deux cultures juridiques de l’appropriation foncière. Le caractère d’ordre public du

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droit des biens organisé dans le code civil a perdu sa justification en cessant d’être
politiquement nécessaire ».

D’autres auteurs, essentiellement les professeurs Mikhaïl Xifaras et J.-P. Chazal,


mobilisent le droit comparé, surtout le droit anglo-saxon, pour critiquer le dogmatisme
des auteurs précédents.

D’abord, pour M. Mikhaïl Xifaras, nous ne savons plus vraiment ce que c’est que la
propriété. Constatant notamment que toutes les propriétés sont désormais des propriétés
qualifiées – industrielle, intellectuelle, publique, collective, immobilière, etc. –, l’auteur en
conclut qu’il n’existe plus, de nos jours, de véritable dogme de la propriété, c’est-à-dire
qu’il n’y a plus de certitude sur ce qu’est la propriété.

Selon lui, le dogme propriétaire a triomphé juridiquement au XVIII e siècle, à tel point que
même ceux qui, plus tard, seraient contre la propriété, ne remettraient pas en cause sa
définition. Et de citer, bien sûr, Pierre-Joseph Proudhon (polémiste anarchiste du XIXe s.)
qui, dans son pamphlet contre la propriété intitulée « Qu’est-ce que la propriété ? », n’en
affirme pas moins que tout le monde est d’accord pour la définir : « La notion exacte de
la propriété nous est donnée par le droit romain, en cela suivi fidèlement par les anciens
jurisconsultes : c’est le domaine absolu, exclusif, autocratique, de l’homme sur la
chose ».

Toutefois, à partir de la fin du XIXe siècle, le dogme propriétaire est mis à mal par
l’apparition de différentes limitations au droit de propriété (jurisprudence de l’abus de
droit, nombreuses règlementations en matière d’urbanisme, essor du droit de
l’environnement, protection de ces biens particuliers que sont les animaux, etc.).
Certains, principalement Léon Duguit, proposent alors de faire du propriétaire une sorte
de fonctionnaire, la propriété étant présentée comme une fonction sociale, c’est-à-dire
comme un devoir plutôt qu’un droit (1911 : « La propriété fonction sociale »).
Parallèlement, se développent d’autres formes de sujets appropriants, les personnes
morales, ainsi que d’autres formes d’objets appropriés, principalement les biens
incorporels. L’éclatement des régimes qui s’en suit conduit à s’interroger sur la
persistance d’une notion unique de propriété.

D’où la proposition faite par le juriste américain Thomas Gray (Stanford) de considérer la
propriété comme un simple faisceau de droits (bundle of rights ; Demolombe le disait
déjà au XIXe s.), concept plus ouvert qui doit être précisé dans chaque situation ; à

Droit des biens – Leçon 1 – Guillaume BEAUSSONIE page 15/22


chaque situation correspond un ensemble de droits. En définitive, on n’aurait plus besoin
du concept de propriété. Pour le professeur Xifaras, c’est plutôt la définition de la
propriété qui ne correspond plus à ce qu’elle représente. S’inspirant des recherches de
Raymond Saleilles (qui, parmi d’autres, a importé en France le goût allemand pour la
systématisation), l’auteur explique que trois prétentions distinctes sont nécessaires pour
former une théorie dogmatique : vérité (essence de l’institution en cause correspond à la
théorie : propriété = exclusivité), normativité (correspondance de cette vérité avec la
législation ; principes généraux inspirent de véritables règles : propriété exclusive, donc
pas de propriété collective consacrée par la loi) et description (correspondance de cette
vérité avec la pratique, le droit positif en vigueur ; ex. : Saleilles marquait sa préférence
pour la théorie de la fonction sociale de la propriété, sauf que les juges ne l’ont jamais
accréditée, donc elle est fausse). Or, pour le professeur Xifaras, ces prétentions sont
généralement inconciliables, ce que démontre notamment l’analyse de la propriété.

La lecture des manuels révèle qu’à la définition de la propriété (au dogme) succède
toujours l’exposé de régimes qui n’y correspondent pas. Les auteurs parlent alors de
modalités de la propriété, ou encore de régimes spéciaux. Pour M. Xifaras, trop de
spécial détruit le général ; pourquoi le spécial, s’il se développe trop, ne deviendrait pas
le général, ou n’aurait pas une valeur équivalente ? Pour lui, seule une vérité miraculeuse
permettrait de concilier la réalité à la théorie, à tel point que seule une certaine forme de
prosélytisme des acteurs envisageables de cette théorie (législateur, juge, etc.)
permettrait la vie d’une entreprise dogmatique. En bref, cela serait impossible, et il
vaudrait mieux renoncer à la prétention de la correspondance entre la vérité, la
normativité et la description, et ne produire que des modèles contingents.

Dit autrement, la systématisation, bref la doctrine, bref les enseignants en droit, ne


serviraient à rien !

Mais, là où le bât blesse, c’est que prenant comme exemple la théorie rénovatrice de
Frédéric Zenati, M. Xifaras pose cette dernière comme un dogme nouveau
(néodogmatisme) de plus, alors que, comme son nom l’indique, il ne s’agit en réalité que
du retour d’un dogme ancien (ce qui correspond à la propriété du Code civil). Au surplus,
l’idée simple développée par Frédéric Zenati – la propriété, c’est l’exclusivité –
correspond parfaitement à une donnée immuable : la recherche d’une relation exclusive
entre une personne et une chose, que l’on peut constater même à l’époque de la
féodalité. Et c’est le sens même du mot « propriété ».

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Ensuite, selon le professeur Jean-Pascal Chazal (La propriété, dogme ou instrument
politique ? Ou comment la doctrine s’interdit de penser le réel, RTD civ. 2014. 763), il n’y
a pas de réponse à la question « qu’est-ce que la propriété ? ». Le réalisme juridique
aurait effectivement dû conduire à constater la socialisation de la propriété et, partant, à
ne plus enseigner qu’elle est absolue, ce que tous les Français continuent pourtant
d’affirmer. Je cite : « Comment se fait-il qu’aux États-Unis, le droit de propriété soit
généralement défini dans les traités comme une relation entre les personnes
relativement aux choses et qu’on trouverait absurde d’y voir un droit absolu d’une
personne sur sa chose, alors qu’en France cette robinsonnade du propriétaire-seul-au-
monde-avec-sa-chose constitue la doxa dominante » ?

Il faudrait alors distinguer théorie et notion de propriété. Or, selon lui, en France, il existe
une seule théorie – ce qui n’est pas forcément une mauvaise nouvelle du point de vue de
la sécurité juridique ! – mais plusieurs notions. Cette théorie résulte de l’adhésion par
tous, en France, à une même philosophie individualiste et libérale de la propriété et en la
croyance que la notion de propriété est dépolitisée, autrement dit qu’on ne peut en avoir
différents usages. Or, de son point de vue, « penser la propriété de manière pragmatique
plutôt que conceptuelle [permettrait] d'appréhender ce qui passe inaperçu pour les
juristes enfermés dans le juridisme : les effets de domination économique et sociale
qu'elle produit entre les individus, ainsi que son influence sur la répartition des
richesses ». À la fin, selon lui, les conceptions tournent en rond. C’est un peu caricatural
et, surtout, cela donne aux juristes un rôle qu’ils n’ont peut-être pas : aller au-delà du
droit.

Quoi qu’il en soit, les Américains pensent la propriété à travers d’autres intérêts,
notamment la nécessité de la concurrence, ce qui conduit à la mise en place d’un
contrôle de proportionnalité. On peut répondre au professeur Chazal que la Cour
européenne des droits de l’homme, dont la jurisprudence est applicable en France,
procède déjà de la sorte. Par ailleurs, tout cela procède de conceptions de la loi et du
juge qui ne sont pas les nôtres, même si le 1er Président actuel de la Cour de cassation,
M. Bertrand Louvel, souhaite justement les faire évoluer.

Le professeur Chazal résume ses propositions de la façon suivante : « La théorie du droit


de propriété a donc besoin d’une révolution copernicienne consistant à : a) reconnaître
qu’à la diversité des biens, de leurs utilités, mais aussi de leur rôle politique, économique
et social, correspond une pluralité de droits de propriété ; b) concevoir les droits de
propriété comme des rapports de droit entre le propriétaire et les non-propriétaires

Droit des biens – Leçon 1 – Guillaume BEAUSSONIE page 17/22


susceptibles de créer, selon les besoins, des devoirs à la charges du premier et des droits
ou prérogatives aux bénéfices des seconds ; c) reconnaître que la propriété privée n’est
pas seulement un instrument procurant du bien-être et de la richesse, mais aussi un
instrument de pouvoir et de domination qu’il est nécessaire de contrôler et de
contrebalancer (on pense à la doctrine du Balance of property prônée par James
Harrington et John Adams) afin de préserver la liberté de tous et de tendre vers l’idéal
d’égalité qui caractérise notre république ».

On retiendra néanmoins, dans ce qui suit, la théorie rénovatrice, qui nous paraît de très
loin la plus congrue, tout en gommant certaines conséquences qui nous semblent
excessives.

La propriété tend vers son essence, exclusive et commerciale, tout en s’écartant parfois
de ce modèle pour des raisons pragmatiques.

§ 2 : LES AUTRES DROITS

De cette nature particulière du droit de propriété, il faut tirer toutes les conséquences
quant à tous les autres droits.

Dans l’analyse classique, la chose est simple : il n’est de droits que réels ou personnels,
les premiers portant sur les choses, les seconds sur les personnes. La propriété portant
sur les choses, elle est un droit réel comme peut l’être l’usufruit ou une servitude. Tout
au plus se distingue-t-elle des autres droits par son caractère absolu.

Mais, dans l’analyse rénovatrice, la propriété ne peut pas être un droit réel, puisqu’elle a
une nature différente de tous les autres droits, en ce compris les droits réels. En ce sens
l’article 34 de la Constitution, relatif à la compétence législative, distingue la propriété et
les droits réels.

Et pour cause : rien n’est plus différent qu’un droit de propriété et un droit réel. Ces deux
types de droits fonctionnent selon un principe inverse : alors que le droit de propriété
permet au propriétaire de faire tout ce qu’il veut, sauf ce que la loi a expressément
interdit (art. 544 C. civ : « droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus
absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les

Droit des biens – Leçon 1 – Guillaume BEAUSSONIE page 18/22


règlements »), le droit réel ne permet à son bénéficiaire de faire que ce que le
propriétaire a expressément autorisé, tout le reste étant interdit (ex. : usufruit).

Que sont donc ces autres droits, tant les droits réels que les droits personnels ?

Des biens, tout simplement, c’est-à-dire des objets de propriété. Nous sommes
propriétaires de nos droits, voilà tout.

Tous les droits autres que le droit de propriété, qu’ils soient réels ou personnels, sont,
comme à Rome, les objets d’une relation exclusive avec leur titulaire, c’est-à-dire leur
propriétaire.

C’est pourquoi, par exemple, le Code civil organise leur transfert aux articles 1689 et
suivants (« Chapitre VIII : Du transport des créances et autres droits incorporels ») ; on
ne peut, en effet, transférer que ce dont on est propriétaire.

On y reviendra donc lors de l’analyse des objets de propriété.

SECTION 2 : UNE INSTITUTION FONDAMENTALE

Droit fondamental, la propriété est aussi une institution fondamentale dont l’importance
(§ 1) explique la valeur (§ 2).

§ 1 : UNE IMPORTANCE FONDAMENTALE

La propriété est donc d’abord, on l’a vu, un droit subjectif, c’est-à-dire une prérogative
attachée à la personne. Mais elle n’est pas, on l’a vu aussi, n’importe quel droit,
puisqu’elle fait de la personne le sujet absolu de l’objet sur lequel porte son droit.

En conséquence, en protégeant et en promouvant cet objet, le bien, c’est en réalité le


sujet que l’on promeut, donc une personne.

Cet objet, le bien, ne constitue finalement qu’une projection de la personne dans la


sphère juridique. La propriété représente, ainsi, une sorte de promotion de plus de
l’individu, qui se voit offrir le droit d’imposer sa volonté aux autres (en ce qui concerne
son objet).

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Plus encore, puisque la qualité de propriétaire est la seule sur laquelle une personne
puisse se fonder, lorsqu’est en cause un objet sur lequel elle dispose d’une exclusivité,
pour imposer juridiquement sa volonté aux autres, la propriété devient une technique
fondamentale du Droit.

Elle constitue effectivement le fondement de toute activité juridique, puisqu’elle permet à


chacun d’entrer dans le commerce juridique, en échangeant ses biens avec les autres.

L’établissement d’une relation d’un sujet avec les autres sujets, objet généralement
attribué à la personnalité juridique, nécessite la propriété pour se réaliser. La
personnalité juridique peut, ainsi, pertinemment se définir comme l’aptitude à avoir, à
disposer et à s’obliger.

Or, outre que la propriété se trouve au cœur de ces deux premières aptitudes, elle est
également partie prenante dans la dernière, puisque, « être apte à s’obliger, c’est avant
tout être apte à offrir ses biens en garantie à ses créanciers » (F. Zenati-Castaing ;
depuis 1867).

La propriété est donc également essentielle, voire inhérente, à l’ordre juridique français.
Peut-être même constitue-t-elle, plus fondamentalement encore, la base technique
nécessaire à tout ordre juridique. Cela explique la considération que la société y porte,
celle-ci étant d’autant plus grande que, comme l’a souligné Portalis, législateur plein de
lucidité, « les possessions garantissent la fidélité » des hommes à la société.

Cette importance duale se retrouve à l’examen des très nombreux textes qui consacrent
la propriété comme une institution importante. La propriété peut, en effet, prétendre
s’inscrire tout autant dans les règles d’organisation de la société, que dans les droits et
libertés fondamentaux des individus.

§ 2 : UNE VALEUR FONDAMENTALE

Quelques précisions sur les normes fondamentales, pour enfoncer le clou :

Présente dès l’origine du bloc de constitutionnalité (« Liberté d’association », 16 juillet


1971), puisque les articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen la consacrent comme un droit naturel, imprescriptible, inviolable et sacré, la
propriété est de nouveau promue par la décision rendue par le Conseil constitutionnel le
16 janvier 1982 en matière de nationalisations (n° 81-132 DC : v. le commentaire de F.

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Zenati, « Sur la constitution de la propriété », D., 1985, p. 171 ; v. aussi, dans la
continuité, la décision du 11 février 1982, n° 82-139 DC).

À cette occasion, c’est-à-dire dans une situation de danger pour la propriété privée, le
Conseil constitutionnel a précisé que « les principes mêmes énoncés par la Déclaration
des droits de l’Homme ont pleine valeur constitutionnelle tant en ce qui concerne le
caractère fondamental du droit de propriété dont la conservation constitue l’un des buts
de la société politique et qui est mis au même rang que la liberté, la sûreté et la
résistance à l’oppression, qu’en ce qui concerne les garanties données aux titulaires de ce
droit et les prérogatives de la puissance publique ». L’affirmation de principe ainsi
rapportée semble donc bien faire la part entre ce qui, dans la propriété, d’une part,
participe de la sauvegarde de la société, et ce qui, d’autre part, concourt à la défense de
l’individu (contre la société).

Pour autant, parce qu’il s’agissait, en l’occurrence, d’apprécier la validité d’une loi de
nationalisation (loi car l’article 34 de la Constitution de 1958, obligeant à une lecture
restrictive des articles 544 et 545 du Code civil en la matière, donne compétence
exclusive à la loi pour fixer « les règles concernant les nationalisations d’entreprises et
les transferts de propriété d’entreprises du secteur public au secteur privé »), c’est plutôt
le droit de propriété de personnes privées expropriées que le Conseil a alors garanti, et
non véritablement ou, du moins, pas directement, l’objet ou l’intérêt de ce droit : non
seulement, seuls les sujets et leur droit ont été préservés par la décision, au détriment
de l’objet qui a été substitué par une indemnisation, mais, en plus, ce sont des
personnes privées qui ont finalement été bénéficiaires d’une protection contre
d’éventuelles atteintes sociales.

Autre ex. : droit au logement (v. plus haut).

Parallèlement, l’article 1er du Protocole additionnel (de 1952) à la Convention de


sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales de 1950 précise que
« toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être
privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par
la loi et les principes généraux du droit international ».

Dans son arrêt « Marckx c. Belgique », rendu le 13 juin 1979, la Cour a expliqué qu’« en
reconnaissant à chacun le droit au respect de ses biens, l’article 1 garantit en substance
le droit de propriété. Les mots « biens », « propriété », « usage des biens », en anglais «

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possessions » et « use of property », le donnent nettement à penser ; de leur côté, les
travaux préparatoires le confirment sans équivoque : les rédacteurs n’ont cessé de parler
de « droit de propriété » pour désigner la matière des projets successifs d’où est sorti
l’actuel article 1. Or le droit de disposer de ses biens constitue un élément traditionnel
fondamental du droit de propriété ».

Ce que l’article 1er du Protocole de 1952 protège, c’est donc le droit de propriété, et nous
verrons à différentes reprises le rôle essentiel joué par la jurisprudence européenne sur
ce fondement.

Pour conclure sur ce point, et finalement confirmer l’importance sociale du droit de


propriété, il ne faut pas oublier, d’une part, que la protection pénale de la propriété est
puissante et, d’autre part, que cette protection est, avant tout, une protection de la
société. Le vol est effectivement incriminé, non pas parce qu’il porte atteinte à une
personne, mais parce qu’il porte atteinte à l’ordre public. On pourrait beaucoup dire sur
cette protection ; on se contentera de deux remarques (parce que cette étude sera
notamment l’objet du cours de droit pénal spécial) :

- le livre III du Code pénal sanctionne les « crimes et délits contre les biens » et
constitue, en raison du silence presque absolu du Code civil en la matière, la protection
de droit commun des meubles ;

- malgré le fait que cela soit opportun et techniquement possible, le juge pénal a
longtemps refusé d’appliquer les incriminations de principe en matière de propriété, vol,
escroquerie et abus de confiance principalement, aux immeubles. Une évolution s’est
néanmoins produite, récemment, la chambre criminelle de la Cour de cassation ayant
considéré que « l’escroquerie peut porter sur un immeuble, lequel constitue un bien au
sens de l’article 313-1 du code pénal » (Crim., 28 sept. 2016, n° 15-84485, à paraître au
Bull. crim.). Une évolution similaire est probable en matière d’abus de confiance.

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